De la mesure de la valeur

De la mesure de la valeur, par Théodore Fix (Journal des économistes, août 1844).


DE LA MESURE DE LA VALEUR.

Le discours que sir Robert Peel a prononcé en présentant au Parlement le bill sur la Banque d’Angleterre, contient plusieurs hérésies économiques, ainsi que nous l’avons déjà fait remarquer dans ce recueil. Nous revenons aujourd’hui sur ce que cet homme d’État appelle l’étalon de la valeur, la mesure de la valeur. C’est déjà une vieille dispute ; cependant la question n’est pas encore complétement vidée, puisqu’elle se présente maintenant d’une manière pour ainsi dire officielle devant le Parlement britannique, où M. Peel a cherché à établir des théories repoussées par la majorité des économistes, et que lui-même a démenties dans la suite de ses explications. Car, il faut bien le remarquer, ce ministre, après avoir dit que l’or pouvait servir de mesure et d’étalon de la valeur, et après avoir lancé un feu roulant d’épigrammes contre les adversaires de sa doctrine, est obligé de battre en retraite et d’avouer que l’or est un objet de commerce sujet aux mêmes lois que toute autre marchandise. Voici, au surplus, les propres paroles de sir Robert Peel : « La distribution des métaux précieux est réglée sur les besoins de chaque pays. Chaque pays, pour des raisons qu’il serait difficile et qu’il est inutile d’approfondir, reçoit une quantité plus ou moins considérable de ces métaux : et je vais beaucoup plus loin que beaucoup de gens sur ce sujet, je dis que la monnaie et les métaux précieux obéissent exactement aux mêmes lois que celles qui règlent les autres articles de commerce. On a dit que lorsque la récolte est mauvaise, et que les blés d’Odessa, par exemple, nous arrivent, toute notre monnaie doit être exportée, parce que nous n’avons pas de marchandises à donner en échange. Je réponds à cet égard que l’étranger importateur ne fait aucune différence sérieuse entre la monnaie et les lingots ; que, s’il prend la monnaie, c’est seulement parce que le poids et le titre du métal dont elle est formée sont garantis. Mais soyez certains que notre monnaie d’or ne sortira jamais du pays, à moins qu’il n’y ait plus de profit à l’exporter que toute autre marchandise. Il n’est pas exact que la monnaie soit exportée uniquement parce qu’elle est d’une valeur usuelle, mais bien parce que l’or est plus cher sur d’autres marchés que sur le nôtre. Je le répète, la loi de l’importation et de l’exportation de la monnaie est exactement celle qui régit les autres articles du commerce. »

Après avoir lu ce passage, il est impossible d’admettre que M. Peel croie sérieusement à un étalon de la valeur ou à une mesure spécifique de la valeur. Cependant, malgré la déclaration qu’on vient de lire, il poursuit le cours de ses railleries, il défie les adversaires de son opinion sur l’étalon de la valeur de produire une meilleure doctrine, et il se moque fort agréablement des économistes, en leur prêtant des idées qu’ils n’ont jamais eues. M. Peel veut qu’on lui oppose une définition aussi facile à saisir que la sienne ; mais il veut qu’on lui réponde sommairement, et sans qu’il soit obligé de lire toute une brochure ou un gros volume in-8.

Eh bien ! la réponse est facile, et elle sera parfaitement sommaire : Il n’y a pas de mesure de la valeur, d’étalon de la valeur ; il n’y en a jamais eu et il n’y en aura jamais. C’est la science économique qui dit cela, comme la science mathématique nous dit qu’il n’y a pas de quadrature du cercle, et que cette quadrature ne se trouvera jamais ; comme la science mécanique nous dit qu’il n’y a pas de mouvement perpétuel, et ce mouvement perpétuel ne se trouvera jamais.

Voilà qui est bien tranchant, bien affirmatif, nous dira-t-on. D’accord ; mais il faut entrer en matière d’une manière ou d’une autre, et le problème une fois posé en ces termes, nous espérons bien le résoudre.

Il n’est pas étonnant qu’on ait pensé à chercher une mesure pour la valeur. Quand on a eu trouvé une mesure pour la pesanteur, pour la chaleur, pour la densité, il n’était pas défendu de pousser les investigations plus loin. Aussi des savants, et de ceux qui connaissent le calcul et les choses positives, qui savent pourquoi il est possible de déterminer la pesanteur spécifique d’un objet, ces savants ont voulu voir s’il y avait réellement une mesure, un étalon de la valeur. Mais, après un peu de réflexion, ils sont presque tous arrivés à une conclusion négative. Presque tous, disons-nous, parce que nous avons sous les yeux un mémoire d’un membre de l’Académie des sciences, où l’on cherche à construire une formule pour la mesure de la valeur.

Pour donner une idée de cette entreprise, il nous suffira de transcrire ici le passage qui doit servir de base à cette formule : « Si par des expériences exactes ou des observations bien discutées faites sur le travail non d’un seul ouvrier, mais d’un nombre plus ou moins considérable d’hommes observés pendant un grand nombre de jours, on déterminait l’effet produit dans une journée par le travail d’un homme moyen, faisant usage de toutes ses forces sans pourtant s’épuiser, produisant tout ce qu’il peut produire en se maintenant toujours en état de continuer avec le même fruit le même travail pendant les jours suivants, l’effet produit par cet ouvrier dans une journée pourrait être considéré comme une valeur constante. Si, de plus, on connaissait avec une exactitude suffisante le prix en argent payé à celui qui a produit cet effet, il serait facile de calculer une table de valeurs qui aurait pour module la journée de travail ; il suffirait de diviser le prix en argent des marchandises par le prix en argent de la journée de travail ; on obtiendrait ainsi des expressions de valeurs indépendantes des variations de l’argent, et qui seraient comparables dans tous les temps et dans tous les pays. »

Nous n’avons pas besoin de réfuter la théorie qu’on vient de lire ; les auteurs qui ont dit que les métaux précieux pouvaient servir d’étalon de la valeur, se sont chargés depuis longtemps de la combattre. Elle n’est d’ailleurs pas nouvelle, et on la retrouve chez quelques économistes du siècle passé. La formule repose sur une hypothèse complétement fausse : on a considéré le travail journalier d’un ouvrier comme une valeur constante. Or, rien n’est variable comme le produit de ce travail et le prix de cette journée. On a objecté qu’on a bien pris la force d’un cheval pour unité dynamométrique, et l’auteur qui fait cette observation ajoute que cette force est bien plus variable d’un cheval à l’autre que le travail d’un homme comparé à celui d’un autre homme. L’écrivain qui a fait cette objection ne savait pas très bien ce qu’on entend par ces termes, force d’un cheval, sans quoi il aurait reconnu que l’exemple qu’il invoquait tournait précisément contre lui. Tout le monde sait aujourd’hui qu’on entend par cheval-vapeur, par exemple, la force nécessaire pour élever 75 kilogrammes à un mètre de hauteur par seconde. Il y a dans cette expression trois éléments : le poids, l’espace que ce poids parcourt, et le temps que ce poids met à parcourir cet espace. Ce sont des grandeurs constantes, invariables dans tous les lieux et dans tous les temps, et le cheval-vapeur est par conséquent une force déterminée, à l’abri de toute espèce de changements et de variations. Nous insistons sur ce type, parce qu’il nous sert de transition à des considérations qui nous rapprocheront davantage du sujet.

Ainsi on a pu déterminer la pesanteur spécifique de tous les corps, parce qu’on a eu la faculté de choisir un point de départ invariable dans tous les temps et dans tous les lieux. Quand on veut connaître, par exemple, la pesanteur spécifique des vapeurs, on a pour unité l’air, que l’on ramène par le calcul à 0° et 0m,76. Quand on veut énoncer les pesanteurs spécifiques des solides, on a pour unité l’eau à la température de 18° centigrades. Quand on veut apprécier les dilatations linéaires qu’éprouvent différentes substances, on a pour termes invariables la congélation de l’eau et son ébullition, et pour donner des exemples, nous dirons que la pesanteur spécifique du bichlorure d’étain est de 9,199, l’air étant pris pour unité ; la pesanteur spécifique de l’or fondu est de 19,258, en prenant pour unité l’eau distillée à la température de 18° centigrades. Maintenant, quoi que vous fassiez, les unités dont nous venons de parler seront toujours les mêmes dans tous les lieux, dans tous les temps, théoriquement et pratiquement. La congélation de l’eau est un terme constant, invariable ; il sert de point de départ pour mesurer tous les degrés de chaleur à toutes les époques et sous toutes les latitudes. Ce premier terme n’est accessible à aucune altération. Sous le rapport scientifique, il est universellement accepté, et sa précision mathématique est hors de doute. Il en est de même de l’air comprimé et de l’eau distillée. La distance entre la congélation de l’eau et son ébullition restera éternellement la même, et c’est pour cela qu’on peut évaluer tous les degrés de chaleur intermédiaires avec la plus rigoureuse précision.

Les économistes qui se sont appliqués à chercher un étalon de la valeur ont subi, sans le savoir peut-être, l’influence des faits que nous venons de signaler ; mais, arrivés à la valeur, ils ont confondu, pour nous servir d’une expression mathématique, des grandeurs constantes avec des grandeurs variables. L’or sans doute a, dans tous les temps et dans tous les lieux, la même densité, la même ductilité, le même éclat ; mais sa valeur n’est pas toujours la même.

Qu’est-ce que la valeur ?

On ne s’attendra sans doute pas à trouver ici une théorie de la valeur ou une discussion des différentes définitions qui ont été données à ce sujet ; mais nous dirons d’une manière générale que la valeur exprime le rapport entre deux choses essentiellement mobiles, c’est-à-dire le rapport entre nos besoins et les choses propres à satisfaire ces besoins. Nous n’entrerons point dans la distinction, essentielle du reste, de la valeur en usage et de la valeur en échange. Cela n’est point indispensable au sujet que nous traitons. Mais nous dirons que la mobilité du rapport est déterminée par le fait capital de l’offre et de la demande, qui exerce son influence sur tous les objets échangeables. À côté de ce fait, il y a les influences secondaires qui agissent également sur ce rapport et qui contribuent à le rendre mobile ; cependant elles ne sont ordinairement que les conséquences de faits qui précèdent l’offre et la demande, c’est-à-dire de la rareté ou de l’abondance des objets échangeables, et de la difficulté ou de la facilité qu’on a eue pour les produire.

M. Peel a fort glosé sur ce que les économistes prétendaient que la valeur n’était qu’un rapport variable entre les besoins des hommes et les objets extérieurs. Les partisans d’une doctrine contraire veulent-ils peut-être assimiler la valeur à la densité, au calorique, c’est-à-dire à des faits purement physiques qui subsistent absolument, et invariablement en dehors des rapports qu’ils peuvent avoir avec d’autres objets, et prétendraient-ils que, puisqu’il y a une pesanteur spécifique, il faut nécessairement qu’il y ait aussi une valeur spécifique ? Dans ce système, on arriverait à créer un étalon pour mesurer tous les rapports possibles, et jusqu’aux manifestations les plus délicates de l’homme social.

Il ne faut pas oublier que, dans la détermination des grandeurs, des surfaces, des rapports, des nombres, en un mot, il ne s’agit pas simplement d’approximations ou d’énoncés plus ou moins exacts ; on cherche une expression absolue, invariable. Que dirait-on d’un géomètre qui enseignerait que Paris est situé à peu près à 48° 50’ de latitude nord, et que dans cent ans cette latitude pourra peut-être varier de 3 ou 4 degrés, mais non davantage ? Vous diriez que ce n’est plus là ni une mesure ni une indication. Si l’on disait que la pesanteur spécifique de l’or fondu est aujourd’hui à peu près de 19, comparée à l’eau, et qu’elle pourra bien être l’année prochaine de 18 ou de 20, on se moquerait d’un pareil rapport. Si l’eau se congelait à Paris à 0° et qu’il fallût à Saint-Pétersbourg 5 degrés de moins pour avoir le même résultat, il faudrait nécessairement faire un thermomètre particulier pour les deux capitales, et il n’y aurait plus de mesure exacte pour apprécier la chaleur, la dilatation des corps, et un grand nombre d’autres phénomènes physiques.

Maintenant, que nous dit M. Peel en parlant de l’or comme étalon de la valeur ? Il affirme que sur le marché le rapport de l’or et de l’argent diffère très peu de ce qu’il était sous le règne de Georges Ier. Ainsi, de l’aveu même de cet homme d’État qui cherche si laborieusement une mesure de la valeur, ce rapport a changé. À plus forte raison y trouvera-t-on un changement, si l’on prend pour terme de comparaison une période beaucoup plus éloignée, antérieure, par exemple, à la découverte de l’Amérique. Est-ce la quantité d’or qui a changé, ou est-ce la masse d’argent qui s’est accrue ou diminuée ? La variation a évidemment affecté les deux termes de comparaison. Il ne s’agit pas de savoir si la différence signalée par M. Peel est petite ou grande ; il suffit de constater qu’elle existe, pour renverser toute sa théorie. Car il est ici question d’une théorie, et d’une théorie mathématique, qui doit avoir pour objet la fixation d’une matrice, d’un module, d’une grandeur normale, invariable. La masse d’or est-elle restée la même aux différentes époques de l’histoire des sociétés civilisées ? M. Peel peut trouver dans les annales de son propre pays la preuve du contraire. La rançon de Richard Ier s’éleva à 140 000 livres sterling de monnaie actuelle. Pour réaliser cette somme, il fallut s’adresser au clergé et à la noblesse, et ce n’est qu’avec des efforts incroyables qu’on parvint à la compléter. On fut forcé de fondre les vases sacrés, et chacun donna le quart de son revenu. Il n’y a pas un banquier de Londres qui aujourd’hui ne fournirait à lui seul cette somme avec la plus grande facilité. Mais suffirait-elle pour se procurer une aussi grande masse d’objets que du temps de Richard Ier ? Le repas donné au couronnement de ce même Richard Ier est décrit par un historien anglais qui fournit les particularités suivantes : un habit pour le duc Guillaume de Saxe qui se trouvait accidentellement à la fête, 1 liv. sterl. 17 schel. ; pour 870 poules, 200 gobelets, 1 350 plats, 12 liv. 15 schel. ; pour 2 000 plats et 200 gobelets, 3 liv. 15 schel. ; pour 2 000 poules et 200 gobelets, 24 liv. 9 schel. ; pour 1 200 plats et 500 gobelets, 6 liv. 3 schel. ; pour 900 poules, 11 liv. 5 schel. ; pour 1 900 poules et leur transport jusqu’à Londres, 25 liv. 10 schel. ; et pour 100 plats et 300 gobelets, 3 liv. 18 schel[1].

On trouve dans le Chronicon pretiosum de Fleetwood le détail des dépenses de la fête d’installation du prieur de Saint-Austin de Cantorbéry en 1309. Pendant cette année, les denrées étaient montées, par suite d’une disette, à un prix excessif. Toutefois, on trouve dans le Chronicon que le quarter de froment coûtait 21 schellings 6 pence ; le quarter de malt, 18 schel. ; un bœuf, 54 schel. ; un porc, 9 schel. 6 den. ; un mouton, 9 schel. ; une oie, 11 pence et un quart ; une poule, 10 pence et demie. Il y avait 6 000 convives, et la dépense totale, y compris la musique, le service, 3 300 assiettes et 1 400 cannettes de bois, s’élevait à 862 livres sterling. Dix ans plus tôt ou vingt-cinq ans plus tard, la même fête n’aurait pas coûté le tiers de cette somme. Que conclure de ces faits, sinon la rareté excessive des métaux précieux, en d’autres termes, la très petite quantité de ces métaux qui existait alors, comparée aux quantités que nous possédons aujourd’hui ? Pourrait-on donner maintenant, dans une année de disette, pour la somme de 862 livres sterling, un immense festival, un repas homérique comme celui du prieur de Saint-Austin ? Consultez là-dessus le lord-maire de Londres, et il vous dira ce que coûte le dîner qui se donne à son avènement.

Les économistes qui trouvent dans les métaux précieux un étalon de la valeur, leur confèrent cette qualité principalement parce que « l’or et l’argent sont la moins variable des valeurs, la plus générale et la plus utile des valeurs. » Mais tout cela ne dit pas que la valeur de l’or soit invariable ; et du moment que l’or éprouve des fluctuations dans son prix, dans sa valeur, ce que personne ne conteste du reste, ce métal ne peut pas plus mesurer la valeur des autres objets que le fer, le cuivre, le blé, le travail, la poudre à canon, et tous les produits échangeables. Que les métaux précieux soient la matière la plus convenable pour faciliter les échanges, cela est une tout autre question. Que les métaux précieux soient parfaitement appropriés à la fabrication de la monnaie, cela ne touche en aucune façon au problème soulevé.

En 1700, c’est-à-dire seize ans avant qu’on eût substitué en Angleterre comme monnaie légale l’or à l’argent, le stock des espèces monnayées en Europe était évalué à 226 millions de liv. sterl. En 1809, ce même stock s’élevait, d’après les calculs de Jacob, à 380 millions de livres sterling[2]. Il y a eu, par conséquent, dans cent neuf ans, déduction faite du frai, un accroissement de 154 millions de livres sterling dans la masse des espèces monnayées en circulation en Europe. Que le rapport entre l’or et l’argent soit resté le même pendant cette longue période, ou qu’il ait varié, cela est parfaitement insignifiant. Toutefois, nous ferons remarquer que ce rapport a dû varier considérablement en 1716, sous le règne de George Ier, au moment où l’on a substitué l’or à l’argent comme monnaie légale. Ce qui est important, c’est que cette différence du stock à cent ans d’intervalle a nécessairement dérangé chacun des deux termes de comparaison ; d’une part, le prétendu étalon a subi un changement considérable ; et de l’autre, tous les produits dont cet étalon doit mesurer la valeur existent aujourd’hui également en quantités et en proportions différentes.

Comment saisir maintenant la mesure et les limites de ces changements ? De combien faut-il allonger ou raccourcir l’étalon pour qu’il soit encore aussi exact que du temps de la reine Anne ? Avez-vous encore de nos jours, pour la même quantité d’or, la même quantité de blé qu’en 1700 ? non ; la même quantité de drap ? non ; pour la même quantité de blé, la même quantité d’or ? non ; pour la même quantité de drap, la même quantité d’or ? non. Il y a donc eu variation dans la valeur de l’or, dans la valeur du blé, dans la valeur du drap. Les rapports ont constamment changé, parce que les deux termes de comparaison ont toujours été variables.

Comment pourrait-on déterminer la pesanteur spécifique des corps, si la pesanteur spécifique de l’eau distillée venait à changer à chaque instant ? Le rapport entre l’eau et les autres corps, quant à la pesanteur, n’existerait plus d’une manière invariable, et il ne serait saisissable qu’au moment du changement. Les économistes qui cherchent une mesure de la valeur ont bien concédé qu’il fallait, pour un des termes de comparaison, un fait constant, invariable. Ce fait, ils ont cru le trouver dans les métaux précieux, et ils ont ajouté que l’or et l’argent avaient sensiblement la même valeur dans tous les temps et dans tous les lieux. Or, pour que cela fût vrai, il faudrait que les quantités de métaux précieux et le besoin qu’on en a fussent sensiblement les mènes dans tous les temps et dans tous les lieux. Les faits, comme on l’a vu plus haut, renversent de fond en comble une pareille hypothèse. Dans une théorie de cette nature, il faut d’ailleurs exclure l’approximation ; car, dès qu’on admet la plus légère élasticité dans la valeur des métaux précieux, la prétention de mesurer la valeur ne résiste plus à l’examen. Si la valeur se mesure par la valeur, et qu’on s’imagine se rendre compte de la valeur absolue, permanente, invariable des choses, il faut de toute nécessité qu’une des valeurs, c’est-à-dire celle qui sert à mesurer toutes les autres, soit une grandeur constante ; qu’elle ait, si l’on veut, les qualités d’une mesure de longueur ou les qualités de l’eau distillée, de l’air, cela importe peu ; mais il faut que ces qualités soient toujours les mêmes, au temps présent comme dans les siècles futurs, dans l’Inde, en Amérique comme en Europe, comme sur tous les points du globe. Or, cela n’existe pas, de l’aveu même des métaphysiciens qui cherchent l’étalon, et qui se moquent des économistes qui n’ont pas une foi aussi robuste qu’eux.

La fluctuation dans le prix des métaux précieux n’est pas aussi insignifiante qu’on veut bien le dire, et le rapport entre l’or et l’argent n’est pas assez constant non plus pour qu’on puisse affirmer que la valeur des métaux précieux ne varie pas sensiblement. Consultez à cet égard les phénomènes qui se produisent plus particulièrement sur le marché anglais ; étudiez un peu l’influence des guerres civiles de l’Amérique du Sud, et ces deux faits seuls suffiront pour vous indiquer que l’étalon de M. Peel est aussi mobile que le prix de plusieurs autres marchandises.

Abordons maintenant quelques hypothèses. L’Angleterre a substitué, en 1716, l’or à l’argent comme monnaie légale. Si tous les États du continent adoptaient une semblable mesure, il se ferait instantanément une demande considérable de ce métal, et le rapport entre l’or et l’argent, qui est actuellement comme 1 est à 15,5, se trouverait entièrement changé. L’or, en terme de marchand, deviendrait subitement plus cher, c’est-à-dire qu’il faudrait peut-être donner 18, 20, 22 grammes d’or pour 1 gramme d’argent. Au lieu d’avoir un hectolitre de blé pour 6 grammes d’or, par exemple, il faudrait donner 120 ou 130 litres de blé pour la même quantité d’or. Cela se conçoit. La France, dont les espèces circulant en argent peuvent être évaluées à 2 milliards, serait obligée de remplacer une partie de cette somme par de la monnaie d’or, et il surgirait ainsi une demande d’or instantanée de 4 ou 500 000 kilogrammes. Le prix du métal s’élèverait aussitôt non seulement sur le marché français, mais encore sur tous les marchés du monde, c’est-à-dire que la marchandise étant très demandée, sa valeur en échange augmenterait dans la proportion de cette demande. Admettez à côté de ce fait une population stationnaire, des récoltes uniformes pendant dix années, et écartez tous les faits secondaires qui pourraient influer sur la valeur de l’or, qu’arrivera-t-il ? La veille du jour où vous aurez proclamé que l’or est la monnaie légale, vous aurez encore 1 hectolitre de blé pour 6 grammes d’or ; le lendemain, vous ne donnerez plus que 4 grammes et demi ou 5 grammes d’or pour le même hectolitre de blé. Il en sera de même pendant les années suivantes si aucun nouvel incident ne vient modifier le prix de l’or. Dans ces conjonctures, le changement aura-t-il eu lieu sur le marché du blé ou sur le marché de l’or ? C’est sur ce dernier évidemment. La production et la consommation du blé sont restées les mêmes ; les besoins n’ont pas varié, et la demande et l’offre, quant au blé, sont restées dans le même équilibre. Si précédemment on achetait avec 1 hectolitre de blé un mouton, on achètera encore, plus tard, le même mouton avec 1 hectolitre de blé, s’il n’y a pas eu d’accident dans la production de la race ovine, ou un changement dans les besoins. Mais on ne donnera plus, en échange de ce même mouton, que 4 grammes et demi ou 5 grammes d’or, c’est-à-dire la même quantité que pour un hectolitre de blé.

Admettons maintenant l’hypothèse contraire. Supposons que la vieille Europe tout entière ait la fantaisie d’imiter les États-Unis, et de substituer le papier-monnaie aux espèces métalliques ; admettons encore qu’elle voulût pousser le système jusque dans ses dernières conséquences, et que la confiance publique fût assez robuste pour accepter sans arrière-pensée une pareille transformation, le papier-monnaie chasserait aussitôt l’or et l’argent de la circulation ; les espèces monnayées seraient fondues et destinées à d’autres usages ; il y aurait une dépréciation subite dans le prix de cette marchandise, et 6 grammes d’or ne vaudraient plus un sac de blé. Le prix des bijoux et de la vaisselle plate diminuerait nécessairement, parce qu’une plus grande quantité d’or et d’argent se présenterait pour répondre aux besoins existants. Ici, comme dans l’hypothèse précédente, le prétendu étalon est singulièrement faussé ; la demande a fléchi, et l’offre est devenue plus intense, c’est-à-dire que l’or et l’argent n’ont pas échappé à cette loi générale qui règle la valeur en échange de toutes choses.

Au reste, les hypothèses qui servent de base à notre raisonnement se sont réalisées plus d’une fois, et l’Angleterre, les États-Unis et la France même pourraient, au besoin, nous fournir des exemples à l’appui de notre assertion. Il est vrai qu’on a trouvé la théorie du change pour dénaturer des phénomènes si naturels et des faits d’une explication si facile. Mais la doctrine du change, qui, au surplus, est fondée sur des bases tout aussi solides que celles de la mesure de la valeur, n’a rien à voir dans la question, et elle ne saurait couvrir les infirmités de l’étalon de la valeur.

Si l’or pouvait réellement servir d’étalon de la valeur, et si les métaux précieux, en général, avaient fait jusqu’à présent cet office ; si, dans les nombreuses transactions qui ont lieu dans les sociétés modernes, on avait réellement adopté d’une manière tacite et universelle ce prétendu étalon, que deviendrions-nous ? Que deviendraient les échanges, si tout à coup les métaux précieux venaient à disparaître du commerce et de la circulation ? Nous tomberions aussitôt dans les ténèbres ; on ne saurait plus à quoi s’en tenir pour les échanges, et toutes les transactions se trouveraient bouleversées. Mais qui ne voit que la réalisation de cette hypothèse extrême n’affecterait aucunement les échanges ? On substituerait d’autres signes monétaires aux espèces métalliques ; la relation entre l’offre et la demande en toutes choses resterait la même, et le rapport entre les besoins de l’homme et les objets extérieurs qui peuvent satisfaire ces besoins continuerait à être l’expression exacte de la valeur.

Détruisez au contraire tous les étalons des mesures linéaires, par exemple ; faites disparaître tout ce qui sert aujourd’hui à la détermination des distances et des surfaces, et aussitôt vous tombez dans une confusion inextricable ; il ne vous reste plus aucun terme de comparaison, et toutes les opérations géométriques deviennent impossibles. Enlevez à la science l’unité qui sert à déterminer la pesanteur spécifique des corps, et vous n’aurez plus de moyen pour déterminer le rapport qui existe entre la pesanteur spécifique de ces différents corps. Tout cela, parce que le mètre, l’air atmosphérique, l’eau distillée, ne changent ni avec le temps ni avec les lieux : ce sont des unités, des types invariables, en un mot des éléments constants qui peuvent servir de base à des théories scientifiques et à la détermination des faits matériels. On trouverait, nous dira-t-on, aussitôt d’autres étalons pour remplacer ceux qui se perdraient. Cela est parfaitement exact, mais on aurait encore recours à des corps dont les qualités invariables seraient constatées. Car, au fond, il importe très peu qu’on prenne l’or ou l’eau distillée pour point de départ dans la détermination des pesanteurs spécifiques, attendu que ces deux substances sont également invariables dans leur essence.

On voit que les types, les étalons, doivent avoir rigoureusement et nécessairement tous les caractères de l’invariabilité.

Qu’est-ce qui a conduit certains économistes à choisir l’or pour étalon de la valeur ? Ce sont ses qualités spécifiques, l’universalité de son usage et l’idée que son prix ou sa valeur était sensiblement la même dans tous les temps et dans tous les lieux. Pour que cette dernière idée fut exacte, il faudrait que le besoin qu’on a de l’or fût toujours le même, et que les quantités de ce métal n’éprouvassent ni augmentation ni diminution. Un des caractères de l’étalon serait donc l’invariabilité de la quantité et des besoins, et c’est principalement là-dessus que se fonde la théorie de l’étalon en question ; car, dans le problème, les autres qualités spécifiques de l’or sont pour ainsi dire secondaires. Au dire des économistes dont nous combattons la doctrine, les métaux précieux peuvent servir d’étalon à la valeur, principalement parce que leur quantité ne change pas d’une manière sensible. Or, dès que le contraire est établi, tout l’édifice tombe ; dès que vous ôtez à l’étalon son caractère d’invariabilité, il n’y a plus d’étalon possible ; quand le point de départ est mobile, les comparaisons deviennent incertaines.

Maintenant, il ne faut pas de grandes recherches pour se convaincre que les quantités d’or qui sont en circulation, et qui peuvent être l’objet d’un échange, d’un commerce, présentent d’énormes différences à de longs intervalles surtout. Du temps de saint Louis, il y avait bien moins d’or en Europe que du temps d’Auguste, et nous possédons aujourd’hui bien plus de métaux précieux que nous n’en avions avant la découverte de l’Amérique. Les exemples que nous avons cités plus haut répondent d’ailleurs à toutes les objections qu’on pourrait élever contre les fluctuations dans la masse des métaux précieux. Il n’est pas nécessaire d’établir l’intensité de ces fluctuations ; il suffit de savoir qu’elles existent, pour ruiner de fond en comble la théorie d’un étalon de la valeur.

La plupart des phénomènes physiques peuvent être soumis à une appréciation mathématique quant à leur durée, à leur intensité, à leur étendue, etc. ; les instruments et les unités, pour nous rendre compte de ces différentes circonstances, ne nous manquent pas. Mais quand il s’agit d’éléments moraux, de passions, de désirs, de besoins, à chaque instant variables, de circonstances fugitives qui existent ici et non ailleurs, qui se produisent aujourd’hui et qui disparaissent demain, alors il n’y a plus d’échelle proportionnelle avec un point de départ fixe. L’or ne tire évidemment sa valeur que du besoin que nous en avons, et ce besoin est variable ; non pas aussi mobile à la vérité que nos passions et nos simples désirs, mais enfin il a des phases diverses qui dérivent de la mobilité des combinaisons sociales et des convenances individuelles.

S’il n’y a pas d’étalon de la valeur, si la mesure de la valeur n’est pas même une illusion métaphysique, quelle est donc, en définitive, la règle qui préside aux échanges, qui détermine les transactions et qui fait qu’on donne telle quantité d’un produit déterminé contre telle autre quantité d’un autre produit déterminé ? C’est, nous l’avons déjà dit, l’offre et la demande d’une manière générale. La valeur en échange de tous les objets échangeables est déterminée au moment même où l’échange s’effectue. À ce moment-là un hectolitre de blé, par exemple, vaut 6 grammes d’or, et 6 grammes d’or valent un hectolitre de blé. Dans cet instant, l’or est la mesure de la valeur du blé, et réciproquement le blé est la mesure de la valeur de l’or. Le lendemain, le rapport entre les deux quantités peut changer. Si l’offre du blé augmente, on ne donnera plus que 5 grammes d’or par hectolitre de blé ; si, au contraire, l’offre de l’or augmente, c’est-à-dire si le métal devient plus abondant sur le marché, il faudra donner 7 grammes d’or ou plus pour un hectolitre de blé. Dans ces deux cas encore, et au moment même de la transaction seulement, l’or est la mesure de la valeur du blé, et le blé est la mesure de la valeur de l’or.

Il est tout aussi impossible d’établir un étalon de la valeur qu’il est impossible de trouver une mesure exacte, mathématique, permanente de nos besoins, de nos passions, de nos désirs, de nos goûts, de nos fantaisies. Toutes ces manifestations, variables de leur nature, communiquent leur mobilité à la valeur, c’est-à-dire au rapport qui existe entre ces besoins, ces passions, ces désirs, ces goûts, ces fantaisies et les choses propres à satisfaire ceux-ci. C’est là le dernier mot de la science ; il est fondé sur l’observation, et il résistera aussi bien aux railleries des hommes d’État qu’aux affirmations ambiguës des partisans d’un étalon de la valeur, gens qui négligent l’étude des faits pour se livrer à des rêveries métaphysiques.

Théodore FIX.

 

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[1] Madox, History of the exchequer, chapitre X. page 253.

[2] An historical inquiry into the production and consumption of the precious metals ; by W. Jacob Esq., in two volumes. London, Murray, 1831.

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