Raymond Polin, Le libéralisme – Espoir ou péril (1984)

Raymond Polin (1910-2001) est un ancien professeur de philosophie à la Sorbonne. Il a publié Le libéralisme, oui, non (éditions La table ronde) avec son fils Claude Polin, également professeur à la Sorbonne en 1984. Dans ce livre, il défend le libéralisme contre son fils qui se fait l’avocat d’une philosophie conservatrice anti-libérale. L’Institut Coppet vous propose un long extrait du texte de Raymond Polin. Le point de vue qui y est exposé est original et rare pour un universitaire français mais n’engage bien sûr que son auteur.

Biographie intellectuelle de Raymond Polin par Bertrand de Saint-Sernin*

Le point de départ de la philosophie de Raymond Polin est sa conception de la liberté. Il ne voit pas en elle, comme Sartre, la liberté du Dieu de Descartes rapatriée en l’homme, mais une énergie « sauvage » et créatrice. Comme l’homme, pourtant, est un « animal politique », il faut que l’interaction des libertés produise un ensemble vivable, c’est-à-dire raisonnable et ordonné. D’où une tension entre la liberté – qui est éruptive – et l’ordre – qui est raisonnable. Ainsi s’éclaire la double fidélité du philosophe à Nietzsche d’un côté et aux penseurs politiques anglais de l’autre : le premier symbolise la création des valeurs ; les seconds, les solutions politiques au problème de la coexistence raisonnable des hommes. (…) Raymond Polin a puissamment contribué à la naissance de l’université de Paris-Sorbonne (Paris IV) ; il en fut, de 1976 à 1981, le président efficace et apprécié. En 1977, il publie La liberté de notre temps. Cette œuvre de l’âge mûr lui fournit l’occasion de revenir sur son parcours philosophique. Constatant que, dans La Création des valeurs, il n’avait « engagé aucune morale » (p. 57), il déclare : « Nous voudrions, cette fois-ci, […] rechercher les conditions de toute éthique, de toute politique qui voudrait rendre possible la coexistence d’hommes capables de liberté et de conscience réfléchie au sein d’une communauté politique, conformément à la nature des choses humaines » (p. 59).

Raymond Polin prône un classicisme politique : il le trouve dans le libéralisme, tel que Locke et Montesquieu l’ont élaboré, c’est-à-dire dans « les réquisits de la doctrine originaire […] : respect du public, sens du bien commun, obligation du salut public, caractère éminemment social et politique de l’individu, accords et limitations réciproques de la liberté et de la loi » (p. 86). Face à la double menace du totalitarisme et de « l’insurrection anarchisante » (p. 87), il préconise un « credo politique minimum » car « la foi est nécessaire à l’action et, très généralement, à une existence efficiente et efficace » (p. 89). (…) Se déclarer « libéral » dans l’université française de la seconde moitié du XXe siècle, et se référer de surcroît à la philosophie politique anglaise, c’était se heurter à l’incompréhension et passer pour “réactionnaire”. Dans les années 1945-1970, et même au-delà, le marxisme apparaissait en effet, même à d’excellents esprits, comme un « horizon indépassable », pour reprendre le mot de Sartre. Raymond Polin, à partir de 1968, a pâti de son attachement intellectuel aux libertés. (…) À partir de 1968, tel Salluste dans La conjuration de Catilina, il imagine l’espace politique accaparé par des bandes organisées ou“catervae”, ourdissant leurs activités destructrices sous le couvert de la démocratie. (…) Quand il regardait sa vie, il voyait en lui-même une longue fidélité, qu’il exprima par ces mots, le 23 novembre 1992, à un élève lillois, qui venait de recevoir un prix de l’Académie : “ Voyez-vous, Quillien, je suis demeuré ce que j’ai toujours été : un libéral ”.

* Bertrand de Saint-Sernin, Notice sur la vie et les travaux de Raymond Polin, Académie des sciences morales et politiques, 2004

Bibliographie indicative de R. Polin

  • La politique de la solitude : essai sur la philosophie politique de Jean-Jacques Rousseau, Sirey, Paris, 1971
  • La Liberté de notre temps, J. Vrin, Paris, 1977
  • La création des valeurs : recherches sur le fondement de l’objectivité axiologique, Presses universitaires de France, 1944 [réédition Librairie Vrin, Paris, 1977]
  • Politique et philosophie chez Thomas Hobbes, J. Vrin, Paris, 1977
  • Hobbes, Dieu et les hommes, Presses universitaires de France, Paris, 1981
  • Le libéralisme : espoir ou péril, La Table ronde, Paris, 1984
  • La politique morale de John Locke, Presses universitaires de France, Paris, 1960

Table des matières

Première partie. L’homme libéral

Introduction
Chapitre 1 : La liberté pour un homme libéral
I. La liberté, postulat et expérience vécue
II. Liberté des classiques et liberté des modernes
III. La liberté n’est ni un bien, ni une fin en soi, mais le moyen nécessaire d’une existence humaine
IV. Liberté et conscience réfléchie et raisonnable

Chapitre 2 : Les finalités du libéralisme
I. Personne et individu
II. Les fins culturelles et morales du libéralisme

Deuxième partie. Un libéralisme pour notre temps

Introduction
Chapitre 3 : Le libéralisme, régime politique parmi les régimes politiques
I. Les mérécraties oligarchiques
1. Les régimes libéraux
2.Les régimes socialistes
II. Les monocraties
1. Le despotisme d’un homme : la dictature
2. Le despotisme d’un parti : le totalitarisme

Chapitre 4 : Le libéralisme et les libéralismes
I. Le libéralisme culturel
II. Le libéralisme politique
III. Le libéralisme économique
IV. Politique et économique
V. Culturel, économique et politique

Chapitre 5 : Un libéralisme social
I. La justice politique
II. La justice sociale
III. Le libéralisme social

Troisième partie. L’État libéral

Chapitre 6 : Les fondements politiques du pouvoir libéral
I. Le libéralisme et le consensus politique
II. La légitimité du pouvoir libéral
III. L’homme d’État libéral

Chapitre 7 : Le régime libéral et les pouvoirs de fait
I. Les inégalités, les élites et le libéralisme
II. Le libéralisme et la mérécratie
III. Le libéralisme, la règle de majorité et les minorités
1. La règle de majorité et ses conséquences
2. Le problème contemporain des minorités
IV. Les fonctions de l’opposition en régime libéral

Chapitre 8 : La puissance de l’État libéral
I. Le libéral et le souverain
II. Le pluralisme des pouvoirs
III. Le libéralisme et la raison d’État
IV. Libéralisme et relations internationales
V. Le libéralisme conservateur et réformateur

Raymond Polin, Le libéralisme : Espoir ou péril

Préface

Il est faux que tous les hommes aient toujours aimé la liberté, l’expérience et l’histoire prouvent l’inverse.

Mais, dans les siècles passés, ceux qui voulaient vivre libres n’étaient pas haïs de le souhaiter, même s’ils en étaient empêchés : il n’était pas tenu à vice d’être un homme libre.

Aujourd’hui la liberté est devenue un mot que tous ont à la bouche, mais dont la plupart ignorent ce qu’il veut dire ; la liberté est une réalité que bien peu veulent défendre, un idéal que beaucoup condamnent  comme étant contraire aux vraies valeurs et dont ils se servent seulement pour assassiner les libertés.

*

C’est parce que les auteurs s’entendent sur ce diagnostic et qu’ils veulent défendre une liberté essentielle à l’individu humain et les libertés qu’il incarne qu’ils ont pensé à écrire ce livre en commun : car il leur paraissait nécessaire, se sentant de gré ou de force embarqués sur le même navire que leurs concitoyens, de les prévenir qu’ils risquent fort, dans un proche avenir, de se réveiller esclaves.

Mais, si ce livre a pris la forme de deux discours affrontés, c’est parce qu’ils étaient en désaccord sur ce en quoi leur liberté consistait  et,  par  conséquent,  sur  les  moyens  de  la  préserver aujourd’hui.

Pour l’un, le libéralisme est une philosophie qui a entrepris, non seulement de sauver la liberté, mais de la fonder parmi les hommes. Pour l’autre, c’est une philosophie qui véhicule, sans le savoir, un germe fatal aux libertés humaines.

En somme ils partagent, chacun à sa façon, une commune déception. L’un conclut son analyse très critique et très pessimiste à la nécessité d’aller au-delà du libéralisme pour sauver la liberté. L’autre critique et condamne certes les manifestations corrompues ou faciles du libéralisme, engendrées par de fausses conceptions de la liberté, mais il demeure convaincu que la liberté ne peut être sauvée que par la pratique d’un libéralisme exigeant et rigoureux.

Ces attitudes sont sans doute irréductibles. Ce qui les réunit, c’est l’amour de la liberté, la bonne foi et la bonne volonté, en même temps que la volonté de mener une politique efficace dans le respect du bien commun et avec le sens de l’Etat.

On pardonnera aux auteurs de ne prendre ici en considération que les nations de l’Occident chrétien, qu’il s’agisse de la vieille Europe ou des nations dont la culture et la population en sont pratiquement issues. Il s’agit d’un ensemble culturel, la culture occidentale, née de l’antiquité gréco-latine et de l’antiquité juive, développée et accomplie dans le cadre du christianisme. C’est par rapport à cet ensemble culturel que le libéralisme a du sens ; il en est issu, qu’il en soit ou non l’expression la plus accomplie et la plus riche d’espérances et d’œuvres. Telle est la question à laquelle ce livre cherche à apporter des réponses.

*

Dans l’esprit des auteurs, ce livre s’adresse à des hommes pour qui la liberté individuelle est pleine d’une signification essentielle et sans laquelle rien d’humain ne se fera jamais. Ils rappellent que, par?delà l’apparente abstraction de leurs propos, ce dont ils entendent débattre, mais avec rigueur, c’est du destin le plus quotidien, le plus banal et le plus concret de chacun d’entre nous : ce qu’ils veulent décrire, c’est  la nature  des choses humaines,  contre laquelle il ne peut exister de volonté efficace et de succès durable.

Ils veulent ici lutter contre ceux qui, empoisonnés par l’atmosphère délétère du marxisme, même quand ils n’en partagent pas les fallacieux préjugés, s’imaginent  que toute philosophie n’est qu’une  vulgaire idéologie, une simple machine de propagande armée en vue de la recherche du pouvoir. Ceux-là viennent renforcer l’antique  illusion qui fait accroire que la pratique n’a pas besoin de théorie, que la théorie fait perdre le sens des réalités et du concret. Ils croient, au contraire, que la pratique n’est jamais, qu’elle en soit consciente ou non, qu’une philosophie mise en action, avec cette différence qu’une action qui n’est pas inspirée par une philosophie est une action à courte vue, que menacent, à chaque instant, l’aveuglement et l’incohérence,  une action de myope, en tout cas, qui vit dans l’immédiat et l’apparence, dans l’oubli de l’idéal et de l’essentiel. Une politique ne peut être grande et efficace que si elle est animée par une philosophie authentique, c’est-à-dire par une compréhension de la vérité de l’homme et de son action sur la réalité du monde qui l’entoure. La philosophie est une recherche de la vérité de l’homme réel, un effort pour le rendre compréhensible et compréhensif, pour travailler à son excellence et pour le rendre vertueux, au sens le plus noble du terme. Il n’y a pas de bonne politique qui ne soit une politique morale. La politique avec la morale n’est cependant que tâtonnement désordonné, parade au plus pressé ou tyrannie idéologique, si elle ne se fonde pas sur une philosophie, sur une recherche et sur une réalisation de la vérité de l’homme, c’est-à-dire d’un être libre et en liberté.

Pour se concentrer sur une réflexion essentiellement théorique, les deux auteurs n’en sont pas moins strictement attentifs à la réalité. Ils se soumettent aux règles du possible et de l’impossible et se soucient tout autant de l’opportun et de l’inopportun. Ils souhaitent être, autant que faire se peut, cohérents et pratiques. Pour eux, la véritable philosophie est une philosophie pratique. On l’a compris, ils ne sont absolument pas des « intellectuels ».

Les auteurs ne sont pas des hommes politiques et ne sont pas préoccupés des réactions de l’opinion politique à leurs idées, comme il est très normal et rationnel que des hommes politiques et même des hommes d’Etat le soient.

Les auteurs croient cependant que des hommes politiques qui veulent être des hommes d’Etat doivent travailler avec lucidité à partir d’une philosophie de la réalité politique, même et surtout si leur action est une action de compromis, puisqu’elle est un effort pour ordonner avec efficacité, aux finalités de leur philosophie et aux exigences de la vie au sein d’une communauté politique, les passions des hommes et leurs activités historiques contingentes.

Raymond Polin, Le libéralisme – Espoir ou péril

Première Partie

L’HOMME LIBERAL

INTRODUCTION

J’appelle libéralisme la philosophie politique pour laquelle la liberté, je veux dire la liberté de chaque être humain, est la valeur morale et politique suprême, celle à laquelle il convient de sacrifier, s’il est nécessaire, toutes les autres valeurs. Un tel libéralisme, au moins dans son principe, se présente comme une évidence pour tout homme éclairé et de bonne foi. Car, hors d’une politique de liberté, il n’est pas possible à un homme, à une communauté d’hommes, de vivre de façon humaine, de vivre en être humain, c’est-à-dire librement.

Il est important de le dire, avant qu’il ne soit trop tard, tant que l’on peut encore parler librement de la liberté. Pour répondre à mon appréhension d’aujourd’hui, je serais tenté de prendre un ton tragique et de laisser parler mes passions. Pour faire mon métier de philosophe, j’essaierai au contraire de penser le libéralisme avec clarté et de rendre évident, tout au moins de mettre en évidence, ce que je crois être un libéralisme authentique, un libéralisme vrai, approprié à notre temps.

Car le libéralisme n’a pas pour seul ennemi des ennemis de l’extérieur, le socialisme et le totalitarisme. Il trouve ses plus intimes adversaires, à l’intérieur de lui-même, parmi certains soi­ disant libéraux, parmi certains « amis de la liberté », tant le libéralisme, en prenant de l’âge, s’est souvent abâtardi et corrompu. Il est apparu autant de politiques qui se prétendaient libérales qu’on a donné de significations arbitraires à la liberté. Il n’est pas jusqu’aux pires ennemis de la liberté qui ne se recommandent de la liberté.

Avant toute chose, pour donner sa valeur et son sens à un vrai libéralisme moderne, il faut d’abord éclairer et restaurer la valeur proprement libérale de la liberté. Après quoi, il faudra dégager des libéralismes fallacieux et abusifs, les éléments, les principes et les moyens d’une doctrine authentiquement libérale.

CHAPITRE PREMIER

LA LIBERTE POUR UN HOMME LIBERAL

1. LA LIBERTE, POSTULAT ET EXPERIENCE VECUE.

On est libéral parce que l’on croit à la liberté de l’homme. On peut même se demander comment on peut n’être pas libéral, si l’on croit vraiment que la nature de l’homme, c’est d’être libre.

Certes, il ne s’agit pas d’une science, mais d’une croyance philosophique en la réalité irréductible et inaliénable de la liberté humaine et de sa valeur. On ne saurait prétendre la démontrer. C’est un postulat, comme il en existe au départ de toute philosophie. Mais chacun en ressent si intensément l’expérience vécue que chacun fait, dans tous les actes de la vie quotidienne, comme s’il était libre et comme si les autres l’étaient aussi. On voit chaque décision naître en soi de soi seul, sur un fond d’indétermination radicale et d’incertitude éprouvée. On constate que la décision de l’autre est toujours imprévisible, même lorsqu’elle n’est pas surprenante ; on éprouve, devant chaque existence humaine, un sentiment de différence, devant chaque grande œuvre humaine, une impression de nouveauté, d’originalité ; c’est pourquoi, seule une liberté originaire semble pouvoir expliquer cette indétermination, cette imprévisibilité, cette différence, cette originalité.

Mais s’il me fallait donner de la croyance en la liberté une justification à mes yeux décisive, j’aurais recours au fait que l’homme ne vit pas immédiatement au sein de la nature, mais qu’il existe au sein d’une culture, qui est son œuvre, l’œuvre et le témoignage de sa liberté. Une culture, c’est sur un territoire donné, l’œuvre accumulée des générations qui s’y sont succédé, dans la longue durée  d’une  histoire à  force  de  travaux,  de  luttes  et d’efforts, qui font d’une culture une réalité humaine au-delà de toute nature. La diversité des cultures, leur irréductibilité, l’impossibilité de retrouver une histoire unique de l’humanité à travers elles, ajoutent encore à la preuve et montrent avec quelle liberté, avec quel esprit novateur et créateur, les hommes ont, en fait, dans chaque culture triomphante, à chaque époque de son histoire, réussi à passer outre aux déterminations de tout le donné naturel et de tout le donné historique reçu. Grâce à sa liberté, chaque homme existe dans sa culture, à partir de cette culture, mais au-delà de cette culture ; il la dépasse et il y ajoute sans cesse en en conservant l’essentiel. Sa culture personnelle est encore quelque chose d’autre et de plus que la culture dans laquelle il vit avec ses compatriotes et ses contemporains.

II. LIBERTE DES CLASSIQUES ET LIBERTE DES MODERNES.

Quelle que soit sa valeur, et quelque rôle qu’elle ait joué dans la fondation du libéralisme, je ne reprendrai pas la définition classique de la liberté, qui a régné au moins jusqu’au XVIIIe siècle. Pour toute cette grande tradition, que j’intègre au contraire volontiers tout en la dépassant, la liberté serait l’accomplissement sans empêchement, sans obstacle, de ce que chaque homme est en germe, dans ce qu’il a d’essentiel et dans ce qu’il a de propre. La liberté serait l’actualisation de ce qu’il est en puissance dans son humanité et dans sa particularité. Ce serait la réalisation effective et efficace, réussie, de ce qu’un homme donné est, en puissance et par nature. Cette liberté des Classiques s’insère dans un ordre qui lui préexiste et qu’elle enrichit. Elle contribue à l’actualisation, à la perfection de cet ordre du monde et des hommes. Elle est parfaitement compatible avec l’abstraite nécessité inscrite dans la réalisation d’un être qui peut devenir parfait, un sage ou un saint, un héros ou un homme de génie.

Dans la mesure où, en revanche, on déclare avec les Modernes, que la liberté elle-même est la nature de l’homme et que la nature de l’homme consiste à faire librement sa nature, on attribue à la liberté une fonction nouvelle, une fonction véritablement créatrice. La liberté de notre temps ne s’inscrit pas dans un ordre donné. Elle devient le principe et le moyen d’un ordre à créer et à accomplir.

Pour bien la comprendre, il faut d’abord considérer cette liberté de notre temps dans sa face négative. Elle se manifeste d’abord comme un pouvoir d’indétermination. Être libre, c’est d’abord rompre avec tout le donné, établir une discontinuité avec son donné propre et avec le donné environnant, qu’il soit nature ou histoire. Être libre, c’est d’abord se libérer, se délivrer, échapper aux déterminations et aux contraintes. Le seul fait de prendre conscience, accompagné de la prise de conscience de cette conscience, je veux dire la simple réflexion, qui suspend et qui peut interrompre le cours de l’événement, qui établit une distance entre la situation donnée et soi-même, est, à la fois, la meilleure image et le ressort profond de cette activité non déterminante. Cette indétermination entraîne une libération : déjà sous la forme d’une simple rupture, elle met en question le donné, elle peut conduire à le désordonner, à le défaire, à le détruire, à l’anéantir.

Ce n’est là que la première phase de la liberté vivante. La phase positive, c’est le pouvoir de dépasser le donné, d’agir ou d’œuvrer au-delà de lui, de lui ajouter quelque chose de plus. En d’autres termes, c’est le pouvoir propre à l’homme d’être, en certains cas, un commencement radical, une origine première, de produire quelque chose de nouveau, d’original ; bref, c’est le pouvoir d’innover, d’inventer, en un mot, de créer. Il ne s’agit pas, bien sûr d’une création ex nihilo, à la façon divine, mais d’une création tout humaine qui porte essentiellement sur l’ordre, la forme, la valeur, le sens de ce que l’on fait, de l’œuvre que l’on accomplit. La création peut être infime ou majeure, mais elle est toujours marquée de cet en plus, de cet au-delà, de ce différent, qui sont irréductibles. La liberté n’est pas simplement un accomplissement non empêché, ni même un choix entre deux ou plusieurs possibles qui, sous certains rapports, préexisteraient. Le dépassement qu’engendre la liberté, véritable transcendance en acte, joint l’acte de création à l’acte d’indétermination. L’histoire d’une culture est l’histoire des myriades de créations qui l’ont engendrée, qu’il s’agisse des formes modestes de l’existence quotidienne ou des manifestations les plus grandioses du génie humain. On comprend alors pourquoi l’histoire de la liberté est l’histoire de l’imprévisible, cet imprévisible vécu dans toutes les affaires humaines.

On comprend aussi que, pour la liberté de notre temps, il n’y ait pas d’ordre définitivement reçu, qui puisse être satisfaisant et dont elle puisse se contenter. Par nature, parce qu’il est libre, l’homme est toujours insatisfait et toujours insatiable. Ce qui revient à dire qu’il est et se sait toujours imparfait. Et il est imparfait, parce qu’il est libre.

Libre, l’homme est toujours « en dépassement », en « transcendance », attelé à la création d’un ordre meilleur et qui lui soit plus approprié, où il soit mieux à son aise et mieux « chez lui ». Cet ordre est toujours en train d’être fait, il est toujours inachevé, il est toujours au-delà de l’action créatrice en travail.

III. LA LIBERTE N’EST NI UN BIEN, NI UNE FIN EN SOI, MAIS LE MOYEN NECESSAIRE D’UNE EXISTENCE HUMAINE.

On le voit, cette sorte d’opposition, disons, cette dialectique, entre la liberté et l’ordre, bat en brèche ce qui, de nos jours, est devenu une idée reçue, à savoir que la liberté est toujours bonne, bonne pour l’individu, bonne pour le citoyen, bonne pour la cité, bonne pour tous. « Liberté, liberté chérie », chante-t-on en chœur.

« La liberté ou la mort », s’écrient certains aux applaudissements admiratifs de tous. Ces formules célèbres, d’un sens très clair dans la situation où elles étaient prononcées, ont engendré la pire confusion dans les esprits.

On s’est imaginé que la liberté avait une valeur en elle-même et à elle seule, une valeur absolue. En vérité, il n’en est rien. Tant s’en faut. Lorsque nous avons affirmé notre foi : « la liberté est la nature même de l’homme », nous n’avons pas pris parti pour ou contre la liberté pour autant, pas plus que nous n’avons pris parti pour ou contre l’homme. Après tout, l’homme en tant qu’homme n’est ni bon, ni méchant. L’homme peut être, pour son prochain, aussi bienfaisant qu’un dieu ou pire qu’un loup. Tout dépend de ce qu’il fait et, précisément, de l’usage qu’il fait de sa liberté, du sens qu’il lui donne. Car il y a de bons et de mauvais usages de la liberté. En d’autres termes, chaque homme se sert de sa liberté, bien ou mal. Sa liberté est pour lui un simple instrument. La liberté n’a donc jamais qu’une valeur de moyen, même s’il s’agit d’un moyen essentiel, du moyen proprement humain de l’homme. La liberté n’a jamais, en tant que telle, la valeur d’une fin et ne peut jamais servir de fin suffisante.

Il suffit, pour s’en convaincre, de revenir à la définition que nous venons d’en donner, qui insiste sur sa fonction, à la fois non déterminante et créatrice.

Dans la mesure où l’essence de l’homme est la liberté, la nature de l’homme va contre la nature des choses. On constate, en effet, que le monde dans lequel vit l’homme, le monde de la culture, est créé, certes, à partir de la nature, mais contre elle, en instaurant un ordre autre que l’ordre naturel. L’action libre, qui dépasse, qui transcende, qui innove, est une action de force qui détruit, qui transforme, qui dénature, qui contraint. Le pouvoir de liberté est fondamentalement un pouvoir de violence. La valeur de cette violence dépend évidemment des valeurs au service desquelles elle est mise et des valeurs qu’elle violente.

Faculté  d’indétermination, la liberté  exerce sa violence  à force de rompre, de détruire, certains ont dit, à force d’anéantir. Son premier mouvement est un mouvement de déviation et, par rapport à la nature, de dénaturation. On a pu écrire, en pensant au péché originel, que, si l’histoire de la nature commence par le bien, parce qu’elle est l’œuvre de Dieu, l’histoire de l’homme commence par le mal, parce qu’elle est l’œuvre de la liberté humaine. Il est manifeste que, dans sa dialectique avec l’état du donné, la liberté est une puissance de désordre. Elle commence par désordonner, ne serait-ce que pour pouvoir réordonner. En revanche, en déviant par rapport à la déviation, en désordonnant du désordre, elle se met en mesure d’accomplir sa fonction créatrice et ordinatrice : elle peut mettre de l’ordre dans un désordre. Bref, tout comme le changement, qui n’a aucun sens intrinsèque, et dont elle est le moyen, elle peut mettre en pratique n’importe quelle valeur, la meilleure comme la pire. En tant que telle, en tant que moyen, la liberté est vide de valeur finale, elle est neutre.

Elle est aussi pleine de menaces qu’elle est pleine de promesses. Elle constitue un risque permanent, mais aussi bien une chance. Elle est une aventure, une ouverture, encore une fois pour le meilleur ou pour le pire. Tout dépend de l’usage qui est fait de cet universel moyen, de ce moyen proprement humain, et l’appréciation qui en est portée dépend des valeurs finales et du sens de cet usage.

IV. LIBERTE ET CONSCIENCE REFLECHIE ET RAISONNABLE.

Pour une seconde raison, il n’est pas possible de donner à la liberté, considérée en tant que telle et à elle seule, une valeur intrinsèque, un sens suffisant. On commet, en effet, une grave erreur en limitant la nature de l’homme à la liberté ou en considérant, par une abstraction  inadmissible,  la liberté en l’homme comme une faculté isolable. Chaque individu humain forme un tout concret : il n’est capable de liberté que parce qu’il est capable de conscience réfléchie, et chacun n’est capable de conscience réfléchie que parce qu’il existe par rapport à d’autres individus humains et avec eux.

La liberté est inséparable d’une  réflexion sur l’usage de la liberté. La puissance d’indétermination de la liberté trouve sa première démarche dans la réflexion qui suspend le jugement et l’action immédiate ; elle en permet une élaboration délibérée. En suspendant le cours de l’existence, en prenant de la distance par rapport à soi et au donné, l’acte de la liberté, l’acte de réflexion rend possible une forme nouvelle de la liberté, la maîtrise de soi.

La liberté implique donc que l’homme est, en soi et pour soi, conscience, prise de conscience et conscience vécue. La réflexion, la conscience pour soi, est le mode théorique de la conscience, dont la liberté est le mode d’existence pratique. A la limite et, à leur point de perfection, liberté et conscience s’identifient dans ce que l’on peut appeler l’esprit. La liberté, c’est l’énergie spirituelle en substance et en acte.

D’autre part, la constitution du moi individuel n’est pas immédiate ; elle passe par le rapport à autrui : on ne prend vraiment conscience de soi, on ne devient soi-même une personnalité individuelle, qu’à travers la conscience que les autres en prennent, puis en se libérant de leur emprise et en prenant conscience de cette relation réciproque. Un homme concret, particulier, existe par et contre les autres, avec les autres. Sociable, il l’est autant qu’il est insociable, parce qu’il est libre et réfléchi. Son « insociable sociabilité » fait partie de sa nature. Chaque homme n’existe que dans le réseau de relations spirituelles tendu du fond du passé, dans le présent et vers l’avenir qui, de proche en proche, constitue une culture. L’homme est d’abord un être culturel ; en tant qu’homme, il existe d’abord parce qu’il est spirituel.

Quand le libéralisme croit que l’homme est, par nature, capable de liberté, il veut dire, certes, qu’un homme peut actualiser plus ou moins la liberté qu’il porte en lui en puissance, mais aussi qu’il est libre par nature, qu’il est libre, qu’il le veuille ou non. Cette capacité à la liberté ne dépend pas de la liberté, ni de la sienne propre, ni de celle des autres, et pas davantage de l’autorité de l’Etat. On ne saurait recevoir sa liberté d’autrui.

La liberté humaine est inaliénable, non seulement en droit, comme le découvriront au XVIIe siècle les philosophes « libéraux », mais par essence et en fait. Non pas que l’homme soit déterminé à être libre. Le rapport d’un homme à sa liberté est d’un autre ordre : c’est un rapport d’obligation, c’est-à-dire un rapport spirituel qui implique réflexion, sens, valeur et compréhension. Une existence proprement humaine résulte de l’obligation à la liberté effectivement accomplie. Chaque homme est obligé d’être aussi parfaitement libre qu’il le peut. L’existence de l’homme ne lui est pas, immédiatement et tout entière, donnée : il a à la faire, en se cultivant et au sein de la culture dans laquelle il est né : c’est son obligation d’homme. L’homme vient à une existence vraiment humaine en donnant du sens et de la valeur aux œuvres qu’il crée, en les intégrant à une culture. C’est pourquoi exister, pour un homme, c’est exister pour autrui, c’est s’efforcer de se faire comprendre et d’être  compris. Ce degré dans la perfection d’une existence libre est fonction du rapport à la liberté de chacun à sa réflexion raisonnable, à la valeur que son prochain lui reconnaît et qu’il reconnaît à celui-ci, à la culture dans laquelle il agit et œuvre.

C’est pourquoi on ne peut juger de la liberté en tant que telle et en la considérant à elle seule, à part de l’individu libre tout entier, réfléchi, raisonnable, incarné, à part de sa société et de sa culture. En elle-même, la liberté n’est qu’un simple moyen, un outil bon pour tout et bon pour n’importe quoi. En tant qu’énergie spirituelle, on ne peut l’apprécier, chez un individu, que dans l’ensemble de ses relations à sa conscience réfléchie, aux autres et à l’ensemble de la culture ambiante. Elle constitue alors une finalité humaine qui, si formelle, si médiate soit-elle, est une finalité essentielle, apte à fournir au libéralisme un principe d’appréciation authentique et à le purifier de toutes les conceptions corrompues de la liberté qui foisonnent autour de lui.

CHAPITRE II

LES FINALITES DU LIBERALISME

L’analyse de la liberté à laquelle nous venons de nous livrer, la mise en évidence de ses mauvais et de ses bons usages, appréciés en fonction de sa relation intrinsèque à la réflexion raisonnable et à l’homme en tant que tel, nous permettent désormais de définir les finalités politiques d’un  libéralisme que nous considérons comme un libéralisme approprié à notre temps, et de le distinguer ainsi de tous les libéralismes abâtardis ou corrompus qui ont peu à peu proliféré dans la jungle politique. Ce sera maintenant notre tâche.

Bien sûr, la finalité politique du libéralisme passe toujours par la sauvegarde politique de la liberté, par la protection de la liberté politique, mais encore faut-il en préciser le sens et l’usage.

De plus, le libéralisme classique qui s’est formé à partir du souci de protéger et de défendre la liberté, protège et défend, en fait, l’individu, ses libertés, ses valeurs, sa foi, contre l’emprise, les abus ou les excès des pouvoirs temporels. Le libéralisme ainsi défini ne saurait trouver les fins de son action dans l’exercice d’un pouvoir politique ou même dans la politique, qui est un jeu de puissances et de pouvoirs, un jeu de forces et de violences sous quelque forme qu’elle se présente.

Aux yeux d’un libéral, la politique ne représente et ne comporte aucune fin intrinsèque. Toutes les fins intrinsèques de la politique, la sécurité, la puissance, la paix, l’indépendance, la liberté politique sont des formes vides ; elles n’ont pas de sens en elles­ mêmes ; elles ne fournissent un programme d’action, un projet d’œuvre que si elles sont nourries par les finalités d’une morale politique. La puissance, bien sûr, mais pour quoi en faire ? La paix, assurément, mais pour quelle manière de vivre en paix ?

L’indépendance, bien entendu, mais à quoi l’employer ? Quant à la liberté politique, comme toute liberté, elle n’est qu’un moyen indéterminé, situé à une autre échelle que la liberté individuelle.

Ces valeurs instrumentales ont tout naturellement un pouvoir d’évidence à un niveau tout formel et verbal, qui suscite aisément la conviction du grand nombre. Elles peuvent servir de réclame pour n’importe quelle démagogie. Elles sont alors utilisées pour satisfaire, à travers des idéologies non moins creuses et vides qu’elles-mêmes, les passions frénétiques d’hommes et de groupes de pression entraînés les uns par leur ambition, leur volonté de puissance, les autres, par leur envie, d’autres enfin par leur crainte, voire leur lâcheté, quand ce n’est pas par leur paresse. Il n’en résulte, dans l’immédiat ou à terme, dans la dictature ou la démocratie, que des aventures et des catastrophes démagogiques. Que peut être une téléologie ou, comme on dit, une stratégie, ainsi pervertie, puisqu’elle n’a pas de fin concrète ?

Les finalités de la politique relèvent, non de la politique, mais d’une morale politique, c’est-à-dire, à la fois, d’une morale appliquée à la politique et d’une politique qui se donne des fins morales. Entendons-nous bien. Les fins de la politique libérale ne s’immiscent pas dans la vie privée des individus, dans la morale de leur vie privée, dans les mœurs qui composent leur vie privée, leur privacy. Mais elles se donnent pour fins les individus eux-mêmes et les conditions d’existence qui rendent possible, pour leur propre liberté, le meilleur usage qu’ils sont capables de concevoir et de réaliser dans leurs actions et dans leurs œuvres.

1. PERSONNE ET INDIVIDU.

C’est l’individu et non la politique, la collectivité ou la communauté, qui est au cœur de la finalité politique du libéralisme. L’individu, entendu dans son système de relations avec chacun des autres, avec les groupes et l’ensemble de la communauté qu’ils composent, est la seule réalité concrète capable d’autonomie. La communauté, même si elle est entendue comme un système de liens spirituels, même si elle est, comme telle, objet de foi et d’amour, n’est qu’une entité abstraite, hétéronome, une institution en elle-même formelle, et non suffisante, à la merci des individus qui la composent ou de quelques-uns d’entre eux. Sa valeur est de constituer la condition d’existence des individus, qui sont la seule réalité humaine existant pour elle-même et qui soit proprement libre en tant que telle. Rien d’humain n’a de sens que par les individus.

Eux seuls peuvent jouer le rôle de fin humaine, de quelque façon que cette finalité s’inscrive dans le monde.

Je dis bien l’individu, je ne dis pas la personne. On a beaucoup trop abusé de la notion de personne que l’on a entourée d’une aura aussi confuse et visqueuse que sentimentale. Un moralisme facile et volontiers béat, satisfait de lui-même, un vague mysticisme alentour, en a fait pour certains la clef simpliste, le passe­partout des problèmes moraux et politiques de notre temps. Et, par la grâce d’un seul mot, on croyait triompher du méchant individu et de son égoïsme, on résolvait ses problèmes.

1. Après tout, la personne n’est qu’un masque de théâtre, une persona. Elle désigne un rôle que l’on joue sur le théâtre du monde, une certaine apparence qui lui est assignée et reconnue, ce qu’ont très bien compris les juristes, qui ont fabriqué et défini une « personne juridique », c’est-à-dire le citoyen, en tant qu’il est sujet de droit; ils ont étendu cette fabrication à la « personne morale », qui porte la capacité juridique d’un groupe, ou même à la « personne publique », qui représente la communauté politique, comme principe de droit, agissant comme une personne juridique pour la communauté tout entière. Nous ne conserverons de la « personne », outre cette acception juridique, que la signification que lui a conférée Kant : la personne, c’est l’homme en tant qu’il est considéré comme une fin et jamais simplement comme un moyen, ce qui lui confère une dignité, c’est-à-dire une valeur spécifique, unique, propre à l’homme en tant qu’homme. Mais pourquoi alors emprunter ce concept artificiel de personne, alors que c’est bien de l’individu humain en tant qu’être humain autonome qu’il s’agit, de cet individu à qui sa capacité de liberté raisonnable confère cette dignité ?

2. Il nous faut revenir, en libéral rigoureux, à la notion d’individu, indûment utilisée dans un sens simpliste et péjoratif ou absurdement absolu, en souvenir du mythe de l’individu,     « tout parfait et solitaire », inventé par Jean-Jacques Rousseau. Car la notion d’individu dit sur l’homme l’essentiel, et d’abord qu’il est l’unité insécable, radicalement unique et différente, qui porte en lui seul (mais non pas en lui solitaire, confusion abusive), son principe d’existence et de création de sens et de valeur (la liberté) et son principe d’ordination (la conscience réfléchie, la réflexion raisonnable) par rapport à soi, aux autres, au monde. En tant que tel, l’individu est un être autonome capable de comprendre, de se faire comprendre et d’être compris. Il n’existe pas sans autrui, autant comme être spirituel que comme être de chair, comme individu organique.

Il n’existe comme individu, dans cette acception complexe essentiellement pleine de sens et de valeur, que dans son rapport à autrui, dans sa participation théorique et pratique à un ordre social et politique. Il ne peut devenir un individu accompli que dans un ordre politique formant un système spirituel, habité par des êtres capables de liberté raisonnable. Un tel individu ne devient effectivement et véritablement humain que s’il devient social et politique.

Cependant, l’individu en tant que tel porte en lui la violence avec la liberté, car la liberté est un pouvoir de discontinuité, un pouvoir de différence, puisqu’elle est un pouvoir d’indétermination et de création. L’individu est donc aussi un être insociable, un être en lutte (mais cette insociabilité faite de lutte est déjà une forme de sociabilité), puisqu’en tant que libre principe de lui­même, il requiert autonomie, indépendance, différence ; à ce titre, il est toujours un « méchant » possible à l’égard du donné, des autres, des lois et des coutumes reçues. Sous ce terme technique de « méchant », il faut indiquer seulement cette capacité de l’homme libre à refuser, à nier, à n’être pas d’accord avec le donné reçu.

Cette « insociabilité » fait que l’individu, quelque influence qu’il subisse, ne devient ce qu’il est que par lui-même, bien qu’il ne se suffise jamais à lui-même. En tant qu’individu, il il vit à l’état de manque, à l’état de désir. Loin d’être un « tout parfait et solitaire », l’individu, principe toujours insuffisant de lui-même, vit en état irréductible d’insatisfaction, d’insatiabilité. Il est imparfait parce qu’il est libre, parce que sa liberté alimente l’insatiabilité de son désir. L’énergie vitale de l’individu se concentre dans sa liberté, dans un dépassement de soi pour le meilleur accomplissement de soi-même. Cet élan de transcendance de soi et des autres, par lequel l’individu cherche à s’affirmer soi-même, l’individu l’éprouve et s’efforce de le rendre aussi significatif et compréhensible qu’il le peut, dans le langage qui lui est personnel. Dans cette dialectique de dépassement et de compréhension, l’individu va constamment au-delà de la tâche qu’il accomplit. Il tente de construire, avec les autres individus, inlassablement, loyalement, un monde ordonné, un monde où sa propre existence et l’existence propre de ceux qui vivent avec lui, prennent du sens et de la valeur pour tous. Ce monde ordonné de sens et de valeurs, en constante élaboration, en constant travail, c’est le monde de la culture, le seul qui convienne à des hommes et où puissent rechercher leur satisfaction des individus capables de liberté et de réflexion raisonnable, des individus vraiment humains capables de vivre comme des êtres de chair et d’esprit.

L’existence, l’accomplissement le plus parfait possible des individus libres et raisonnables qui composent une communauté politique est la fin suprême du libéralisme. En prenant pour fin essentielle l’accomplissement aussi généreux que possible de chaque individu, le libéralisme ne s’enferme pas dans un calcul égoïste et dans la recherche simpliste de l’intérêt bien entendu de chacun. Il faut donner au mot de générosité son sens le plus exigeant et le plus noble, celui que lui donnait déjà Descartes, l’estime de soi et de chacun des autres au plus haut point qu’il est possible de la porter. C’est d’ailleurs le sens que pressentait l’emploi classique du mot « libéral » qui se dit de quelqu’un qui se livre à des libéralités, qui aime à donner généreusement. On a mal entendu la leçon de Tocqueville qui condamnait l’individualisme, pourri par l’égoïsme et la fermeture sur soi, mais non pas l’individu, principe unique de liberté raisonnable, de sens et de valeur.

Nous rencontrons à nouveau ce mot de « raisonnable », si important pour définir l’individu tel que les libéraux l’entendent. Il faut nous y arrêter un instant, car il est essentiel au libéralisme. Nous entendons par « raisonnable », une réflexion individuelle fondée sur l’usage lucide d’une raison employée dans un souci de loyale clarté, et de bonne volonté, de telle sorte qu’elle puisse être comprise et partagée par tout homme de bonne foi appartenant à la même aire de culture. Cette réflexion raisonnable peut s’appuyer sur des calculs rationnels, mais elle cherche, par excellence, dans les domaines où l’emportent les valeurs morales et politiques sur les données scientifiques, à garder le sens de l’humain, de la mesure, du possible, de l’opportun, pour triompher de la propension à l’excès, à l’abus, à l’arbitraire. L’art du raisonnable prend en compte les passions humaines et s’efforce d’en tirer bon parti, d’en susciter un bon usage. Il s’agit, en effet, de convaincre et de rassembler autour de décisions consenties, « raisonnables », les hommes de bonne foi. Par hommes de bonne foi, je veux dire ceux qui ont compris et accepté que leur bien propre passe par le bien du prochain, en d’autres termes, ceux qui ont compris que la réalisation de leur bien propre passe par la réalisation d’un bien commun et par les sacrifices éventuels que celle-ci entraîne pour chacun des membres de la communauté.

La réflexion raisonnable est inséparable d’une volonté d’être raisonnable. C’est plus qu’une manière de penser, c’est une vertu à laquelle les Anciens ont donné tantôt le nom de prudence, tantôt celui de modération. Prudence et modération, l’art d’être raisonnable, l’art de la mesure, comptent parmi les méthodes obligées du libéralisme. Le libéralisme se doit de n’opérer que par des décisions raisonnables. Nées de la réflexion individuelle et de la réflexion à plusieurs, les décisions raisonnables font appel à l’esprit de compréhension loyale, à la modération, à la prudence de tous. Elles ne vont pas d’ordinaire sans compromis ; aucune n’est sans doute parfaite pour tous. Mais c’est à ce prix que les consentements obtenus assurent raisonnablement un accord entre des différences suffisamment respectées pour maintenir une concorde dans la diversité au sein de la communauté libérale.

II. LES FINS CULTURELLES ET MORALES DU LIBERALISME.

Ainsi se dégage très clairement une finalité raisonnable que l’on pourrait considérer comme intrinsèque au libéralisme lui-même. Car l’obligation à la liberté, exercée au profit du plus raisonnable et du plus généreux accomplissement de soi-même, appelle, par voie de cohérence, le respect et la reconnaissance de cette obligation en autrui. Allant plus loin que Descartes, nous appellerons générosité, non seulement l’art d’estimer soi-même et les autres, mais l’art d’accomplir son existence et son œuvre au plus haut point qu’on le peut légitimement faire. Nous tenons que la communauté tout entière profite du plus généreux accomplissement de chacun, de l’effort de chacun pour manifester et réaliser ce qu’il y a d’excellent en lui-même, pourvu que cela soit dans le respect et la reconnaissance d’autrui. Bref, le libéralisme appelle chacun à exprimer ce qu’il a en lui de meilleur, à aller indéfiniment dans ce sens au-delà de lui-même. Le libéralisme est un humanisme, un humanisme de la création [1]

Cette finalité du libéralisme ne correspond pas à un principe de justice, car c’est un principe conceptuellement antérieur à tout état de droit. D’ailleurs l’estime généreuse de soi-même et des autres, l’effort pour se dépasser soi-même dans ses œuvres et pour aider loyalement l’autre à le faire, visent plus haut que la justice : peut?être jusqu’à l’amitié. Le libéralisme n’invoquera pas davantage ici un principe de charité, car l’amour du prochain porte aussi bien sur le mauvais usage de la liberté que sur le bon. Nous appellerons cette finalité propre du libéralisme un principe d’humanité. Il est libéral d’être humain : la liberté, l’obligation difficile à la liberté réfléchie et raisonnable pour soi-même et pour les autres, c’est l’homme même.

Cette obligation implique, pour chaque homme libéral, l’obligation de contribuer à assurer à chaque homme avec lequel il entre en relation les conditions dans lesquelles celui-ci est à même de pratiquer  une liberté réfléchie. Faut-il rappeler que la liberté n’existe que dans sa dialectique avec la conscience réfléchie et que chacun n’arrive à une conscience plus lucide de lui-même qu’à travers la conscience que son prochain en prend ? Cette obligation est un devoir humain, c’est un devoir moral, antérieur et, qui plus est, d’un autre ordre, qu’un devoir politique. En effet, c’est une obligation entièrement personnelle et privée. Cette obligation doit s’ajouter  désormais aux droits et aux devoirs impliqués dans « l’état de droit ».

Longtemps, la finalité propre de l’Etat libéral a consisté à établir et à garantir l’existence d’un « état de droit » au sein duquel des libertés civiles et politiques pouvaient être pratiquées sous son arbitrage et avec sa protection. L’énumération de ces libertés individuelles est classique : liberté d’opinion, liberté de croyance, liberté d’expression  privée et publique, liberté de déplacement même au-delà des frontières de l’Etat, jouissance de la propriété, garantie contre tout arbitraire. On peut considérer ces libertés personnelles comme des droits acquis, les plus belles conquêtes du libéralisme. Il n’en reste pas moins qu’ils sont toujours à affirmer et toujours à défendre comme les conditions  sine qua non de l’existence d’hommes libres.

La politique libérale contemporaine s’est souvent assigné une tâche de plus : elle s’est imposé d’établir des conditions d’existence telles que chaque individu, à tout le moins le plus grand nombre possible d’individus, soit en mesure de mettre en pratique sa liberté de façon réfléchie et raisonnable, c’est-à-dire de manifester ses dons et ses talents et d’user de ses passions aussi parfaitement que ses vertus et la chance le lui permettront. Il ne s’agit pas, pour l’Etat libéral, de se substituer aux individus et d’accomplir une tâche, de satisfaire à des obligations nées de leur liberté propre, qui sont du seul ressort de la vie privée des individus, puisqu’eux seuls sont capables de liberté et de réflexion raisonnable, eux seuls sont capables de faire leur culture, de se faire.

Ainsi, la fin ultime de la politique  libérale, l’existence de citoyens libres et raisonnables, exerçant leurs dons, leurs talents et leurs passions au plus haut point dont ils sont capables, dans la compréhension et le respect réciproques de leurs différences, est d’un autre ordre et au-delà des seuls moyens dont l’Etat dispose, qui sont des moyens de puissance. La politique libérale sait qu’elle ne peut agir que sur des conditions (d’existence, de travail, de lutte), que sa fin ne peut être accomplie qu’au-delà de ces conditions et qu’elle ne peut l’être par des moyens politiques, ni par des hommes politiques. C’est le paradoxe et la sagesse de la politique libérale : elle n’a pas les moyens de la nouvelle fin qu’elle s’assigne: l’excellence des individus qui composent l’Etat, leurs vertus, l’accomplissement d’actions d’élite, la création de grandes œuvres, la formation d’une culture plus riche, plus dense, au sein de laquelle les hommes peuvent vivre d’une manière plus accomplie, dans le cadre d’un système de compréhension et de justification réciproques.

Nous avons déjà employé et nous emploierons ce mot si peu à la mode de vertu, en évoquant la générosité, la loyauté, la modération, la prudence, comme les caractères propres d’une politique libérale. Ce n’est pas un indice insignifiant. C’est que la tâche propre de la politique libérale est de faire en sorte que la pratique de ces vertus soit possible, c’est-à-dire que soit possible l’excellence des hommes en régime libéral ou, comme disaient précisément les Grecs, leur arétè, leur vertu.

Pour le dire en d’autres termes, la fin de la politique est morale : c’est une culture, avec ses valeurs, et des hommes capables d’en vivre pleinement et de contribuer à en poursuivre la création. Mais l’homme politique ne peut, comme tel, ni faire la morale ou, plus généralement la culture, ni accomplir à la place de ses concitoyens, leur vie morale et culturelle. La politique ne peut, en ce domaine, ni commander, ni imposer, ni contraindre efficacement, même et surtout pas par une violence spirituelle. C’est la politique, à l’inverse, qui dépend des mœurs et de la culture ambiantes.

Bref, l’Etat libéral ne dispose pas des moyens de sa fin ultime ; ce paradoxe lui pose des problèmes décisifs et sa survie, la forme qu’elle prendra, les limites qu’il assignera à son action, sa réussite enfin, dépendent de leur solution.

Il faut comprendre que la politique libérale est seulement un art au service des citoyens qui veulent vivre effectivement comme des hommes, libres, raisonnables, vertueux, je veux dire, de façon excellente, dans la mesure où leurs dons, leurs passions et leur chance le leur permettent. Le mérite de la politique libérale est de protéger, de garantir, puis de servir.

L’excellence, la vertu de l’homme d’Etat libéral est d’être un arbitre, un protecteur, un garant et aussi, un serviteur. Il exerce alors sa puissance en comprenant que, puisque sa fin ultime ne dépend pas de lui, puisque tout ne dépend pas de lui, il doit exercer son pouvoir avec prudence et modération. S’il le comprend, si puissant soit-il, il sera un homme d’Etat vraiment libéral, il ne sera jamais ni un tyran, ni un despote. L’homme d’Etat qui croit en Dieu sait bien que tout ne dépend pas de lui, ni le succès temporel de ses sujets, ni l’essentiel, leur salut. L’homme d’Etat qui ne croit pas en Dieu, s’il est libéral, doit user de sa puissance avec la même modestie, j’allais dire avec la même humilité, surtout s’il est très puissant, et plus encore s’il croit en son génie.

Une politique vient de la culture de laquelle elle émerge. Elle fait partie intégrante de la culture d’une nation. Elle revient à la culture, comme vers sa fin suprême. Elle ne cesse de dépendre de la culture, qui la dépasse de toutes parts, qui est d’un autre ordre qu’elle. Une politique vraiment libérale le comprend et se tourne vers la culture comme vers un tribunal ; elle attend d’elle un verdict et sa justification suprême. Rétrospectivement, et dans les histoires des hommes, la grandeur d’une culture accomplie fait la récompense et la gloire d’une grande politique. Le comprendre, pour les hommes d’Etat, comme pour les citoyens, c’est croire en l’homme, c’est être libéral.

Deuxième Partie

UN LIBERALISME POUR NOTRE TEMPS

INTRODUCTION

Je n’encombrerai pas mon analyse de toutes les significations arbitraires que l’on a données ici et là au qualificatif « libéral » sous prétexte qu’il évoquait les prestiges et les facilités de la liberté ou les démagogies d’une soi-disant « générosité ».

Il est raisonnable de qualifier de « libéraux » ceux qui, à la façon de Benjamin Constant, donnent pour finalité authentique à la communauté politique, la garantie des libertés individuelles, la protection des individus contre l’autorité de la puissance souveraine et contre l’extension des attributions de l’Etat au-delà du domaine politique. Il est rationnel de donner le nom de  « libéraux » aux défenseurs de l’économie libérale ou même à ceux qui voient en elle l’essentiel du libéralisme. Parfois, les    « libéraux », qui se targuent d’être des réformateurs, s’opposent aux « libéraux conservateurs », réputés plus soucieux des traditions et des coutumes reçues et plus attachés aux libertés anciennes. Parfois, au contraire, on oppose les « libéraux » à des « radicaux », c’est le cas en Suisse et souvent en France, comme des conservateurs à des réformateurs animés d’esprit social, voire socialiste. Veulent aussi s’appeler « libéraux », aux Etats-Unis par exemple, tantôt ceux qui donnent mission à l’Etat de faire régner une justice sociale fondée sur une égalité réelle, tantôt, et tout aussi bien, ceux qui développent des revendications anarchisantes contre l’autorité politique et la puissance de ce même Etat.

Sans parler de tous ces « liberals » qui vont aux extrêmes de ce que nous appelons gauchisme sous les appellations de « radicals » ou de « leftists » et qui foisonnent si volontiers parmi les « intellectuels ». Après tout, on voit même des chefs de police politique et des patrons de goulags être qualifiés de « libéraux » !

En dépit de la confusion dont il témoigne, cet abus de mots est encourageant : il est un hommage rendu à tout ce que le libéralisme peut représenter d’aspiration et d’espoir. Notre définition exigeante d’une liberté essentielle, périlleuse et difficile, les finalités bien déterminées et limitées que nous avons assignées au libéralisme, donnent déjà au mot libéral un contenu et des contours suffisamment clairs pour nous permettre de poursuivre notre chemin vers une doctrine d’un libéralisme approprié à notre temps.

CHAPITRE III

LE LIBERALISME, REGIME POLITIQUE PARMI LES REGIMES POLITIQUES.

On posera plus clairement encore le problème du libéralisme si l’on remarque, tout d’abord, qu’il n’est pas seulement une philosophie politique ; il est devenu, depuis cent cinquante ans, un régime politique, une forme de gouvernement.

Nous vivons sur des traditions intellectuelles que nous dominons mal. La théorie classique des régimes – monarchie, aristocratie, démocratie – est totalement périmée. Sous le couvert des mots et des apparences, tout le monde proclame qu’il n’existe ou qu’il ne doit exister que des démocraties. Cette proclamation, souvent sincère, ne correspond à rien de réel. On appelle, en effet, démocratie, de façon fort spécieuse, non pas un régime où le peuple dispose du pouvoir et gouverne, comme il se devrait, mais un régime où toute la population prend part, de façon libre et honnête, quelles que soient les capacités de chaque citoyen, à l’élection périodique de « représentants du peuple » qui constituent des assemblées participant au pouvoir législatif et au contrôle du pouvoir exécutif. Il est trop clair que, dans ce cas, le « peuple » ne gouverne pas. La seule démocratie vraie serait une démocratie directe dont le mythe date de Périclès. Il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais de démocratie ; ce n’est pas un régime viable, c’est un mythe utopique. Rousseau lui-même l’avait déjà reconnu. A fortiori, ce que certains appellent, dans une « langue de bois » qui leur est propre, « démocratie populaire » n’est rien d’autre qu’un despotisme.

Il n’existe, en réalité, que des oligarchies : quels que soient les mots, les titres, sous une forme ou sous une autre, c’est toujours et partout le petit nombre, le très petit nombre, qui gouverne le grand nombre.

1. LES MERECRATIES OLIGARCHIQUES.

Les régimes contemporains ne peuvent être définis de façon quantitative – un, quelques-uns, tous – comme les gouvernements de la théorie classique. Ils se distinguent les uns des autres d’une tout autre façon.

Deux groupes apparaissent dans les faits : les régimes où les gouvernants sont soumis à une élection périodique à laquelle prennent part l’ensemble des citoyens et ceux dont les gouvernants s’imposent par d’autres moyens.

Par élection, il faut entendre une opération électorale organisée de façon loyale et impartiale, assurant à chaque électeur la liberté d’exprimer son opinion, en vue du choix de ses représentants, et pour autant qu’il est capable d’intelligence et d’autonomie intellectuelle et morale, dans le cadre inévitablement restrictif des options de fait qui lui sont proposées.

Dans ces régimes, qui relèvent d’un premier type de régime contemporain, les citoyens manifestent peu et mal leur opinion particulière d’individu ; ils forgent, le plus souvent, leurs opinions et leurs décisions en fonction des groupes dont ils font partie, qu’il s’agisse de groupes politiques, culturels, religieux, économiques, sociaux, etc. L’ensemble  des électeurs ne gouverne  pas pour autant. Les gouvernants véritables sont les chefs et l’appareil des groupes qui entrent en concurrence, par le moyen des élections, pour prendre part à l’exercice du pouvoir politique. Ces groupes sont eux-mêmes organisés en fait de façon oligarchique: la personnalité de quelques-uns  entraîne en pratique le poids de la masse. La masse compte surtout par la force de sa passivité et par la force d’inertie  du  grand  nombre,  par  la  pression  d’une conscience collective latente. On pourrait appeler mérécraties ces gouvernements de groupes et ce premier type de régime serait alors formé de mérécraties oligarchiques. (Qu’on me pardonne ce néologisme pédant signifiant le pouvoir exercé par des « parties », des groupes : mais il s’agit vraiment d’une réalité et qui a été mal perçue, voire masquée, sous le couvert des vocables usuels [2]).

1. Les régimes libéraux.

Les régimes libéraux constituent précisément la première espèce de mérécratie oligarchique. Pour eux, nous le savons, la fin de la politique dépasse le domaine du politique et consiste dans le plus haut, le plus généreux et le plus harmonieux développement des individus, dans leur participation créatrice à une culture plus riche et plus compréhensive.

Les régimes libéraux sont fondés sur la foi en l’individu et dans sa liberté raisonnable, dans la libre et raisonnable expression de ses aptitudes. Rien n’est possible dans la communauté politique sans les individus libres et raisonnables ; rien n’est légitime qui ne prenne leur existence harmonieuse et leur œuvre pour fin. Cette foi fournit à l’idée de Justice libérale ses principes. La Justice est ce qui rend possible pour chacun l’usage de sa liberté dans le respect de la liberté d’autrui. J’insiste encore sur le qualificatif    « raisonnable », parce que les libéraux reconnaissent qu’il y a de mauvais usages de la liberté, ceux qui portent atteinte à la liberté des autres, dans le cadre de la coexistence paisible et de la collaboration des individus.

C’est pourquoi le libéralisme reconnaît la nécessité d’institutions politiques, d’un Etat au sens moderne du mot, et confère à la puissance publique le soin d’établir et de garantir par ses lois les conditions qui rendent possible ce bon usage de la liberté. L’Etat doit, pour l’essentiel, maintenir un ordre réputé juste, dont il est le législateur, le juge, le garant, le défenseur. Le principe de son action, c’est qu’il définit par ses lois les règles de l’activité des citoyens et qu’il sert entre eux d’arbitre impartial.

Pour le libéralisme, les pouvoirs de l’Etat sont donc strictement politiques. Mais l’exercice politique du pouvoir implique, par nature, une délimitation définie des frontières du public et du privé. La réalité de la communauté politique étant ce qu’elle est, les pouvoirs de l’Etat ne peuvent pas ne pas déborder sur les domaines culturels, économiques, sociaux. L’ampleur de ces empiétements met en question le principe même du libéralisme. Le problème est de savoir si c’est une affaire de principe ou si c’est une affaire d’opportunité et de mesure. On peut donc estimer qu’à cet égard, il y aura des libéralismes plus ou moins purs. C’est pourquoi nous en parlons au pluriel. Ajoutons que, en un second sens, pour être purs, les régimes libéraux devraient échapper à l’emprise des groupes et faire de chaque citoyen un agent politique indépendant, doué d’une capacité politique exclusive, même dans les nations immenses qui sont la règle de nos jours. En fait, les régimes libéraux eux-mêmes n’échappent pas aux rassemblements et aux coagulations d’opinions, aux enchaînements et aux viscosités de la formation de groupes placés sous l’influence d’oligarchies directrices. Leur libéralisme consiste, d’une part, à reconnaître et à donner aux individus le rôle le plus important et le plus autonome possible, d’autre part, à subordonner les moyens des groupes à l’accomplissement de fins individuelles.

2. Les régimes socialistes.

Les régimes socialistes sont, eux aussi, des mérécraties oligarchiques fondées sur la compétition d’une pluralité de groupes politiques, sociaux, culturels, en vue de la conquête ou du partage du pouvoir de l’Etat. Plus encore que les libéralismes, ils doivent être traités au pluriel, tant les groupes qui les composent sont animés de convictions diverses. La sincérité, l’affectivité de leurs convictions accentuent le pluralisme de l’ensemble jusqu’à l’incohérence, considérée comme un principe de vitalité dans un monde complexe.

C’est pourquoi les socialismes trouvent une partie de leur force dans la reconnaissance de cette pluralité. Ils s’accordent à eux?mêmes la liberté d’expression que ce pluralisme entraîne et ils prétendent l’étendre, au moins en principe en tout cas, aux autres groupes de la nation. Les libertés d’association et d’expression sont pour eux des postulats, au moins dans leurs prémisses.

Non sans quelque paradoxe, car, après tout, les socialismes ont pour fin l’établissement d’un certain type de société et d’un certain ordre social que définit une conception de la Justice qui est d’abord une Justice sociale. Ce n’est pas la liberté d’expression ou de création des individus qui est l’objectif majeur, mais leurs conditions matérielles et sociales d’existence, l’organisation de leur sécurité et de leur bien-être matériel, avec quoi leur dignité est volontiers confondue. C’est donc l’état matériel de la société qui importe et la juste participation de tous à cet état, la Justice sociale étant proportionnée d’abord à leurs besoins et, très secondairement, à leurs mérites. Les individus sont considérés et traités en tant que membres à part entière de la société.

Les socialistes se préoccupent, certes, de leur liberté ; c’est?à?dire que les individus sont réputés libres, réellement libres, dans la mesure où ils peuvent effectivement jouir d’une condition matérielle qui satisfasse leurs besoins et assure leur satiété. Cette condition est la même pour tous, égale, et, à la limite, homogène, puisqu’elle assure la réalisation de l’homme en tant qu’homme dans le cadre d’une société donnée, si bien que la jouissance de la liberté résulte de la réalisation effective de l’égalité. A ce titre, c’est donc l’égalité qui, nécessairement, prime, et l’emporte sur la liberté.

Alors que, pour les libéraux, il appartient essentiellement à chaque individu de prendre la responsabilité de son existence et de ses œuvres, puisqu’il est libre, c’est-à-dire capable d’une liberté réfléchie et raisonnable, et qu’il n’est même pas tout entier donné dans ce qu’il est en puissance, pour les socialistes, c’est la société qui fait l’homme parce qu’elle constitue essentiellement les conditions dans lesquelles s’épanouit ou se corrompt ce qu’il est en puissance. Certains vont même jusqu’à dire que chaque individu est intégralement le produit de la société dans laquelle il apparaît. C’est donc à la tête pensante de la société, à l’Etat, qu’il appartient d’assurer l’éducation et même l’existence, l’accomplissement des individus. Au lieu que les individus ont, pour les libéraux, la responsabilité d’eux-mêmes, pour les socialistes, c’est l’Etat, animateur et organisateur de la société, qui assume la responsabilité des individus. Aux individus, il appartient seulement d’être de bons citoyens, respectueux des lois.

A l’Etat d’assurer les conditions d’existence qui formeront les individus. Il est le maître d’œuvre des conditions matérielles de l’ordre social ; c’est lui qui fait régner la Justice sociale en satisfaisant aux besoins matériels et culturels de chacun. Si la société est bien faite, la vertu s’épanouira avec le bien-être. Si la Justice sociale réelle est assurée, la Justice politique, formelle, ira de soi. L’Etat est propriétaire des biens de la nation ; il en est l’entrepreneur et l’éducateur ; toutes les activités sociales partent de lui. Il n’est un juge que de surcroît. A peine est-il un arbitre, parce que la relation sociale essentielle est la relation à l’Etat ; les relations entre individus sont de second rang et s’imbriquent dans les structures sociales. Le bien de chacun n’est pas premier ; il résulte de la part qu’il prend à la vie commune.

En conséquence, l’Etat, principe de la société, est capable de tout faire. Sa volonté est, non seulement souveraine, mais elle est omnipotente dans les affaires humaines qui ne comportent pas de nature, ni de loi naturelle propres. Là où ne règnent que des lois historiques, on en vient à pratiquer une sorte de volontarisme étatique sans limite, qui ouvre aux socialismes extrêmes les deux portes aberrantes de l’illusion utopique et de la tyrannie.

La politique trouve sa finalité globale dans l’existence prospère et sûre de la communauté comme règne humain de la Justice sociale, où chacun trouve, dans l’égalité réelle, son accomplissement, son bien-être et sa liberté.

Du libéralisme au socialisme, ce sont donc deux conceptions de l’homme radicalement différentes qui s’opposent. Pour les libéraux, l’homme n’est jamais tout entier donné dans sa nature, parce que l’essentiel de lui-même réside dans sa liberté réfléchie et dans ses œuvres, qui sont en avant, au-delà de lui?même. Lui seul est en mesure de le faire. Il a la responsabilité entière de son existence et de ses œuvres. Les moyens de son existence sont d’abord des moyens spirituels. Puisqu’il est libre il ne se suffit donc jamais à lui-même, il n’est jamais satisfait, il vit dans la difficulté, l’incertitude et le risque. Puisqu’il est libre, il est différent de tous les autres ; sa coexistence avec eux est faite de conflits autant que de collaborations. C’est pourquoi l’Etat a une fonction essentiellement et même, pour les classiques, exclusivement, politique : il a pour tâche de maintenir l’équilibre et la paix, une certaine idée de la Justice incarnée dans un état de droit. Les individus lui ont conféré une puissance temporelle : le spirituel leur appartient en propre. Il manque toujours à l’Etat libéral d’être une autorité spirituelle, mais c’est sa nature, et pour ainsi dire sa perfection, d’être toujours imparfait et inachevé.

Pour les socialistes, au contraire, c’est dans la société et par la société que l’individu reçoit l’éducation, la formation par laquelle il passe de ce qu’il est à sa naissance à une existence en acte, à cet état adulte où il exprime pleinement son humanité. Ce sont ainsi des hommes essentiellement semblables, qui sont amenés à exister en commun et à collaborer dans la concorde et dans la paix, une paix lourde et silencieuse, car leur similitude tend à l’homogénéité. Leur vie privée, qui tend à se réduire aux aventures de la santé et de l’amour, normalement « dépourvue de tout sentiment du cœur » comme dit Rousseau, tend à se fondre dans une vie sociale et publique où chacun trouve son meilleur épanouissement, son bien-être et sa satiété. La vraie liberté, la liberté réelle, est le produit de la satisfaction. Le socialisme imagine, en effet, que, dans l’Etat bien fait et omnipotent, l’homme est capable de devenir un homme parfait – il dit, dans son langage, un homme parfaitement homme – c’est-à-dire, pleinement satisfait : le socialisme annonce la bonne nouvelle d’un paradis temporel.

Le citoyen tend ainsi vers son achèvement et sa satisfaction à force d’être immergé dans l’ensemble, où la solidarité des semblables tend à éliminer les luttes et les conflits, où les rivalités et les élites sont considérées comme des perversions haïssables. L’autonomie, la responsabilité des citoyens tendent à se fondre et même à se dissoudre dans l’existence du tout, incarné dans l’Etat, qui est l’être vraiment autonome, indépendant et responsable dans tous les domaines. En lui, la puissance temporelle et la puissance spirituelle se trouvent unifiées. Son action n’est pas seulement politique : elle tend à être totale.

Si, en décrivant la conception de l’homme impliquée par le socialisme, j’ai systématiquement marqué des tendances plutôt qu’un état de fait, c’est que la diversité des socialismes est telle qu’elle implique des incohérences entre les groupes et qu’elle entraîne des incohérences telles entre les convictions qu’on ne peut guère comprendre le socialisme qu’en les échelonnant le long de sa ligne de plus grande pente, sa tendance à une Justice sociale égalitaire et concrètement réelle.

En dépit de la force de cette tendance, la pluralité des groupes et la pluralité de leurs convictions, en son propre sein et en dehors de lui, sont essentielles au socialisme pour assurer la santé d’une communauté nationale où puissent effectivement régner la Justice sociale égalitaire en même temps que les deux libertés contradictoires, la liberté formelle et celle que les socialismes nomment si fallacieusement « liberté réelle ». C’est pourquoi les divers groupes d’opinions doivent être départagés par le verdict de l’ensemble, de la masse, arbitre symbolique suprême : les groupes d’opinions doivent être appelés à s’exprimer et à choisir entre eux dans des élections libres, fréquentes et loyales où ce sont les individus, les citoyens qui sont effectivement consultés.

Cette cohabitation de la liberté avec leur chère égalité, tenue comme une harmonieuse coexistence par les divers socialismes, marque, à la fois, leur degré d’inconscience, naïve ou masquée, suivant les sectes, et leur caractère fondamentalement utopique. Les socialistes français, de Fourier à Louis Blanc, de Saint-Simon à Victor Considérant ou à Proudhon en sont les exemples les plus typiques et Marx lui-même, en dépit des attaques qu’il leur porte et de ses propres dénégations, n’est qu’un vieil utopiste, qui a toujours vécu de l’annonce de l’utopie et de l’attente de l’utopie réalisée. Utopie encore que leur prétention à présenter leur idéologie comme une science, la pire de toutes peut-être, parce qu’elle est la source et la garante de leur fanatisme. Tous veulent faire ce qu’il est impossible à la politique de faire, à savoir le bonheur des hommes. Conscients que la nature de l’homme ne le porte pas d’elle?même au bonheur, ils veulent, disciples incompréhensifs de Rousseau, dénaturer l’homme et faire son bonheur malgré lui. Faute de comprendre que chaque homme peut seul faire ce qu’il y a pour lui de plus personnel et de plus essentiel, qu’on appelle cela son bonheur, son salut ou son œuvre, ils donnent mission à la collectivité, à l’Etat de le faire. Troisième et catastrophique utopie fondamentale des socialismes. Faute de comprendre que le pouvoir de liberté est propre à l’homme en tant qu’individu, faute de comprendre que c’est le pouvoir du meilleur comme le pouvoir du pire, faute de comprendre que ce pouvoir est inéluctable, inaliénable, mais aussi irrépressible et irremplaçable, les socialistes transfèrent l’intransférable, la liberté, de l’individu à la collectivité, c’est-à-dire à l’Etat qu’on dit tutélaire, si bien qu’ils associent sa bienfaisance à une mise en tutelle. Adieu, alors, la liberté, puisqu’il n’y a de vraie liberté que pour l’individu et, pour chaque individu par lui seul.

Admettons que c’est d’une bonne foi naïve que dérive le fanatisme des socialistes : leur utopie ne mérite pas pour autant d’indulgence. Il n’y a pas de pire menace que de vouloir faire le bonheur des autres malgré eux et en dépit de leur nature. Les socialistes sont des despotes en puissance, quand ils ne deviennent pas des totalitaires en acte.

On taxe les libéraux d’idéalisme parce qu’ils croient à la liberté et parce qu’ils croient que chacun peut seul se faire lui-même, c’est-à-dire que, seul, chacun peut faire sa destinée, son œuvre, son bonheur, de quelque nom que l’on nomme son existence et sa finalité. Mais ils savent bien que l’usage de la liberté peut être bon ou mauvais, que l’intelligence de chacun est plus ou moins limitée et que les passions vont des meilleures aux pires. Rien n’est plus réaliste que leur conception de la nature humaine, car ils savent que les affaires humaines ne peuvent être l’objet d’une science et surtout pas la morale ou la politique. Rien n’est plus réaliste que l’idée qu’ils se font du pouvoir politique, à la fois, de ses limites dans la détermination de la destinée des citoyens comme de la collectivité, et de l’abus ou des excès comme des faiblesses ou des errements dont il peut être capable. Que le pouvoir politique peut faire le malheur des citoyens, cela, les libéraux le savent. Mais une collectivité ne peut se passer d’une autorité politique, ils le savent aussi. Tout l’art libéral est de faire en sorte que cette autorité soit limitée de l’extérieur et qu’elle soit modérée et prudente de l’intérieur. On ne peut pas ne pas faire confiance à une puissance publique, mais cette inévitable confiance doit porter sur les nécessités d’accomplissement d’une fonction ; elle ne peut aller sans garantie et sans limite marquées de l’extérieur par des contre-pouvoirs et par des obstacles fondés sur des faits et, de l’intérieur, sur une foi entée au tréfonds de la culture ambiante. Le réalisme des libéraux consiste à connaître la nature de l’homme et son imperfection, sa finitude, que celles-ci se manifestent dans les gouvernés ou dans les gouvernants. Ils savent que l’homme n’est ni un Dieu, ni un loup pour l’homme : que c’est seulement un être imparfait, capable de liberté et aussi de réflexion raisonnable, un être hors de l’ordre des choses naturelles, un pauvre homme.

Il. LES MONOCRATIES.

Nous nommerons monocraties, les régimes qui forment un second groupe et qui sont caractérisés par l’unité monolithique du pouvoir concédé à une idéologie régnante aussi bien que par l’unité du groupe des gouvernants, qui dominent sans réserve ni partage, la communauté politique considérée. Alors, toute opération de choix ou d’élection perd sa signification. Si elle subsiste, ce n’est plus qu’un spectacle de parade, une cérémonie d’unanimité rhétorique à usage de propagande. Car ces régimes se présentent comme des régimes d’unanimité ; c’est sous ce nom qu’ils masquent leur unité.

1. Le despotisme d’un homme : la dictature

Si un seul homme gouverne, ce qui est rare désormais, on retrouve le schéma classique du despotisme tyrannique, tel que Montesquieu l’a dépeint une fois pour toutes : identification de l’intérêt général à l’intérêt du despote, de la volonté de tous à sa volonté et, déjà, la situation échappant à des calculs rationnels réduction de cette volonté d’un homme à l’arbitraire, aux caprices, et réduction de sa puissance sans limite à la violence sans loi ; partout règnent la crainte, la servitude, la misère, tandis que le despote est entouré de ses favoris et de ses prétoriens à qui sont réservées toutes les jouissances. De tels tyrans n’arrivant plus guère à maîtriser de larges sociétés industrielles, nous ne nous y attarderons pas.

2. Le despotisme d’un parti: le totalitarisme.

Au contraire,  le despotisme  d’un  groupe, rassemblé autour d’une idéologie, est le régime proprement nouveau de notre temps et peut-être le régime vers lequel tendent ces sociétés industrielles, si on les laisse suivre leur pente : c’est le totalitarisme. Le totalitarisme apparaît, par exemple, dans une mérécratie en décomposition, lorsqu’un groupe unique réussit à l’emporter et à terrasser tous les autres. Il devient le parti unique qui identifie l’Etat et la communauté tout entière à lui-même. Son idéologie devient la science et la vérité de l’Etat. Le parti se recrute par cooptations successives, à travers la pyramide de ses instances, dans la masse (où pourrait-il se recruter ailleurs?), une masse tout à fait passive et muette. La cooptation est un choix opéré en fonction des compétences et de la loyauté par rapport aux fins de l’institution. Dans un système pyramidal de comités, ce sont les membres de l’instance supérieure qui effectuent les choix, à proportion de la puissance que leur donnent  leur rang et leur habileté : à tous les niveaux, ce sont les oligarques qui règnent dans une sorte d’enchaînement mécanique de conservation et de puissance. Telle est la dynamique du parti vers l’omnipotence que, en dépit de la personnalisation spectaculaire des plus hauts potentats et du mythe créé autour d’eux, on peut se demander s’ils ne sont pas, eux et leur clientèle, de simples fantoches manœuvrés  par la recherche indéfinie de l’omnipotence du parti à l’intérieur et à l’extérieur.

Sous l’égide du parti unique, l’Etat constitue un tout toujours unanime par rejet des indésirables ou des dissidents, qui n’a d’autre fin que la domination, la puissance du parti, à travers la puissance du tout, dans une expansion indéfinie. La communauté, c’est l’Etat, l’Etat, c’est le parti. Idéologie de la puissance fermée sur elle-même, elle se pense comme la réduction de tous dans le tout et, progressivement, de tous les peuples au même modèle d’Etat et d’hommes. A la limite, elle prend au sérieux l’idée d’Humanité comme une communauté unique et croit à la réalisation d’un Etat universel et homogène : c’est le principe, ou le prétexte, d’un impérialisme universel acharné.

L’idéologie de la Justice sociale règne : elle invoque, à titre de principe de justification, cette existence de chacun par le tout et pour le tout qui, dans l’état d’homogénéité sociale où l’égalité trouve sa perfection, chacun existant comme partie intégrante du

tout, parvient en lui au faîte de la puissance. Que demander de plus ? La liberté est enfin réelle, c’est-à-dire que chacun a le pouvoir de faire ce qu’il fait effectivement. A chacun de prendre sa réalité pour son désir. Bien sûr, chacun participe de la puissance du tout, à son rang dans la pyramide des comités et en tire des avantages proportionnés. Mais l’homogénéité du tout n’est pas atteinte pour autant par cette hiérarchie, si accentuée soit-elle, car chacun n’est jamais qu’un rouage qui dépend des autres et du tout. Nul, si haut placé soit-il, n’est rien que par le tout. L’homogénéité de la liberté par participation au tout est effectivement identique à l’homogénéité dans la dépendance du tout. Ce que les autres appellent individu n’est rien d’autre ici que l’aventure anhistorique d’une santé physique et d’une affectivité socialement insignifiantes.

On s’est souvent demandé comment un pareil régime totalitaire pouvait durer tellement plus longtemps que les éphémères tyrannies personnelles. On a dit que l’appareil, comme la masse, vit dans la terreur, et c’est vrai. L’appareil sécrète, comme sa plus haute instance, l’appareil policier chargé d’assurer l’obéissance et la fidélité sans réserve au système, la radicale intégration de tout au tout, la disparition du privé et des différences, leur dissolution dans le public. Il faut bien, puisque, nous le savons, la liberté est un pouvoir irréductible, constamment renaissant, impossible à aliéner. Avec son génocide interne, qui compte des millions de morts, avec ses millions de concentrationnaires, avec ses internés psychiatriques, la Russie soviétique est l’exemple de la violence totalitaire terrifiante. C’est aussi le seul totalitarisme intégral interne dans son concept comme dans son effort de réalisation.

On a évoqué aussi la facilité, la commodité de l’obéissance passive  et de la servitude, qui conviennent si bien aux inclinations du plus grand nombre, asservi, mais assisté, à l’abri des risques des responsabilités, des duretés de la liberté responsable, entretenu même misérablement, assoupi dans sa survie matérielle sans encombre. Le pire des terrorismes policiers n’aurait pas suffi si la masse, si volontiers animale, si volontiers inclinée au dressage, n’avait pas passivement consenti. De même pour l’appareil, qui est gavé de privilèges et de terreur jusqu’à ce qu’obéissance et passivité s’ensuivent. Qu’importe, par conséquent, l’irrationalité des procédures économiques, peu importe si les régimes totalitaires engendrent la pénurie et ne procurent à la masse qu’un standard de vie des plus médiocres. L’envie trouve sa satisfaction dans l’homogénéité, et la paresse, sinon la lâcheté, fait le reste.

On a enfin noté que les régimes totalitaires sont des phénomènes très récents : ne représentent-ils pas un risque majeur couru par les civilisations industrielles lorsqu’elles s’enferment dans le matérialisme qui leur est consubstantiel ? Lorsque la division du travail a rendu dans la société chaque individu aussi indispensable que chacun des autres, lorsque la revendication d’égalité matérielle qui s’ensuit devient d’autant plus frénétique que l’usage des biens matériels est exclusif, il se constitue une sorte de mécanisme social fondé sur le désir de ces biens, l’envie pour celui qui possède davantage, la haine pour les autres propriétaires. Chacun dépend de tous les autres et ne cherche d’autre remède à sa dépendance que l’ambition de faire dépendre les autres de lui. De ces tentatives réciproques de domination résulte, de proche en proche, à travers des millions d’hommes, le pouvoir tyrannique de tous sur tous. Dans les engrenages de cette machine monstrueuse, chacun se trouve pris, terrifié, asservi par tous. Comme si, à l’autre bout du processus imaginé par Hobbes, dans une société civile devenue radicalement perverse, chacun était redevenu l’ennemi de chacun. Et chacun s’acharne de son côté de plus en plus désespérément qu’il n’est jamais que ce que son rôle social le fait être. Les hommes de l’appareil ne sont, eux aussi, que les produits de cette machine, d’où tout monte, de bas en haut, de l’envie, de la terreur et de la concurrence de tous : eux-mêmes ne sont, sur ce théâtre du monde, que des rôles, des masques, qui personnifient cette puissance impersonnelle de tous, la puissance pour la puissance, une puissance absolue, vide et, en fin de compte, pour rien.

Le totalitarisme réduit l’homme à la poursuite vaine des biens matériels, à une existence toute matérielle ; il n’a plus d’autres fins que l’obtention et la digestion de ses moyens d’existence. Pour le reste, à l’homme totalitaire, maintenu dans sa passivité, enfermé dans le circuit de ses passions, on fournit des distractions et des divertissements. Une existence sans liberté, sans dépassement de soi-même et du donné reçu est une existence sans esprit. Nous sommes aux antipodes du libéralisme.

Entre les trois régimes contemporains, libéralisme, socialisme, totalitarisme, dont nous nous sommes occupés, on ne trouve pas de régime mixte possible. Leurs principes sont incompatibles. En dépit de certaine propagande, les mixtes seraient monstrueux, du genre de ces monstres qui se dévorent eux-mêmes.

En particulier, en dépit d’étranges alliances et de panonceaux faussement communs, (par exemple la gauche) et d’une certaine incohérence congénitale des socialistes, en principe il n’y a pas de conciliation, que ce soit par fusion ou par coexistence, entre la mérécratie socialiste et la monocratie totalitaire. Certes, il y a des circulations de valeurs et d’idées entre le totalitarisme et le socialisme, en particulier, grâce à des variations sur le thème de la Justice sociale ou sur le thème de l’intervention de l’Etat en matière économique et sociale. En fait il n’y a en aucun cas de mixte possible pour la mérécratie socialiste avec un monolithisme tel que le totalitarisme qui est le régime et la doctrine du tout ou rien. Un régime totalitaire est imperméable, sous peine de ruine, aussi bien à la reconnaissance de la pluralité des groupes et des opinions qu’au respect des libertés individuelles, essentielles aux socialismes, singulièrement à la liberté de pensée et d’expression. Et il s’en garde comme de la peste. Non seulement toute coopération politique effective avec lui, mais même toute coexistence pacifique, même la simple coexistence idéologique est impossible. La seule coexistence est celle de la guerre froide. La seule coopération consiste dans l’absorption au sein d’un Empire universel et homogène.

Dans le cadre des mérécraties en mauvaise santé, il peut arriver qu’une cohabitation s’organise entre les socialistes et un parti totalitaire, mais elle est une manœuvre politique hypocrite et traîtresse de part et d’autre. Qui fait un compromis même tactique avec des totalitaires court grand risque de compromettre son sort définitivement et de se faire absorber par eux. L’histoire montre d’ailleurs que, lorsqu’une mérécratie tourne en monocratie totalitaire, les premiers ennemis éliminés sont les socialistes. Le passage des socialismes au totalitarisme, bien qu’il constitue une forte inclination  naturelle, implique une telle rupture, en raison de l’incohérence des socialismes, qu’il provoque tout naturellement un coup de force.

En revanche en dépit de l’absence de tout régime mixte fait de libéralisme et de socialisme, les notions de liberté et de Justice, surtout si on les affuble du qualificatif « social », sont assez proches et assez confuses pour permettre des langages communs et même des pratiques associées, voire conjuguées, entre ces deux régimes. Après tout, libéralisme et socialisme sont des mérécraties et, comme telles, elles vivent sur le mode du compromis. L’histoire récente ne cesse d’en donner des exemples et montre la fréquence des alliances effectives. Mais il ne s’agit pas, pour autant, de construire un régime mixte dont la cohérence assurerait la viabilité et qui serait d’autant meilleur qu’il serait mixte. Ces alliances ont, d’abord, des finalités électorales et tiennent seulement aux nécessités de l’action politique : en mérécratie, il faut bien obéir aux exigences de la loi de majorité. Mais elles peuvent souvent se révéler efficaces et bénéfiques. Encore faut-il que les alliances maintiennent un équilibre qui reconnaisse et sauvegarde la différence et une relative autonomie des parties. Dans les alliances entre socialistes et libéraux, il faut redouter l’inertie de la bureaucratie et de la technocratie en place, qui penchent aveuglément vers une étatisation accrue, sinon sur le plan doctrinal, du moins dans les faits.

Les tensions nées de ces conflits doctrinaux, les contradictions pratiques que cette collaboration contingente comporte, rendent fragiles et incertaines ces alliances pratiques, peut-être inévitables dans le pluralisme des mérécraties. L’action politique est trop complexe et associe trop de différences inéluctables pour pouvoir aller sans quelque incohérence et sans d’inéluctables compromis.

CHAPITRE IV

LE LIBERALISME ET LES LIBERALISMES

Le libéralisme est certes une doctrine politique, puisqu’il veut définir et sauvegarder les libertés des gouvernés sous leurs diverses formes, dans leurs rapports avec la liberté nécessaire des gouvernants, au sein d’une communauté politique.

On a tort cependant de parler sans précaution du libéralisme en général.

On a tort et on fait au libéralisme le plus grand tort. Je ne pense pas, en écrivant ainsi, à la diversité des attitudes libérales possibles en fonction du sens accordé aux valeurs de liberté ou en fonction des proportions dans lesquelles on peut associer les différents éléments de la doctrine libérale. Je veux dire que le libéralisme, appliqué aux différents domaines de la vie en société, ne constitue pas un tout homogène. Le même libéralisme, mis en pratique dans les domaines de la culture, de l’économie, de la société, de la politique, se trouve, en fin de compte, composé de plusieurs libéralismes qui ne sont pas immédiatement cohérents ou même compatibles même sur le plan doctrinal. La première tâche de l’homme d’Etat libéral, comme celle du philosophe libéral, est de les ordonner, selon une hiérarchie et des proportions qui assurent clarté à la pensée, justification et efficacité à l’action. L’ordre, au sein du libéralisme, tout comme l’ordre libéral, ne va pas de soi, comme il est naturel, dans une doctrine de la liberté.

1. LE LIBERALISME CULTUREL.

Le domaine de la culture est la patrie du libéralisme ; c’est véritablement sa terre natale.

1. Il est de la nature de la culture de naître et de se développer sous l’action des individus, qui inventent, chacun pour soi-même, des moyens de poursuivre leur existence et de vivre en commun, à partir de la nature, en transformant la nature et en gardant sauves leur particularité, leur différence et leur autonomie. C’est leur liberté qui est en question, à la fois comme le moteur de leur action et comme sa fin. L’affirmation et l’expression de soi-même, le conflit essentiel avec autrui, l’effort pour le comprendre et pour trouver des valeurs d’entente et de justification auprès de lui, c’est l’affaire de la liberté réfléchie et raisonnable de chacun.

Certes, ce jeu de libertés en actes s’exerce sur un fond massif de culture reçue, de traditions, de valeurs dominantes, de mœurs établies, de normes contraignantes. Mais une culture qui s’enferme dans sa conservation, qui se durcit en dogmes orthodoxes et en styles académiques,  se meurt. Une culture vit aussi longtemps qu’elle se renouvelle, si l’effort de libertés réfléchies pour sauver et intégrer la culture passée dans ce qu’elle a d’essentiel, réussit à en renouveler et en enrichir les formes en les dépassant.

La culture est le système vivant des relations de toutes sortes qu’établissent entre eux des individus capables de réflexion compréhensive et d’actions libératrices. Elle est faite de cette myriade de formes d’expression réciproque et de tentatives de compréhension à travers lesquelles, tant bien que mal, des individus, tous essentiellement libres, tous différents, essaient de vivre ensemble et cherchent à justifier réciproquement leurs différences, à force d’invention, à force de compréhension, à travers la visée commune d’un ordre culturel commun.

Puisqu’elle est faite de réflexion et de liberté, de conscience vécue, sentie, réfléchie, agie, la culture est une réalité spirituelle. Comme l’esprit, elle connaît une existence finie, une vie et une mort, selon que le génie des libertés qui l’anime, fait de conservation et d’innovation, brille ou s’éteint. Dans une culture donnée, c’est l’affaire de chaque génération tout entière et de ses élites. Quelques rares hommes de génie ne suffisent ni à susciter une culture, ni à sauver une culture reçue ; il faut l’esprit et la vocation de tous. Parfois, une culture reçue, éclatante, pèse d’un poids d’imitation trop lourd et écrase les générations qui suivent, faute d’esprit créateur. Là où la liberté se meurt, qu’elle manque d’énergie créatrice ou bien qu’on l’écrase sous l’avalanche des masses médiocres et envieuses, sous une exigence rigide d’orthodoxie, c’est une culture qui meurt.

2. La culture d’une communauté politique, d’une nation, se trouve être, on le constate, le milieu où se produit de lui-même – ce n’est pas un miracle, quoiqu’il y paraisse – un ordre spontané, c’est-à-dire un ensemble équilibré, compréhensible, accordé, concordant, de valeurs, de formes de pensée et de manières de vivre, repérable comme un consensus culturel plus ou moins dense et plus ou moins serré. A posteriori, l’historien reconnaît les valeurs dominantes,  les significations directrices, le style : l’ordre d’une culture se comprend, il a du sens. C’est le domaine humain  exemplaire  où  l’on  puisse  constater  un  tel  ordre spontané, qu’aimerait tant pouvoir postuler le libéralisme dans tous les domaines où vivent, pensent et agissent des hommes libres.

Cet ordre et sa spontanéité  non calculée, non intentionnelle chez ses auteurs, se comprennent et peuvent s’expliquer.

La culture n’est-elle pas le domaine par excellence où les membres d’une communauté politique exercent leur liberté comme une force naturelle ? Le jeu de ces libertés en acte tend de lui?même vers un équilibre naturel, spontané : une culture. Ces libres forces vivantes ne se développent d’ailleurs pas ex nihilo : une culture vivante recueille les tendances, le poids de toute la culture passée, dont elle intègre l’essentiel et qui tend à orienter, à unifier leur libre développement. Ce sont là deux incitations qui ne suffiraient pas à rendre compte de l’harmonie intérieure, du style qui règne effectivement dans toute culture, de la personnalité qu’elle manifeste. Mais il ne faut pas oublier qu’au sein d’une culture, chacun des individus foncièrement différents qui l’animent  de toute leur liberté créatrice, de toute leur réflexion porteuse de raison cherche, pour s’affirmer et se faire reconnaître, à comprendre et à être compris, à payer la reconnaissance de sa différence par la reconnaissance de la différence d’autrui, dans la recherche de valeurs universelles, génératrices d’harmonie. Nul ne conçoit et ne cherche un ordre donné, mais la somme, l’intégrale de tous ces efforts individuels d’affirmation de soi et de compréhension d’autrui, met en place une culture selon son ordre propre. Une culture, en dernière analyse, c’est un ordre de valeurs qui rend possible une manière de vivre, de s’exprimer, de produire une coexistence comprise et justifiée au sein d’une communauté politique.

Pour éviter toute ambiguïté, signalons que nous distinguons de ce que nous appelons culture, ce que nous appelons, dans notre langage, civilisation, c’est?à?dire l’ensemble des sciences et des techniques qui en assurent l’application. La civilisation, relevant des procédés de la connaissance rationnelle et des structures de l’esprit humain est, en tant que telle, appelée à devenir universelle. Par rapport à elle, seulement, on peut parler d’une histoire unique et d’un progrès universel de l’ensemble des hommes, de l’humanité. La civilisation a atteint un stade universel avec la civilisation de l’Occident judéo-chrétien. Les sciences et les techniques sont des produits de la connaissance rationnelle et non pas des manifestations de la liberté. En raison des conséquences que les techniques peuvent avoir sur les conditions de la vie des hommes, elles sont prises en compte par les mœurs vécues ; mais ni les sciences, ni les techniques ne sont créatrices de valeurs, en particulier, de valeurs morales ou de valeurs politiques. C’est l’affaire de la culture et de la liberté qui l’a créée. (On le voit à l’évidence dans le cas de la contraception ou de la bombe atomique : ce ne sont pas les savants, en tant que savants, qui sont en mesure de résoudre les problèmes moraux et politiques que posent leurs découvertes.)

Une culture est faite de libertés en actes et en œuvres. Il existe donc bien un libéralisme culturel spécifique. Il jouit d’un primat essentiel, ontologique, puisqu’il est vécu, pratiqué avant d’être pensé et bien avant d’être mis en doctrine. La liberté est d’abord affaire spirituelle. Elle existe d’abord dans une culture. Réciproquement, on peut dire que la culture est le témoignage et la preuve de la liberté humaine, la présence manifestée de l’homme.

Le libéral vraiment libéral croit à la liberté parce qu’il croit à l’esprit. Il croit que l’homme est quelque chose de plus qu’une bête, quelque chose de plus que son corps. Il croit que l’homme cherche autre chose que sa seule survie matérielle et même que son simple bien-être, il croit qu’il est impossible à rassasier, parce que toute satiété est matérielle.

Ce primat du culturel est irréductible, irrépressible. Toute culture est liberté vécue dans ses mœurs et dans ses œuvres. Sous le régime totalitaire le plus accompli, si réprimées que soient les manifestations extérieures de la liberté, chacun de ses sujets garde, latente en lui, son humaine liberté, inaliénable, même s’il consent à l’aliéner, irrépressible, même sous la pire répression, irréductible, parce que l’homme est générateur de liberté, liberté en puissance, quoi qu’on veuille, quoi qu’il veuille. C’est pourquoi le totalitarisme, appuyé sur la paresse, la lâcheté, l’envie, ne cesse pas d’être un régime où règnent l’arbitraire, la violence physique et la violence spirituelle, le mensonge : c’est un Etat policier. Une culture subsiste, malgré tout, dans ce désert culturel, parce qu’il est peuplé d’hommes qui ne peuvent pas ne pas penser, sous le couvert d’une culture toute normative et sclérosée, dans le silence menaçant et traversé de cris d’une liberté qui ne peut pas demeurer muette.

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3. A ce primat essentiel du libéralisme culturel s’adjoint d’ailleurs un primat historique. Longtemps, l’unité de la foi avait fondé en Occident une communauté chrétienne qui avait établi, vaille que vaille, une intense communion des esprits. Les dissentiments  concernaient  en général des opinions  individuelles  et demeuraient  d’ordre privé. Mais, à partir du moment où, au XVIe siècle, la chrétienté se rompt, en même temps que la foi chrétienne, en deux et même en plusieurs confessions, les dissensions suscitent et affectent une véritable opinion publique. La rupture de la foi met en question la liberté de croire et, de proche en proche, les multiples formes de la liberté culturelle. La culture réagit sur le politique : les dissensions ébranlent les pouvoirs politiques établis et déchaînent des guerres de religion pour plus de deux siècles à travers l’Europe. Bien avant que le mot même de libéralisme existât, un libéralisme de fait se forme à partir du moment où les mouvements et les doctrines de la tolérance cherchent un remède à tant de maux dans la sauvegarde de nouvelles libertés de croire.

Le libéralisme classique se confond alors avec la politique de la tolérance. Il imposera en fin de compte trois principes décisifs :

1. Le premier, c’est que les acteurs culturels et les acteurs politiques sont des individus. Eux seuls sont par nature doués de liberté et de conscience réfléchie. Eux seuls ont la capacité est, par nature, la liberté de juger par eux-mêmes. Eux seuls, par conséquent, sont capables de décisions, d’initiatives, de responsabilités, de maîtrise de soi.

2. La distinction et la séparation du spirituel et du temporel forment le second principe. Le spirituel est le domaine de la foi, de la relation de chacun à Dieu et à l’éternité ; il pose la question du salut. Etre tolérant, c’est alors reconnaître que le spirituel est une affaire privée qui ne regarde que le « for intérieur » ; il appartient à chacun d’en juger par lui-même et pour lui seul. Le salut de chacun est son affaire propre ; elle ne concerne que lui et lui seul en peut être responsable : sa liberté est précisément le principe de son péché et le principe de sa rédemption. Le temporel est d’un autre ordre : aucune intervention temporelle ne peut assurer ou empêcher le salut d’autrui.

3. On tire les conséquences de cette distinction du spirituel et du temporel en concluant, et c’est le troisième principe, à la séparation de la société spirituelle, par exemple une Eglise, et de la société temporelle, en particulier de l’Etat. Une Eglise est une société toute spontanée, produite par une communauté de convictions religieuses, et pour qui des moyens temporels sont inutiles, puisqu’ils sont sans commune mesure avec ses fins : l’amour de Dieu, la pratique de la foi, la recherche du salut éternel.

La tolérance est d’abord une affaire privée, une relation sociale primitive sine qua non de coexistence. Elle est inscrite dans la relation à autrui dès que celle-ci devient une relation réciproque et que l’autre est reconnu et respecté dans ce qu’il a de propre et de différent, en lui-même et dans ses valeurs. La tolérance est implicite dans le rapport d’homme libre à homme libre dès que se trouvent dépassés le stade du conflit et, avec lui, l’appétit de domination et la passion de la servitude. Elle est la manière de vivre la liberté de la différence et l’inégalité que celle-ci entraîne nécessairement.

La tolérance devient une affaire politique lorsque sont mises en cause les convictions partagées par des groupes considérables dans la communauté, lorsque ces convictions suscitent une opinion publique déchirée par des divergences profondes. Se fondant sur le caractère individuel et privé de la foi, sur l’irréductible différence de nature qui sépare le spirituel du temporel, mettant en œuvre sous diverses formes une séparation entre l’Etat et les Eglises, la politique de la tolérance, que l’on appellera plus tard une politique libérale, organise la protection des convictions religieuses, la liberté de la pensée et de son expression. Elle reconnaît ces libertés comme des droits dans le cadre des lois de l’Etat. Bref, le libéralisme politique se forme et intervient pour protéger un certain état de la culture, une certaine manière de mettre en pratique les libertés créatrices de culture. L’ordre politique libéral reconnaît qu’il existe un ordre culturel spontané et traduit ses valeurs en un ordre politique qu’il adapte aux nécessités de la vie en commun.

Il. LE LIBERALISME POLITIQUE.

Coïncidence  remarquable : le libéralisme  politique, qui naît pour protéger un ordre culturel spontané et pour l’instituer dans un ordre politique, converge avec ce libéralisme politique que l’on considère comme classique et qui naît, à la même époque, lui, de la défense et de la protection des individus face à l’émergence d’un pouvoir souverain de plus en plus puissant et envahissant.

L’ambiguïté du libéralisme politique qui résulte de cette fusion tient à cette double origine et à la confiance qu’il accorde, à la fois, aux individus et à la puissance publique. Cette confiance va de pair avec une méfiance correspondante. A cette même époque, l’Etat moderne se constitue comme un Etat libéral. L’Etat libéral est exclusivement composé d’individus et la puissance étatique, qui s’incarne dans des individus, n’a en face d’elle que des individus. Sa fonction primitive est de servir d’arbitre et de juge. C’est pourquoi elle n’est investie du pouvoir de commander et des moyens de se faire obéir qu’en second lieu et par voie de conséquence. Si la puissance publique reçoit le pouvoir de faire des lois, c’est parce qu’elle est d’abord juge et arbitre et qu’il lui appartient, à ce titre, d’expliciter par des lois générales la Justice au nom de laquelle elle a été invoquée comme arbitre et juge par les individus qui lui ont fait confiance. Être libéral, c’est croire qu’il existe une Justice sous les lois de laquelle des hommes libres peuvent cohabiter et développer leurs aptitudes dans l’ordre et la paix.

C’est pourquoi les philosophes libéraux évitent de traiter la puissance publique de  puissance souveraine : pour  eux, la suprême puissance est subordonnée à une Justice qui ne dépend pas d’eux. Ce scrupule est excessif et, à l’imitation de Jean Bodin, inventeur du concept de souveraineté, qui définissait les limites de la souveraineté et qui requérait du Souverain le serment de toujours agir au nom et en vue de la Justice, nous utiliserons ce concept commode de souveraineté, mais nous l’utiliserons dans un esprit libéral. Nous reconnaissons, dans l’esprit du libéralisme le plus classique, que la puissance politique suprême dans l’Etat, c’est-à-dire la puissance du Souverain, est une puissance absolue, c’est-à-dire que le souverain dispose du pouvoir strictement fonctionnel sans lequel aucun Etat ne saurait fonctionner, de décider en dernier ressort, et quelle que soit la situation d’incertitude, d’ignorance et même d’absence de justification rationnelle où il se trouve amené à prendre sa décision.

Mais ce pouvoir, pour être absolu, n’en est pas moins limité : c’est un principe fondamental du libéralisme politique. Le libéralisme restera marqué par cette conviction qui tourne souvent à l’inquiétude et à la prévention: la crainte de voir un pouvoir illimité rouler d’abus en excès, vers l’arbitraire et la tyrannie, incline certains libéraux vers une politique du soupçon à l’égard du pou­ voir politique en tant que tel. Le libéralisme déviera vers une mise en question de toute autorité politique et, de scrupule en suspicion, déviera d’une déviation mortelle vers l’anarchie.

Mais, pour le libéralisme classique, les limites du pouvoir souverain sont nettement fixées et lui servent de fermes assises. La limite la plus décisive, c’est le principe même qui sert de source, de fondement et de règle à la puissance souveraine libérale et à l’Etat libéral lui-même, c’est la présence d’une Justice qui domine et gouverne les affaires humaines, la libre existence des individus et les relations privées et publiques qui s’établissent entre eux. Quelle que soit sa justification et, pour le libéralisme classique, elle exprime la loi de Dieu et la loi de la raison, elle est reconnue par tous les individus et par l’Etat comme le fondement de la poli­ tique. Limite et règle de la puissance souveraine, la Justice et son maintien dans la sécurité et dans la paix constituent la finalité par excellence de l’Etat et la mission spécifique conférée au pouvoir souverain. L’autorité du Souverain n’est pas une jouissance et un usage, mais une mission de confiance, une charge, un service dans le sens le plus noble du mot. Ce n’est pas un privilège, c’est un devoir.

Dans les limites de cette mission, sous l’égide de la Justice, ce devoir confère au Souverain une puissance immense. Ce n’est pas le pouvoir absolu qu’il faut écarter, mais le pouvoir absolu arbitraire. Pour le libéralisme primitif, le Souverain dispose d’un immense pouvoir dans la mesure où il est raisonnable et juste. Pas au-delà.

Néanmoins, comme dans toute mission, non seulement la charge souveraine peut être plus ou moins bien remplie, mais le Souverain peut même forfaire à sa mission. L’idée de mission implique donc l’idée de contrôle. En cas d’insatisfaction, le pouvoir suprême peut être remis en cause, avec son détenteur, par ceux-là mêmes qui lui ont conféré sa mission. Faute de lois fondamentales, les membres de la communauté politique sont en droit, dit le philosophe libéral, de recourir à la force, de soumettre le Souverain à une épreuve de force. Le libéralisme classique reconnaît la légitimité de la résistance, dans son principe, en cas de forfaiture ; pour sa pratique, ce n’est plus alors qu’affaire de confrontation de puissances et d’opportunités.

Pour éviter le recours abusif à de tels conflits, le libéralisme classique considère que l’idée de mission implique l’existence de lois fondamentales, venues, à force de traditions, du fond des âges et, de proche en proche, de la mise en forme de cette mission, de ses méthodes, de ses limites, sous la forme d’une constitution. Par le moyen de dispositions constitutionnelles, les libéraux se sont plu à diviser la puissance publique selon ses fonctions essentielles exécutive, législative, judiciaire, à établir entre ces pouvoirs des relations d’indépendance, à reconnaître des contre-pouvoirs culturels ou locaux, qui peuvent prendre la forme de groupes de pression. Dans la recherche d’un équilibre qui ne nuise pas à l’efficacité, tout est affaire de répartition des pouvoirs et de mesure. Les solutions ont varié, mais ces idées devenues banales n’ont cessé d’inspirer les régimes qui, jusqu’à nos jours, en assurant à la fois la meilleure garantie des libertés individuelles et l’existence d’un pouvoir aussi fort qu’il est nécessaire à la santé de l’Etat, se veulent libéraux.

En outre, et on ne l’a pas assez remarqué, le libéralisme classique a su associer à un pouvoir politique fort un grand respect de l’individu, de ses libertés, de sa vie privée (de sa privacy), parce qu’il délimitait étroitement les missions qu’il lui assignait : définition, mise en place et garantie par la loi d’un ordre réputé juste, sauvegarde des libertés individuelles et des droits qui leur sont attachés, défense de la communauté politique ainsi ordonnée. Bref le pouvoir politique s’applique exclusivement au domaine politique. Avec une admirable lucidité, John Locke, le vrai père du libéralisme, a bien montré, pour reprendre son langage, que la finalité assignée aux détenteurs du pouvoir suprême, c’est la sauvegarde de la vie, de l’intégrité du corps, de la liberté et des biens de chaque citoyen, bref de ce qu’il a justement appelé d’un terme général « la propriété des biens ». Sans propriété de ces divers biens, qu’il s’agisse de biens physiques, matériels ou spirituels, comme la liberté de la pensée, du jugement, de la croyance, il n’y a pas d’existence humaine individuelle. Cette expression, « propriété des biens », mérite d’être conservée et respectée jusque dans son ambivalence, qui désigne le corps et l’esprit et leur liberté, sans quoi il n’y a pas d’homme. Ce libéralisme est un humanisme.

Toute autre finalité est exclue des missions nécessaires du pou­ voir politique suprême. Au-delà de cette finalité et des moyens qui s’y rapportent, tacent leges, les lois se taisent. Dans le silence des lois, le libéralisme classique installe la pleine liberté du domaine privé : chacun pense et agit comme lui seul, en dernier ressort, le juge convenable, selon l’idée de la Justice et de la charité la plus raisonnable qu’il se pourra faire.

III. LE LIBERALISME ECONOMIQUE.

A peine édifiée, cette doctrine d’un libéralisme exclusivement politique a été dépassée par la marche des événements et par le renouvellement des réflexions doctrinales. Avec la formation des sociétés industrielles, avant même que n’intervienne leur développement accéléré, est apparue la théorie du libéralisme économique, mise en forme de façon éclatante par Adam Smith.

D’un seul coup, le libéralisme économique s’est placé au centre de tous les libéralismes, au point de s’imposer à lui tout seul comme le libéralisme. Aux yeux du philosophe, des hommes d’Etat et des hommes d’affaires, c’est l’économie qui tend à dominer les affaires politiques, culturelles, sociales, et c’est l’économie politique qui leur apporte les solutions qu’elles réclament.

Mon intention n’est pas de traiter pour lui-même du libéralisme économique, mais d’étudier ses rapports avec les autres formes du libéralisme, en raison des conséquences qu’entraînent la pratique et les résultats impressionnants de l’économie libérale.

Les seuls agents économiques que prend en compte le libéralisme économique sont, au point de départ, les individus qui, seuls, disposent d’un pouvoir de liberté et de calcul rationnel. Leur liberté est, à la fois, la marque de leur inadaptation naturelle à un monde caractérisé par la rareté des biens immédiats et par l’insatiabilité des désirs dont ils font preuve : cette double rareté, aussi bien objective que subjective, est inépuisable.

Le libéralisme économique veut montrer que la libre activité des individus appartenant à un ensemble économique déterminé, à une nation, par exemple, s’emploie à assurer la satisfaction des besoins et des désirs de chacun d’entre eux, de la façon qui paraît à chacun la plus rationnelle, disons la plus intelligente, en fonction de la situation de rareté dans laquelle ils se trouvent et des moyens dont ils disposent. Certes le portrait de l’homo œconomicus pré­ sente un schéma simpliste. En chaque individu, la poursuite de ce qu’il considère comme lui étant « utile », « avantageux », comme étant de son « intérêt », est définie par les passions les plus diverses, qui vont du calcul égoïste à la générosité, de l’avarice à l’ostentation, de la parcimonie au luxe, de la concentration sur soi à la charité et au souci du bien public, peu importe. L’« utile » correspond aussi bien aux besoins les plus naturels et nécessaires qu’aux désirs les moins nécessaires et même les plus arbitraires. L’« utile », c’est ce qui profite. La notion de profit est donc essentielle au calcul économique.

De même, l’organisation « rationnelle » des moyens dont dispose chaque individu s’effectue sous la pression des circonstances et va du calcul rationnel et informé au recours plus ou moins heureux à l’imagination, à l’ingéniosité, au bon sens, ou même à un usage stupide, incohérent ou ignorant. Et que de différences dans l’art d’entrer en concurrence avec autrui ou de traiter avec autrui. Peu importe : c’est tout cela le calcul, le travail et la lutte économiques.

La liberté réfléchie du travail et de la lutte des individus entraîne la division du travail et, par voie de conséquences, la formation d’un lieu où vont se développer et s’équilibrer collaborations et compétitions dans la production, les échanges, la consommation des biens. Dans le cadre de l’état de droit qui lui correspond, chaque communauté politique constitue ainsi un marché, lui-même intégré de façon plus ou moins libérale dans un marché international.

Les libertés qui s’affrontent et collaborent dans ce marché jusqu’à trouver un système d’échange et d’équilibre entre elles sont des forces naturelles. Ces forces naturelles sont soumises à des lois naturelles, loi de l’offre et de la demande, loi de la sélection naturelle, qui sont des lois inéluctables. Quand un marché national tente de s’enfermer dans un système autarcique et soumet les processus économiques aux diktats de l’Etat et à la gestion de sa bureaucratie, il subit, malgré tout, de deux façons, le poids des lois économiques : il se comporte globalement comme un mauvais acteur économique, puisque, l’expérience le montre, il n’organise jamais que la pénurie, la répartition égalitaire de la misère, la généralisation du désintérêt et de la paresse. En outre, dans la mesure où il est contraint de maintenir des échanges de survie avec le marché international, il en subit les lois.

Les libéraux considèrent que les activités du marché aboutissent à un équilibre économique, à un ordre qui sanctionne, la chance aidant, les travaux, les luttes, les vertus, les passions de chacun. On le voit, le libéralisme économique, comme le libéralisme culturel, aboutit spontanément à un ordre, à un ordre naturel, alors que le libéralisme politique est amené à instituer un ordre artificiel pour protéger les libertés naturelles des individus et leur permettre de s’épanouir, mais aussi pour les empêcher de dévier et les rendre compatibles entre elles au sein de la communauté politique. Celle-ci est aussi le produit d’une constitution artificielle qui encadre et ordonne les manifestations naturelles de la vie sociale. Sur cette divergence décisive, le libéralisme classique va buter.

Certes, cet ordre économique spontané, naturel, est composé de désordres qui tendent à se résoudre et à renaître sans cesse ; cet équilibre est toujours instable et provient de déséquilibres qui tendent à se compenser. Cet ordre est plutôt une tendance à un ordre toujours remis en question. Il faut le considérer dans la longue durée, car cet ordre imparfait n’est ni stable, ni définitif ; il se développe, semble-t-il, selon un rythme cyclique où les périodes de prospérité alternent avec les périodes de récession. Il est marqué de crises, il est fait de crises.

D’où ces crises proviennent-elles ? Les unes pourraient provenir des résistances internes à l’adaptation des processus économiques entre eux ; d’autres auraient pour origine des chocs venus de l’extérieur, qu’il s’agisse de bouleversements techniques, de brutales transformations dans la production des matières premières, du surgissement de nouveaux marchés ou de nouveaux concurrents, de la modification des mentalités, ou, simplement, des intrusions politiques, qui, celles-ci, peuvent venir de l’extérieur, mais aussi de l’intérieur.

Ces dernières feront l’objet de notre réflexion : elles concernent les rapports de l’économie et du politique d’un domaine où l’ordre naît spontanément avec un domaine où l’ordre est construit artificiellement.

Collaboration et compétition incitent, en effet, les agents individuels à s’associer et à former des groupes économiques puissants.

Vient un moment où l’efficacité, l’ampleur, la puissance de ces groupes se convertissent en puissance politique, pervertissant la concurrence au détriment  des agents individuels et des petits groupes ; ainsi se forment des cartels, des trusts, des monopoles qui perturbent la vie économique au point de provoquer l’arbitrage de la puissance publique la plus libérale.

Des perturbations du même type se produisent lorsque se constituent, à cheval sur l’économique et le social, des groupes de pression qui se donnent  pour tâche la protection de catégories sociales d’agents économiques, les patrons, les cadres, la main?d’œuvre ouvrière : la puissance des syndicats associés en confédérations est devenue, qu’on le veuille ou non, politique au plus haut point, depuis qu’elle est devenue capable d’infléchir ou de bloquer l’activité d’une  branche particulière de l’économie ou même celle de la nation  tout entière.  La nouvelle structure « mérécratique » des nations industrielles contemporaines, le fait que les véritables citoyens, les citoyens efficaces, tendent à devenir des groupes, « des parties », des factions, et non pas des individus, pose à l’Etat libéral l’un des plus grands problèmes qu’il ait à résoudre ; nous nous consacrerons à son étude. Au sein de l’économie, les groupes syndicaux sont aussi efficaces et parfois perturbateurs que les groupes économiques ou financiers. Mais ils ajoutent une perversion supplémentaire chaque fois que leur logique cesse d’être une logique économique de profit et de croissance pour devenir la défense d’une catégorie sociale d’individus, sans que les nécessités de l’économie soient prises en compte.

Cette fois, la puissance politique de l’Etat n’intervient pas seulement comme arbitre et comme garant de l’état de droit, comme défenseur de la liberté économique bien comprise : l’Etat est directement mis en cause, directement menacé. C’est, non seulement, la santé de l’économie, c’est la vie de la nation qu’il a à régler et à sauvegarder. Il est de taille à le faire. L’Etat moderne est en principe le plus puissant de ces groupes de pression. N’a?t?il pas, par définition, le monopole légitime de la puissance publique, de la violence publique ? Il est en même temps, même s’il s’agit de l’Etat le plus libéral d’une grande puissance économique, ne serait-ce que par le droit qu’il s’arroge de battre monnaie, par l’immensité du domaine public qu’il possède, par l’immense richesse qu’un Etat fait fructifier ou dont se servent les grands services publics devenus traditionnels. Qu’un Etat opère ainsi pour rétablir la liberté des activités économiques jugées fonctionnelles, pour mater, diviser ou équilibrer des groupes de pression, des factions économiques ou sociales, qu’il le fasse pour garantir le respect de l’état de droit, qu’il le fasse en vertu de quelque idéologie dominante, voilà encore la liberté naturelle du processus économique mise en question, ainsi que l’ordre auquel il tend à parvenir spontanément, car l’ordre économique spontané ne correspond pas nécessairement à l’ordre politique souhaité. Voilà imposé le problème de l’intervention du pouvoir politique de l’économie et la tendance de l’économie vers un auto-équilibre, suspecté, perturbé, corrigé.

On trouvera cet ordre bien désordonné : les libéraux répondent que les crises qui se produisent sont des crises de réadaptation, qu’il s’agisse de crises cycliques ou de crises provoquées par la brusque irruption dans le processus économique des conséquences des événements extérieurs à l’économie et qui jouent, par rapport à elle, le rôle des hasards de l’histoire. On trouvera que cet ordre se détraque lorsque, pour des motifs sociaux, culturels, politiques, des factions prétendent soumettre l’économie à leurs exigences et bouleversent les conditions du marché sans tenir compte des nécessités naturelles de son fonctionnement et de son bon rendement. Les libéraux répondent que la nature des choses, c’est?à?dire le jeu, à la longue, irrépressible de la liberté économique, finit toujours par l’emporter et que les lois du marché ne cessent pas de jouer pour autant. Ils montrent que de pareilles intrusions mènent à un désordre artificiel dont les effets pervers sont de plus en plus emmêlés et de moins en moins maîtrisables : ces intrusions contre nature ouvrent sur la décadence économique et la misère généralisée, comme l’expérience historique le montre. Pour les libéraux, la seule issue est la reprise d’une action libérale menée par un gouvernement libéral capable de poursuivre ses objectifs culturels, sociaux, politiques, sans prétendre contourner ou contrecarrer les lois naturelles du marché, mais, au contraire, en s’en servant, en se servant des nécessités fonctionnelles de l’économie.

La première preuve, la preuve essentielle de l’existence d’une tendance spontanée vers un ordre économique naturel, c’est que, seule, jusqu’ici, dans l’histoire, l’économie libérale a réussi à assurer sur la longue durée, la croissance globale de la richesse des nations qui ont été capables de s’y livrer, en même temps que l’élévation du niveau de vie moyen de leurs habitants. Cette croissance globale, due à l’initiative, à l’entreprise, à la liberté économique des individus, est apparue comme la seule façon capable d’élever le niveau de vie des plus misérables, des plus incompétents, des plus inaptes à exercer eux-mêmes une activité économique réfléchie. L’expérience historique des pays industriels d’Occident le montre à l’évidence : on peut parler à ces divers niveaux d’un progrès économique. La grande étude de François Simiand sur la France de 1814 à 1914 en apporte une remarquable confirmation.

La seconde preuve, c’est que cette tendance à l’ordre est naturelle et que cet ordre est, comme on l’a dit, spontané. On constate, d’une part, que cette constante tendance à la réadaptation, au rééquilibrage, à la remise en un ordre global, personne ne la cherche, ni les individus, ni les groupes de pression, toujours à la poursuite de leur intérêt propre, et que les Etats s’en montrent bien incapables : les crises se résolvent et les situations se rétablissent sans eux et même malgré eux. Les problèmes globaux les dépassent comme ils dépassent le cadre d’une seule nation.

La seconde preuve du caractère spontané de ce mouvement immense, c’est que nul ne sait ou ne saurait l’organiser. Nul n’en est capable, ni les individus, ni les factions, ni les puissances publiques. En effet, au-delà de la mise en évidence de quelques lois élémentaires, il y a beaucoup de théories, d’innombrables modèles, beaucoup de prétentions mathématiques, mais il n’y a pas de véritable science de l’économie et, par conséquent, pas de technique qu’on en puisse déduire. Hélas, l’expérience le montre bien. Ce n’est pas assez de dire que les affaires économiques sont d’une extrême complexité qui n’a point été encore débrouillée, ou que l’enchevêtrement des actions et des réactions, inséparables du contexte social, culturel, politique, historique est tel que la moindre intervention entraîne des effets secondaires imprévus et souvent perturbateurs, qui échappent à l’acteur initial et qui n’apparaissent qu’a posteriori à l’observateur. C’est que l’économie met en jeu la liberté des acteurs économiques et leurs imprévisibles réactions, sans oublier que ceux-ci vivent autant de biens à venir et de crédits que des biens et des activités présents ; ils prennent en outre des risques calculés en fonction de leurs passions. On peut toujours rendre compte de ce qui s’est passé, on ne saurait prévoir scientifiquement à échéance ce qui se passera dans le domaine de la liberté. On prend seulement le risque de le supputer et  d’imaginer  des probables.  Comme  le montrait  si bien Kant, il n’y a pas de science de la liberté. Au-delà du calcul des probabilités, si incertain en pareil domaine, il n’y en a pas davantage de la chance qui, dans les affaires humaines, compte bien pour moitié dans l’événement à venir. Ni le calcul des probabilités, ni la prospective n’ont encore donné une science de l’économie à nos gouvernants.

Que nos savants me pardonnent. S’il y avait une science économique, cela se verrait dans la conduite des affaires humaines. En revanche, l’activité économique et la politique sont affaires, d’une part, de clarté d’esprit, de bon sens, de prudence et, d’autre part, d’expérience des affaires et de connaissance de la nature humaine : ce sont déjà des exploits infiniment respectables de faire preuve de telles vertus d’esprit et de telles vertus de cœur. Que l’histoire des fausses manœuvres, des cafouillages et des échecs de nos dirigeants, dès qu’ils oublient les lois du marché, nous soit un avertissement : nous les voyons le plus souvent dépassés par l’événement. Chanceux sont ceux qui viennent au moment où les choses s’arrangent à peu près d’elles?mêmes. La nature des choses l’emporte presque toujours sur les artifices et sur les politiques volontaristes en matière d’économie. En revanche, rien n’est plus facile, par des manœuvres malencontreuses, oublieuses des réalités économiques et de leurs lois, que de perturber la suite des événements, d’introduire le désordre et de provoquer la pénurie.

Les libéraux pensent que la tendance à l’ordre l’emporte dans une économie en liberté. La politique libérale de l’économie a, en conséquence, pour mission de se servir de l’économie et, pour cela, de faciliter les réadaptations de pousser l’économie dans son sens, dans la voie de la croissance la plus régulière et la plus équilibrée, de contenir ses mouvements trop brutaux ou trop rapides, générateurs de distorsion et de désordre, d’assurer à la concurrence un caractère mesuré et raisonnable qui la rende efficace, de jouer le rôle d’arbitre propre à transformer les luttes économiques sans merci en compétitions réglées par le droit. Les interventions de la puissance publique libérale doivent assurer la liberté des acteurs économiques primaires, au nombre desquels l’Etat doit compter le moins possible ; elles doivent avoir pour but de sauvegarder le développement efficace des processus économiques. Facilitations, arbitrages, contrôles, incitations, dans le sens de la nature des choses : telles sont les méthodes d’une politique libérale qui se donne pour principe : la meilleure politique libérale en économie, c’est celle qui intervient le moins.

IV. POLITIQUE ET ECONOMIQUE.

En tout cas le libéralisme économique assigne cette tâche au libéralisme politique, si celui-ci se donne, en particulier, pour fin, la croissance économique la plus régulière, l’élévation du niveau de vie moyen, l’amélioration des conditions d’existence des plus défavorisés, en un mot la prospérité et la richesse de la nation. Mais cet ordre économique spontané n’est pas nécessairement le seul but du libéralisme politique, ni même tout à fait un but compatible avec ses autres buts et avec les autres formes du libéralisme. Car, après tout, il ne s’agit pas seulement d’être riche, ni pour un individu, ni pour un Etat. N’y a-t-il pas une incompatibilité profonde entre le libéralisme économique et le libéralisme culturel, en particulier avec les valeurs morales et spirituelles de celui-ci ? N’appartient-il pas au libéralisme politique de trancher ?

Laissons les économistes optimistes et les pessimistes disputer sur les coûts et les perspectives du devenir naturel de l’économie, sur l’évolution des taux de croissance et l’avènement des sociétés d’abondance dans les nations industrielles modernes. Laissons?les se demander si cette notion d’ordre spontané entraîne avec elle l’idée d’un progrès global.

Il est trop évident désormais que le succès d’une politique se mesure, de plus en plus, au taux de la croissance économique de la nation, au degré d’abondance auquel elle parvient. Elle se présente comme une politique des niveaux de vie, comme une politique de la production, de la consommation, comme une politique de la richesse. Bref, une politique se détermine, par le temps qui court, pour des raisons économiques, se définit en termes économiques, et s’apprécie, au prorata de ses succès économiques. Elle tend à devenir une politique de la puissance économique. Ainsi, peu à peu, tout le libéralisme se met à tourner autour du libéralisme économique aussi bien pour les hommes d’Etat et pour la classe politique que pour l’opinion publique.

Pour un peu, le libéralisme économique absorberait en son sein le libéralisme culturel et le libéralisme politique. Ils ont, en effet, en commun, un mot, le libéralisme, une valeur, la liberté, et une volonté,  la  volonté  de  non?intervention,  ou  d’intervention minima de l’Etat, dans les affaires des individus. Le libéralisme économique et le libéralisme culturel croient, en commun, à la spontanéité d’une mise en ordre des libres activités de chacun et de leurs résultats.

Mais il faut aussi observer que l’économie incline, par nature, à n’être pas fidèle à la source de tout libéralisme, la vie de l’esprit et l’art de la culture. Les fins de l’économie sont la richesse des nations et la richesse des individus. Les valeurs de l’économie sont des biens matériels ; ses calculs portent sur des techniques matérielles, sur la propriété, la production, l’échange, la jouissance des biens matériels. Ces biens matériels, qui sont, en principe, des moyens d’existence, sont bien souvent pris pour des fins et pour des fins suffisantes. Nos oreilles retentissent encore de cette dénonciation classique de la monnaie, en quoi se matérialisent les besoins et les désirs de l’homme et en quoi il finit par s’aliéner lui-même. On se plaît à dire que chaque homme est ainsi identifié aux biens matériels dont il est propriétaire et qu’il est, par-là, intégré au marché, soumis à ses lois, donc qu’il est à vendre et à acheter. L’homme, agent économique, n’aurait plus une valeur, mais simplement, un prix.

Accordons volontiers à l’économique son caractère essentiel, ainsi qu’à l’activité économique le fait que les dons de la nature ne suffisent ni à faire survivre ni à rassasier : l’homme est, par nature, non seulement inadapté à son environnement, mais il est insatiable. Il se trouve dans la nécessité d’adapter son environnement à ses besoins et à ses désirs et de collaborer avec autrui, afin d’exploiter les ressources naturelles, à force de travail et d’intelligence, à force de liberté réfléchie et raisonnable, et de triompher de la pénurie objective des choses. Plaidons plus      encore : les hommes, en tant qu’ils sont des hommes, n’ont-ils pas non seulement le désir, mais l’obligation, de s’assurer une abondance et des commodités d’existence suffisantes pour jouir de ce loisir, qui est le seul lieu où peuvent s’épanouir la vie de l’esprit, progresser les sciences et les techniques et se former une culture ? Mais reconnaissons ici le prix qui risque d’être payé : la déshumanisation menaçante, la réduction des rapports humains à des rapports économiques et techniques, la dégradation matérielle qui suit de cette déviation. Installé au premier rang par la nécessité, je veux dire par la rareté et par l’urgence, le libéralisme économique oublie le libéralisme culturel, pire, il l’écrase sous les exigences matérielles. Et bientôt, au nom de la faim, de la soif, du confort, du mieux-être physique, de l’anxiété du lendemain, l’économie libérale, elle aussi, tend à soumettre la politique, et même la politique libérale, à ses fins et à ses exigences.

Il ne faut pas, cependant, que le libéralisme politique soit subordonné au libéralisme économique et que l’on en vienne à appeler libéralisme ce qui n’est qu’une politique de l’économie ou tout, le culturel, le social, le politique, se mesurerait en termes économiques. Cette emprise est corruptrice et même dévastatrice.

Il faut que le libéralisme politique retourne à sa terre natale, à son inspiration, le libéralisme culturel, qui affirme le primat des valeurs de l’esprit, qui restitue à l’homme son véritable sens, qui est d’accomplir au plus haut point ses dons, en vertu de sa liberté, de ses capacités créatrices, de sa puissance de réflexion, dans le respect d’autrui. L’homme y retrouve sa fonction d’homme, le citoyen, son office, qui sont, l’un et l’autre, d’abord, d’obligation. L’Etat y récupérera sa véritable finalité, qui est de protéger et de servir la liberté, d’arbitrer entre les hommes libres et de rendre possible l’épanouissement autonome de chaque citoyen au plus haut point de ses vertus créatrices.

L’économique y retrouvera son véritable rang, et sa fonction, qui est, certes, une fonction sine qua non. Rang qui peut devenir le premier, mais, même alors, sous condition, s’il advient une période de pénurie telle qu’il s’agit seulement de survivre, dans la détresse et la nécessité, telles ces périodes de famine où, et alors seulement, la règle devient : à chacun suivant ses besoins. Rang normalement subordonné, dès que la production dépasse dans l’Etat les besoins vitaux et, a fortiori, dans une situation d’abondance. L’économique n’est plus alors que ce qu’il doit être, le moyen de conditions d’existence à l’aise, où les conditions de vie humaine sont assurées au plus déshérité, où le loisir devient possible, je veux dire le loisir vrai, la scholè des Grecs, ordonné en vue de la culture et de l’excellence de l’homme, et non pas ce pseudo loisir consumé en distractions et en divertissements, en fait abandonné au farniente. Alors on ne consomme pas, on se consume. Le loisir n’est pas l’absence de travail : il est, au-delà du temps de travail consacré à la satisfaction de ses besoins vitaux, le temps devenu disponible pour travailler à réaliser, sous quelque forme que ce soit, sa vocation d’homme.

Culture d’abord. C’est au niveau de la culture que se découvre le bon usage du libéralisme, le libéralisme en esprit, qui ordonne tous les autres.

V. CULTUREL, ECONOMIQUE ET POLITIQUE

L’ordre économique spontané entre tout particulièrement en conflit avec l’ordre des valeurs qui définit notre culture, cet ordre culturel incarné dans nos traditions et dans nos mœurs, en particulier sur la question des inégalités extrêmes, qui est devenue, à notre époque, un scandale.

Certes, la lutte économique se passe selon les lois naturelles de l’économie et dans le cadre d’un état de droit, que l’Etat moderne fait respecter au nom d’une justice politique. Néanmoins, le libre jeu de la concurrence et de la sélection institue une véritable guerre économique de chacun contre chacun et multiplie à l’infini les inégalités naturelles, les inégalités de situation, les inégalités de chance aussi bien que les inégalités des mérites. Ces inégalités créées par la guerre économique vont de l’extrême richesse à l’extrême misère. Lorsqu’on en discute, il ne faut pas oublier que cette guerre se livre, non seulement entre les individus, mais aussi entre les groupes de pression économiques et sociaux et même entre les nations.

L’échelle des profits et des pertes, d’un extrême à l’autre, représente, bien entendu, une sanction, conforme au droit en vigueur dans l’Etat, des activités de chacun. Ces activités résultent de leurs aptitudes  naturelles, de la nature de leurs passions, que nous avons appelées déjà des vertus ou des vices de l’esprit ou du cœur, de la culture qu’ils ont été capables d’acquérir, de leur travail, de leurs efforts, assortis d’un  coefficient de chance ou de malchance.

Nous n’entreprendrons pas de discuter la répartition des rémunérations, suivant la nature des mérites et des activités, ou le bien?fondé et le poids des inégalités de situation dues à l’appartenance initiale à telle famille ou à tel milieu. Ces répartitions, dans leur apparent arbitraire, sont inéluctables dans n’importe quel régime et à n’importe quelle époque, dans n’importe quelle culture. Nous ne mettrons pas en question la justification des revenus tirés des biens meubles et immeubles possédés ou l’impact de telles rentes de situation. Il y a des professions mieux payées que d’autres, à mérite apparemment égal, des commerces plus rentables que d’autres, des inventions qui suscitent des fortunes, d’autres qui sont mal exploitées. La chance, la mode, le moment, provoquent des disparités incontrôlables. Et surtout, la répartition des profits et des pertes s’inscrit dans les traditions d’une culture reçue ; elle se modifie, se corrige au rythme des transformations des mœurs ; elle est justifiée, d’une façon toute contingente, certes, par la culture ambiante ; elle évolue avec elle. Elle représente un équilibre provisoire et toujours contestable, en effet, entre l’ambition des uns et l’envie des autres, entre le désir de posséder et le désir de dominer, un équilibre de passions au cœur d’un équilibre de mœurs. Et nous ne parlons pas du désintéressement de quelques-uns et de leur dévouement exclusif à une tâche de culture. Cette répartition selon la « justice distributive » du moment est toujours relative, toujours historique ; elle est toujours critiquable, comme le serait n’importe quel autre principe de distribution. La part de chance qu’elle comporte, qui intervient pour une bonne moitié dans les affaires humaines, pour le redire avec Machiavel, jouerait toujours, quel que fût le principe de distribution, en en rendant la discussion plus fragile encore. A ce niveau, il faut savoir doser avec prudence le scepticisme et le cynisme. Ce n’est pas à ce niveau que se situe le conflit le plus scandaleux entre l’économie libérale et la culture libérale.

Ce n’est même pas au niveau de la possession d’une extrême richesse, si l’on veut bien se débarrasser des mouvements inspirés par une trop fréquente envie. D’abord  parce que les grandes richesses se sont constituées conformément aux mœurs régnant à l’époque, elles ont été acquises conformément aux règles du droit du temps, la chance aidant ; et depuis, il y a eu cette prescription qui renforce le droit au fur et à mesure que dure la longue possession. Ensuite parce que le nombre actuel des très riches est infime et que la redistribution de leurs biens serait sans conséquence sociale sensible. Ces grandes richesses sont d’ailleurs fragiles et difficiles à conserver, car elles sont des proies faciles et spectaculaires pour la politique financière des Etats ; elles sont fréquemment victimes d’héritiers prodigues ou incompétents. Enfin, on peut disputer à l’infini des bénéfices que la nation retire de la présence de grandes fortunes, seules capables d’exercer, on le voit clairement de nos jours, dans la diversité, des devoirs d’état et un mécénat en tous genres, dont la puissance publique est bien incapable, et dont la nation tire un immense profit.

Ce qui est en question, ce qui provoque le scandale, c’est l’extrême misère dans laquelle tombent pêle-mêle les vaincus de la lutte économique, les mal doués, ceux qui manquent des aptitudes intellectuelles et morales nécessaires pour l’affronter, les imprévoyants, les paresseux, les incapables, et aussi, hélas, ceux que handicapent des infirmités ou le grand âge, sans compter enfin les victimes de la malchance. La tradition considérait assez volontiers les misérables comme les victimes de leurs propres défauts ou de leur impéritie, donc comme les responsables de leurs échecs. Tantôt  on admettait  qu’ils n’avaient  pas eu de chance, tantôt on les traitait (ainsi Hegel, par exemple, ou Locke) comme une population résiduelle inévitable, formée d’individus sans travail ou sans qualification, nécessaire à l’élasticité de la vie économique, comme un réservoir de main-d’œuvre éventuelle.

C’est  cette misère extrême,  inhumaine,  dont  les meilleurs d’entre les hommes sont incapables de sortir par eux-mêmes, qui se  révèle  scandaleusement  incompatible  avec  les exigences morales de notre temps, avec le respect que l’on doit, dans notre culture, à la dignité de l’homme. Cette misère doit être secourue, assistée, et des conditions de réadaptation doivent être assurées à tous ceux qui sont capables de mener une existence autonome et responsable. Il n’est pas question de rechercher qui est fautif, qui est responsable, ou quelle est la part de la chance. La misère ne peut pas être admise comme une sanction.

Les exigences de la morale, de la culture, l’emportent ici, à tout prix, sur les pressions de l’économie et assignent une nouvelle mission à la puissance publique la plus libérale. A elle de prendre en charge le sort de ceux qui sont tombés trop bas, ou pour qu’ils survivent dignement, ou pour permettre à certains de surmonter un handicap infranchissable par eux seuls.

L’affrontement est radical entre le fonctionnement naturel et libre de l’économie et l’ordre culturel ambiant avec ses exigences morales. Sur quel fondement  la puissance  publique  va-t-elle appuyer sa nouvelle politique ? Ne serait-on pas en présence d’un problème de Justice que le libéralisme politique n’avait  point encore rencontré dans sa définition et sa pratique de la Justice politique, fondatrice de l’état de droit ?

Un vocabulaire nouveau s’est introduit [3], on ne parle plus de Justice, ou de Justice politique : on parle de Justice sociale et beaucoup en parlent frénétiquement.

Avant de traiter de l’Etat libéral, c’est le problème de la Justice du libéralisme de notre temps qu’il nous faut maintenant essayer de résoudre : à côté du libéralisme culturel, du libéralisme politique et du libéralisme économique, les mettant en harmonie et faisant, pour ainsi dire, leur synthèse, ne faut-il pas mettre en place et fonder un libéralisme social ?

CHAPITRE V

UN LIBERALISME SOCIAL

Sous le nom de libéralisme social, il s’agit de déterminer et de fonder les principes d’une Justice, née du conflit actuel du libéralisme culturel, tel qu’il s’inscrit dans la culture de notre temps, au sein du monde occidental, avec ses exigences morales et humaines, et du libéralisme économique, avec ses nécessités fonctionnelles, mais aussi avec ses crises, ses perversions et ses excès inscrits dans ses résultats. Il appartient à un nouveau libéralisme politique d’accomplir une mission plus ample, capable d’accorder, d’harmoniser, autant que faire se peut, la culture et l’économie, sous le signe d’une nouvelle conception de la Justice et de ses limites.

1. LA JUSTICE POLITIQUE.

Pour les libéraux, qui sont les héritiers directs de la tradition antique et de la tradition chrétienne, la Justice est l’ordre propre des affaires humaines, le système des rapports de droit qu’il convient de maintenir entre les hommes au sein de la communauté politique, pour en assurer la sécurité, la paix, l’harmonie. La conception de cet ordre harmonieux, qui correspondait chez les Anciens au Kosmos, à l’ordre harmonieux de l’univers, à retrouver et à instituer dans le monde des hommes, dans la Cité, s’appuie, chez les chrétiens, dans des proportions variées, mais d’ordinaire conjointes, sur la loi divine, c’est-à-dire sur les commandements de Dieu, et sur la loi de la nature humaine, qui est la loi de la raison appliquée aux conditions d’existence des hommes, tels qu’ils sont, avec leur capacité à faire de leur liberté un bon ou un mauvais usage, au sein d’une communauté politique, dans laquelle ils ne peuvent pas ne pas vivre.

Puisque les libéraux croient que les hommes, en tant qu’individus, peuvent être autonomes – ne sont-ils pas capables d’être libres, vers le bien ou vers le mal, et raisonnables ? – l’ordre juste n’est plus pour eux un ordre au contenu universellement déterminé dont la science (c’est-à-dire, en vérité, la métaphysique) permettait jadis de dire à chacun ce qu’il devait faire pour être juste, c’est-à-dire pour accomplir pleinement sa fonction propre, pour réaliser ce qu’il y a de propre en sa nature.

La Justice pour les libéraux, est une Justice politique. Elle est une Justice formelle qui définit les lois que des hommes libres et raisonnables, qui coexistent au sein d’une communauté politique, doivent respecter afin d’être en mesure, chacun pour soi et chacun avec les autres et dans le respect d’autrui, de développer leurs aptitudes et leurs vertus propres. A chacun de prendre en compte, à sa façon, les principes qui constituent, la nature de l’homme étant ce qu’elle est, les conditions minima de coexistence d’hommes imparfaits, capables de liberté et de réflexion raisonnable, au sein d’une communauté politique, quelle que soit la culture historique à laquelle ils appartiennent.

En fait, on retrouve ces principes sous une forme ou sous une autre, depuis Aristote et les juristes ou les stoïciens romains, jusqu’aux philosophes du droit naturel, au XVIe siècle, et même chez un sceptique comme Hume ou chez un positiviste juridique comme Kelsen ; seuls les fondements et les interprétations changent. Et cela précisément parce que ces principes constituent les conditions rationnelles minima de coexistence d’hommes capables de liberté et de raison ; parce qu’ils correspondent à la nature des affaires humaines ; parce qu’ils traduisent la force des choses humaines. Ils s’adressent à des hommes de bonne volonté et de bonne foi, à des hommes qui veulent bien s’efforcer d’être raisonnables. Il faut rappeler ces trois principes établis par les juristes romains, qui ont traversé les siècles de notre culture occidentale.

La règle neminem laede, ne fait pas de mal à autrui, renonce à nuire à autrui, fonde la sociabilité sur un calcul raisonnable et met en fait en pratique l’essence sociale inscrite dans la nature de l’homme. La coexistence en société réclame la bonne volonté de ne pas faire la guerre à autrui, la maîtrise d’une naturelle insociabilité, d’un penchant naturel à nuire à autrui pour mieux assurer sa propre existence. C’est une volonté de paix. Elle semble la décision première, la volonté de vivre en société avec d’autres hommes, la manifestation d’une sociabilité réfléchie. Elle ne peut s’exprimer que si chacun des associés est défini par ce qu’il possède, par la propriété qu’il a de son propre corps, de sa liberté et des biens extérieurs dans lesquels elle s’incarne. Elle n’est d’ailleurs qu’une  règle négative : c’est la volonté de n’être pas « méchant ».

C’est pourquoi les juristes romains avaient une fois pour toutes défini une seconde règle : suum cuique tribuere. Cette règle veut que pour chacun soit déterminé et attribué ce qu’il lui appartient en propre. Ce qui veut dire qu’il n’y a pas de société possible sans que soit défini un droit de propriété. Règle qui a traversé les siècles jusqu’à la définition du libéralisme politique, sur les bases établies par Hobbes, puis par Locke lui-même :  Where there is no propriety, there is no justice. Toutes les attaques contre le principe de la propriété ne sont que fariboles incompétentes et irréalistes.

En vérité, c’est la troisième règle qui donne un contenu positif à la sociabilité : alteri nefeceris quod tibi fieri non vis, c’est vraiment la règle de la sociabilité, non pas l’égalité, qui est une relation quantitative inapplicable sans interprétation, mais la réciprocité, la définition positive de la Justice – celle qui assure le fonctionnement effectif et efficace de l’association.

Ces trois règles constituent un credo minimum [4] qui tient à l’essence même de l’homme, à son essentielle « insociable sociabilité » d’individu libre et raisonnable. Hors de ces principes libéraux, qui assurent à la liberté ses conditions d’expression, ce n’est que désordre anarchisant et retour à la lutte de chacun contre chacun ou bien servitude imposée par les despotismes – tyrannie ou totalitarisme – qui réduisent l’existence des hommes à celle des bêtes. Ce credo minimun en une Justice politique s’inscrit dans le loyalisme inspiré par le dévouement à la patrie affirmée, en un consensus profond, par la culture historique de la nation. Ainsi, à chaque Etat, appartient la Justice politique qui lui est appropriée.

Nous retrouvons ainsi une seconde justification à la qualification de cette Justice comme Justice politique. N’est?ce?pas la tâche primitive et essentielle de la Puissance publique libérale de servir d’arbitre et de juge entre les individus selon l’usage qu’ils font de leur liberté et, pour cela, de dire le juste et l’injuste, de dire le droit par la loi et d’en assurer la garantie et la défense ? La Justice politique est le principe de la mise en place d’un état de droit au sein duquel les libertés des individus sont transformées en droits, c’est-à-dire, limitées mais assurées et garanties au sein d’un ordre juridique, au sein d’un ordre réputé juste.

C’est la mission fondamentale de l’autorité politique de faire régner la Justice en transformant la liberté réfléchie et raisonnable, l’obligation de chaque femme à la liberté, en un droit du citoyen, un droit formel égal pour tous. Arbitre, législateur, juge, garant, défenseur, voilà pour le libéralisme classique, la fonction politique par excellence de la Puissance publique. Les fonctions qu’elle se donne de surcroît n’ont d’autre fin que d’en assurer le plein exercice.

Il. LA JUSTICE SOCIALE.

On a voulu justifier les missions nouvelles de l’Etat contemporain en invoquant, au-delà de cette Justice politique traditionnelle, une nouvelle forme de Justice qui serait la vraie Justice, la Justice sociale.

On invoque bien souvent la Justice sociale comme une évidence et comme une idée claire et distincte. En réalité, l’idéologie de la Justice sociale développe quatre thèmes majeurs plus ou moins confusément rassemblés : l’égalité réelle entre les hommes, la solidarité collective, l’assistance universelle, l’Etat tutélaire, le tout à partir d’une conception de l’homme empruntée à l’économie politique. Mais l’homme de l’économie politique n’est-il pas un homme très partiel, très abstrait et très déformé ?

Egalité réelle

Revendiquer l’organisation d’une égalité réelle entre les hommes, c’est, en effet, insister sur les conditions matérielles de l’existence humaine, celles pour lesquelles la notion d’égalité réelle a vraiment un sens : l’homme est présenté dans son appartenance à une espèce (animale) ; c’est son existence spécifique, son existence générique, la même pour tous les hommes, par définition, qui, seule, est prise en considération. Elle se définit par la satisfaction des besoins vitaux de l’individu et de l’espèce : ses besoins sont concentrés autour des besoins du corps, ce sont des besoins matériels : nourriture, habitat, vêtement, santé, loisir, entendu au sens de repos et de farniente. On peut à la rigueur extrapoler le loisir en éducation et en divertissement, à condition que l’objectif de cette éducation soit l’égalité de tous et celui du divertissement, le divertissement de masse. La revendication d’égalité est plus exigeante que la maxime dont elle a pris la succession : « A chacun selon ses besoins. » Celle?ci, dans son optimisme simple et naïf impliquait une société d’abondance naturelle où la diversité des désirs, nourris de liberté, pourrait être satisfaite dans une aisance généralisée. En même temps que les besoins vitaux, ce seraient les besoins répondant à la diversité des talents qui trouveraient satisfaction.

En revendiquant une égalité réelle, la Justice sociale se place à un point de vue bien plus pessimiste. Car elle s’affirme comme une idéologie de lutte contre les résultats inégalitaires de la vie culturelle et économique. Comme toutes les idéologies du besoin, elle sait que les désirs humains sont insatiables. Elle s’installe délibérément dans une économie de la rareté et même de la pénurie. Les systèmes de distribution totalitaires montrent  bien à quel point ils se désintéressent de l’abondance et même comment ils la tournent en dérision, en lui opposant les vertus de la frugalité. La Justice sociale est plus efficace dans la misère que dans l’abondance : elle est plus juste entre des pauvres qu’entre des riches. Elle s’impose d’elle-même  lorsque la pénurie est telle que les besoins vitaux sont difficilement couverts.

En privilégiant l’égalité réelle, l’idéologie de la Justice sociale s’oppose à la liberté et à ses œuvres. Si elle s’installe si aisément dans la pénurie, c’est qu’en mettant en question la liberté, elle exprime sa méfiance envers le travail, manifestation essentielle de la liberté et condition sine qua non de l’abondance. En opposant la Justice de l’égalité réelle aux œuvres et aux conséquences inégalitaires de la liberté, elle condamne une Justice proportionnée aux travaux, aux œuvres, aux mérites.

Pour  mettre  en place une égalité réelle, une vraie Justice « sociale », l’égalité des droits formels ne suffit manifestement pas. La distribution autoritaire des biens en quantités égales n’en garantit même pas à elle seule le bon usage. L’égalité des conditions de travail n’assure pas la qualité de l’œuvre produite et le succès de l’entreprise.

Il y a beau temps que nos idéologues de la Justice sociale ne se contentent plus de l’égalité des chances.

Celle-ci se heurte, en effet, à de graves difficultés de mise en œuvre. L’égalité des conditions  d’éducation est pratiquement irréalisable : il faudrait en revenir à l’utopie platonicienne et extirper chaque individu de sa famille, de son milieu social et du micro?climat  culturel qui l’enveloppe,  pour le placer dans un milieu éducatif exclusivement communautaire. Pour y parvenir, il faudrait, contre la nature des choses, contre les options humaines les plus sacrées, user de violences intolérables tant elles sont révoltantes.

En second lieu, si l’égalité des chances est raisonnablement gérée, si, au lieu de l’égalitarisation des masses vers le plus bas niveau moyen, elle organise la prospection des talents la plus large, si elle pratique une adaptation appropriée des aptitudes à la formation scientifique et technique et aux fonctions à remplir, si elle est assortie d’une sélection progressive des plus aptes, elle constitue, comme toute éducation bien comprise, un multiplicateur d’inégalité extrêmement efficace. Elle suscite et développe les différences dans une heureuse correspondance avec les nécessités fonctionnelles d’une société diversifiée à l’extrême. Elle va à la recherche des meilleurs et des mieux doués dans la nation entière pour leur permettre de parvenir aux fonctions et aux charges correspondant à leurs talents. Elle est l’art de faire jouer à chacun dans la nation le rôle qui lui convient le mieux pour le plus grand bien de tous. Bref, contrairement à l’espoir  des égalitaristes forcenés, elle forme des élites qui sont le ferment d’une culture, qui lui fournissent les hommes d’initiative, d’entreprise, de création, de responsabilité, qui animent son épanouissement.

S’il y a une égalité dont les égalitaires, les fanatiques de la Justice sociale ne veulent donc pas, c’est bien l’égalité des chances. Que signifie la chance ici, en effet, sinon la possibilité offerte aux talents de chacun de se développer en pleine liberté ? Là où règne la Justice sociale, la liberté, les libertés disparaissent. En se refusant à reconnaître la valeur et la fonction du mérite, en tournant en dérision la « méritocratie », l’idéologie totalitaire condamne, en réalité, une fois de plus, la liberté et ses œuvres. Elle se refuse à admettre que la liberté est le principe sine qua non de la santé des nations, de leur prospérité et de leur culture.

Sous nos yeux, l’éducation de masse brutalement étendue à tous les niveaux a profondément dégradé les institutions d’éducation ; ni la mise en place des structures nouvelles, ni le recrutement ou la formation du personnel n’ont réussi à suivre le mouvement. Les égalitaires, partant du principe que tous les individus ont pratiquement les aptitudes égales, que les inégalités sont l’œuvre de la société, cherchent à donner un sens nouveau à l’éducation des générations montantes. Sans aucune vergogne, certains n’hésitent pas à donner pour but à l’éducation, non pas le développement des aptitudes et l’exaltation des talents, mais l’égalitarisation des individus. L’éducation devient le domaine de la médiocrité, aussi bien pour les élèves que pour ceux que l’on n’ose plus nommer des professeurs, et encore moins des maîtres – ô maîtres d’école de jadis ! Sur cette lancée, on assiste à une primarisation du secondaire, à une secondarisation des universités : on devine alors quelles menaces peuvent peser sur la recherche. Quant aux institutions qu’une dure sélection réservait aux élites, elles sont mises en question dans cette tempête où souffle à plein l’anti?élitisme. L’égalité des chances, réduite à l’égalité des conditionnements, devient l’égalité des malchances.

Solidarité

Pour trouver des voies de réalisation plus sûres, l’idéologie de la Justice sociale met l’accent, non sur les individus et leur liberté, mais sur la collectivité dont ils font partie intégrante et sur le caractère collectif de l’action, la seule effective et efficace pour cette idéologie. La collectivité forme un tout « solide », c’est?à?dire qu’il est tout d’une pièce. Lorsque l’égalité y règne, la solidarité se trouve renforcée par l’homogénéité des éléments du tout. Ce qui porte atteinte à l’un, à sa nature, porte évidemment atteinte à tous les autres et à leur nature. Cela rappelle la « solidarité mécanique » que décelait autrefois Durkheim dans les sociétés élémentaires.

Appliquer cette notion de solidarité mécanique aux sociétés industrielles contemporaines est absurde et serait même risible, si l’on n’apercevait pas à l’horizon l’image de la « société homogène et sans classe » qui sert de paradigme à la société totalitaire.

Dans la société contemporaine, il n’y a que deux types de solidarité effective. D’une part, on reconnaît volontiers l’existence d’une solidarité globale de la communauté politique devant des périls extérieurs dont l’imminence rassemble la totalité des citoyens, que ce soit la menace d’une guerre, que ce soit l’événement, au niveau national, de catastrophes naturelles. Ni l’un ni l’autre de ces périls ne met en branle un mouvement de Justice sociale. D’autre part, on constate à l’évidence, dans nos immenses sociétés industrielles, l’existence d’une solidarité que Durkheim appelait « organique », née de la division du travail et de la diversité des fonctions, qui multiplient les dépendances réciproques entre les groupes et les individus. Il est clair, en effet, que la santé de la communauté politique tout entière est liée à la bonne santé de ses parties, en d’autres termes, que le bon fonctionnement.de l’ensemble est dans une dépendance réciproque avec le bon fonctionnement de ses éléments. Mais il s’agit là, non pas d’un problème de moralité ou de sentiment, mais d’un problème de fonctionnement et de technique, qui est un problème de gouvernement, un problème strictement politique : comment faire en sorte que chacun des groupes ou des individus accomplisse ses fonctions dans les meilleures conditions ? C’est la nature de la communauté politique, la nature de l’autorité politique qui sont en question. Nous y réfléchirons le moment venu.

Pour chaque catégorie de citoyens, l’exercice de sa fonction est une devoir d’Etat, une vocation, comme disent les Allemands lorsqu’ils emploient le mot Beruf, ce qui veut dire aussi bien une profession qu’une vocation. Cela est vrai des gouvernants comme des gouvernés. Chacun, dans son métier, a une mission, des devoirs. Et chacun a le droit d’attendre que les autres, dans leur métier, à leur place, fassent leur devoir. La solidarité qui naît de cette interdépendance est une affaire fonctionnelle et politique, qui s’analyse en termes d’utilité, de consentement, de devoirs et de droits. Elle relève de la simple Justice politique.

Ajoutons que cette solidarité organique, si effectivement expérimentée chaque jour, et d’autant plus que la société industrielle croît en complexité et en technicité, entraîne irrésistiblement une division et une diversité croissantes des fonctions. Elle multiplie les différences et les inégalités entre les hommes  dans leurs œuvres, dans leurs mérites. Elle est contradictoire avec la solidarité fondée sur la prétendue égalité réelle de la pseudo-société socialiste homogène. Mais les socialistes n’en sont pas à une contradiction ni à une inconséquence près.

Que l’on ne nous rebatte donc pas les oreilles avec ces discours moralisateurs et passionnels, qui voudraient nous faire croire que cette fameuse solidarité relève de la générosité et du cœur. Pure démagogie : nul, dans l’Etat, n’est solidaire de celui qui fait mal son métier ou qui ne veut pas le faire ; nul n’est solidaire du paresseux, du lâche, de l’imbécile, qui n’accomplit pas son devoir. Ne confondons pas ces gens de mauvais vouloir ou chargés de vices avec ceux que la nature fait incapables d’exercer une fonction, si humble soit-elle, dans des sociétés complexes comme les nôtres, et qui, eux, doivent être secourus et aidés.

L’appel frénétique et passionnel à la notion morale de solidarité et à l’idéologie de la « Justice sociale » ne relève pas seulement d’un sophisme purement démagogique, il cache un étrange vice intérieur. En fait, en généralisant indûment la vertu de solidarité, en reportant sur autrui, sur l’ensemble et finalement sur l’Etat – sous prétexte d’élaborer une solution à la dimension du problème – l’élan de pitié et de générosité, l’amour du prochain, le devoir individuel d’humanité, les propagandistes de la « solidarité » et de la Justice sociale, se délivrent à bon marché d’une obligation toute morale, d’une charge toute privée, et s’en débarrassent au moindre coût pour eux et à grands frais imposés par eux à la collectivité, aux autres. On constate un transfert systématique d’une prise de conscience et d’une action individuelles à une appréciation et à une action prises en charge par la collectivité. A force de solidarité, comme on dit dans le pseudo-langage du cœur qui, lui aussi, devient une langue de bois, on rend la collectivité responsable de chacun et, du coup, chacun cesse d’être responsable de son prochain, et moins encore de lui?même. A force de solidarité, à force de Justice sociale, on dissout les réquisits de la liberté et on s’en prend à la liberté elle?même, en niant ses obligations toutes personnelles et autonomes, ses tâches dures et difficiles. Sous l’hypocrite définition de la solidarité, on retrouve tous les sophismes de la Justice sociale, avec son cortège de frénésie égalitaire qui se traduit, l’expérience le montre, par une égale misère pour tous. A rendre la solidarité collective, on constitue la communauté politique comme un tout solide, un tout d’un seul tenant : l’idéologie de la solidarité collective et de la Justice sociale débouche sur le totalitarisme.

Etat tutélaire et assistance universelle

Les pratiques que justifie l’idéologie de la Justice sociale, nous n’avons guère à y insister, car elles ont été annoncées et décrites dès longtemps, par un Tocqueville, par exemple, et nous en observons aujourd’hui le fréquent usage sous nos yeux quand nous n’en subissons pas nous-mêmes l’épreuve pénible. Elles sont donc bien connues.

Au nom de la Justice sociale règne l’Etat tutélaire, l’Etat Providence, quand ce n’est pas le Welfare State. La puissance immense de l’Etat s’étend à la totalité des activités de la nation. Jusqu’alors, l’Etat était le législateur, l’arbitre, le juge, le garant, le défenseur des activités individuelles privées et du bien commun. Il administrait des services publics dont la charge relève apparemment de la collectivité : le domaine public, la défense de la nation, le trésor public, la frappe et l’émission de la monnaie, les ponts et chaussées. C’étaient les individus qui décidaient et agissaient pour tout le reste. Voici maintenant que l’Etat devient, en outre, l’acteur universel,  l’employeur  universel,  le patron  unique, l’assureur social pour tous, le producteur, le transporteur, le maître de toutes les œuvres de la nation, l’éducateur et le professeur unique, le seul informateur authentique et même l’organisateur des loisirs et des divertissements. Il tend à être juge de la morale privée de chacun (n’est-il  pas l’organisateur  de la contraception et de l’avortement ?). L’Etat agit pour nous, il organise et administre pour nous, il prévoit pour nous, il pense et juge pour nous.

Une bureaucratie tentaculaire s’immisce dans les activités privées, les ordonne, les oriente, les contrôle, retire aux individus tout pouvoir d’initiative, d’invention et d’entreprise, pour leur laisser un simple rôle d’exécution, comme si le but était de transformer chaque individu en une sorte de manœuvre. C’est la collectivité, sous les espèces de la bureaucratie, qui pense, qui planifie, qui organise. A ce compte, le domaine public absorbe progressivement le domaine privé. Nous n’en prendrons pour symbole que l’invasion subie par la propriété privée. Longtemps considérée comme intangible, même pour la puissance publique, sauf pour raison pénale et expropriation d’intérêt public, la voici de plus en plus limitée dans ses droits, frappée de taxes de plus en plus lourdes qui mènent en pratique vers son extinction. Elle est de plus en plus atteinte dans sa stabilité et dans l’hérédité de sa transmission, alors que la propriété ne prend toute sa stabilité que dans la perspective de la lignée familiale en vue de laquelle elle est amassée. Elle est de plus en plus l’objet de suspicion quant à ses origines, quant à ses légitimités. Tout se passe comme si la vie privée de chacun était réduite à l’instant  présent et au cercle immédiat des choses dont il se sert pour vivre et travailler, au cercle des gens auquel il a momentanément à faire. Chaque individu a-t-il encore vraiment une existence personnelle ? Il n’est plus qu’un élément du public.

Cependant, un homme ne vit en adulte que lorsque, aussi maître de lui-même et lucide que faire se peut, il prend la responsabilité de son existence, pour le présent et pour l’avenir, par rapport à lui, par rapport à sa lignée et par rapport aux autres. Il s’efforce alors d’user de sa liberté au mieux de ses aptitudes, de la façon la plus réfléchie et la plus raisonnable conformément à ce qu’il considère comme son avantage, sa vocation et son devoir. A partir du moment où, pour faire régner la Justice sociale, l’Etat s’arroge les fonctions qui, par nature, relèvent des individus, mais qui suscitent le développement inégalitaire de leurs aptitudes et l’infinie diversité de leurs différences, ceux-ci cessent d’être traités en adultes.

Il est malaisé de trouver le mot convenable pour désigner l’état où se trouvent placés, dans une égalité enfin effective avec tous les autres, les sujets d’un  Etat capable de faire régner la Justice sociale. Ce ne sont pas des citoyens, ce ne sont pas des esclaves, disons que ce sont des serviteurs au sens où ils sont réduits, à l’égard de l’Etat tutélaire, à un état domestique.

Les beaux mots de servir, de service, de serviteur, ont alors perdu de leur noblesse pour ne garder que des significations dégénérées.

Ce sont les serviteurs, les domestiques ou, comme on dit d’ordinaire, les fonctionnaires de l’Etat, d’un Etat où il n’y a plus que des fonctionnaires. Ils ont à assurer une tâche qui est équivalente à un service, qui leur est assignée dans le cadre d’une planification universelle. Moyennant  quoi,  ils sont  intégralement  pris en charge, de leur naissance à leur mort, dans le cadre des traitements, prestations et rations alimentaires qui leur sont alloués. Il ne s’agit ni d’une assistance, ni d’un secours. Puisqu’ils ne font plus rien pour eux-mêmes, par eux-mêmes : en échange de leurs services, il leur est fourni une sécurité matérielle intégrale, la même pour tous, quoi qu’il leur arrive et sans qu’ils aient à en prendre souci. Ils n’ont plus à être responsables d’eux-mêmes. Ils servent et ils sont servis. D’autres appelaient un état analogue la servitude. L’idéologie de la Justice sociale appelle cet état de service, où chacun sert la collectivité et où la collectivité assure la sécurité de tous, l’état de « liberté réelle » enfin accomplie, dans un état d’ « égalité réelle ».

Non seulement ils sont pris en charge matériellement, mais ils le sont spirituellement. L’Etat tutélaire pense pour eux, assure leur éducation, leur information et prend en charge leur temps libre, organise leurs loisirs et leur fournit une culture. Tocqueville l’avait admirablement noté : dans un tel climat d’homogénéité, où chacun est invité à ne trouver en face de lui que des semblables, les activités de l’esprit sont prises au piège du conformisme, si facile, si commode, si confortable. Penser différemment, dans un monde total fermé sur lui-même, c’est devenir un être étrange. Sortir de l’homogénéité, de la similitude, c’est vraiment devenir un étranger, un aliéné. Dans un pareil monde, l’être asocial, l’aliéné, est véritablement un être pathologique. Il ne faut pas s’étonner que son cas relève des hôpitaux psychiatriques.

Si catastrophiques et si inhumaines que soient les conséquences effectives de l’idéologie justicialiste et égalitaire, on n’aura guère de mal à expliquer les illusions et les succès d’opinion qu’elle peut remporter dans une civilisation complexe et difficile qui réclame de chacun de la réflexion et du courage, disons de solides vertus intellectuelles et morales.

D’abord parce que les hommes sont souvent assez sots pour se laisser prendre aux mots sans se soucier de ce que ces mots recouvrent, surtout si on leur parle de Justice et d’égalité, surtout lorsqu’on leur annonce que cette Justice et cette égalité leur tomberont du ciel, je veux dire de l’Etat. Si naïves que soient leurs illusions, ce qu’ils voient le plus volontiers sous ce terme austère de Justice sociale, c’est le droit au bonheur. Ce qui serait vraiment juste, ce serait que tous les hommes fussent également heureux : ce serait que véritablement le Paradis régnât sur la terre. Les malheureux ne savent pas que, si un bonheur temporel est possible, je veux dire un vulgaire état de bien-être, de suffisance matérielle, chacun est le seul artisan possible de son propre bonheur comme chacun est le seul artisan possible de son propre salut éternel. On ne reçoit son bonheur tout fait et tout garanti de personne et surtout pas de l’Etat : le bonheur n’est pas du ressort de la politique et ce n’est certes pas une finalité rationnelle de la politique, sauf bien sûr, au chapitre de la démagogie et des faux­ semblants.

Machiavel nous a depuis longtemps appris que le politique prudent devait agir comme si les hommes étaient mauvais et méchants et il considérait que la pire des passions sociales et la plus répandue était l’envie : envie à l’égard de celui qui a davantage, de celui qui se situe au-dessus. Le spectacle des inégalités même modérées suscite moins souvent l’émulation et l’ambition, comme cela semblerait raisonnable, que l’envie et le découragement : il s’agit moins pour soi?même d’acquérir davantage ou de s’élever plus haut que de rabaisser les autres à son rang et à son avoir. C’est plus facile. On trouve souvent une âpre satisfaction à vivre dans la misère partagée. Les démagogues peuvent ainsi exploiter aisément la propension à la paresse avec le goût de la facilité, ainsi que le penchant à obéir que chacun trouve au fond de lui-même, quand ils promettent que chacun recevra des autres, c’est-à-dire de l’Etat tutélaire, ce qu’il aurait beaucoup de mal à se procurer par lui-même, c’est-à-dire la sécurité dans un minimum de bien-être. Il y a beaucoup plus d’hommes nés pour la servitude commode, qui peut être douce, que d’hommes nés pour la maîtrise et la domination, avec leurs risques, et leurs efforts et la lutte pour leur bon droit.

Enfin, lorsque l’idéologie justicialiste et égalitaire est mise en place, elle trouve des partisans et des artisans en nombre immense, non pas tant dans quelques chefs ambitieux et capables de grandes actions, dont elle n’a curieusement pas besoin, mais dans la masse des fonctionnaires, qui s’estiment nantis par la sécurité qui leur est garantie, dans l’armée des bureaucrates, qui administrent les affaires de la nation. La machine bureaucratique tend à tourner d’elle-même, à fonctionner, ne serait?ce que pour assurer sa propre survie et les privilèges de ceux qui administrent par rapport à ceux qui sont administrés. La routine l’emporte sur l’initiative, le souci de sa propre sécurité sur l’esprit d’entreprise et le sens des responsabilités, le souci des résultats immédiats sur le sens de l’ensemble et l’avenir. Une sorte de principe d’inertie meut la machine des bureaucrates à ras du maintien d’un minimum de bien?être égalitaire, dans l’indifférence aux performances.

Dans une société qui ne vit plus que pour assurer sa sécurité, où les intérêts bien entendu de chacun sont déterminés par d’autres que lui, où il s’agit avant tout de vivre à l’abri, la lâcheté fait le reste. N’oublions pas les contraintes tentaculaires de la machine bureaucratique, équipée désormais de son arme électronique, et la terreur que fait régner la super?bureaucratie qui contrôle le fonctionnement de la machine tout entière. On appelle « police » cette super?bureaucratie, et ce jeu de mots involontaire – la police, à l’origine, c’est la politique de la Cité, de la « polis » des Grecs – annonce qu’en régime totalitaire tout l’appareil politique sera concentré dans une « police ».

Nous n’avons pas, en effet, à insister : nous sommes aux antipodes du libéralisme et même de tout humanisme. Nous nous repentirions d’avoir accordé tant d’attention à ce concept démagogique de Justice sociale si ce n’avait pas été pour nous l’occasion d’en explorer les trompeuses apparences, d’en évoquer les conséquences catastrophiques et de nous débarrasser de notre propre naïveté. Ecartons le piège démagogique de cette fausse Justice beaucoup plus totalitaire en fin de compte que sociale.

S’il doit y avoir un libéralisme social, c’est, sans aucun doute, par d’autres chemins qu’il y faut parvenir.

III. LE LIBERALISME SOCIAL.

Longtemps, prenant le relais des régimes antérieurs, le libéralisme classique, inspirant une puissance publique aux fonctions exclusivement politiques, considérait que l’assistance à « la veuve et à l’orphelin », aux victimes des coups du sort et de l’extrême dénuement, aux enfants, aux vieillards, aux handicapés de toutes les sortes, faisait partie du domaine privé. Il faut dire que, dans une société beaucoup plus morale que celle que nous connaissons, aux mœurs plus simples et plus frugales, où les structures de la famille étaient beaucoup plus amples, plus complexes et beaucoup plus intimement liées que les nôtres, bien des malchanceux de la vie trouvaient des conditions d’existence humaine dans leur communauté familiale. Les liens d’allégeance et de service assuraient à beaucoup un secours contre l’adversité.

Et surtout, dans une civilisation intensément chrétienne où la charité allait de pair avec une foi plus vive, l’amour du prochain inspirait des initiatives privées, des institutions, des fondations charitables qui couvraient l’Europe d’un réseau d’entreprises où les secours de toutes sortes étaient dispensés. On ne saurait trop reconnaître l’efficacité de ces activités privées dont certaines se poursuivent encore de nos jours. Ajoutons que dans cette aide au malheur, la présence personnelle, mue par l’amour du prochain, donne à l’aide accordée une valeur et même une efficacité irremplaçable.

Mais il faut reconnaître aussi que, dans les nations industrielles immenses de notre temps, la concentration des populations a provoqué des problèmes de masse tandis que les familles tendaient à se rétrécir et à se dissoudre, laissant les individus de plus en plus isolés, désemparés et démunis. Les conditions d’entraide devenaient plus difficiles dans une vie sociale de plus en plus complexe, de plus en plus artificielle, de plus en plus délicate à maîtriser par les moins aptes. C’est dans ce cadre fragile que viennent exploser les grands conflits contemporains de l’économie et de la culture qui se posent désormais en termes de masse. Les situations de misère extrême et d’inculture extrême sont devenues insupportables à la moralité des nations modernes. Sous quelque régime que ce soit, quels que soient leurs mérites ou leurs démérites, les plus malheureux qui n’ont pas pu ou pas su résister aux coups du sort ou à ceux de la lutte économique et sociale, ceux qui ont été victimes de la dureté des lois naturelles de l’économie et des rigueurs de la concurrence, ceux qui n’ont pas pu ou pas su se défendre, ni prévoir et se ménager l’avenir, tous ceux-là ne peuvent être laissés sans ressources et doivent être secourus de façon systématique par l’Etat. Les mœurs et la conception moderne de l’homme l’imposent.

Dans notre culture elle-même, nous vivons à un moment où s’entre?pénètrent plusieurs cultures hétérogènes. Laissons de côté la culture venue de la longue tradition des sociétés d’ordres où se maintiennent d’antiques hiérarchies et la pratique loyale de services rendus et de privilèges respectés. Laissons de côté l’utopie libertaire et anarchisante qui invite les hommes, tous naturellement bons et libres, à vivre à ras de la nature, loin des sociétés politiques corrompues par l’usage de l’autorité et des relations de subordination : ce serait un décor fantaisiste pour marginaux, si leur utopie n’influençait pas certains milieux socialisants où elle prend parfois un caractère déstabilisateur, voire explosif. Si significatives soient?elles, ces deux tendances n’affectent que de faibles minorités, et plutôt sur le mode de la nostalgie ou du rêve que dans un projet efficace.

Considérons, au contraire, les deux éthiques majeures, qui s’affrontent et s’entre-pénètrent dans notre culture : l’éthique libérale de la responsabilité et l’éthique socialiste de la tutelle. Elles animent les deux types de régime dominant de notre temps.

Ethique de la tutelle et éthique de la responsabilité

L’éthique de la tutelle fait exclusivement appel à l’Etat pour assurer le bien-être matériel et la sécurité de l’homme socialisé, tenu pour incapable de vivre en adulte, pour incapable d’user rationnellement de sa liberté dans un monde trop complexe pour lui. La finalité de l’Etat, c’est la puissance de l’autorité politique de tutelle, condition de la prospérité de la collectivité et du bien commun dont les individus jouissent parce qu’ils sont les éléments du tout. Fait notable : par un mystérieux transfert de compétences, les individus membres de la bureaucratie gouvernante sont capables d’organiser la vie de la collectivité alors qu’en tant qu’individus, ils ne sont pas capables d’organiser leur existence. Mais cet homme socialisé et socialiste qui n’existe que comme membre d’une collectivité totale et, en fin de compte, homogène, n’est-ce pas déjà l’homme totalitaire, simple fragment d’une totalité organique, qui serait la seule réalité vraiment autonome, qui n’aurait d’autre finalité que de persévérer dans sa propre existence, c’est-à-dire dans sa propre puissance ?

Nous avons déjà noté que le régime socialiste se fonde sur une idéologie incohérente qui, à la fois, veut l’égalité réelle des citoyens et prétend respecter leurs libertés individuelles en refusant de reconnaître que celles-ci sont créatrices d’inégalités et de différences. Il prétend vouloir la liberté réelle des individus (qui n’est qu’une détermination réelle venue de l’extérieur), alors que c’est la liberté formelle qui importe, car seule elle rend possible l’expression et l’autonomie du pouvoir de liberté de chacun. Bien sûr, c’est à l’Etat qu’il s’en remet pour réaliser effectivement cette liberté « réelle », et c’est à lui qu’il confère progressivement tous les pouvoirs, au point que l’Etat se prend en fin de compte lui?même pour fin, ce qui est un signe de totalitarisme. Pour les socialistes, le seul moyen de sortir de l’incohérence, c’est de passer au totalitarisme, si ce n’est pas cette issue qui est le pire des échecs.

L’éthique de la responsabilité, elle, fait appel à la liberté réfléchie et raisonnable de l’individu et lui fait, en principe, confiance.

Elle l’invite à prendre, dans l’effort et le risque, la responsabilité de sa propre existence pour le meilleur et pour le pire. Elle considère l’Etat seulement comme un moyen et lui confère des pouvoirs limités et déterminés en vue de la réussite de sa mission, dont le meilleur développement possible des individus est la fin.

Les régimes libéraux ont été les premiers à prendre des mesures pour rétablir un accord entre les conditions économiques imposées aux individus et les exigences des mœurs nouvelles. Les gouvernements libéraux ont agi sans plans préconçus, au gré des circonstances, pour faire face à des problèmes politiques urgents, lorsque des déséquilibres entre les faits sociaux ou économiques et la pression des mœurs provoquaient des conflits de plus en plus politiques, qui menaçaient l’existence des gouvernants en place et que, seule, la puissance publique pouvait résoudre. Ce sont des gouvernants libéraux qui ont mis en place, à côté des institutions d’éducation privées, une immense instruction publique. Ce sont des libéraux qui, face aux individus et à l’Etat, ont établi un droit d’association et rendu légale l’action groupements culturels, économiques, sociaux, c’est-à-dire qu’ils ont pratiquement reconnu à des « factions » des pouvoirs politiques. Ce sont des gouvernants libéraux qui sont intervenus dans la vie économique, soit en transformant peu à peu l’Etat en une grande puissance financière, économique, industrielle, soit en organisant une planification souple des activités économiques publiques et privées. Ce sont enfin des gouvernants libéraux qui sont intervenus dans la vie sociale, soit en légiférant sur la protection du travail, soit en multipliant des institutions d’assistance publique. Ce sont eux enfin qui, se substituant aux sociétés privées d’assurances ou en s’en emparant, ont organisé ce que l’on appelle « la sécurité sociale ». Au nom de « la sécurité sociale », l’Etat prend en charge le soin de l’avenir et le souci de l’épargne qui appartenaient, par nature, aux individus (ne s’agit-il pas du simple principe de conservation de soi ?) : désormais, l’Etat libéral assure la protection contre la maladie, le chômage, la vieillesse, les inadaptations et les handicaps. Sous couvert de sécurité sociale, l’Etat libéral opère déjà un énorme transfert de revenus en redistribuant une part de plus en plus large du revenu national sous la forme de revenus sociaux, non plus au prorata des mérites, des responsabilités, des risques pris et de la chance, mais au prorata des conditions d’existence et de la malchance : un libéralisme social de fait existe donc déjà. Alors que le libéralisme classique était né d’une philosophie, la philosophie politique la plus efficace qui ait jamais existé, ce libéralisme social, né de circonstances contingentes et de réactions politiques à des situations conflictuelles, n’a guère donné lieu à une philosophie, je veux dire à un effort de compréhension cohérent et de mise en ordre liant une pratique efficace à une théorie lucide. En revanche, le libéralisme social s’est laissé aller à user de thèmes idéologiques venus d’ailleurs, je veux dire de certains socialismes. On a entendu des libéraux prendre pour principe « la lutte contre les inégalités » sans trop se soucier de savoir de quelles inégalités il pouvait bien s’agir ou de ce qu’il advenait des libertés dans cette lutte. Des libéraux ont fait la théorie des restrictions du droit de propriété et du droit subséquent d’héritage, sans comprendre qu’en amenuisant progressivement le droit de propriété, on accroissait d’autant la dépendance des individus par rapport à la collectivité et à l’Etat, et qu’on les condamnait pratiquement à une situation d’indigence et de mendicité. Le thème de la « Justice sociale » a été exploité  par des libéraux,  sans que l’on prît conscience de la contradiction existant entre la Justice libérale inspirée par les droits des individus, c’est?à?dire par la pratique des libertés individuelles, et la Justice sociale, qui inspire l’action omniprésente, omnipotente de l’Etat. Ce libéralisme social demeure?t?il un libéralisme à préoccupation sociale ou ne risque?t?il pas de devenir un socialisme à scrupules libéraux ?

Droits de l’homme

Le libéralisme de notre temps, qui veut ordonner harmonieusement libéralisme culturel, libéralisme économique, libéralisme social et libéralisme politique, doit d’abord commencer par se libérer de l’équivoque qui pèse sur la notion de droit de l’homme à travers la confusion qui règne sur celle de Justice.

Il faut d’abord reconnaître que la notion de droit n’est pas une notion primitive, une notion naturelle : un droit n’existe que dans une communauté politique et par une décision politique. Ce qui est inscrit dans la nature des choses humaines, ce sont des libertés, manifestations de la nature de l’homme, capable de liberté et capable de raison, capable de parole et de société, capable de vie pour l’avenir. Ces libertés prennent leur sens, par rapport à chaque individu pour lui-même, et par rapport à autrui.

C’est d’abord la liberté d’exister par soi-même, c’est-à-dire de prendre la responsabilité de sa propre existence, d’organiser les moyens dont on dispose pour assurer sa propre survie, sa prospérité et sa culture, à force de lutte et de travail, à force d’effort et d’invention. Cette liberté était quelque peu implicite dans le libéralisme classique ; on s’aperçoit qu’elle est primordiale et qu’il faut la mettre en évidence, lorsque les régimes socialistes se développent et confient à l’Etat tutélaire le soin de faire le bien et le bonheur des individus à leur place. Il faut insister, une fois de plus, sur le fait que nul ne peut accomplir à la place d’autrui la tâche que, seule, sa liberté réfléchie peut, à grand effort et à grand risque, accomplir pour lui?même.

La seconde liberté naturelle, c’est la liberté de posséder, la liberté de propriété, en quoi s’incarne et s’extériorise la liberté primordiale et sans laquelle elle disparaît. La propriété, pour les classiques, c’est la propriété de son corps, de ses biens et de sa liberté elle-même. Oui, de sa liberté et de ses libertés naturelles, ce qui donne tout son sens à la notion de propriété. Car cela signifie qu’on ne peut faire usage de sa liberté sans en avoir aussi les moyens extérieurs incarnés dans son corps, dans ses membres, dans des biens meubles et immeubles, sans en posséder les fruits. L’accession à la propriété de ses biens se trouve justifiée en tant que telle, qu’il s’agisse de la longue possession, de l’échange consenti, du travail, du mérite ou de la chance, sans qu’il soit besoin d’inventer je ne sais quelle imprégnation, par la sueur de son travail, de l’objet en possession duquel on entre. Dans la communauté politique, les lois se borneront à définir les modalités de cette accession et des atteintes qui peuvent être portées en vertu de nécessités strictement calculées de l’utilité publique. La propriété est une liberté et il n’y a pas de liberté sans propriété.

La troisième liberté naturelle, c’est la liberté de penser, ce qui implique, bien sûr, la liberté de croire et d’exprimer son opinion sans autre limite que le respect réciproque de la liberté d’autrui, par ses paroles, ses écrits, ses publications, ses actes, ses œuvres.

C’est la liberté essentielle, parce que la liberté humaine naît de la capacité de réfléchir, de prendre de la distance par rapport à sa propre pensée et à tout le donné, capacité qui se révèle être une capacité d’invention au-delà du donné, de création d’un nouveau. L’homme est libre parce qu’il est capable de penser de façon réfléchie, c’est-à-dire de prendre conscience, de maîtriser sa pensée et soi-même à travers elle et de dépasser, de transcender la nature et tout ce qui lui est donné. C’est la liberté de l’esprit. Elle est irrépressible, mais son expression, sa manifestation dans des dits, des écrits, des gestes, des actes et des œuvres, elle, est répressible, parce qu’elle donne une prise matérielle à la répression. Il faut donc y prendre garde et la sauvegarder avec un scrupule extrême. Il est clair que la mainmise de l’Etat sur des moyens d’information, leur transformation en un soi-disant service public est une atteinte décisive aux libertés : et même des régimes libéraux se sont laissés aller à cette faute grave, en particulier, dans l’emploi moderne des moyens audiovisuels.

Je distinguerai une quatrième liberté naturelle, bien qu’elle soit implicite dans la liberté de posséder, en particulier dans la liberté de son corps, parce que son absence est devenue l’un des critères les plus apparents des régimes totalitaires : la liberté d’aller et de venir, de se déplacer et de voyager selon son gré, ce qui implique la liberté de transporter avec soi ses biens ou leur valeur. Cette liberté entraîne donc la liberté d’émigrer, avec ce que l’on possède, pourvu qu’on trouve un pays d’accueil. Rien n’exprime mieux que l’usage de cette liberté, l’opinion que l’on a du pays où l’on vit et du régime qui y règne.

Reste une cinquième liberté que bien des pays libéraux ont eu du mal à admettre, parce qu’elle semble aller contre le caractère tout à fait individuel de la liberté : c’est la liberté d’association. Mais il faut reconnaître qu’elle s’inscrit naturellement dans cette manifestation de la liberté qui consiste dans le travail et dans la lutte et, par conséquent, dans le travail avec d’autres, dans la lutte avec et contre d’autres.

Pourquoi y voir le principe de la société politique et ne pas reconnaître son caractère naturel et essentiel, tout aussi bien, dans la vie sociale, économique ou culturelle ?

Les libertés dont nous venons de retrouver l’énumération très classique ne deviennent des droits que dans le cadre d’une communauté politique, lorsque les lois les constituent en droits, c’est?à?dire en pouvoirs reconnus et garantis, susceptibles d’être exercés. Libre à chacun, dans le cadre des lois, d’user ou de ne pas user de ces droits, et d’en user comme il l’entend. Un droit ne détermine pas la liberté à laquelle il correspond, il en garantit l’usage éventuel. Il la rend possible. C’est pourquoi ces droits fondamentaux garantissant des libertés sont des droits strictement formels : il est logique et satisfaisant qu’ils soient formels, puisque, seul, chaque citoyen est à même d’user de ses droits selon sa volonté : le formalisme de ses droits est la garantie de sa liberté. Ce formalisme est bien conforme au libéralisme le plus cohérent.

L’erreur et le sophisme de l’idéologie propre à la Justice sociale consistent à assimiler les droits qu’on appelle sociaux, les droits de la deuxième génération, aux droits fondamentaux. Les droits sociaux ne sont fondés ni dans la nature des choses humaines, ni sur des libertés. Ce ne sont pas primitivement des droits, mais on pourrait dire que dans un état de civilisation donnée, ce sont des « dus » : ce sont des protections, des prestations ou des services qui sont considérés, dans une communauté politique donnée comme dus, comme des conditions d’existence dues à chaque citoyen : tels le droit à l’éducation, le droit au travail, le droit à une assurance vieillesse, le droit à des prestations définies par un code de sécurité sociale. Ces « dus » sont transformés en droits par la loi ; on les appelle « droits réels », mais ce ne sont pas des pouvoirs, des libertés exercées par les citoyens usant de leur liberté. Ce ne sont pas de vrais « droits » : ce sont des protections, des prestations, des services reçus, reçus de l’extérieur, en particulier de l’Etat et reçus en toute passivité. A ces dus, correspondent des dons. La Justice sociale confond donc bien deux types de Justice, une vraie et une spécieuse, et deux types de droit, des droits formels et des droits « réels », c’est?à?dire des « dus » qui sont d’ordres radicalement différents et qui varient avec chaque civilisation. On imagine aisément, d’ailleurs, l’abus qui peut être fait du mot de droit, lorsqu’on transforme les « droits sociaux » en principes de revendication pour obtenir de la collectivité des dons ou des services. On utilise ce mot fallacieux de « droit » pour justifier ce qui n’est qu’une revendication. N’importe quoi peut être réclamé à l’Etat?Providence, comme un soi-disant « droit », même le remboursement des frais d’avortement. Pour le dire en un mot, les droits sociaux ne relèvent pas de la Justice, ils ne sont pas fondés en Justice.

Le principe d’humanité

Le libéralisme ne peut trouver de fondement à son action sociale que dans la conception libérale de l’homme pour qui la nature sociale de l’homme est inséparable de sa liberté. Une société humaine doit être composée d’hommes en mesure de vivre une vie pleinement humaine au sens où l’entend la culture de la nation considérée.

Répétons-le une fois de plus ; ce qui fait le propre de l’homme, c’est qu’il est capable de liberté et de conscience, capable de liberté réfléchie et raisonnable. Puisqu’il est libre, il n’est pas tout entier donné : sa nature consiste à faire librement sa nature : il a à se faire. Sa liberté comporte une obligation qui lui est inhérente : faire de soi-même un homme, ce qui est une obligation permanente et jamais tout à fait accomplie. Car, c’est l’obligation pour chacun d’accomplir son œuvre, à la fois, une œuvre d’homme et une œuvre qui lui soit propre, qui soit originale et, à la bien considérer, unique. Liberté et obligation font de cet être capable de conscience et de réflexion raisonnable un être moral. Etre moral, c’est être compris et justifié par ses actes et par ses œuvres, une justification à chaque instant remise en question et assumée de nouveau. C’est ce que d’autres ont exprimé en parlant de la dignité de l’homme, de son éminente et incomparable dignité.

C’est un principe d’humanité que de reconnaître et de sauvegarder, autant qu’il est en son pouvoir, la dignité, c’est-à-dire la liberté réfléchie et raisonnable de chaque homme, sa capacité à vivre une vie compréhensible et justifiée.

Tout libéralisme est, par essence, un humanisme, parce que tout libéralisme reconnaît, respecte et veut sauvegarder en tout homme sa dignité. Le libéralisme politique considère chaque citoyen dans ses actes et dans ses œuvres, dans les biens dont il a, en conséquence, la propriété, et il fait régner entre tous les citoyens un ordre juste, un état de droit, dont il établit les lois en fonction des nécessités d’une vie en société entre des êtres capables de liberté et de réflexion raisonnable, dans un état de culture donné. Le libéralisme social considère, non pas les œuvres, les biens et les mérites, mais les conditions d’existence de chaque citoyen ; il s’efforce d’assurer à tous des conditions d’existence telles que le principe d’humanité que nous venons de définir soit respecté. C’est donc une nouvelle mission que l’Etat libéral prend en charge. L’amour du prochain qui inspire l’acte charitable d’un individu s’adresse, par nature, à l’homme imparfait et fini, à l’homme chargé de sa liberté comme principe de bien et de mal. L’homme charitable voit donc dans son prochain à la fois une créature finie et un individu qui a fait de sa liberté un certain usage. L’amour de son prochain, à la fois si semblable à soi et si différent, exalte sa liberté et reconnaît sa dignité. L’aide à son prochain dans le besoin est tout naturellement une affaire privée.

Le problème est de savoir comment l’Etat peut assister des hommes vivant dans des conditions inhumaines tout en respectant leur dignité et en sauvegardant leur liberté, quand cette assistance ne peut s’opérer que par des moyens matériels et massifs dont une collectivité peut disposer et qu’elle concerne une masse d’individus qui sont inévitablement considérés dans ce qu’ils ont de commun et non dans ce qu’ils ont de différent et de personnel. A quelles conditions, à l’aide à autrui inspirée par l’amour du prochain, la charité, la compassion, la pitié, qui sont des affaires privées, peut s’ajouter une assistance publique inspirée par un principe d’humanité ? Il convient tout d’abord de rappeler que nul n’est capable de faire pour autrui ce qui est l’affaire et l’obligation de sa propre liberté réfléchie et raisonnable. C’est l’affaire exclusive de chaque individu d’user de sa propre liberté et de prendre l’initiative et la responsabilité de son existence. A fortiori, ni l’Etat ni aucun de ses membres ne sauraient se substituer aux libres activités de chaque citoyen et prendre son existence en charge de façon systématique sous peine de dégrader l’homme autonome et responsable en une sorte d’animal domestique entretenu. C’était l’une de nos grandes objections contre le thème de la Justice sociale.

Ce principe admis, la puissance publique d’une grande nation industrielle de l’Occident devrait prendre pour but d’assurer à tous ses citoyens menacés d’une misère insupportable des conditions d’existence qui soient les conditions matérielles minima permettant une existence digne d’un être humain. Elle prend ainsi en charge une dette qui n’est pas une dette en soi : elle est relative aux conditions de prospérité et aux mœurs de la société qu’elle gouverne. Ce sont donc bien des dettes et non des devoirs. Elles sont calculées comme des dus correspondant à des avoirs, et non pas reconnues comme des devoirs correspondant à des droits.

Ces dettes sont de deux sortes. La première concerne ceux que le sort a rendus définitivement incapables de mener une vie humaine autonome en raison de ses difficultés et de ses risques ; ce peut être ceux que l’âge et le sort, l’imprévoyance, ont privé de moyens ; ce peut être ceux que la maladie ou l’accident ont privé des capacités physiques ou intellectuelles nécessaires. Souhaitons à ceux?ci que des soins humains, personnalisés, leur permettent de vivre au niveau  le plus élevé d’indépendance et d’humanité auquel chacun d’eux est capable d’accéder ; qu’ils soient mis en état de mener la vie la plus personnelle dont ils sont capables en dépit de leurs handicaps.

Ces dettes concernent, d’autre part, ceux que le sort, encore, et la violence des luttes sociales et économiques, la sélection naturelle qui s’ensuit ont acculés à la ruine ou au chômage, ou placent dans des situations dont ils sont incapables de sortir par eux?mêmes. A ceux?là, il ne s’agit pas seulement d’assurer à titre provisoire la satisfaction matérielle de leurs besoins vitaux et de protéger leur santé. Leur vie matérielle et leur santé n’est pas une fin en soi, comme pour des animaux domestiques. Il s’agit de les aider, de les placer dans des conditions matérielles telles qu’ils puissent retrouver leur autonomie et reprendre la responsabilité de leur propre existence. Pour ceux-là, l’éthique de la tutelle n’a de sens que si elle est provisoire et si elle prend pour fin une éthique de la responsabilité. Pour autant qu’ils le peuvent, dès qu’ils le peuvent, il faut les mettre dans des conditions d’existence et de rééducation telles qu’ils puissent se prendre à nouveau eux-mêmes en charge, affronter par eux-mêmes les difficultés et les risques de la vie, se remettre au travail, à la lutte, conditions de leur liberté effective, et faire de nouveau œuvre d’homme.

Il faut que toute assistance comporte une incitation à la reprise d’une existence autonome ; elle doit être une rééducation morale et professionnelle autant qu’un secours matériel. Contre les effets corrupteurs de l’assistance tutélaire, cette rééducation permanente est nécessaire. La vie véritablement humaine de l’homme commence au?delà de la satisfaction de ses besoins vitaux, au?delà des exigences matérielles de sa vie, à partir du moment où il prend part à une culture, où il parvient à la liberté, autonomie, réflexion, responsabilité, et où il vit de la vie de l’esprit. Là est l’humaine liberté enfin effective et efficace.

L’estimation de l’humanité ou de l’inhumanité des conditions d’existence ne saurait prendre en compte les aberrantes conceptions de l’homme que propagent comme des épidémies certaines idéologies. Nous l’avons assez dit : la pratique de la liberté, son usage réfléchi et raisonnable, est une pratique difficile et dure qui ne va pas sans peine et sans risque : elle s’effectue dans le travail, la lutte et l’effort. Il ne s’agit pas de protéger les hommes contre le travail, la lutte et l’effort, mais d’en rendre humaines les conditions d’exercice.

Les conditions d’existence fournies par l’assistance sociale et la protection du travail sont des dettes d’humanité correspondant aux mœurs et aux niveaux de vie en vigueur dans la nation. Elles sont calculées en fonction de la richesse de la nation et des nécessités imposées par le bon fonctionnement de l’économie.

Leur taux ne saurait, en aucun cas, sous peine d’échec, porter atteinte aux niveaux de productivité et de compétitivité qui conditionnent la prospérité de l’économie nationale. Le niveau d’assistance et de protection étant fonction du niveau de prospérité atteint, il serait absurde, inefficace et destructeur, d’élever ce niveau d’assurance et de protection au point qu’il mît en danger la prospérité de la nation. Cette règle est une règle sine qua non.

Encore convient-il de ne jamais perdre de vue que l’intervention de l’Etat, qui fausse le jeu naturel des libertés réfléchies, qui constitue l’activité de chaque individu, comporte d’autant  plus d’effets pervers qu’elle a plus d’ampleur et qu’elle va davantage contre les lois naturelles qui gouvernent le jeu des libertés. Aussi chacun a-t-il en fin de compte intérêt à ce que l’Etat agisse le moins possible contre les effets des lois de l’économie et le plus possible en les mettant  à profit pour réaliser les fins que le principe d’humanité lui assigne.

Sans qu’il ait su en tirer lui-même toutes les conséquences, Tocqueville a dénoncé à juste titre le « despotisme tutélaire » qui menace les démocraties libérales de notre temps. Ce pouvoir immense et omniprésent qui prétend assurer la satisfaction et la sécurité matérielle d’une foule innombrable d’individus semblables et égaux, définis par leurs besoins les plus élémentaires, peut pour eux, veut pour eux et les dispense d’agir en agents libres et responsables. Il installe un système de penser conformiste qui fait des dissidents des étrangers, des « aliénés », qui perdent leurs droits à l’humanité. Il les transforme en un troupeau d’animaux domestiques dont il est le berger. Ce despotisme tutélaire soi-disant démocratique et libéral ouvre la voie au totalitarisme.

Nous avons, de nos jours, sous nos yeux, des nations occidentales qui succombent à cette avilissante servitude. C’est le plus grand danger qui nous enveloppe de ses menaces et qui peut nous écraser, si nous manquons de lucidité, de courage et d’amour de la liberté autant que de confiance en elle.

Troisième Partie

L’ETAT LIBERAL

CHAPITRE VI

LES FONDEMENTS POLITIQUES DU POUVOIR LIBERAL

Il nous faut maintenant rassembler nos conclusions pour définir les institutions d’un Etat libéral approprié à notre temps et tenter de proposer des solutions de principe aux problèmes qu’il rencontre.

1. LE LIBERALISME ET LE CONSENSUS POLITIQUE.

L’Etat libéral est une communauté politique composée d’individus face à une puissance publique qui en assure le gouvernement et dispose légitimement d’une force publique ; chacun de ces individus est conçu comme un homme capable de liberté réfléchie et raisonnable, capable, par conséquent, d’ordonner ses passions et ses actions, compte tenu de ses vertus et de ses vices, en vue d’assurer, pour le présent et pour l’avenir, ce qu’il considère comme son intérêt essentiel, ce qui peut aussi vouloir dire, ce qu’il considère comme son devoir essentiel. Ce qui fait son humanité, c’est cette capacité de liberté réfléchie et raisonnable, ce qui est en lui, l’esprit en acte, qui le rend capable de gouverner par lui-même son existence d’être autonome. Cette autonomie  spirituelle lui confère une indépendance morale inexpugnable, qu’aucune situation politique, aucune situation de force ne saurait réduire, même en celui qu’elle fait céder. Inaliénable, l’autonomie l’est sous tous les rapports. Elle fait de chaque homme, en dernière analyse, un être solitaire, car chacun prend dans la solitude de son esprit les décisions les plus importantes de son existence. Cette solitude éprouvée, c’est la présence vécue de sa liberté.

Il n’en reste pas moins que chaque homme vit sa solitude, sa liberté, sa différence, au sein d’une société, d’une culture, dans une histoire. Il est essentiellement et manifestement un être sociable, culturel, historique. Il est même inéluctablement un être politique ; son obéissance à une autorité politique est, c’est le postulat du libéralisme, un acte de liberté : un consentement. Seul, son consentement peut faire de chaque homme, autonome, unique, différent de tous les autres, un citoyen, et réunir l’indéfinie pluralité de ces individus sous un statut politique et juridique commun.

Seule, la liberté peut refaire ce que la liberté défait. Car la liberté sépare et oppose ; elle est un principe de déviation, de différence et de lutte, nous y avons fortement insisté. Mais elle seule est aussi un principe d’union et de collaboration,  un principe d’association.

Le libéralisme est parfaitement conscient qu’il peut y avoir un mauvais usage de la liberté, aussi bien chez les gouvernants que chez les gouvernés. Aussi prend-il délibérément pour principe le principe de Machiavel : tout homme d’Etat et tout citoyen doit penser et agir comme si les hommes, les hommes en tant que tels, étaient mauvais et méchants. On a prétendu à tort que l’homme libéral était un citoyen contre les pouvoirs. Tout au contraire. D’une part, la communauté politique étant composée d’hommes susceptibles d’être mauvais et méchants, il est nécessaire, pour le libéral, qu’une autorité politique dotée d’une puissance appropriée soit en mesure de faire régner un ordre juste, un état de droit entre les citoyens, en jouant le rôle de législateur, d’arbitre, de juge et de garant.  D’autre  part,  toute  institution  politique  libérale  est d’abord fondée sur la défiance, une défiance appliquée à tous les membres de la communauté, qu’ils obéissent ou qu’ils commandent. C’est le même principe de défiance que requièrent à la fois la défiance à l’égard de tous les hommes, qu’ils soient gouvernés ou qu’ils gouvernent, et la mise en place d’une autorité politique, l’organisation d’une institution politique dont l’autorité sera capable de maîtriser ce que pourraient faire de mauvais et de méchant les gouvernants aussi bien que les gouvernés.

Il va sans dire que le principe de défiance n’est que le premier principe de la, pensée politique réfléchie et raisonnable, c’est une défiance calculée. Il n’y aurait pas d’autorité et d’institution politique sans cette défiance à l’égard de tout  homme  en tant qu’homme, mais il n’y aurait ni autorité ni institution politique si chacun s’en tenait à cette seule défiance. A elle seule, la défiance générale n’entraîne que la guerre permanente de chacun contre chacun.

Cette  défiance  accompagne  une  confiance  en  autrui,  une confiance en son prochain, aussi raisonnable que naturelle, qui exprime l’essence sociale de l’homme, sa « socialité » plus encore que sa « sociabilité ». Sans cette confiance, aucune coexistence, aucune relation pacifique d’individu à individu ne serait possible. Cette confiance est fonction de motivations complexes. Elle est en partie naturelle, car elle est fondée sur la sympathie naturelle que chacun éprouve pour son semblable, et même sur l’amour pour son prochain, aussi bien que sur l’appréciation raisonnable de la présence de l’autre, comme source de collaboration et d’entraide. Sous?jacente à cette appréciation, réside la confiance raisonnable dans un bon usage de la liberté d’autrui, en dépit de son irréductible imprévisibilité. Mais il faut bien prendre le risque. La défiance est une précaution, la confiance, une espérance. En prendre le risque, c’est courir une chance, s’il s’agit d’une relation privée ; c’est une nécessité, s’il s’agit de relation publique, politique : les institutions politiques existantes ont comme une sorte de droit de nécessité à la confiance des citoyens. Pour ne point tomber dans le despotisme pur et simple, encore faut?il que cette confiance soit fondée sur l’accord rationnel des institutions avec la culture et la civilisation ambiantes.

Cette confiance défiante du citoyen correspond à « l’insociable sociabilité » de l’homme. Pour le libéral, elle doit s’exprimer dans le consentement politique de chaque individu.

*

Il ne faut certes pas se faire d’illusion. Il n’est pas question de reconnaître à chaque homme, en tant que tel, une capacité politique spécifique, une compétence naturelle dans le gouvernement de la Cité (c’était, pour Platon, le postulat de la démocratie). Le jeu des passions favorise le souci de son bien propre et de sa jouissance prochaine, plutôt que le sens du bien public et de la vision de l’avenir. Les grandes passions sociales, la crainte, la gloire, l’envie, l’ambition, brouillent les rapports du bien propre et du bien commun. L’esprit de liberté, de responsabilité, d’entreprise, l’autonomie recherchée au niveau de la personne comme au niveau de l’Etat, se heurtent à l’inclination à la passivité paresseuse, à l’obéissance irresponsable, aux facilités d’une existence subordonnée et servile, à la crainte corrompue en lâcheté. Le consentement politique de chaque individu n’est guère donné au nom de ce que chaque homme est en réalité, mais au nom de ce qu’il peut et doit être, en vertu de sa nature d’homme. (C’est ce que veut dire le recours classique à l’idée d’un contrat social si symbolique soit-il.) Parce qu’il est capable de liberté réfléchie et raisonnable, parce que c’est là son essence, même s’il en use souvent de façon irréfléchie et déraisonnable, il faut faire à chaque citoyen la confiance défiante qu’on lui demande de témoigner en retour, en donnant son consentement à des institutions politiques et aux hommes qui ont reçu la mission de les animer. Sinon, à qui se fier pour que la diversité indéfinie des hommes, de leurs existences, de leurs convictions, de leurs œuvres, génératrice d’une culture vraiment humaine, puisse être gardée sauve et respectée ? A qui revient le devoir de promouvoir et de défendre la liberté, sinon à des êtres capables de liberté ? Le libéralisme est une philosophie de la liberté conçue comme un devoir être, comme un devoir d’être libre : c’est une philosophie de l’action, travail et lutte, parce que la liberté ne cesse jamais d’être en question. Le libéralisme ne peut être fondé que dans la liberté d’un consentement continué.

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Le libéralisme laisse à chacun le maximum de liberté compatible avec le bien public. Il devrait donc obtenir d’office, à l’évidence, un consentement universel. Mais il n’est ni démagogique, ni utopique : il ne vise pas une liberté immédiate, confondue avec la satisfaction de n’importe quel désir. Il définit, répétons?le, la liberté comme une liberté réfléchie, qu’il identifie à une obligation de se livrer à une entreprise dure, difficile et hasardeuse : vivre comme un homme adulte, libre, lucide, autonome, responsable. Il n’est pas vraisemblable que le libéralisme obtienne le consentement de tous ceux en qui la lucidité, la réflexion, le courage, ne l’emporteront pas sur la propension à une fausse facilité ou sur l’appétit de jouissance dans l’immédiat.

Le libéralisme est conforme à la nature des activités humaines. Il n’est possible que dans les cultures où les hommes parviennent à accomplir librement leur nature. Le libéralisme étant lié à un certain type de culture, la culture de l’Occident chrétien moderne, il n’est pas exportable dans n’importe quel type de culture. Il a

beau être une manifestation, à nos yeux privilégiée, de l’essence de l’homme, celle?ci peut, peut-être, s’actualiser dans d’autres cultures d’autres façons.

Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, un régime libéral et une politique libérale ne sont pas d’abord fondés sur la collection des consentements individuels, mais sur la présence d’une culture où la liberté vécue l’emporte et s’accompagne de liberté réfléchie et voulue. Un régime libéral ne s’appuie pas d’abord sur des consentements, mais d’abord sur un consensus ancré dans la culture, sur un assentiment collectif, global, éprouvé dans l’histoire et dans les faits, sur un loyalisme témoigné dans la vie politique quotidienne. Ce consensus n’est pas la somme algébrique des consentements et des refus individuels. Il intègre toute une tradition, toute une histoire, toute une culture.

Le consensus politique est l’expression, au niveau politique, de la culture d’une nation. Celle-ci exprime, en termes de valeurs et de choix politiques, un inconscient collectif. Elle est inséparable de son histoire, de ses traditions, de ses mythes, de ses symboles, de ses emblèmes. Cette culture exprime une certaine manière de vivre, une certaine vision du juste et de l’injuste, du convenable, du bien?être. Elle témoigne d’une sorte de personnalité, tant ses constances historiques sont fortes, tant elle manifeste des tendances profondes et comme un vouloir collectif. C’est l’esprit de la nation, – d’autres ont déjà dit « l’esprit du peuple » – qui se manifeste tout au long de son histoire, à travers sa culture et, sur le plan politique, sous la forme de ce consensus latent qui fait qu’un régime, une politique, sont consentis ou refusés.

Ce consensus, si décisif dans la vie politique, est senti, éprouvé, supputé : il n’est pas proprement connu. Il se manifeste par la nature et l’intensité de la participation de la population à la vie de l’Etat. De façon positive d’abord : par la spontanéité de l’obéissance aux lois, par le dévouement de chacun à sa fonction, à sa tâche, par l’acceptation aisée des hiérarchies, par la convergence naturelle des intérêts privés et de l’intérêt public. De façon négative au contraire : lorsque des infractions aux lois se font plus fréquentes, lorsque l’autorité devient moins ferme et l’obéissance moins prompte, moins stricte, lorsque les fonctions sont de plus en plus mal accomplies, et sans souci du résultat, lorsque le sens du bien public disparaît et que chacun se réfugie dans la protection de son bien propre, pratique son auto-défense. Les contraintes peuvent se faire plus étroites, plus rudes, les résistances deviennent plus fermes, plus arrogantes. La désobéissance se généralise, dans le refus des lois et de l’autorité.  « Les courroies de transmission de l’autorité ne répondent plus », disait un homme d’Etat. Nous connaissons bien ces signes, révélateurs de l’orientation du consensus politique, même si, sur le moment, ils suscitent bien des querelles d’interprétation. A quelles méthodes recourir pour interpréter ce qui relève de l’esprit de la nation ?

Les incertitudes d’interprétation sont d’autant plus vives que ce consensus est continûment éprouvé à deux niveaux. Le premier est superficiel : les mouvements de l’opinion sont spectaculaires ; ce sont des agitations réagissant aux événements quotidiens ; ils sont déformés par les engouements insignifiants de la mode ; ils sont amplifiés par les médias à la recherche du « nouveau »,  de l’« extraordinaire », et du « sensationnel » ; ils ont plus d’apparence que de vigueur ; les retournements sont faciles ; ils sont la proie aisée de la manipulation et de la propagande.

Et ce n’est pas tout. A la surface des agitations d’opinion, on constate deux sortes de réaction au consensus profond, deux façons de le ressentir : la première consiste dans un assentiment (ou dans un refus) actif, relevant d’une recherche de la satisfaction par l’action, la responsabilité, la pratique de l’autonomie avec ses risques : le consensus est alors un consensus constructif,  pour l’avenir et par l’action. C’est le consensus le plus humain, fier de ses œuvres, mais conscient de leur insuffisance, toujours insatisfait, celui qui peut animer  un régime libéral, toujours  mis à l’épreuve. La seconde forme superficielle de réaction au consensus consiste dans un assentiment passif, dans une satisfaction née du fait que tout est donné de l’extérieur, tout est reçu, quand la passivité va de pair avec la facilité, l’absence de responsabilité, d’initiatives et de risques. Ce consensus moutonnier, c’est celui des hommes domestiqués. C’est la satisfaction immédiate, matérielle, bloquée sur les besoins matériels, sans perspective d’avenir, environnée d’éventuelles menaces terrifiantes, la satisfaction refuge de l’homme domestique et anonyme des régimes totalitaires.

Le second niveau du consensus correspond à une attitude profonde de la nation, aux lentes transformations d’un devenir historique irrésistible sur lequel les moyens politiques manquent de prise. On connaît ces élans profonds, qui rendent un régime, une politique,  efficaces ou, au  contraire, ces situations  bloquées devant lesquelles les politiques sont impuissants. Que l’on pense aux interminables guerres de religion, jadis, ou, de nos jours, aux affaires d’Irlande ou du Moyen-Orient.

C’est cette tendance profonde de l’esprit national que l’homme d’Etat libéral doit s’efforcer avant tout de déceler et, à partir de laquelle il doit essayer de susciter un courant d’opinion publique, capable de soutenir son action et de développer un loyalisme, efficace parce qu’il est lucide, autour d’elle. Au mieux, il pourrait ainsi fonder son action sur un consensus d’hommes capables de liberté réfléchie et raisonnable, ayant assimilé la culture de leur nation, allant de l’avant à la lumière de son histoire et de ses traditions, faisant œuvre nationale d’hommes conservateurs et créateurs de culture.

*

Mais il est naturel que l’homme d’Etat libéral veuille davantage et autrement. Il est sensible aux difficultés que suppose l’interprétation d’un tel consensus ainsi situé au niveau de l’inconscient national, aux incertitudes et aux discussions qui l’entacheront inévitablement. Un tel consensus peut être ressenti par des politiques avisés, deviné par de bons observateurs ; il ne peut, surtout sur le moment, jamais être connu dans sa vérité, effectivement prouvé ; il est malaisément contrôlable. Ce consensus culturel est l’objet d’une interprétation philosophique. Après tout, toute action, privée ou publique, est toujours le résultat d’une prise de position philosophique plus ou moins lucidement consciente, expression suprême d’une culture. Mais l’homme d’Etat libéral souhaite, à la fois pour des raisons de commodité pratique et pour des raisons de cohérence – ne fait-il pas de l’individu capable de liberté réfléchie et raisonnable le principe et la fin de sa politique ? – pouvoir traduire ce consensus par l’expression explicite et le décompte des consentements individuels. Pour le libéral, pour qui la liberté réfléchie est l’essence même de l’individu humain, comment ne pas consulter les individus ? On passe volontiers sous silence, de nos jours, les difficultés et les postulats, très classiques cependant, que comporte la collecte du consentement des individus. Même si cette pratique est inévitable, il faut au moins les évoquer pour en tirer les conséquences.

Il faut reconnaître, tout d’abord, que, bien que chaque individu participe au devenir de la culture profonde de la nation, la collecte des consentements est soumise aux hasards des événements, au jeu des circonstances, et reflète le niveau le plus superficiel et le plus contingent du consensus, car ce ne sont jamais que des consentements dans l’immédiat et pour l’instant. Et puis, le libéral n’a jamais cru à cette « capacité politique » que la démocratie doit reconnaître, pour être véritablement fondée, à chaque citoyen, cette capacité de participer avec un jugement sain et par des décisions bien justifiées au gouvernement de la Cité. S’il reconnaît comme un principe formellement essentiel que chaque citoyen est capable de liberté réfléchie et raisonnable et qu’il a le devoir de bien user de sa liberté réfléchie, il connaît trop les imperfections intellectuelles et morales de tout être humain. La doctrine libérale fait du consentement un principe nécessaire, mais jamais un principe suffisant. C’est l’application de cette confiance défiante que nous avons mise en évidence à la source du libéralisme.

Maintenant  que le mythe des démocraties directes, dans les immenses nations modernes, ne laisse plus aucune espérance pratique, il faut avoir recours à des processus indirects de consultation, les référendums et les opérations électorales pour effectuer la collecte des consentements. La consultation de l’opinion publique elle-même, en quelques occasions de signification symbolique, se réduit à la pratique des référendums. Seule, sans doute, la Suisse, grâce à ses dimensions, grâce à la parcellisation cantonale et communale de ses communautés politiques, maintient des éléments de démocratie directe et organise des référendums concrets et significatifs. Partout ailleurs, en France notamment, le référendum, tel qu’il est pratiqué, n’est en rien une méthode de participation au gouvernement, mais un défi exceptionnel, sur un thème mûrement élaboré par les seuls gouvernants, lancé à leur heure et destiné à réveiller une opinion publique incertaine, à tenter de la rassembler. Pour les gouvernants, il s’agit, dans un test éclatant et pratiquement global, de mettre en jeu leur politique et d’obtenir un témoignage incontestable de défiance ou de confiance renouvelées.

En vérité, même dans les référendums, c’est alors la personnalité des gouvernants décidés à en proposer le texte qui est en question. Le consentement  ou le refus du citoyen est un vote de confiance ou de défiance accordé à des hommes. Confiance est faite à une personnalité que l’on connaît par ses actes publics et quelquefois privés, par le témoignage qu’il a pu donner de sa compétence, par son appartenance à tel ou tel groupe. Certes, on prête aussi attention à ses paroles, à ses promesses, mais tels sont les aléas de l’histoire à venir, l’imprévisibilité des situations possibles, que l’on fait confiance à un homme pour ce que l’on croit savoir de ses capacités, de son caractère, de son aptitude politique globale, des principes majeurs de son action beaucoup plus que pour son programme. Toute politique s’incarne dans des personnes et le grand nombre est beaucoup plus sensible à l’image des hommes qu’au sens des mots qu’ils emploient. Dans la bibliothèque du philosophe, ce sont les idées et les valeurs qui comptent et qu’il faut comprendre ; sur la place publique, ce sont des personnalités, des figures, que l’on refuse ou que l’on choisit.

C’est pourquoi il ne faut pas trop prendre au sérieux les difficultés classiques soulevées par le problème de la « représentation », le problème du choix par les citoyens de leur représentants. Il est clair qu’il est impossible à quelqu’un de transférer son vouloir en un autre, de remettre sa volonté à la volonté d’un autre, sans soumettre sa volonté à celle de l’autre, sans renoncer, par conséquent, au libre usage de sa volonté pour tout le temps où sa propre volonté sera soi-disant « représentée » par celle de l’autre. Il ne s’agit en rien d’un transfert de volonté, surtout lorsque se posent des problèmes aussi complexes et aussi imprévisibles que les problèmes politiques. Le consentement est un acte de confiance faite à une personne pour participer au meilleur gouvernement possible de l’Etat : exercer une autorité  publique, exercer la puissance publique en vue du bien commun. Faire confiance, conférer une mission de gestion des affaires publiques en vue du Bien commun, voilà les deux thèmes que cache le mot : représentation. Mais que d’indétermination dans cette confiance, que de renoncement à mesurer ou à retirer sa confiance et que d’incertitude dans une mission ouverte sur un avenir si vaste et si inconnu. Que de défiance et d’inquiétude latentes.

Encore, s’il pouvait s’agir d’une relation de personne à personne. Mais, entre l’électeur et l’élu, il n’y a pratiquement jamais de relation personnelle ; dans des cas très exceptionnels, une relation charismatique peut s’introduire. A l’ordinaire, le consentement donné dans le vote électoral est un processus juridique abstrait qui se déroule dans un cadre schématique. En vérité, il s’agit d’un principe : c’est l’acte d’un citoyen capable de liberté réfléchie et raisonnable, il est le critère d’un régime libéral. Cette confiance d’un homme libre dans le bon usage public de la liberté d’un autre a la valeur d’un symbole.

L’avantage du processus électoral, c’est de donner lieu à des opérations publiques, contrôlables, et de produire des résultats quantitatifs et incontestables. On sait cependant comment ces résultats quantitatifs sont fonction des modalités choisies pour le scrutin, et qu’ils sont liés à la dimension et à la nature des circonscriptions électorales, mais aussi au type de représentation que l’on veut assurer (dégager une nette majorité, assurer la représentation des minorités). Bref, ce système quantitatif apparemment incontestable se fonde inéluctablement sur des conventions artificielles, arbitraires, et sur lesquelles certaines suspicions ne peuvent pas ne pas planer.

Ces réserves faites, si la formation des élites politiques les plus propres à prendre part au gouvernement de l’Etat ne relève pas d’un processus électoral, en régime libéral, le choix de ceux qui gouverneront effectivement l’Etat en relève par nécessité. Comment faire autrement ? Il n’existe pas d’autre moyen de faire participer effectivement les citoyens au fonctionnement de l’appareil politique, de les engager dans les affaires politiques par un choix qui ne dépend que d’eux seuls, et de leur donner l’impression et, au moins un instant, l’expérience vécue, de leur effective liberté politique.

Parallèlement à l’observation du consensus profond, le régime libéral exige que l’opinion publique soit consultée de façon fréquente, au niveau des diverses instances politiques existant dans la nation, par l’organisation impartiale d’élections libres. Quelles que soient les insuffisances des consultations électorales, leurs artifices, leurs incertitudes, en instituant une limite dans le temps au pouvoir des gouvernants et un jugement a posteriori sur la façon dont ils en ont usé, elles constituent l’obstacle le plus solide à opposer aux abus et aux excès éventuels des Gouvernants. Des élections libres, des élections fréquentes, sont le premier critère des régimes libéraux : leur absence ou leur falsification est la marque d’infamie des dictatures et des régimes totalitaires. Et chacun sait que lorsque plane la menace de la dictature ou du totalitarisme, le recours suprême et le seul espoir résident dans l’approche d’élections libres, si imparfaites soient-elles.

Nous sommes ainsi amenés à conclure que les assises d’un pouvoir politique qui se veut libéral sont, d’une part, ancrées dans un consensus profond, mais elles sont alors senties et interprétées plutôt que connues et d’autre part, quantitativement déterminables et contrôlables, mais elles sont alors superficielles et frappées d’inévitables artifices. Les assises du pouvoir  libéral ne sont jamais parfaitement assurées.

N’est-ce pas naturel, puisque ce pouvoir libéral veut prendre appui sur de libres consentements dont l’avenir est toujours incertain, sur une confiance à laquelle une méfiance est inséparablement inhérente ? N’est?ce pas le sort, au sein d’une nation, des relations complexes entre des hommes essentiellement libres et réfléchis, qui se veulent autonomes et indépendants et qui, cependant, sont amenés à obéir et à commande ? Et les hommes au pouvoir ne sont?ils pas, eux aussi, des hommes capables de cette même liberté, eux qui se trouvent placés dans des circonstances toujours nouvelles, et amenés à user d’une puissance immense, selon leur jugement à eux seuls et en dernier ressort ? Redoutable usage de leur liberté, pour ceux qui obéissent comme pour ceux qui commandent, que cet usage qui semble ne s’accorder qu’avec l’indépendance et, peut-être seulement, comme le croyait Rousseau, avec la solitude. Plus que partout ailleurs, en régime libéral, se pose le problème de la légitimité de cette puissance souveraine qui, née de libres consentements tacites et explicites, se situe par la force des choses au-delà d’eux.

Il. LA LEGITIMITE DU POUVOIR LIBERAL.

La légitimité d’un gouvernement n’est pas fondée seulement sur le respect de la constitution de l’Etat et de ses lois fondamentales et sur le respect des lois et procédures légales appliquées à l’élection de ses gouvernants. Jamais la légalité ne peut suffire à la légitimité. La loi n’est pas légitime parce qu’elle est la loi : elle est légitime parce que le législateur et, en dernière analyse, le principe en vertu duquel il légifère, est légitime. La loi n’est qu’un intermédiaire ; la légitimité ne dépend pas d’elle. Elle la transmet.

La loi dépend du législateur ; lui ne dépend pas d’elle, puisqu’il peut la changer ou la supprimer à son gré. On célèbre traditionnellement le gouvernement par les lois ; mais la louange est justifiée seulement dans la mesure où le règne des lois permet d’échapper au règne arbitraire d’un homme. La loi aussi peut être scélérate. Le législateur peut abuser de sa puissance et engendrer par ses lois, fort légalement, la servitude, la torture, le génocide. Et l’on peut aussi abuser des lois en vigueur, des constitutions les mieux intentionnées. Le national?socialisme a pris le pouvoir, en Allemagne, conformément à la Constitution de Weimar. Et son préambule allusif neutralisé, la Constitution française de 1958, rédigée par des libéraux soucieux d’efficacité politique, pourrait permettre d’installer fort légalement en France la dictature d’un parti ou même un régime totalitaire.

La reconnaissance de la légitimité d’un pouvoir politique est une opinion qui n’est pas de l’ordre d’une certitude rationnelle.

C’est une conviction où des considérations raisonnables s’adjoignent à une confiance intime, née d’habitudes de vivre et de sentir, de traditions et de valeurs longuement vécues, inscrites dans l’histoire d’une nation et dans sa culture présente. La légitimité exprime une foi en un principe essentiel à l’existence de la nation, un principe sacré, toujours transcendant, qui régit sa survie, mais qui ne peut être réduit aux conditions rationnelles de sa survie.

La source de la légitimité réside dans le corps de principes sur lesquels se rassemble le consensus profond, l’esprit de la nation. Fondé sur son histoire, inscrit dans ses œuvres et dans ses réussites, il affirme, en même temps, une vocation ; il est un appel à des œuvres à venir, une exigence de dépassement dans la continuité. Fort d’une certaine conception de l’homme, de la société, de la politique, ce consensus profond porte en lui l’obligation de construire l’histoire à venir dans la nation sous l’inspiration de l’esprit qui l’anime. Au?delà des déterminations accumulées par les produits de l’histoire, il poursuit la création d’une culture animée d’un esprit propre – l’esprit de la nation – qui se manifeste de façon si surprenante, mais si incontestable, dans les grandes et les petites cultures des histoires de l’humanité, dans leur originalité, leur cohérence, leur continuité, et qui fait de chacune d’entre elles une individualité historique irréductible. Oui, l’esprit d’une nation, le consensus qu’il engendre, doit pouvoir se traduire dans une philosophie vécue, sous la forme de ses monuments, de ses exploits, de ses malheurs aussi, de ses grandes œuvres, de ses héros, de ses mythes, de ses valeurs fondamentales.

C’est cette philosophie implicite, cette présence vécue par chacun des membres de la nation à travers ses paysages familiers, son entourage, sa culture propre, qui constitue le principe de l’assentiment national, plus profond et plus intime en chacun que ses opinions explicites, et qui naît avec le sentiment national, le sens de l’appartenance à une culture, l’amour de la patrie. C’est là que réside un principe de légitimité qui transcende l’existence actuelle de chacun et de tous et qui inspire cette foi décisive qui anime la loyauté des gouvernants et le loyalisme des gouvernés dans un régime légitime.

Ce qui fonde la légitimité d’un régime politique et d’une politique, c’est une culture et une mission culturelle. Une politique, une volonté politique qui voudrait renier sa culture serait illégitime et d’ailleurs, faute d’infrastructure, inefficace et acculée au désastre.

Chaque culture nationale qui suscite un consensus se traduit, en langage politique, sous les espèces d’une mission à accomplir, d’une obligation politique à réaliser, qui sont les principes explicites de sa légitimité. Cette mission est complexe. Elle comporte d’abord des éléments fonctionnels inhérents à toute mission confiée à un régime politique : des éléments de conservation, de sauvegarde de la communauté politique, de maintien de l’ordre et de la paix intérieurs et de la défense à l’extérieur. A ces éléments fonctionnels, chaque culture adjoint des missions politiques correspondant à sa conception de l’homme et à sa manière de vivre en homme. A chaque culture nationale correspond un principe de légitimité qui lui est propre, une mission spécifique conférée aux gouvernants en rapport avec son histoire et sa personnalité.

Aux nations de culture judéo?chrétienne où les valeurs de l’individu, de la liberté et de l’organisation raisonnable des affaires humaines sont devenues majeures, une mission rassemblant les finalités propres du libéralisme transmet le principe de légitimité d’une autorité politique libérale. Est légitime l’autorité politique qui prend pour fin l’institution et la sauvegarde d’un ordre public au sein duquel chaque individu puisse vivre comme un homme capable de liberté réfléchie et raisonnable, dans le respect et la reconnaissance de la liberté raisonnable d’autrui, et où il puisse trouver les conditions lui permettant d’accomplir au plus haut point les vertus et les talents dont il est capable. C’est une des caractéristiques classiques du principe de légitimité propre au libéralisme, de se concentrer sur la mission politique des gouvernants : le pouvoir libéral classique est légitime dans la mesure où la puissance publique agit afin de faire, et de faire cela seulement, ce que les activités privées ne sont pas capables de faire, ou ce qu’elles ne suffiraient pas à faire ou qu’elles feraient mal, en vue de maintenir pour tous des conditions d’existence humaine ; c’est, en termes libéraux, ce que l’on appelle le bien public.

Ne tombons surtout pas dans l’illusion que la « volonté générale » du « peuple » constitue le principe de la souveraineté en même temps que le principe de la légitimité. Le « peuple » que l’on imagine confusément sous les espèces de la population tout entière, formant une sorte d’assemblée imaginaire, que l’on décore du nom de « multitude » ou de « masse », ne constitue en rien une personne capable de vouloir. Le peuple, au sens juridique du terme, c’est la structure de droit public unissant l’ensemble des citoyens dans les institutions législatives, exécutives et judiciaires définies par ses lois fondamentales. Le peuple n’a d’autre volonté que celle de ses législateurs et ne prend d’autre décision que celle de ses ministres. Les gouvernants sont ce que l’on nomme artificieusement et fallacieusement le peuple. Le peuple n’est donc qu’un pseudo-souverain. Il existe à ras des événements politiques. Il a besoin de recevoir d’ailleurs, d’au-dessus de lui, une légitimité dont on prétend, bien verbalement, qu’il est la source. Quant à la « volonté générale », c’est un mythe qui n’a d’autre fondement que la gloire de Jean?Jacques Rousseau. Le terme est beaucoup trop apparemment clair pour ce qu’il a de confus. Nul ne sait ce que c’est.

Le principe de la légitimité politique est ce consensus national qui pèse de tout son poids historique, de toutes ses traditions sur la vie et l’avenir de l’inconscient collectif de la nation. Principe de légitimité, il transcende le peuple et ses gouvernants, le corps poli­ tique tout entier. C’est pourquoi il n’est jamais immédiatement explicite. Expérience vécue par chaque citoyen jusqu’au plus profond de sa culture, il est l’objet d’une foi, et le principe d’une vocation, d’une mission.

C’est pourquoi il est si important de conforter les opérations électorales par lesquelles on consulte le « peuple », c’est?à?dire l’opinion publique, et de compenser ce qu’elles comportent, nous l’avons dénoncé, de superficiel, de factice, d’événementiel et d’aveugle. En choisissant les élus au nom d’une mission, on choisit de faire confiance à ceux qui s’engagent à l’accomplir : mission fonctionnelle, inhérente à toute autorité politique libérale, mission de circonstance répondant aux exigences du moment. Certes, l’opinion publique comprend mal les options politiques et ne les imagine guère qu’à travers la personnalité des hommes politiques qui les incarnent. Mais autour de la définition d’une mission peut s’instaurer un engagement juridique réciproque, engagement des élus à la loyauté, engagement des électeurs au loyalisme.

Cet acte réciproque de confiance défiante, principe de commandement et principe d’obéissance, est admirablement analysé par la langue anglaise sous le nom de trust : c’est une mission de confiance, qui est conférée à des trusties, à des hommes de confiance, ici des gouvernants, des hommes d’Etat. Cet acte réciproque prend la forme d’un véritable contrat, authentique et explicite, cette fois. L’autorité conférée aux gouvernants cesse d’être un pouvoir discrétionnaire. Le pouvoir instauré au profit des gouvernants se trouve limité par cette double mission, l’une fondamentale et sacrée, émanée d’une culture vivante, exprimant une pression décisive, l’autre circonstancielle et limitée dans le temps.

Les gouvernants disposent, par définition, des pouvoirs nécessaires pour imposer aux citoyens l’obéissance à laquelle ils sont engagés envers les lois de l’Etat. La détermination d’une mission, la passation d’un contrat de gouvernement, rend possible la détermination d’une rupture éventuelle du contrat et la définition d’une forfaiture. La doctrine de la légitimité libérale refuse la conception d’une légitimité inconditionnelle, illimitée et perpétuelle. Sa condition, sa limite, sont inscrites dans la mission fondamentale qui s’exprime dans une conception philosophique de l’homme et de la société politique, puis dans des lois fondamentales.

Ainsi naît l’idée d’une Cour suprême composée d’hommes qui, placés au?dessus des gouvernants ne participent pas aux péripéties de la vie politique. Ils représentent la philosophie implicite de la nation, ils expriment sa culture, au-delà de toute politique partisane. A eux d’incarner, non une imaginaire volonté générale, mais le sens du bien commun, le sens de l’Etat, l’amour de la patrie. Ils sont les arbitres suprêmes, sans autre pouvoir que de dire le juste et l’injuste au niveau le plus général. Placés au-dessus des idéologies et des intérêts particuliers, ils jugent de la légitimité des actes des gouvernants, à la fois en fonction des finalités de la philosophie libérale et en fonction des lois fondamentales. Par ses jugements, la Cour suprême s’oppose aux excès et aux abus d’un pouvoir qui serait oublieux de sa mission et évite le déclenchement de mouvements de résistance, à moins que, se heurtant à la forfaiture délibérée des hommes au pouvoir, elle justifie, par son jugement, la désobéissance et la résistance organisée des citoyens. En régime libéral, la doctrine de la légitimité du pouvoir reconnaît la légitimité de la résistance au pouvoir qui forfait à sa mission.

La légitimité conférée n’est pas plus perpétuelle qu’elle n’est inconditionnelle et illimitée. On mesure, en effet, une action politique à son efficacité. Le succès ne suffit certes pas à établir la légitimité d’une politique ; aucune politique n’est légitime, si elle n’est l’expression d’un consensus. Mais une politique justifiée par ses finalités, en prise sur le consensus national, n’est pas légitimée une fois pour toutes. Encore faut?il qu’elle réussisse, au moins à échéance : ce sont ses succès qui, dans la longue durée, lui conservent une légitimité. La foi en la légitimité se renforce avec les succès, mais elle s’use plus encore avec les échecs. Les échecs répétés d’une politique doivent provoquer le retrait de ceux qui la font et l’entraînent, en effet, bien souvent. La légitimité n’est pas seulement une affaire de principe, c’est aussi, de façon seconde, mais décisive, une affaire d’efficacité. Un régime n’est donc durablement légitime que dans la mesure où les hommes qui l’animent sont des politiques efficaces, des hommes d’Etat qui se justifient continûment par leur succès.

III. L’HOMME D’ETAT LIBERAL.

Le libéralisme  classique n’aime  guère employer  le mot de « Souverain » qui évoque pour lui une omnipotence qui échappe au contrôle des lois, à l’équilibre des pouvoirs et qui dispose à l’arbitraire. En vérité, il faut bien que s’exercent dans l’Etat des fonctions souveraines,  une souveraineté  en tant que telle qui incarne ce consensus profond, condition  de son existence, qui exprime, à travers son histoire et sa culture actuelle, l’esprit de la nation. C’est la Souveraineté en tant que telle et les institutions qui la mettent en œuvre qui reçoit de ce consensus sa légitimité.

Les hommes d’Etat qui exercent ces fonctions souveraines, les vicaires de la Souveraineté en tant que telle, c’est-à-dire l’ensemble des titulaires du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif, ne peuvent pas ne pas disposer d’un pouvoir absolu : en d’autres termes, ils disposent du pouvoir de décider en dernier ressort. C’est une nécessité fonctionnelle de toute communauté politique, nous l’avons déjà constaté, chaque fois que des décisions suprêmes doivent être prises, même quand les lois se taisent, même au-delà de tout calcul rationnel, de toute information contrôlable, dans une zone d’incertitude où l’estimation la plus raisonnable du probable n’élimine jamais l’imprévisible. La politique n’est-elle pas l’art de gouverner des collectivités et des individus capables de libertés publiques et privées ?  Toute  décision  souveraine,  c’est-à-dire toute décision en dernier ressort, requiert une prise de risque et peut engager le sort de la communauté tout entière. L’art souverain dispose, si la Raison de l’Etat le réclame, de la vie et de la mort de chacun et de tous. C’est en ce sens précis que l’on ne peut pas ne pas parler d’une souveraineté absolue Cependant, les hommes d’état au pouvoir, ne sont pas en tant que tels, souverains. Ce ne sont que des vicaires d’une Souveraineté abstraite  et institutionnelle. Ils sont seulement les représentants élus par une population dont l’opinion sert de véhicule à ce consensus profond qui la dépasse dans le passé et dans l’avenir. Or nous savons que le choix électoral des représentants est soumis au jeu des circonstances, au charisme accidentel, et parfois frelaté par la réclame des médias, des personnalités en présence, à l’impact perturbateur d’événements marginaux. Si indispensable, si justifiable que soit le processus électoral, il opère un choix artificiel toujours faussé, en un sens ou en un autre, par les conventions arbitraires du mode de scrutin ; il ne révèle qu’un niveau superficiel, souvent excessif et toujours éphémère, toujours déjà dépassé, du consensus national. Cependant, le sort de la communauté nationale est entre les mains de ces élus de circonstance. Si légale et si conforme aux lois que soit leur présence, il n’est pas jusqu’à la légitimité de leur mission et à celle du régime lui-même qui ne dépendent du succès de leur action. Quels sont et surtout quels devraient être les hommes qui osent se charger d’une mission si décisive et si aventureuse ?

Je songe à l’homme d’Etat et non au technocrate ou au politicien. Nous sommes trop souvent la proie des politiciens qui prennent leur roublardise et leurs vulgaires « combines » pour de la haute politique inspirée des leçons de Machiavel. Il n’y a pas de commune mesure entre les manœuvres de couloir, entre les manigances de partis où on ne risque guère que sa vanité et son ambition, à la stratégie et à la tactique de l’homme d’Etat, où c’est le bien commun et le sort de la patrie qui sont à chaque instant en jeu.

L’homme d’Etat est l’homme qui sait faire passer le bien commun avant son bien propre, bien sûr, mais aussi avant le bien de son groupe ou de son parti. L’homme d’Etat est celui qui sait convaincre et ordonner, organiser la liberté, les libertés réfléchies d’un grand ensemble d’hommes; c’est une tâche spirituelle parce qu’il s’agit de relations entre des esprits libres et réfléchis. Il sait s’assurer leur loyalisme ou leur obéissance, leur dévouement au bien public harmonieusement conjugué avec leurs fonctions et leurs tâches propres. L’homme d’Etat peut aussi être un technicien, mais il n’est pas nécessairement un technicien, ni de la guerre, ni du droit, ni de l’économie, ni d’une technique quelconque. On sait trop quelles dépravations menacent l’homme d’Etat qui voit l’ensemble, qui est son objet propre, sous la perspective étroite du technocrate. Nos contemporains se laissent trop souvent emporter par l’importance de l’économique et envisagent à tort la politique sous l’angle exclusif de l’économie. Stigmatisons cette dernière confusion pour la menace qu’elle fait peser sur une politique en transférant ses objectifs du spirituel au matériel, de l’action à la jouissance, de l’œuvre accomplie au simple bien?être.  L’homme d’Etat  doit  seulement  savoir choisir ses experts et ses ministres techniciens.

N’insistons guère sur les qualités individuelles. Elles vont de soi. L’intelligence politique se caractérise surtout par le bon sens, par l’esprit de synthèse et la capacité de voir simple, par l’art d’échapper aux idées toutes faites et aux préjugés idéologiques. Le bon sens implique le sens du possible, de ce qui est réalisable dans une situation donnée. Il ne serait pas le bon sens s’il n’était pas à chaque instant le sens de l’opportun. Il est la vision directe du raisonnable.

Bien sûr, c’est Machiavel qui a dit l’essentiel. Il a appelé virtu la qualité propre du Prince, de l’homme d’Etat. La virtu, c’est, à la fois, la lucidité intellectuelle et le courage, l’énergie morale propre à manier les forces politiques avec le cynisme sans illusion, la fermeté, l’esprit de persévérance qui sont nécessaires à l’aboutissement des grands desseins dans les affaires humaines. Machiavel a défini les règles de l’efficacité politique, rationnellement, « scientifiquement » calculée en termes de moyens et de fins, à partir d’une connaissance aiguë des passions et des vertus humaines. Les libéraux n’ont pas de raison de récuser cet inéluctable calcul, qui prend en compte les valeurs spirituelles à proportion de leur force d’impact politique, tout comme les autres forces politiques directes, la violence physique et la violence spirituelle, que ce soit le mensonge, le secret, la déloyauté ou la ruse. Pour le libéralisme aussi, comme Machiavel l’enseigne, la politique passe par une juste appréciation des hommes. Il convient d’admettre en principe que tous sont capables d’être mauvais et méchants, mais, sur ce fond de défiance, l’art  politique se mesure à sa capacité d’apprécier les meilleurs, à proportion des espoirs qu’on peut placer en eux et de la confiance qu’on peut leur porter en vue des fonctions qu’on leur confie.

Qu’un homme d’Etat dégage un véritable charisme, c’est assez naturel, s’il atteint à une suffisante générosité et à une certaine grandeur. Mais cette présence personnelle, cette aptitude à susciter la conviction,  le dévouement, l’enthousiasme, ne garantit pas pour autant la valeur de sa politique. C’est un puissant facteur d’autorité. Ce peut être un grave ferment d’illusions.

Pour accorder sa confiance à un homme qui prend de hautes responsabilités politiques, le libéralisme exige, en outre, des vertus intellectuelles et morales d’un autre ordre. L’homme d’Etat lancé dans une mission si incertaine par un choix électoral si contingent doit, à la fois, d’un même cœur, se dévouer avec une pleine foi à sa tâche et garder le sentiment des limites de sa mission et de ses limites propres. Sa foi dans sa mission, sa foi en lui-même, doivent s’inscrire dans une sorte de scepticisme que lui inspirent l’imperfection et l’incertitude des affaires des hommes. C’est pourquoi il doit savoir garder une constante prudence dans toutes ses actions.

La prudence, c’est l’art de pratiquer des valeurs incertaines dans une situation dont on ne peut connaître toutes les données, en présence de partenaires dont on n’est jamais tout à fait sûr et d’adversaires toujours largement imprévisibles. C’est une vertu qui associe l’esprit d’entreprise, la fermeté et même l’audace avec la retenue et la maîtrise gardée dans son action, qui permet une constante adaptation à la situation en cours. Faute de science, faute même d’un impossible savoir, puisqu’il s’agit d’hommes, la prudence joint l’esprit de décision et d’engagement à la hauteur de vue et à la liberté de réflexion qui sont nécessaires pour assurer le maximum d’efficacité et le minimum de défaite dans les affaires politiques. Elle est à la fois une vertu intellectuelle et une vertu morale, et l’une y est toujours la condition de l’autre. En un mot, qui vaut pour les deux domaines, pour l’homme d’Etat, la vertu de prudence consiste à être raisonnable.

La vertu de prudence va de pair, chez le politique, avec la vertu de modération,  qui est la vertu  libérale par excellence. Elle convient au gouvernement d’hommes libres, au constant arbitrage que l’homme d’Etat doit pratiquer entre eux et par rapport au bien public, aux nécessités de l’Etat, avant de prendre et d’imposer sa décision. Elle implique, en effet, le sens de la mesure, mesure à l’égard de soi-même, mesure entre les hommes, sens du possible, mais aussi sens de l’excessif et de l’abusif. Voilà la vertu qui peut permettre à l’homme d’Etat de dominer les tentations de sa puissance, de résister aux entraînements de l’action et même aux incitations nées du succès. Savoir aller jusqu’au bout du nécessaire, mais savoir s’arrêter, savoir se modérer soi-même, c’est une vertu d’autant plus précieuse que l’homme d’Etat dispose de plus de puissance.

Elle implique aussi la volonté et l’usage de la conciliation et du compromis sans lesquels des hommes libres ne sauraient collaborer. Loin d’être un signe de basse politique, le compromis est l’art politique de concilier les différences, de réduire les incompatibilités, d’introduire des proportions raisonnables entre les exigences d’hommes différents et libres et les nécessités de la vie en commun. C’est l’art de substituer une situation de coexistence raisonnable à une situation de conflit et de force, l’art de susciter un consentement général qui permet à un régime libéral de s’instaurer et de durer.

Cette modération  porte naturellement sur les ambitions  de l’homme d’Etat lui-même. C’est la forme que prend sa loyauté à sa mission, cette mission qu’il doit interpréter comme un service, comme sa manière à lui de ne jamais prendre ni lui-même, ni sa gloire, pour fin, mais de servir des fins qui le dépassent, même s’il lui appartient de leur donner cette figure intermédiaire, qui est l’objectif politique du moment. Son excellence à lui, sa gloire vraie, c’est d’avoir été, compte tenu des circonstances et de la chance, aussi bon serviteur du bien public que faire se pouvait. Sa gloire véritable, qui compte bien légitimement pour lui, n’est pas celle qui peut satisfaire quotidiennement sa vanité, mais celle que lui décernera le jugement de l’histoire de sa nation, auquel il ne doit jamais cesser d’essayer de se mesurer en pensée.

Ne nous leurrons pas. Il s’agit d’un modèle idéal. Combien d’hommes d’Etat sont-ils arrivés, quel que fût leur génie, à s’y conformer ? Aussi  serons-nous  enclins  à souhaiter  qu’aucun homme d’Etat, fût?il grand et heureux dans ses entreprises, ne demeure trop durablement en possession du pouvoir. Si plate que soit cette organisation pratique, il faut souhaiter l’alternance, le retour temporaire au pouvoir des meilleurs, mais non leur indéfinie stabilité.

On constate qu’un Etat libéral ne peut fonctionner que s’il est fait confiance aux hommes d’Etat, s’il est fait et tenu un pari sur les vertus et la loyauté des gouvernants, sur les vertus et le loyalisme des gouvernés, en même temps qu’un pari sur la probabilité que les bons usages de la liberté pourront l’emporter, la chance aidant, sur les mauvais. C’est le propre du libéralisme de compter davantage sur les mœurs que sur les lois, sur les vertus que sur les institutions. Ce qui convient à une doctrine qui affirme que la politique est l’expression d’une culture. Si un Etat libéral peut être en bonne santé, c’est que la culture dont il est l’émanation est ce qu’elle est, c’est que les mœurs libérales triomphent, ainsi qu’une propension générale à pratiquer une liberté réfléchie et raisonnable. Et que la chance l’aide.

*

On parle volontiers de la responsabilité politique des gouvernements et eux-mêmes  font volontiers  profession d’en assumer toute la charge. Mais cette notion de responsabilité politique est bien confuse et bien contestable.

Que peut signifier, en effet, une responsabilité dont on peut dire qu’elle ne comporte pratiquement pas de sanction ? Une sanction n’a de valeur que si elle est proportionnée aux décisions prises, aux actes accomplis et à leurs conséquences. Or, ceux?ci, pour les Gouvernants, affectent la totalité de la vie de la nation, mettent en question la bonne marche et la santé de l’Etat, la sécurité, la richesse ou la misère, la vie ou la mort de la nation. L’usage souverain de l’épée de justice et de l’épée de guerre affecte les conditions d’existence de tous les citoyens. Les sanctions que l’on pourrait infliger à ces individus que sont les Gouvernants, ne sont en rien du même ordre de grandeur, et, à la limite, elles n’ont pas de sens commun. La confiscation des biens, la privation de la liberté, l’exil, l’ostracisme,  la mise à mort, la dégradation  nationale, aucune de ces sanctions n’est à la dimension des malheurs provoqués, elle est sans rapport avec eux. De telles sanctions n’ont qu’une  valeur symbolique, et encore. Elles respirent plutôt un esprit de vengeance et de démagogie qui témoigne en fait de basses passions.

Laissons de côté le cas de haute trahison et la Haute Cour imaginée par certaines constitutions ; la procédure est si dérisoire dans son juridisme étroit qu’elle ne s’élève pas au niveau du politique : elle tombe pratiquement en fait en désuétude dès qu’elle est instituée.

Certaines constitutions ont établi une « responsabilité politique » des Gouvernants devant le Parlement : le Gouvernement qui est l’objet d’un vote de « défiance » ou de « censure » est privé du pouvoir et ses membres renvoyés à leurs simples fonctions représentatives ou à leurs vies privées de citoyens. Cette procédure n’est d’ailleurs  pas interprétable  comme  une sanction pénale, mais comme la sanction politique de leur échec. Simple technique  politique qui fonctionne  raisonnablement, mais, au niveau de la morale politique, pour peu que ce vote sanctionne une incompétence ou une sottise qui ont entraîné des catastrophes mettant en question la vie ou la mort, la fortune ou la misère de la nation, encore une fois, comme cette sanction est inadaptée et dérisoire.

D’ailleurs, il est bien clair que, en cas de succès, de triomphe, l’homme d’Etat ne reçoit pas davantage la sanction de ses mérites.

La gloire qui l’entoure ne procède pas d’une institution et l’ingratitude politique – mais comment devrait s’exprimer la gratitude ? – est la compagne ordinaire de la gloire. L’Histoire, comme on dit, se chargera de rétablir une appréciation, à condition que les historiens soient purgés de leurs préjugés (pensons à l’histoire de la Révolution française), ce qui prend d’ordinaire beaucoup de temps, quand cela arrive jamais.

En vérité, telle est la dimension  des tâches politiques d’un homme d’Etat, que l’exercice du pouvoir suprême implique une responsabilité suprême, la responsabilité de celui qui décide en dernier ressort pour l’ensemble, mais qui, faute de sanction adéquate, se double d’une radicale irresponsabilité. L’homme d’Etat est donc à la fois responsable et irresponsable. Les seules sanctions plausibles que l’on peut souhaiter pour un mauvais chef d’Etat, même pour le pire d’entre eux, ce ne sont jamais que des sanctions morales, le remords ou la honte – dont, hélas, l’orgueil, l’aveuglement ou le fanatisme suffisent d’ordinaire à les délivrer pour le restant de leur vie.

Mais quelle leçon de modestie et d’humilité pour l’homme d’Etat libéral, qui s’efforce de pratiquer, par vocation, avec prudence, avec modération, avec scepticisme – en voilà une preuve de plus – une politique morale.

CHAPITRE VII

LE REGIME LIBERAL ET LES POUVOIRS DE FAIT.

l. LES INEGALITES, LES ELITES ET LE LIBERALISME.

En raison de la diversité de leurs aptitudes naturelles et de leurs vertus, les hommes sont tous différents et inégaux. L’usage de leur liberté, quel qu’il soit, l’éducation qu’ils reçoivent (si elle n’est pas réduite à un dressage) et celle qu’ils se donnent, ne font que multiplier ces différences et ces inégalités.

Toutes les activités humaines, toutes les confrontations, les compétitions, les luttes et même les collaborations, renforcent les différences et accroissent indéfiniment les particularités. La manifestation de ces différences engendre, dans la vie sociale, des inégalités toujours accrues dans les capacités, les accomplissements, les fonctions, les situations et, inévitablement, dans l’appréciation des valeurs et des mérites ainsi que dans les avantages que chacun en tire.

L’organisation de la vie sociale, en rationalisant la collaboration entre les individus assure la division du travail et répartit les fonctions. C’est dire que, non seulement, elle développe les inégalités, mais qu’elle les institutionnalise en installant une diversité toujours plus grande et en l’incrustant dans les hiérarchies. Il n’y a pas de vie sociale sans structure politique : des relations d’autorité s’instituent d’elles-mêmes dans toutes les formes de la vie sociale et politique ; la mise en place de l’état de droit légitime d’inéluctables relations de commandement et d’obéissance qui constituent l’essence même du politique et la forme politique irréductible de l’inégalité.

Toutes les sociétés sont donc naturellement inégalitaires, les sociétés libérales par principe, les autres, qu’elles soient socialistes ou totalitaires, par nécessité : les libérales s’en font un mérite, les autres en font un secret bien caché.

Prétendre le contraire, c’est s’aveugler soi-même et surtout essayer d’aveugler les autres. Affecter de vouloir supprimer les différences et les inégalités, c’est aller contre l’inéluctable force des choses humaines. Y employer toutes les formes de la contrainte physique et de la contrainte spirituelle, c’est s’acharner contre toutes les formes de la vie de la liberté et de l’esprit, pratiquer la plus inhumaine des politiques, et tout cela, tous ces crimes contre l’humanité, en vain.

Le pire des poisons que Marx ait pu répandre avec son idéologie, c’est l’espérance de la société homogène et sans classes, présentée comme le lieu de la réalisation de ce qu’il appelle « l’homme générique ». Pataugeant, quoi qu’il en dise, en pleine utopie, il a invité ses séides à confondre « l’homme générique », tant  vanté,  avec  « l’homme spécifique », c’est-à-dire  avec l’homme considéré en tant que membre de l’espèce humaine : en tant que tels, tous les hommes sont égaux, en effet, d’une égalité spécifique. Mais cette égalité rudimentaire n’a rien à voir, même chez un Marx mieux compris, avec le plus parfait accomplissement de chaque homme dans ses capacités et dans ses vertus propres. Marx s’est vanté d’avoir mis la philosophie de Hegel, dont il a tiré le meilleur de ses idées philosophiques, cul par-dessus tête. Ce n’est pas une opération qu’il a faite impunément, car, chez les séides du marxisme, cela revient à donner à l’un les fonctions de l’autre.

Les idéologies égalitaires, nées de l’envie, de la paresse, de l’esprit de facilité et l’éthique de tutelle, ont fait tant et si bien que l’idée d’élite est devenue, pour le plus grand nombre, haïssable et même honteuse, tandis que l’existence même des élites de fait est impudemment refusée et traitée d’illusion idéologique.

Et cependant, du fait qu’ils vivent dans une société chargée de traditions et d’exigences professionnelles, ces individus si différents et inégaux se trouvent, selon leurs œuvres, leurs services, leurs fonctions, répartis en groupes, en catégories, et classés selon des échelles de valeur correspondant aux modes de vie dominant dans cette société. Un même individu appartient en fait, non seulement à son groupe familial, mais à plusieurs groupes, culturels, sociaux, professionnels, économiques, politiques, sportifs, où il peut jouer des rôles divers et où il peut lui être reconnu des valeurs diverses. Chaque groupe, chaque activité suscite une hiérarchie qui lui est propre et, par conséquent, des élites.

Dans chacun de ces groupes, les élites s’imposent d’elles-mêmes quand elles ne sont pas reconnues d’une manière plus ou moins tacite ou plus ou moins organisée par cooptation. Elles se détachent, en rassemblant les meilleurs, oi aristoi. Les autres, oi polloi, le grand nombre, ne reçoit guère de nom. On hésite entre l’appellation péjorative, le vulgum pecus, ou l’appellation franchement hostile, à la Nietzsche, le « troupeau » ou celle qui se voudrait constructive, la « base », à moins qu’on ne veuille désigner le pire élément de tous à l’opprobre public en l’appelant la pègre. A l’époque contemporaine, le contraire le plus significatif de l’élite serait sans doute la « masse ».

Le libéralisme est d’une pratique difficile, exigeante, exaltante aussi. Il s’adresse à des adultes, c’est-à-dire déjà à une élite. Car tous, quel que soit leur âge, ne parviennent pas à devenir des adultes. Le véritable citoyen libéral devrait être un adulte, car il faut être adulte, c’est-à-dire lucide, maître de soi, capable de se dégager de l’immédiat et du présent, de préférer le bien public, à son bien propre, pour exercer sa liberté comme une obligation raisonnable à accomplir excellemment ce qu’il y a de meilleur en soi-même. L’usage de sa propre liberté, ordonnée au bien public et au respect des autres, appelle à la générosité et à la magnanimité, à vivre sa vie avec une sorte de noblesse. Le libéralisme invite chacun à prendre part à sa façon, dans sa fonction, son métier, son art, à une élite.

Le libéralisme ne s’enferme pas dans la facilité de vie d’une masse homogène, dans un conformisme amorphe et, par là même, insignifiant. Le libéralisme refuse cette entropie. Il anime une société pluraliste et inégalitaire, formée de groupes divers, toujours ouverts et disponibles, sans castes ni classes bloquées. Cette société richement structurée est ordonnée par des hiérarchies à chaque instant remises en question, car elles ont à chaque instant à faire leur preuve.

Une élite n’est pas une structure fermée : elle est, pour une brève période, formée par ceux qui viennent de donner, par leurs œuvres, par leurs actes, les témoignages les plus évidents de leurs talents, de leur valeur. Une élite libérale est, à chaque moment, fonction, la chance et l’histoire aidant (mais il serait vain de pré­ tendre annuler l’une ou l’autre), de son mérite.

Une élite tend à se former partout où chacun peut faire usage de sa liberté, c’est-à-dire partout où il y a travail et lutte, lorsqu’à la concurrence, à la compétition, à la rivalité, peut s’associer la collaboration, l’organisation, la reconnaissance réciproque. Les relations de l’élite et de la masse ne sont pas seulement des relations de commandement et d’obéissance, mais des relations d’échanges de services de toutes sortes. Ces relations sont complexes : d’abord parce que ceux qui font partie de cette élite?ci, ne font pas partie de cette élite?là. Ensuite, parce que les élites se renouvellent en permanence à partir du grand nombre, et cela d’autant plus aisément qu’une société  est  plus  libérale.  Enfin,  parce qu’entre les élites et la masse, ce sont les échanges de services qui priment, dans la participation à un même ensemble organisé. La division des tâches et des fonctions étant ce qu’elle est, la coopération compte autant que le commandement.

Pour le libéralisme, une élite est un ensemble instable, rassemblé par les fonctions jouées, les services rendus à la nation. Les individus qui la composent en font partie, la chance intervenant, en vertu de leurs actes et de leurs œuvres, bref, de leurs mérites, aussi longtemps qu’ils le méritent, mais pas plus.

Certes, les élites ne peuvent agir sans s’installer dans des institutions, sans s’appuyer sur des traditions, sans en susciter de nouvelles. Mais une élite à la façon libérale n’est pas une structure fermée  ou  bloquée  ou,  moins  encore,  héréditaire. Elle joue d’autant plus son rôle qu’elle est en constant renouvellement en fonction des mérites manifestés. Certes il est inévitable, et il est bienfaisant, que la participation d’un homme à une élite ait une influence incitatrice ou éducatrice sur tel de ses proches. On ne saurait méconnaître la réalité et la valeur de la lignée, sans tomber dans l’utopie et, pire, dans les violences qu’elle pourrait inspirer.

Mais les héritages eux-mêmes se méritent et il y a bien plus de ratés et de déchus que d’héritiers. Pour le libéralisme, la noblesse a cessé d’être une institution, elle est restée une vertu. L’appartenance à une élite comporte plus de devoirs que de privilèges, plus de services que d’honneurs, plus de tâches que d’avantages. Elle ne se justifie pas une fois pour toutes,  mais à chaque instant. Appartenir à une élite, c’est une manière d’être libre et de manifester sa liberté créatrice.

L’idée d’une société homogène est contraire à toutes les données de l’histoire. La véritable société  homogène correspondrait  à l’utopie des anarchistes. Ceux qui prétendent l’instituer par la contrainte, n’établissent jamais qu’une pseudo-société homogène, faussement égalitaire, puisqu’elle est l’œuvre d’un parti dominant, véritable classe supérieure aux mains d’un appareil fortement et durement hiérarchisé, qui jouit de tous les privilèges d’une élite institutionnelle, et que l’usage systématique de la violence tend à bloquer.

De son côté, l’idée d’une masse active et créatrice par nature résulte d’une confusion romantique : sous prétexte qu’une masse d’individus, à travers toute une succession de générations, témoigne d’une mémoire collective, et que s’opère en elle, à force d’épreuves, de succès et de revers, une sorte de maturation, par filtrage et décantation, entre les idées, les valeurs, les mythes, les tendances qu’elle transmet, on prétend lui attribuer un pouvoir de réflexion et de création. Mais ce sont les individus qui sont libres et créateurs, eux seuls sont capables de réflexion raisonnable, de volonté, de décision. La réunion, la collaboration, l’émulation des meilleurs, de ceux qui sont le mieux capables d’assimiler la culture pour nourrir leur talent fait des élites les facteurs nécessaires à la vie sociale et politique pour dominer les situations, créer les solutions et les œuvres, imposer leur volonté, décider, gouverner. Ce sont elles qui assurent la meilleure sauvegarde, le dépassement le plus fécond, le surcroît qui permet à la nation de répondre aux défis des autres et des circonstances, de vaincre les obstacles de l’histoire. Une société triomphe grâce à ses élites et se meurt de n’en plus avoir.

Rien n’est plus important dans l’histoire d’une nation et de sa culture que la présence toujours mystérieuse et l’obscure formation des élites. Le libéralisme fait traditionnellement confiance à l’éducation, à condition qu’elle soit aussi ouverte et aussi exigeante, aussi sélective que faire se peut. Il est fait appel au plus grand nombre, sélectionné à chaque niveau, à proportion  des preuves que chacun donne de ses aptitudes et de ses vertus. Les libéraux croient à la vertu des compétitions et aux résultats des concours. Les élites se dégagent à force de succès à l’école et dans la vie. Mais s’il y a beaucoup de moyens de brimer les élites et de contrecarrer leur apparition, il n’y a pas de méthode pour en former. Les talents, l’esprit d’invention, l’agilité intellectuelle, et même l’esprit de rigueur, ne s’apprennent pas à proprement parler. Le problème est particulièrement ardu s’il s’agit d’élite politique : l’éducation à l’esprit de décision, au sens des responsabilités et au sens de l’Etat, relève de cette « éducation à la liberté », que seule l’épreuve de l’action rend possible lorsqu’elle est soumise à une réflexion raisonnable.

Peut-on enseigner les vertus intellectuelles et les vertus pratiques ? C’est une antique question. On voit bien qu’un système d’éducation, outre l’initiation à une culture, a pour double but, d’une part, d’orienter chaque individu vers la tâche pour laquelle il est le mieux fait, d’autre  part, de mettre chacun à même de développer et d’affirmer par lui-même ses propres aptitudes, dans une loyale émulation, dans une dure rivalité, avec les meilleurs de ceux qui lui ressemblent. Surpasser, se surpasser soi-même aussi, c’est le principe de la formation des élites, mais c’est aussi le principe de leur caractère éphémère et de leur perpétuelle transformation.

Ainsi, la formation des élites, sous leurs espèces les plus variées, appropriées à toutes les tâches, à tous les arts et à toutes les fonctions de la culture, de la société et de l’Etat, rejoint la finalité fondamentale du libéralisme : faire en sorte que chacun puisse exercer aussi excellemment et aussi généreusement qu’il en est capable, avec la liberté la plus convenable, les aptitudes et les dons qu’il porte en lui. Au-delà de leurs compétitions et de leurs luttes, les élites dignes de ce nom, devraient prouver, dans l’accomplissement de leurs devoirs et l’exécution de leurs services, leur reconnaissance réciproque et leur complémentarité avec tous les groupes de la nation.

Il. LE LIBERALISME ET LA MERECRATIE. [5]

Dans les nations libérales de notre Occident industriel, que l’on appelle démocratiques, les acteurs politiques sont, par nature, les citoyens de l’Etat. Seuls sont citoyens les individus, puisqu’ils sont seuls capables de liberté réfléchie et raisonnable. Par rapport à eux seuls, la finalité politique libérale prend du sens : ce sont eux qui, en dernière analyse, prennent la responsabilité politique et en subissent les conséquences, bonnes ou mauvaises. Ce sont les véritables « auteurs » des actes politiques dont l’Etat, sous les espèces des pouvoirs exécutif et législatif, est « l’acteur ».

Dans nos immenses nations contemporaines, la distance qui s’établit entre l’Etat et les citoyens, tout autant que les avantages de la collaboration des citoyens entre eux, provoque la formation de groupements de toutes sortes. Nous avons déjà eu l’occasion de noter l’existence de groupes économiques, mais ils peuvent être aussi bien culturels, sociaux ou politiques ; ils peuvent prendre une forme nationale, ou régionale, ou locale. Ils existaient déjà à leur façon dans les sociétés à ordres et à corporations. Certains ont une existence de fait inorganique, d’autres une existence quasi institutionnelle. Au sein de la communauté nationale, ces groupes constituent de petites communautés fondées sur une collaboration professionnelle, une organisation économique, une similitude de situation sociale, des intérêts communs à gérer, à promouvoir ou à défendre, des fins à réaliser, des convictions, des valeurs communes, une idéologie à faire triompher. Chacune de ces communautés particulières, pour peu qu’elle soit durable, témoigne d’un certain esprit, qui devient une des composantes historiques de l’esprit de la nation; ce sont des communautés d’opinion, d’intérêt et d’action. Mais, qu’il s’agisse d’églises, de sociétés de pensée, de sociétés économiques ou financières, d’associations professionnelles, de syndicats, de partis politiques, tous ces groupes exercent des pressions sur les pouvoirs politiques et sur l’opinion publique et ont, en fin de compte, un impact politique, délibéré ou secondaire.

Le XVIIIe siècle avait vivement condamné ces groupes auxquels il donnait le nom de « factions » et dont il considérait alternativement l’action comme sclérosante et comme factieuse. Mais dès le XIXe siècle, l’Etat a été amené à reconnaître, sous diverses formes, un droit d’association de plus en plus complet. Usons du terme de groupe, bien qu’il soit trop vague, faute de pouvoir utiliser le mot « faction » trop systématiquement péjoratif, pour désigner les éléments de cette structure corpusculaire des nations contemporaines. Si l’on observe ceux qui sont moins tournés vers la gestion professionnelle de leurs affaires que vers la défense ou l’affirmation de leurs intérêts, de leurs convictions ou de leurs idéologies, on constate qu’ils sont composés d’une       « base », comme on dit, d’ordinaire passive, mais capable parfois de pratiquer une résistance passive ou, brutalement, explosive, et d’un « appareil », minorité agissante très structurée. Cet appareil, groupuscule de militants, d’ordinaire cooptés, toujours acclamés, décide en fait de tout. Ces groupes sont des oligarchies fortement hiérarchisées : c’est le règne des comités, pour ne pas dire des soviets.

En raison des fonctions qu’ils exercent dans la vie économique, certains de ces groupes sont en mesure, par le simple usage passif de leur droit de grève, de perturber gravement la vie de la nation. Il peut suffire parfois d’un très petit nombre de grévistes, situés à un point clé de l’activité, pour bloquer l’ensemble d’un secteur économique. Profitant de la complexité et de l’interconnexion des affaires économiques, ces groupes, et même certaines de leurs équipes, disposent de moyens de pression sans commune mesure avec la particularité des fins qu’ils poursuivent ou avec l’importance de leur rôle dans la nation. Ils peuvent même, tout en restant dans le cadre des lois, mettre l’Etat en échec.

Leurs fins sont particulières et ne tiennent pas nécessairement compte, tant s’en faut, des fins globales de la nation. Ce sont les fins de groupes limités, souvent en conflit avec d’autres groupes, au sein de la nation, qui définissent des intérêts incompatibles avec les intérêts ni plus, ni moins légitimes, d’autres groupes. Au niveau des groupes, on assiste au même conflit entre l’exigence du bien propre et le souci du bien commun, qu’au niveau des individus. Mais les moyens des groupes sont infiniment supérieurs à ceux des individus et ils sont à la disposition d’appareils dirigeants cooptés chez lesquels la défense des intérêts spécifiques est souvent redoublée par la poursuite d’ambitions personnelles et de fins idéologiques.

Des moyens si puissants, des fins si particulières et si discordantes, mettent souvent l’autorité de l’Etat en question. Pour que l’Etat demeure libéral, il faut à tout prix qu’il puisse jouer, au niveau des groupes comme au niveau des individus, son rôle d’arbitre. Pour cela, il faut qu’il dispose, dans l’arsenal des lois et dans la force publique, de toute la puissance nécessaire pour que ses décisions arbitrales soient respectées, obéies, et que triomphent les fins nationales et le bien commun. Peut-être faut-il plus encore que la puissance publique libérale soit appuyée sur un consensus solide et que le loyalisme de l’ensemble lui permette de maîtriser les forces particularistes de pression et les intérêts particuliers divergents. L’Etat libéral joue sur le fait que chaque membre d’un groupe est aussi un citoyen : il faut amener chacun à comprendre que le bien commun, toujours plus lointain, est la condition du bien propre, toujours plus voisin et plus proche, et qu’il faut raisonnablement, en chaque citoyen, que ce soit sa citoyenneté qui l’emporte – le loyalisme rejoignant l’intérêt bien entendu – sur ses intérêts et ses fins de membre de n’importe quel groupe particulier. (Comme l’anglais nous aiderait à nous faire comprendre  si nous  pouvions  opposer  le citizenship à n’importe quel group membership.)

Un tel loyalisme, fondé en raison, est d’autant plus nécessaire qu’il est le principe initial et le garant de l’autorité de l’Etat. Or, lorsque les groupes de pression couvrent l’ensemble de la nation ou s’associent entre eux, ils parviennent à établir, parallèlement aux  relais de  l’autorité  politique  légitime,  privilège exclusif de l’Etat, des relais d’un pouvoir de fait, à travers lesquels s’établissent les courants  d’une  autorité  latérale, génératrice éventuelle de résistances ou de désobéissances organisées. Sous peine de courir à sa perte et de laisser s’installer un désordre anarchique, l’Etat doit interdire et détruire cette hiérarchie parallèle de pouvoirs de fait et empêcher les groupes de pression d’user de moyens effectivement factieux et séditieux. Il ne peut y avoir qu’une  seule autorité  publique dans l’Etat, quel qu’en soit le régime.

Du fait des groupes de pression, celle-ci court enfin une autre sorte de danger, lorsqu’un groupe de pression devient énorme ou qu’une coalition de groupes se forme. Ce groupe unique ou coalisé prend une puissance telle qu’il peut devenir capable de faire échec à lui seul, à la puissance publique. Ce peut être le cas, en particulier, lorsque se constitue un parti politique très puissant qui, associé ou non à des groupes de pression sociaux, à des syndicats, tend, par sa taille et son poids, à devenir un parti unique. Alors le parti immense est bien placé pour s’emparer des pouvoirs de l’Etat : ce n’est plus l’anarchie qui est au bout de ce processus c’est, de quelque idéologie que ce parti se pare, le totalitarisme.

Dans les nations occidentales, les groupes culturels ne sont pas assez puissants ni assez volontaires, pas même les Eglises, en cette période de décadence de la foi, pour jouer un rôle politique abusif efficace. Ce sont, tout au plus, des contre-pouvoirs utiles et sains. Les sociétés économiques et financières peuvent être puissantes et leurs éventuelles collusions avec des partis politiques ne sont pas sans risque. Mais les Etats libéraux ont forgé depuis longtemps les moyens légaux de maîtriser les débordements et les infiltrations politiques de leurs activités économiques ainsi que l’accapare­ ment des pouvoirs économiques auxquels elles peuvent tenter de se livrer. Par les législations antitrust, par la législation économique qui répond à l’accroissement des pouvoirs économiques monétaires et fiscaux de l’Etat, par l’ampleur des activités de l’Etat entrepreneur, la puissance publique est en mesure de dominer et de soumettre à ses volontés les groupes économiques, aussi bien dans leurs activités économiques que dans leurs conséquences politiques.

En fait, ce sont les groupements sociaux et singulièrement les syndicats qui disposent de pouvoirs intolérables et qui, surtout par la collusion systématique de certains d’entre eux avec tel parti politique, constituent de véritables Etats corporatifs dans l’Etat. Leurs intérêts, leurs privilèges corporatifs, leur bien propre sont parfois revendiqués ou imposés au détriment ou au mépris du bien public. D’autre part, contrairement à leur vocation, bien souvent, ils mettent leur puissance au service d’une  politique ou d’une  idéologie. Les moyens professionnels dont ils disposent, qu’il s’agisse d’habiles grèves ponctuelles ou de grèves plus ou moins générales, sont quasiment irrésistibles, à moins que la puissance publique ne mette en œuvre des forces susceptibles de déclencher une situation de guerre civile. La confusion peut être telle que les actions les plus factieuses et les plus subversives peuvent être menées en conformité apparente avec les lois : il peut arriver que les lois soient respectées et que l’autorité de l’Etat soit ouvertement bafouée et ses décisions, prises au nom d’un intérêt général évident, désobéies.

On se trouve en présence de déchaînements latents de forces et de moyens effectivement révolutionnaires. On peut admettre que, s’ils n’en viennent pas à cette extrémité, c’est que les syndicats trouvent plus d’intérêt à acquérir des avantages limités dans le cadre du bon fonctionnement des institutions et à ne pas affronter dans une guerre civile ouverte, le loyalisme de l’ensemble des citoyens et la force publique dont dispose encore l’Etat. Mais tel parti politique peut, le jour venu, tenter d’exploiter à son profit les moyens immenses dont disposent les syndicats, les détourner de leur vocation et provoquer une crise de régime.

Sans aucun doute, il n’est pas question pour autant de s’opposer à la structure corpusculaire des nations contemporaines en Occident et de prétendre revenir à une structure élémentaire individuelle. L’existence d’associations solides, de groupes de pression fortement constitués fait partie, par la force des choses, de la nature des communautés politiques contemporaines. Aux individus qui sont toujours, en principe, les auteurs libres et responsables des actes politiques, se sont substitués, en fait et même en droit, des groupes, communautés politiques incomplètes et imparfaites au sein de la communauté politique globale, qui sont devenus des acteurs de fait dans le cadre de l’action de la puissance publique. C’est ce que nous avons déjà appelé des mérécraties. Il appartient aux libéraux de les organiser en régime libéral en les détournant de la dérive anarchique aussi bien que de la dérive totalitaire qui, toutes deux, mènent au despotisme. Seuls, les individus sont libres d’une liberté essentielle ; les groupes ne pratiquent qu’une autonomie et qu’une indépendance plus ou moins limitées. Ce ne sont jamais des « sujets politiques », des « citoyens collectifs » à part entière.

Il convient donc d’abord de sauvegarder les finalités individualistes de la communauté politique et de maintenir, par la loi, dans le fonctionnement et la gestion des groupes, le rôle, la liberté, la responsabilité des individus, d’éliminer dans l’appareil tout ce qui est impersonnel, collectif et faussement unanime. Ce sont en droit des associations d’individus et il faut que la loi impose que tous les individus qui les composent prennent part de façon systématique à l’élection des dirigeants et aux décisions qui en orientent l’action. En particulier, les décisions de grève ne peuvent être prises que par des procédures de vote à bulletin secret.

Il faut ensuite enfermer par la loi chaque association dans ses finalités propres et déclarées et interdire, compte tenu des inévitables effets politiques d’une action d’envergure, que les pressions exercées ne dégénèrent en pressions purement politiques ou ne soient mises systématiquement au service d’une politique, exception faite pour les partis politiques déclarés comme tels.

Mais il faut surtout, en assurant la spécificité des finalités et des actions de chaque association, en la reconnaissant comme l’une des composantes nécessaires de la vie collective de la communauté politique, établir une pluralité et une diversité systématiques parmi les associations.

Ce n’est qu’un argument de plus pour organiser la multiplication systématique des associations, qui va de pair avec la limitation de leur taille. La poursuite de la fin spécifique, professionnelle n’en souffre pas. Mais il s’agit de réduire les effets politiques de leurs pressions et, en tout cas, de rendre impossibles leurs actions directement politiques. C’est une question de vie ou de mort pour tous les régimes, et singulièrement pour les régimes libéraux : les associations doivent être contraintes par la loi à se limiter aux domaines culturel, social ou économique qui justifient leur existence. Un Etat ne peut survivre s’il existe deux hiérarchies parallèles du pouvoir politique capables de se faire plus ou moins équilibre.

Il s’ensuit que l’on doit faire comprendre  à l’ensemble des citoyens qu’il est contraire au bien commun, contraire à l’intérêt de chacun d’entre eux, que puissent s’organiser légalement d’immenses confédérations syndicales autorisées à rassembler, au plan national, une multitude d’associations hétéroclites aux intérêts sociaux abstraitement analogues. Alors que la lutte des classes et les classes elles-mêmes sont des mythes confus, des fabrications idéologiques manifestes, ce sont ces confédérations qui les organisent. Et cependant, les appareils qui les gouvernent s’emparent d’une fonction représentative qui ne leur est point conférée, même pas par les membres des syndicats confédérés (qui eux-mêmes ne constituent qu’un faible pourcentage de la population active qu’ils prétendent rassembler et représenter). Il faut le répéter : en dépit des mœurs établies, ces confédérations ne sont pas tolérables par la loi : sous les apparences de pressions sociales et en employant les moyens – la grève, en particulier – dont les associations sociales disposent, elles engagent des luttes politiques, elles sont en fait des puissances politiques qui poursuivent des fins politiques et, sous un subterfuge légal, ce sont les structures et le fonctionnement de l’Etat qu’elles mettent, à chaque grand conflit, en danger. La faiblesse et l’aveuglement des hommes d’Etat au gouvernement ont conféré aux hommes d’appareil des groupes de pression, bien à tort, un pouvoir hors du commun, illégitime et irrationnel : comment admettre que des hommes d’appareil, au nom d’une catégorie limitée de citoyens qu’ils ne représentent même pas, puissent bloquer la vie de la nation, contraindre à l’impuissance l’autorité politique légitime et opposer au bien commun, au bien public, un bien particulier ou des revendications purement idéologiques ?

Mais alors, qu’en est-il des partis politiques ? Ce sont bien des éléments constitutifs de la mérécratie, mais ils ont ceci de spécifique qu’ils n’ont pas de finalités culturelle, sociale ou économique. Ce sont exclusivement des groupes politiques s’efforçant de prendre part au pouvoir politique pour l’exercer ou pour agir sur lui conformément à leur propre philosophie ou à leur idéologie et en vue de fins nationales globales. Ce sont des groupes particuliers, mais leurs objectifs sont politiques, généraux et visent la nation entière. Il n’y a donc pas équivoque de fait ou d’intention, comme pour les autres groupes, entre une volonté catégorielle et un impact politique. Le problème naît à la longue, du fait que la fonction, là aussi, tend à créer l’organe : l’existence du parti tend à faire que sa puissance devienne un objectif en soi et que le bien du parti tende à se substituer, dans l’esprit et l’ambition de ses membres, au bien de l’Etat et au bien public. Certains prendraient volontiers le triomphe du parti pour le triomphe de l’Etat au point de subordonner celui-ci à celui-là. Ce transfert pervers de finalités suit tout naturellement du fonctionnement durable du groupe qui se durcit, se renferme sur lui-même peu à peu et se sclérose. Là encore, plus le parti est puissant, plus le péril couru par l’Etat est grave et cela, d’autant plus qu’un parti politique n’est pas retenu, comme les autres groupes, par la spécificité de ses finalités propres.

Le régime des partis a donc soulevé des suspicions bien légitimes. Les libéraux doivent à tout prix éviter et interdire la formation de partis immenses qui ne sont, en fait, que la coalition tactique de plusieurs partis hétérogènes, organisée artificiellement en vue de la conquête du pouvoir. Nous ne connaissons que trop le mal dont sont capables ces rassemblements de courants hétéroclites, ravagés de querelles intestines, qui ne servent que l’ambition de quelques chefs et mènent au désordre ou au triomphe des extrémistes, au mépris du sens de l’Etat et du service du bien public. Il faut, là encore, que la nature des choses soit respectée. Les affaires politiques sont si complexes, les points de vue si divers, que la diversité des doctrines est naturelle et que la pluralité des partis doit être maintenue. Il faut aussi que, là plus que pour tout autre groupe, un loyalisme profond, soutienne, par la vitalité des mœurs qu’il inspire, la subordination au bien public de tous les biens particuliers et privés. Être libéral, une fois de plus, c’est croire aux mœurs plus qu’aux lois : le libéralisme est une politique morale.

Les autres groupes de pression savent, en fait, d’ordinaire, jusqu’où ils peuvent aller trop loin. S’ils ne sont pas entraînés par une volonté idéologique de révolution ou dans une frénésie aveugle de catastrophe, s’ils visent véritablement la prospérité de leur entreprise propre, ils savent que leur pression n’a de sens que dans la mesure où elle s’exerce dans le cadre du régime et de ses capacités de survie. Leur loyalisme très particulier est fondé sur le fait qu’ils ne peuvent revendiquer leur bien propre que dans la mesure où le bien commun, qui lui sert de condition, se trouve assuré.

C’est une des meilleures raisons pour lesquelles les mérécraties libérales sont des régimes en fin de compte solides et durables.

Encore faut-il – et c’est une question de vie ou de mort – que l’Etat réussisse à demeurer la seule structure politique de plein exercice. La puissance publique, seule autorité politique légitime, doit pouvoir exercer sans partage, dans le seul souci du bien commun et des finalités libérales de l’Etat, son arbitrage entre les groupes de la nation. Elle doit disposer des moyens d’en assurer l’exécution dans le cadre des lois qu’elle seule peut édicter. Si cette double condition est respectée, l’Etat libéral peut et doit alors rationnellement pousser plus loin la reconnaissance de la structure mérécratique des communautés politiques. Il doit, sous réserve d’une  meilleure sauvegarde du rôle des individus au sein des groupes, tenter de substituer à la manifestation violente de leurs revendications,  des modalités d’expression  institutionnelles au sein des pouvoirs légaux. Il faut que des institutions appropriées permettent à ces sujets politiques de fait de devenir des sujets politiques de droit, de telle sorte qu’ils puissent être représentés dans une proportion équitable au sein des instances qui élaborent les lois et prennent les décisions. On rendrait ainsi inutiles les hiérarchies parallèles de pouvoirs mérécratiques de fait qui s’opposent, dans une situation inextricable, où le légal s’embrouille dans l’illégal, à la hiérarchie légitime des pouvoirs politiques.

On pourrait dire, en résumé, qu’un Etat mérécratique libéral sera en bonne santé, stable et paisible, aux conditions suivantes : qu’une autorité politique publique capable de faire des lois et de faire la loi soit reconnue comme l’arbitre suprême du bon usage des libertés. Que la liberté des individus soit reconnue par les groupes comme par les individus, comme le principe et la fin de la communauté politique, comme un principe de création, porteur de différences et de luttes, mais aussi comme un principe de collaboration et de concorde dans la complémentarité et l’entraide. Que les groupes fondamentaux reconnaissent le primat du bien commun, qui seul peut servir de principe à l’équilibre des groupes et des individus dans la pratique de la conciliation entre les volontés et des compromis entre les intérêts.

III. LE LIBERALISME, LA RÈGLE DE MAJORITE ET LES MINORITES.

Les minorités  ne constituent  pas des groupes de pression comme les autres : les groupes de pression ordinaires s’opposent les uns aux autres dans le cadre de l’Etat et par rapport à l’Etat.

Les minorités s’opposent, dans la nation, à ce que l’on appelle la majorité.

La majorité, c’est évidemment l’ensemble de la population dont la culture est majoritaire dans la nation, mais c’est, en pratique, l’ensemble des votants qui ont obtenu la majorité des voix dans les consultations électorales. Depuis bien longtemps, au moins depuis le XIVe siècle, on disputait sur ce que l’on appelait la major pars ou la melior pars. En tout cas, depuis qu’avec John Locke, s’est constituée une doctrine de la « règle de majorité », il s’est dégagé toute une philosophie de la « majorité », de la légitimité de ses pouvoirs et de ses droits.

1. La règle de majorité et ses conséquences.

Nous avons déjà indiqué à quel point, dans la recherche d’un consensus dans l’opinion publique, les consultations électorales étaient superficielles, liées à l’événement, contingentes, assorties de modalités artificielles de scrutin, approximatives et peu décisives. Mais il n’empêche qu’en fait, elles sont l’unique moyen direct, à la fois public et transparent, tombant sous le sens de chacun, et effectivement contrôlable, d’opérer une évaluation des orientations de l’opinion publique du moment. Seules, elles sont capables d’entraîner la conviction que tel était bien, au jour dit, l’état de l’opinion publique.

La philosophie de la majorité n’en est pas moins fragile. Elle est tout entière fondée sur un mythe spécieux : l’ensemble, ou plutôt, comme on aime à dire, l’universalité de la population, constitue un corps politique doué de réflexion et de volonté, le « peuple ». Sous le couvert de cette universalité, ou primitive ou latente, on s’est efforcé de montrer, au moins de Hobbes à Kant, en passant par Locke et Rousseau, que le peuple en corps était capable d’une volonté publique, d’une volonté générale.

En appelant « universelle » cette volonté générale, on en fait une expression de la raison, une volonté raisonnable. Voilà le peuple en tant que tel, le peuple qui a raison : puisqu’il est la raison incarnée dans son universalité, il rend légitime ce que veut sa volonté, qui est par nature raisonnable.

Il s’agit là, cela va sans dire, d’une extrapolation dépourvue de preuve. On pourrait même dire, tout à l’inverse, qu’il est contraire à la réalité d’assimiler une multitude d’hommes à une personne, de lui attribuer une réalité personnelle sui generis et de lui conférer des attributs dont seul l’individu humain fournit et possède l’expérience vécue, dont seul il possède l’instrument organique sous les espèces du cerveau : à savoir, la pensée, le jugement, la volonté. Seuls les individus pensent, jugent et veulent. Et nous ne saurions pas ce que pense et ce que veut le peuple, si ses gouvernants, ses magistrats, ses orateurs, qui s’arrogent le droit de parler pour lui sans aucune justification bien souvent, ne disaient ce qu’il pense, juge ou veut. Seule l’intercommunication des pensées et des passions des individus dans l’espace et dans le temps, donne lieu à ce qui apparaît à travers les manifestations de ce que l’on appelle la conscience collective ou, dans l’immédiat, de l’opinion publique. Il n’y a aucun motif de traiter de raisonnable l’intégrale de ces opinions individuelles, alors que celles-ci ne le sont pas d’elles-mêmes et par nature.

Il faut noter d’ailleurs que ce que l’on appelle « le peuple » dans la réalité, n’a jamais été et n’est jamais historiquement unanime, donc que son opinion n’a jamais été effectivement universelle. Même si l’on imagine, bien gratuitement, que le peuple est né de la volonté unanime initiale d’une multitude jusqu’alors éparse, force est bien de constater que le « peuple » n’exprime jamais unanimement sa volonté ; lorsque l’on sollicite son opinion par des procédures, d’ailleurs artificielles, il la donne seulement à la majorité. Laissons de côté des mouvements de foule spontanés qui ne surgissent jamais que dans un désordre confus difficilement interprétable, quand ils ne sont pas purement et simplement manipulés. Même si l’on reconnaît que tous les citoyens disposent de droits politiques égaux, la règle de majorité, irréductible à un principe d’unanimité, se réduit à une constatation quantitative de fait. La majorité ne saurait avoir raison parce qu’elle est la majorité. On constate chaque jour le contraire sur toutes sortes de sujets culturels ou scientifiques.

D’ailleurs, les usagers eux-mêmes de la majorité la tiennent assez en suspicion pour ne pas toujours se contenter de la majorité simple – qui devrait pourtant suffire si la majorité portait en elle?même sa justification – et pour exiger, dans des cas particuliers, une majorité dite qualifiée (des deux tiers ou des trois quarts, par exemple).

On donne raison à la majorité pour de simples arguments pragmatiques. Parce qu’elle est la majorité, elle a le nombre pour elle et, si elle est massive, elle a la force pour elle. C’est une affaire de quantité, mais la quantité électorale ne se transmute pas en qualité politique. La major pars n’est pas nécessairement la melior pars.

N’empêche que, dans les régimes libéraux, les décisions se prennent, les choix se font à la majorité. Tout autre critère que ce critère stupidement  quantitatif prête à interprétation, donc à discussion et à contestation. Or, en politique, il faut décider et il faut que les décisions soient prises pour tous et une fois pour toutes. Le critère quantitatif de majorité est parlant pour tous, il n’est contestable par personne. Il n’est jusqu’à son caractère brutal et anonyme qui ne soit précieux, parce qu’il représente un retour en-deçà des individus en question, un retour aux sources, à l’ensemble de la communauté. En intervenant de façon répétitive, il scande l’exercice du pouvoir ; en lui conférant un caractère temporel, éphémère, il en limite les excès et les abus en rappelant aux possesseurs du pouvoir le jour prochain où ils en seront dépossédés.

La règle de majorité, tout comme la procédure électorale ou référendaire, est donc injustifiable en raison, mais elle est indispensable en fait. Faute de pouvoir être gouverné par des sages, mieux vaut pouvoir interrompre périodiquement le gouvernement des gens en place, en les plongeant dans l’océan du grand nombre, d’où surgissent, de nouveau, des gouvernants à temps limité. Aux vrais hommes d’Etat libéraux de prendre ainsi une leçon redoublée d’humilité et de scepticisme, quant au fondement de leur temporaire puissance et quant aux droits que leur pouvoir leur confère. Aux grands hommes d’Etat de comprendre, comme l’avait compris Périclès, qu’il leur appartient de former raisonnablement l’opinion du grand nombre et de lui faire comprendre ce qui est juste, opportun, possible et efficace, afin d’être ensuite l’objet du choix d’une majorité. Le libéralisme ne va pas sans une grande foi, sans un grand dévouement et sans quelque scepticisme.

Mais il peut arriver aussi que des hommes installés un jour au pouvoir par une majorité, non moins contingente et insignifiante quant à l’essentiel que toutes les autres, s’identifient à cette majorité et croient, et veulent faire croire, que cette majorité dispose, à la fois, d’un droit sans réserve et sans limite et de la toute-puissance de la communauté entière : la majorité serait le principe suffisant d’une toute-puissance légitime. Cette affirmation sans preuve est l’expression d’une inculture crasse ou d’un cynisme arrogant. Pas plus le « peuple », ou sa majorité, que tout autre, n’a dans l’Etat le droit de tout faire, c’est?à?dire de faire n’importe quoi. Se donner ce droit, c’est se donner par là le droit d’exercer un pouvoir proprement tyrannique. Tour à tour, en termes définitifs. Benjamin Constant a dénoncé la théorie de la souveraineté illimitée du peuple d’après laquelle une autorité illimitée résiderait dans la société tout entière, et Alexis de Tocqueville a dénoncé la doctrine de la toute?puissance conférée par la majorité réputée plus sage et plus intelligente par la vertu du nombre. L’omnipotence de la majorité favorise le despotisme légal des gouvernants et l’arbitraire des magistrats, la majorité étant maîtresse absolue de faire la loi et d’en surveiller l’exécution.

2. Le problème contemporain des minorités.

Pendant les siècles précédents, sous le large manteau de la culture  chrétienne,  les particularismes locaux avaient  aisément donné asile aux cultures minoritaires,  protégées, vivifiées par l’autonomie née de la lenteur et de la difficulté des communications. Sous l’autorité lointaine et toute politique du Roi, de l’Empereur ou du Prince, chaque culture autonome pouvait être minoritaire sans le savoir et sans être montrée du doigt comme telle. Au contraire, l’aisance et la rapidité des communications modernes rendent omniprésent un Etat majoritaire et conscient de l’être ; celui-ci manifeste son énorme puissance dans tous les domaines de la vie nationale, et tend à provoquer de nos jours, la prise de conscience de minorités nationales. Sous le poids de cet ostracisme culturel que la masse majoritaire entraîne par sa seule inertie, quand ce n’est pas du propos délibéré de gouvernants tyranniques ou d’administrations affamées de pouvoir, d’unité, de centralisation, les minorités latentes se rassemblent et entrent en action.

Les minorités sont de sortes très diverses. Chacune d’entre elles constitue un cas particulier, à la fois par sa nature propre et par rapport à la nature de la communauté nationale dont elle fait, bon gré, mal gré, partie. L’exemple le plus admirable, et le plus remarquable aussi par son libéralisme avant la lettre, c’est bien l’exemple de la Suisse, mais il ne peut guère servir de modèle, tant il s’inscrit dans des traditions historiques anciennes, tant il a été soumis à des contingences historiques particulières, tant la cohabitation de minorités locales linguistiques et religieuses, caractérisées par des esprits et des mœurs très divers, est entrée dans les manières de vivre, tant est manifeste et reconnu par tous l’intérêt général à maintenir l’existence de la confédération de ces minorités. On ne saurait envisager de fabriquer artificiellement et de toutes pièces une association de cette sorte. Les minorités se soumettent mal à des considérations ou à des solutions générales. Reconnaissons cependant, une fois de plus, et même sur l’exemple de la Suisse, que le culturel est ici encore fondamental et que c’est à partir de lui que naissent les problèmes politiques des minorités.

Nous ne tiendrons compte que des minorités de bonne foi, qui ne disposent pas des moyens d’une existence politique autonome et qui ne peuvent survivre qu’en participant à la communauté nationale où elles se trouvent être minoritaires. En particulier, nous laisserons de côté les minorités qui, sous prétexte de leur concentration territoriale, ont la prétention arrogante de s’ériger en communautés politiques et qui, faute de moyens et dimensions démographiques viables, ne pourraient survivre, dans une apparence d’indépendance, que comme les satellites ou comme les parasites d’un Etat plus puissant. Ces minorités ne posent que de faux problèmes, qui relèvent, non de la philosophie, mais de la tactique politique.

Pour y voir plus clair, il faut au moins établir une distinction entre les minorités d’importation récente, qui posent surtout des problèmes politiques pratiques et, pour ainsi dire, tactiques, et les minorités historiques, qui posent des problèmes philosophiques au moins autant que pratiques. Sous la pression d’une majorité, ce sont les minorités religieuses qui se sont développées les premières dans notre Occident et qui ont donné lieu à tant de guerres civiles et à tant de querelles sur l’intolérance et la tolérance. Les minorités linguistiques ont été de plus en plus ressenties, au fur et à mesure que les communautés nationales se sont constituées et renforcées. Sous le même impact, des particularismes locaux, marqués par des mœurs et par des cultures propres ont souffert et ont tenté de résister : de nouvelles minorités ont été éprouvées comme telles. Dans certains pays d’Occident, de très anciens peuplements intégrés à des communautés politiques ont donné naissance à des minorités ethniques : mais, là encore, ce ne sont pas tant la couleur de la peau ou les structures corporelles qui ont suscité des minorités et leurs problèmes que l’attachement à des traditions culturelles, la pratique de certaines manières de vivre, une certaine conception de l’existence, bref, la présence d’une culture vivace et résistante. Plus la majorité s’est faite obsédante et tyrannique, plus son action politique a débordé sur la vie sociale et la vie culturelle, plus les minorités se sont défendues et plus les conflits sont devenus plus nombreux. Comme, dans la ferveur de la communauté nationale, des moyens d’expression n’avaient pas été toujours prévus par la constitution en faveur des minorités, des violences en ont tenu lieu, et même le terrorisme est apparu.

La présence des minorités est devenue ainsi l’un des problèmes politiques graves de notre temps. Peut-être parce que c’est un problème nouveau, autant la philosophie de la majorité est abondante, autant la philosophie des minorités est pauvre et partielle. Elle n’a guère été abordée que sous le biais très particulier du fédéralisme, tout spécialement au moment de la création des Etats­ Unis d’Amérique.

Mais une philosophie libérale des minorités semble s’imposer d’elle-même sur la base d’un équilibre raisonnable entre le respect des libertés et les exigences de la vie nationale qui impliquent la sauvegarde des fonctions fondamentales de l’Etat.

Par définition, le libéralisme prend pour principe et pour fin le respect et le plus parfait accomplissement des libertés individuelles et de l’individu lui?même dans le cadre raisonnable des lois et de la garantie du bien commun, conditions nécessaires du bien de chacun. Comment cette finalité n’intégrerait-elle pas l’existence des individus dans le cadre des valeurs, des mœurs et de la culture qu’ils peuvent partager avec les autres membres d’une même minorité nationale ? Comment le libéralisme, qui a le souci et le respect des différences, n’étendrait-il pas ce souci et ce respect des individus à ces groupes que sont les minorités nationales elles­ mêmes ? Le libéralisme a fait du pluralisme une des lignes de forces de sa politique ; ce pluralisme concerne les courants d’idées et de valeurs, les courants de convictions, les types de manière de vivre et de mœurs ; ce principe de pluralisme rend légitime l’existence de minorités nationales.

En revanche, et c’est précisément pourquoi une tension et peut?être des conflits peuvent exister, ces minorités sont des minorités nationales ; elles font partie intégrante de la nation. Elles prennent part au consensus national profond qui sous-tend l’existence de la nation et légitime la puissance conférée à l’Etat. Leurs cultures sont des variations sur le thème commun de la culture nationale. Elles ne peuvent exister que si la nation est en mesure d’exister unie, solide, saine. Ces minorités ne sauraient être des nations dans la nation. Il n’y a qu’une nation, celle qu’a rassemblé, et que continue à rassembler, de génération en génération, dans la longue durée, sur une histoire et des traditions communes et accumulées, un consensus national profond. La poursuite du bien propre des minorités ne doit pas mettre en danger le bien commun de la nation qui doit rester la condition du bien des minorités nationales comme il est la condition du bien particulier des individus.

De même, l’Etat qui est l’expression politique de la nation et le bras séculier de sa culture, doit conserver le privilège exclusif des moyens qui lui permettent d’assumer ses fonctions politiques fondamentales. A lui seul appartiennent, comme le disent si bien les symboles classiques, l’Epée de Guerre et l’Epée de Justice. A lui seul, les moyens d’assurer la défense à l’extérieur, la Justice, la sécurité, l’ordre et les libertés à l’intérieur. Ce monopole légitime de la puissance publique ne peut être ni partagé, ni contesté. Tout risque de dislocation n’est évité qu’à ce prix.

L’Etat libéral fera simplement en sorte que les minorités prennent, dans les diverses formes de la représentation nationale, une place correspondant à leur importance et puissent participer aux instances exécutives et législatives au gré des jeux de la poli­ tique, contribuant ainsi aux grandes décisions de l’Etat en s’engageant au sein de la communauté. Dans les consultations électorales, le mode de scrutin choisi doit permettre une représentation utile des minorités. Chaque minorité doit disposer de libres moyens d’expression et vivre selon ses mœurs dans le cadre des lois de l’Etat.

Le but, c’est de concilier, autant que faire se peut, la pleine manifestation des particularismes des minorités et les exigences fonctionnelles propres à la santé de la nation une et indivisible et à l’exercice des fonctions politiques fondamentales de l’Etat. Nul n’a intérêt, ni l’Etat ni les citoyens, à l’unité monolithique de la nation, au conformisme abêtissant, à un modèle unique, à une homogénéité moutonnière. Tous bénéficient d’une unité harmonique fondée sur la confrontation et la coopération des éléments différents de la communauté. La Justice libérale, l’ordre libéral sont une Justice et un ordre harmoniques. Cette image symphonique de la communauté nationale correspond à la fois à la volonté d’unité et aux respects du pluralisme propres à la doctrine libérale : elle traduit la volonté d’assurer à la liberté raisonnable de chaque individu et de chaque groupe, minoritaire ou majoritaire, ses conditions et ses moyens.

Puisque la culture est primordiale dans l’existence et dans les revendications des minorités, c’est essentiellement à ce niveau que l’Etat libéral doit assurer leur satisfaction. Grâce au libéralisme, la tolérance est, depuis. deux siècles, devenue en Occident, sauf rares exceptions, une réalité vécue : l’extension de la tolérance religieuse aux phénomènes culturels et aux mœurs est aisée et doit être facilitée à ce niveau par une profonde décentralisation. Ainsi pourrait-on répondre aux soucis et aux appels des particularismes régionaux qui tendent volontiers à se constituer de nos jours en minorités agissantes et, quelquefois, violentes.

Le service public de l’éducation, par exemple, doit cesser d’être une entreprise nationale pour être confié aux régions, aux provinces ; les particularismes régionaux et les besoins régionaux pourront ainsi donner leur marque propre aux structures et aux orientations pédagogiques, leur permettre d’assurer, de région à région, une saine émulation, pourvu que soient assurées dans la nation une libre reconnaissance des grades acquis et une circulation des personnels compétents. Il en sera de même des universités qui cesseront enfin d’être des universités d’Etat distribuant de sacro?saints diplômes nationaux, de plus en plus insignifiants. Les universités provinciales, avec leurs orientations et leurs exigences propres, entreront enfin en concurrence les unes avec les autres, dans la diversité, pour le bénéfice de tous. Il y aura des différences de niveau : tant pis pour les médiocres et tant mieux pour les meilleures. C’est ainsi que l’on peut satisfaire aux besoins appropriés du plus grand nombre et former les élites nécessaires à la nation et à la culture tout en accueillant le grand nombre et en l’éduquant. De grandes écoles nationales subsisteront certes, que se disputeront les institutions décentralisées. En France, l’Etat n’interviendrait plus que pour imposer la pratique générale de la langue française, sans laquelle notre culture ne serait pas ce qu’elle est et qui lui sert d’irremplaçable véhicule international fondé sur une valeur et un prestige ancestraux. Ainsi disparaîtra cet énorme monstre qu’est le ministère de l’Education nationale devenu progressivement un Etat dans l’Etat en proie à d’intolérables manipulations politiques et syndicales.

Un grand nombre d’affaires économiques et sociales, liées aux traditions et aux ressources locales, pourraient être remises entre les mains des autorités provinciales enfin utilement décentralisées. Il en pourrait être de même de beaucoup de ces services que l’on appelle publics et qui sont devenus la proie de technocraties ou de bureaucraties impérialistes.

Ces transferts de pouvoirs et de charges impliquent naturellement des transferts de ressources et une redistribution de la fiscalité qui contribueront à diversifier les objectifs et les méthodes en constituant de précieux contre?pouvoirs techniques au pouvoir technocratique centralisé. Grâce aux mesures de décentralisation, les minorités devraient pouvoir cesser d’être confrontées à une majorité globale et pouvoir respirer plus à l’aise.

Le problème politique des minorités est un cas exemplaire de la nécessité de  procéder  par compromis.  Bien sûr, sa solution requiert le bon vouloir des majoritaires et celui des minoritaires : il faut que les minoritaires se reconnaissent comme membres de la communauté nationale, qu’ils prennent part au consensus profond qui forme la nation, et qu’ils pratiquent, non pas seulement le respect de la légalité, mais un loyalisme authentique à l’égard de la communauté dont ils acceptent de faire partie et de laquelle ils attendent la reconnaissance de leur différence. Réciproquement, les majoritaires doivent respecter les libertés culturelles, sociales, économiques, locales, des minorités et comprendre que celles-ci doivent disposer des moyens de les assumer dans le cadre des lois de l’Etat.

Il est naturel qu’une grande nation soit formée du rassemble­ ment de groupes divers, qui eux?mêmes, ne sont pas toujours homogènes ; il est naturel que les majorités elles-mêmes ne soient pas homogènes. Une nation est faite de conciliations compréhensives et de compromis raisonnables sur un fond commun d’histoire, de traditions, de valeurs, dont chacun et chaque groupe tire parti à sa façon. Sous le couvert du loyalisme et de la primauté politique de la communauté, le compromis libéral entre majorité et minorités comporte plus d’avantages que de sacrifices ; il est une source de richesses et d’une unité faite d’harmonie.

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Nous n’insisterons pas sur les minorités d’importation récente dont les errements de l’économie contemporaine ont provoqué l’accumulation dans certains pays d’Occident. Les gouvernements en place ont partout pratiqué, à leur égard, une politique très négligente, dépourvue de précautions et de souci de l’avenir.

Ces immigrations massives, la constitution de minorités artificielles, posent surtout des problèmes techniques, des problèmes de tactique politique. Ces immigrants ne descendent pas, en effet, de lignées intégrées de longue date à la vie nationale et au consensus national ; ils ne participent pas directement aux traditions de la culture nationale. On doit les traiter comme des hommes ; on ne peut et on ne doit pas les traiter comme des citoyens.

Certains, venus d’Europe et élevés sur un vieux fonds de culture judéo-chrétienne sont, l’expérience le prouve, capables de se fondre très rapidement dans la population nationale et d’assimiler la culture du pays. Ceux-là sont les bienvenus sans réserve. Ils ne posent aucun problème politique. Ils ne constituent même plus des minorités. A peine leurs noms suggèrent?ils encore une origine étrangère. Leur intégration constatée, leur loyalisme affirmé, s’ils optent pour leur nouvelle patrie, ils peuvent être accueillis à bras ouverts comme des citoyens à part entière pour le plus grand bien de tous.

Mais l’expérience le montre, certains groupes d’immigrants, appelés par le marché du travail, sont inassimilables. On le sait, la différence des cultures introduit entre elles, et d’autant  plus qu’elles sont plus éloignées, des fossés en fait infranchissables. Les communications entre elles demeurent toujours difficiles et tendancieuses. Il y a une science universelle, qui relève d’une civilisation universelle. Il n’y a pas de culture universelle. Et les hommes sont ce que les font leurs cultures bien plus encore qu’ils ne font leurs cultures. On le constate, quelque bonne volonté qu’on y mette, on se trouve en présence de gens inassimilables : ils ne se fondent pas démographiquement dans le reste de la population, ils ne s’absorbent pas dans la culture nationale, ils n’en intègrent pas les mœurs. Ils ne s’assimilent pas et ils ne cherchent pas à s’assimiler. Ils se trouvent indéfiniment dépaysés, désorientés. Ils demeurent des étrangers. Pour se ressaisir, ils se regroupent, se replient sur leurs traditions d’autochtones et durcissent les différences qui les séparent de la population environnante. Ils constituent des minorités en état de tension avec la population et avec les institutions du pays qui les a accueillis pour bénéficier de leur travail. Ils rejettent et ils sont l’objet de rejets.

On sait que des minorités de cette sorte ne sauraient dépasser un seuil que les sociologues ont établi, au-delà duquel les tensions deviennent génératrices de troubles et de violence dangereuses et insupportables. L’homme d’Etat  libéral  doit  donc,  pour  tenir compte des réalités, organiser une politique d’immigration limitée, en fonction de l’origine des postulants, n’autoriser d’immigrations dans les cas difficiles que sur des contrats temporaires respectés. En présence de minorités mal supportées par le corps social, il convient, à la fois, de leur assurer des conditions humaines d’existence, de leur donner toutes  leurs chances,  mais de réduire systématiquement leur nombre au-dessous des seuils dangereux, en bloquant les quotas d’immigration, en ne donnant pas la nationalité française aux enfants nés sur le territoire national, en facilitant leur retour  au  pays d’origine, en organisant leur départ à terme, en ne régularisant pas des situations irrégulières, en expulsant les délinquants et ceux qui ont maille à partir avec la justice.

Le libéralisme ne consiste pas, en l’occurrence plus qu’ailleurs, à nier les faits, à vouloir assimiler de force l’inassimilable, à prêcher la compréhension entre des populations de cultures hétérogènes qui ne peuvent pas en réalité se comprendre, quand on les plonge par la force des choses, dans le même type d’existence.

Des idéologues, au nom d’un humanisme fumeux, peuvent bien crier au scandale, ou, bien à tort, au racisme. Ce sont des rhéteurs irresponsables, des intellectuels insignifiants. Pour  le libéral, il s’agit d’abord de sauvegarder un consensus et de maintenir le maximum de concorde spontanée. Le bien de la nation passe, lorsqu’il le faut, avant le souci de cette soi-disant « humanité ». Il y a moins d’humanité à maintenir des minorités inassimilées et en état de rejet dans une situation qui entraîne leur corruption et leur déchéance qu’à les aider à se réinsérer utilement dans des pays qui sont les leurs et dans des cultures dont ils sont incapables de se déprendre. C’est la tâche de l’homme d’Etat libéral, responsable de ses actes et soucieux du bien public.

IV. LES FONCTIONS DE L’OPPOSITION EN REGIME LIBERAL.

Reste un dernier type de minorité ou de groupe de pression qui, en dépit de sa complexité, de sa composition hétérogène et changeante, joue un rôle fonctionnel dans la vie politique et auquel un libéral attache le plus grand prix : c’est l’ensemble des groupes que la prise du pouvoir par la majorité constitue en minorité de fait, c’est la minorité politique de cette majorité : c’est l’opposition. Le libéralisme considère qu’elle a à jouer dans la vie publique un rôle très légitime et très considérable. Mais encore faut?il bien savoir de quelle opposition il s’agit.

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Dans une communauté politique normalement constituée, la nation tout entière est fondée sur un ensemble de valeurs et de traditions historiques qui lui ont forgé une âme commune. Elle vit sur une culture enfouie dans une sorte d’inconscient collectif qui font de tous les citoyens les enfants d’une même patrie. La vie politique de la nation est l’émanation de cette culture historique et la nation se fonde dans ce consensus profond qui naît en chaque citoyen de cette expérience vécue infuse dans ses manières de vivre, de croire et de penser. A ce consensus profond, si divers et complexe soit?il, mais aussi tellement marqué d’un style et pour ainsi dire, d’une  personnalité  uniques, correspond  en chaque citoyen un sentiment d’appartenance et de fidélité, une capacité de dévouement  et de sacrifice, que nous avons appelé « loyalisme ».

Dans une communauté politique saine, l’opposition  joue un rôle d’autant plus essentiel qu’elle est une opposition loyaliste. Cela veut dire, d’une part, que chaque citoyen, dans la nation, est bien d’accord sur les valeurs fondamentales qui doivent être sauvegardées, sur les finalités qui doivent être poursuivies, par exemple, en régime libéral, les valeurs de liberté raisonnable et d’accomplissement excellent et généreux des individus. Cela veut dire, d’autre part, que chaque citoyen est ce que les Britanniques appellent a law abiding citizen, un citoyen respectueux des lois fondamentales et des lois positives de l’Etat, bien décidé à vivre et à atteindre ses fins propres et les fins qu’il considère comme les meilleures, dans le cadre et l’usage raisonnable des lois.

Mais il est naturel que, dans une société de liberté, à partir d’un fonds culturel aussi riche et sur des affaires aussi complexes, aussi incertaines et aussi aléatoires que les affaires humaines en général et que les affaires politiques en particulier, des citoyens loyaux, placés dans des situations très diverses et porteurs de dons intellectuels et moraux très différents, aient des opinions très différentes sur les objectifs politiques immédiats  à atteindre,  sur les moyens et les méthodes à employer, sur l’art de gouverner et sur les personnalités à qui confier le pouvoir. Il est donc conforme à la nature des affaires libérales que certains groupes constituant une majorité et participant au gouvernement exécutif, d’autres soient exclus de ce gouvernement et constituent à la fois une minorité et une opposition, quelquefois unie, le plus souvent multiple.

Dans une communauté politique en bonne santé, où le bien public, le bien de tous, est un objectif commun, il est légitime que l’opposition dispose des informations les plus complètes et des moyens d’expression les plus libres et les plus efficaces, aussi bien dans le cadre des institutions, au Parlement, que dans la vie politique de la nation.

Pour les libéraux, pour tous ceux qui croient à la liberté humaine, il ne saurait y avoir de science politique, au sens strict ; nul n’est assuré d’opter avec une certitude scientifique pour les valeurs les meilleures, de dire le vrai et d’avoir certainement raison : il n’y a qu’un art de la politique et une morale, une philosophie de la politique. L’opposition doit être en mesure de défendre son opinion et d’être écoutée. Un Gouvernement libéral, par devoir prudent et modéré, ouvert au compromis, devrait en tenir compte, dans toute la mesure où ses décisions n’y perdront pas leur sens et leur efficacité. Un vrai libéral ira même jusqu’à dire que les options de l’opposition doivent être satisfaites dans toute la mesure compatible avec les options du Gouvernement. Les hommes d’Etat au Gouvernement ne doivent jamais oublier que, demain, les hommes d’Etat de l’opposition peuvent être chargés de ce même Gouvernement et que, peut-être, dans d’autres combinaisons gouvernementales, certains d’entre eux peuvent être amenés à collaborer dans un même Gouvernement avec des hommes d’Etat de l’ancienne opposition. A l’arrière-plan de ces considérations, il faut garder l’idée qu’en cas de péril, Gouvernement et opposition peuvent être amenés à coopérer ensemble, quelque jour, dans un Gouvernement de salut public. On le voit, les Britanniques n’avaient pas tort lorsqu’ils parlaient de « l’opposition de Sa Majesté » : ils parlaient en vrais libéraux.

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Mais, à côté de ces oppositions loyales, il s’est développé dans les pays à régime libéral des oppositions d’une autre sorte.     ·

Nous pourrions les appeler, d’un mot à la mode, des oppositions révolutionnaires : elles groupent tous ceux qui, refusant, reniant le consensus national profond produit par la culture historique, se sont fabriqué une autre idée de l’homme et revendiquent, pour eux-mêmes et pour la communauté nationale, d’autres valeurs, d’autres finalités et, au nom de ces valeurs, un autre type de société et une autre forme de régime.

Bien sûr, les Etats libéraux modernes laissent volontiers les citoyens mécontents libres de franchir les frontières de la patrie qu’ils renient et d’aller s’installer dans un pays où règne un régime plus conforme à leur choix, avec leur famille et leurs biens. On constate d’ailleurs que les « révolutionnaires » usent rarement de ce droit qui leur est laissé.

En fait, ceux-ci demeurent dans leur pays natal sous régime libéral ; des partis révolutionnaires se forment, pratiquant un langage et un vocabulaire révolutionnaires. Ils manifestent, mais d’ordinaire, ils maintiennent dans leur comportement une permanente équivoque : d’un côté, individus et partis respectent les lois civiles et exercent les droits politiques que les lois constitutionnelles accordent à tous les citoyens, tout se passe comme s’ils étaient des citoyens loyalistes et loyaux. De l’autre côté, ces partis professent des idéologies effectivement révolutionnaires ; tel d’entre eux s’inféode à une puissance étrangère dont il reçoit les ordres et dont il applique la tactique ; il infiltre autant qu’il le peut les cadres de la nation et des groupements actifs qui la composent ; bref, il prépare par tous les moyens une action contraire aux lois, une action révolutionnaire. On dira peut?être, non sans raison, que cette idéologie révolutionnaire est souvent bien verbale et que nombre d’électeurs de ces partis ne savent pas ce qu’ils font. Ils traduisent leur mécontentement personnel, leur désespoir, leur envie, par un refus global de l’état des choses sociales et politiques, incapables qu’ils sont de sortir de leur misère par eux?mêmes, ou d’en sortir assez vite, à leur gré. Ils se laissent prendre aux mythes révolutionnaires, si à la mode de nos jours. Les entêtés du « révolutionnarisme » vivent  en pleine utopie : ils ne savent  pas, ou ils oublient, qu’une révolution est un bouleversement total aux conséquences imprévisibles, aux coûts gigantesques et incalculables, et que ce ne sont jamais ceux qui commencent une révolution qui la finissent et en tirent les profits. Quelle que soit la révolution, ce sont toujours les individus qui en font les frais et qui en sont les victimes. Une révolution n’est jamais une opération rationnelle ; elle échappe sans cesse aux mains de ceux qui prétendent la maîtriser, tant y est grande la part du hasard et tant la violence y déchaîne la violence et la terreur. Sans compter que, lorsqu’elle réussit, une révolution engendre le conservatisme le plus radical, un dogmatisme féroce, une orthodoxie minutieuse, le blocage dans la situation où elle a fini par échouer. Certes, on ne peut être, en effet, ni rationnellement, ni encore moins raisonnablement, révolutionnaire.

Il n’empêche que ces révolutionnaires, si confus que soient leurs sentiments et leurs pensées, sont menés par des chefs affamés de puissance, fortement appuyés par telles puissances étrangères. Ils établissent une rupture dans le consensus national et constituent un danger pour la santé de la nation et pour le salut de l’Etat. Quelles peuvent être les réactions et les décisions raisonnables de l’Etat libéral ?

Il faut distinguer, je crois, la réponse du philosophe et celle de l’homme d’Etat. Au niveau des principes, il n’y a pas de problème : tout individu et, a fortiori, tout groupe, tout parti qui fait sécession d’avec le consensus national sur lequel est fondée la communauté politique, qui veut renverser les lois fondamentales de l’Etat, renverser les valeurs de liberté et les structures de la société, doit être exclu de la communauté nationale, qu’on le prive de ses droits politiques et civils ou qu’on l’exile purement et simplement vers un pays plus conforme à ses vœux, s’il s’agit d’un individu, et, s’il s’agit d’un groupe ou d’un parti, qu’on le dissolve et l’interdise.  Dans un Etat libéral, l’existence d’un  individu ou d’un  groupe qui refuse de reconnaître et de pratiquer les valeurs de liberté réfléchie et raisonnable qui constituent  les droits du citoyen libéral est incompatible, en effet, avec l’ordre civil et politique de la cité. On ne défend et on ne garantit pas la liberté, en laissant à chacun la liberté de faire n’importe quoi.

Dans la pratique, le principe demeurant un principe de droit public, le Gouvernement demeure juge de l’opportunité d’une telle décision et de ses conséquences. Il lui appartient d’apprécier la virulence de l’action révolutionnaire entreprise, la signification et le degré de cette équivoque qui fait qu’un parti révolutionnaire demeure respectueux des lois de l’Etat tout en militant pour les bouleverser, l’importance du péril couru par l’Etat en raison du nombre  des  révolutionnaires, de  leur  détermination  et  de l’audience dont ils jouissent dans le pays, des moyens dont ils disposent à l’intérieur et à l’extérieur.

En tout cas, la participation aux institutions de l’Etat et, en particulier, aux institutions parlementaires, de membres d’un parti systématiquement révolutionnaire est, c’est un fait, de nature à fausser gravement le fonctionnement des institutions. Cependant, mieux vaut parfois tolérer des partis soi-disant révolutionnaires, des propagandes et des manifestations pratiquement inoffensives, que de transformer les ennemis du régime en martyrs et de les inciter à se constituer en mouvements clandestins. La défense de l’ordre public est affaire d’opportunité et de mesure. C’est une question de tactique.

L’important, en tout cas, pour qu’une communauté politique libérale soit en bonne santé, est que ses membres soient, de vocation ou de fait, des citoyens loyaux dans leur écrasante majorité.

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On a accusé le libéralisme de se contredire lui-même et de pratiquer une tolérance qui serait « répressive ». Sous le couvert d’une apologie hypocrite de la liberté, il s’agirait, en réalité, de faire triompher sa propre doctrine. Sous prétexte de prêcher la liberté pour tous, les libéraux ne défendraient que leur propre doctrine et condamneraient, réprimeraient toutes les autres.

En leur reprochant leur contradiction, on les accuse de défendre leur propre liberté par des moyens répressifs, contraintes et violences, destructeurs de la liberté. On les autorise à défendre la liberté seulement par la liberté, c’est-à-dire, sans doute, par l’invocation à la liberté, par la prière et, au mieux, par une éducation à la liberté qui laisserait chacun faire ce qu’il voudrait, c’est-à-dire par une non-éducation.

On reconnaît, sous ce reproche insidieux, les théoriciens de l’ultra-liberté, les utopistes casse-tout de l’anarchie qui croient que tous les hommes sont bons, que toute autorité est mauvaise, les théoriciens irréalistes du « tout est permis ». Leur condamnation ne condamne qu’eux-mêmes qui veulent absurdement faire de la politique sans politique ou pas de politique du tout.

En effet, le libéralisme ne croit pas, nous le savons, à la valeur absolue de la liberté, c’est-à-dire à la valeur de la liberté absolue.

La liberté absolue, comme le disait par expérience Hegel, c’est, bientôt, la terreur. Le libéralisme ne croit pas que l’homme soit inconditionnellement bon : l’homme est non seulement, un être « agonistique », mais il est capable d’être méchant. Le libéralisme ne croit pas davantage à l’individualisme absolu, à la capacité d’un homme d’exister sans les autres. Bref il croit à l’insociable sociabilité, à l’existence politique de l’homme, qui ne peut vivre pleinement et réaliser généreusement ses dons et ses vertus que dans un ordre politique et sous une autorité politique. Pour le libéralisme aussi, les hommes ont « besoin de maîtres ».

Mais le libéralisme n’est pas une idéologie parmi d’autres, c’est une philosophie bien accrochée à son histoire de la philosophie, appuyée sur une métaphysique de la liberté et sur une anthropologie régie par un principe régulateur de vérité. Cette philosophie, le libéralisme prétend qu’elle peut être partagée par tous ceux, quels qu’ils soient, qui veulent vivre libres et librement, d’une façon réfléchie et raisonnable. A ceux-là, et qui oserait refuser d’en être, il propose un credo moral et politique minimum, sur lequel toutes les philosophies lucides de la liberté peuvent trouver un terrain de conciliation, les éléments d’un consensus qui rende possible l’existence au sein d’une communauté politique et, à partir duquel, chacun peut développer  son existence privée comme il l’entend. Comment n’être pas libéral ?

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On ne saurait enfin passer sous silence une forme d’opposition très contemporaine en raison de la méthode qu’elle emploie : l’opposition  par le terrorisme.  Nous n’en parlerons qu’afin de montrer  pourquoi on ne peut se recommander du libéralisme pour n’en pas poursuivre l’extermination radicale.

Les minorités terroristes n’ont guère en commun qu’un seul trait : le refus de tout consensus national et le refus de tout compromis qui pourrait le rétablir. Ce sont des minorités révolutionnaires, si l’on veut, mais d’un révolutionnarisme purement négateur et explosif : il s’agit seulement de détruire l’ordre établi et les autorités qui l’incarnent. Pour le reste, on verra après, s’il y a un après. Car les terroristes sont d’ordinaire des révolutionnaires désespérés, des révolutionnaires sans projet.

Il a pu se trouver, parmi les minorités terroristes, certaines minorités culturelles qui, refusant tout compromis, récusent toute participation aux institutions d’une nation dont elles estiment ne pas faire partie et ne trouvent d’autre moyen de réclamer et de gagner leur indépendance que le combat et, d’autre moyen de combattre, tant il est inégal, que la pratique du terrorisme. Il s’agit de déstabiliser l’oppresseur  à un point tel qu’il soit amené à conclure que la poursuite de la lutte est un coût trop grand.

Mais on trouve plus souvent de nos jours des populations en détresse qui, pour alerter l’opinion  mondiale sur leur cas, se livrent à des actes terroristes dans n’importe quel pays qu’ils jugent appropriés : le terrorisme cesse d’être un problème national. C’est aussi le cas, en fait, du terrorisme pratiqué par les groupuscules imbus d’un anarchisme explosif, qui refusent toutes les institutions de l’Etat moderne, toute autorité politique et même les structures culturelles du monde occidental : le nihilisme de la terreur peut surgir, au hasard des circonstances, dans n’importe laquelle des nations avancées de l’Occident. Ce terrorisme anarchisant,  nihiliste,  radical, est devenu  un problème  de notre culture.

Peut-on encore parler d’une opposition politique ? Il s’agit sur­ tout d’alerter l’opinion publique internationale, de tirer parti du rôle de plus en plus grand qu’elle joue dans la politique, en profitant du goût immodéré des médias pour le catastrophique et pour le sensationnel.

Pour cela, les terroristes ne cherchent pas tellement à faire peur à tel ou tel individu qui pourrait être responsable de l’injustice qu’ils dénoncent. Ils s’efforcent de déclencher une terreur générale par des attentats aveugles, non pas seulement choquants, mais traumatisants, qui frappent systématiquement des irresponsables manifestes, des innocents évidents, femmes ou enfants, ou de pseudo-coupables  symboliques : l’important est de frapper au hasard afin que chacun puisse se sentir confusément  menacé. L’une de leurs méthodes favorites consiste dans la prise spectaculaire d’otages afin de soumettre les autorités de l’Etat concerné à un  chantage  sensationnel : ils s’acharnent alors,  ou  bien  à condamner la cruauté des hommes au pouvoir qu’ils rendent responsables de l’événement, ou bien, si ceux-ci cèdent, à les déconsidérer pour leur faiblesse. Ils tentent, en les enfermant dans ce dilemme de les rendre méprisables et de déstabiliser les institutions de l’Etat, et même toutes les institutions politiques en tant que telles.

Pour être véritablement terrifiants, leurs actes doivent être absurdes et inhumains ; ils doivent être imprévisibles, quasiment gratuits et injustifiables. Il n’est donc pas question pour l’homme d’Etat libéral de les tolérer sous aucun prétexte. Puisque les terroristes refusent d’eux?mêmes les voies de l’action politique, les actes qu’ils accomplissent doivent purement et simplement être classés comme des actions criminelles et punis comme telles. Ils doivent être eux?mêmes poursuivis et condamnés comme des criminels. La peine de mort, qui seule rend inefficaces toutes tentatives de chantage ultérieur, est seule à la mesure de leurs forfaits. Il faut que la vanité de leur conduite, dépourvue de tout sens à force d’être irréaliste, mette en évidence pour tous son absurdité.

CHAPITRE VIII

LA PUISSANCE DE L’ETAT LIBERAL

1. LE LIBERAL ET LE SOUVERAIN.

En tentant de définir, par leurs proportions les plus raisonnables, les rapports qui existent au sein de l’Etat libéral, entre la puissance publique, les pouvoirs de droit, les pouvoirs de fait et les libertés des individus, nous en arrivons aux dernières conclusions politiques des analyses que nous avons menées jusqu’ici et nous essayons de les rassembler en un corps de doctrine : que peut être, de notre temps, un régime proprement libéral ?

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Il est clair que le libéralisme raisonnable que nous avons tenté de définir ne peut, en aucune façon, abuser des sens corrompus du mot liberté et, misant sur la liberté de tout faire, c’est-à-dire de faire n’importe quoi, faire dériver le libéralisme vers le laxisme et l’anarchisme. Le libéral n’est pas un philosophe contre le pouvoir, c’est l’homme qui établit, au sein de l’inéluctable communauté politique, une harmonie raisonnable entre les pouvoirs et les libertés, entre les exigences du public et la sauvegarde du privé.

S’il s’agit de la puissance publique et de ses limites, c’est à pro­ pos de la traditionnelle querelle autour de la notion de « souveraineté absolue » que ce problème peut être le plus clairement mis au point. Le sage Locke lui-même, si ferme et si soucieux d’efficacité fût-il, évitait d’employer jusqu’au mot de souveraineté. Le terme de Souverain désigne cependant une fonction publique indispensable : il faut bien, dans l’Etat, qu’une institution, et l’homme en qui elle s’incarne, aient le pouvoir de décider définitivement et en dernier ressort, dans cet espace d’incertitude et de probabilité indéfinie qui subsiste toujours, dans la vie politique, lorsque toutes les informations disponibles ont été rassemblées, toutes les instances consultées, toutes les argumentations et toutes les hypothèses envisagées. C’est cela la souveraineté absolue. Libéral ou non, un régime ne peut esquiver l’exercice d’une souveraineté de cette sorte. Nous en faisons l’observation chaque jour.

Il faut distinguer de la souveraineté absolue, la souveraineté illimitée que le libéralisme condamne radicalement, sur quelque fondement qu’elle se prétende établie. Le pouvoir de tout faire, c’est le pouvoir de faire n’importe quoi. Qu’il s’agisse du pouvoir d’un seul ou du pouvoir oligarchique d’un groupe, du soi-disant pouvoir du « peuple », toute souveraineté illimitée, sans loi et sans contrôle, exerce un pouvoir arbitraire : en l’absence de toute référence à des limites, à un ordre, à une loi suprême, toute souveraineté illimitée perd toute orientation et tout sens ; elle est, par nature, proprement insensée. Si le pouvoir a la même extension que le désir, il peut être à chaque instant la proie de n’importe quel caprice. Aucune volonté humaine ne peut être tenue pour légitimement illimitée, ni la volonté d’un homme, ni la volonté d’un peuple.

Pour le dire d’une autre façon, il convient de rappeler qu’une liberté, lorsqu’elle est transformée en droit, se trouve définie et limitée, ne serait-ce que par le fait que la liberté d’autrui est, elle aussi, transformée en droit. Aucune liberté illimitée ne peut être transformée en droit. La puissance illimitée, c’est-à-dire la liberté illimitée d’un homme ou d’un groupe qui prétend à la souveraineté, ne peut qu’être illégitime.

Tout au contraire, un pouvoir politique libéral, si puissant soit?il, s’exerce dans le cadre d’un ordre, en vue d’un ordre à maintenir dans la communauté politique et en vertu d’un ordre, sous l’égide d’une loi suprême. Pour qu’ils soient libéraux, il faut que ces ordres soient raisonnables, c’est-à-dire qu’ils soient tels qu’ils puissent être compréhensibles et justifiables pour tout membre adulte de la communauté. Je ne dis pas que ces ordres doivent être rationnels, puisqu’une communauté politique n’est pas une machine ; je dis qu’ils doivent être raisonnables puisqu’il s’agit d’ordonner la vie d’hommes capables de liberté et de raison, mais aussi de passion, d’être imparfaits aux dons infiniment divers et inégaux, capables d’être sociables et bons, mais aussi d’être asociables, mauvais et méchants.

Le propre d’un régime libéral, c’est que cet ordre s’exprime, nous l’avons vu, dans une mission, dans une confiance accordée aux gouvernants par l’ensemble de la communauté, pour mettre en place un certain ordre politique et pour le sauvegarder, pour l’adapter au cours des événements, pour le conserver.

Cette mission assigne aux gouvernants des fins. Mais il faut rappeler le paradoxe de la finalité du libéralisme. Les fins ultimes du libéralisme se trouvent situées au-delà des fins proprement politiques qu’une politique peut atteindre : ce sont des fins morales, le plus parfait et le plus généreux accomplissement des dons, des capacités des individus qui composent la communauté, dans leur compréhension et leur respect réciproques. Ce plus parfait accomplissement des libertés et des dons de chacun, c’est, en chacun, son excellence, c’est-à-dire sa vertu, inséparable du développement harmonieux des vertus et des œuvres de chacun. C’est dire que la finalité assignée est une finalité en dernière analyse culturelle, l’art de contribuer à créer et de développer une culture proprement, richement, généreusement humaine. La fin de la politique, c’est la culture, dont elle est aussi l’expression, dans une circularité mouvante qui s’inscrit dans une histoire, l’histoire particulière de cette culture.

Il est bien clair que cette finalité, qui ne peut être accomplie que par des individus, est au-delà des moyens et des prises de la politique et des hommes politiques. Le libéralisme le sait, alors qu’un totalitarisme pourra prétendre qu’il est capable de rendre les hommes bons, vertueux, heureux ou même libres d’une liberté réelle. La finalité proprement politique que le libéralisme assigne aux gouvernants est une finalité intermédiaire : elle porte sur les conditions, sur les situations qui rendent possibles l’exercice de la liberté des individus et l’accomplissement de leurs dons et de leurs vertus. Il peut ainsi rendre possible la satisfaction de leurs passions ; mais il les laisse toujours à leur insatisfaction essentielle. Le bonheur n’est pas une affaire politique.

C’est pourquoi nous avons dit que les fins politiques du libéralisme sont strictement formelles : elles portent sur les conditions formelles de l’exercice des libertés, des capacités et des passions des citoyens, sur les rapports formels qui rendent compatibles la liberté, les talents et les passions des uns avec la liberté, les talents et les passions des autres. Ces conditions formelles s’ordonnent sous le nom de cette Justice politique dont nous avons défini les thèmes fondamentaux : respect des libertés individuelles, respect des biens dans lesquels ces libertés s’incarnent, réciprocité harmonique des relations, détermination des services réciproques des gouvernants et des citoyens dans la sauvegarde de la communauté et la poursuite du bien commun. Toute volonté que pourrait manifester l’Etat de faire pour les individus ce que, seule, leur propre liberté est capable de faire pour chacun d’eux, est anti-libérale : elle porte atteinte au pouvoir de liberté réfléchie, raisonnable et responsable de chaque citoyen.

Aux missions proprement politiques de l’Etat ne peuvent pas ne pas s’adjoindre, dans l’Etat moderne, nous l’avons vu, certains services publics concernant les finances, l’économie, les conditions sociales d’existence, l’éducation. Dans ces divers domaines, et plus encore dans le domaine de la culture, la mission de l’Etat est avant tout une mission d’arbitrage, de prévision à long terme, et, pour l’ensemble, d’incitation, d’équilibrage, d’aide aux transferts et aux transformations que les circonstances imposent, de contrôle enfin. L’Etat doit gérer par lui?même le moins possible, réduire au minimum les tâches d’une administration toujours envahissante, d’une bureaucratie jamais assez contenue. Tout ce qui peut être accompli par les individus, par leurs associations, par l’entreprise privée, doit être systématiquement exclu du domaine de l’Etat. L’Etat ne doit intervenir que là où des tâches nécessaires au bien public et au bon usage du libéralisme social ne peuvent être assumées par l’entreprise privée. Il ne faut pas confondre la puissance de l’Etat avec son omniprésence, avec son caractère tentaculaire et providentiel. Le monstrueux Etat totalitaire, si inhumainement tyrannique, est, en dépit de sa puissance illimitée, le plus incapable et le plus misérable de tous.

En revanche, dans le cadre de la mission qui lui est impartie, l’Etat libéral doit être un Etat politiquement fort. Il doit disposer des moyens nécessaires à l’accomplissement de sa mission, pour assurer la défense de la communauté politique à l’extérieur et exercer son autorité entre les nations, pour faire régner la Justice, la sécurité, la paix à l’intérieur. S’il est jugé à son efficacité, encore faut-il qu’il en ait les moyens : le monopole de la violence légitime lui appartient. C’est pour faire régner un ordre juste et raisonnable entre les libertés privées, donc entre les violences privées, qu’il a été créé. A la puissance publique d’accomplir sa mission, qui consiste, si libérale soit-elle, à s’en servir efficacement.

S’il n’est pas de son ressort d’assurer la prospérité de la nation, il lui appartient de mettre en place et de sauvegarder l’état de droit qui permet à ses citoyens de contribuer à créer cette prospérité et à en jouir avec sécurité. Le libéralisme naît précisément au moment où, pour assurer la protection des libertés raisonnables, les libertés sont transformées en droits, un état de droit est institué qui donne à la puissance publique la mission de le définir dans sa justice et de le sauvegarder.

Le libéralisme, et surtout les citoyens de l’Etat libéral, mettront plus de temps à comprendre que l’état de droit est aussi un état de devoir : il n’y a de droits véritables que dans la mesure où l’on s’oblige à les exercer. C’est cela, la vérité pressentie, mais déformée, de la doctrine des « droits réels ». Les libertés ne sont pas seulement des possibilités, des disponibilités, ce sont des devoirs, des tâches humaines  à accomplir,  des obligations à réaliser l’œuvre possible dont chacun est capable. L’état de droit est un état de devoir, un état de travail et de lutte ordonnée, mesurée, raisonnable, où chacun a pour tâche de se faire, sinon à son gré, du moins en liberté, à loisir. L’Etat est bien inapte à la création d’une culture humaine : mais en assurant l’état de droit et de devoir, il rend possible la création continuée de la culture nationale, sa mission indirecte et ultime.

Ceux qui revendiquent à tout bout de champ toutes sortes de droits, « leurs droits », devraient savoir que tout droit oblige à un devoir, que tout droit est un devoir.

Qui dit état de droit, dit état défini et conservé par des lois. On n’a point attendu le libéralisme pour déclarer qu’il faut substituer le gouvernement des lois au gouvernement des hommes. On s’est aperçu bientôt, cependant,  qu’un  pouvoir  tyrannique  pouvait s’exercer par le moyen des lois, qu’une tyrannie par les lois était parfaitement réalisable. Des lois peuvent être dites scélérates. Ce sont les libéraux qui ont montré que la sauvegarde des libertés était liée à l’existence des lois fondamentales, qui ne dépendent pas des hommes au pouvoir et qui délimitent leur puissance. Les libéraux ont volontiers développé leur souci des lois fondamentales en exigeant qu’elles soient rédigées sous la forme de constitutions. Certains pays ont la superstition de la constitution écrite. La rigueur de la lettre constitutionnelle peut être, en effet, bien précieuse. Mais le libéralisme est bien mal en point s’il dépend seulement d’une ratiocination sur des textes. Plus les textes constitutionnels sont compliqués, moins ils sont utiles. Ce qui compte, en vérité, c’est l’esprit des lois fondamentales, tel qu’il s’inscrit dans les traditions et les tendances d’une culture, tel qu’il se manifeste dans les mœurs, tel que le consensus national profond tend à l’imposer.

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Le libéralisme  a beau être, d’une  part,  une  politique  de confiance prudente, d’autre part une politique constitutionnelle, les hommes étant ce qu’ils sont, je veux dire capables de mal user autant que de bien user de leur liberté, il faut, dans tout régime de liberté, qu’une loi suprême, intangible, infrangible, soit respectée par tous, et s’impose à la volonté souveraine, d’où que celle-ci émane. Toute constitution  écrite libérale devrait comporter, à titre de préambule, (on songe à la Déclaration des Droits, au Bill of Rights, de la Constitution des Etats-Unis) l’exposé des principes suprêmes de cette Justice qui réglera les relations entre les citoyens et entre les pouvoirs. Ces principes trouvent leur source et leur fondement dans l’interprétation raisonnable des traditions imposées par le consensus national.

Même dans les régimes absolutistes les plus accomplis, une telle loi s’est imposée. Le Roi de France prêtait serment de respecter la loi de Dieu, la loi divine et naturelle de Justice et de servir le bien de ses sujets. En définissant la finalité du libéralisme, nous avons défini l’esprit de cette loi, les fins, les limites et les obligations du pouvoir souverain. Face à ce pouvoir immense, cette loi suprême lui impose de prendre pour fin l’accomplissement généreux de la personne privée et le respect des libertés individuelles fondamentales, liberté de penser, de juger, de croire par soi?même, liberté d’aller et de venir sans justification ni contrôle, liberté d’émigrer avec ses biens si bon semble, liberté d’agir à sa guise et dans le respect des libertés de son prochain, liberté incarnée enfin dans la propriété de sa personne et de ses biens, sans quoi la liberté n’est qu’un faux?semblant, vain et vide. La loi suprême du libéralisme proclame que ces libertés sont inaliénables et imprescriptibles : elle s’impose inconditionnellement au pouvoir suprême. Cette loi suprême du libéralisme est, à la fois, raisonnable et sacrée. Elle est raisonnable, nous venons de le voir, parce que la première condition pour qu’un citoyen participe à une communauté politique et libérale, c’est qu’il soit à même de comprendre, de juger et de croire, de toute sa liberté réfléchie, que telle est la condition la plus raisonnable de son existence et de celle de ses compatriotes. La patrie du libéral, c’est la terre où prospère pour chaque individu sa liberté réfléchie et raisonnable.

Cette loi suprême est aussi une loi sacrée. Elle est sacrée, parce qu’elle peut être l’objet d’un sacrifice, parce qu’elle est rendue sacrée. Elle requiert, en effet, des citoyens qu’ils lui sacrifient, s’il le faut, toutes leurs autres valeurs, tous leurs autres biens et jusqu’à leur vie. N’est-ce pas le principe, la source, de tous les biens de la communauté politique et, en chaque citoyen, de l’homme en tant que tel ? Longtemps, en Occident, la loi sacrée de la cité a pu s’appuyer sur la loi divine et sur une universelle foi en Dieu. De nos jours, l’opinion publique devenue si puissante a cessé d’être unanimement religieuse. Heureux ceux qui ont reçu la grâce de pouvoir encore fonder leur sens du sacré de la cité sur leur foi en Dieu et sur la sainteté d’un sacré divin. Les pays où ils sont nombreux ont beaucoup de chance. Mais, croyants ou non, tous les citoyens doivent reconnaître, au-delà et au-dessus de toutes leurs autres convictions, la valeur sacrée de cet esprit de liberté qui s’inscrit dans la loi suprême de la communauté politique libérale, parce qu’elle s’inscrit dans le cœur de chaque homme, qui trouve en lui l’inspiration de son existence d’homme et de citoyen.

La liberté de l’homme est aussi un au-delà, elle est aussi d’un autre ordre, on peut aussi dire d’elle qu’elle est transcendante. Telle est la loi suprême de la liberté. Tout sacré est l’objet d’une foi et non pas d’un savoir. Il est conforme à la nature des choses, que la rencontre du sacré soit environnée d’incertitudes très humaines. Le loyalisme des gouvernants et des citoyens doit franchir l’incommensurable distance qui sépare le bien des individus du bien commun : c’est pourquoi la reconnaissance de la loi suprême, de la loi sacrée de la communauté, doit pouvoir aller, s’il le faut, jusqu’au sacrifice. Dans cet état de droits et de devoirs, c’est le devoir suprême.

Il. LE PLURALISME DES POUVOIRS.

La philosophie du libéralisme semble si conforme à la nature des choses humaines, se soucie tellement d’être raisonnable et de contribuer au libre et au meilleur développement possible de tous, de s’efforcer de mettre en place un système réciproque de droits et de devoirs, d’avantages et de services entre les citoyens, qu’elle devrait aller de soi pour tous. Mais les libéraux savent aussi qu’ils ont affaire à des hommes libres et imparfaits, doués d’intelligences fort inégales et de passions sociales fort différentes, qu’il s’agisse de l’envie, du désir de posséder, du désir de dominer ; ils savent que l’usage de la liberté et la responsabilité de soi?même qu’il implique sont des tâches dures, difficiles, aventureuses, propres à rebuter ceux en qui la paresse, le goût de la facilité, la lâcheté l’emportent.

Les libéraux se sont donc toujours souciés, en conséquence, de donner au pouvoir exercé dans la communauté politique, non seulement des limites théoriques, mais des limites pratiques. Ils ont toujours tenté de constituer des contre?pouvoirs et de fonder l’Etat sur un équilibre des pouvoirs.

Ils trouvaient déjà en place, dans la réalité politique de la communauté, une grande diversité de pouvoirs de fait, aux mains des individus, des groupes ou de la communauté elle-même. La première tâche des libéraux a été de transformer les libertés individuelles en droit, en donnant ainsi un statut juridique au pouvoir des personnes privées. La seconde tâche va être, mais c’est encore une tâche inachevée, d’ériger les pouvoirs de fait en pouvoirs de droit, d’assurer entre eux et envers le pouvoir public un équilibre raisonnable, afin de donner une existence et des limites, des obligations légales, à des pouvoirs de fait qui, à ce niveau, risquent toujours d’avoir une existence violente.

La puissance publique est fondamentalement une puissance arbitrale. Le souverain n’est pas d’abord un maître, il est d’abord un arbitre. Mais, pour exercer son arbitrage, encore faut-il qu’il se donne des critères et des règles, et qu’il dispose du pouvoir de faire exécuter ses sentences.

Contre la doctrine de Hobbes qui considérait que ces différentes opérations devaient être exercées par la même main, Locke le libéral avait distingué plusieurs espèces de pouvoir d’Etat, en tenant  compte  des  conditions  de  fonctionnement de  l’Etat moderne où un Parlement représente l’ensemble des sujets en face du roi et de ses conseillers : il avait reconnu l’existence d’un pouvoir législatif, à ses yeux le pouvoir suprême, d’un pouvoir judiciaire, voué aux fonctions d’arbitre et de juge et d’un pouvoir que l’on a appelé exécutif, à partir de Montesquieu. Locke distinguait ces différentes fonctions, il ne séparait pas systématiquement les pouvoirs correspondants. Avec Montesquieu, le libéralisme de Locke semblait avoir atteint son point de perfection en joignant à une théorie de la séparation systématique des pouvoirs une théorie de l’équilibre et du contrôle réciproque des pouvoirs.

En vérité, on ne peut prendre à la lettre la première théorie énoncée par Montesquieu – même pas sur le modèle britannique dont Montesquieu s’inspirait  – ni, par voie de conséquence, la seconde. L’exécutif semble bien exercer des fonctions auxquelles nul autre pouvoir ne prend part, mais c’est compter sans l’intervention d’une administration dont la continuité et la compétence empiètent bien souvent sur l’autonomie des gouvernants. Le législatif – King in Parliament, disait Locke – résulte d’une collaboration évidente entre l’exécutif, auteur de la plupart des projets de loi, et le législatif proprement dit, qui se borne à les amender et à les adopter ou à les rejeter. Réciproquement, les contrôles exercés a posteriori par le législatif sur les actes du Gouvernement montrent l’imbrication réciproque des deux pouvoirs. Enfin, que le judiciaire soit nommé par l’exécutif ou élu, on ne peut compter que sur des dispositions administratives pour assurer l’indépendance du judiciaire à l’égard du pouvoir gouvernemental. En fait, la carrière des magistrats demeure le point sensible où, en dépit des précautions prises, peut jouer la pression du Gouvernement. Une fois de plus, c’est la force des traditions et la vertu des hommes qui importent ici plus que les règlements.

Mais, en revanche, combien Montesquieu a raison en esprit.

L’histoire a montré les faiblesses et les désordres, l’inefficacité aussi, qu’engendre ce que l’on appelle un régime d’assemblée, où les initiatives, les décisions et les contrôles envahissants des assemblées parlementaires affaiblissent et paralysent les Gouvernements. Ce sont alors les administrations qui, vaille que vaille, assurent la marche des affaires. Réciproquement, lorsqu’un pouvoir exécutif transforme les assemblées législatives en chambres d’enregistrement et exténue leur pouvoir de contrôle, le chemin de la tyrannie est ouvert, pour peu que les hommes au pouvoir manquent des vertus nécessaires à leurs fonctions et se laissent aller à leurs mauvaises passions. Le pire devient possible lorsque l’exécutif et le législatif sont inspirés par la même idéologie et tendent à soumettre l’Etat à un groupe de pression qui, sous le couvert de la Constitution, a entre les mains tous les moyens légaux de bouleverser la société, l’économie, la culture et l’Etat lui?même.

On en peut conclure qu’un pouvoir politique trop unifié devient par là même un pouvoir omnipotent qui échappe, en raison de sa puissance, à la mission qu’il a pu recevoir et même aux règles constitutionnelles. C’est  un pouvoir  tyrannique  en puissance, capable d’un coup d’Etat permanent. Pour tout dire, il devient un pouvoir révolutionnaire en mesure de décider de faire n’importe quoi. Ce pouvoir omnipotent, nous l’avons montré, est, par définition, un pouvoir illégitime, même s’il peut prétendre être un pouvoir légal, un pouvoir conforme aux lois. Par là même, il introduit une situation d’illégitimité dans l’Etat. En exerçant une violence dès lors illégitime, il tend à susciter en face de lui une résistance violente. Il ouvre la voie à la guerre civile.

Enfin, il faudrait signaler l’étrange collusion qui se produit parfois, et pas seulement en période révolutionnaire, entre le judiciaire et le politique. Emportés par leur zèle idéologique, certains magistrats abusent de la large marge d’interprétation que leur offrent les lois qu’ils ont à appliquer pour politiser la jurisprudence qu’ils établissent. Ils méprisent si bien les intentions manifestes du législateur qu’on peut dire qu’ils empiètent sur l’exercice du pouvoir législatif. L’indépendance du judiciaire, on le voit, doit s’affirmer contre les empiétements extérieurs du politique, mais aussi contre une emprise politique intérieure. En régime libéral, le juge ne fait pas la loi ; il juge au nom de la loi et doit se soumettre  à la loi comme  tout  autre  citoyen,  même  si sa conscience va contre la loi. Il peut seulement essayer de faire changer la loi, ou il peut se démettre. Comme toujours, le libéralisme compte plus sur la vertu des hommes que sur la forme des institutions, sur la rigueur des mœurs plus que sur la rigueur des lois : le pouvoir judiciaire doit être pensé, non comme une puissance, mais comme un service et comme un devoir. C’est un office, mais ce terme doit retrouver toute la charge de moralité, de vertu, d’abnégation, de respect de la tâche bien faite que comportait le beau mot latin d’officium.

A la suite de ces diverses observations, nous sommes ainsi amenés à substituer à la doctrine classique en régime libéral de la séparation et de l’équilibre des pouvoirs, une doctrine plus souple et mieux accordée aux mœurs de notre temps et à l’expérience acquise.

Premièrement, à l’irréalisable séparation radicale des pouvoirs, nous substituons la loi de la plus grande indépendance possible des pouvoirs, une indépendance qui tiendra autant aux volontés et aux mœurs qu’à la distinction constitutionnelle des pouvoirs.

Deuxièmement, à l’équilibre et au contrôle des trois pouvoirs d’Etat, nous substituons, d’une part, la reconnaissance d’une pluralité de pouvoirs politiques, d’autre part la constitution d’un système de contre?pouvoirs qui laisse cependant aux instances exécutive et législative leur pouvoir d’arbitrage et de décision.

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A côté du pouvoir exécutif des gouvernants, il faut bien reconnaître, en fait et en droit, le pouvoir de l’administration, du civil service. Au plus haut niveau, même s’il appartient exclusivement aux gouvernants d’arbitrer, d’orienter et de décider en dernier ressort, en fournissant les informations, en proposant les moyens d’exécution, en indiquant les limites du possible et de l’impossible, en suivant l’exécution, les administrateurs, par leur compétence, leur expérience, la continuité de leur fonction, jouent un grand rôle dans l’action du Gouvernement. Ce rôle doit être reconnu, leur indépendance doit être garantie, en même temps que le bien du service, et leur loyalisme, accompagné d’un devoir de réserve, doivent être leur stricte règle de conduite. Ce pouvoir de fait doit contribuer systématiquement à la prudence et à la modération de l’Etat autant qu’à son efficacité et à sa continuité.

Nous avons vu, d’autre part, qu’à côté des fonctions politiques classiques de l’Etat, l’Etat moderne avait été amené à prendre des fonctions supplémentaires, comme les fonctions financières et fiscales, puis à prendre en charge les grands moyens de communication, l’éducation publique, un mécénat culturel, de puissantes entreprises industrielles et, même, à prendre une part très active à l’organisation économique et à la protection sociale. Même le libéralisme le plus pur ne peut pas restituer toutes ces charges à l’initiative privée. Mais il appartient aux libéraux de refuser les monstrueuses bureaucraties centralisées et, en décentralisant hardiment, de rendre à des structures décentralisées – de quelque nom qu’on les appelle, régions ou provinces, départements, communes, – de larges responsabilités dans les domaines de l’économie, de l’aménagement du territoire, de l’éducation, de la culture, en leur attribuant les ressources fiscales et les moyens de décision et de contrôle correspondants. Dans ces divers domaines, l’autonomie des régions, en éliminant l’omniprésence d’un Etat en proie à des fonctions pour lesquelles il n’est pas fait, serait érigée en bénéfique contre?pouvoir de droit. Certes, les pouvoirs de l’Etat conservent le privilège exclusif d’exercer les fonctions proprement politiques et l’usage des moyens qui leur sont nécessaires. C’est à l’Etat qu’il appartient d’arbitrer entre les pouvoirs régionaux, de les coordonner et d’organiser avec ces pouvoirs latéraux un système de collaboration harmonieuse et efficace, de veiller au respect des lois de l’Etat. Nous nous sommes servis de l’expression toute faite « contre?pouvoirs » ; elle ne doit pas désigner pour autant des pouvoirs hostiles, mais une pluralité de pouvoirs fonctionnels distincts qui concourent à l’harmonie de l’ensemble.

Il s’agit de construire un ensemble harmonique plus qu’un équilibre. Car la pluralité des pouvoirs, la volonté d’établir des institutions telles que les pouvoirs politiques de l’Etat ne soient pas omnipotents, ne doit ni paralyser l’Etat, ni entraîner sa dislocation ou celle de la nation. Ici encore, il s’agit d’établir un compromis raisonnable auquel le loyalisme de tous et les vertus civiques et morales des citoyens et des hommes d’Etat donneront seuls toute sa vitalité.

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Mais ce n’est pas tout. Car il existe dans la communauté politique moderne, à côté des pouvoirs publics, des pouvoirs privés de fait irréductibles et puissants – nous avons déjà observé certains d’entre eux – Il faut également les transformer en pouvoirs de droit et, à l’occasion les institutionnaliser.

C’est tout d’abord l’énorme pouvoir culturel des moyens de communication, des media, qui déclenche une considérable pression politique et qui constitue un véritable pouvoir politique. Pendant des générations, le libéralisme s’est confondu avec le combat pour la liberté de la presse : la liberté d’expression, non seulement à l’échelle des individus, mais à l’échelle de la diffusion de masse, à l’échelle des media, est une des libertés fondamentales revendiquées par les libéraux. Tant que la liberté d’expression des media est pratiquée dans un pays, on peut espérer que le caractère libéral du régime sera en fin de compte sauvegardé ou sauvé.

Il est bien clair que la puissance publique en tant que telle ne ne pense pas, elle n’en est pas capable ; et surtout, elle ne pense pas et elle n’a pas à penser à la place des citoyens. Elle n’a aucun droit de leur imposer des pensées qu’eux seuls sont capables de produire. On ne peut donc ériger en service public, de quelque nom, information ou communication, qu’on se plaise à l’orner, une fonction qui n’existe pas : le seul service de communication que l’on puisse éventuellement ériger en service public, c’est le service du transport des personnes, des marchandises et de la correspondance sous toutes ses formes. C’est un service technique. Quand on institue un service de l’information, c’est afin de diffuser l’opinion de ceux qui disposent du pouvoir politique et d’interdire la propagation de toute autre opinion. Ce ne sont pas des services d’information, mais des services de propagande que, seul, l’état de guerre peut justifier. Lorsque la puissance publique met la main sur les media ou sur certains d’entre eux, elle porte une atteinte très grave à une liberté fondamentale, décisive, et met en question la liberté de penser, de juger, de croire, qui est une affaire strictement privée et dont seuls les individus sont, en dernière analyse, capables.

On me dira que même des régimes foncièrement libéraux ont monté des ministères de l’information et ont transformé les media audiovisuels en monopole public ou en service public. C’était une erreur et une faute, même si les ministres libéraux qui en avaient la charge avaient davantage le souci d’empêcher l’usage abusif des moyens d’information publique que de propager la « parole de la France », c’est-à-dire la leur. Grave faute, car ils ont donné à ceux qui disposent de dogmes politiques tout faits et qui font de la propagande une doctrine, des moyens d’action tout préparés et en plus, un prétexte et une justification toute trouvée. Faire de l’information un service public, c’est mettre en marche un mécanisme totalitaire.

Il y a d’ailleurs un problème réel sous ces tergiversations malencontreuses. Quand on reconnaît la liberté d’expression publique, la liberté d’expression et de diffusion des media comme un droit, il en va comme de la transmutation de toute liberté en un droit : cette transmutation  implique la définition des limites et des devoirs de cette liberté. En vérité, en devenant un droit, cette liberté devient un devoir raisonnable, et cela d’autant plus qu’elle met en question la liberté d’expression et d’information, la liberté de formation de l’opinion publique tout entière. On ne peut donc, en dépit de sa valeur cruciale, laisser cette liberté à l’état sauvage. D’autant plus que les media se trouvent aux mains de deux sortes de groupes de pression qui ne sont pas nécessairement impartiaux.

D’une part en raison de leur importante infrastructure industrielle et technologique, ces groupes de pression doivent disposer de moyens financiers importants ; si on leur laisse une liberté sauvage, on leur accorde un pouvoir de propagande, un pouvoir politique, face auquel la puissance publique se trouve mal armée.

D’autre part, en cas de liberté sauvage laissée aux media, ce sont les « intellectuels » qui les préparent, qui rassemblent les informations et qui les rédigent ou les présentent, qui en sont pratiquement les maîtres. Pour des raisons de succès techniques, ils ont toujours tendance à insister sur l’extraordinaire, le catastrophique, le sensationnel et à omettre l’ordinaire, le quotidien. La pseudo?enquête, la prétendue mise au point, se bloquent sur le superficiel, l’éphémère, et ils cultiveront, pour piquer la curiosité, l’exagération bien plus que la litote.

D’autre part, comme ce sont eux qui font le choix entre ce qui sera diffusé et ce qui ne le sera pas, ils disposent d’un pouvoir de censure de fait qui passe peut-être inaperçu, mais qui est aussi arbitraire et aussi malfaisant que la censure exercée par le pouvoir politique : ces intellectuels sans responsabilité ont entre les mains les moyens d’un véritable terrorisme intellectuel qui montre ou dissimule, selon leur fantaisie, les situations et les événements, qui les présente sous le jour partial qui leur convient. Bien plus, ils disposent du pouvoir arbitraire d’accorder la parole à ceux qui leur plaisent et de condamner les autres sans appel au mutisme.

Sans doute, y a-t-il parmi les journalistes des hommes de grand talent, des reporters et des enquêteurs d’une grande culture, qui savent exposer et apprécier les situations avec objectivité, avec loyauté, avec mesure, avec rigueur, et qui sont capables de dominer la marée des événements éphémères pour mettre en évidence l’essentiel. Honneur à eux.

Mais il faut reconnaître qu’ils sont l’exception. L’intelligentsia à laquelle sont livrés les media se compose plus souvent d’intellectuels que leurs habitudes de penser préparent mal aux responsabilités qu’ils assument en fait. Ils sont appelés à juger de tout en hâte ; à chaque instant, autant en emporte le vent ; ils n’ont guère les moyens d’acquérir le sens des réalités, ils ne tiennent guère compte des conséquences de leurs jugements et ne se préoccupent guère du possible et de l’impossible. Ils ne courtisent le public et ne flattent ses pires penchants que pour mieux le mettre à leur merci. La démagogie est le moyen de leur succès et de l’ampleur de leur audience. Par rapport aux événements et aux hommes politiques, ils sont en permanence dans une fausse situation. Le monde des réalités et le monde du papier journal, de la parole et de l’image, interfèrent sans jamais coïncider. Ces interférences ne vont pas sans manipulations ni sans violences. Ils disposent d’une puissance redoutable dont rien ne fonde la légitimité, sinon pour les meilleurs, leur vocation. Cependant ils n’expriment que des choix et des pensées très subjectives, ou ceux des petits clans d’intellectuels irréalistes et irresponsables auxquels ils appartiennent si souvent.

Il est remarquable que les régimes libéraux, paralysés par leur respect pour la liberté d’expression, ont du mal à établir un statut des media, et à définir juridiquement le droit des media à leur liberté spécifique d’expression. On ne sait comment définir des pénalités assorties aux mensonges, si patents soient-ils, lorsqu’ils concernent des événements et non des personnes. Et même s’il est porté atteinte à des personnes, par des diffamations ou des atteintes à leur vie privée, les pénalités ne provoquent pas une entière réparation : le mal de la calomnie est déjà fait. Le droit de réponse, quasiment inapplicable pour des raisons techniques dans l’audiovisuel, laisse rarement la partie égale entre le diffamateur ou l’indiscret et sa victime.

Une fois de plus, c’est sur les mœurs et sur les vertus des hommes qu’il faut compter, plus que sur les lois. Une déontologie libérale du métier d’informateur devrait être mise en place. Nous en avions naguère proposé les trois principes majeurs [6].

Le premier, c’est le principe de loyauté, loyauté professionnelle de l’informateur par rapport à son public, par rapport à la vérité, volonté de dire le vrai, autant qu’il est possible lorsque l’on travaille, avec les informations du moment, sous la pression de l’actualité. La loyauté implique aussi le souci de respecter son public et de s’adresser à lui comme à un public capable de jugements réfléchis et d’esprit critique. Dans la pratique, il serait bon de bien distinguer, dans la presse, deux types de prestations : les articles d’information et les éditoriaux. Les articles d’information viseraient au maximum d’objectivité. Les éditoriaux seraient des prises de position orientées, exposeraient l’opinion d’un homme ou d’un groupe, d’un parti, mais seraient expressément présentés comme tels. Hors ce principe de loyauté, l’information n’est plus que déformation et désinformation, tromperie et violence intellectuelle à l’égard du public et devrait être réprimée comme telles.

Le second principe consiste à considérer la fonction d’information comme une fonction spécifique. La possession d’une tribune et la présence d’un public est une tentation à substituer à la fonction d’informateur et de commentateur la fonction de détective, de redresseur de torts, ou bien de juge et de conseiller politique, voire d’homme d’Etat simulé. C’est oublier que le journaliste n’a reçu ni mandat, ni mission de personne. Le mélange des genres est d’autant plus pernicieux qu’il est toujours incomplet. La tâche d’information est assez difficile et assez importante pour se suffire à elle-même et pour susciter une vocation.

Le troisième principe devrait aller de soi. Il consiste à reconnaître le caractère public de la fonction de l’information et à lui interdire toute intrusion dans la vie privée. Cette intrusion peut s’opérer, soit en exhibant indiscrètement la vie privée des autres, soit en exposant la vie privée de ses héros ou des soi-disant héros du jour, en modèles, ou simplement, à titre de points de mire. Il y a dans les media un grand moyen de dogmatisme et de conformisme intellectuel et moral ; ils s’immiscent au cœur du foyer, au cœur de la vie privée de chacun.

A force de vulgariser, à force de se mettre au niveau des moins cultivés et des moins subtils, c’est la vulgarité et la médiocrité que l’on finit par colporter de maison en maison. On peut tout dire dans un livre, qui est toujours, comme tout écrit, un appel à la réflexion. On ne peut pas tout dire ou tout montrer dans les mass media, surtout dans les media audiovisuels, qui sont des instruments de fascination. Plus vitale encore que la liberté d’expression, s’impose et doit être respectée la liberté de réflexion privée, cœur et condition de toute liberté de penser, de toute existence privée, qui a besoin de silence, à l’abri du bruit physique et du bruit intellectuel des media. Même si les media ne constituent pas un service public, ils ont un immense public et ils exercent une fonction publique : ils ont donc un évident devoir de réserve et de discrétion.

On triomphera cependant  difficilement de la tendance des media à substituer leur opinion propre à la réalité de l’opinion publique. Les réactions des media à l’événement sont trop souvent tenues pour les réactions de l’opinion elle-même. Une sorte de cercle vicieux se forme : en présence de l’opinion publique, spectatrice muette, les media n’exposent plus alors que pour eux?mêmes leurs propres opinions.

La puissance publique libérale est-elle en mesure de faire respecter une déontologie de cette sorte ? Doit-elle, au mépris du droit, tolérer n’importe quoi ? Sur ces deux points, au moins, elle peut intervenir efficacement. En premier lieu, en présence de ces puissants contre-pouvoirs qui orientent, forment et déforment, et souvent désinforment l’opinion, dans la mesure où les individus tendent passivement à se laisser faire, la puissance publique doit garder les moyens de s’exprimer, d’exposer ses intentions, ses décisions et de les justifier. En cas de crise nationale, elle doit avoir accès, à l’ensemble des media. En période ordinaire, il faut qu’elle puisse disposer directement de certains organes de presse écrite ou audiovisuelle, ou qu’elle puisse se fier à la presse favorable à l’action du gouvernement. Pour exercer son arbitrage, pour assurer l’exécution de ses décisions, elle a le droit de s’exprimer à travers certains media, à condition de respecter l’indépendance de tous les autres.

Mais répétons?le, ce pouvoir d’arbitrage, ce droit à l’expression dans les media, qui sont nécessaires au bon exercice des fonctions de la puissance publique, ne justifient pas la constitution de la fonction d’information en service public et moins encore la constitution d’un monopole d’Etat de l’information. Il s’agit là d’un abus et d’une corruption des fonctions de l’Etat dont nous avons déjà souligné les dangers mortels.

En second lieu, l’Etat libéral doit favoriser la multiplicité des organes de presse et de diffusion audiovisuels. Il a à sauvegarder l’existence et l’expression d’une pluralité de courants d’opinions qui est congénitale à l’exercice de la liberté.

L’Etat libéral se doit de briser, et de rendre à des entrepreneurs privés ces énormes machines monolithiques à informer et à divertir qui n’ont qu’un seul public, la masse, qui n’ont d’autre critère de succès que la quantité et qui, situant le plus grand nombre au niveau le plus médiocre, ne cherchent qu’à lui complaire, en se conformant à lui, au lieu de chercher à l’informer, à la former et à l’élever. Il n’y a d’éducation qu’à la faveur de la diversité, dans la culture des différences.

L’Etat libéral peut aussi espérer que la concurrence entre les media les contraindra à davantage de loyauté à l’égard de la vérité des faits et à l’égard de leur public ou tournera en ridicule ceux qui s’enferment dans les fantasmes de leur idéologie au mépris des contraintes de la réalité. Si la concurrence incite parfois à la démagogie, invite à flatter les passions les plus basses, elle rend aussi possibles l’expression la plus généreuse de la liberté, la manifestation des meilleurs talents. La liberté d’expression n’est possible que dans la diversité et dans la multiplicité. L’Etat libéral ne peut être garant de l’un qu’en étant garant de l’autre.

*

La multiplicité des media, le droit à la liberté d’expression publique qui leur est reconnu, dans les limites d’une information honnête et d’une prise de parti loyale, s’inscrit tout naturellement dans la structure mérécratique de la communauté nationale contemporaine. Les groupes de la mérécratie trouvent dans ces moyens d’expression un moyen de pression tout naturel et tout à fait légal, qui contribue à rendre leur action plus saine.

Il est évident que l’efficacité des pressions exercées par les différents groupes n’est pas du tout proportionnelle à leur importance nationale. De ce fait, une défense fort justifiée peut se transformer en action violente.

Pour éviter que leurs pressions ne dégénèrent en violences tolérées, dans les manœuvres des trusts économiques ou financiers, dans les abus du droit de grève, dont les techniques perfides sont une menace permanente qui pèse sur la vie économique et politique de la nation, ou dans les manifestations de rue, qui sont un simulacre de révolte, il faut que la liberté des groupes de pression, elle aussi, soit érigée en droit égal pour tous, avec des garanties et des limites raisonnables. Les groupes de pression, eux aussi, sont des contre?pouvoirs de fait : il est temps de les transformer en contre?pouvoirs de droit. Il faut leur donner un mode de représentation au sein des institutions gouvernementales.

On s’inquiète du souvenir ambigu laissé par le corporatisme, qui avait été malencontreusement exploité, parfois, par des régimes despotiques, pour encadrer et dominer la vie économique et sociale de la nation. N’était ce fâcheux souvenir et le préjugé subsistant contre les corporations d’Ancien Régime, le nom de corporations (que les Anglo-Saxons emploient pour désigner certains groupes économiques) conviendrait fort bien aux groupes de pression.

Pour éviter que des filières parallèles de pouvoir de fait ne s’organisent et ne constituent de véritables Etats dans l’Etat, il faut donner aux corporations, une représentation directe et une voix dans les instances gouvernementales. Les partis politiques ne suffisent manifestement plus à représenter l’ensemble des opinions et des intérêts de la nation ; ils sont beaucoup trop axés sur les opinions politiques et expriment trop indirectement des pouvoirs de faits économiques ; sociaux, culturels, qui sont maintenant intégrés à la vie de l’Etat. Réciproquement, il faut donner une fonction politique nationale aux grands groupes de pression économiques, sociaux et culturels.

Il existe, par exemple, au Parlement français, un Sénat que l’on appelle parfois le Grand Conseil des Communes de France. On pourrait imaginer, en lui rendant enfin tous ses pouvoirs législatifs, d’adjoindre à la représentation des communes, celle des provinces et celle des corporations économiques, sociales, culturelles.

Pour assurer l’élection de leurs représentants, on pourrait imaginer que chaque citoyen devrait disposer, à titre d’électeur, de représentant des corporations, à côté de sa voix politique, d’une voix provinciale, d’une  voix économique,  d’une  voix sociale, d’une voix culturelle, selon qu’il prend une part effective à la vie économique, à la vie sociale, à la vie culturelle de la nation, à la vie de ses provinces.

Ainsi serait intégrée à la vie des instances dirigeantes de l’Etat, l’action des groupes les plus vivants de la nation. La mérécratie de fait deviendrait un Etat mérécratique.

III. LE LIBERALISME ET LA RAISON D’ETAT.

Que l’on ne se méprenne pas sur le soin que je prends à entourer de tant de contre?pouvoirs le « pouvoir  absolu » nécessaire à l’exercice du pouvoir souverain, et pour le définir dans une mission, qui est une mission de confiance, pour faire de sa liberté non pas la liberté de tout faire, mais un droit, avec ses lois fondamentales et ses principes constitutionnels. Je crois en un libéralisme fort, lucide et, quand il le faut, cynique, au sens le plus noble de ce mot. La liberté, en laquelle je crois, ne se défend pas seulement par la liberté, elle ne se défend pas seulement par l’esprit, mais aussi par les armes et, chaque fois qu’il le faut, par la violence physique et par la violence spirituelle. Je voudrais bien mettre les choses au point sur le thème classique de la Raison d’Etat.

Les libéraux dégénèrent qui imaginent que le règne des lois suffit à tout, aux temps de crise, comme à la succession des jours paisibles, que leur existence suffit à assurer le respect de l’ordre public et l’éducation des citoyens. Pour ces libéraux mous, tout pouvoir corrompt et, plus il est grand, plus il corrompt. Le moindre pouvoir possible, législateur, arbitre et garant, des lois qui disent le permis et le défendu, une confiance tranquille dans le simple jeu des succès et des échecs : voilà leur idéal politique. Il a tout l’optimisme du libéralisme économique sur lequel il est de plus en plus copié. De même que le libéralisme économique ne fonctionne jamais mieux que lorsque l’Etat n’intervient pas, de même, ce libéralisme politique facile pense permettre l’ordre et la paix par la force des lois naturelles, pour peu que l’Etat serve d’arbitre, de législateur et de garant, et cela d’autant mieux qu’il intervient moins. A une grande confiance dans la nature humaine en général, dans la liberté humaine, si perfectible, si éducable, et dans le pouvoir de la raison, si manifeste dans la volonté du peuple, les libéraux mous joignent une grande méfiance à l’égard de chaque homme pris en particulier, et cela d’autant plus qu’il a plus de pouvoir. Si l’on peut faire confiance au citoyen moyen dont les passions et les vices se compensent et se corrigent par les succès et les échecs de la concurrence, un soupçon systématique doit peser, pour eux, sur l’homme chargé d’autorité et de puissance politique, au point de lui refuser, à la limite, les conditions fonctionnelles de l’exercice de sa charge et d’entraver son action. Un certain libéralisme va jusqu’à préférer l’inertie et la passivité des jeux parlementaires aux succès des hommes d’Etat. Pour ces libéraux-là, il n’y a pas de différence entre le recours à la Raison d’Etat et la tyrannie.

En son sens le plus large, l’idée de Raison d’Etat se confond purement et simplement avec celle d’un pouvoir souverain, c’est?à?dire d’un pouvoir suprême, disposant des conditions et des moyens nécessaires à l’efficacité de son fonctionnement, et capable de décider en dernier ressort. Or il n’y a que le succès qui décide, en fin de compte, de la valeur d’une action politique. La nécessité d’un pouvoir souverain, c’est-à-dire la Raison d’Etat au sens large, est fondée sur deux postulats que nous avons déjà énoncés : à savoir, en premier lieu, que la guerre est première entre les hommes, puisqu’ils sont, par nature, libres d’une liberté qui est principe de différences, donc de conflits et de violences ; à savoir, en second lieu, que leur survie et la régulation pacifique de leurs relations ne sont possibles que dans une communauté politique capable de transformer ces libertés sauvages en droits civils, d’instituer un état de droit et le règne des lois sous l’autorité d’une puissance publique suprême. A cette doctrine large de la Raison d’Etat, bien qu’ils ne l’aient ni dégagée ni nommée, Machiavel ou Hobbes auraient sans doute souscrit, puisqu’elle découle simplement de l’essence même du politique, qu’ils avaient si bien mise en lumière, chacun à leur façon.

Ce qui a frappé les hommes, c’est que l’autorité politique est, par définition, une autorité qui porte nécessairement, en dernière analyse et, s’il le faut, sur la vie et la mort des membres de la communauté et de la communauté elle-même. Le symbole de l’autorité suprême, c’est le droit de vie et de mort, c’est le droit de grâce, donc le droit de faire vivre et de laisser mourir. Ainsi apparaît en pleine évidence, l’autre aspect de tout pouvoir politique, le droit d’engager de façon définitive et irrémédiable, sans retour, le droit de commettre l’irréparable, pour chacun et pour la communauté.

La guerre elle-même est, a-t-on dit, l’art de conduire une politique par d’autres moyens. Violence collective, elle est aussi essentielle à l’action politique que la violence individuelle. Il ne s’agit ici encore que de la Raison d’Etat au sens large. On voit donc bien que l’on a tort d’user de ce concept au sens large, car il est coextensif à l’essence de l’action politique et aux nécessités fonctionnelles du gouvernement d’une communauté politique.

*

La doctrine de la Raison d’Etat au sens étroit, au sens strict de la Raison d’Etat proprement dite, apparaît plus tardivement, lorsque s’impose un postulat nouveau, l’existence d’un ordre de valeurs morales, de valeurs culturelles ; au sein de cet ordre moral, c’est l’intention qui compte, c’est la foi qui sauve, et c’est la conscience morale, une conscience morale qui parle le langage de l’époque et de ses mœurs, qui porte témoignage et décide du bien et du mal en morale comme en politique. Cet ordre des relations morales ne comporte aucune nécessité fonctionnelle, ne suppose aucune technique de succès. L’ordre politique et l’ordre moral, tout en étant liés entre eux aussi nécessairement que le public l’est au privé, sont deux ordres différents en nature, radicalement hétérogènes et irréductibles l’un à l’autre. Sous?jacente à l’exercice des pouvoirs politiques, agissant en contre?point avec la force et la violence légitimes dont ils disposent pour en assurer l’efficacité, une opinion publique, entée sur les traditions d’un inconscient collectif, sur les valeurs d’une culture profonde ; tend à jouer un rôle de plus en plus important dans la vie de l’Etat moderne ; les individus, à travers leurs valeurs morales, leurs conduites, leurs œuvres, se situent par rapport à elle.

Le concept de Raison d’Etat au sens strict, le concept significatif de Raison d’Etat a déjà pu se former, dans un premier temps, lorsque, dans un régime où le gouvernement des lois s’est substitué au gouvernement des hommes, au nom de la Raison d’Etat, le titulaire du pouvoir suprême est amené à prendre, dans l’urgence et le péril, en vue du salut public, des décisions en dépit des lois ou même contre les lois existantes. Encore faut-il que les lois de cet Etat soient l’expression de la loi naturelle et qu’elles soient toutes chargées de substance morale. Car nous savons qu’un tyran habile peut exercer sa tyrannie par la loi et dans le cadre de la loi.

L’invocation appropriée de la Raison d’Etat naît dans un deuxième temps du heurt des décisions du Souverain avec l’ordre des valeurs morales ainsi que de la rupture qu’elle entraîne entre l’action politique et la moralité, la culture reçues.

Les tyrans ou les despotes totalitaires se moquent bien des lois et, s’il leur plaît, ils en connaissent l’usage tyrannique. Ils se moquent bien plus encore des valeurs morales, des exigences de la culture et de l’esprit. Pour eux, tout est Raison d’Etat au sens large et rien n’est Raison d’Etat au sens strict : les seules justifications dont ils tiennent compte sont des considérations politiques, des considérations de force et de violence.

Pour que la Raison d’Etat au sens strict apparaisse comme un problème et comme une exigence rationnelle particulière, il faut que le conflit de la politique et de la morale soit ouvert ; il faut que les convictions des individus et les orientations de l’opinion publique soient reconnues et jugées dignes de respect. Il faut que la politique et la morale, en dépit de leur hétérogénéité et de leur irréductibilité, soient liées par une dialectique indéchirable, que la politique ait pour fin des valeurs qui la dépassent, des valeurs morales et culturelles.

En d’autres termes, le problème de la Raison d’Etat trouve sa plus grande tension et sa clarté lorsque la politique qui invoque la Raison d’Etat est une politique morale. C’est, par excellence, le cas du libéralisme. Il est donc tout naturel que ce soit le père du libéralisme politique, John Locke, qui ait, mieux que tout autre, justifié l’appel à la Raison d’Etat, sous le nom de « prérogative » du pouvoir suprême. La « prérogative » est non seulement le pou­ voir d’agir à sa « discrétion », sans règle, en vue du salut public, mais ce peut être aussi, lorsque d’exceptionnelles circonstances l’exigent, dans l’urgence et le péril extrême, le droit d’agir légitimement, toujours en vue du bien public, « contre les prescriptions de la loi », « contre la lettre directe de la loi ». Cette conception de la Raison d’Etat au sens strict est d’ailleurs bien dans la ligne de la notion de « mission » de confiance donnée au Souverain pour agir en vue du bien public. Lorsque le salut public est enjeu, la Raison d’Etat accorde au Souverain la confiance faite au philosophe?roi platonicien qui, dans sa sagesse, était capable de gouverner les hommes pour leur plus grand bien au?dessus des lois et même en se passant des lois.

Il est vrai que le pouvoir discrétionnaire exercé au nom de la Raison d’Etat est une procédure d’exception. Les libéraux le soulignent, c’est un véritable « droit de nécessité », conféré dans l’urgence, exclusivement en vue du bien public. Les constitutions les plus libérales en reconnaissent la nécessité pour une période brève, bien limitée dans le temps. Son caractère d’exception interdit à la Raison d’Etat de dégénérer au gré d’un individu ou d’une faction.

La doctrine de la Raison d’Etat s’intègre parfaitement à l’anthropologie libérale et à l’idée libérale que la politique est le domaine de l’incertitude et du risque, de l’à?peu?près et du compromis, où il convient constamment de rechercher une juste mesure entre le scepticisme et la foi, le dévouement allant jusqu’au sacrifice, entre la confiance inéluctable et la défiance nécessaire.

Reconnaître la nécessité de la Raison d’Etat, c’est reconnaître que la liberté est d’abord une liberté pour le mal, qu’elle n’est une liberté de perfectibilité que secondairement et par réflexion raisonnable. Certes, les hommes d’Etat sont des hommes comme les autres, mais il faut prendre le risque de faire confiance à des hommes choisis pour qu’ils gouvernent par la loi et, s’il le faut, sans loi. En temps de crise, les hommes étant ce qu’ils sont, il faut bien prendre le risque que, pour un temps fort court, les hommes qui sont au Gouvernement prennent la charge de tout.

Telle est la Raison d’Etat libérale. Elle résulte du raisonnement d’hommes qui savent le prix et le danger de la liberté, qui l’aiment comme le principe de leur humanité et de leur culture d’hommes. En temps de crise, il faut accepter de la mettre en question pour essayer de la sauver. La politique n’est-elle pas toujours sanctionnée par son efficacité ? C’est le véritable libéralisme, le libéralisme fort et dur.

IV. LIBERALISME ET RELATIONS INTERNATIONALES.

Y a-t-il une politique internationale libérale ?

1) La question se pose parce que, pour les libéraux, l’ensemble international n’est pas un état de droit, mais une situation où règne la loi de nature, c’est-à-dire la loi du plus puissant. C’est un état de guerre latente, où chacun défend ses fins par lui-même, à l’aide de tous les moyens de puissance dont il dispose. Chaque puissance possède ainsi une liberté véritablement absolue. Elle est capable de n’importe quoi qui soit en son pouvoir. La situation internationale est donc fondamentalement interprétée comme une situation de violence dominée par le calcul, une situation à la Machiavel, un état de nature.

Chaque Etat se constitue comme un ensemble autonome et, à la limite, autarcique. Il revendique son indépendance comme un élément essentiel de son existence. C’est le nom qu’il donne à sa liberté telle que la pratiquent ses Gouvernants. C’est dire que, en dernier ressort, c’est à l’usage bien calculé de sa puissance qu’il se fie exclusivement pour assurer sa sauvegarde et la réalisation de ses fins.

On le voit : à ce niveau d’interprétation, que le libéral considère comme sous?jacent à toute situation internationale, il n’y a ni justice, ni injustice. Tout est affaire de force. Il n’y a pas de droit. C’est une situation limite ; en dernière analyse et dans le fond des cœurs, il n’y a que des ennemis. C’est bien la guerre de chacun contre chacun qui forme la trame indéchirable sur laquelle l’ensemble des relations internationales se trouve brodé, d’une broderie fragile qui peut se trouver détruite à chaque instant.

2) Mais cet état de guerre latente de chacun contre chacun cherche à être aussi intelligent et rationnel que chacun des ennemis potentiels peut le rendre, compte tenu des nécessités vitales de chaque nation. Quels que soient leurs régimes, libéraux, socialistes, dictatoriaux, totalitaires, toutes les communautés politiques se trouvent en présence des mêmes faits patents :

a) La guerre ouverte permanente est une guerre destructrice où il n’y a, en dernière analyse, que des vaincus. Certes, c’est un calcul rationnel, qui répond à un état de nécessité dans un péril extrême, mais, à l’état permanent, c’est un calcul désastreux.

b) De plus, l’indépendance et l’autarcie des Etats, tout particulièrement dans le monde moderne, sont toutes relatives, tant sont requis pour la satisfaction des besoins nationaux, des échanges de biens, de personnes, de services.

c) Dans ces conditions, les Etats en présence maintiennent, jusqu’au moment où tel d’entre eux le juge opportun, une situation de guerre latente, de paix armée et visent à maintenir un état d’équilibre, instable certes, entre des violences contenues et maîtrisées.

d) Alors peut se constituer, dans le cadre de cet équilibre, un tissu de relations de type juridique, qui relèvent en fait du troc.

Elles n’ont d’autre garantie que l’intérêt réciproque des parties calculé dans la durée. Les traités, les alliances, les accords, les contrats qui les instituent, de façon bilatérale et parfois multilatérale, sont toujours précaires, sujets à rupture ou à révision, dès que se transforment les rapports de forces et d’intérêts. C’est ce que l’on appelle la paix, dont la précarité fait toujours une fausse paix.

En conséquence, le libéralisme tient le pacifisme, la recherche de la paix à tout prix, pour une idéologie absurde, car elle va à l’encontre de ses propres desseins : sous prétexte de sauver la paix, et, avec elle, la vie de chacun dont les pacifistes font une valeur unique, ils organisent la servitude et soumettent ainsi la vie de tous à l’arbitraire et aux caprices des maîtres. En réalité, cette idéologie est le fruit d’une lâche stupidité quand elle n’est pas inspirée, ce qui est le cas le plus fréquent, par une manipulation organisée par des puissances étrangères, exploitant l’inquiétude des particuliers et la transformant par le chantage en terreur. Le pacifisme est la face apparente d’un terrorisme sous-jacent.

Le libéralisme n’est pas pacifiste ; il est pacifique, il veut être raisonnable.

3) En effet, au-delà de ces réalités politiques auxquelles sont confrontés tous les régimes et qu’ils reconnaissent en fait, en dépit de belles et solennelles paroles, voici ce que le libéralisme apporte et qui est propre à sa conception des relations internationales.

a) Les finalités de l’Etat libéral sont de l’ordre de la culture et non pas de l’ordre de la puissance. Par rapport au monde extérieur, il recherche toute la puissance nécessaire à l’affirmation et à la défense de son autonomie, et à la défense de ses valeurs mais pas davantage. Contrairement aux ambitions des dictateurs et à l’universalisme des totalitaires, la politique étrangère des libéraux ne vise ni à l’impérialisme politique ; ni à l’omnipotence.

b) Les finalités culturelles de l’Etat libéral sont trop centrées autour de l’expression créatrice et compréhensive de la liberté des individus pour que ne s’ensuive pas la plus généreuse expression de la culture dont il émane et dont il est le serviteur. Ce respect si réciproque des libertés individuelles s’extrapole naturellement et raisonnablement au respect de la pluralité des cultures et, par conséquent, au respect des particularités, de l’originalité de l’esprit de chaque nation et à la reconnaissance de l’autonomie des Etats. Le souci d’autonomie correspond mieux à la réalité que le respect d’indépendance qui est bien plus théorique que pratique.

Ce respect réciproque dans l’autonomie et la différence convie tout naturellement à l’établissement de relations pacifiques et à une coopération politique et économique de nation à nation, proportionnée aux capacités de chacune d’entre elles dans la compréhension de leurs inégalités.

Ce sens de l’autonomie et de la différence, si distinct de la revendication d’indépendance (même les nations les plus puissantes ne sont pas indépendantes) laisse sceptique le libéralisme sur « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ». D’abord parce qu’il n’y a pas de droits là où il n’y a pas d’état de droit et de puissance garante de cet état de droit. S.D.N., O.N.U.: toutes les organisations mondiales ne sont jamais que des parloirs et des tribunes, au mieux ce sont des lieux de rencontre. Elles sont privées de toute efficacité. Leur composition est si contraire aux réalités politiques et aux rapports effectifs de puissance qu’elles sont réduites à un bavardage irréaliste. Ensuite parce qu’un peuple n’existe que dans le cadre de ses institutions politiques : auparavant, il n’existe que sous forme de multitudes confuses et d’individus agissant en liaison plus ou moins organisée : de quel sujet d’un droit à disposer de soi pourrait-il s’agir ? Enfin parce que ce sont les cultures qui sont premières par rapport aux institutions politiques : celles-ci en émanent, mais une culture ne suffit pas à se donner une expression politique et des institutions politiques. Il faut aussi des conditions géographiques, historiques, économiques et sociales que le culturel ne produit pas à lui seul. La constitution d’une nation est affaire de réalités et non pas de droits : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes suscite d’insupportables confusions exploitées par de vulgaires idéologies de circonstance.

Cette insistance sur le culturel permet aussi d’échapper à l’un des  plus  fâcheux  préjugés, gros de  mécomptes,  qu’entraîne l’emprise pesante du libéralisme économique sur la politique internationale des libéraux. Ceux-ci tendent à admettre, en effet, que les relations politiques internationales obéissent aux mêmes lois et aux mêmes impératifs que les relations économiques inter­ nationales. Ils imaginent volontiers que l’intrication des relations économiques suffit à entraîner et à imposer des relations politiques pacifiques. Il n’en est rien. Quel que soit le poids de l’économique, le culturel et le politique le débordent largement et, avec eux, l’irrationnel qui outrepasse si radicalement la rationalité abstraite des relations économiques. L’oublier, c’est se condamner aux illusions et à l’échec. Nous n’en prenons pour exemple que la politique menée face au fanatisme bloqué des monocraties totalitaires ; celles?ci engrangent à sens unique les facilités économiques qu’on leur accorde libéralement avec le vain espoir de les amadouer et de les enferrer dans les commodités d’une consommation bourgeoise. Leurs intérêts et même leurs intérêts matériels sont ailleurs. La puissance de l’économie est considérable ; elle n’est rien à côté de la volonté et de la présence de la puissance politique. Elle ne vaut rien sans elles.

4) Enfin, en vertu du respect de la pluralité de la culture, le libéralisme lui-même ne se présente, ni comme l’expression d’une culture universelle, ni, afortiori, comme un régime universel. Certes, il y a une civilisation scientifique et technique universelle, celle, en effet, que l’Occident a construite, mais c’est un système de moyens dépourvu de finalité intrinsèque, qui est de l’ordre de l’intelligence, de la connaissance. Il n’est pas, nous le savons, de l’ordre de la culture, qui est affaire de liberté créatrice de valeurs et de fins. Certes, il y a une espèce humaine qui est une espèce unique, et que l’on appelle l’humanité. Mais il n’y a pas de culture humaine unique, même pas de culture humaine finale, pas plus qu’il n’y a d’histoire unique de l’humanité – c’est la grande erreur de la philosophie de l’histoire devenue une grande tromperie – mais autant d’histoires particulières, irréductibles, qu’il y a de cultures.

C’est pourquoi le libéralisme condamne tout impérialisme culturel, et tout universalisme culturel, avec autant de force qu’il condamne l’idéologie de l’Etat universel, et l’effort, toujours vain jusqu’ici, tant il va contre nature, pour le construire.

Tout mondialisme provient d’une vision confuse de la réalité des affaires humaines. Sous le masque de son sentimentalisme naïf et raccrocheur, des idéologies peuvent fort bien proliférer à l’aise et travailler à la mise en place d’un conformisme culturel et d’un empire universel.

Tout le confusionnisme intellectuel latent dans les rapports politiques mal compris entre les cultures émerge dans l’appellation que l’on donne aux pays dits du tiers monde : « pays sous?développés » ou, ce que l’on croit être plus poli, « pays en voie de développement ». Ces pays ne sont ni l’un ni l’autre : chacun existe suivant la culture qui lui est propre, et qui est irréductible et même incomparable avec la culture de l’Occident chrétien. Il ne saurait d’ailleurs y avoir de hiérarchie entre des cultures qui n’ont pas les mêmes finalités. Mais ces pays sont tous bousculés et traumatisés par l’irruption universelle de la civilisation scientifique et technique, qui est porteuse d’une incomparable puissance et qui, elle, est effectivement universelle. Eux ont, pour unique avantage, au plan de la puissance, mais il est énorme, leur proliférante démographie et leur richesse en matières premières.

Respectueux de la pluralité des cultures et de leur originalité, le libéralisme, dans un premier mouvement, devrait laisser chacun de ces pays vivre son histoire à sa guise, selon ses valeurs et ses traditions propres, en se gardant de lui infliger des critères matériels que véhicule la civilisation scientifique et technique : à chacun son bonheur, qui n’est pas affaire de bien-être, ni de science, ni de puissance politique ; à chacun ses finalités originales.

Mais si telle doit être l’inspiration majeure de la politique libérale, elle ne peut pas aller sans compromis, compte tenu de deux faits qui mettent en question l’existence de la culture libérale et celle des Etats libéraux.

Il y a d’abord le fait que les grands équilibres économiques et financiers relèvent aujourd’hui d’une stratégie globale. Les échanges économiques  et financiers affectent, à des degrés divers, l’ensemble de la planète. La concurrence inhérente au domaine économique entraîne une guerre économique permanente entre les grandes nations industrielles, libérales ou non, affamées de matières premières, dont le hasard veut que telles nations du tiers monde soient abondamment pourvues. Cette situation de guerre économique se trouve redoublée du fait que le tiers monde est, non seulement un gisement de matières premières, mais aussi un gisement de main-d’œuvre surabondante à bon marché. Des manifestations d’impérialisme économique ne peuvent manquer de résulter de cet universalisme économique de fait. L’économie, à la nature ambiguë, fait, pour une large part, partie de la civilisation technique ; pour cette part, elle est de facto, en effet, universelle.

En outre, à la guerre économique permanente se superpose un effet de la guerre froide inscrite dans la nature des relations inter­ nationales : à l’avidité économique se superpose l’impérialisme politique et, de nos jours, tout particulièrement, l’impérialisme totalitaire, qui s’efforce de dominer ces pays faibles et fragiles, de se constituer une clientèle idéologique et de s’emparer de gisements de matières premières et de positions stratégiques.

Les confrontations de puissance entre les nations se passent nécessairement à plusieurs niveaux, selon le degré de puissance, l’esprit de décision, la situation géographique des nations en présence. Il existe des inégalités immenses entre les nations, que certains méconnaissent volontiers dans les mots, mais il y a, en fait, des puissances de plusieurs rangs qui sont amenées à jouer leur rôle à leur niveau et à leur façon, chacune pour sa part.

La politique libérale de respect réciproque des cultures et des Etats ne peut porter fruit que si elle tient compte du fonds de guerre permanente qui est inhérent aux relations internationales et de l’universalisme des relations économiques et monétaires. C’est pourquoi les plus utiles et les plus efficaces des organisations internationales sont encore les organisations internationales monétaires.

Cette politique libérale culturelle ne peut s’établir que dans le cadre d’un équilibre propice aux échanges régis par des droits. L’esprit de domination et d’accaparement des autres Etats doit entraîner, les Etats du tiers monde dussent?ils en souffrir, la manifestation de la puissance des Etats libéraux jusqu’à l’écœurement de leurs adversaires et au retour à un équilibre raisonnable et qui puisse être consenti de toutes parts. C’est la dure, mais inéluctable loi de la guerre froide, que l’on appelle, dans le monde des nations, la paix avec le respect du droit des gens, la paix avec un équilibre économique où chacun peut espérer trouver le type de prospérité accordé avec sa culture.

Les libéraux savent que la paix entre les nations n’est pas une réalité positive fondée sur la concorde et l’amour entre les nations. Faute d’arbitre impartial et de garant tout-puissant, elle n’est jamais un état de droit. Il n’y a pas à proprement parler de communauté politique internationale. La paix n’est jamais qu’un concept négatif et formel qui sert de cadre à des conflits de puissance à puissance, en-deçà du respect d’un droit universel et des prises d’une puissance souveraine. C’est toujours un armistice dont les seules règles sont le calcul des intérêts et le rapport changeant des forces.

Le libéralisme voudrait y ajouter la reconnaissance des cultures dans leur irréductibilité et la reconnaissance des Etats dans leur autonomie, quel que soit leur régime. Les libéraux souhaitent que cette situation appelée la paix soit faite de plus de coopération consentie et de droits reconnus que d’affrontements de forces et d’équilibres de puissance, autant que la chance et la bonne volonté raisonnable de tous pourront permettre de l’établir dans la longue durée.

V. LE LIBERALISME CONSERVATEUR ET REFORMATEUR.

Le libéralisme est une grande tradition. De toutes les philosophies politiques de l’Occident, c’est lui qui, depuis trois siècles, depuis qu’une culture de la liberté s’est progressivement mise en place, a inspiré les régimes les plus nombreux et les plus durables. Il est naturel qu’il ait connu des échecs, des difficultés, – surtout quand il a été infidèle à ses principes ou incohérent avec lui-même – et qu’il ait été l’objet des critiques forcenées, à la mesure des déconvenues de ses adversaires. C’est signe de bonne santé.

Ce n’est pas parce qu’il a, depuis si longtemps, inspiré les nations les plus créatrices et qu’il s’est retrempé, d’âge en âge, aux sources des cultures les plus hautes de l’Occident qu’il peut avoir perdu de sa vérité. Il faut avoir l’esprit mal fait pour penser qu’une philosophie perd de sa vérité au fur et à mesure qu’elle prend de l’âge. Il faut surtout n’avoir pas compris que le libéralisme constitue bien plus une attitude – une façon de penser, une façon de vivre – qu’une doctrine. Comment pourrait-il en être autrement d’une philosophie de la liberté ? Sur des thèmes philosophiques permanents, essentiels, elle se transforme librement et s’adapte à la culture de son temps dont elle s’efforce d’être l’interprétation théorique et pratique la plus accomplie, la plus lucide, la plus convaincante aussi.

Le fonds permanent du libéralisme, c’est une certaine conception de l’homme, qui est certes apparue à une certaine époque de l’histoire de l’Occident, mais qui a découvert une certaine vérité de l’homme, lorsque sa culture est devenue une culture humaniste, une culture de l’esprit et de la liberté : cette vérité permanente, c’est une vérité de l’homme en tant qu’homme, la vérité d’un être qui est esprit incarné et, comme tel, capable de liberté et capable de réflexion raisonnable, d’un être qui se nourrit de culture transmise et qui crée sa culture personnelle en participant au devenir de la culture de son temps, à sa façon, en dernière analyse, toujours différente et originale. Bien qu’elle se manifeste sous des espèces et dans des œuvres infiniment diverses et toujours nouvelles, cette vérité de l’homme n’appartient ni à un temps ni à un lieu. Elle fait partie de l’essence de l’homme. Être libéral, c’est adopter une certaine attitude par rapport à l’homme, qui est de tous les temps.

Sur le thème du libéralisme, il est bien naturel qu’il y ait indéfiniment des variations, des libéralismes adaptés aux circonstances. Autant dire que le libéralisme va de transformation en transformation. Et comme il n’est pas simplement une théorie, mais une pratique, une politique morale, il se transforme en réformant les affaires humaines : il est par nature réformateur. Comment en pourrait-il être autrement ? Le libéralisme n’est-il pas une pratique de la liberté, toujours créatrice de nouveautés, l’expression d’une culture engagée dans un devenir historique ? Plus encore : comment le libéralisme pourrait-il être jamais une doctrine statique, lui qui se donne des fins qui transcendent la réalité politique dans laquelle il œuvre, qui transcendent la communauté politique dont il fait partie : face au défi qui lui est ainsi sans cesse lancé, comment ne chercherait-il pas toujours de nouveaux moyens pour y répondre ? Il sait trop que les moyens dont il dispose ne sont que des moyens politiques, des moyens de puissance et de force et que, par conséquent, ils sont toujours inadéquats aux fins morales et spirituelles qui sont, par nature, ses fins essentielles.

Cette situation d’insatisfaction permanente, si humaine, le libéralisme la ressent, non comme une critique justifiée, mais comme une situation essentielle, comme une invitation au dépassement de ses œuvres déjà accomplies, mais aussi comme une invitation à la prudence, à la modération, à la mesure. La dure épreuve de leur insuffisance, de cet échec en esprit, mêle à la foi des libéraux en l’homme, en l’individu, en sa liberté réfléchie et, s’il se peut, raisonnable, une vision lucide, cynique et, après tout, sceptique, des moyens dont les hommes disposent et des conditions de leur vie politique où s’affrontent tant d’imprévisibles libertés par nature insatisfaites. Les libéraux pratiqueront donc des réformes prudentes ; ils les soumettront à l’épreuve des faits, ils les étaleront dans la durée pour n’en retenir, comme par décantation, que ce qui réussit. Ils n’oublieront pas qu’il ne s’agit pas de réformer pour réformer, mais pour conserver le meilleur. Le libéralisme est réformateur parce qu’il est conservateur.

On pourrait dire aussi bien qu’il est conservateur parce qu’il est réformateur. Lorsqu’il s’agit des affaires humaines, dépassement et conservation vont de pair. Hegel avait coutume de désigner ces deux opérations, cette double opération, d’un seul mot : Aufhebung. Comment faire face autrement à la nouveauté des inventions, grandes ou infimes, éphémères ou durables, locales ou bientôt généralisées, auxquelles se livre chaque individu dans son indéfinie liberté, tout au long de son existence, pour le meilleur ou pour le pire ? Ce qui doit être conservé, c’est l’essentiel, c’est ce qui fait en nous la force de notre nature d’homme. Les innovations portent toujours dans leurs manifestations historiques quelque chose de contingent qui affecte les événements et les circonstances. Aux meilleurs d’entre les hommes, d’en dégager, d’en sauver, d’en conserver libéralement ce qui est essentiel à l’homme et d’assurer sa permanence.

Comme tel, l’homme d’Etat libéral est fidèle à la mission de toute politique qui fut, d’abord, une politique de conservation. Ne consiste-t-elle pas à sauvegarder, à maintenir, un ordre réputé juste et à ne le transformer que pour le rendre plus juste encore, mieux conforme à son humaine finalité ? Même le révolutionnarisme, dans son absurdité passionnelle, dans son aveugle démagogie, établit, dès qu’il est au pouvoir, sur les ruines de ce qu’il a détruit,  le conservatisme  le plus étroit, le dogmatisme le plus strict, l’orthodoxie la plus rigoureuse : qui n’est pas d’accord, qui n’est pas conservateur, pour le révolutionnaire au pouvoir, est un étranger, un aliéné, un malade mental.

Dans une philosophie de l’ordre vrai et de l’Etat parfait, comme parfois Platon l’a imaginé, la science politique, qui serait alors une science au sens strict, une science de la perfection, assurerait l’établissement et la conservation de l’ordre public, immuable dans sa perfection.

Le libéralisme, lui, qui est une philosophie de l’homme libre et imparfait, qui n’envisage qu’un ordre politique essentiellement imparfait  et toujours  à améliorer,  dénie la possibilité d’une « science » politique et ses prétentions toujours néfastes qui tournent au totalitarisme ou, au mieux, à l’arrogance de la technocratie. Le libéralisme pratique, avec prudence et mesure, un art politique de dépassement et de conservation : afin de permettre à chaque homme de développer en liberté, au plus haut point et avec le plus de générosité possible, ses dons, l’homme d’Etat doit lui en fournir les conditions politiques et les moyens sociaux, en conservant les principes de l’ordre le plus humainement juste qu’il se pourra, en adaptant à chaque instant leur application au devenir toujours incertain et aléatoire de la culture de son temps.


[1] Les démagogues contemporains abusent avec ardeur du mot de générosité : pour eux, la générosité consiste à faire payer par l’Etat, c’est-à-dire par les autres, toujours par les autres, les dépenses de certaines catégories de la population. Autant dire qu’ils ne peuvent se targuer d’aucune générosité personnelle. Cette pseudo-générosité, cette « politique du cœur» consiste même souvent à faire payer par les autres les erreurs commises par des démagogues emportés par la griserie du pouvoir, au détriment de tous.

[2] Cf. Raymond Polin. La liberté de notre temps, chap. V, pp. 219-229.

[3] Daterait-il des traductions du livre d’African Spir, Recht und Unrecht, intitulées, en 1930, en italien, La Giustizia et en français, en 1944, Principes de Justice sociale.

[4] Cf. Raymond Polin. La liberté de notre temps, chap. Il, pp. 89 à 99.

[5] Raymond Polin. La liberté de notre temps. 1977, pp. 217-228.

[6] Raymond Polin, La liberté de notre temps, chapitre V, section 2 et plus particulièrement, pp. 238-247.

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