Intervention du 17 juillet 1847 sur les chemins de fer

Intervention du 17 juillet 1847 sur les chemins de fer

[Moniteur, 18 juillet 1847.]

 

M. LE PRÉSIDENT. M. Gustave de Beaumont a la parole. 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Les paroles prononcées tout à l’heure par mon honorable collègue et ami M. Lherbette, déclarant que dans l’état actuel personne n’ose défendre le projet de loi, me déterminent précisément à déclarer que je prends cette défense. 

Je lui demande la permission de lui dire en quelques mots pourquoi je suis partisan de ce projet de loi, quoique, sous certains rapports, je partage entièrement l’opinion d’un certain nombre de mes honorables amis sur quelques-unes des objections qui ont été dirigées contre le projet de loi. 

Voici en quoi je suis d’accord avec eux : Je pense avec eux qu’il est déplorable que le gouvernement ait saisi si tard la chambre d’un projet d’une importance si considérable, qui sans doute sera discuté mûrement par la chambre, mais qui l’aurait été assurément avec plus de maturité encore, si elle en avait été saisie en temps utile. 

Je répète qu’il est déplorable, et j’ose dire intolérable, qu’à la fin d’une session qui, pendant trois ou quatre mois, a été presque inoccupée, on vienne nous apporter des projets de loi qui demandent un débat considérable, débat qui sera écourté dans l’état présent des choses. Je dis que cela est très regrettable. Cependant, je n’irai pas jusqu’à prétendre qu’on ait cal culé qu’en saisissant si tard la chambre de ces projets, on obtiendrait des votes arrachés à la nécessité des circonstances ; non ; mais ce que je dis, c’est que si l’on avait eu l’intention d’extorquer pour ainsi dire le vote, on n’aurait pas agi autrement qu’on a fait. 

Voilà en quoi je suis d’accord avec mes honorables collègues ; mais j’ajoute : parce que le gouvernement, à mon avis, a fait une faute déplorable et regrettable, est-ce une raison pour nous, représentants du pays, pour nous, qui sommes chargés de défendre ses intérêts, et qui en ce moment en avons un grand à défendre, est-ce, dis-je, une raison, parce qu’une faute a été commise, pour que nous en fassions une nouvelle et plus grande à mon avis, en n’adoptant pas un projet de loi nécessaire, et que je crois d’un très grand intérêt pour le pays ? 

Mais n’y a-t-il donc pas des objections sérieuses contre le projet, quand on veut l’examiner à fond ? Messieurs, je demande qu’on l’examine à fond ; je demande qu’on se livre à l’examen qu’on doit faire, et je suis convaincu que les objections spécieuses que l’on peut faire disparaîtront devant un examen approfondi. 

Ainsi d’abord, qui de nous n’est saisi de l’urgence de la situation ? Je n’ai pas besoin de répéter tout ce qui a été dit pour faire comprendre l’importance extrême du chemin de fer en discussion, et qui sera certainement exécuté, quoi qu’on fasse. Personne n’a l’idée que le chemin de Paris à Lyon ne recevra pas son exécution ; mais ce à quoi je crois qu’on ne songe pas assez, c’est ce qu’aurait de déplorablement funeste le moindre retard apporté à cette exécution. Nous sommes ici pressés par des circonstances impérieuses qui n’empêchent pas de délibérer, mais qui ne permettent pas l’ajournement. Je dis que, en présence de l’Europe, qui se couvre autour de nous de chemins de fer, en présence de ce que fait l’Allemagne, si nous ne nous empressons pas de terminer cette ligne de Paris à la Méditerranée, nous perdons le transit de l’Europe, qui prendrait son cours par l’Allemagne ; c’est ici une ligne internationale que nous n’avons pas le droit d’ajourner. 

J’ajoute que, dans les circonstances où nous sommes, je regarderais comme d’autant plus funeste, et, par d’autres raisons encore, la non-exécution, l’ajournement du projet, que nous venons de traverser une crise alimentaire qui a été suivie d’une crise monétaire, et que nous sommes menacés d’une crise industrielle, que nous sommes au milieu même d’une crise industrielle qui deviendrait désastreuse et qui, si elle allait jusqu’au bout, nous ferait perdre 300 ou 400 millions. 

Eh bien, Messieurs, s’il y a un moyen de conjurer cette crise, c’est évidemment le retour des grandes affaires, c’est leur reprise, et, sous ce rapport, et si nous pouvons faire renaître activement cette grande entreprise du chemin de fer de Paris à Lyon, nous aurions rendu un grand service au pays. 

J’aborde, en quelques mots seulement, les objections qui viennent d’être tranchées par l’honorable préopinant, et qui me paraissent se réduire à deux points principaux. 

La compagnie, a dit l’honorable préopinant, s’était engagée à exécuter, à ses risques et périls, à exécuter complètement la traversée de Lyon ; il y avait de sa part acceptation des bonnes et des mauvaises chances, et, quelque dut être le prix, elle assumait toutes les charges, suites de l’entreprise. Par le projet de loi qui vous est soumis, on a brisé le contrat qui l’engageait à cet égard. 

C’est là, il faut le dire, le grand vice du projet de loi ; je reconnais moi-même combien il est déplorable que les compagnies, quand elles s’engagent, ne regardent pas comme inviolable et sacré le lien qui les attache au contrat. Mais enfin si, le principe étant une fois relâché, j’examine le fait, je ne puis pas, je l’avoue, y trouver des griefs si considérables dans la transaction qui a été faite par le gouvernement, d’accord avec la commission. 

Quels sont les termes de la transaction intervenue ? La compagnie donnera 24 millions pour les travaux d’art ; de plus, elle s’engage à supporter le surplus des frais nécessaires pour placer la voie de fer. Ces frais sont évalués à 3 millions, ce qui porte à 27 millions la somme dépensée pour la seule traversée de Lyon. 

Je regrette amèrement que la compagnie n’ait pas fait elle-même toute la dépense à ses risques et périls, qu’elle ne se soit pas engagée pour 30 millions au lieu de 27 ; je regrette toujours la rupture du contrat, mais il est impossible de ne pas regarder comme raisonnable et suffisant un engagement qui fait dépenser à la compagnie 27 millions pour la seule traversée de Lyon. Ainsi, sous ce rapport, je trouve exagérés les reproches adressés par M. Nicolas à la transaction. 

L’honorable préopinant s’est surtout ému de l’inconvénient qu’il y a à accorder une prolongation de jouissance après que la compagnie s’était engagée à prendre la concession avec quarante-et-un ans de jouissance. Je ne veux pas reprendre tous les raisonnements qu’à faits l’honorable préopinant pour démontrer ce qu’il y avait de vicieux dans le moyen qu’a pris la commission de proportionner la durée de la jouissance aux millions de plus ou moins dépensés. Je n’entre pas dans ces détails. 

Je le déclare hautement, j’ai toujours été partisan des longues concessions. C’est avec le plus grand regret que dans toutes les circonstances j’ai vu la chambre, le gouvernement tout le premier, abandonner cc principe que, pour que des entreprises industrielles soient efficaces, il faut qu’elles reposent sur une concession longue. Il y a impossibilité d’engager des capitaux considérables, sérieux, si on ne donne pas une longue durée comme base de l’opération. Si vous voulez éviter l’agiotage, si vous voulez éviter les entreprises folles et téméraires, donnez de longues concessions. Voulez-vous, au contraire, provoquer les agioteurs, ceux qui ne font pas déplacements sérieux, ceux qui n’entrent dans une entreprise que pour en sortir, que pour réaliser une prime ? faites une concession courte. Pourvu que l’entreprise soit dans ses mains quelques minutes, il réalisera des primes et disparaîtra laissant la concession aux dupes, aux sots et aux imbéciles qui auront racheté les actions. (Rires.) 

Permettez-moi d’exprimer mon opinion avec netteté, avec franchise et avec précision, parce que sur ce point j’ai une conviction très solide et très vieille. J’ai toujours déploré, je l’avoue, la voie dans laquelle, sous ce rapport, on est entré ; j’ai toujours considéré comme mauvais le système de l’adjudication ; ce système amène des concessions très courtes. En effet, vous êtes sûrs que ce seront toujours les plus téméraires qui prendront les concessions les plus courtes ; et par conséquent l’entreprise tombera dans les mains de ceux qui seront le moins capables de la faire réussir. Je regrette véritablement que le gouvernement n’ait pas profité de l’enseignement que donne l’expérience. Je me rappelle avec chagrin les phases par lesquelles nous avons passé depuis dix ans. En 1839, après que l’exécution des chemins de fer par l’État eut été rejetée par la chambre, on a fait un certain nombre de concessions à des conditions très mauvaises. 

Qu’est-il arrivé ? Il est arrivé pour les compagnies l’impossibilité de réaliser leurs contrats, et la nécessité de reparaître devant la chambre, en 1840, pour demander la résiliation de leur contrat. J’ai eu l’honneur d’être rapporteur d’une commission qui a demandé la résiliation du contrat de la compagnie de Paris à Orléans. 

On a reconnu l’impossibilité pour les compagnies des chemins de fer de Rouen et d’Orléans, d’exécuter un contrat trop onéreux, qui ne donnait pas aux capitaux une rémunération suffisante. 

M. GRANDIN. Pas pour Rouen. 

M. DE BEAUMONT. On l’a tellement fait pour la compagnie du chemin de fer de Rouen, que c’est sur la demande de M. Garnier Pagès qu’on a voté de bonnes conditions à une entreprise qui n’en avait que de mauvaises. 

M. GRANDIN C’est une erreur. 

M. DE BEAUMONT. Je ne crois pas que ce soit une erreur. On lui a fait des conditions meilleures. La compagnie d’Orléans, notamment, avait une durée de jouissance de quatre-vingt-dix-neuf ans ; il lui fut accordé une garantie d’intérêt. Et je me rappelle les objections bien graves qui avaient été faites par plusieurs orateurs, et entre autres par l’honorable M. Luneau, qui disait que les compagnies ne feraient pas leurs travaux. 

M. LUNEAU. Jamais je n’ai dit cela pour le chemin d’Orléans. Voyez mon discours ; le Moniteur est là. C’est une erreur. 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Si ce n’était pas M. Luneau, d’autres orateurs disaient que les compagnies n’exécuteraient pas les travaux ; qu’on engageait l’État dans une garantie ruineuse. À quoi nous répondions : Il faut choisir ; si l’entreprise est très mauvaise, comme on le dit, nous avons raison de la protéger pour la rendre meilleure ; si elle est si bonne, au contraire, l’État ne s’engage à rien, et il peut offrir sa garantie. 

Le fait a donné raison à ceux qui voulaient la loi. Les deux entreprises de Rouen et d’Orléans ont réussi à de bonnes conditions, et nous sommes arrivés à ce résultat si désiré et si heureux de voir des entreprises qui faisaient un chemin de fer à leurs risques et périls, réussir et provoquer ainsi la venue des capitaux pour des entreprises nouvelles. 

Il faut le dire, le bien entraîne le mal, c’est-à-dire que l’engouement des capitaux fut grand, et alors des demandes de concessions furent faites de leur côté à quelque prix que ce fût, à quelque condition que ce fût ; et le gouvernement, à mon avis, eut le tort, le tort très grave de ne pas dire aux capitaux qui demandaient à s’engager, même à de mauvaises conditions, que le gouvernement ne proposerait pas de mauvaises conditions, et ne les engagerait pas dans une voie funeste. 

Ce que j’appelle une voie funeste, ce sont des entreprises de ce genre qui étaient faites à des conditions de trente, quarante et quarante-six ans, chose impossible ! C’est une chimère d’espérer pouvoir réaliser à de pareilles conditions le véritable succès. (Rumeurs à gauche.) 

C’est ma conviction que j’exprime. Je sais très bien que quelques-uns de mes honorables collègues pensent autrement ; je respecte profondément leurs convictions, mais je suis convaincu qu’ils sont dans l’erreur. 

Et lorsque j’ai vu voter ces entreprises de chemins de fer à des conditions qui, à mon avis, étaient si mauvaises, j’ai eu, dès le premier jour, la conviction, conviction très triste, qu’on viendrait encore, d’ici à peu de temps, demander la violation ou le relâchement des contrats, et que nous serions obligés de l’accorder, sous peine de voir cesser des entreprises dont nous voulions à tout prix l’accomplissement. 

J’en étais tellement convaincu, qu’alors qu’il n’y aurait pas eu de crise industrielle, de crise alimentaire, de crise monétaire, je suis persuadé que les compagnies étaient placées dans des conditions si mauvaises que ce que nous voyons arriver se serait produit plus ou moins. 

Je demande pardon à la chambre si j’exprime aussi vivement mon opinion sur cette question générale ; mais j’avais besoin de protester contre mes honorables amis eux-mêmes, parce que j’ai voulu sincèrement l’exécution des chemins de fer en France, et notamment l’exécution de la ligne de fer que nous discutons en ce moment ; je la désire vivement, par un sentiment, permettez-moi de le dire, national et patriotique. 

Oui, autour de nous, les pays libres, les pays despotiques ont des chemins de fer. On dit que la France n’en fera pas ; je soutiens que c’est une erreur et une calomnie. La France fera des chemins de fer, elle exécutera notamment ce grand chemin de Paris à Lyon. J’en ai la confiance, et je vote pour l’adoption du projet de loi. (Approbation au centre.)

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