Les illusions du protectionnisme

Ernest Martineau, Les illusions du protectionnisme, La Nouvelle Revue, t. 75, 1892.


LES ILLUSIONS DU PROTECTIONNISME

 

Le protectionnisme qui n’a été dans son origine, selon l’aveu de ses partisans, qu’une pratique, un système basé uniquement sur l’expérience, d’autres diraient sur la routine, et qui n’avait ni docteurs ni apôtres, a fini par trouver ses théoriciens et ses doctrinaires. L’un de ces théoriciens, le courageux publiciste qui a entrepris de faire de cette pratique un corps de doctrines, est M. Domergue, l’auteur d’un livre qui a fait sensation dans le monde des adversaires de la liberté des échanges, la Révolution économique,  livre publié sous le patronage de M. J. Méline.

M. J. Domergue vient de fonder une revue sous le nom de Réforme économique, et le premier numéro contient le programme de ladite publication.

Nous nous réjouissons fort, pour notre part, de l’apparition de la Réforme économique, nous rappelant que M. Méline et ses amis se vantaient naguère de leur pratique sans théorie et sans principes ; et qu’ils raillaient fort les amis de la liberté, les qualifiant avec dédain de théoriciens et de doctrinaires, leur reprochant de sacrifier les plus grands intérêts de la nation à de pures théories.

Nous sommes autorisé à penser que ces nouveaux docteurs, ces apôtres de la pratique, de la routine protectionniste transformée en un corps de doctrine, renonceront à l’avenir à un système d’attaques et de railleries qui se retourneraient contre eux-mêmes et accuseraient manifestement les contradictions de leur polémique.

Quoiqu’il en soit, M. Domergue vient de fonder la Réforme économique et, à la suite de son article-programme où il annonce son intention de défendre le travail français contre la concurrence étrangère, il publie une série de lettres d’adhésion, émanant des membres du Parlement, sénateurs et députés, qui ont joué un rôle important dans l’organisation du nouveau régime économique.

Le principe, nouvellement découvert, de la pratique protectionniste, qui est mis en relief dans ces lettres, c’est, comme on pense bien, la défense de la production nationale, le développement du travail national.

Entre toutes ces adhésions, il en est une dont nous avons noté les termes et qui mérite de retenir notre attention, c’est celle de M. le sénateur Dauphin, le rapporteur général de la commission des douanes du Sénat.

L’honorable sénateur de la Somme écrit à M. Domergue :

« Vous allez défendre les principes économiques de la nouvelle législation ; le relèvement des droits de douane est une première conquête, mais il faut AUGMENTER LA PRODUCTION FRANÇAISE ET LES DÉBOUCHÉS D’EXPORTATION ; NOTRE ŒUVRE N’EST BONNE ET INATTAQUABLE QU’À CES CONDITIONS. »

Remarquez ces paroles : elles ont une importance, une gravité qui ne sauraient échapper à personne.

Voici qu’un homme considérable dans le parti protectionniste, le rapporteur général de la commission des douanes du Sénat, nous donne son sentiment réfléchi, mûrement délibéré, sur l’œuvre économique que vient d’accomplir le Parlement et, non content de ce qui vient d’être fait, signalant l’insuffisance des tarifs pour l’œuvre à accomplir, il dit nettement, formellement, que si l’on n’augmente pas les débouchés d’exportation et la production française, on aura fait une œuvre mauvaise et qui méritera d’être attaquée.

« Notre œuvre n’est bonne et inattaquable qu’à ces deux conditions : augmenter la production française et les débouchés d’exportation. »

Nous avons le droit de dire qu’en insérant cette lettre dans la Réforme économique, M. J. Domergue en a accepté la pensée tout entière ; qu’il reconnaît, avec M. Dauphin, que le vote des tarifs ne suffit pas, qu’ils ne sont que l’instrument qui permettra d’atteindre le double but ci-dessus indiqué.

Nous ajoutons que M. Méline est d’accord à ce sujet avec M. Dauphin car, dans sa lettre à M. Domergue, le leader protectionniste indique comme but à atteindre le développement du travail national.

Si donc nous parvenions à établir que, loin de réaliser le but proposé, savoir le développement des débouchés d’exportation et l’augmentation de la production nationale, les tarifs soi-disant protecteurs restreignent les débouchés extérieurs et diminuent la production intérieure, il serait certain, évident, de l’aveu même de MM. Dauphin, Domergue et Méline, que le nouveau régime économique est une œuvre mauvaise qui mérite d’être attaquée et détruite.

C’est cette double démonstration que nous nous proposons de faire dans cet article et, à raison de l’importance du sujet, nous faisons appel à l’attention bienveillante des lecteurs de la Nouvelle Revue.

Avant tout, il est nécessaire de déterminer avec soin la véritable nature de la protection ; il faut, comme le recommande avec tant de raison Voltaire, en cette matière comme en toute autre, s’attacher à définir les termes.

Comment, en effet, arriver à connaître les résultats du système protecteur si nous n’avons pas, au préalable, recherché et établi la nature de ce système ?

Qu’est-ce donc que la protection ?

Dans un article publié par la Nouvelle Revue à la date du 1er mars dernier, la Réforme de l’impôt, nous avons donné une définition que nous avons placée sous l’autorité de M. Méline lui-même, en nous appuyant sur un document émané du leader du protectionnisme, et cette définition est celle-ci :

« La protection, c’est l’argent des autres. »

M. Domergue ne saurait désavouer cette définition, lui qui, dans la Révolution économique, publiée d’ailleurs sous la patronage de M. Méline, a écrit textuellement cette phrase :

« Les droits de douane ont été institués dans l’intérêt du producteur national. »

Pour ne pas nous répéter, nous renverrons le lecteur, pour les développements, à notre article ci-dessus cité et nous nous résumerons en disant que le mot protection est synonyme de renchérissement.

Comment s’opère ce renchérissement ?  Par le mécanisme des tarifs qui servent de barrière pour repousser les produits étrangers, et diminuent ainsi, sur le marché, la quantité des produits à vendre.

Raréfier pour renchérir, proscrire l’abondance, l’abondance ruineuse pour les producteurs, en vue de hausser artificiellement les prix, tel est le but et l’effet du système soi-disant protecteur.

La protection, c’est donc la disette organisée, organisée en vue de la cherté ; d’où il suit qu’elle déplace les richesses sans en créer, son effet se bornant, lorsqu’elle en produit, à faire sortir législativement de l’argent de la bourse des consommateurs pour grossir d’autant la bourse des producteurs protégés.

Telle étant la protection, voyons si elle est capable d’atteindre le double but signalé dans la lettre de l’honorable sénateur Dauphin, savoir le développement de l’exportation et, en outre, l’augmentation de la production nationale.

Et d’abord, voyons ce qui concerne le développement des débouchés d’exportation.

« Vous voulez, dites-vous, à l’aide des tarifs protecteurs, augmenter les débouchés d’exportation ? »

Cette prétention est-elle sérieuse ?

Est-ce sérieusement que vous attendez l’extension des débouchés extérieurs d’un système qui proscrit, en principe, les importations étrangères comme dangereuses pour le travail national.

Si ce système est bon pour la France, il doit l’être apparemment pour les autres peuples ; et si les autres peuples, pour protéger leur travail, repoussent les importations de l’étranger, comment pouvez-vous songer au développement de nos débouchés d’exportation ?

Ce qui est importation pour un peuple est exportation pour un autre : cela est aussi sûr qu’il est sûr qu’un point d’arrivée implique un point de départ.

Dès lors, à quoi bon insister pour prouver que tout système restrictif quant aux importations est nécessairement restrictif relativement aux exportations ?

Nous pouvons tenir pour certain que, grâce à la politique de représailles — et nous en avons déjà un exemple dans nos rapports commerciaux avec l’Espagne et l’Italie — le système des tarifs restrictifs est la ruine des débouchés d’exportation.

Mais allons plus loin. Supposons que, malgré la fermeture du marché français, les nations étrangères laissent entrer les produits français sur leur marché.

C’est incontestablement le cas pour l’Angleterre, qui pratique résolument ce qu’on peut appeler le libre-échange unilatéral et qui, repoussant toute politique de représailles, laisse entrer sur son marché en franchise, sans exiger de réciprocité, les produits étrangers.

Voici donc nos produits admis sur les marchés étrangers. Comment les tarifs douaniers vont-ils développer l’exportation ?

Protection, ne l’oublions pas, cela veut dire renchérissement.

Vainement on a cherché à le nier, de la part des protectionnistes, l’évidence est plus forte que les dénégations de parti pris, et M. Méline lui-même a dû  reconnaître que les tarifs ont une répercussion inévitable sur les conditions de la production, en sorte que, renchérissant le prix des matières premières, de l’outillage et des approvisionnements de toute sorte, ils entraînent forcément l’augmentation du prix de revient dans chaque branche de la production nationale.

Dès lors, à moins d’être aveugle, comment ne pas voir le coup funeste porté par ce système au développement des débouchés d’exportation ?

Quel est le champ de bataille sur lequel luttent les producteurs concurrents sur les marchés étrangers ?

Le terrain de la lutte, c’est le bon marché.

Toutes choses égales d’ailleurs, l’acheteur se décide invariablement en faveur du bon marché.

Nos produits exportés se trouveront donc dans une condition d’infériorité certaine vis-à-vis de leurs concurrents des pays libres, non protégés, dont les prix de revient, et par suite les prix de vente, seront moins élevés.

Que l’on consulte les statistiques commerciales, et l’on verra que, sur les marchés étrangers, c’est l’Angleterre libre-échangiste qui occupe le premier rang.

M. Dauphin ignore-t-il donc que, lors des difficultés qui ont surgi naguère entre le Portugal et l’Angleterre, des marchands portugais ayant, par patriotisme, retiré les commandes qu’ils avaient faites en Angleterre, nos journaux ont signalé aux fabricants français l’intérêt qu’ils auraient à prendre la place des manufacturiers au Portugal ?

On faisait remarquer alors que c’étaient les produits anglais qui tenaient, de beaucoup, le premier rang sur le marché du Portugal.

M. Dauphin ignore-t-il également que, malgré la différence des distances, les produits manufacturés de l’Angleterre libre-échangiste chassent des riches marchés de l’Amérique du Sud les produits similaires des États-Unis protégés ?

Cela est si vrai que le secrétaire des États-Unis, M. Blaine, désespérant de triompher des manufacturiers d’Angleterre par la lutte sur le terrain de la libre concurrence, a essayé d’organiser une union douanière de toutes les Amériques en vue de repousser les produits européens, pour assurer aux produits manufacturés des États-Unis le monopole de la vente.

Ce projet n’a échoué que devant la clairvoyance des représentants des États du Sud-Américain sentant qu’on leur proposait un marché de dupes.

M. Dauphin ignore-t-il enfin que, lors de l’agitation produite en Angleterre par le vote des bills Mac-Kinley, M. Gladstone, dans un discours à Dundee, en octobre 1890, protesta énergiquement contre toute politique de représailles.

Il fit remarquer que, au point de vue des producteurs anglais, s’ils voyaient se rétrécir leurs débouchés d’exportation aux États-Unis, par contre et par compensation, ils verraient s’ouvrir devant eux et s’élargir les marchés des autres pays d’où seraient chassés les produits manufacturés des États-Unis, par suite du renchérissement de leurs prix de revient résultant des tarifs Mac-Kinley.

À quoi bon insister d’ailleurs ? N’avons-nous pas la meilleure de toutes les preuves dans l’attitude de nos industries d’exportation elles-mêmes, dans leur protestations unanimes contre le nouveau tarif des douanes ?

Ainsi, soit par suite des représailles, soit à cause de l’augmentation des prix de revient, résultat inévitable de la répercussion des taxes, il est démontré à cette heure que le système soi-disant protecteur, loin de développer nos débouchés d’exportation, comme l’espère M. Dauphin, sera un obstacle permanent, insurmontable, au développement de nos exportations.

Telle est, sur ce premier point, notre réponse documentée, appuyée sur des faits précis, aux théories, aux pures théories de M. le rapporteur général Dauphin.

Reste à examiner la question de la production intérieure. La thèse des protectionnistes à cet égard peut se résumer ainsi : « Les importations sont funestes au travail national parce qu’elles tendent à remplacer, sur le marché, les produits français par les produits étrangers, et à ruiner ainsi notre agriculture et notre industrie.

« Les importations étrangères importent en même temps le chômage pour le travail national ; il faut donc organiser des lois de défense. Grâce à cette protection, la production se développera, le marché intérieur étant approvisionné avant tout par les producteurs nationaux. »

Telle est la doctrine de nos adversaires, et on reconnaîtra sans doute que nous ne l’avons pas affaiblie.

Dans le livre de la Révolution économique, M. Domergue l’expose, en effet, de la manière suivante :

« Les importations de produits étrangers importent en même temps le chômage pour nos ouvriers. Notre système, à nous, est sans prétention ; il repose tout entier sur cette idée très simple que la récolte née chez nous, que le produit fabriqué chez nous, contiennent à la fois des impôts, des revenus et des salaires, tandis qu’il n’y a rien de cela dans le produit étranger qui entre et se consomme. »

À cette thèse, ainsi posée, nous répondons  — réponse décisive si elle est exacte : Les produits s’échangent contre les produits : le commerce étant un échange d’équivalents, tout produit étranger est payé par un produit d’égale valeur du travail national, en sorte que, si le produit importé est étranger par son origine, il devient national à partir du moment où il a été acheté et payé avec du travail national.

Cette objection, si elle est fondée, ruine par la base le système protecteur ; à cet égard, pour éviter les répétitions, nous renverrons le lecteur à notre article du 1er novembre 1891, de la Nouvelle Revue, intitulé : L’erreur fondamentale de M. Méline ; nous y avons développé cette double proposition :

1°. Les importations de produits étrangers ne font aucun tort au travail national, puisque le commerce est un échange d’équivalents, et que le travail français paie le travail étranger ;

2°. La protection renchérissant le prix de tous les éléments de la production, il en résulte un gaspillage de capitaux tel que, sur la masse des capitaux de la nation, il faut prélever, pour chaque branche de la production nationale, une part plus forte que sous un régime de liberté ; d’où il suit que la protection restreint le nombre des entreprises productives.

Cette démonstration est décisive ; elle détruit de fond en comble le système soi-disant protecteur qui ne repose que sur une erreur grossière concernant le rôle de la monnaie, et nos adversaires, en évitant avec soin de la discuter, en ont reconnu toute la force.

Et comment les tarifs protecteurs auraient-ils la vertu magique de développer la production nationale ?

La protection, nous l’avons vu, déplace des richesses, mais elle est impuissante à en créer.

Les éléments de la production se décomposent en deux : la nature et le travail humain qui, lui-même, se divise en capital ou travail ancien et travail actuel.

Comment les tarifs protecteurs influent-ils sur chacun de ces éléments de la production ?

Sur les agents naturels — matériaux et forces naturelles — incontestablement, le système des tarifs ne peut exercer aucune influence utile, et c’est un axiome de la science générale que, dans la nature, RIEN  NE  SE  CRÉE.

Quant au travail, les tarifs n’y touchent en rien ; il n’y a aucun article qui protège les ouvriers français contre la concurrence étrangère.

Reste l’élément capital : les tarifs agissent-ils sur cet élément ?

Incontestablement, mais cette action se borne à déplacer les capitaux.

Pour que la protection pût développer la production nationale, il faudrait que le miracle de la multiplication des matériaux vînt en augmenter le nombre et, malgré toute leur habilité, bien qu’ils aient l’habitude de se présenter comme des sauveurs, les protectionnistes ne sont pas encore parvenus à faire accepter leur prétention par ceux qui, ennemis des rêveries creuses et des formules magiques, ne se laissent pas tromper par les apparences et vont au fond des choses.

Voici, par exemple, que par la taxe de 5 francs sur les blés, les protectionnistes ont la prétention d’avoir encouragé et développé la production agricole : certes, il est incontestable que, dans cette mesure de 5 francs par 100 kg, ils augmentent le profit du vendeur de blé et, par suite, encouragent la production de céréales.

Mais ce n’est pas tout, et nous avons vu ainsi que la moitié du phénomène économique.

Ces 5 francs, qui augmentent le profit du producteur, sortent de la bourse de l’acheteur, de la masse du public consommateur ; si, au lieu de 25 francs, l’acheteur a payé 30 francs, ce supplément de 5 francs, qui lui est extorqué par l’artifice des tarifs, est perdu pour lui ; il se trouve ainsi dans l’impossibilité d’acheter un produit quelconque valant 5 francs, par exemple des œufs, du beurre, etc. ; en sorte que, si la production agricole (pour les céréales) a été encouragée dans la mesure de 5 francs, la production agricole (pour l’élevage de la volaille ou du bétail) a été découragée exactement dans la même mesure. Si nous envisageons la production agricole en général, le développement de la production est donc nul, il se réduit à zéro.

En outre, le consommateur est spolié en ce que, pour 30 francs, il n’a qu’un sac de blé sous le régime protecteur, alors que, dans un pays libre, il aurait, avec cet argent, un sac de blé plus un objet quelconque valant 5 francs.

C’est-à-dire que, dans tout achat d’un produit protégé, il y a deux pertes contre un profit ; et si les grands propriétaires qui ont fait à M. Méline, tout récemment, le don d’une médaille avaient fait de ladite médaille une image symbolique du système protecteur, ils auraient dû offrir au leader de la protection une médaille À  DOUBLE  REVERS.

Voilà l’illusion qui trompe nos protectionnistes : par l’artifice des tarifs, ils déplacent les capitaux et, avec eux, le travail ; ils les attirent ainsi vers une branche de production qu’ils favorisent en lui concédant un monopole, et ils s’imaginent que ces capitaux déplacés sont des capitaux créés.

Ces sauveurs se présentent comme des hommes providentiels et M. Méline n’a pas craint de soutenir, à la tribune du Parlement, que les tarifs protecteurs sur les blés et le bétail avaient sauvé l’agriculture nationale, alors qu’ils n’ont, tout au plus, sauvé que les fermages élevés des grands propriétaires.

Colbert, le fondateur du système, qui a voulu créer en France l’industrie manufacturière en organisant les tarifs protecteurs, n’a réussi qu’à diminuer la puissance et le développement de l’agriculture, et son historien, P. Clément, constatant les résultats de cette soi-disant protection, reconnaît que l’agriculture française en souffrit cruellement.

Dans une excursion que je fis, il y a quelque temps, à l’île de Ré, je remarquai que la culture du blé y était peu pratiquée, les insulaires préférant se livrer à la culture de l’orge et, principalement, de la vigne.

J’en fis l’observation à quelques personnes et, comme je les entretenais de la question économique, je disais : « La nature vous a naturellement protégés contre l’invasion des produits du dehors : pourquoi payez-vous tribut au travail du continent en achetant du blé ?

« Si, au lieu de l’acheter, vous vous livriez à la culture de cette céréale, votre argent ne sortirait pas de l’île, et vous développeriez, chez vous, une branche de production de première nécessité, puisqu’elle fournit l’élément le plus utile de l’alimentation. »

Ces braves insulaires furent étonnés de ce langage, qui leur révélait les beautés du système cher à M. Méline : ils ne s’étaient pas doutés, jusque là, qu’en achetant volontairement leur blé sur le continent, ils payaient tribut au travail extra-insulaire, et ils n’avaient jamais regretté de faire sortir leur argent de l’île, puisque c’était pour obtenir du blé.

L’un d’entre eux me fit observer que s’ils se livraient à la culture du blé, il leur faudrait arracher des vignes ou cesser de cultiver de l’orge ; en sorte que ce prétendu développement du travail insulaire ne serait pas autre chose qu’un déplacement de travail, déplacement qui ne serait probablement pas avantageux, puisque c’était spontanément, en toute liberté, qu’ils se livraient à leur genre actuel de culture.

Actuellement, ils échangeaient leurs produits contre les produits du dehors et, s’ils achetaient leur blé, c’est qu’ils avaient plus de profit, apparemment, à faire autre chose et à l’échanger contre le blé du continent.

Le langage de cet insulaire était plein de sens, et c’est la meilleure réponse à faire aux pures théories de MM. Dauphin, Domergue et Méline.

Prenez-y garde en effet, messieurs : en protégeant une branche de production incapable de se soutenir par ses propres forces, vous entretenez une industrie rachitique aux dépens des industries saines et vigoureuses ; vous ne créez pas des capitaux, vous les déplacez, vous les soutirez d’une branche de production vers une autre et, par ce système de spoliation réciproque résultant de la multiplicité des produits protégés, vous faites un gaspillage de capitaux tel qu’il amoindrit et restreint l’ensemble de la production nationale.

Notre preuve est donc faite sur ce second point comme sur le premier, et nous avons le droit de dire à nos adversaires :

« Vous n’augmentez pas plus la production nationale à l’aide de vos tarifs restrictifs que vous ne développez les débouchés d’exportation. »

S’il en est ainsi, si la protection ferme les débouchés extérieurs par l’effet des représailles et de l’augmentation des prix de revient ; si, d’autre part, elle opère à l’intérieur un gaspillage de capitaux tel qu’il amoindrit la production française, la conclusion est celle que, d’accord avec MM. Méline et Domergue, M. Dauphin a très nettement indiquée.

Vous avez écrit à M. Domergue : « Notre œuvre n’est bonne et inattaquable qu’à ces deux conditions : augmenter la production française et les débouchés d’exportation. »

Le résultat étant diamétralement opposé, et l’action des tarifs restrictifs étant en sens contraire de vos visées, vous avez vous-même, par avance, formulé la conclusion.

Votre œuvre est une œuvre mauvaise, une œuvre qu’il est urgent, dans l’intérêt même du travail national, d’attaquer et de détruire.

 E. MARTINEAU.

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