La Signification profonde de l’harmonie sociale selon L. von Mises

Par Daniel J. Sanchez*

Traduit par Benoît Malbranque, Institut Coppet

Dans la mythologie grecque, Éris, la déesse de la guerre, était souvent maléfique. C’est de son fait que la guerre de Troie s’est déclenchée, cette guerre qui, selon les mots d’Homère, a fait « de beaucoup de héros … la proie des chiens et des vautours. » [1] Dans la Rome antique, Concordia, la déesse de l’harmonie sociale, était l’une des divinités les plus vénérées. Les Romains lui consacraient souvent un nouveau sanctuaire après la fin d’une guerre civile. Des deux, quelle est la déesse qui avait le plus d’emprise sur les faits et gestes des hommes ? Quel est l’état le plus naturel ? L’entente ou la discorde ? L’harmonie ou la lutte ?

À travers l’histoire, chacune des deux déesses a eu ses adeptes parmi les intellectuels. La longue tradition du camp de la « discorde » explique que les conflits sont une réalité inhérente à la vie économique. Selon Ludwig von Mises, la thèse centrale de cette tradition est que

le gain d’un homme est la perte d’un autre : personne ne peut s’enrichir autrement qu’au détriment des autres. [2]

Mises appela cette proposition le « dogme de Montaigne », en référence à l’essayiste français Michel de Montaigne, qui ne fut pas à l’origine de ce dogme mais lui en fournit une défense retentissante. Mises écrivit que le dogme de Montaigne fut la « quintessence » du mercantilisme, cette école de pensée économique qui défendait mesures protectionnistes et guerres commerciales.

Mais ces avocats de la « discorde » furent bravement contrés par les premiers libéraux qui, en se fondant sur les enseignements de la science de l’économie politique nouvellement formée, croyaient en une harmonie des intérêts dans une économie de marché. Mises appela leur croyance « la doctrine classique de l’harmonie » [3] et qualifia d’ « harmonistes » leurs propagandistes. [4]

Par exemple, David Hume, que Mises appelle « le fondateur de l’Économie Politique britannique » [5] faisait remarquer que le commerce n’était pas un « jeu à somme nulle » au niveau international. Il conclura Sur la Jalousie du Commerce, l’un de ses essais les plus populaires, en proclamant que

« non seulement comme homme, mais encore comme sujet anglais, je fais des vœux pour voir fleurir le commerce de l’Allemagne, de l’Espagne, de l’Italie et de la France elle-même. Je suis certain, du moins, que la Grande-Bretagne et tous les pays que je viens de citer verraient s’accroître leur prospérité réciproque, si les souverains et les ministres qui les gouvernant adoptaient de concert des vues plus bienveillantes et plus libérées. » [6]

Dans le débat d’idées, les économistes libéraux ont fini par vaincre les mercantilistes. Et la doctrine classique de l’harmonie a ainsi supplanté le « dogme de Montaigne » dans l’esprit de la plupart des hommes de premier plan, et ce dans une grande partie de l’Occident. Cela a abouti à ce que Mises a appelé « l’âge du libéralisme », lequel a ouvert la voie à la révolution industrielle et à ses effets sans précédent sur le bien-être humain. Nous devons notre niveau de vie, et le fait même que la plupart d’entre nous sont encore en vie, à la victoire de la doctrine classique de l’harmonie sur le « dogme de Montaigne ».

Malheureusement, les nouvelles doctrines antilibérales ont commencé à gagner du terrain dans les milieux intellectuels à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. À la fin de la Première Guerre mondiale, la philosophie sociale du conflit était à nouveau dominante, et défendue avec plus de ferveur que jamais.

Les « anti-harmonistes » de droite, excellemment représentés par les Nazis, parlaient d’un conflit racial ou national inconciliable. Le seul chemin vers la paix était que la race ou la nation la plus forte subjugue ou détruise complètement toutes les autres.

Mises analysa cette tradition avec une grande précision :

« Au sein de la philosophie des anti-harmonistes, des diverses écoles du nationalisme et du racisme, il faut distinguer deux lignes de raisonnement différentes. L’une est la doctrine de l’antagonisme irrémédiable entre les différents groupes, que ce soient les nations ou les races. Selon les anti-harmonistes, la communauté d’intérêts n’existe qu’entre les membres d’un même groupe. Les intérêts de chaque groupe et de chacun de ses membres s’opposent de manière implacable à ceux des autres groupes et de tous leurs membres. Il est donc “naturel” qu’il doive y avoir une guerre perpétuelle entre les divers groupes.

Le second dogme des philosophies nationalistes et racistes est considéré par ses partisans comme une conclusion logique découlant de leur premier dogme. De leur point de vue, les conditions humaines impliquent des conflits à jamais irréconciliables, d’abord entre les différents groupes luttant entre eux, puis, plus tard, après la victoire finale du groupe dominant, entre ce dernier et le reste de l’humanité mise en esclavage. »

Les marxistes furent également, à leur façon, des anti-harmonistes radicaux. Au lieu de conflits ethniques ou raciaux, ces anti-harmonistes de gauche parlaient de conflits inconciliables entre classes sociales. Pour eux, la seule voie vers la paix devait être le renversement radical de la classe bourgeoise par la classe prolétarienne.

Dans la pratique, ces deux traditions de pensée antilibérale ont toutes deux été poussées par leur logique interne en direction du totalitarisme. Et même si elles sont souvent considérées comme diamétralement opposées l’une à l’autre, elles sont toutes les deux de la même plume, en ce que, fondamentalement, elles traitent de conflit et de division. Leurs lignes de partage suivent des axes différents.

Comme l’a écrit Ludwig von Mises : « L’idéologie nationaliste divise la société verticalement, l’idéologie socialiste horizontalement. ». [7]
Mises est justement appelé « le dernier chevalier du libéralisme », parce que dans l’entre-deux guerres, au moment où la croyance en l’harmonie des intérêts dans l’économie de marché a complètement cédé le pas au militarisme, au protectionnisme, à l’interventionnisme et au socialisme — une époque où même ceux qui s’appelaient eux-mêmes « libéraux » prônaient la planification et l’État–Providence — il tenait bon et représentait la dernière voix forte en faveur de la doctrine classique de l’harmonie des premiers libéraux.

Les temps dans lesquels nous vivons aujourd’hui sont loin d’être aussi idéologiquement fiévreux qu’à l’époque. La philosophie sociale du conflit n’est plus aussi prégnante qu’elle l’était alors au sein de larges fractions de l’opinion. Mais vous pouvez encore l’observer aujourd’hui, bien qu’elle soit tempérée par le vague sentiment que le marché et les relations pacifiques sont d’une certaine façon bénéfiques. La philosophie sociale du conflit remontre son allure antique lors, par exemple, des colères populaires sur le mode « attaquez les riches » que vous entendez chez les progressistes en panique face à l’aggravation de la crise économique. Et ensuite il y a le « choc des civilisations » que vous entendez dans la rhétorique des néoconservateurs.

Pourquoi Mises croyait-il en l’harmonie des intérêts ?

D’abord, il a observé un intérêt commun universel découlant du fait que l’éternelle « multiplicité de la nature » (la diversité des ressources naturelles et des qualités personnelles) pousse nécessairement à l’accroissement de la productivité sous la division du travail.

« L’effort humain exercé sous la division du travail et dans la coopération sociale réalise, toutes choses restant égales par ailleurs, une augmentation de la production par unité d’input par rapport aux efforts isolés d’individus solitaires. Par sa raison, l’homme est capable de reconnaître ce fait et d’adapter son comportement en conséquence. La coopération sociale devient ainsi pour presque tous les hommes le moyen pour la réalisation de toutes les fins. Un intérêt commun éminemment humain, la préservation et l’intensification des liens sociaux, est substitué à la concurrence biologique impitoyable, marque significative de la vie animale et végétale. »

C’était cette intuition fondamentale qui a conduit les anciens libéraux à comprendre l’efficacité du commerce international libre et pacifique, car la spécialisation et le commerce sont tout simplement des moyens très efficaces de diviser le travail.
Les mercantilistes ont tenté de contrer ce point en disant que l’accroissement de la productivité due à la division du travail n’était présent que lorsque chaque partie possédait un avantage à la production d’un certain produit. Ils ont fait valoir que l’argument ne tient pas lorsque, par exemple, l’une des deux parties est plus apte à produire tous les produits. James Mill et David Ricardo ont démonté cette objection « anti-harmoniste » avec leur « loi des avantages comparatifs. »

Cette loi a montré pourquoi même une nation « Superman » (permettez-moi de l’appeler Supermania) trouverait avantage à commercer librement avec une nation « Jimmy Olsen » (Jimmyland). La première peut être meilleure pour produire à la fois A et B. Mais si Supermania est meilleure pour produire A qu’elle ne l’est elle-même pour produire B, il y a encore un avantage pour elle à laisser Jimmyland se spécialiser sur B, tandis qu’elle se concentrera sur A, puis à ce que les deux commercent l’une avec l’autre.

Cette loi peut sembler un peu technique. Mais Mises a compris l’importance sociale de celle-ci. Il a montré comment le monde n’a pas besoin d’être scindé dans un conflit perpétuel entre les « übermenschen » et les « untermenschen ». Les « Jimmy Olsen » du monde n’ont pas besoin de chercher constamment autour d’eux des pierres Kryptonite pour détruire et exproprier les « Supermen » du monde dans le but de survivre. Et les surhommes n’ont pas besoin d’ignorer ou de dominer les « Jimmy Olsen » du monde.

Il y a un rôle et une place sous le soleil pour chacun d’eux. Et chacun a un intérêt naturel à créer et à préserver les liens sociaux. En raison de sa signification profonde, Mises a rebaptisé le théorème économique de Mill et de Ricardo en « loi de l’association ».

Mises croyait aussi que la doctrine classique de l’harmonie était basée sur une compréhension de la part de vérité qui se trouvait dans la théorie erronée de Thomas Malthus sur la population.

« De la théorie de Malthus, on peut déduire qu’il y a, dans un état donné de la production des biens d’équipement et des connaissances sur les moyens de faire le meilleur usage des ressources naturelles, une taille optimale de la population. Tant que la population n’a pas augmenté au-delà de cette taille, l’ajout de nouveaux arrivants améliore plutôt que détériore les conditions de ceux qui s’y trouvent déjà. » [8]

Malthus a surestimé la propension de l’homme à procréer, et a sous-estimé à la fois la fertilité de son esprit et la richesse de la terre. À cause de cela, il fut très pessimiste par rapport au niveau de vie dans le futur.

Si ses hypothèses étaient vraies, alors l’homme verrait presque tous les autres hommes comme des rivaux antagonistes dans la lutte pour l’obtention de moyens de subsistance rares et en quantité décroissante. La « concurrence sociale », au lieu d’être pacifique et généreuse, deviendrait une impitoyable et destructrice « compétition biologique ». Dans ces conditions, les anti-harmonistes auraient raison.

Mais cela ne serait vrai que si les hommes agissaient comme des bêtes, et ils n’ont pas à agir ainsi. Ils n’ont pas nécessairement à se multiplier dans les limites physiques de leur subsistance. Les hommes ont d’autres fins en dehors de leurs pulsions animales. Ils sont capables de limiter leur désir de procréer afin de vivre avec un certain niveau de raffinement, et dans le souci de permettre à leurs enfants de faire de même.

Parce qu’ils ne se reproduisent pas comme des lapins, il n’est pas nécessaire pour eux de se détester comme des meutes rivales de hyènes, ni de s’en prendre les uns aux autres dans ce cannibalisme économique qu’est la guerre. Et à cause de cela, la race humaine a toujours été caractérisée par un « optimum de population », en supposant l’existence du cadre juridique nécessaire pour libérer la puissance de la division du travail. Par conséquent, chaque homme peut voir tous les autres hommes non pas comme des bouches rivales, mais comme des mains généreuses, et même, s’il le désire, comme des amis très chers.

Les marxistes ont prêché le conflit irréconciliable entre les classes économiques. D’abord il y a eu le conflit entre « terre » et « capital ». Ce conflit a abouti à la victoire du capital, la fin de la féodalité, et la montée du capitalisme. Ensuite, il y a eu le conflit entre « capital » et « travail ». Cela, pensait Marx, aboutirait à la victoire du travail, la fin du capitalisme et l’avènement du socialisme.

La science économique moderne a montré pourquoi tout cela était absurde. Eugen von Böhm-Bawerk a démoli la théorie de l’exploitation de Marx en montrant les services inestimables que les capitalistes fournissent aux ouvriers. Et la théorie moderne de la distribution a montré comment un investissement accru en capital mène à une augmentation des salaires réels. Tout comme la coopération entre les fonctions économiques, le commerce entre les nations n’est pas un jeu à somme nulle.

Par ailleurs, Marx a fait l’erreur de traiter les fonctions économiques comme si elles étaient des personnes à part entière. Mais les fonctions de « travailleur », de « capitaliste », de « propriétaire » et, plus généralement, de « producteur » ne sont que des facettes d’un seul et unique individu. Chaque individu est aussi un consommateur. Et puisque la production se fait toujours pour la consommation, le plus important est toujours le sort du consommateur. Et William Hutt et Ludwig von Mises ont montré comment l’économie de marché fonctionne sous ce qui est essentiellement une « souveraineté du consommateur ».

« La tendance singulière du capitalisme est de fournir aux individus la satisfaction de leurs besoins en fonction de l’ampleur de leur contribution pour la satisfaction des besoins des autres. » Dans le cadre du processus du marché, les consommateurs ont tendance à récompenser chaque producteur en fonction de sa contribution à la satisfaction des consommateurs. Le capitalisme encourage donc les individus à ajuster sans cesse leurs choix de rôles et d’actions afin d’accroître continuellement leur contribution à la satisfaction des besoins humains.

Dans ce processus, l’importance relative des volontés de certains consommateurs est supérieure à celle des autres. Mais l’importance relative de tout désir de consommateur, pour autant que cette importance relative a été déterminée sur le marché, est fonction de sa contribution à la satisfaction des besoins des autres consommateurs, dans son rôle en tant que producteur.

Ainsi, sous le capitalisme, les choix humains, par leur interaction, coordonnent les individus de manière à assurer le bien-être humain le plus complet possible.

Chaque intervention de l’État dans la toile du marché – chaque impôt, réglementation, redistribution, ou expansion de la bureaucratie – ne fait que détendre les liens qui unissent la contribution et les revenus, ce qui entrave le fonctionnement du marché en rendant les producteurs moins sensibles aux besoins des consommateurs, et conduit ainsi à une satisfaction réduite des consommateurs. Et parce que, en ce qui concerne l’offre économique, nous sommes tous des consommateurs en premier lieu et des producteurs accessoirement, la satisfaction réduite du consommateur signifie la réduction du bien-être public.

Nous avons tous un intérêt commun, que nous en soyons conscients ou non, à préserver et à étendre le capitalisme et l’ordre libéral. Il existe véritablement une harmonie des intérêts. En dessous de toutes les erreurs et de la violence des millénaires, le beau visage de l’harmonie a toujours été là. Il appartient à l’économie et au libéralisme utilitariste, dans la tradition de Ludwig von Mises, de le dévoiler.

Notes

[1] Homer, The IliadBook 1.

[2] Ludwig von Mises, Human Action, Ch. 24, Sec. 1.

[3] Mises, Theory and History, Ch. 2.

[4] Mises, Theory and History, Ch. 3.

[5] Mises, Money, Method, and the Market Process, Ch. 5.

[6] David Hume, On the Jealousy of Trade.

[7] Mises, SocialismPart 3, Ch. 20.

[8] Mises, Theory and History, Ch. 3.

*Source : Mises Daily: Mardi 30 Août 2011,

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