Le socialisme d’État, par Léon Say

Dans cette conférence, donnée en novembre 1894, Léon Say évoque le développement dangereux du socialisme révolutionnaire et utopique, qui entend renverser les bases de la société et fonder les rapports des hommes entre eux sur un nouveau modèle. À côté de cette menace bruyante mais moins immédiatement dangereuse, à cause même de ses exagérations, il y a le socialisme d’État : c’est la doctrine des accommodements, de l’intervention modérée, et de ce qu’on nommera la sociale-démocratie. Pour Léon Say, cette dernière frange du socialisme est plus dangereuse encore : en brisant dans tous les domaines les ressorts de la liberté et de l’initiative individuelle, elle fait un mal immense, et au lieu de contenir les progrès du socialisme radical, comme elle y prétend, elle lui donne de l’aliment et le soutient, jusqu’à risquer de le rendre dominant.


Léon Say, Le socialisme d’État, conférence du 10 novembre 1894 (Journal des économistes, novembre 1894), et tiré à part.

 

LE SOCIALISME D’ÉTAT

CONFÉRENCE FAITE À LA SOCIÉTÉ INDUSTRIELLE D’AMIENS

LE 10 NOVEMBRE 1894

PAR

M. LÉON SAY

Député, Membre de l’Académie française et de l’Académie des Sciences morales et politiques.

(Extrait du Journal des Economistes, n° du 15 novembre 1894.)

 

PARIS

LIBRAIRIE GUILLAUMIN ET Cie

Éditeurs de la collection des principaux économistes, du Journal des Économistes, du Dictionnaire de l’Économie politique, du Dictionnaire universel du Commerce et de la Navigation.

14, RUE RICHELIEU

1894

 

 

LE SOCIALISME D’ÉTAT

Conférence faite à la Société industrielle d’Amiens,le 10 novembre 1894.

Messieurs,

Le socialisme a mille aspects variés. Ses théories et ses méthodes se divisent à l’infini. Il faudrait un gros livre ou une série de conférences pour en écrire l’histoire ou les histoires ; pour le saisir aux diverses époques dans ses origines d’apparence souvent contradictoire ; dans ses premières manifestations et dans ses développements quelquefois lents, d’autres fois rapides et brusques, comme les vagues de fond qui soulèvent à l’improviste la surface de la mer ; dans ses luttes intestines où les écoles spéciales obéissant chacune à un chef ennemi de tous les autres ne s’épargnent ni les injures ni les coups, et dans ces batailles livrées quelquefois avec beaucoup d’art et selon les règles d’une tactique savante à la société établie. L’histoire a conservé le souvenir de sociétés disparues sous des assauts du même genre que celui qui nous est livré en ce moment.Mais les sociétés qui ont alors péri, entraînant dans leur chute les civilisations dont elles étaient l’expression, ont toujours eu une renaissance ; elles ont toujours ressuscité sous une autre forme, composées bien entendu d’autres éléments. Elles se sont toujours reconstituées avec une grande lenteur, il est vrai, dans une nuit sombre, mais sans jamais cesser de remonter la pente pendant des siècles et des siècles de barbarie, puis après qu’elles ont émergé de l’abîme et qu’elles ont pu dissiper les ténèbres dont elles étaient enveloppées, elles ont toujours réussi à replacer l’humanité sur la voie du progrès et l’ont mise à même de refaire et de dépasser ensuite les étapes des sociétés antérieures.

Ce qui a fait dans tous les temps, et ce qui fait aujourd’hui encore la force du socialisme, c’est qu’il est organisé supérieurement pour l’attaque parce qu’il peut dominer toutes ses divisions et montrer aux soldats qu’il appelle sous ses différents drapeaux un but unique et clair, nettement et brutalement proclamé : la destruction de la société actuelle.

Il lui faut détruire la société pour anéantir les germes du mal dont il la déclare infectée, de ce mal qui fait souffrir les humbles, les petits, les opprimés, les pauvres, tout un monde usant tout ce qui lui reste de force et d’intelligence, pour le plus grand bien des orgueilleux, des grands, des oppresseurs, des riches et des oisifs stériles.

Les germes à extirper sont d’abord le capital accaparé par les riches, puis le patronat auquel est due l’invention de l’odieux salariat et enfin la concurrence qui a enfanté l’horrible lutte pour l’existence dans laquelle tant de pauvres gens succombent impitoyablement broyés par la civilisation capitaliste et ses lois d’airain.

Les écoles socialistes, malgré les outrages dont elles sont si peu avares quand elles se jugent les unes les autres, n’hésitent pas sur leur cri de ralliement. Elles ont leur delenda Carthago. Il faut commencer par détruire ce qui est ; on verra ensuite à faire l’accord sur ce qu’on devra mettre à la place. Pour opérer la destruction, les uns préconisent les moyens violents : c’est la révolution. D’autres sont d’avis de prendre des mesures préparatoires en arrachant, dans le parlement, des lois désorganisatrices à l’innocence de la bourgeoisie : c’est la diplomatie. D’autres enfin semblent borner leur désir à la conquête du pouvoir. Ils cherchent par tous les moyens à user la majorité parlementaire en la mettant, toutes les fois qu’ils le peuvent, en contradiction avec elle-même. Quand ils auront le pouvoir ils ouvriront les écluses du ciel et ce sera le déluge : c’est la tactique.

Révolution, diplomatie, tactique fournissent des procédés différents, mais c’est pour arriver à un même but : la destruction.

La force, la dissimulation, la critique, tout leur est bon, et chacun fait la campagne qui convient à son tempérament et à ses connaissances. La critique scientifique n’est pas le moins dangereux de ces trois modes d’attaque. Elle prend les apparences d’une prédication et d’un enseignement philosophique. Elle est insinuante et ses approches se font sans inquiéter plus qu’il n’est prudent les vieux partis politiques qui ont grandi dans les luttes oratoires et qui ont toujours aimé à se nourrir de discussions générales.

Tous les faits économiques, toutes les lois naturelles par lesquelles les faits ont été expliqués par les auteurs sont soumis à une critique savante et dissolvante. Ceux qui poussent cette critique avec le plus de vigueur et le plus de talent n’ont cependant rien inventé. Ils vivent sur les contradictions naturelles et, on peut le prouver, nécessaires de la science économique, comme les empiriques, charlatans de remèdes secrets, vivent sur les contradictions naturelles de la physiologie et de la médecine, contradictions inhérentes à toutes les sciences d’observation quand elles ont pour objet l’étude de faits naturels contradictoires. Mais pour les socialistes comme pour tout le monde l’art est plus difficile que la critique. Quand on leur demande le plan du monument social destiné à remplacer celui qu’ils vont démolir ils sont surpris. Étonnés de l’audace d’une telle interrogation ils se réfugient dans les généralités.

Ils régénéreront l’humanité ; l’ancienne doit disparaître ; ils en mettront une nouvelle à la place. Leur moyen est une création, la création d’un homme nouveau.

Le socialiste abolit l’homme d’aujourd’hui parce que c’est une créature manquée. Il le refait sur nouveaux frais à l’image de ce qu’il croit être le bien et le bon sans se soucier du vrai et prétend l’affranchir des lois contradictoires d’une nature imparfaite qui est aujourd’hui la sienne.

En affranchissant l’homme des entraves mises à son développement par les mauvaises lois de sa nature, on bannira du monde le mal sous sa forme la plus hideuse : la souffrance morale et la souffrance physique d’êtres innocents,

Malheureusement le socialisme, qui tente d’extirper le mal de ce monde, ne voit pas qu’il va se heurter à une barrière infranchissable, qui ne s’est jamais abaissée devant l’humanité, si toutefois elle a pu être abaissée, que pour se relever à la même hauteur, un peu plus loin comme un obstacle éternel. Le mal, car c’est le mal qu’il faut vaincre, est la contradiction nécessaire du bien. Nous n’aurions pas la notion du bien si nous n’avions jamais été en proie au mal.

Nous sommes des êtres, et comme la nature entière nous vivons dans un état d’équilibre instable. La vie organique est une lutte, rien qu’une lutte ; elle n’a de prix, si elle en a, que par la lutte, et s’il n’y avait pas en elle-même de contradiction elle n’aurait aucune valeur. Il n’y a de tranquille que ce qui ne vit pas.

Toutes les religions, tous les grands conducteurs de peuples ont cherché à résoudre le problème du mal. Seules les religions ont approché du but en plaçant le champ de bataille de ce côté-ci de la vie et la victoire au-delà. Elles ont consolé l’humanité et lui ont donné des moments de bonheur. Mais ceux-là même qui ont révélé aux hommes le secret qui les rend maîtres du mal ont-ils assuré le triomphe définitif du bien, et leur victoire sur le mal a-t-elle été générale et sans lendemain ? Le calme de quelques âmes n’a-t-il pas été acheté par l’agitation violente du plus grand nombre ? L’histoire est pleine des effroyables malheurs dont les guerres religieuses ont rempli le monde : persécutions, massacres, tortures. Les religions qui ont combattu de plus près le mal dans la création n’ont pas réussi à l’abolir et on ne peut pas dire de l’humanité qu’elle en ait jamais été affranchie.

Les grands conducteurs d’hommes qui, par leur génie, se sont imposés au monde et l’ont soumis en lui donnant leur empreinte ont essayé de faire disparaître le mal en le reléguant dans les bas-fonds de l’espèce humaine, en le cantonnant dans un peuple d’esclaves soumis au peuple roi, dans des races inférieures noires ou rouges qu’une race supérieure nourrissait à l’étable comme des animaux domestiques, les sacrifiant à la tranquillité de ceux que la force des bras ou la vigueur de l’intelligence avait fait leurs maîtres.

Quand les Espagnols sont arrivés au Pérou ils y ont trouvé, à leur grand étonnement, une civilisation très avancée, très différente de la civilisation européenne, où l’or accumulé en abondance dans les temples et les palais élevés pour honorer et abriter une race dominante n’avait pas de valeur monétaire, où la spéculation capitaliste était inconnue, mais aussi où la race de second ordre infiniment nombreuse était employée à servir une caste très limitée en nombre mais douée d’une intelligence supérieure.

« Le Péruvien de la caste inférieure », écrivait en 1847 Prescott, l’historien de la conquête du Pérou, « travaillant toute sa vie pour les autres, pouvait être comparé au condamné du Treadmill, tournant toujours dans le même cercle de fatigue incessante avec la conscience que, quelque profitables que fissent les produits de son labeur pour l’État, ils n’étaient absolument rien pour lui. »

Les gens de basse caste se donnaient sans réserve à la race des Incas. Ils ont montré jusqu’au dernier jour, pendant la guerre de la conquête, un dévouement sans pareil à leur malheureux maître traîtreusement arrêté au milieu de son armée par Pizarre et finalement mis à mort ; ils obéissaient aux moindres ordres que le monarque leur faisait parvenir par des émissaires habiles pendant qu’il était prisonnier.

Ils avaient pour mission, et ils en étaient pénétrés, d’assurer le bonheur des fils du Soleil, mais comme le pur bonheur n’est pas de ce monde, les fils du Soleil ne cessaient d’y porter atteinte ; ils le détruisaient par leurs jalousies, leurs divisions intestines et leur soif de conquête. Le mal cantonné s’échappait du cantonnement qu’on lui avait assigné.

Les socialistes croient avoir trouvé une autre solution. Ils veulent refaire la république de Platon sans l’esclavage et ressusciter l’empire des Incas sans les castes inférieures.

Il leur suffit pour y arriver de supprimer le capital et la classe capitaliste, et de nationaliser les instruments de travail. Ils réorganisent la société par l’émancipation de la terre et des capitaux industriels. La terre et les capitaux retirés des mains des propriétaires et des individus seront mis à la disposition de la communauté pour le profit général.

C’est le collectivisme pur qui serait ainsi réalisé par l’abolition de la propriété individuelle.C’est en même temps une leçon expérimentale qui, en se prolongeant, modifierait la nature de l’homme et le moraliserait définitivement en faisant son éducation. Tout le monde étant maître de tout, personne n’aurait plus ni le goût ni le moyen de s’emparer de rien. S’attribuer une richesse serait se voler soi-même : or prendre ce qui est à soi, c’est enlever à quiconque le droit de réclamer. Les délits ne peuvent évidemment pas exister là où il n’y a pas de lois à violer, et la morale redevient, par le fait qu’il n’y a plus de délit, la loi naturelle de l’homme. Elle règne sans effort parce que le mal ne sollicite plus personne et il n’y a plus de tentation puisqu’on l’apaise en y succombant. Le mal, en un mot, s’éteint faute d’aliment. Il n’y a plus de classes ni d’hostilité entre les divers citoyens puisqu’il n’y a plus ni patrons, ni ouvriers, ni salaires, ni achats, ni ventes. On produit pour les besoins communs et la suppression de la concurrence rend inutile cette lutte pour la vie qui est la source inépuisable de la misère humaine. Tous les socialistes ne rêvent à rien ou c’est à ce rêve qu’ils se laissent aller. Malheureusement pour eux les chefs de l’école socialiste n’ont pas compris qu’en vertu d’une loi de création plus puissante qu’eux il ne leur sera jamais possible de supprimer ni la concurrence, ni la lutte, ni la pression du travail, ni la vie gagnée à la sueur du front. C’est une pure utopie que leur système.

L’humanité au repos n’a jamais existé et n’existera jamais. L’effort ne peut s’exercer que dans la lutte, et l’effort est la loi suprême de l’humanité. L’humanité n’est sortie de la barbarie que par des efforts et les peuples qui ont eu le moins d’efforts à faire pour triompher des forces de la nature et détruire les obstacles que la pauvreté du sol et l’inclémence des saisons apportaient à leur existence sont parvenus plus tard et moins complètement que les autres à la civilisation.

Charles Dunoyer, qui a été, il y a soixante ans, préfet de votre département et qui a écrit un ouvrage magistral sur la liberté du travail, a dit :

« On peut poser en principe que l’industrie des hommes est moins stimulée par la facilité que par la difficulté de vivre. La nécessité est notre plus pressant aiguillon et des obstacles, pourvu qu’ils ne soient pas invincibles, peuvent être regardés, jusqu’à un certain point, comme une circonstance favorable à notre développement.»

C’est une vérité élémentaire qui a été mise d’ailleurs en lumière depuis très longtemps et dont le célèbre diplomate anglais sir William Temple a parlé au XVIIsiècle dans des termes fort intéressants. Dans sa jeunesse Sir William Temple avait visité la Hollande et en avait rapporté des impressions qui furent publiées sous le titre de « relations de Néerlande ». Selon lui l’activité des Hollandais avait pour unique origine la nécessité où ils se sont trouvés de vaincre les difficultés naturelles que leur opposait le sol de leur pays, et pour faire saisir par le contraste la valeur de cette doctrine historique et économique, il opposait à l’activité des Hollandais la paresse des habitants de l’Irlande, où l’abondance des produits du sol, étant donnée la rareté de la population, fournissait aux paysans tout ce qui était nécessaire à la vie, à tel point qu’un homme actif pouvait gagner en deux jours tout ce qu’il lui fallait pour se nourrir le reste de la semaine. Cette facilité de vivre était, pour sir William Temple, qui écrivait, il ne faut pas l’oublier, au milieu du XVIIsiècle, une explication très sensée des habitudes de fainéantise dont les Irlandais étaient coutumiers.

« Les hommes, dit-il, préfèrent naturellement prendre leurs aises plutôt que de travailler et ne se soucient pas de se donner de la peine quand ils peuvent vivre dans l’oisiveté. Mais quand la nécessité les y a accoutumés ils ne peuvent plus se passer de travailler ; le travail est devenu nécessaire à leur santé et à l’agrément de leur vie. » Sir William Temple pour justifier sa théorie, fait l’énumération des lieux où le commerce a été le plus florissant dans l’antiquité et dans les temps modernes, c’étaient presque toujours des territoires si resserrés qu’il était nécessaire, pour y vivre, d’y développer la plus grande somme possible d’activité.

David Hume, l’historien philosophe anglais, commentant au XVIIIsiècle les « relations» de sir William Temple, remarque qu’en poussant cette théorie à l’extrême, et en professant qu’un peuple ne peut s’enrichir qu’à la condition d’avoir à surmonter des obstacles, on peut se laisser aller à souhaiter qu’il lui en soit au besoin suscité de factices quand il n’y en a pas de naturels. Or de tous les obstacles factices les plus faciles à faire naître sont les impositions et les taxes. Et David Hume a constaté que « de son temps nombre de « raisonneurs», de ceux qu’on appelle en Angleterre des hommes de ressources et qu’en France on désigne sous le nom de financiers et de maltotiers, sont imbus de cette maxime prétendue économique qu’un impôt nouveau fait naître chez le contribuable qui y est assujetti, une faculté nouvelle correspondante, lui permettant de le supporter. Tout accroissement des charges publiques développerait ainsi, dans une proportion suffisante pour y faire face, l’industrie de la nation tout entière.»

Colbert d’ailleurs disait sensiblement la même chose quand il écrivait la lettre qui suit à l’intendant du Poitou, en octobre 1679 :

« Souvenez-vous, lui écrivait-il, qu’il n’y a rien qui rende la ville de Poitiers gueuse et misérable comme elle est que la fainéantise de ses habitants, qui, n’étant pas excités par quelque charge douce qui leur donne un peu de peine à y fournir et qui les porte par ce moyen au travail, tombent visiblement dans la misère où ils sont.»

Bien des écrivains ont développé ce même paradoxe. L’école allemande s’est emparée de l’idée et a fait naître un courant qui en accoutumant les hommes d’État à la pensée que l’accroissement des impôts et des attributions de l’État est favorable à l’augmentation de la richesse publique, n’a pas médiocrement favorisé le progrès du socialisme.

Mais ce n’est là encore qu’une des formes de la contradiction qui existe entre le bien et le mal. Il faut que l’homme sente l’aiguillon du mal pour apprécier la supériorité du bien. Il y a plus de seize cents ans qu’Origène disait que Dieu avait imposé la pauvreté à l’homme pour le rendre industrieux. « Dieu a fait l’homme nu et pauvre pour que le besoin le fasse sortir de la paresse et le rende industrieux ; de là tous les arts jusqu’à celui de la navigation qui nous fait chercher dans les régions éloignées ce que nous ne trouvons pas dans la nôtre. »

Si je me suis étendu un peu longtemps sur les contradictions qui se révèlent dans la nature humaine au point de vue économique, c’est que j’avais besoin de placer au-dessus de toute contestation cette vérité qu’il est nécessaire que l’homme maintienne toujours intacte son énergie parce que l’énergie est le principe de son activité productrice.

Pour y arriver il a besoin d’un ressort, et ce ressort il ne peut le tendre que par un effort soutenu qui est le travail. La nonchalance ou l’abandon de soi-même détend le ressort et l’expose à la destruction par défaut d’usage.

L’homme ne peut produire ni par conséquent donner de satisfactions de plus en plus complètes à ses besoins que par l’exercice de ses facultés. Ses facultés s’endorment quand il cesse un moment de les exercer, et leur réveil est la condition préalable du progrès. Pour qu’il les tienne éveillées il a besoin d’un stimulant extérieur. Il ne peut les réveiller, quand elles s’endorment, que par la lutte. Dans le langage économique, la lutte c’est la concurrence.

La grande loi du progrès s’affirme donc par la concurrence dont la liberté du travail est l’instrument. Mais ce qui est extrêmement curieux et ce qui confirme par voie d’analogie la loi que nous avons analysée, c’est que la même lutte, la même énergie, la même tension d’un ressort sont les conditions nécessaires de la vie animale tout aussi bien que de la vie économique. On a toujours dit que le travail était bon pour la santé. C’était une vérité d’expérience fondée sur une apparence qui s’est trouvée conforme à la réalité, ce qui n’est pas le cas de toutes les apparences.

La physiologie a fait en effet de nos jours de si grands progrès qu’elle a découvert la raison de cet axiome de l’hygiène courante. Nos organes sont sans cesse menacés. Il y a comme une bataille qui se livre sans trêve ni repos au sein de notre corps. Des poisons mortels sont incessamment distillés par l’activité destructive de germes ennemis et incessamment rendus inoffensifs par l’activité reconstituante des cellules protectrices dont nos organes sont faits. C’est une lutte, une attaque et une défense. L’attaque se renouvelle à chaque instant ; la défense est toujours en éveil. Toute interruption dans l’activité des cellules défensives est suivie de la maladie et de la mort.

Mon ami, M. le docteur Daremberg, faisant dernièrement l’histoire de la découverte du vaccin de la diphtérie par notre illustre concitoyen M. Roux, écrivait il y a quelques jours ce qui suit : « Les microbes ou leurs poisons, lorsqu’ils sont reçus par l’organisme en petites doses, ont pour effet de susciter l’activité des cellules de nos tissus et surtout des globules blancs du sang qui se défendent contre ces envahisseurs et sécrètent une substance qui neutralise le poison. Il semble que la toxine agisse comme un excitant sur les cellules. » Il n’y a donc aucun doute. La loi de la lutte nécessaire pour la vie est une loi naturelle inéluctable, une de ces lois que les hommes ne peuvent pas abroger parce qu’ils ne l’ont pas faite. C’est une loi morale et physique, économique et physiologique. C’est la loi de la vie.

Pour vivre il faut lutter et pour pouvoir lutter il faut être sur une défensive incessante. Le ressort humain doit toujours être tendu. C’est la concurrence qui le tend.

Sans concurrence il n’y a ni industrie, ni civilisation, ni progrès, et sans liberté du travail il n’y a pas de concurrence.

Malheureusement c’est une vérité complexe qui ne peut pas être saisie par les esprits simples ou simplistes, comme on dit aujourd’hui, parce qu’on n’arrive à la connaître qu’en passant en revue une série de faits fort enchevêtrés les uns dans les autres, dont la liaison est difficile à déterminer et où l’on confond, quand on n’a pas été habitué à des raisonnements de longue haleine, les effets avec les causes. C’est une vérité scientifique : ce n’est pas, comme on le dit vulgairement, le simple bon sens qui nous l’enseigne. Le simple bon sens n’est, pour ceux qui abusent de cette expression et qui le confondent avec l’esprit juste, qu’une façon de nier la science et d’y opposer la routine. Le simple bon sens ne dit-il pas du soleil à ceux qui le contemplent le matin au moment où il se lève, qui le suivent à midi au-dessus de leur tête et le voient disparaître le soir sous l’horizon, qu’il tourne autour de la terre. C’est par l’observation que les hommes ont fini par corriger cette erreur de leurs sens ; la science corrige la suffisance avec laquelle ce qu’on appelle à tort le simple bon sens ne parle que trop souvent.

Il en est de la science économique comme de toutes les autres sciences. Elle corrige les apparences et y substitue les réalités. Celui qui lutte péniblement dans le commerce et dans l’industrie pour gagner sa vie croit souvent obéir au bon sens, en demandant à la loi, c’est-à-dire à la force, de le débarrasser de la concurrence qui fait obstacle au développement de ses affaires. Il a peut-être raison à son étroit point de vue ; il a sûrement tort au point de vue de la société dont il est membre. S’il avait eu les moyens de réfléchir et de s’instruire, l’erreur de son prétendu bon sens aurait été dissipée ; mais il n’a vu qu’un côté de la question, le sien. Il ne s’est pas aperçu que tout le monde aurait réclamé comme lui si chacun avait écouté ce même prétendu simple bon sens et que tous les sauvetages individuels auraient abouti au naufrage général. Celui qui raisonne isolément est perdu. Le courant qui emporte les autres le fait périr sur les brisants.

Aussi, ne saurais-je trop le répéter, efforçons-nous de combattre l’ignorance économique comme toutes les autres ignorances : apprenons à nos enfants à connaître les lois économiques, comme nous leur apprenons à connaître les lois de la physique et de la chimie.

Il est humiliant de penser qu’il y ait en France tant de citoyens raisonnant au rebours de la vérité, et n’ayant aucune notion d’économie politique, d’économie industrielle, d’économie sociale. Faisons-nous maîtres d’école, en attendant que les écoles de tous les degrés soient largement ouvertes aux sciences économiques et, par un enseignement mutuel, faisons-nous les uns aux autres part des progrès que nous réalisons dans la connaissance des lois sociales.

Il faut mettre les enfants dans le milieu dans lequel ils doivent vivre. L’école, pour employer l’expression de votre préfet des temps antiques, Dunoyer, doit chercher à mettre les idées et les habitudes de ceux dont elle a la charge, en harmonie avec leur situation et avec les devoirs que cette situation leur impose. C’est de très bonne heure que les maîtres de la jeunesse doivent lui parler des rapports que chacun d’eux doit avoir avec ceux dont ils sont entourés, de la nécessité de la lutte, des meilleurs moyens de s’y préparer, de l’ardeur qu’il faut savoir y mettre et des bornes que la morale impose à cette ardeur. L’instruction professionnelle n’est complète que si elle fait connaître les conditions normales de toute profession et si elle en fait bien ressortir toutes les difficultés, et ces conditions, de même que ces difficultés, ne peuvent être appréciées que par ceux qui ont pris l’habitude de réfléchir et de distinguer les effets des causes. C’est un préjugé très répandu qu’on peut s’attaquer directement aux effets et réparer certains maux sans remonter jusqu’à leur source. C’est de la médecine sociale empirique et de la plus mauvaise. Couper une mauvaise herbe ne sert de rien, car la mauvaise herbe repousse ; en arracher la racine c’est se débarrasser de la mauvaise herbe et de ses rejetons. Il est vraiment étonnant qu’une vérité de cet ordre soit si difficile à faire pénétrer dans les esprits et que dans les crises économiques et sociales le premier mouvement des hommes publics soit de se borner à adoucir les souffrances, ce qui est d’ailleurs très naturel, très louable et très urgent, sans avoir la pensée de pénétrer à la racine du mal pour empêcher la maladie de reparaître incessamment. Malheureusement l’éducation qui manque à la jeunesse ne peut évidemment pas lui être donnée dans les écoles où elle passe sa première enfance, car elle ne dépend pas uniquement de l’instruction. Elle ne peut résulter que d’entretiens qui développent chez le jeune homme sa faculté de conduire un raisonnement. Le complément nécessaire de la première éducation doit se faire plus tard dans des cours complémentaires ou des conférences dus à l’initiative des maîtres et surtout des simples citoyens. Les sociétés qui instituent des cours comme le font la Société polytechnique et la Société philotechnique peuvent rendre les plus éminentsservices et peuvent surtout être imitées par des initiatives nouvelles et indépendantes qui limiteront leur action à ce qui les entoure. La trop grande centralisation d’une action sociale quelconque a toujours, à un certain moment, des inconvénients. Les institutions dont je parle doivent développer autour d’elles l’instruction économique et faire entrer dans les esprits , par des exemples et des considérations pratiques, la notion des lois naturelles de la société économique, lois dont on ne peut pas changer la nature, mais qu’on peut faire servir aux besoins de l’homme, tandis que si on prétend les briser, on les retourne inévitablement contre l’humanité dont elles augmentent les maux et la misère.

Je relisais, il y a quelques jours, dans les vieux papiers de J.-B. Say, mon grand-père, le programme qu’il avait rédigé sous la Restauration, alors que les idées libérales étaient au moins aussi suspectes qu’aujourd’hui, pour le cours d’économie industrielle au Conservatoire des arts et métiers. Sans entrer dans le fond des grandes et belles théories économiques, il en faisait comprendre la force et la vérité par des développements pratiques où les avantages de la liberté trouvaient toujours leur place. Voici les conclusions du programme qu’il soumettait alors au ministre de l’Intérieur :

« Le professeur recherchera les causes qui facilitent la vente des produits et celles qui lui sont contraires ; ce qui le conduira à examiner quelles ressources les différentes nations trouvent les unes dans les autres pour l’écoulement de leurs marchandises, et quel est, à cet égard, l’état actuel du monde commercial.

« ……. Il entrera dans l’examen des causes qui sont favorables ou contraires au développement de l’industrie, et d’abord il fera voir qu’elle ne peut exister que dans la vie sociale, et qu’elle se proportionne au degré de la civilisation. Il fera ressortir la nécessité de l’ordre et des lois, et principalement du droit de propriété, que le pauvre n’est pas moins intéressé à respecter que le riche. Il fera remarquer quelles sont les différentes natures de propriétés qui se composent de fonds productifs et de produits, quelles sont celles qui sont transmissibles et celles qui ne le sont pas ; quels sont les avantages et les inconvénients de chaque sorte de propriétés, et les effets de l’inégalité des fortunes.

« Le professeur examinera ensuite les systèmes suivis en différents pays et en différents temps, dans le but de favoriser l’industrie : le système qui tend à favoriser l’introduction des métaux précieux, préférablement à d’autres produits ; celui qui tend à favoriser l’importation des produits bruts et l’exportation des produits manufacturés ; le système de Colbert et des communautés d’arts et métiers (corporations) ; il exposera les opinions des divers auteurs sur tous ces points.

« Il examinera, sous le rapport de l’industrie et du service qu’elle en tire, les colonies, les comptoirs commerciaux et les compagnies anonymes ; l’effet des industries exercées pour compte du gouvernement ; il parlera des services que l’administration peut rendre aux arts et aux manufactures, et donnera pour exemple ceux qu’elle a rendus en France. Il parlera des fermes expérimentales, des voyages, des découvertes, des expositions publiques, des récompenses et des soins donnés à la propagation des connaissances utiles. »

Ce programme pourrait encore, après soixante-dix ans, être celui qu’il serait bon de développer, pour répandre dans les villes et les campagnes les notions primaires de la science économique.

Je voudrais donc qu’on fit partout des cours d’économie industrielle, plus ou moins analogues à ceux du Conservatoire des arts et métiers de Paris.

Ce ne sont pas les enseignements des socialistes dogmatiques, partisans de la nationalisation des instruments de travail, qui pourraient nuire le plus à cette propagande. Les socialistes de doctrine peuvent agir sur les passions et par la critique de ce qui est, pousser les hommes déclassés et agités à la destruction de la civilisation et de la société. Mais la nature utopique de leurs conclusions, leur collectivisme très indéfinissable dans ses moyens pratiques, et très facile à comprendre dans ses effets spoliateurs, ne feraient pas de grands ravages si nous n’étions arrêtés d’un autre côté par un ennemi bien plus redoutable à mon sens.

Cet ennemi, c’est le socialisme bourgeois, autrement dit le socialisme d’État. Le socialisme d’État a été imaginé pour combattre le socialisme dogmatique et révolutionnaire. Il fleurit en Allemagne, et ce qui devrait faire réfléchir les autres nations avant de s’y laisser aller, c’est que loin d’arrêter le socialisme révolutionnaire , il a contribué à l’y développer encore d’avantage. Le socialisme d’État du prince de Bismarck et des professeurs allemands appelés communément les économistes de la chaire, n’a pas affaibli la force du courant socialiste ; il l’a rendu au contraire plus formidable, et la digue bureaucratique qu’on a voulu y opposer, pourrait bien être emportée un beau jour, malgré le soin qu’on a mis à l’élever, et les précautions scientifiques qu’on a prises en l’édifiant.

Le socialisme d’État est un socialisme modéré, ou plutôt c’est le socialisme des modérés. Il respecte la propriété et la société établie. Il n’a pas la prétention de corriger la nature et de combler les lacunes de la création, mais il est disposé àconférer à l’État les pouvoirs les plus étendus. Il ne va pas jusqu’à remplacer la royauté de droit divin par l’État divin d’Hegel, et sa doctrine s’arrête en deçà de l’État Providence, mais il considère l’État comme devant être la providence des malheureux, la providence des faibles, et même, dans bien des cas, la providence de ceux dont les affaires sont dérangées. Ce n’est pas Dieu, mais c’est son prophète. L’État est pour le socialiste d’État un être personnel, un grand seigneur, le plus grand des seigneurs, un riche colossal, ayant la plus grosse fortune du monde à dépenser. Ce riche doit être un bon riche, et il a la mission de convertir les autres riches, quand ce sont de mauvais riches. S’il ne les convertit pas il les contraindra à remplir leurs devoirs sociaux.

Au fond, ce qui distingue le socialiste d’État du libéral, c’est qu’il recule aussi loin qu’il le peut la limite des attributions de l’État, tandis que le libéral cherche à la rapprocher.

Le socialiste d’État se rencontre avec le socialiste dogmatique en ce qu’il condamne les écarts de la liberté du travail et qu’il n’a qu’un médiocre souci de l’initiative individuelle. Le laisser faire, laisser passer est pour lui le comble de l’abomination. Le règlement est son grand moyen de gouvernement et la bureaucratie est l’idéal social qu’il a conçu. En dehors, en sus et au-dessus de la théocratie, de l’aristocratie et de la démocratie, il a su trouver une quatrième formule, la bureaucratie. La théocratie a pour ressort Dieu, l’aristocratie l’honneur, la démocratie la vertu, et la bureaucratie le règlement. Montesquieu est dépassé. L’humanité doit être contrôlée par la bureaucratie ; elle doit être suppléée par la bureaucratie ; elle doit être stimulée par les exemples que lui fournit la bureaucratie qui gouverne certaines provinces morales, industrielles, commerciales, pour apprendre à la liberté individuelle qui restera maîtresse du reste, ce que c’est que la morale bien pratiquée, l’industrie bien conduite, le commerce bien réglé.

En somme les socialistes d’État sont des interventionnistes qui comblent la mesure, placés qu’ils sont entre les libéraux qui ne la remplissent pas, et les socialistes dogmatiques qui la font déborder.

Marchant dans le même sens que le pur socialisme ils espèrent le rattraper et l’arrêter en route, tandis qu’ils lui font franchir, en le soutenant, les étapes les plus difficiles et l’avancent vers son but final.

Ils se manifestent par des lois prétendues protectrices et par leur tendance à faire de l’État un grand manufacturier et un grand commerçant. Ils se croient logiciens parce qu’ils passent du service d’État des postes et télégraphes, au service d’État d’entreprises de transport, de banque, d’assurances et de la manufacture nationale de cigares et d’allumettes à la distillation ou à la rectification nationale de l’alcool et à toutes sortes d’industries non encore dénommées, comme on dit en langage de douane.

Ils ne s’aperçoivent pas que dans tout gouvernement et dans toute politique le fin mot est de ne pas aller trop loin ; chacun sait cela. Et cependant aller trop loin est leur règle de conduite ; le galant homme est, dit-on, celui qui se gêne toujours. L’État ne doit pas être un État galant homme ; il ne doit se gêner jamais. Il y a même des personnes pour soutenir que la morale de l’État n’a rien à voir avec la morale vulgaire des individus.

M. André Liesse, qui connaît admirablement les différentes écoles socialistes, a publié ces jours derniers un volume dans lequel il dévoile avec beaucoup de finesse et une grande justesse d’expression tous les replis de l’âme socialiste. Quand il en est aux socialistes d’État, voici comment il parle de leur état d’âme :

« Le socialisme d’État n’a point manqué de théoriciens. Les socialistes de la chaire l’ont enseigné en Allemagne, et ont pu croire, un temps, au succès scientifique de leurs doctrines. La mode s’en est allée, et puis les socialistes purs, concurrence redoutable, lui ont porté le dernier coup. Ils n’ont pas eu de peine à démontrer que ce socialisme hybride ne résolvait rien, au fond, et qu’il ne faisait que déplacer les inégalités, comme nous allons le voir. Malgré qu’ils usent beaucoup eux-mêmes de l’État, dans leurs projets de réformes, les socialistes proprement dits assurent n’avoir pour l’État qu’une tendresse temporaire. L’État pour eux est une sorte de forme monarchique destinée à disparaître quand règnera l’universelle compréhension de la solidarité humaine. Cependant ils entendent user de la contrainte pour établir tout d’abord l’égalité des conditions, et conserver l’autorité de l’État, absolument nécessaire pour résoudre le problème social àla façon dont ils le posent. »

Il y a donc deux socialismes d’État en dehors du socialisme pur : celui qui fait de l’État un industriel et celui qui réglemente l’industrie; je ne parlerai ici avec quelque développement que du second.

Il y a en effet peu de chose à dire en ce moment, du moins chez nous, du premier, c’est-à-dire de l’État manufacturier ou banquier avec un capital d’exploitation emprunté au budget.

Les socialistes purs, quand l’État n’est qu’un patron comme un autre, ne peuvent le traiter que comme ils traitent tous les autres patrons. Il est vrai que l’État patron est favorisé et que la faveur dont il jouit est très facile à discerner. Il est commode, en effet, pour une industrie, d’avoir pour banquier le Trésor public, c’est-à-dire un prêteur qui ne peut pas laisser son emprunteur dans l’embarras ni le mettre en faillite, sans compter qu’il est non moins commode de couvrir ses pertes annuelles par l’ouverture au budget d’un simple crédit supplémentaire. Les socialistes purs, les dogmatiques, peuvent, dès lors, espérer faire payer la faveur accordée à l’industrie d’État en lui imposant des procédés désorganisateurs de l’industrie générale, privée ou publique. Ils ont sous la main un champ d’expérience et ils en usent. L’État industriel n’est cependant encore qu’un patron, un grand patron si l’on veut, mais un patron payant un salaire à ses ouvriers et les assujettissant à la discipline patronale. Il est, en conséquence, incapable de progrès socialiste en raison de l’impossibilité où il se trouve de s’affranchir de l’organisation bourgeoise, comme disent les socialistes, du patronat et du salariat. Quand ses ouvriers veulent lui faire la loi il les traite comme des insurgés ; il n’est pas probable qu’il les laisse jouir longtemps de la liberté du syndicat et de la grève, qui est le privilège des ouvriers de l’industrie libre.

Cependant c’est un commencement de nationalisation qui habitue les esprits à une nationalisation plus complète. Peut-être aussi les socialistes purs espèrent-ils pouvoir poser devant les Chambres, dans de meilleures conditions de succès qu’aujourd’hui, la question du salariat à propos d’un supplément de crédit pour le salaire des ouvriers de l’État. Il est arrivé un jour qu’un ministre n’a pas craint de déclarer à la tribune que le salaire des ouvriers de l’État dépendait de la générosité du Parlement, ce qui veut dire, si on généralise cette assertion et si on en tire une théorie du salaire, que le salaire dépend de la volonté du patron et non du prix fixé par la concurrence des consommateurs de produits. En fait il est probable que la parole du ministre ne voulait rien dire du tout, si ce n’est que le gouvernement était prêt à céder à ceux qui le menaçaient d’un vote d’opposition, mais ceci est hors de mon sujet, et je n’ai aucun désir de mettre le pied sur le terrain de la politique.

Il y a de prétendus hommes d’État qui professent que l’État, quand il se fait industriel et qu’il exerce son industrie à la faveur du monopole, peut et doit majorer impunément ses prix de vente, cette majoration n’ayant alors d’autre caractère que celui d’un impôt de consommation en sus ; ce qui permet d’augmenter les salaires et de faire ses achats de matières premières à des prix de faveur chez les producteurs nationaux : le salaire est bien alors une générosité du Parlement et le prix de vente est une forme de la protection.

C’est par ce raisonnement qu’on justifierait la régie des tabacs si elle s’avisait de livrer aux fumeurs des tabacs inférieurs, à des prix très élevés, sous prétexte que ces tabacs auraient été achetés trop cher à des producteurs nationaux et fabriqués trop cher par des ouvriers nationaux.

On dit aussi qu’il serait bon de monopoliser la rectification de l’alcool pour pouvoir élever, à l’abri du monopole, le prix qu’on ferait payer au public. On ajoute ou on pense sans le dire que ce serait un moyen de laisser un plus grand écart de profit aux bouilleurs de cru et de donner en même temps à certains producteurs, par des faveurs et des détaxes, le moyen d’augmenter leur production au grand avantage de l’alcoolisme.

L’autre abus des socialistes d’État, et j’en parlerai davantage, c’est le règlement. Quand l’État peut apprendre aux industriels leur métier et qu’il les oblige à fabriquer les produits dans des conditions réglées par la loi il sort évidemment de ses attributions et nuit au progrès de l’industrie. Les excès de l’Ancien régime en ces matières n’ont pas besoin d’être rappelés. Personne ne songe, je l’espère, à les faire renaître et je m’imagine que vous trouveriez passablement scandaleux que le ministre du commerce rappelât au préfet de ce département qu’il doit veiller à ce qu’on exécute les prescriptions d’une lettre écrite par Colbert à l’Intendant d’Amiens en 1670 : « J’ai vu et examiné soigneusement, disait Colbert, ce que les maires et échevins de la ville d’Amiens m’ont envoyé sur le sujet de la longueur et largeur des étoffes qui se fabriquent en cette ville, ensemble votre avis qui y était attaché, sur quoi je vous dirai que le seul moyen de rendre les manufactures parfaites et d’établir un bon ordre dans le commerce consistant à les rendre toutes uniformes est de faire exécuter ponctuellement le règlement général de l’année 1669 ».

Cependant il faut bien reconnaître que si les règlements de fabrication et de vente sont intolérables et contraires à la prospérité de l’industrie, il y en a d’autres qui sont de la nature des règlements de police et qu’on ne saurait proscrire. Le difficile est de faire la distinction afin de rester dans une juste mesure. Cette distinction, les socialistes d’État ne la font pas, car ils n’ont aucune idée de ce que c’est que la juste mesure.

Il est clair, et les économistes qui sont le plus convaincus des avantages du laisser faire pensent sur ce point comme tout le monde, que la vente des poisons doit être surveillée. C’est le premier devoir de l’État de prévenir les crimes et d’empêcher qu’on les prépare. L’alcool est un poison et ce poison a des effets d’autant plus graves qu’il renferme plus de principes toxiques. Il est donc tout naturel que la rectification des alcools, surtout des alcools d’industrie, soit surveillée, et puisqu’il y a dans les usines des agents chargés de contrôler les quantités fabriquées au point de vue de l’impôt, rien n’est plus conforme à la raison que de les charger en même temps de contrôler les qualités et d’empêcher la mise en consommation des produits qui contiennent les poisons les plus violents. Il y a donc lieu de réglementer la fabrication et la vente de l’alcool. Mais c’est à la condition que les mesures que la loi doit prescrire n’aient d’autre objet, outre celui de surveiller la fraude, que de combattre le fléau de l’alcoolisme. Ce n’est malheureusement pas toujours le cas.

On a fait beaucoup de règlements pour combattre l’alcoolisme et on en fera beaucoup encore, mais comme c’est une passion qu’il faut vaincre, les règlements administratifs sont le plus souvent impuissants. L’impôt, qui est bien un frein, est tourné par la fraude. On achète des alcools qui sont des poisons et on ne paie pas les droits ; on s’enivre et on sourit des lois contre l’ivrognerie. Le Français est né malin et sa malice ne lui sert pas seulement à faire des vaudevilles. L’histoire des fraudes est d’une variété infinie. On m’a signalé un jour, lorsque j’étais préfet de la Seine, une noce qui en passant et repassant plusieurs fois dans une suite de landaus par une des barrières de l’Est de Paris, avait attiré l’attention des commis de l’octroi. C’était une fausse noce dont toute la fête consistait à faire passer le mur de l’octroi à nombre de bidons d’alcool en forme de coussins fort durs, sur lesquels semblaient s’étaler mollement une mariée couronnée des emblèmes de la vertu et tout un cortège de fausses demoiselles d’honneur. Une autre fois c’était un corbillard avec un faux cercueil où l’on avait déposé des bouteilles d’eau-de-vie. La fraude suit ainsi l’homme depuis son mariage jusqu’à sa mort. Il est facile de constater que les lois, les règlements et les impôts sont impuissants à réprimer la passion de l’alcool si la répression, quelque bien organisée qu’elle soit, n’est pas favorisée par les mœurs. Les pays où l’on obtient les meilleurs résultats sont ceux où des sociétés libres se sont formées pour combattre l’alcoolisme par une pression morale, et où on a fini par inspirer à la population une véritable aversion contre les fraudeurs parce qu’ils sont les agents les plus actifs de la propagation de l’alcoolisme. Un impôt très élevé avec une population disposée à combattre la fraude au lieu de la favoriser, c’est le seul moyen efficace de résistance à l’alcoolisme qu’on ait encore imaginé, mais rien n’est plus difficile que de faire naître et d’entretenir dans une population des sentiments hostiles aux fraudeurs.

Il existe en Suède et en Norvège une législation particulière sur la vente de l’eau-de-vie qui paraît avoir donné de bons résultats. Cependant la diminution du mal qui semble constant n’est pas attribuée par tout le monde uniquement au système particulier dit de Gothenbourg qui est appliqué dans les pays scandinaves. Ce n’est pas l’administration seule qui, dans ces pays, a combattu et souvent vaincu le fléau de l’alcoolisme par les procédés plus ou moins ingénieux qu’elle a employés ; c’est la nation elle-même ; c’est le peuple de la Suède et de la Norvège qui a livré lui-même la grande bataille, la bataille décisive et qui a déjà remporté des victoires. M. le Dr Broch, l’éminent homme d’État de Norvège récemment décédé, disait en 1888 à la Commission extra-parlementaire des alcools que j’avais l’honneur de présider : « La contrebande ne se pratique pas ; elle serait vite dénoncée par l’opinion publique », et on peut lire dans le rapport sur le régime des alcools, publié en 1888 par le bureau royal du contrôle et de la vérification, ce passage curieux :

« La législation suédoise a fait beaucoup et elle peut faire beaucoup encore pour la répression de l’abus des spiritueux. Mais l’on doit se dire qu’elle eût été impuissante ou du moins qu’elle n’eût pas atteint à beaucoup près les résultats actuels si elle n’avait été appuyée par l’opinion publique aussi bien que par les efforts des nombreuses sociétés de tempérance et peut-être plus encore si une meilleure nourriture, des logements plus sains, un bien-être incessant, une meilleure éducation populaire, une moralité et un sentiment de la dignité humaine plus développés n’avaient rendu plus ou moins inutile pour les populations le besoin d’excitants alcooliques et surtout n’avaient ouvert leurs yeux sur le vice de l’ivrognerie et sur ses suites. »

Le socialisme d’État n’a confiance que dans les règlements, mais nous nous n’y mettons qu’une confiance restreinte parce que les règlements brisent le ressort de l’initiative individuelle. Ils ne sont bons que s’ils sont conçus de telle façon qu’ils admettent et favorisent le concours des bonnes volontés particulières.

Il y a une excellente propagande contre l’abus des spiritueux, c’est celle que j’ai vu pratiquer par des individus — il n’y en a malheureusement encore qu’un très petit nombre — qui, après avoir été des buveurs d’alcool, ont été guéris et désirent que les autres soient préservés du mal auquel ils ont été en proie. J’en connais deux qui viennent quelquefois me rendre visite ; l’un a été guéri par les conseils affectueux d’un homme de bien qui ne s’était jamais lassé de lui faire des observations amicales et qui, arrivant un jour chez lui au moment où, dans son ivresse, il frappait sa femme, lui a fait de si touchants reproches qu’il a pour ainsi dire en quelques instants changé sa faible nature et lui a donné une force de résistance qui ne lui a jamais fait défaut depuis ; c’est un pauvre marchand des quatre-saisons qui roule péniblement sa charrette à travers les rues de Grenelle. Tout en faisant son petit commerce et gagnant péniblement de quoi vivre, il s’est mis à prêcher dans son quartier l’abstinence des spiritueux, et malgré la difficulté de sa vie il est heureux parce qu’il a la conscience du bien qu’il fait. J’ai fait sa connaissance le lendemain d’un jour où j’avais parlé contre l’alcoolisme dans une réunion de la Croix bleue. Il est arrivé de bonne heure roulant sa petite voiture jusqu’à ma porte. Il est entré et m’a offert une fleur. J’ai été plus sensible à cette récompense qu’aux applaudissements avec lesquels on m’avait accueilli la veille.

L’autre guéri est un homme qui avait été recueilli dans un admirable hospice d’alcoolisés fondé en Suisse à Ellikon près de Zurich par l’initiative d’hommes de bien. Vous savez qu’en France il n’y a pas d’établissements pour recevoir, surveiller et soigner ces malheureux. Les asiles d’aliénés n’y sont pas autorisés ; les hospices ne sont pas faits pour eux et les hôpitaux ne les reçoivent qu’au moment où ils vont mourir des suites de la maladie qu’ils se sont donnée. Dans cette maison suisse on reçoit les alcoolisés mais on ne les retient pas de force comme dans un asile d’aliénés ; on les laisse libres de s’en aller s’ils le veulent. Par un traitement physique et moral on agit à la fois sur leur santé et sur leur volonté et on arrive à des résultats véritablement prodigieux. L’un des guéris de cet hospice en est sorti avec la noble passion de guérir à son tour les alcoolisés dont il apprécie mieux que personne la déchéance physique et morale. Il leur prêche l’abstinence des spiritueux et il réussit quelquefois, parce que prêchant de son propre exemple il est la réalisation vivante de la belle strophe d’Athalie qui finit par ces vers :

Il nous donne ses lois, il se donne lui-même,

Pour tant de biens, il commande qu’on l’aime.

On cherche à créer en France des maisons analogues à ces hospices suisses d’alcoolisés. La dépense ne serait pas très élevée, mais l’état de notre législation ne s’y prête pas aisément et puis, comme pour toutes les œuvres d’initiative privée où il faut se donner soi-même, il est difficile de trouver celui qui réunirait, pour diriger une pareille institution, toutes les qualités nécessaires.

Presque tous mes amis de la tempérance sont enrôlés dans les sociétés qui voudraient assurer de plus en plus aux travailleurs le repos du dimanche.

Le repos du dimanche ne peut réaliser en effet tout le bien que nous en attendons que si c’est un repos pris en dehors du cabaret. Il faut donc organiser en même temps, ou même avant que le repos du dimanche ait pris toute l’extension que nous appelons de nos vœux, ces sociétés d’honnête emploi du temps dont le cercle ouvrier de Mulhouse, avant d’avoir succombé sous les coups du socialisme d’État allemand, avait fourni un si bel exemple. Vous n’avez pas ignoré cette grande et aimable institution. Mon ami M. E.-O. Lami en a donné une description très intéressante dans son beau rapport sur la section XII de l’exposition d’économie sociale de 1889. Il y raconte entre autres une fête de Noël dont le caractère était bien touchant. On l’avait offerte aux vieillards indigents de Mulhouse et on donnait à 300 vieux ouvriers, dont le plus jeune avait 70 ans, un dîner servi par les femmes et les filles des grands industriels de la ville. Voyez-vous d’ici le socialisme d’État envoyant ses gendarmes porter à vos femmes et à vos filles un mandat de comparution à une fête semblable avec amabilité et grâce obligatoires. La loi des cœurs ne se promulgue pas comme la loi des codes. L’Union chrétienne des jeunes gens, avec son beau cercle de la rue de Trévise, à Paris, a réalisé dans un ordre d’idée analogue les bienfaits du cercle mulhousien.

Ce sont là des institutions préalables à l’extension du repos du dimanche. Mais suffira-t-il de craindre qu’elles ne se développent pas assez vite pour justifier le repos obligatoire de par la loi ? Je ne le pense pas. Il n’y a qu’une puissance qui puisse fermer les ateliers et les boutiques le dimanche. C’est le public, c’est-à-dire la clientèle. N’achetez pas le dimanche et la réforme sera bien avancée.Rééditez les lois de la Restauration sur l’observation du dimanche et vous aurez au contraire tué la réforme dans l’œuf. La réaction que ferait naître une semblable loi reculerait notre triomphe d’un grand nombre d’années, sans compter que l’on ne réussit jamais quand on s’exagère. Ceux qui veulent arrêter toutes les manifestations de la vie sociale tous les dimanches et pendant toute la journée du dimanche me font l’effet de fous qui tenteraient d’arrêter la circulation du sang une fois par semaine pour reposer le cœur.Ce n’est pas notre cas, car nous ne voulons pas que le coeur se repose ; c’est là où nous trouvons de quoi suppléer à l’insuffisance du socialisme bureaucratique. Nous voulons puiser dans notre cœur, sans jamais lui permettre de s’arrêter un seul instant et moins encore le dimanche que tout autre jour, les forces dont nous avons besoin pour aider les moins heureux que nous et soulager leur misère.

Nos dernières lois sur la sécurité des ateliers et les projets en discussion sur l’assurance contre les accidents professionnels sont aussi des productions du socialisme d’État dont je ne saurais trop signaler les excès et par conséquent les dangers.

J’arrive de Milan, où j’ai suivi avec beaucoup d’assiduité les séances du Congrès international des accidents de fabrique, et j’ai pu, en écoutant les orateurs les plus compétents, asseoir mon opinion définitive sur les graves inconvénients nés de l’excès d’intervention des lois à la mode allemande destinées à prévenir et à réparer, dans leurs conséquences, les accidents du travail.

L’idée allemande a été combattue à Milan avec une grande vigueur et beaucoup d’efficacité par des Français, des Belges, des Anglais et des Italiens, et quoique le Congrès, conformément à un article très sage de son règlement, se soit abstenu de se prononcer par un vote formel, le socialisme de la bureaucratie allemande n’en a pas moins été condamné très clairement par la grande majorité du congrès.

Le socialisme d’État était cependant représenté par un administrateur de premier ordre, M. Bœdicker, président de l’Office impérial à Berlin. M. Bœdicker parle fort bien ; il est extrêmement aimable, et sa discussion est des plus courtoises. On a discuté avec lui et à mon sens on l’a battu.

La loi allemande sur les accidents du travail devait avoir pour résultat de diminuer le nombre des accidents, d’atténuer leurs conséquences et d’assurer à forfait et sans discussions irritantes entre ouvriers et patrons une indemnité suffisante aux blessés et aux familles des victimes. Mais le nombre des accidents a augmenté, celui des procès s’accroît tous les ans et les révisions fréquentes des rentes pour invalidité apportent une incertitude constante dans la situation des intéressés, ce qui les irrite profondément. M. Bœdicker n’a pas, il est vrai, accepté ces conclusions, mais il est impossible de ne pas reconnaître que ses adversaires ont donné, en faveur de leur opinion, des raisons de fait absolument concluantes.

C’est tout un peuple que M. Bœdicker a sous la main. Il est le surveillant de l’état matériel de 18 millions d’hommes auxquels il fournit par l’action des trois grandes lois du socialisme d’État, des secours quand ils sont malades, blessés, infirmes, ou mis par la vieillesse dans l’impossibilité de travailler. Je ne parlerai pas de l’assurance contre les maladies ; c’est la forme allemande de nos sociétés de secours mutuels, forme d’ailleurs très supérieure à la nôtre, car elle en fait des sociétés d’assurances sachant calculer leurs risques et englobe dans leurs attributions les soins à donner à la suite d’accidents du travail pendant les treize premières semaines. Nous pourrons y faire des emprunts avantageux, mais c’est une question spéciale.

Je ne parlerai pas non plus de l’assurance contre l’invalidité de la vieillesse parce que je serais obligé d’entrer dans trop de détails.

Je laisse donc de côté ces deux lois ; je me bornerai à vous dire quelques mots de la loi d’assurance contre les accidents du travail.

Ce n’est pas à proprement parler une assurance ouvrière : les ouvriers ne paient aucune prime ; ils ont droit à une rente déterminée en cas d’invalidité par blessure et si l’accident a entraîné la mort ce sont la femme et les enfants auxquels la rente est attribuée. C’est pour avoir une garantie de leur solvabilité qu’on oblige les patrons à s’assurer à l’Office impérial. C’est donc bien d’une assurance qu’il s’agit, mais d’une assurance patronale. Les corporations sont substituées au patron individuel pour la discussion et le règlement des indemnités et le paiement des pensions est fait par une bureaucratie à laquelle le patron reste tout à fait étranger. Le patron est désintéressé dans une très forte mesure ; il n’a plus d’obligation morale et quand il a payé sa prime à l’Office et passé à la corporation le soin de régler l’indemnité due à ses blessés et de la leur payer, il est tout à fait quitte envers ses ouvriers. La victime reçoit bien une rente, mais une rente provisoire qui est révisée au bout d’un certain temps si les suites de la blessure sont plus ou moins graves qu’on ne l’avait jugé d’abord.

Enfin pour ne pas être exploités et pour réduire autant que possible le montant des rentes à servir, la Corporation et l’Office impérial se garantissent par une surveillance très attentive contre les maux simulés et obligent les intéressés à se laisser soigner, soit dans des hôpitaux généraux, soit dans des maisons de convalescence spéciales afin de recouvrer toute la capacité de travail dont ils sont susceptibles. Aussitôt que la capacité de travail est rétablie, la rente d’invalidité est réduite dans une proportion correspondante.

Malgré l’activité croissante de la prévoyance publique et peut-être par suite d’une diminution correspondante de la prévoyance individuelle, le nombre des accidents s’est accru en Allemagne, depuis l’application de cette loi. C’est un fait indiscutable. L’Office impérial ne le nie pas, mais il prétend que c’est une simple apparence par cette raison que les statistiques sont plus complètes qu’autrefois. Jadis on ne portait pas dans les états le nombre réel des accidents parce qu’on ne les connaissait pas tous, aujourd’hui on les connaît tous et on les signale tous.

Malheureusement pour l’Office impérial, ou plutôt pour la valeur de sa défense, ses contradicteurs ont pu établir des points de comparaison très sérieux qui leur ont permis à Milan de soutenir victorieusement l’opinion contraire.

En Alsace, où la statistique des faits sociaux a toujours été tenue avec beaucoup d’exactitude et de sagacité, on a constaté une augmentation très réelle dans le nombre des accidents depuis que l’initiative individuelle a cessé de s’exercer et que l’État, sous des formes diverses, s’est réservé la tâche de les prévenir.

Autrefois le nombre des accidents était beaucoup moins élevé en Alsace et la moyenne alsacienne était beaucoup plus favorable que la moyenne allemande. Aujourd’hui l’Alsace a perdu sa supériorité ; la moyenne est la même des deux côtés du Rhin.

Quant à l’apaisement social et au rapprochement des patrons et des ouvriers on sait bien que la situation ne s’est pas améliorée et il n’est pas difficile d’en trouver la raison.

C’est l’État qui règle, c’est l’État qui satisfait ou ne satisfait pas l’ouvrier. Le patron n’a pas d’action sur le règlement. L’ouvrier n’a pas à lui en être reconnaissant ; le lien qui existait entre eux est rompu. La séparation des classes est ainsi beaucoup plus visible qu’autrefois. Les patrons sont d’un côté, les ouvriers de l’autre. L’État se place entre les deux comme un mur pour les empêcher de se voir et il est beaucoup plus difficile qu’il ne l’était jadis de réaliser ce mélange des ouvriers et des patrons dont les résultats avaient été si intéressants au cercle de Mulhouse.

Enfin rien n’est définitif dans le règlement ; c’est un défaut capital. On avait parlé d’un forfait ; on l’a établi dans le premier article de la loi ; on l’a fait disparaître dans les derniers. Le forfait devait apporter le calme, par une juste satisfaction donnée à l’ouvrier. Le calme et la satisfaction se sont évanouis.

Les discussions sont en effet incessantes pour l’établissement des indemnités allemandes. De 14 000 en 1890 les procès pour la fixation des indemnités ont passé à 21 300 en 1893 et dans une affaire sur cinq le bureau des corporations n’a pas satisfait les parties. Il y a eu appel à l’Office impérial, et ce sont les ouvriers qui ont introduit les trois quarts des appels. Enfin, sur 25 000 affaires litigieuses en 1893, il y en avait 11 000 ayant pour cause le refus de la pension et 14 000 ayant pour cause le désaccord sur le montant de la pension à allouer.

Il у a évidemment une trop grande élimination de l’action individuelle et un trop grand développement de l’action de l’État. Il aurait fallu recourir, dans de beaucoup plus fortes proportions, à l’initiative privée. L’obligation, pour les patrons, de garantir leur solvabilité au moyen de l’assurance par l’État, est excessive. On aurait dû ne rien faire pour décourager les combinaisons variées que l’assurance individuelle peut seule imaginer. Il ne faut même pas que l’assurance soit obligatoire du tout. L’intérêt du patron suffit pour le porter à l’assurance, mais il faut le laisser libre pour que toute son attention se porte d’abord sur les moyens de prévenir les accidents.

Il a existé et il existe chez nous et ailleurs beaucoup de sociétés dont l’objet est de rechercher les moyens de prévenir les accidents du travail. Ces sociétés, vous les connaissez, vous les avez vues à l’œuvre. Elles ont rendu des services qui sont universellement appréciés. Ce serait un malheur de les décourager en les remplaçant par le bureau d’un ministère. Les industriels, inspecteurs volontaires dont elles se composent, forment une brave et pacifique armée, qui se licencierait bien vite d’elle-même si on la mettait sous les ordres d’inspecteurs fonctionnaires. Ce ne sont pas des soldats à la suite. Ils ont droit à marcher au premier rang, car ce sont en réalité des généraux qui ont la modestie de se faire sous-officiers.

J’ai eu l’occasion de rencontrer, au Congrès de Milan, un très grand industriel du Milanais, M. de Angeli, et j’ai constaté avec une vive satisfaction qu’il a comme vous et moi la plus entière confiance dans les sociétés dues àl’initiative privée, auxquelles je viens de faire allusion. Il ne désespère même pas de les voir se développer dans de très larges proportions, et il pense que dans un délai rapproché il sera possible de donner à des patronages et à d’autres sociétés organisées à la façon de nos sociétés industrielles volontaires, de véritables délégations législatives. Ce serait l’accord de la loi et de l’action individuelle.

La loi en matière d’hygiène et de sécurité pourrait, dans cette hypothèse, rester dans les généralités ; elle se bornerait à édicter des principes généraux. Les sociétés dues à l’initiative privée pourraient ensuite rédiger spécialement pour chaque industrie, après avoir examiné les nécessités locales et s’être rendu compte des difficultés inhérentes aux diverses entreprises industrielles petites ou grandes, ce que nous appelons en France des règlements d’administration publique. La petite industrie trouverait dans ce mode de surveillance libérale une garantie bien désirable et qui lui manque aujourd’hui, car c’est la petite industrie qui est le plus souvent et le plus durement menacée par les conséquences onéreuses des lois prétendues protectrices de l’hygiène et de la sécurité.

Si le courant d’idées dont je parle avait prévalu chez nous pendant des années dernières on aurait évité les fâcheuses et en même temps les bien curieuses erreurs de notre loi de 1892 sur le travail des enfants et des femmes dans les établissements industriels.

Cette loi de 1892 a voulu régler uniformément pour toute la France et pour toutes les industries les conditions du travail et elle a divisé les travailleurs en cinq catégories dont la troisième est elle-même divisée en deux groupes. Ce sont les enfants, les jeunes garçons, les jeunes filles, les femmes et enfin les hommes adultes. Les enfants ne peuvent être employés à un travail effectif de plus de dix heures par jour, les jeunes garçons et les jeunes filles de seize à dix-huit ans ne peuvent être employés à un travail effectif de plus de soixante heures par semaine ni de plus de onze par jour. Les autres jeunes filles et les femmes ne peuvent être employées à un travail de plus de onze heures par jour sans la réserve des soixante heures par semaine.

Il en est résulté que, dans certains ateliers, des maîtres ouvriers travaillant avec le concours de leurs aides voyaient ceux-ci disparaître les uns après les autres, à des heures différentes, et devaient forcément interrompre leur travail avant d’avoir épuisé pour certains de leurs collaborateurs toutes les facultés de la loi.

Ces inconvénients se sont révélés avec tant de force que la loi a dû être remaniée, que le Sénat s’est déjà prononcé en faveur de ce remaniement, et que la Chambre des députés va se mettre incessamment d’accord avec le Sénat pour l’unification des heures.

Une autre loi plus récente sur l’hygiène et sur la sécurité des ateliers donne des pouvoirs en réalité illimités aux inspecteurs du travail, qui peuvent prescrire des modifications portant au besoin sur le gros œuvre de l’usine. Quelle que soit l’importance des transformations imposées et quelle qu’en soit la dépense il n’y a pas de recours pour l’industriel, et le pouvoir du ministre se borne après avis du Comité des arts et manufactures à la faculté de lui accorder, mais seulement en cas de besoin, un délai d’exécution de dix-huit mois au maximum. Il est impossible qu’une loi aussi arbitraire puisse être appliquée bien longtemps.

L’obligation de ménager les forces de l’enfant pouvait former un article d’une première loi sur le travail ; mais, pour les femmes, l’intérêt de les protéger est loin d’être prouvé. L’obligation d’assurer la sécurité de l’atelier pouvait être l’objet d’une seconde loi. Mais il est évident que l’application de ces deux principes, après qu’ils auraient été déterminés par la loi, pouvait être réglée dans de bien meilleures conditions, et avec des différences heureuses, résultant de certaines situations locales, par des patronages et des sociétés composées, dans chaque région ou dans chaque localité, de personnes dévouées et formées en associations reconnues d’utilité publique par décret délibéré en Conseil d’État et sauf à leur imposer des statuts ou des règlements intérieurs contenant des réserves plus strictes encore que les réserves actuelles relativement au droit de retirer la reconnaissance d’utilité publique.

Je ne voudrais pas prolonger plus longtemps cette revue que je ne me lasse jamais de passer et de repasser dans mon esprit des efforts faits ou à faire dans la lutte si courageusement entreprise, de nos jours, pour aider les classes laborieuses à surmonter les difficultés de la vie ouvrière moderne.

Je pense en avoir assez dit d’ailleurs pour justifier les conclusions très fermes auxquelles je suis arrivé. Ces conclusions sont libérales : Il faut respecter le libre exercice des facultés humaines et ne faire intervenir l’État que lorsque la nécessité en est absolument démontrée et sous la réserve de ne jamais briser ni même affaiblir le ressort de l’énergie individuelle.

Pour la solution des questions sociales la loi ne doit jamais agir seule et sans le secours de l’initiative individuelle et des lois morales. La loi toute seule sera toujours trop faible.

C’est donc dans l’action morale que je cherche le plus fort de mes points d’appui, et c’est à remplir leur devoir social que je convie, avant tout, mes concitoyens, mes voisins et mes amis.

Faire appel au bras séculier, c’est-à-dire à la loi avec son cortège de fonctionnaires et d’agents d’exécution et de répression, cela peut être tentant ; c’est toujours dangereux. C’est prendre la force pour le droit. C’est s’infatuer et s’endormir dans une fausse sécurité au risque de périr.

C’est en même temps avouer qu’on désespère de l’humanité, c’est montrer les symptômes de la grave maladie du siècle qui est le pessimisme.

Être libéral, c’est être fidèle à la grande tradition de la Révolution française et c’est être optimiste. Les optimistes ne comptent ni la peine ni le temps. Ils ne sont ni à la tâche ni à l’heure. Ils sont actifs et patients parce qu’ils ne doutent ni d’eux-mêmes ni de l’humanité.

Un grand politique du commencement de ce siècle n’a-t-il pas dit que l’avenir était à eux.

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