La métaphore sociale

Le langage politique est de plus en plus rempli, dit Yves Guyot en 1894, des métaphores et de l’épithète de « social ». Par ces mots et ces images d’une subtilité mal placée, ces hommes politiques pensent dire quelque chose ; en vérité ils ne font que montrer le grand défaut de précision de leurs idées.

La métaphore sociale, Le Siècle, 13 octobre 1894.

Pendant les quelques jours que je viens de passer à Milan, en ai-je assez entendu des métaphores sur les questions sociales : Allemands, Français, Italiens rivalisaient de richesses d’images. Celles des Italiens étaient élégantes, spirituelles et pompeuses. Celles des Allemands étaient lourdes, longues, obscures et empruntées à la Bible vue à travers une chope de bière. Quant aux Français, ils reviennent à l’éloquence de 1848. Ils remplacent les idées par des images.

Quand ils ont fait une métaphore sur la justice, sur les devoirs du patron envers ses ouvriers, dont il est le père et qui sont sa famille, sur les devoirs de l’État qui doit être aussi un bon père de famille, et qu’ils ont ajouté l’épithète de « sociale » au mot de justice, ils se figurent avoir dit quelque chose.

En réalité, ils ont masqué le défaut de précision de leurs idées sous la draperie bariolée qu’ils ont agitée devant le public.

En Italie, on cache la pauvreté de la matière première de beaucoup de palais et de constructions sous une couche de pouffrissure, sur laquelle on peint des colonnades, des tympans, des encadrements, des corniches, des bas-reliefs. La pluie, le vent, le soleil marquent les fausses sculptures, les mensonges de colonnes et de corniches. Elles se détachent misérablement par lambeaux, s’effritent, s’écroulent, laissent des trous ; le faux marbre, ressemble à des dartres couvrant la brique qu’il était destiné à cacher.

Les métaphores jouent le même rôle à l’égard des idées.

Elles servent à masquer la pauvreté du fond.

Ce qu’il y a de pis, c’est que j’ai vu un homme de beaucoup de talent et d’une intelligence indiscutable se servir de ce grossier procédé.

Dans un toast, M. Léon Bourgeois, comme président d’une des commissions du travail de la Chambre, a accumulé les métaphores à rendre jaloux Jaurès.

Il est trop perspicace pour ne pas savoir ce qu’elles valaient. Alors pourquoi agiter ce clinquant ?

N’est-ce pas pour séduire les socialistes et les néo-socialistes et tous ceux qui, par naïveté ou par lâcheté, se mettent à leur suite ? N’est-ce pas pour jeter de la poudre aux yeux des électeurs de Jules Guesde et autres ?

Les métaphores de 1848 ont abouti aux journées de Juin.

Je rappelle ce souvenir aux politiques actuels qui les font miroiter aux yeux des foules et qui résolvent « la question sociale » par des images, pour les prévenir de la responsabilité qu’ils assument.

YVES GUYOT.

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