L’économie de la mutualité, par John Kay (1991)

John Kay, London Business School

Article paru dans Annals of Public and Cooperative Economics, Vol. 62 N° 3, 1991.

Beaucoup d’affaires se font dans des sociétés mutuelles. Elles collectent de l’épargne et accordent des prêts. Elles assurent nos vies et nos maisons. Nous les trouvons dans l’agriculture et dans la distribution. Nous pratiquons une grande partie de nos activités de loisir – du sport aux activités artistiques – dans des associations à but non lucratif. Le but de cet article est de présenter un cadre économique général qui permette de comprendre les objectifs de ces sociétés, et d’identifier certains avantages et inconvénients spécifiques des organisations mutuelles.

Il est de plus en plus à la mode de parler de « parties prenantes » d’une organisation. Toute entreprise commerciale est responsable vis-à-vis de cinq grandes catégories de partenaires. Il y a les clients, qui achètent ou utilisent ses produits. Il y a les salariés, qui y travaillent. Il y a les fournisseurs, qui apportent des biens et des services à l’entreprise. Et il y a ceux qui apportent le capital nécessaire à l’activité – les banques, d’autres institutions financières, et les actionnaires. Enfin, l’entreprise a diverses obligations envers la communauté au sens large dans laquelle elle se situe.

Pour étudier l’entreprise, une méthode pratique et assez générale consiste à la décrire comme un nœud de contrats entre la société et les différentes parties prenantes (Williamson, 1975). Certains de ces contrats sont spécifiés dans leurs moindres détails. Pour un prêt, l’échéance, les conditions et les garanties apportées sont généralement précisées avec beaucoup de soin. Certains autres contrats sont implicites – en particulier dans les relations entre la communauté et l’entreprise. Le plus souvent, comme pour les contrats de travail, un contrat contient à la fois des stipulations explicites et implicites. Tous les salariés ont un contrat de travail formalisé par écrit, mais la relation entre le salarié et la société va plus loin que ce qui est écrit dans ce contrat. La société attend plus de ses salariés que ce qui figure dans leur contrat de travail, et ces derniers ont des exigences réciproques en ce qui concerne l’attitude de la société à leur égard.

Dans le Tableau 1, j’ai décrits ces parties prenantes et la nature de leurs contrats respectifs. A chaque groupe correspond un flux de biens et de services auquel correspond un flux financier. Les salariés effectuent un travail pour la société et reçoivent un salaire en retour. La communauté fournit un environnement dans lequel l’entreprise peut fonctionner, et en contrepartie de ce service elle prélève des impôts sur la société.

Tableau 1 – L’entreprise comme un nœud de contrats

Avec Pour Contre
Salariés

Fournisseurs

Clients

Institutions financières

Communauté

Travail

Approvisionnements

Produits

Capital

Possibilité de fonctionner

Salaires

Coût des achats

Revenu des ventes

Rémunération du capital

Impôts

Total 0 Valeur ajoutée

Du point de vue contractuel, le rôle des dirigeants peut être découpé en deux. Leur première tâche consiste à s’assurer que les flux physiques dans la deuxième colonne sont compatibles entre eux. Les dirigeants doivent faire en sorte que les produits soient effectivement fabriqués dans l’environnement existant, avec la main-d’œuvre, le capital et les autres fournitures disponibles. Leur seconde tâche consiste à chercher la meilleure combinaison possible de contrats permettant d’atteindre ces objectifs. Dans la colonne de droite, j’ai listé les flux financiers, positifs et négatifs, qui découlent de cette vision de l’entreprise. On part du coût d’opportunité de chacun des flux – ce que les biens et services auraient rapporté s’ils avaient été employés à autre chose dans l’économie. En général, ces coûts d’opportunité se reflètent dans les salaires, les prix de vente et le prix des fournitures. Le total des flux financiers est appellé rendement économique ou valeur ajoutée créée par l’organisation. Elle correspond à ce qui serait perdu si l’entreprise était fermée et les facteurs qu’elle utilise redéployés ailleurs dans l’économie. Toute activité commerciale a pour but de générer une valeur ajoutée (Davis & Kay, 1990). A long terme, une organisation qui n’y parvient pas n’a aucune raison d’être.

Une fois créée, la valeur ajoutée disponible est distribuée entre les parties prenantes. Dans toute organisation prospère, on peut s’attendre à ce que chaque partie prenante reçoive une portion de la valeur ajoutée qui a été créée. Dans le cas d’une société anonyme (à responsabilité limitée), on a tendance à penser que les profits sont distribués exclusivement aux actionnaires. (On écrira SA pour désigner une société commerciale dont le capital est détenu par ses actionnaires.) Mais l’expérience montre que les sociétés les plus rentables paient à leurs employés des salaires plus élevés que la moyenne. Les entreprises prospères offrent aussi un meilleur rapport qualité-prix à leurs clients, et les fournisseurs les courtisent. Enfin, c’est presque une lapalissade de dire que le gouvernement taxe plus volontiers les entreprises qui gagnent de l’argent que celles qui en perdent. Ainsi, toutes les parties prenantes ont généralement leur part dans le succès d’une SA qui réussit.

Les autres formes d’organisation distribuent différemment leur valeur ajoutée. Une coopérative de travailleurs cherchera aussi à créer de la valeur ajoutée, mais celle-ci sera distribuée avant tout aux salariés. Dans le secteur agricole on rencontre fréquemment des coopératives de producteurs, qui rendent à ces derniers la valeur ajoutée créée. Une société mutuelle placera en priorité l’intérêt des clients pour distribuer la valeur ajoutée. Ainsi, le cadre du Tableau 1 peut s’appliquer à tout type d’organisation économique.

Ce cadre nous permet de voir les ressemblances qui existent entre les mutuelles et d’autres formes d’organisation ; il nous aide aussi à comprendre certaines difficultés spécifiques de la mutualité. Les problèmes que l’on connaît le mieux – problèmes qui seront abordés ici lors de certaines études de cas – apparaissent paradoxalement lorsque la valeur ajoutée créée est soit trop importante soit trop faible. On peut illustrer le cas où elle est trop grande avec l’exemple de la société de crédit mutuel Abbey National, et le cas où elle est trop faible avec celui de Time Assurance.

Il est plus facile de produire une valeur ajoutée – c’est-à-dire d’avoir plus de recettes que de dépenses – lorsque l’entreprise se situe dans un environnement peu concurrentiel. C’est dans un tel environnement que sont nées beaucoup de sociétés mutuelles. Elles cherchaient à offrir de meilleures tarifs aux clients dans un marché contrôlé par des sociétés commerciales. Elles dégageaient une valeur ajoutée, comme les SA, mais celle-ci était redistribuée aux clients plutôt qu’aux actionnaires. A mesure que les marchés sont devenus plus concurrentiels, il est devenu difficile pour une société de produire un surplus par ce moyen. Pour assurer leur pérennité, elles ne pouvaient pas se reposer sur une situation de monopole, et ne pouvaient compter que sur leur efficacité commerciale. Un grand nombre d’institutions mutuelles prospères ont émergé dans le secteur financier au Royaume-Uni à une époque où le marché était peu concurrentiel, mais seules les meilleures ont grossi une fois en situation de concurrence. La date fatidique de 1992 approche, avec la mise en œuvre de l’Acte Unique Européen, et les mesures de déréglementation et d’ouverture à la concurrence des marchés financiers en Europe continentale vont probablement bouleverser aussi le rôle des organisations mutuelles.

Les entreprises commerciales ont pour objet de dégager une valeur ajoutée, mais cet objectif n’est pas toujours atteint. Pour fonctionner, et pour chercher des clients et des fournisseurs qui acceptent de traiter avec elle, une entreprise doit se préparer à l’éventualité que la valeur ajoutée puisse être négative. Si cela se produit, une ou plusieurs parties prenantes recevront nécessairement moins que ce qu’elles auraient pu obtenir ailleurs. Mais qui ? L’avantage des SA c’est qu’elles apportent une réponse claire à cette question. Les actionnaires apportent des fonds dans l’espoir d’un taux de rendement raisonnable, et si l’entreprise réussit moins bien que ce qu’ils avaient espéré et anticipé, ils reçoivent moins que ce rendement raisonnable. Parce qu’ils acceptent ce risque, les actionnaires ont un contrat de long terme avec la société dans lequel on leur propose – implicitement – une rentabilité supérieure à celle qui prévaut sur le marché des titres sans risque. Toute organisation sans actionnaires, fût-elle une société de crédit mutuel, une coopérative agricole ou un club de tennis, doit gérer autrement ces aléas.

Il y a en gros trois manières de le faire et elles sont toutes largement utilisées en pratique. Ceux qui portent le risque dans le cas où la valeur ajoutée serait négative doivent absolument être liés à l’organisation par un contrat de long terme. Si des parties prenantes ne sont pas fortement liées, elles pourraient partir à la première occasion et rompre leur contrat s’il devient moins intéressant que ce qu’elles peuvent obtenir ailleurs. C’est pourquoi, bien que les salariés portent souvent une part des succès et des échecs de l’organisation pour laquelle ils travaillent, on ne peut pas leur en faire supporter trop car ils finissent par partir s’ils sont payés moins que ce qu’ils peuvent obtenir ailleurs dans l’économie. Il en va généralement de même pour les clients et les fournisseurs. Les actionnaires des SA ont un contrat qui les empêche de partir. Tout ce qu’ils peuvent faire, c’est revendre ce contrat à quelqu’un d’autre. Mais il existe d’autres parties prenantes liées par des contrats de long terme et susceptibles de porter le risque. Dans l’assurance vie, les clients ont des contrats de très longue durée. Ce n’est pas un hasard si les sociétés mutuelles sont si nombreuses et si prospères dans le secteur de l’assurance vie. Les prêts hypothécaires aussi ont certaines caractéristiques de long terme, et la mutualité est très présente dans ce secteur.

Une autre solution consiste à limiter les risques que l’organisation a le droit de prendre afin de diminuer fortement la probabilité concrète de dégager une valeur ajoutée négative. La plupart des organisations à but non lucratif procèdent ainsi, soit par une gestion prudente – c’est pourquoi mon club de tennis ne se lance pas dans la promotion immobilière – soit via la réglementation prudentielle. Dans la majorité des sociétés mutuelles, les statuts limitent les activités bien plus que ce qui se pratique habituellement dans une SA. Dans les secteurs où la mutualité est présente les réglementations sont généralement très strictes, et au sein du secteur financier les sociétés mutuelles sont souvent plus réglementées que les SA.

La troisième solution pour se prémunir contre l’éventualité d’une valeur ajoutée négative consiste à accumuler des réserves largement suffisantes pour absorber le risque de pertes. Cependant, il est difficile – mais pas impossible – pour une société mutuelle de démarrer dans ces conditions. Les clubs de gentlemen londoniens ont été financés par les souscriptions en capital de leurs membres. Mais les organisations mutuelles qui ont le mieux réussi, en particulier dans la banque et l’assurance, ont pu accumuler par leur commerce rentable des réserves qui leur permettent à présent de pratiquer un large éventail d’activités sans que les clients, les salariés ou les fournisseurs aient à se préoccuper de savoir si elles feront face à leurs engagements. Pris isolément ou combinées, ces trois solutions – les contrats longs, la prudence et les fonds propres – ont fonctionné pour les sociétés mutuelles et continuent d’être utilisées.

Lorsque la valeur ajoutée est positive – parfois pour des montants importants – la question se pose de savoir à qui elle appartient. Répétons que la forme de la SA présente l’avantage d’apporter une réponse très claire à cette question. Elle précise qui est en droit de réclamer une part des bénéfices, et quelle part exacte doit lui être attribuée. Dans les autres formes d’organisation, les règles de répartion sont généralement plus floues. Parfois, la répartition de la valeur ajoutée semble précisée dans les statuts – par exemple, entre les actionnaires et les assurés dans la plupart des sociétés d’assurance, et entre les sociétaires et les assurés dans une mutuelle – mais même dans ce cas le partage des gains entre les différents clients demeure une question ouverte. C’est au conseil d’administration de la mutuelle d’en décider, et il ne s’appuie sur aucune règle évidente.

Ce manque de transparence est à la fois une force et une faiblesse. Dans les sociétés mutuelles les plus solides, cela a permis de constituer d’importantes réserves et de financer le développement de l’activité. Mais lorsqu’il existe une grosse cagnotte, et que l’on ne sait pas à qui elle appartient, il est très tentant de se servir et de répartir le butin entre ceux qui sont autour de la table.

Dans les années 1980, on a assisté à la fin du tabou qui avait prévalu historiquement, et qui s’opposait fortement à la distribution des fonds propres accumulés. Les fonds propres d’Abbey National ont pratiquement été divisés entre les sociétaires le jour de l’introduction en bourse. C’est un phénomène assez répandu dans les cas de démutualisation. On a observé le même comportement dans d’autres formes d’organisations à but non lucratif. Dans les cabinets de courtage et d’agents immobiliers, les actifs accumulés ont été réalisés et le produit de la vente partagé entre les associés du moment, même s’ils n’avaient pas toujours contribué historiquement à créer ces richesses, ni à bâtir la réputation et la valeur de l’affaire. Au cours des années à venir, nous verrons inévitablement le même genre d’évolution se produire dans les secteurs les organisations mutuelles sont fréquentes et où il est possible de passer à une forme de SA – les cabinets d’avocats et d’experts-comptables sont peut-être les meilleurs candidats. Les serruriers professionnels que sont les banquiers d’affaires et autres consultants n’ont pas ménagé leurs efforts, car ils perçoivent de confortables commissions pour eux-mêmes lorsqu’ils permettent aux gardiens des cagnottes de les ouvrir afin de liquider leur contenu.

L’un des avantages de la SA est de préciser clairement quels sont les droits sur les actifs et réserves, d’abord parce que cela résout des problèmes éthiques qui seraient insolubles autrement, mais aussi pour des raisons commerciales pratiques. Cette transparence permet d’obtenir plus facilement des fonds en cas de mauvaise fortune dans les affaires, ou pour financer la croissance de ses activités. Mais si la clarté a ses atouts, l’opacité n’est pas sans mérite, car la précision formelle d’un contrat n’est pas toujours une vertu.

Les théoriciens du droit (McNeil, 1974, 1978) distinguent trois grands types de contrats – le contrat classique, le contrat relationnel et le contrat spot. Le plus répandu est de loin le contrat spot. Chaque fois que nous achetons une tasse de café, nous faisons un contrat spot – le café est préparé, l’argent est échangé, le café est bu. En quelques instants, la transaction est réalisée et tous les droits et obligations des parties complètement éteints. Mais la plupart des projets nécessitent des engagements de long terme et des actifs durables. Ces derniers sont habituellement gérés dans des contrats classiques ou relationnels. Un contrat classique est un contrat de long terme dans lequel les parties décrivent leurs droits et obligations respectifs dans les moindres détails. Toutes les étapes et toutes les éventualités possibles sont prévues dans le contrat.

Dans un contrat relationnel, ces facteurs restent largement implicites. Le respect des engagements ne repose pas sur le contrat ou les tribunaux, mais sur le besoin réciproque qu’a chaque partie de continuer ses affaires avec l’autre. Le mariage est l’archétype du contrat relationnel, et c’est l’un des rares contrats pour lequel la loi prévoit explicitement certaines situations. Il prévoit la possibilité de sortir si une partie ne veut plus continuer avec l’autre, mais en dehors de ce cas il laisse la gestion de la relation entièrement aux parties. Cette analogie montre bien les avantages de cette forme particulière de contrat. C’est une forme qui repose sur une relation de confiance. Elle encourage les échanges d’information et des réponses flexibles qui garantissent que la relation restera avantageuse pour les deux parties. Elle privilégie la taille du gâteau plutôt que son partage. Tout cela est possible dans un contrat relationnel, mais difficile dans un contrat classique. Ce dernier incite généralement à se comporter en stratège, et à faire de la rétention d’information où d’autres formes d’obstruction (Williamson, 1985). La force de la mutualité est de favoriser l’apparition de contrats relationnels. Cela s’applique aussi bien aux contrats entre la société et ses salariés qu’entre la société et ses clients. Il suffit d’observer la culture des sociétés mutuelles qui ont le mieux réussi pour s’en rendre compte. Voici à peu de choses près la théorie dite du « contrat incomplet » des organisations à but non lucratif, formulée par Hansmann (1980) mais attribuée à Arrow (1963), et qui peut également être utilisée pour analyser le « contrôle du consommateur » – voir Hansmann (1988) et Ben-Ner (1986).

On peut la comparer à ce qu’il convient d’appeler la vision Boone Pickens[1] de la firme, dont le principal objectif serait de maximiser le rendement pour ses actionnaires. Mais si le principal objectif de l’entreprise – son rôle fondamental – est de maximiser le profit de ses actionnaires, on a du mal à comprendre pourquoi je devrais rester travailler après 17h30, partager des informations et des compétences, être agréable avec les clients, ou rester une seconde de plus alors qu’une autre entreprise me fait une meilleure offre. Le contrat plus formel de la SA est peut-être plus adapté pour gérer une usine de production automobile. (En fait, ce n’est pas le cas, et les contrats spots ont généralement eu des effets désastreux sur la production (Willman, 1986).) Les flux d’informations et la flexibilité sont particulièrement importants dans le secteur financier, et c’est là que les contrats relationnels sont les plus courants et importants.

Mais une définition floue des droits de propriété sur les actifs et les profits a un coût. En pratique, cela diminue la responsabilité. On ne peut pas dire que la SA contemporaine donne un exemple très reluisant de responsabilité à l’égard des tiers, mais au moins les mécanismes de responsabilité y sont souvent plus explicites que dans bien des sociétés mutuelles. Il n’est pas de meilleur exemple que les sociétaires d’Abbey faisant campagne contre la cotation en bourse de leur société de crédit mutuel. Ils luttaient pour préserver un niveau de responsabilité vis-à-vis des sociétaires que les dirigeants de la société n’avaient manifestement pas intégré. Pour les dirigeants en place, les opinions dissidentes de certains membres ne pesaient pas très lourd en matière de décisions stratégiques. Ces perturbateurs devaient être pris en main à grand renfort de conseillers en communication et de procédures judiciaires.

La responsabilité ayant ainsi été atténuée, on observe des performances très variables d’une société mutuelle à l’autre. Dans les meilleures, la structure permet l’émergence d’un vaste réseau de contrats relationnels qui permet de développer les affaire avec une vision à long terme. Elles occupent les premières places dans leur secteur. On en trouve un bon exemple avec le succès des réseaux de distribution coopératifs au cours des premières décennies du 20ème siècle. Leurs performances médiocres ces dernières années illustrent les errements des grandes organisations mutuelles. On pense aussi aux sociétés britanniques de crédit mutuel, qui se sont imposées sur le marché de l’épargne grand public face à un confortable cartel de banques sous statut de SA. Là encore, le contraste avec le bilan des caisses d’épargne aux États-Unis est frappant.

Je souhaiterais soumettre quelques idées au débat et à la discussion. La valeur de la mutualité réside dans sa capacité à établir et maintenir des structures de contrats relationnels. Les sociétés mutuelles qui ont le mieux réussi constituent un exemple, car elles ont bâti une culture et une éthique, partagées par leurs salariés et leurs clients, que bien des SA ont du mal à émuler.

Ce qui menace la mutualité, paradoxalement, c’est autant un trop grand succès que l’absence de succès. Lorsqu’elle n’est pas suffisamment rentable, il est difficile de convaincre des tiers de s’engager pour le long terme auprès de l’organisation afin de lui permettre de traverser une mauvaise passe ou de développer de nouvelles activités. De plus, ses affaires sont entravées par la nécessité de limiter la prise de risque. Le plus souvent, ces problèmes se traduisent pour les sociétés mutuelles par des difficultés à rassembler suffisamment de fonds propres.

Lorsque la mutualité est trop prospère, l’absence de droits de propriété précis sur les surplus générés peut provoquer de sérieuses difficultés. Distribuer ces surplus devient laborieux. La tentation est alors de changer de statut, ce qui instaure des droits précis, mais permet aussi de les réaliser immédiatement pour le plus grand bénéfice des parties présentes ; et cette tentation est difficile à repousser.

L’existence d’un certain flou dans les droits de propriété se traduit certainement par une forme de responsabilité plus vague et moins efficace des dirigeants à l’égard des parties prenantes. Avec les meilleures équipes de direction, ceci peut être avantageux à long terme pour l’organisation et toutes ses parties prenantes. Le mépris des entreprises japonaises pour les dividendes à court terme de leurs actionnaires n’a certainement pas eu que des inconvénients pour les investisseurs qui avaient acheté les actions[2]. Dans d’autres cas, en protégeant trop la mutualité on peut encourager l’autosatisfaction et inhiber les adaptations face au changement. La question clé dont nous pourrions débattre est sans doute de savoir s’il est possible de concevoir un cadre général pour la mutualité, plus responsabilisant, qui établisse des droits de propriété clairs pour les parties prenantes sans pour autant détruire le réseau de contrats relationnels sur lequel tant de sociétés mutuelles ont bâti leur succès.

Références

ARROW K.J., 1963, “Uncertainty and the Welfare Economics of Medical Care”, in American Economic Review, 53, 941-973.

BEN-NER A., 1986, “Non-Profit Organisations: Why do they exist in market economies?”, in Rose-Ackerman S., The Economics of Non-Profit Institutions, Oxford, Oxford University Press, 94-113.

DAVIS E. and KAY J.A., 1990, “Assessing Corporate Performance”, in Business Strategy Review, 1 (2), 1-16.

HANSMANN H., 1980, “The Role of Non-Profit Enterprise”, in Yale Law Journal, 89, 835-901.

HANSMANN H., 1988, “Economic Theories of Non-Profit Organization”, in Powell N.W. (ed.). The Non-profit Sector, Yale, Yale University Press, 27-42.

McNEIL I.R., 1974, “The Many Factors of Contract”, in Southern Californian Law Review, 47,119-174.

McNEIL I.R., 1978, “Contracts; adjustment of long term economic relations under classical, neoclassical and relational contract law”, in Northwestern University Law Review, 72, 854-905.

WILLIAMSON O.E., 1975, Markets and Hierarchies, New York, Macmittan, The Free Press.

WILLIAMSON O.E., 1985, The Economic Institutions of Capitalism, New York, Macmillan, The Free Press.

WILLMAN P., 1986, Technological Change, Collective Bargaining and Industrial Efficiency, Clarendon Press, Oxford.

YOUNG D., 1983, If not for profit, for what?, Lexington, Massachusetts, D.C. Heath.


[1] Homme d’affaires et financier milliardaire américain, NdT.

[2] Mais la bulle japonaise de la fin des années 80 a fini par éclater, NdT.

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