Le libertarianisme est-il amoral ? Par Ralph Raico

Par Ralph Raico*

Traduit par Marc Lassort, Institut Coppet

Cet article est paru dans la New Individualist Review (N°3, Vol. 3, automne 1964, pp. 29-36), et est reproduit ici comme un regard clairvoyant sur les erreurs de la vieille critique conservatrice du libertarianisme et sur la vulnérabilité du conservatisme à l’égard de la tentation étatique.

La publication des actes d’un colloque sur la question « Qu’est-ce que le conservatisme ? » [1] nous donne l’opportunité d’explorer à nouveau un ensemble de questions fréquemment abordées dans ces pages ayant trait aux différences entre le libertarianisme et le conservatisme. Dans cet article, je ne tenterai ni de traiter tous les domaines couverts par ces différences, ni d’étudier les essais des douze contributeurs du colloque de Meyer. Au lieu de cela, je vais traiter uniquement de certains aspects de la tentative de réconciliation entre les deux philosophies qui porte le nom de « fusionnisme ».

Frank S. Meyer et M. Stanton Evans sont les deux représentants les plus notables de la position fusionniste, et présentent leurs arguments dans deux essais dans le présent volume. [2] Le problème qu’ils cherchent à résoudre peut être énoncé ainsi : le terme de « conservateur », lorsqu’il est attribué à certains auteurs dans l’Amérique d’aujourd’hui (en particulier quand il est utilisé par les écrivains sociaux-démocrates, qui ont généralement peu de connaissances des ouvrages) apparaît, après examen approfondi, être équivoque. Les auteurs des deux énoncés suivants, par exemple, bien qu’ils soient parfois considérés comme des « conservateurs », ont manifestement des approches très divergentes à propos du problème fondamental que constitue la nature du gouvernement :

« Dans l’expérience de l’humanité, le gouvernement a toujours constitué l’institution qui représentait publiquement les idées partagées en matière de sens de la vie : Dieu, l’homme, la nature, le temps. » [3]

« La société ne peut exister si la majorité n’est pas prête à empêcher les minorités, par l’application ou la menace d’une action violente, de détruire l’ordre social. Ce pouvoir est investi par l’État ou le gouvernement… Le gouvernement est en dernier ressort l’emploi d’hommes armés, de policiers, de gendarmes, de soldats, de gardiens de prison, et de bourreaux. La caractéristique principale du gouvernement est la mise en application de ses décrets par l’usage de la force, de la mise à mort, et de l’emprisonnement. » [4]

Il y a, en effet, comme le soulèvent Meyer et Evans, deux groupes distincts d’écrivains qu’englobe le terme de « conservateur » dans son sens actuel : ceux pour qui les ancêtres intellectuels doivent être trouvés principalement dans les rangs des libéraux classiques du XVIIIe et du XIXe siècles (ce groupe inclurait Hayek, Friedman, Von Mises, etc.), et ceux qui récupèrent leurs idées essentiellement de Burke et des conservateurs du XIXe siècle (Kirk est le représentant le plus connu de ce groupe, qui en inclue également d’autres qui sont associés avec les revues National Review et Modern Age). Le premier groupe est nommé par Meyer les « libertariens », et le second les « traditionalistes ». Souvent, les libertariens et les traditionalistes s’attaquent vigoureusement les uns les autres, et certains ont même maintenu dans chaque camp que les deux points de vue sont fondamentalement aux antipodes absolus.

Il est vrai que les membres des deux factions ont très souvent eu des opinions similaires sur des problèmes d’importance politique majeure (ce qui est l’une des principales raisons pour laquelle ils sont considérés comme les deux factions d’un même mouvement), mais quiconque a lu les ouvrages des deux groupes est conscient qu’il existe des différences significatives sur un plan plus fondamental. Celles-ci ont à voir avec des questions telles que l’importance accordée à la tradition, les arguments utilisés pour défendre la liberté, la priorité accordée à la liberté par rapport à d’autres valeurs (l’ordre, la vertu, et bien d’autres), ainsi que (comme le montrent les citations de Niemeyer et de von Mises) ce que je crains que nous pourrions appeler les « présupposés philosophiques » des deux points de vue. L’imposante tâche qu’ont entreprit les fusionnistes est alors de résoudre les différences entre les libertariens et les traditionalistes, en montrant que les deux ont mutuellement intérêt à contribuer à un « conservatisme » commun (qui pourrait être le nom du mouvement fusionné), et que les deux sont également en tort à certains égards.

Ce que le libertarien (ou le libéral classique) peut nous offrir, maintiennent les fusionnistes, c’est une bonne compréhension de la signification de la liberté, des dangers qu’elle encoure, et plus particulièrement, de la connexion entre l’économie et les autres formes de liberté. Il se trompe cependant en négligeant la notion de « valeur » et la loi morale, et en n’ayant aucune compréhension de l’objectif et de la raison d’être de la liberté, qui est la « vertu ».

Le traditionaliste, de son côté, est la figure complémentaire du libertarien, et apporte à la synthèse un engagement profond pour les valeurs morales, la vertu et ainsi de suite. De plus, il comprend la part que doit jouer la tradition dans la vie de la société, alors que le libertarien « rejette la tradition », de manière générale. Ainsi, le décor est planté pour la synthèse, qui va consister en une philosophie politique développée sur la base d’une « raison opérant à l’intérieur de la tradition », et à faire respecter la liberté comme la finalité la plus séculaire de l’homme et la vertu comme la finalité supérieure de l’homme tout court.

On verra que quelque chose s’approchant d’une critique exhaustive de cette thèse serait impossible ici. [5] Ce que je vais tenter de faire, donc, c’est tout simplement de dégager un peu de terrain en examinant certains aspects de la thèse fusionniste, dans le but d’aider à fournir les bases d’une discussion plus analytique et moins rhétorique de ces questions qu’elles ne l’ont parfois été par le passé.

Avant de pouvoir déterminer dans quelle mesure, le cas échéant, le libéralisme classique [6] doit être modifié, il est absolument crucial, bien évidemment, d’avoir une conception correcte de ce que signifie le libéralisme classique. Il apparaît, cependant, qu’à cet égard, les écrivains conservateurs et fusionnistes, bien qu’assez dogmatiques, sont aussi fort incompris. Ils ont pour habitude de traiter le libéralisme d’une manière décontractée, voire même désinvolte, presque jamais sans apporter une preuve probante visant à soutenir leur allégations assez inconstantes. Au risque de paraître injuste auprès de M. Stanton Evans – ce qui n’est certainement pas mon intention – je dois présenter sa conception du libéralisme classique qui m’apparaît, après une analyse approfondie, tout à fait caractéristique de ces points de vue.

Evans affirme :

« Le libertarien, ou le libéral classique, dénie de manière caractéristique l’existence d’un ordre moral d’origine divine [7], auquel l’homme devrait subordonner sa volonté et sa raison. Alléguant la liberté humaine comme le seul impératif moral, il est également un profond relativiste, un pragmatique et un matérialiste. » [p. 69]

Dans cette étonnante assertion, Evans affirme à propos du libéral classique « typique » ou du libertarien les points suivants :

(1) Il dénie l’existence d’un ordre moral d’origine divine ; [8]

(2) Il allègue la liberté humaine comme le seul impératif moral ;

(3) En dehors de (2), il est un relativiste complet, un pragmatique, et un matérialiste.

Répondons à ces allégations en détail.

(1) Cela est faux, bien entendu, au regard de nombreux libéraux qui étaient chrétiens (par exemple, Ricardo, Cobden, Bright, Bastiat, Madame de Staël, Acton, Macaulay, etc.). [9] Bien sûr, beaucoup de libéraux classiques (en incluant ceux d’aujourd’hui) ont ressenti une connexion particulièrement intime entre leurs points de vue politique, religieux et éthique. Frédéric Bastiat, par exemple, qui, à cause de sa « superficialité » et de son « optimisme désinvolte », est parfois pris pour l’exemple paradigmatique du libéral classique, s’exprimait ainsi à la fin de l’un de ses plus importants travaux :

« Il y a dans ce livre une pensée dominante ; elle plane sur toutes ses pages, elle vivifie toutes ses lignes. Cette pensée est celle qui ouvre le symbole chrétien : Je crois en dieu. » [10]

John Bright était l’homme qui, avec Cobden, et pour une vingtaine d’années après la mort de Cobden, était le leader de l’école de Manchester dans la politique et la pensée politique et économique britanniques — sûrement un libéral typique, si cela existe. Pourtant, la caractérisation suivante de Bright, par son biographe qui fait le plus autorité, semble difficilement compatible avec la description d’Evans :

« Le sentiment religieux, dans sa forme la plus simple, était la base même de sa vie. Il a toujours été un ami avant tout autre chose ; et un servant de Dieu ; un homme de profonde dévotion, quoique de plus en plus silencieuse. » [11]

Bien que les chrétiens, et les théistes sans doute, étaient probablement dans la majorité, il est vrai qu’un certain nombre de libéraux étaient athées ou (bien plus fréquemment) agnostiques : J. S. Mill, Herbert Spencer, John Morley, etc. Cependant, les points suivants doivent être établis : (a) le déni d’un « ordre moral d’origine divine » n’a pas été plus caractéristique du libéralisme que son affirmation ; (b) même si une majorité de libéraux avaient été athées et agnostiques, la connexion est accidentelle et historiquement conditionnée, et non logique ; (c) en supposant que la majorité des libéraux aient été entachés d’incroyance d’une manière ou d’une autre, Evans ne présente toujours aucune raison pour rejeter le libéralisme des écrivains chrétiens tels que Bastiat.

(2) La seconde charge — que le libéral classique ou le libertarien allègue la « liberté humaine comme le seul impératif moral » – peut difficilement être comprise sérieusement. Evans veut-il dire que les libéraux ne croient pas particulièrement que la bienfaisance, ou encore l’absence de malice, doivent être moralement imposées à l’homme ? Cela ne peut avoir été vrai ni pour de nombreux libéraux chrétiens, ni pour les non-chrétiens, au moins pour tous les utilitaristes Benthamiens parmi eux. Evans mentionne seulement deux noms en lien avec cette description générale : J. S. Mill et Herbert Spencer. Spencer affirme explicitement qu’en plus de la justice (le respect des droits d’autrui), le code moral enjoint à la fois la bienfaisance « négative » et la bienfaisance « positive », définie comme la capacité à recevoir du bonheur à partir du bonheur d’autrui. [12] Cela ne peut pas être une vision particulièrement élevée de nos obligations morales, mais c’est néanmoins suffisant pour contredire l’argument d’Evans, au moins en ce qui concerne l’un des deux seuls écrivains qu’il mentionne par leur nom. Mais l’affirmation est même plus erronée au regard des libéraux utilitaristes. J. S. Mill clarifie leur position dans son essai bien connu, L’utilitarisme :

« Je dois encore répéter ce que les assaillants de l’utilitarisme ont rarement la justice de reconnaître, que le bonheur qui forme les standards utilitaires de ce qui est juste dans la conduite, n’est pas le bonheur propre de l’agent, mais de celui de tous. Comme entre son propre bonheur et celui des autres, l’utilitarisme requiert de lui d’être strictement impartial, désintéressé et d’être un spectateur bienfaisant. Dans la règle sacrée de Jésus de Nazareth, nous lisons le véritable esprit de l’éthique de l’utilité. Faire aux autres ce que tu aimerais qu’on te fasse, et aimer son prochain comme soi-même, constitue l’idéal de perfection de la moralité utilitaire. » [13]

Loin d’être « caractéristique » du libéralisme classique, (2) est un attribut pour lequel je doute qu’un seul exemple puisse être trouvé dans toute l’histoire du libéralisme.

(3) Evans ne nous donne pratiquement aucune idée de ce qu’il voulait dire par ces trois termes hautement chargés de sens, « matérialiste », « relativiste », et « pragmatique », alors nous devrons nous débrouiller avec eux aussi bien que nous pourrons.

« Matérialiste » peut avoir un sens philosophique précis, ou un sens franchement vulgaire. Pris au premier sens, l’assertion serait absurde : si une quelconque métaphysique était caractéristique de libéralisme, elle constituerait probablement une forme ou une autre d’idéalisme, et non de matérialisme. Pris dans le sens vulgaire de l’addiction ou de l’adhésion aux plaisirs « matériels » (généralement sensuels), l’assertion est également invalide. Ce n’est en effet pas la peine de réfuter, car pour étayer cette allégation, Evans n’apporte qu’une seule affirmation d’Ernest Renan. Nous pourrions aussi bien souligner, toutefois, que même en ignorant le fait que « matérialiste » est une description à peine fidèle de l’hédonisme de Bentham, et certainement pas de celui de J. S. Mill, les libéraux allemands de la période classique — par exemple von Humboldt et Kant — et les libéraux français de la Restauration — par exemple Constant et Madame de Staël — avaient assurément des idées sur l’éthique, et sur la destinée de l’homme qui étaient indépendantes de toute forme de philosophie du plaisir.

Dans la vision d’Evans, les libéraux étaient aussi généralement « pragmatiques ». Si c’était supposé signifier qu’ils étaient des disciples de Peirce et de William James, ou, dans un sens plus lâche, qu’ils croyaient que la vérité était « ce qui fonctionnait », ce n’est pas clair. Il serait fastidieux de tenter de sauver cette affirmation en lui accordant une signification à moitié rationnelle, puis de montrer ensuite que même ici, il n’y avait aucun fondement dans les faits. La réfutation de l’assertion, par conséquent, attendra qu’on lui donne un sens, d’une certaine façon.

Evans affirme également dans le (3) que les libéraux, en dehors de leur adhésion à la liberté, ont été des « relativistes moraux » complets. [14] Cela soulève une question qui est fréquemment posée par les conservateurs : souvent, l’essence de la « crise morale de notre ère » se voit dans le déclin de la foi dans les « valeurs absolues ». Il devrait être clair que la question du relativisme moral contre l’absolutisme moral ne peut même pas être abordée intelligemment avant de savoir ce qu’il faut comprendre par ces termes, mais les conservateurs, en discutant du sujet, ne parviennent généralement pas à en préciser la signification. Dans la discussion philosophique, en général, les sens les plus importants du terme de « relativisme moral » semblent être : (a) l’idée que les règles morales sont défectibles, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas inconditionnellement valides ; et plus fréquemment, (b) l’idée qu’ « il est logiquement possible pour deux personnes d’accepter verbalement des opinions éthiques contradictoires sans au moins que l’un des deux se trompe. » [15]

(a) L’idée que les règles morales doivent être absolues, dans le sens où elles sont engageantes dans toutes les conditions empiriques possibles, apparaît être un sens dans lequel les conservateurs utilisent souvent le terme. Et pourtant, il me semble que c’est une position difficilement défendable. Est-il possible, après tout, de citer une seule injonction morale avec un contenu (pas, par exemple, « Il est bon de faire la volonté de Dieu ») et qui s’applique aux questions sociales (pas, par exemple, « Il est bien d’aimer Dieu »), qui soit inconditionnellement valide ? Serait-il par exemple inadmissible sous toutes les conditions possibles de prendre la vie d’un homme dont chacun sait qu’il est innocent ? Il me semble que les circonstances pourraient être imaginées dans lesquelles ce serait la chose raisonnable à faire — peut-être même la chose morale. Qu’il soit ou non défendu par les libéraux classiques, l’absolutisme moral en ce sens me paraît être une position intenable, dont le rejet ne peut pas légitimement constituer un motif pour censurer quelqu’un.

(b) Le sens le plus commun de « relativisme moral » est l’opinion selon laquelle il est possible que des positions éthiques qui apparaissent contradictoires soient en même temps vraies. Dans ce sens, un relativiste pourrait, par exemple, soutenir que les positions éthiques rapportent simplement les sentiments subjectifs de l’individu, et par conséquent, l’affirmation « le meurtre est mauvais » peut être vraie ou fausse, en fonction des sentiments réels de la personne qui l’a prononcée. Une autre forme de ce second sens serait qu’un relativiste peut soutenir qu’il est impossible d’émettre des jugements éthiques transcendant les barrières des différentes sociétés, et qu’une affirmation éthique peut être « vraie » dans une société et « fausse » dans une autre. Dans ce sens de relativisme, cependant, les utilitaristes (pour prendre le groupe qu’Evans a surtout en tête) étaient presque des absolutistes paradigmatiques. La raison pour cela est évidente. Pour n’importe quelle situation donnée dans laquelle un jugement éthique doit être effectué, les faits sont ce qu’ils sont : telle décision va maximiser le bonheur, pendant que telle autre décision ne le maximisera pas. [16] Ainsi, bien que notre décision puisse être erronée, il y a toujours, en principe, un seul jugement vrai dans chaque situation éthique.

Ainsi, des deux sens les plus importants de l’ « absolutisme moral », l’un est un sens, quoi que les libéraux aient pu penser, qui ne peut raisonnablement être défendu ; l’autre est un sens pour lequel de nombreux partisans de l’absolutisme moral peuvent être trouvés parmi les libéraux classiques.

J’ai passé une bonne partie du temps — et probablement que le lecteur s’impatiente — à discuter ces deux phrases. Mais ma justification réside principalement dans le fait que ces affirmations résument bien la conception erronée — « impression » serait peut-être un meilleur mot — du libéralisme classique que beaucoup de conservateurs tiennent et propagent. « Il se pourrait bien que le libéralisme classique soit superficiel, irréaliste et obsolète » : les conservateurs « modernes » sont apparemment impatients de rejoindre le XXe siècle avec des affirmations pareilles.

Mais avant que nous puissions accepter cette évaluation — et avec cela l’idée que le libéralisme doit au moins être substantiellement modifié – nous devons être convaincus du fait, autant que possible, que c’est réellement le libéralisme classique qui a été démoli, et non un épouvantail.

Je veux maintenant porter mon attention sur l’un des principaux problèmes que le fusionnisme de Meyer et d’Evans doit tenter de résoudre : celui de la tradition. Le rôle de la tradition est souvent vu comme le point crucial de la division entre les deux ailes de ce qui est soi-disant essentiellement un même mouvement ; les traditionalistes, non sans raison, mettent l’accent sur la tradition, tandis que les libertariens sont censés la rejeter. Mais tout ce qui est en question ici serait beaucoup plus clair si, au lieu de références méprisantes à la Révolution française et à l’ « apothéose de la raison », les écrivains conservateurs et fusionnistes avaient exposé d’une façon plus ou moins systématique ce qu’ils ont en tête lorsqu’ils parlent de « tradition », et ce qu’ils prétendent par cela et pourquoi. Nulle part le manque de précision dans tout ce domaine n’a été plus regrettable que dans l’assertion répétée que les libéraux classiques « rejettent la tradition ». Le rejet de la tradition peut vouloir dire beaucoup de choses différentes, en fonction de ce qu’on entend par là, et cela peut être une bonne ou une mauvaise chose.

Si cela veut dire, par exemple, que le traditionalisme d’une idée ne doit pas être pris par le philosophe politique comme un argument en faveur de sa vérité, alors le rejet de la tradition, aussi loin que je peux voir, est tout à fait irréprochable. Pour défendre la vérité d’une assertion sur la base qu’elle a été la croyance traditionnelle de notre société, cela présuppose que n’importe quelle croyance qui a été traditionnellement acceptée par notre société est très susceptible d’être vraie. Mais des exemples contraires en trop grande abondance sont disponibles pour nous permettre d’être confiants dans une telle hypothèse. Ainsi, pour le recours à la tradition dans l’abstrait, l’argument spéculatif est invalide.

D’un autre côté, quand nous disons qu’une personne accepte la tradition, nous pouvons vouloir dire qu’elle croit que la tradition devrait jouer une part importante, non dans l’évaluation des vérités putatives, mais dans le fonctionnement de la société, ce qui est évidemment une chose différente. Une personne pourrait soutenir ici, le long de ces lignes, que la science est une chose, et que la vie en est une autre. Le doute cartésien systématique peut être utile dans l’entreprise scientifique, mais appliqué à la vie sociale, cela ferait de l’humanité quelque chose comme « les mouches de l’été ». Il est nécessaire pour le maintien de la société, peut-on argumenter, qu’une bonne partie de notre code moral, par exemple, puisse être compris simplement à travers la foi, au moins par la grande majorité des gens, et peut-être par tout le monde. Il serait intolérable que l’existence d’une société organisée dépende de chaque individu arrivant aux règles morales indispensables à travers l’usage de sa propre raison. Ainsi, il doit y avoir quelques moyens d’attacher les gens à ces règles. L’un des moyens les plus puissants, pourrait-on continuer d’argumenter, est la tradition. Les gens qui ne pourraient pas suivre les arguments abstraits soutenant le code moral y obéissent néanmoins, à cause de l’affection et de la considération qui entourent les mœurs, qui ont été respectées pendant très longtemps. Il s’agit d’un argument plausible qui peut être essentiellement correct. Il est cependant important de réaliser que cela implique quelque chose de complètement différent du fait de maintenir la vérité d’une assertion donnée sur la base de son traditionalisme.

La seconde catégorie peut être subdivisée plus encore ; il y a des traditions qui sont maintenues dans le secteur social (typiquement le secteur de la libre interaction entre les individus), et des traditions qui concernent le secteur gouvernemental (typiquement le secteur de la force ou la menace de l’usage de la force). Un exemple de traditionalisme dans le secteur social serait la continuité du christianisme sous des formes admises comme la conséquence de décisions privées, d’habitudes, etc., des individus ; un exemple dans le royaume de l’activité gouvernementale est (ou était, 200 ans plus tôt) la continuation de la persécution des « hérétiques » protestants en France, en Espagne, etc. — c’est une tradition qui implique une interférence violente dans les actions pacifiques des individus.

Cela dit, un libéral classique peut être athée, ou chrétien, ou avoir une autre position sur la question. S’il est athée, il est probable qu’il désapprouvera personnellement la perpétuation du christianisme en tant que religion librement acceptée par les individus ; son opinion privée est probablement que les gens seraient plus heureux, plus rationnels, ou autre, s’ils abandonnaient le christianisme. Si le libéral classique est un chrétien, il sera sans doute ravi de constater la continuation de la tradition de la foi chrétienne. Ainsi, sur la question qui concerne une tradition dans le secteur social, les libéraux peuvent avoir des points de vue personnels variés, mais le libéralisme lui-même n’a pas de recommandations politiques particulières pour faire quoi que ce soit ; en effet, il ne se préoccupe pas de la question. Comment cela se passe-t-il avec le second type de disposition traditionnelle, celle qui concerne le secteur gouvernemental ?

Ici, avant de pouvoir répondre à cette question, nous sommes contraints de faire encore une autre distinction (et, au regard de la controverse libertariens-conservateurs, peut-être la plus importante) : il existe quelques dispositifs gouvernementaux traditionnels qui impliquent une interférence avec les droits fondamentaux de l’individu — la persécution des protestants dans la France de l’Ancien régime, par exemple. D’autres, cependant, ont trait à la structure même du gouvernement et ne peuvent pas, dans un premier temps, avoir quoi que ce soit à voir avec les droits individuels, comme par exemple l’adhésion traditionnelle au bicaméralisme. Dans le premier cas de dispositif gouvernemental traditionnel, le libéral classique recommande, de manière caractéristique et par la logique de ses principes, l’abolition de la tradition, c’est-à-dire recommande que le gouvernement cesse de faire certaines choses. En ce qui concerne cette catégorie, le libéral peut donc être dit « rejeter la tradition » — c’est-à-dire qu’il estime que le caractère traditionnel du dispositif ne peut pas être un argument en sa faveur. Ce dispositif doit être testé contre certaines normes, et, s’il est mis en défaut, des mesures doivent être prises en vue de son élimination.

L’affaire est différente avec le deuxième type de dispositif gouvernemental traditionnel : celui relatif à la structure même du gouvernement comme, par exemple, l’étendue et les conditions du droit constitutionnel, ou bien la forme du gouvernement (monarchie constitutionnelle, république, etc.). De telles questions n’impliquent pas de droits individuels fondamentaux, tels que la liberté religieuse ou la liberté de travail. Leur fonction, du point de vue libéral, est d’aider à la préservation des droits fondamentaux, et ils peuvent donc varier dans une grande mesure, dépendant du moment et de l’endroit. Comme Édouard Laboulaye, probablement le libéral français le plus remarquable de la fin du XIXe siècle, disait :

« Quel que soit le siècle ou le pays, quelle que soit la forme du gouvernement ou le degré de civilisation, tout homme a besoin d’exercer son corps et son âme, de développer ses facultés, de penser et d’agir. Russe ou Anglais, Français ou Turc, tout homme est né pour disposer de sa personne, de ses actions et de ses biens. […] Des libertés politiques il n’en est pas de même ; elles changent suivant le temps et le pays. On n’a pas toujours besoin des mêmes garanties, la forme de la défense varie comme celle de l’attaque. » [17]

Pour résumer notre classification assez grossière des sens de la tradition (qui est donnée avec une certaine appréhension comme une base provisoire pour la discussion) :

I. Tradition dans le discours philosophique et scientifique : l’acceptation traditionnelle d’une prétention à la vérité peut être présentée comme une preuve à l’appui de cette prétention ;

II. Tradition dans le fonctionnement de la société : le caractère traditionnel d’un dispositif sociétal peut être invoqué comme une bonne raison de continuer le dispositif. Cela peut s’appliquer aux domaines suivants :

A. Le secteur social (non-gouvernemental), c’est-à-dire aux traditions qui n’impliquent pas l’action gouvernemental

B. Le secteur gouvernemental. Sous B., nous avons

1. Les traditions politiques violant les droits individuels fondamentaux, et

2. Les traditions politiques (surtout celles ayant trait à la structure même du gouvernement) qui ne violent pas les droits individuels fondamentaux.

En considérant les différences entre le libertarianisme et le fusionnisme (aussi bien que le conservatisme), je voudrais situer le désaccord majeur et difficile à résoudre à propos de la tradition essentiellement sous le point II. A. Alors que le libéralisme classique comme règle se limite à tenter de garantir les droits individuels en opérant dans le secteur public (et peut ainsi utiliser dans cette entreprise des éléments traditionnels de la politique), les écrivains fusionnistes et conservateurs affirment que certaines traditions à l’intérieur du secteur social doivent être regardées la plupart du temps comme des conditions nécessaires pour la préservation de la liberté, et doivent être activement cultivées et promues par tous les partisans d’une société libre. Cela est particulièrement vrai, à leurs yeux, en religion. L’idée est parfois suggérée par Meyer et Evans, et est présentée succinctement par Stephen Tonsor, dans son essai intéressant La recherche conservatrice pour l’identité, dans le volume présent :

« La religion est importante pour l’État démocratique non seulement parce qu’elle préserve le tissu de la société mais aussi parce qu’elle agit comme le pouvoir le plus important pour contrôler les tendances agressives, centralisatrices et totalitaires de l’État moderne. Sans une religion forte, qui reste à l’extérieur et indépendante du pouvoir de l’État, la liberté civile est impensable. Le pouvoir de l’État est, en partie, équilibré et neutralisé par le pouvoir de l’Église. La liberté de l’individu est la plus certaine dans ce royaume où ni l’Église, ni l’État ne peuvent occuper et dominer avec succès. » [p. 1501]

Cela représente, bien sûr, une hypothèse historique et sociologique à propos d’un prétendu lien de causalité entre la religion et la liberté. Si cela est vrai, cela pourrait indiquer que certaines recommandations de politiques publiques pourraient être dans une direction que le libertarianisme tendrait à désapprouver (Tonsor lui-même soutient que l’argent des contribuables doit être utilisé pour soutenir les écoles confessionnelles). Dans tous les cas, il s’agit d’une thèse qui devrait, je pense, être élaborée et examinée de façon critique et dépassionnée, car elle me semble être la plus intéressante et la plus plausible des revendications fusionnistes.

Ce n’est qu’une des nombreuses questions importantes soulevées par le fusionnisme, qu’il est impossible d’aborder ici. L’affirmation selon laquelle les libertariens croient en la « bonté innée de l’homme », et se trompent en ignorant la réalité du « péché originel » (quels que puissent être les sens de ces deux notions), est également une question qui doit parfois être soumise à un examen critique, si ce n’est que parce qu’elle est souvent avancée. Une discussion sur le but principal du fusionnisme serait des plus importantes : au lieu de notre soutien envers une société libre pour toutes les finalités diverses (ou simplement pour elle-même), on pourrait remplacer le soutien de celle-ci par le fait que c’est un moyen attaché à une fin particulière, à savoir la « vertu », quel que soit le sens que Meyer et Evans attachent à ce terme.

Enfin, il devrait être évident que rien de ce qui a été dit ici ne doit être pris comme une indication de l’hostilité ou de la rancœur à l’égard des auteurs dont les écrits ont été discutés. Contrairement à de nombreux auteurs conservateurs, la préoccupation de Meyer et Evans pour la liberté est évidente. Et que leurs intentions sont bonnes est rendu évident par la déclaration de Meyer :

« … le développement d’une doctrine conservatrice générale, comprenant à la fois des accents traditionalistes et libertariens, ne peut être atteint de manière superficielle en gommant les différences ou en brouillant les distinctions intellectuelles avec une phraséologie grandiose. » [p. 18, ital. ajouté]

C’est certainement un jugement vrai et important. Il est malheureux que, dans le cœur de la bataille, il soit si souvent oublié.


Source : //mises.org/daily/1784

* Ralph Raico est senior fellow à l’Institut Mises et lauréat au Schlarbaum. Il a écrit cette pièce en tant que rédacteur en chef de la Revue du Nouvel Individualiste. Rraico@earthlink.net. Discuter de cet article sur le blog.

[1] Frank S. Meyer, ed., What is conservatism? (New York: Holt, Rinehart and Winston, 1964). 242 pp. $4.95.

[2] Meyer, “Freedom, Tradition, Conservatism”; Evans, “A Conservative Case for Freedom.”

[3] Gerhard Niemeyer, “Risk or Betrayal? The Crossroads of Western Policy,” Modern Age, Spring, 1960, p. 124. Le contexte rend parfaitement clair que le professeur Niemeyer regrette la disparition de cette conception de gouvernement.

[4] Ludwig von Mises, Human Action (New Haven: Yale University, 1949, pp. 149, 715.)

[5] Pour une discussion plus large sur la position fusionniste, voir l’article à paraître de Ronald Hamowy dans Modern Age: “Classical Liberalism and Neo-Conservatism: Is a Synthesis Possible?”

[6] Dans ce qui suit, je vais utiliser les termes « libéralisme classique », « libéralisme », et « libertarianisme » de manière interchangeable.

[7] Dans une note de bas de page à son essai (p. 232), Evans soutient qu’il utilise « libertarien » pour signifier « la forme chimiquement pure du libéralisme classique », incluant « l’acceptation d'[une] philosophie anti-religieuse ». Il a sans doute abandonné cette terminologie dans le passage cité ici. Car s’il ne l’a pas fait, alors l’assertion de l’anti-religiosité du libertarien serait simplement une tautologie inintéressante, entraînée par la terminologie personnelle de Evans, et, par ailleurs, on devrait alors dire dans le passage : « Le libertarien, ou le libéral classique, dénie nécessairement… »

[8] Il est difficile de voir pourquoi Evans modifie le terme d’ « ordre moral centré sur Dieu » avec la clause « à laquelle l’homme devrait subordonner sa volonté et sa raison ». On peut supposer que l’affirmation de l’existence d’un ordre moral implique que l’on subordonne sa volonté à lui. En ce qui concerne la subordination de la raison à cet ordre, je prends cela pour dire que l’ordre moral de Dieu n’est pas connaissable par la raison seule. Pourquoi un tel point de vue, même en supposant que le libertarien typique le soutienne, devrait être pensé pour être associé avec la libre pensée et l’athéisme, il est impossible de le dire. Car cela semble être précisément la position de l’Église catholique : « Si donc le catholique croit que la loi morale est connaissable à l’homme par la raison pure et par l’expérience, soit la loi de la nature même de l’homme, il estime que le respect ou le non-respect de celle-ci a plus de conséquences naturelles » Thomas Corbishley, S. J., Roman Catholicism (London: Hutchin’s University Library, 1950), p. 57. Étant donné que je ne peux pas considérer que cette clause ne pourrait conduire à rien sinon à la confusion, je me sens justifié à l’ignorer.

[9] Bien qu’il soit logiquement possible pour quelqu’un d’être un chrétien et en même temps d’avoir un autre « centre » que Dieu pour son système moral, reste la règle que ceux qui professent le christianisme ont attribué à Dieu un rôle central dans leurs systèmes éthiques. Je reprends donc la foi chrétienne du libéral classique comme une réfutation prima facie de l’affirmation d’Evans.

[10] Harmonies of Political Economy (Edinburgh: Oliver and Boyd, 1870). Part 11, p. 150. Souligné dans le texte.

[11] G. M. Trevelyan, The Life of John Bright (Boston: Houghton Mifflin, 1914, p. 104)

[12] Social Statics (New York: Appleton, 1880, pp. 83–84.)

[13] Utilitarianism On Liberty and Representative Government (New York: Dutton, 1950, p. 16.)

[14] Parfois Evans suppose que non seulement les relativistes moraux sont des libertariens, mais qu’en conséquence de cela, ils n’ont même pas considéré que quelque chose puisse être immoral ! Par exemple, s’adressant aux libertariens : « S’il n’y avait pas de normes objectives du bien et du mal, pourquoi refuser la tyrannie ? Si l’assassinat et le vol n’étaient pas immoraux, pourquoi s’opposer à eux seuls ou dans la masse ? » (p. 72 : italique dans le texte). Nous allons, cependant, traiter uniquement de la première revendication.

[15] Richard B. Brandt, Ethical Theory (Engelwood Cliffs, N. J.: Prentice Hall, 1959, pp. 271, 154.)

[16] J’ignore les cas très rares où l’utilité nette de deux différents plans d’action serait exactement la même.

[17] Edouard Laboulaye, Le Parti libéral : son programme et son avenir (Paris, 1871, pp. 121–25.)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.