Le monopole en lutte contre les monopoleurs, ou les fantasmes de l’abbé Galiani

Après avoir agité le public français avec ses Dialogues sur le commerce des grains et décrédibilisé les économistes physiocrates à ses yeux, l’abbé Galiani se présente en 1770 comme un donneur d’avis de grande valeur pour le ministère, déjà assez partisan du vieux système des restrictions au commerce. Il fait parvenir un mémoire où il détaille ses préceptes, lesquels ne reviennent à rien de moins qu’à armer le bras de la puissance publique, puissance monopolistique par excellence, du pouvoir de vaincre des monopoleurs, dont l’abbé se fait visiblement un fantasme. 


MÉMOIRE À M. DE SARTINE, LIEUTENANT GÉNÉRAL DE POLICE. 

1770

 

L’Édit de 1764 a été une des causes qui ont le plus influé sur la cherté des blés qu’éprouve la France depuis deux ans.

La défense de l’exportation jusqu’à nouvel ordre, publiée en 1769, n’est pas un remède efficace à ce mal ; il pourrait même l’augmenter.

Preuve de cette assertion. 

Toutes les fois qu’on fait, en matière de blés, une loi qui, par sa nature, ne peut être perpétuelle, et qu’on adopte un système qu’on ne saurait rendre durable, on s’expose au risque de causer une disette.

Ni la loi de 1764, ni la suspension de cette même loi, faite en 1769, ne sauraient être perpétuelles ; donc elles causeront des disettes, jusqu’à ce qu’on embrasse un système inaltérable, et dont le gouvernement puisse être pendant très longtemps satisfait, et le soutenir.

Preuve de la première assertion. 

Il ne faut pas s’imaginer que les rustres cultivateurs des campagnes, les manants des bourgs, les fermiers, etc., soient des bêtes, parce qu’ils ne parlent pas correctement le français, et qu’ils ne sont pas dignes d’être reçus à l’Académie des quarante. Ces gens jugent finement, calculent exactement, prévoient avec justesse l’effet et la durée d’une loi qui les concerne. S’ils voient qu’une loi est faite pour durer, ils s’arrangent d’abord pour s’y soumettre ; s’ils voient que non, ils ne visent plus qu’au moment du changement et de la rétractation. Je pourrais citer mille exemples de cette marche de l’esprit humain ; mais je compte parler à des gens qui m’entendent sans me laisser épuiser en paroles. Lorsque la loi de 1764 parut, les badauds de Paris, c’est-à-dire les économistes et les beaux esprits, la crurent éternelle, et ils écrivirent cela dans leurs almanachs, qu’ils appellent Éphémérides, jusqu’à ce jour. Mais les paysans ne jugèrent pas de même ; ils sentirent bien que ce ne serait pas après mille ans de la fondation d’une monarchie, qu’on y fouillerait et qu’on déterrerait, pour ainsi dire, une loi utile et durable, oubliée ou ignorée pendant dix siècles. Ils virent que c’était une nouveauté d’enthousiasme, une mode, un caprice littéraire, un Mississipi, un jansénisme, une fronde, une croisade, enfin une de ces maladies épidémiques d’esprit dont la nation française est parfois attaquée, et qui causent de cruels ravages, jusqu’à ce que le calme de la raison revienne. Ils dirent à l’instant en eux-mêmes : Voici le temps d’un double bonheur pour nous.

Vendons d’abord, tant que la liberté dure, aux étrangers ; nous trouverons des prix avantageux à nos blés, nous accélérerons l’arrivée d’une cherté. Alors, quelque révocation qu’on fasse, nous aurons toujours les hauts prix chez nous. Ainsi, lors du commencement de la liberté, ils visaient déjà au moment de la cherté et des défenses. Il sera aisé à ceux qui sont instruits dans les affaires, de voir, par les faits et par l’histoire du commerce des blés des six dernières années, que je ne me trompe point, et que l’empressement de vendre aux étrangers, la négligence de la construction des magasins et des entrepôts dans l’intérieur, quoique permis et autorisés, et tout enfin visait à abréger le moment de l’arrivée d’une disette, pour la convertir en famine désolante. On était bien sûr qu’alors la défense de l’importation arriverait ; mais les commerçants n’avaient plus besoin d’exporter, lorsqu’ils jouissaient d’une cherté affreuse dans l’intérieur.

Il me reste à prouver que la loi de 1764, par sa nature, ne pouvait jamais être perpétuelle. J’ai employé un livre entier de dialogues à cette discussion. Je crois y avoir démontré que la France entière n’est pas tellement un pays à blé que, année commune, elle puisse en exporter une quantité considérable, pour en former une branche importante de son commerce. Quand même elle serait beaucoup plus et beaucoup mieux cultivée qu’elle n’est, elle serait proportionnellement autant mieux cultivée en oliviers, en mûriers, en vignobles et prés artificiels, en chanvre, en lin, etc., qu’en blé ; ce surplus d’hommes qu’il faudrait pour mieux cultiver, consommerait précisément ce surplus de blé récolté. Ainsi tout reviendrait au même. Enfin j’ai beaucoup de raisons pour prouver cette vérité ; mais je n’ai pas dit la plus plate de toutes les raisons, et conséquemment la meilleure. C’est que si véritablement le sol de la France était un pays à blé, tel que l’Afrique ou la Sicile, il y aurait déjà deux mille ans, au moins, que la loi de libre exportation y existerait. Tout ce qui est conforme à la nature des choses est toujours très ancien. Un peu plus de modestie en nous, un peu plus d’estime de nos ancêtres, nous épargneraient bien des sottises dites et faites.

La liberté d’exportation des blés en Sicile existe d’un temps immémorial ; je crois qu’il faut dater du règne de Cérès, et de sa jolie fille Proserpine, enlevée par le contre-amiral Pluton, dans une descente qu’il fit dans le pays, en même temps que la charmante Europe fut enlevée sur la frégate le Taureau, pour service intérieur de Jovis, roi de Crète. Ni les vers, ni les Arabes, ni les Espagnols des trois Philippe, encore plus Arabes que les Arabes, n’ont jamais pu déraciner, de la Sicile, une loi naturelle inhérente au sol ; elle subsiste toujours, parce que opinionum commenta delet dies, naturæ judicia confirmat.

Lorsque donc on fit en 1764 l’édit, on ne fit qu’exciter les commerçants à accélérer le moment de la disette et de la révocation de cette même loi. Elle est arrivée.

Preuve de la seconde assertion. 

Je crois qu’on m’accordera sans peine que la révocation de la liberté d’exporter ne doit pas être perpétuelle. Les récoltes abondantes reviendront sans doute selon le cours naturel des saisons. Les bas prix reparaîtront par cela même qu’une cherté précédente ayant appauvri le peuple, il n’a plus les moyens de payer cher aucune denrée ; et si la famine a causé une épidémie et moissonné la vie d’un grand nombre de malheureux, la diminution de la population et des consommateurs laissera encore plus de superflu en blés. Il faudra donc exporter aux étrangers derechef ; et c’est précisément ce moment-là où visent les monopoleurs dès à présent. Ils disent : Ne nous décourageons pas, ne nous pressons pas de vendre ; continuons à lâcher peu de blés dans les marchés, pour que le haut prix se soutienne ; s’il arrivait qu’il nous en restât de non vendus à la nouvelle récolte qui se rencontrera abondante, la permission d’exporter reviendra : nous la demanderons à grands cris, les économistes diront que nous avons raison ; les parlements ne sauront ce qu’ils diront ; bref, nous l’obtiendrons parce que nous sommes riches, et nous crions au milieu des grandes villes, et non pas dans les provinces et au milieu des campagnes désolées. Ainsi, point de risques à craindre pour nous.

Or, il n’y a que le désespoir de vendre fort cher qui puisse abattre la cupidité du monopoleur ; et il n’y aura jamais de quoi se désespérer pour eux, tant qu’ils verront qu’on suit des systèmes imparfaits, fautifs, faits pour le moment, impossibles à soutenir.

Je ne crois pas qu’on me cherchera querelle sur le mot de monopoleur que j’emploie, en me disant qu’il n’y en a pas. J’entends sous la dénomination de monopoleur, des gens qui, ayant une grande supériorité dans les moyens, soit de richesses, ou de talents, ou d’autorité, sont en état de maîtriser et d’écraser les petits commerçants, et peuvent en même temps donner la loi, et fouler aux pieds les misérables consommateurs. Cette classe d’hommes a dû exister de tout temps dans presque tous les gouvernements, puisqu’il a toujours existé une grande inégalité dans les conditions, et une encore plus grande disproportion dans les talents et la capacité des hommes. C’est dans ce sens que le monopoleur est un être réel ; car je ne nierai pas que, de se figurer des gens qui, seuls, ou même liés par une intelligence secrète entre eux, puissent conspirer à enlever toutes les denrées d’une province ou d’un royaume, c’est se former un monstre chimérique, et un être idéal.

Qu’il me soit permis d’avertir ici en passant, que l’entreprise de combattre et détruire le monopole, n’est autre chose que travailler à diminuer une trop grande inégalité de conditions. Ces deux choses se tiennent tellement liées ensemble, que l’une est la cause et l’effet en même temps de l’autre, et qu’on ne peut jamais faire la première sans la seconde, ni la seconde sans la première.

Voilà donc le mal et la cause du mal actuel de la France ; j’entends du mal que les hommes ont fait ; car pour celui que Dieu a envoyé, il ne pouvait que reculer de quelques années. Une mauvaise récolte arrive toujours deux fois dans douze ou quinze ans. Une suite de deux ou trois mauvaises récoltes doit arriver toujours une fois dans cinquante ou soixante ans. Ce période est aussi certain que le retour des éclipses, à cela près que les hommes ne savent encore le calculer, parce qu’ils ne connaissent pas encore le cours des vents, des pluies, du chaud et du froid, comme ils connaissent le mouvement des planètes. La disette serait donc toujours arrivée tant qu’une exportation plénière aurait existé, parce que, comme elle empêchait le désespoir de surfaire dans les prix, et qu’elle laissait toujours une porte ouverte à l’espérance d’aller le vendre aux étrangers ; j’ai déjà dit plus haut qu’il n’y a que le manque de tout espoir qui dompte l’insatiable avidité des hommes.

Mais puisque le mal est fait, parlons des remèdes.

Voici ce que je conseillerais.

1° Se presser d’établir une loi sur le commerce extérieur des blés, qui puisse être perpétuelle et invariable.

Cette loi, cependant, ne pourra avoir aucun effet jusqu’au prochain mois d’octobre, la France n’étant pas cette année, en état de rien vendre aux étrangers ; mais la connaissance de la loi qui va régler la nouvelle récolte, influera beaucoup sur les prix actuels.

2° Faire arriver des vaisseaux de blé acheté chez l’étranger, dans tous les ports du royaume indistinctement.

3° Faire rouler ce même blé partout dans l’intérieur.

4° De tout le blé que le gouvernement lui-même, ou des marchands honnêtes encouragés par le gouvernement, auront fait venir, il n’en faut laisser acheter rien à des commerçants. Tout doit être vendu, dans le plus petit détail, au peuple et aux consommateurs.

5° Ne chargez jamais aucune personne de l’approvisionnement en entier d’aucun endroit, quelque marché avantageux qu’il puisse vous offrir ; laissez toujours la liberté, toujours la concurrence, et contentez-vous d’exciter l’émulation de vendre au rabais, en commençant par perdre sur les blés que le gouvernement aura achetés.

6° Ne permettez à aucun maire, échevin, ni magistrat quelconque, d’emmagasiner des blés, sous prétexte d’assurer la provision d’une ville jusqu’à la nouvelle récolte. Pendez d’abord le premier qui osera l’entreprendre, ensuite faites-lui son procès.

7° Ne gardez pas un instant aucune portion des blés arrivés, soit par mer ou par terre, quelque peur qu’on vous fit qu’il n’en restera pas pour le lendemain. Exposez d’abord le tout en vente, ou publiez du moins par les gazettes la quantité qu’on en a vendue.

8° Ne fixez jamais de prix au blé ni au pain, même au milieu de la plus cruelle famine ; n’employez jamais de peine ni d’amende pécuniaire contre les infracteurs de vos ordonnances ; pendez-les, emprisonnez-les, mais ne leur demandez pas d’argent. Cet argent souillera les mains ; il est rouillé par le sang des pauvres, à qui on vient de l’arracher.

9° Si la disette, malgré les mesures prises, augmente, ouvrez toutes les portes possibles pour que le peuple puisse emprunter, mettant ses effets en gage. Ouvrez les hôtels des monnaies, et autorisez-les à prendre en gage les effets d’or et d’argent pendant un an, après lequel on les monnaiera, si on ne les retire pas ; ouvrez d’autres portes au secours. Ayez bonne contenance, ne craignez pas la famine, et faites craindre au contraire aux monopoleurs l’abondance. Voilà tout ce que je sais proposer.

Il me reste à faire quelques réflexions sur ce que je viens de dire, pour mieux expliquer, ou pour prouver quelqu’un de mes conseils.

Quant au premier, je crois qu’on ne me demandera pas la loi et le système que j’aimerais le mieux. L’amour paternel pour celui que j’ai indiqué dans mon dernier dialogue, me le fera toujours chérir. Ce n’est pas que je n’y voie des inconvénients et des défauts que les économistes n’ont pas vus, comme assurément je n’en vois aucun de ceux qu’ils y ont vus. Malgré cela, je le crois toujours le moins fautif de tous les systèmes. Une courte analyse de tous les autres démontrera clairement les avantages du mien.

Je crois d’abord qu’on sera à présent convaincu que la liberté plénière d’exportation est une absurdité qui ne pouvait tomber que dans la tête des économistes. L’édit même de 1764 ne l’établissait pas. Ainsi, je ne m’arrête pas à la combattre. La France a joui toujours d’une exportation limitée, et j’ai déjà dit plus haut que les méthodes anciennes sont en général les meilleures, puisque la nature même les avait indiquées. Voyons donc quelle espèce de limitation nous pouvons adopter relativement à notre temps, à nos mœurs et aux avantages très marqués que notre siècle a sur les siècles précédents. C’est en cela que nous pouvons l’emporter sur nos ancêtres. Nous pouvons faire ce que peut-être ils ne firent qu’entrevoir et souhaiter.

Toutes les limitations possibles se réduisent à trois classes :

1° Relativement aux personnes ;

2° Relativement à la quantité ;

3° Relativement au prix.

Premièrement, la limitation relative aux personnes, est ce que nous appelons des permissions particulières.

Elle est celle qui a été le plus en vogue en France dans les temps passés. Il est pourtant aisé de prouver qu’elle est, de toutes les méthodes, la plus mauvaise, la plus arbitraire, la plus inique, la plus monopoleuse. On me demandera à présent pourquoi étant si défectueuse, elle était la plus en usage. Je réponds en deux mots : c’est qu’on ne pouvait pas en avoir d’autres, et qu’on ne pouvait pas empêcher celle-là dans une monarchie dont la constitution est féodale ; dont les ducs, ensuite les gouverneurs, puis les intendants, jouissaient d’une autorité presque souveraine ; dans un État où le clergé et la noblesse jouissent de trop grands privilèges, où le roturier n’est au fond qu’un esclave de la glèbe. Quelque ordonnance qu’on imaginât, l’exécution devait toujours se changer en permission et faveur particulière. Remercions Dieu si nous pouvons abandonner une méthode vicieuse et en suivre une meilleure. Plaignons nos ancêtres, et ne les insultons pas.

La deuxième classe des limitations est la quantité nécessaire. C’est la méthode qu’on suit à Naples et en Sicile.

On accorde des permissions pour trois cent mille toumoli, pour cinquante mille, etc., et puis on s’arrête. Cette méthode est mauvaise, même dans un petit royaume ; elle le serait bien plus dans un grand tel que la France. On ne peut avec sûreté accorder des permissions sans avoir su le véritable état de la récolte, connaissance impossible, ou du moins si tardive à acquérir, qu’elle arrête le cours libre du commerce. En France, il faudrait partager toute la masse des permissions qu’on compte donner selon les provinces, et donner, par exemple, deux cent mille septiers à la Picardie, trois cent mille à la Lorraine, etc. ; varier chaque année, selon la récolte de ces provinces ; chose impraticable, qui détruit toutes les spéculations ; et à la première faute qu’on commet, on a une famine tout comme si on avait laissé agir le hasard.

Cette méthode est donc très mauvaise, et même impraticable. Dans l’exécution, elle revient aux permissions particulières.

Reste la troisième classe des limitations relatives au prix ; c’est celle de l’édit de 1764. On a donc vu qu’elle ne vaut rien. Fixer que le blé, lorsqu’il sera monté à 13 liv. 10 s., ne doit plus sortir, n’empêchera pas une famine ; car si ceux qui l’ont vendu à l’étranger à un bon prix, eussent été prophètes, assurément ils ne l’auraient pas vendu ; s’ils pouvaient le faire rentrer, assurément ils le feraient ; mais c’est ce qui ne se peut pas ; les autres souverains l’empêchent, chose que les économistes n’ont jamais voulu croire, malgré les attestations les plus authentiques de la Gazette de France. Ils crient que c’est évident ; que les autres agissent fort mal en affamant la France, et que c’est contre l’évidence que de laisser mourir de faim des économistes. Les oreilles de tous les souverains sont sourdes à leurs voix. En un mot, ou vous mettez le taux de la restriction trop haut, et vous vous affamez tout de même que s’il n’y en avait pas, ou vous le mettez trop bas, et vous détruisez le commerce, ou vous le variez chaque année, et vous empêchez les spéculations et les commissions.

Ma méthode est celle qui s’approche le plus de celle de l’édit ; dans le fond elle est la même, mais elle accompagne toujours le blé dans tous les prix possibles ; et par ce niveau mobile, elle fait refluer dans l’intérieur le blé.

Elle a donc cet avantage sur toutes les autres, qu’elle porte directement à encourager en tous temps, et dans toutes les années, la circulation intérieure préférablement à la sortie. Voilà ce qui me l’a fait préférer et chérir.

Dans l’état actuel des choses, j’y trouve un autre avantage aussi, que je prie de ne pas regarder comme une satire, ni comme une mauvaise plaisanterie ; mais une chose sérieusement dite et digne d’entrer dans les calculs de ceux qui sont faits pour gouverner des hommes. Je dis que, si l’on adopte mon plan, tout le monde sera d’abord persuadé qu’il va être fixe et inaltérable. Le peuple regardera le droit de sortie sur les blés comme un impôt : or, il est, de longue main habitué à savoir qu’un impôt une fois mis, est éternel. L’exportation sera donc sûre et sacrée, puisqu’elle donne quelque produit au trésor royal ; mais elle restera par cet impôt même subordonnée à la circulation intérieure. On verra les blés s’éloigner des ports, et s’approcher des montagnes. On n’y verra plus cette pente, devenue habituelle, de voiturer les blés toujours à Nantes, à Rouen, à Dieppe, sans même qu’on sache si l’étranger en demande.

Je passe aux conseils suivants.

Du blé qu’a offert à la France le roi de Naples, le seul de tous les souverains qui ait donné cette marque d’amitié à un prince son allié, on en a fait acquisition pour le port de Marseille. On s’est découragé de le naviguer jusqu’aux ports de l’Océan. On a fait une faute par timidité. On a craint qu’il n’y arrivât gâté et qu’il y revînt fort cher : mauvaise raison. Il faut, dans les disettes, faire paraître du blé non attendu partout. Plus il y arrive à l’improviste, plus il porte coup. Qu’importe qu’il ait souffert, qu’importe qu’il revienne fort cher. La disette est pour les trois quarts une maladie d’imagination. Frappez donc l’imagination par des coups inattendus, si vous voulez la guérir. Quel est des monopoleurs celui qui pourra savoir au juste jusqu’à quel point ce blé navigué est endommagé ? Qui peut imaginer que le gouvernement veuille y perdre dans la vente ? Qui peut s’assurer que l’exemple du gouvernement n’encourage d’autres particuliers commerçants à suivre la même route, et qu’ils trouveront le moyen de faire parvenir le blé mieux conditionné et moins cher ? Ne croyez jamais qu’avec le blé étranger on apporte un grand secours ni à un grand ni même à un petit royaume. Il ne sert qu’à guérir l’imagination, à combattre et faire lâcher prise aux monopoleurs qui gardent les blés nationaux, sur lesquels, seuls, il faut fonder l’espérance. Toute la science et l’art consistent à les faire sortir et paraître. N’employez jamais la force, toujours la ruse, et souvenez-vous de la fable d’Ésope, que la douce chaleur des rayons du soleil a plus de force pour faire lâcher un manteau que le vent le plus impétueux.

C’est d’après ce principe que j’ai osé donner des conseils qui paraîtront bien hardis, et peut-être même fous, et qui seront cependant bien utiles, si on les sait appliquer et suivre. J’ai dit plus haut que les monopoleurs ne sont que ceux qui ont plus de moyens, plus de forces, plus de fonds en argent que les autres. Dans les bourgs et les petites villes, tout le peuple est pauvre ; il n’y a donc pas de monopoleurs, ni ne peut pas y en exister. Si vous y laissez établir un magasin public, vous autorisez un maire ou un échevin à être monopoleur ; vous lui fournissez les moyens par les fonds mêmes que le public lui donnera ; vous faites donc une création de monopoleurs en charge d’office, en établissant des magasins.

Ainsi donc, règle générale, partout où vous êtes sûr qu’on ne vend le blé qu’à de vrais consommateurs qui n’achètent que pour eux et pour leurs familles, et qui n’achètent pas pour revendre, exposez-leur devant les yeux tout le blé que vous avez, vous ne courez aucun risque ; ils sont pauvres, ils n’ont pas les moyens de tout acheter ; et si vous parvenez une seule fois à faire rester du blé au marché qui n’ait pas pu trouver d’acheteurs, comptez que l’alarme de la disette cessera, et les prix tomberont de moitié. Il se fait dans la disette un combat singulier dans le cœur des hommes, entre leur amour pour l’argent et leur amour pour le pain. S’ils voient abonder le blé, ils chérissent leur argent ; si le blé manque, ils méprisent et foulent aux pieds l’argent et le versent à pleines mains pour s’acheter du pain.

J’ai recommandé très fort qu’on ouvre des portes aux peuples pour emprunter au moins sur gages. Ce conseil est très important. Dans le temps de cherté, les monopoleurs d’argent sont encore plus à craindre que les monopoleurs de blés. Ces monopoleurs d’argent, qu’on appelle usuriers, existent, et je n’ai jamais pu m’empêcher de rire voyant des hommes de bon sens nier sérieusement l’existence des monopoleurs de blés, lorsqu’ils ne sauraient nier l’existence des usuriers. Enfin les uns et les autres existent, et il faut les ranger dans la même classe.

Ils sont ceux qui ont plus de moyens que les pauvres, et qui, par cela, les écrasent ; mais les usuriers font bien plus de ravages ; il est donc nécessaire de combattre les deux en même temps ; et lorsqu’on combat la disette de blés, il faut combattre la disette d’argent : les moyens sont les mêmes. Comme vous faites arriver du blé étranger non attendu pour dérouter l’avidité des possesseurs du blé existant en France, faites arriver de l’argent non attendu, prêté à un plus bas intérêt, pour dérouter les usuriers. Les hôtels de monnaies seraient les plus propres pour certains effets, et ils pourraient avoir des orfèvres correspondants dans toutes les moindres villes de leur ressort, pour y recevoir les effets d’or et d’argent que le peuple voudrait mettre en gage. Mais ceci est un faible secours. Il n’y a pas beaucoup de métal d’or et d’argent dans les provinces. Il faudrait autoriser dans chaque ville quelques bourgeois considérables à recevoir et à prêter sur gages à 6%, sur toutes sortes d’effets. Cette permission y invitera des honnêtes gens : Honos alit artes. Dès que l’on peut être honnête homme et gagner, tout le monde voudra être honnête homme.

Je dis la même chose des usuriers que j’ai dite des monopoleurs. Ne les cherchez pas, ne les persécutez pas ; mais établissez une concurrence au rabais, si vous voulez les subjuguer.

Je m’estimerais bien heureux, si mes faibles lumières et mon avis pouvaient être de quelque utilité à une nation respectable, à un peuple charmant, à une ville que je chéris, à des amis que je regrette ; enfin aux Français qui m’ont tant aimé et caressé, et qui n’ont d’autre tort avec moi que d’avoir laissé paraître des brochures indécentes et ridicules contre mon ouvrage, que l’amour pour la France m’avait dicté, quoique je ne leur reproche pas de les avoir lues, encore moins admirées.

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