Les avantages et les inconvénients de l’inégalité des conditions d’existence

En 1895, Gustave de Molinari, Frédéric Passy, Paul Leroy-Beaulieu et quelques autres sont présents à la réunion mensuelle de la Société d’économie politique pour discuter de la question des inégalités. Pour autant que ces inégalités proviennent de la nature et des efforts individuels, ils sont d’avis que le législateur aurait tort d’intervenir. Le fît-il, il provoquerait nécessairement une plus grande inégalité encore que celle qu’il aurait voulu combattre, en affaiblissant le vrai ressort du progrès, qui est dans l’initiative individuelle.


Quels sont, au point de vue économique, les avantages et les inconvénients de l’inégalité des conditions d’existence

Société d’économie politique, réunion du 5 juin 1895 

 

M. Alph. Courtois, secrétaire perpétuel, présente à la réunion les ouvrages et travaux offerts à la Société et dont l’énumération se trouve plus loin.

La question mise en discussion est la suivante :

QUELS SONT, AU POINT DE VUE ÉCONOMIQUE, LES AVANTAGES ET LES INCONVÉNIENTS DE L’INÉGALITÉ DES CONDITIONS D’EXISTENCE ?

M. Fréd. Passy prend la parole pour exposer la question.

Un homme d’une incontestable valeur, dit-il, mais qui n’a pas toujours eu des idées justes en économie politique, Montesquieu, a paru croire que les lois devaient tendre à modifier la répartition naturelle des richesses en diminuant les grosses fortunes et en grossissant les petites, de façon à obtenir le plus grand nombre possible de fortunes moyennes. Il n’a fait qu’exprimer une idée très répandue et l’on peut dire que la plupart des personnes qui n’ont point sérieusement étudié ces questions, alors même qu’elles répugneraient à toute mesure de confiscation ou de privilèges, considèrent l’inégalité des fortunes comme regrettable.

C’est une idée fausse, dit M. Passy et qu’il importe de combattre. L’inégalité, en tant qu’elle est naturelle, et non point obtenue par la violence ou par le privilège, est nécessaire, elle est juste, et elle est bienfaisante.

Elle est nécessaire, car elle est la condition même du mouvement et du progrès. « Il faut du jeu dans les machines », a dit Turgot. Il y faut aussi une force vive qui les mette en mouvement. Il faut, pour que l’eau circule et, en circulant, arrose les terres, ou fasse marcher la roue des moulins, qu’elle soit sollicitée par la différence des niveaux. Il faut de même, pour que les hommes soient sollicités à l’action et à l’effort, qu’ils aient intérêt à agir et que l’effort heureux soit récompensé par la supériorité du résultat. Si toutes les conditions étaient égales et condamnées à rester égales, tout stimulant au progrès disparaîtrait et tout s’arrêterait dans la société : « La responsabilité, a dit admirablement Bastiat, est le tout de l’homme, elle est son moteur, son professeur, son rémunérateur et son vengeur. »

L’inégalité est juste, et elle est bienfaisante, car le mouvement qu’elle provoque ne s’opère pas au seul profit de celui qui en recueille les bénéfices directs. L’invention réalisée, l’amélioration obtenue, le perfectionnement des procédés ou des outillages, après avoir été la conquête et la récompense de leur auteur, deviennent peu à peu le bien de tous.

« Tout homme naît débiteur », a dit le chancelier Bacon, et Laboulaye a admirablement développé cette idée en montrant que nous vivons du passé, et que nous travaillons avec les forces de l’humanité entière. Stuart Mill, de son côté, a fait l’inventaire de ce qu’il appelle « l’héritage des déshérités », et cet héritage est immense. Mais, pourquoi, trouvons-nous en entrant dans la vie, tant de ressources préparées, tant de conquêtes de la science ? Parce que ceux qui nous ont précédés ont eu intérêt à travailler, à épargner, à utiliser, et que, de ce qu’ils ont fait et de ce qu’ils ont laissé à leurs héritiers ou à leurs représentants, une part plus ou moins grande, par un inévitable rayonnement, est tombée dans le domaine commun.

On croit travailler dans l’intérêt du grand nombre, dans l’intérêt de la démocratie, en faisant la guerre aux grosses fortunes, en attaquant le capital, dans les mains qui le détiennent, et dans ce but, on réclame des impôts de nivellement, des impôts progressifs. C’est là, dans la conviction de M. Passy, une tendance antidémocratique. Outre que, toute progression étant arbitraire, l’idée une fois admise, on peut être conduit jusqu’aux confiscations les plus monstrueuses. contrarier la formation du capital, c’est, suivant l’expression même de M. Cobden : « Tarir le fleuve dans lequel les salaires se puisent ».

M. Passy cite à ce propos un passage d’un discours d’un ouvrier américain, membre de la Société des chevaliers du travail, à l’occasion de ce célèbre milliardaire que l’on avait surnommé : « le roi des chemins de fer ». De quel droit, disait-il, jetez-vous l’injure à cet homme ? il possède une fortune immense. Mais, comment l’a-t-il gagnée ? En créant des voies de communication nouvelles, en mettant à votre disposition le moyen de vous transporter plus rapidement et à plus bas prix, de faire venir économiquement les produits dont vous avez besoin, ou de vendre ceux dont vous voulez vous défaire.

Il s’est bâti un palais, et l’a enrichi d’objets d’art, soit ; mais qu’est-ce que cette partie de ses dépenses, en comparaison de ce que son activité a versé et verse tous les jours en salaires pour le développement de l’industrie et du commerce national ?

Il voyait juste, cet ouvrier américain : de plus en plus, à mesure que se développent les œuvres de la civilisation, de grandes avances sont nécessaires puisqu’on ne peut rien entreprendre sans avances, et ces avances on ne peut les trouver que dans les capitaux réalisés, et dans les capitaux disposés à courir, en vue du bénéfice, les risques inséparables de toute entreprise nouvelle.

Il importe donc, dit M. Passy, au plus haut degré, de débarrasser la démocratie des sentiments de jalousie et d’envie dont elle est encore trop imprégnée.

Il importe de la guérir de ce que Victor Hugo a appelé « la jalousie stupide de celui qui est en marche, à l’égard de celui qui est arrivé, et lui a montré et ouvert le chemin ».

Il n’importe pas moins, ajoute-t-il, et c’est un des moyens de corriger cette vue fausse de la démocratie, de combattre l’abus qui se fait malheureusement de la fortune, et de faire comprendre à ceux qui la possèdent, la responsabilité matérielle et morale qu’elle leur impose.

Le capital, on ne saurait trop le répéter avec Cobden, est le fleuve où le salaire se puise ; mais, le travail, ce sont les mille ruisseaux par lesquels s’alimente ce fleuve du capital. Sans capital, pas de travail, mais sans travail, pas de capital. C’est le fruit et la semence, « et non seulement la fortune qui n’est point bien employée, qui est dissipée dans l’oisiveté manque à sa destination, mais elle devient une cause de démoralisation, de misère, de désordre, et elle compromet et par les mauvais exemples qu’elle donne, et par les mauvais sentiments qu’elle excite, la cause même de la propriété la plus respectable et la plus sacrée ».

Turgot, lorsqu’il essayait de faire comprendre au roi et au Parlement ce que c’est que l’impôt, après avoir montré que ce n’est point une charge arbitrairement imposée par la force à la faiblesse, mais la rétribution des services rendus par la collectivité à ses membres, ajoutait : « Plus on est élevé en dignité et en fortune, plus on doit se tenir pour honoré d’acquitter sa part des dépenses publiques. Il est étrange qu’on puisse s’enorgueillir d’être exempt de taxe comme gentilhomme quand on voit exécuter la marmite du paysan. »

Il faudrait, dit M. Passy, que les possesseurs des grandes fortunes, s’appliquant ces belles paroles, se sentissent d’autant plus responsables de l’usage qu’ils font de leurs ressources, qu’elles sont plus considérables et plus en vue, et je ne crois mieux pouvoir résumer ce que j’ai essayé d’établir, qu’en répétant avec notre ancien collègue M. de Fontenay, qu’« il ne s’agit plus de maintenir des classes dans la société, mais d’unir tous nos efforts pour faire disparaître toutes les divisions, en abattant d’un commun effort les murs mitoyens de l’orgueil et de l’envie »,

M. Paul Leroy-Beaulieu est d’avis que la question n’est peut-être pas bien posée ; au point de vue économique elle devrait l’être ainsi : une assez grande inégalité des conditions est-elle la conséquence inévitable d’un progrès économique très intense ? M. Leroy-Beaulieu dit que l’affirmation est certaine. Il ne peut pas y avoir de progrès économique sans une considérable inégalité des conditions.

Comment se forment, dit l’orateur, les grandes fortunes sur le terrain de la libre concurrence qui est celui des sociétés modernes, et en négligeant les faits de fraude qui sont exceptionnels ?

On doit leur reconnaître deux origines : l’invention ou la combinaison — laquelle est une invention de chaque jour, fondée elle-même sur l’épargne : 1° l’invention est la substitution d’une méthode nouvelle de production ou de commerce ; 2° la combinaison porte sur la mise en œuvre de nouvelles matières premières, la distribution nouvelle d’équipes d’ouvriers, de nouveaux agencements satisfaisant aux goûts du public.

Les esprits ingénieux qui mettent à profit ces moyens de succès distinguent parmi cent concurrents et mille concurrents ; ils savent choisir les hommes, réduire intelligemment leurs prix de revient, attirer par de bas prix de vente, des commodités nouvelles, etc. La réduction du prix de revient dans un établissement déterminé au-dessous du prix de revient moyen est la clef de toutes les grandes fortunes.

Tout en gardant pour eux un profit palpable, les chefs de ces établissements modèles font en même temps profiter les consommateurs d’une partie de la réduction de leur prix de revient et augmentent ainsi leur clientèle ; ils gagnent beaucoup, et ils épargnent.

Qui donc est lésé ? Le public, en particulier, n’a-t-il pas, par la baisse des prix, une réelle participation dans les heureux résultats de ce progrès ?

Sans doute, à propos du succès des grands magasins, on a voulu apitoyer sur le sort des petites boutiques, où une famille languissante est à attendre quelques rares clients. L’idéal du progrès et de l’organisation économique, ce sont les établissements fonctionnant bien et à peu de frais. La fortune qu’ils réalisent est, du reste, la preuve des services qu’ils rendent.

M. Paul Leroy-Beaulieu a essayé de chiffrer le profit réalisé par l’humanité à la suite de l’invention de Bessemer, qui est mort avec une cinquantaine de millions, dit-on. L’humanité, de ce chef, a fait, depuis 1860, une économie qui peut s’évaluer à plusieurs milliards ! Qu’est-ce que la fortune de Bessemer en comparaison ? Ce n’est pas plus que le courtage minime, l ou 2 pour 1 000 que l’agent de change prend sur une de ses opérations courantes.

Où les combinaisons industrielles et commerciales sont actives de grandes fortunes se forment.

Cependant, comme il le démontrait, il y a dix-sept ans, dans son livre bien connu (Essai sur la répartition des richesses), nous marchons, à beaucoup d’égards, vers une moindre inégalité des conditions précisément parce que le progrès économique se ralentit. L’intérêt de l’argent baisse, les conversions se multiplient ; il n’y a de grands bénéfices que dans les industries tout à fait nouvelles, et encore pas toujours.

En résumé, répète M. Leroy-Beaulieu, il est avantageux qu’il se forme de grandes fortunes ; maintenant des devoirs moraux divers s’imposent aux gens riches.

Il est certain, dit M. René Worms, que l’inégalité des conditions a l’avantage d’être un principe de mouvement et de vie dans le corps social. Il est certain aussi qu’elle rappelle l’inégalité avec laquelle la nature elle-même a réparti ses dons. Mais pour être généralement acceptée, pour se faire reconnaître comme utile à la collectivité, il faut qu’elle ne choque pas la justice. Et elle ne saurait être juste, que si la différence des fortunes correspond à une différence dans les services rendus par leurs propriétaires à la société. Or cette proportionnalité n’existe pas toujours. Le fait seul de l’hérédité introduit entre deux enfants, quant à la fortune, une différence considérable, alors qu’il n’en existe encore aucune quant aux services sociaux par eux rendus. D’autre part, le négociant, et surtout le spéculateur, qui se retirent des affaires avec une fortune d’un million par exemple, n’ont sans doute pas rendu à leur pays cent fois plus de services que tel fonctionnaire ou industriel qui ne laisse aux siens qu’un héritage d’une dizaine de mille francs. Ce n’est même pas leur intelligence et leur activité seules qui leur ont valu ces grosses fortunes. Des causes sociales de tout ordre ont contribué à les former. Il est donc juste que la société bénéficie de leur constitution. La loi, naturellement, ne doit pas le faire par la spoliation, en privant arbitrairement l’homme laborieux du fruit de son travail. Elle ne peut que lui demander un impôt correspondant aux bénéfices qu’il retire de l’organisation sociale, sans oublier bien entendu l’impôt sur les successions. Mais les mœurs ont le droit d’aller plus loin. Elles peuvent créer aux possesseurs de grandes fortunes un véritable devoir de s’en rendre dignes par la fondation d’œuvres d’utilité commune, en faveur de leurs collaborateurs ouvriers, en faveur des pauvres en général, en faveur de l’instruction publique, etc… Ce sera le meilleur moyen de justifier leurs richesses et de faire admettre de tous l’inégalité qui existe à leur profit

M. Léon Say fait remarquer que la part d’hommes tels que Boucicaut dans le progrès n’est pas aussi restreinte qu’on a bien voulu le dire. Le fondateur du Bon Marché n’a pas été seulement entraîné par le mouvement des idées et du progrès, mouvement auquel les anciennes maisons, attardées dans la routine, résistaient aveuglément. Il a eu le mérite indiscutable d’une fructueuse initiative, en transformant de fond en comble le commerce de la nouveauté.

Comme MM. Frédéric Passy et P. Leroy-Beaulieu, M. Alfred Neymarck estime que l’inégalité des conditions d’existence des divers citoyens d’un pays, aussi dure qu’une semblable théorie puisse paraître, est une loi économique à laquelle nul ne peut se soustraire. Turgot, que M. Passy citait à diverses reprises, en a démontré magistralement la vérité. L’égalité des conditions était, disait-il, une vaine utopie : dans son premier Discours en Sorbonne, dans ses Lettres à Mme de Graffigny, dans ses Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, il montrait que l’inégalité naîtrait et s’augmenterait même chez les peuples les plus vertueux et les plus moraux, car la diversité des professions, à défaut de passions ou de vices, suffirait à l’engendrer.

Que l’on admette un instant que tous les hommes aient des conditions d’existence égales, que les fortunes soient nivelées, que chacun n’ait plus la préoccupation du lendemain, aurait-on, par cela même, supprimé les causes d’inégalité qui existent entre les hommes ? Les aurait-on rendus tous heureux ? Assurément non.

Le contraste de l’intelligence, de la force et de l’activité, de l’économie et du travail des uns, avec l’indolence, l’inaction, la dissipation, la prodigalité des autres, sera toujours une des plus puissantes causes d’inégalité, cette inégalité existera toujours, aussi bien au point de vue matériel qu’au point de vue moral. On croit, et c’est là une thèse socialiste fréquemment soutenue, que l’État peut remédier par des lois à ces inégalités, modifier les conditions d’existence de chacun, rendre les uns un peu moins riches, les autres un peu moins pauvres, faire en sorte que les uns aient un peu plus de travail et que les autres ne restent pas oisifs. C’est une grosse illusion. Comme le disait encore Turgot, les hommes n’étant point nés égaux, « leurs forces, leur esprit, leurs passions rompraient toujours entre eux l’équilibre momentané que les lois pourraient y mettre ». Si tout le monde était riche, si tout le monde avait une « condition d’existence égale », qui donc voudrait travailler ? L’égalité des conditions provoquerait un arrêt général dans le travail, ce serait la négation de tout progrès et de toute amélioration. Chacun serait réduit au nécessaire ou plutôt, il y aurait bien plus de gens qui n’en seraient pas assurés, car tous les travaux seraient découragés et la misère deviendrait générale.

Il y aura toujours, dit M. Alfred Neymarck, des faibles et des forts, des humbles et des puissants, des pauvres et des riches : c’est un phénomène naturel et, partant, inévitable.

La loi ne pourra jamais changer cet ordre naturel issu de la destinée humaine et de la succession des faits.

Il faut s’efforcer d’améliorer le sort de ceux qui souffrent, aider le faible à devenir puissant, s’il en est capable, faciliter au pauvre l’occasion du bien-être, de la richesse, si par son travail et son intelligence, il peut acquérir l’aisance et la fortune ; il faut laisser chacun disposer de ses facultés en toute liberté, car c’est la liberté, la libre volonté, l’initiative, les qualités morales et non la contrainte, la loi, qui pourraient jamais changer la situation de chacun de nous.

M. N. C. Frederiksen, recherchant quels sont les enseignements de l’économie politique au sujet des inégalités sociales, en trouve, par exemple, dans le phénomène de la formation de la valeur, où l’on observe des tendances vers le nivellement. C’est là une condition du mouvement et de la force. En disciple de Bastiat, j’ai cru, dit-il, à sa doctrine du progrès de l’égalité avec la liberté, par l’accroissement du capital, comme par le travail. J’y crois moins aujourd’hui. Il y a une tendance vers l’égalité. Le capital ne cesse de s’accroître ; il est plus facile de le former, et l’on se résout plus volontiers à s’en priver, à exercer l’abstinence, à mesure que la situation économique progresse. De même, le travail n’est plus, dans la même mesure qu’autrefois, matière première, produit brut. Mais, sous d’autres rapports, il est aussi plus facile de former la force humaine, le travail ; la création de l’homme est un but en soi-même, la famille n’est pas formée par calcul pour produire du travail ; il devient aussi plus facile d’employer le travail, et l’idéal c’est que l’on arrive à trouver un plaisir à être en activité, à travailler. Des inventions peuvent effacer des inégalités, mais peuvent aussi les créer ; les machines récompensent le travail, mais créent aussi de la concurrence, etc. L’ensemble devient beaucoup plus compliqué, et le résultat n’est pas aussi simple ni aussi sûr que le supposait Bastiat. Tous ceux qui reçoivent plus que le paiement ordinaire reçoivent des rentes, qui ne sont nullement particulières à l’agriculture, et comprennent au contraire tout l’excédent, produit par les conjonctures ou par des avantages spéciaux. C’est cependant un trait caractéristique de toutes les rentes, de toutes les inégalités économiques créées par la liberté, qu’elles tendent à se détruire elles-mêmes, à l’avantage de l’humanité. Nous avons cru que les rentes françaises étaient une exception : c’est un des faits modernes les plus remarquables qu’elles ont été effacées, par suite de la colonisation et du développement des moyens de communication, au bénéfice de l’humanité ; il en sera de même maintenant du monopole du pétrole, des avantages personnels, etc. C’est la loi de la liberté.

M. Frédéric Passy, avant de répondre à M. Worms, s’arrête un instant aux dernières paroles de M. Frederiksen.

M. Frederiksen, dit-il, a eu raison dans ce qu’il vient de dire de de la rente. Oui, Ricardo s’est trompé, et après lui, quelques-uns de ceux que nous respectons comme nos maîtres les plus illustres, lorsqu’il a vu dans ce qu’il appelle « la rente » un fait particulier à la propriété foncière. La rente, ou pour parler plus exactement, l’inégalité, le rendement supérieur au rendement moyen est partout. C’est la supériorité de la force, de l’adresse, de l’intelligence, de l’esprit d’invention, la nouveauté du procédé, etc. C’est le service meilleur ou plus abondant, payé plus cher et rapportant davantage. Et, comme l’a dit encore très bien M. Frederiksen, cet avantage de situation ou de mérite, justifié par la supériorité des services rendus, tend naturellement à se détruire lui-même en se fondant peu à peu par la concurrence.

Un de nos anciens, que la plupart de nos collègues d’aujourd’hui n’ont pas connu, M. Quijano, a admirablement exposé cette vérité dans une lettre insérée au Journal des Économistes à propos d’une des séances de notre société et reproduite par Charles le Hardy de Beaulieu dans son livre La propriété et sa rente. Il y montre très bien que la rétribution supérieure obtenue par un service supérieur, dure plus ou moins et est plus ou moins considérable suivant l’importance même et la durée du service ; que dès lors elle est légitime et conforme à l’intérêt général. À la condition que la liberté soit entière, et qu’aucun privilège ne constitue au profit de celui qui en jouit une inégalité artificielle.

Et ceci, dit M. Passy, me ramène aux observations de M. Worms. Les observations de M. Worms sont très justes en tant qu’elles s’appliquent à des inégalités artificielles, à des inégalités créées par la loi. Mais ces inégalités, nous les avions dès le premier mot mises hors de cause et nous n’avons jamais pu avoir en vue que les inégalités naturelles, résultant du libre jeu de l’activité individuelle.

Celles-ci, nous le maintenons énergiquement, sont indispensables et elles sont utiles. Il faut des chefs de file pour guider et pour entraîner ceux qui viennent derrière eux.

L’inégalité, si l’on veut me permettre de répéter cette formule que j’ai quelquefois employée, l’inégalité est l’instrument de l’élévation commune qui nous rapproche en nous élevant tous vers un niveau supérieur, et par conséquent elle tend à nous égaliser. Le prix, qui provoque l’offre, est l’introducteur du bon marché et de la gratuité souvent ; la propriété est le pionnier de la communauté.

Je serai plus d’accord avec M. Worms, dit M. Passy et, on a pu le voir déjà, quant à ce qui concerne le danger de ces fortunes recueillies sans travail et sans mérite, et trop souvent par suite, dépensées sans discernement et sans satisfaction réels. Aussi verrai-je volontiers laisser aux pères de famille une liberté plus grande dans leurs dispositions testamentaires, de même que je trouve regrettable que l’on ne sache pas plus souvent, dans notre pays, imiter l’exemple de ces grandes fondations américaines qu’a rappelées M. Worms. Mais notre collègue prétend-il priver le père de laisser à ses fils qui n’ont point démérité et qu’il sait dignes d’en faire bon usage, la fortune qu’il a gagnée précisément pour la leur laisser ? Ne voit-il pas que ce serait atteindre dans son essence l’activité productrice et par conséquent déshériter la société en déshéritant les enfants ?

Prétend-il interdire au donateur les libéralités qu’il veut faire à un donataire ; il faudrait pour être conséquent avec lui-même aller jusque-là.

L’impôt progressif sur les successions n’est pas plus juste, et il n’est pas moins fâcheux au point de vue économique, que l’impôt progressif sur les revenus.

On a cité M. Carnegie et son « évangile de la richesse ». Dans cette brochure, le riche industriel professe que l’on ne doit user de la fortune que dans l’intérêt public, et que non seulement on doit s’en servir pour faire des fondations utiles, mais que l’on doit se dépouiller pour ces fondations de son vivant, allant jusqu’à dire qu’un jour viendra où l’on ne pourra sans déshonneur laisser à sa mort quelque chose à sa famille. Ce qui n’a pas empêché (soit dit en passant) M. Carnegie de défendre très énergiquement ses établissements métallurgiques, et son autorité contre ses ouvriers, tout en continuant à jouir en Écosse des nombreux millions que lui a valus son intelligence, avec l’aide de la législation protectrice des États-Unis. Cette préoccupation philanthropique et ce désintéressement théorique paraissent très généreux, et de nature à profiter à la société. Je me suis pourtant permis, dit M. Passy, lorsque j’ai eu l’occasion de rendre compte de l’Évangile de la richesse, de faire mes réserves. D’abord, je n’admets pas qu’il soit interdit à un père de préparer à ses fils une grande situation, qui leur permettra de rendre de grands services à leur pays ou à l’humanité, au filateur Robert Peel, de doter l’Angleterre du grand ministre Robert Peel. Ensuite, il n’est pas prudent de se dépouiller soi-même outre mesure, et, si un grand industriel, M. Carnegie ou un autre, disposait à mesure de ses bénéfices pour des œuvres d’intérêt public, il s’exposerait, lorsque viendraient des années moins bonnes, à ne pouvoir entretenir l’activité de ses affaires, et à mettre sur le pavé son personnel.

MM. Steinhei et Dieterlen, achetant des cotons à tous prix pour ne pas arrêter le travail au début de la crise cotonnière, et réalisant contre leur attente de très gros bénéfices par suite de la hausse des tissus, ont dû à ces bénéfices de pouvoir traverser plus tard sans mésaventure une période de perte, et de continuer jusqu’à des temps meilleurs à occuper leurs ouvriers,

Cela revient à dire, conclut M. F. Passy, qu’il faut des réservoirs, il faut des points fixes, il faut des supériorités et des inégalités de force, de richesse, d’intelligence, d’activité, parce qu’il faut, comme je l’ai dit en commençant, du mouvement et du progrès.

Il faut choisir, me disait un jour mon oncle, M. Hippolyte Passy, « être des fourmis toutes égales dans leur fourmilière et toujours dans la même situation, de génération en génération, ou être des hommes inégaux, différents mais perfectibles. »

M. R. Worms s’étonne de la qualification de « socialiste » que quelques assistants lui ont appliquée à la suite de son discours et la rapproche de celle d’ « économiste » qu’on lui a lancée dans d’autres milieux.

M. G. de Molinari est d’accord, dit-il, sur un point avec M. Worms, c’est que la société n’est pas parfaite. Elle renferme certainement des inégalités excessives. Mais peut-on employer la loi à y porter remède ? Le rôle naturel de la loi, c’est de garantir la liberté et la propriété des citoyens. Quand on la fait sortir de ce rôle, on s’expose à de graves mécomptes, et trop souvent même on s’éloigne du but que l’on veut atteindre. Si l’on établit, par exemple, un impôt progressif, comme le demande M. Worms avec modération, mais que les socialistes ne manqueront pas d’aggraver sans modération, qu’arrivera-t-il ? C’est que les grosses fortunes s’en iront : elles iront se réfugier dans les pays où elles sont moins durement traitées. Et quel sera le résultat de cette émigration ? C’est qu’il y aura moins de capitaux dans le pays. S’il y a moins de capitaux, il y aura moins d’emplois pour le travail. S’il y a moins d’emplois, les ouvriers seront moins demandés, les salaires baisseront, et la loi aura augmenté l’inégalité qu’elle avait pour but de diminuer. Même résultat si les socialistes moins modérés que M. Worms brûlaient un beau jour le grand livre de la dette publique. Serait-ce un moyen d’encourager l’épargne ? Et si l’épargne diminue, s’il se forme moins de capitaux, il faudra les payer plus cher ; la part du capital augmentera aux dépens de celle du travail. Enfin si, comme le demande M. Worms, on se contente pour commencer d’établir un impôt progressif sur les successions, qu’arrivera-t-il encore ? Comme on ne se soucie point généralement de léguer ses biens à l’État, on s’efforcera de les lui soustraire, on préférera augmenter ses dépenses. En un mot ces lois socialistes destinées à établir l’égalité dans la société n’auront servi qu’à l’appauvrir. Ou si elles établissent une égalité quelconque, ce sera l’égalité dans la misère.

Comme les socialistes, et jusqu’à présent avec plus de succès, les protectionnistes s’efforcent de détourner la loi de sa destination naturelle. En l’employant à protéger certaines industries, ils prétendent augmenter la richesse du pays. Mais ce qu’ils ajoutent aux revenus des industriels et des propriétaires fonciers, ils l’enlèvent à ceux des consommateurs. C’est un déplacement de la richesse, ce n’est pas un accroissement. Enfin en la soustrayant au grand nombre pour la concentrer en un petit nombre de mains, en improvisant ainsi artificiellement de grosses fortunes, on encourage le gaspillage, car les biens trop facilement acquis se dépensent de même. Aux États-Unis, par exemple, où le tarif a édifié en quelques années des fortunes colossales, on a vu se répandre des habitudes de luxe qui dépassent tout ce que nous connaissons en Europe. Les journaux mondains nous apprenaient dernièrement que les dames américaines portent des voiles parsemés de diamants, et qu’elles ont mis à la mode les souliers garnis de pierres précieuses ; il y en a qui coûtent plus de cent mille francs la paire. N’est-ce pas insensé ? L’orateur conclut donc que les législations socialistes ou protectionnistes ne peuvent avoir d’autre résultat que d’appauvrir la société au lieu de l’enrichir et d’augmenter l’inégalité au lieu de la diminuer. Le seul rôle utile de la loi, c’est de garantir également la liberté et la propriété de tous.

M. Bonnal proteste énergiquement contre l’attitude des divers Parlements qui se sont succédé en France depuis 1878 et qui tous, dit-il, se sont évertués et s’acharnent encore, spécialement à la Chambre des députés, à étouffer le principe de liberté.

La séance est levée à 11 heures 15.

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