Les libéraux français et la colonisation du Viêt Nam

Les libéraux français et la colonisation du Viêt Nam

par Benoît Malbranque

(Extrait du Dictionnaire de la tradition libérale française, volume 1, à paraître.)

 

 

 

ANNAM, TONKIN, COCHINCHINE. [Indochine—Viêt Nam] La colonisation française au Viêt Nam est un phénomène politique sur lequel les libéraux ont fait entendre une voix dissonante, et qui ne s’explique bien rétrospectivement que dans le cadre de ses conditions historiques particulières. Au sein de l’Indochine française (Liên bang Đông Dương, 聯邦東洋), les Français établissent successivement leur domination sur les trois régions viêtnamiennes de l’Annam (Trung Kỳ, 中圻) au centre ; du Tonkin (Bắc kỳ, 北圻) au Nord, et de la Cochinchine (Nam Kỳ, 南圻) au Sud. Si dès 1883 Paul Leroy-Beaulieu pousse de ses vœux la conquête décisive, avant de se désintéresser de cette colonie, Frédéric Passy et Yves Guyot s’y opposent fermement, par la plume ou à la tribune. Pendant plus de trente ans, Gustave de Molinari tâche aussi de décourager les artisans de la colonisation au Viêt Nam, en présentant ses aspects honteux.

[À la recherche de la réalité viêtnamienne pré-coloniale.] L’ensemble viêtnamien, aujourd’hui reconstitué après des siècles de domination étrangère, présente à l’observateur une réalité bigarrée et déroutante, dont il est important de se rendre un compte précis, si l’on entend apprécier correctement les prises de position des libéraux français sur ce thème. 

Lorsque le général chinois Zhào Tuó (趙佗), (en vietnamien Triệu Đà) annexa le Viêt Nam, alors connu sous le nom d’Âu Lạc (甌雒), en 179 avant notre ère, sans doute ne se doutait-il pas qu’il inaugurait par là une période de domination politique qui allait durer plus de mille ans (jusqu’en 938 de notre ère) : tant sont nombreux ceux qui aspirent à fonder des établissements durables, et rares ceux qui vraiment y parviennent. En 1883, les Français qui marchèrent le plus décisivement à l’œuvre de la conquête songeaient peut-être aux siècles à venir, mais soixante-dix ans plus tard leurs compatriotes devaient déjà battre en retraite. 

En considérant le Viêt Nam contemporain, ce double héritage se mélange devant les yeux, et il faut une patience de Pénélope pour détisser le grand maillage culturel qu’une influence étrangère durable a produite. La langue nationale viêtnamienne (quốc ngữ) est un dérivé du chinois, mais s’écrit avec des caractères latins, parce que les Français le trouvèrent désirable, voyant dans l’abolition des caractères chinois une première étape nécessaire avant la généralisation du Français comme langue nationale. (Paul Puginier, Note manuscrite sur le Tonkin, mars 1887, p. 14) Le vêtement traditionnel des femmes viêtnamiennes (áo dài) ne s’écarte de son modèle chinois que parce que de jeunes étudiants formés en France lui ont donné des formes plus audacieuses (certains diront : plus féminines), au grand dam des élites du pays qui n’eurent de cesse de le vilipender, lui et les « salopes européanisées » (me tây) qui d’abord le portèrent. (Hữu Ngọc, Wandering through vietnamese culture, 2004, p. 449, et p. 463-464 ; du même, Áo dài, Nxb Thế Giới, 2006, tr. 30) Le plat le plus typique du pays est une soupe qu’on ne dira pas à nouveau chinoise, pour ne pas heurter la susceptibilité des Viêtnamiens, mais enfin c’est une soupe chinoise dont le nom (phở), s’il n’est pas dû à une discrète transformation du chinois 粉 (fěn, phấn), est le résultat de la ressemblance que ce plat paraissait présenter aux Français avec leur pot-au-feu national. (Connaissance du Viêt Nam, par Pierre Huard et Maurice Durand, 2014, p. 199) Ainsi du reste.

Et pourtant, au milieu de la modernité contemporaine et de la transformation des modes de vie, certains usages, des plus anciens, se sont maintenus en dépit de toutes les influences étrangères, comme pour mieux, aujourd’hui, nous embarrasser. Installé au Tonkin au milieu du XVIIe siècle, le jésuite italien Giovanni Filippo de Marini raconte qu’à minuit du premier jour de l’année (selon le calendrier lunaire traditionnel), on tient les portes ouvertes, pour que les morts ou leurs esprits entrent ; on étend des tapis pour qu’ils marchent et des lits pour qu’ils se couchent ; on prépare des bains, des sandales, des bambous pour qu’ils s’appuient ; on pose des mets sur les tables pour qu’ils mangent, et quand on suppose qu’ils se retirent, on les reconduit avec des révérences et des génuflexions. (G. F. de Marini, Histoire nouvelle et curieuse des royaumes de Tonkin et de Laos, 1666, p. 251-253) Vers la même époque, Simon de La Loubère explique qu’en fait d’offrandes, dans ces pays les habitants « ont établi, par une sage économie, qu’il suffisait de brûler avec les corps des morts, au lieu de véritables meubles et de véritable monnaie, ces mêmes choses figurées en papier découpé, et souvent peint ou doré… Le peuple dit que ce papier qu’on brûle, se convertit en l’autre vie aux choses qu’il représente. » (Du royaume de Siam, par M. de la Loubère, 1691, p. 367) On dit que ces deux pratiques s’observent encore couramment au Viêt Nam.

Retrouver la réalité historique viêtnamienne qui a déterminé le jugement des libéraux français n’est donc pas aisé. C’est pourtant la condition d’une appréciation juste de leurs prises de positions divergentes.

[Le Viêt Nam historique est-il primitif ?] À l’époque où les Français se présentèrent à eux en envahisseurs, les Viêtnamiens pouvaient aisément apparaître comme un peuple à peine sorti de la vie sauvage ou primitive. À l’époque, leur cadre mental n’est ni l’individu, ni la grande société, mais bien la tribu et le village. Ils osent à peine dire « Je » (tôi), pronom vulgaire, représentant un moi vu comme haïssable, et usent plutôt de périphrases dépréciatives pour parler d’eux-mêmes. (N. Louis-Hénard, Romanisation des idéogrammes sino-vietnamiens, 2014, p. 42 ; Connaissance du Viêt Nam, par P. Huard et M. Durand, 2014, p. 101) Comme dans la tribu, toutes les jeunes filles sont pour un homme adulte des « petites sœurs » (em), et il les appelle ainsi couramment, car les Viêtnamiens étendent le langage de la parenté à tout le monde. Les mariages se conduisent exclusivement dans la plus petite communauté, et un proverbe dit qu’il vaut mieux épouser un chien de son village qu’un homme distingué vivant au loin. (Hữu Ngọc, Wandering through vietnamese culture, 2004, p. 463)

Plus la civilisation s’élève, plus les plats et les aliments riches en eau sont éliminés, et les premières grandes recettes viêtnamiennes observées par les Français sont des soupes. (Connaissance du Viêt Nam, par P. Huard et M. Durand, 2014, p. 195)

De même, tous les peuples ont commencé par l’emploi d’unités de mesure figurées et approximatives. Pour parler de la longueur d’une route, c’est le nombre de pas à faire avant d’arriver au bout que nos ancêtres donnaient, ou alors ils se servaient de la taille de l’avant-bras ou du pied d’un homme moyen comme d’une utilité, et disaient que la route était longue de tant de coudées ou de pieds. Au XIXe siècle, les Viêtnamiens utilisaient encore des unités de mesure pleines de fantaisie, fondées sur une notion de temps vécue et non mesurée. L’espace d’un quart d’heure était « le temps qu’il faut pour cuire du riz pour toute la famille » (chín nồi cơm), quelques minutes représentaient « le temps de mâcher une bouchée de bétel » (tan miếng giầu), et les années se comptaient par saisons de récolte du riz (mùa lúa). (Ngọc Thêm Trần, Tìm về bản sắc văn hóa Việt Nam, Nxb TPHCM, 2006, tr. 342)

Comme les indigènes de Tasmanie qui se barbouillaient le corps de charbon, et les indigènes d’Amérique qui se peignaient en rouge, les Viêtnamiens avaient idéalisé une forme particulière du beau humain, que les Français allaient découvrir avec surprise. « Les dents noires sont, au Tonkin, un signe de beauté », rapporte Edmond Courtois. « L’Annamite dit volontiers que le chien seul a les dents blanches. » (Le Tonkin français contemporain, 1891, p. 96) Les Viêtnamiens obtenaient ce résultat par l’emploi d’une laque spéciale. En 1915, Phan Kế Bính (潘继炳) écrit encore dans son livre sur les coutumes du Việt Nam (越南風俗) que quoiqu’un homme puisse prendre des libertés à cet endroit, une femme aux dents blanches blesse vraiment la vue : et il ajoute qu’il en sera ainsi tant que les Viêtnamiens n’auront pas tout à fait abandonné une mode pour l’autre. (Việt Nam phong tục, Nxb Văn học, 2005, tr. 322.) 

Enfin, c’est une observation importante à faire, et fortement mise en valeur dans les écrits des libéraux français, que dans les civilisations les plus primitives la femme est proprement une esclave. (Voir Femmes-Féminisme.) Elle subit des brimades et des mauvais traitements, assume une part disproportionnée des charges, et obéit à ses fils et à son mari. Télémaque disait à cette Pénélope que j’évoquais précédemment : « Rentre dans ta chambre, ma mère ; retourne à ton ouvrage, à ta toile et à tes fuseaux, distribue la tâche à tes servantes : c’est à nous de parler ; les discours sont réservés aux hommes, et surtout à moi qui suis le maître ici. » (Homère, Odyssée, 1, 356-359 ; éd. Pléiade, 1955, p. 570) Les libéraux français savent cela, et cet abaissement de la femme est un signe qu’ils guettent habituellement pour qualifier une civilisation primitive. (Voir particulièrement Charles Comte, Traité de législation, 1827, et Benjamin Constant, De la religion, 1830.) Or au XIXe siècle les femmes viêtnamiennes sont encore dans une position basse et reléguée, dont la langue rend parfaitement compte. Les femmes mariées s’appellent entre elles du nom de nhà (maison), et les filles reçoivent communément le second prénom de Thị, qui se rapporte au souhait de leur voir porter beaucoup d’enfants, tandis que pour les garçons on préférera Văn, issu du chinois 文 (wen), qui évoque la connaissance, le savoir littéraire, et même « l’homme de culture » : par lui on cherchait à favoriser aux fils le succès aux examens et dans la carrière mandarinale. (H. Ngọc, Wandering through vietnamese culture, 2004, p. 395-397 ; Connaissance du Viêt Nam, par P. Huard et M. Durand, 2014, p. 92 ; A. Cheng, Histoire de la pensée chinoise, 1997, p. 470.) Le mot cái — « féminin », et par extension « femme », « épouse » et « mère » — signifie aussi couramment un objet et une chose. (Từ điển Tiếng Việt, Nxb Đà Nẵng, 2003, tr. 105)

[Aspects de modernité] Sous des apparences primitives peut-être trompeuses, le Viêt Nam présentait aussi des aspects de modernité capables de séduire. On n’y rencontrait pas des sauvages, comme en Australie ou en Nouvelle-Zélande, mais une civilisation organisée, avec une culture avancée. Au point de vue politique d’abord, les villages viêtnamiens étaient liés au pouvoir central par des conventions particulières (khoán ước, 券約), qui validaient une certaine forme de liberté locale ou de décentralisation, que les libéraux français peinaient à introduire dans leur propre pays. Les chartes viêtnamiennes assuraient un certain degré d’autonomie et couvraient de larges domaines comme la religion, les relations sociales, la police, la propriété ; on disait des édits de l’empereur qu’ils s’arrêtaient aux portes du village. (Hữu Ngọc, Wandering through vietnamese culture, 2004, p. 172)

Sans toujours en avoir une perception bien précise, les Français qui participèrent à la conquête et à l’occupation du Viêt Nam signalaient volontiers des institutions plutôt libérales. « Avec une organisation sociale et politique aussi profondément démocratique que celle d’Annam », écrit Jean de Lanessan, « il est impossible que les empereurs exercent, comme on l’a dit, un pouvoir autocratique. » (La colonisation française en Indochine, 1895, p. 13.) Un autre témoin ajoute que « le régime de cette société est un régime monarchique de liberté, d’égalité et de propriété, qui est très bien compris et qui fait qu’on se tromperait en pensant qu’on pourrait dépayser l’Annamite pour le soumettre au régime brutal de nos colonies. » (L’Empire d’Annam et le peuple annamite, 1889, p. 149.) 

Les prescriptions du code Hồng Đức [洪德]  (XVe siècle) ne signalent pas une société rétrograde ; de même, à la grande époque de nos corporations de métiers, la plupart des artisans au Viêt Nam étaient libres. (Connaissance du Viêt Nam, par P. Huard et M. Durand, 2014, p. 143) 

Dans le domaine des arts et de la littérature, le Viêt Nam présentait encore l’image d’une société développée et constituée. Nguyễn Dữ (阮與), né en 1497, est l’auteur de contes dans lesquels les hommes, transformés en animaux, ou exerçant des pouvoirs surnaturels, offrent la critique de la société du temps ; son œuvre fait penser aux fables de La Fontaine. (Truyền kỳ mạn lục [傳奇漫錄] ; tr. fr., Vaste recueil de légendes merveilleuses, 1962, notamment p. 148) À l’époque de la conquête française, la littérature viêtnamienne était déjà riche de son classique indémodable, Đoạn trường tân thanh (斷腸新聲), plus connu sous le titre de Truyện Kiều (傳翹) ou simplement Kim Vân Kiều. Dans d’autres productions plus éphémères, les poètes donnaient libre cours à leur talent et à leur imagination, à l’image du Thuận nghịch độc, une forme de poésie qui offre une signification lorsqu’elle est lue dans un sens, et une signification toute différente lorsqu’on la lit à rebours. 

De nombreux indices s’offraient donc aux libéraux français pour caractériser le Viêt Nam d’alors comme une civilisation avancée, quoique comparativement en retard. 

Mais sans le secours de l’observation directe, ni aucune connaissance de la langue ou du milieu, il devait s’avérer difficile pour eux de se faire un avis au milieu des images contradictoires. De même que le nationalisme exacerbé produit des jugements peu dignes de foi, de même les « annamitophobes » prononçaient des accusations gratuites qui s’étalaient dans les livres et jusque dans la presse imprimée sur les lieux. Marguerite Duras, qui est née en 1914 près de Saïgon, écrit dans ses souvenirs sur l’Indochine que « parmi les Français de la colonie, l’annamitophobie faisait loi ». (Cahiers de la guerre et autres textes, 2006, p. 44) Aussi le corpus documentaire sur lequel les libéraux français étaient forcés de s’appuyer se trouvait-il rempli des remarques les plus dénigrantes. Edmond Courtois donne une bien faible appréciation de la pureté morale des Viêtnamiens quand il rapporte les propos « d’un évêque qui a longtemps habité le Tonkin », selon lequel « pour qu’une fille fût encore vierge à 12 ans il faudrait d’abord qu’elle n’eût ni père ni frère. » (Le Tonkin français contemporain, 1891, p. 99) Le propos, aussi exagéré était-il, connut un certain succès, et fut repris par de nombreux annamitophobes sur des tons différents. (Voir par exemple Hector Pietralba, Dix mois à Hanoï, 1890, p. 19) D’autres ouvrages, après avoir éreinté le bas peuple, dénigraient encore les mœurs des mandarins locaux, qu’avec un haut sens de la modération un auteur de l’époque de la conquête nous présente comme « presque tous voleurs, débauchés et fainéants » : à l’entendre, ces fonctionnaires « dépouillent et oppriment les Tonkinois, vendent la justice et commettent les actions les plus révoltantes. Ce sont les plus terribles ennemis de la civilisation. » (Henry Thureau, Le Tong-Kin, colonie française, 1883, p. 16-17) Sans doute nous invitait-il à espérer que de bons fonctionnaires français irresponsables, parfaitement ignorants des usages, et placés à dix mille kilomètres de la métropole, se comporteraient mieux.

[Les libéraux face à la conquête, 1883-1885] Quand la marche s’accélère, entre 1883 et 1885, les grands représentants du libéralisme français font état de convictions fort opposées. 

Paul Leroy-Beaulieu, d’abord, est grand partisan de la conquête. Il était entré dans la carrière de l’économie politique libérale au moment où la France subissait un revers honteux face à la Prusse, avec tour à tour la défaite, l’occupation, et la guerre civile, et c’est à cette époque que son opinion colonialiste s’est muée en principe fondamental. En 1873, il publiait la première édition de son grand traité, plusieurs fois augmenté et réédité, sur La colonisation chez les peuples modernes, et il fondait l’Économiste français avec la volonté de réconcilier le monde des affaires avec les entreprises coloniales. Dix ans plus tard, les ambitions réparatrices au Tonkin trouvaient en lui un porte-parole très vociférant. La France et son drapeau devaient se faire respecter, et désormais qu’un premier établissement était organisé au Tonkin et en Cochinchine, le bon sens indiquait la nécessité d’une action vigoureuse et résolue dans le royaume du centre, l’Annam. (« Le danger des demi-mesures au Tonkin. Nécessité d’occuper Hué, capitale de l’Annam », L’Économiste Français, 2 juin 1883.) Combattre les pirates ne suffisait pas, quand un souverain « persistant, impénitent », nous menaçait et nous narguait. « Ce souverain, il faut le terrasser ou le dompter dans sa capitale », écrivait Leroy-Beaulieu. (« Les enseignements de l’histoire coloniale. Le danger croissant des demi-mesures au Tonkin », L’Économiste Français, 14 juillet 1883). C’était essentiellement une démonstration de force qu’il convenait d’accomplir. « Ce ne sont pas seulement les deux forts dominant Hué qu’il faut occuper », expliquait-il, « c’est la ville même, d’une manière permanente. Il faut que les Annamites voient le palais de leur souverain gardé par un peloton français. C’est le moyen de faire entrer dans leurs âmes le respect de notre nom. » (Idem) À cette époque, comme tout au long de sa carrière, Leroy-Beaulieu tenait un langage fondé essentiellement sur le motif de la fierté nationale. Bonne ou mauvaise, l’impulsion était donnée, et il fallait surtout éviter de « commettre la faute, après nous y être montrés, de nous en retirer. Une puissance qui prétend coloniser ne doit jamais faire un pas en arrière. » (Idem)

Yves Guyot, un vieil héritier des Lumières perdu dans le XIXe siècle, avait vécu les mêmes expériences mais en avait tiré de toutes autres conclusions. En 1883, il avançait sur ses quarante ans, tout comme Paul Leroy-Beaulieu, né la même année que lui, mais ses principes étaient tout opposés. L’engrenage des expéditions et de la conquête le trouvait réticent et sceptique. Pour venger le commandant Henri Rivière, tué pour avoir outrepassé ses ordres, on avait envoyé à l’aventure et à la mort un fort régiment de nos compatriotes ; l’année suivante, un guet-apens nous surprenait à Bắc Lệ, et on criait vengeance ; c’était pour Guyot le début du mécompte et des erreurs. « Nous avions la main dans l’engrenage. Nous y mettons le bras. » (Lettres sur la politique coloniale, 1885, p. 430) Voyant que le Tonkin a une étendue de 17 millions d’hectares, que le sol est riche et que la population elle-même n’est pas tout à fait dénuée de ressources, des colonialistes proposent de l’occuper. Mais en vérité le peut-on ? Sans parler même du droit et de la justice, dont les Européens, dit Guyot, ont toujours fait peu de cas, il faut reconnaître que des Français ne sauraient jamais s’y acclimater : toutes les autorités le démontrent. (Idem, p. 19-20) Si c’est la prospérité commerciale qu’on ambitionne, il y a bien à rabattre dans ces espérances. En 1884, la France a dépensé cent millions pour un commerce de marchandises cinquante fois inférieur. C’est folie, souligne Guyot, et « un jeune homme qui comprendrait de cette manière la gestion de ses intérêts serait immédiatement ligoté dans les dispositions de l’article 513 du code civil [sur la mise en tutelle]. » (Idem, p. 127) Les procédés barbares de la conquête ne s’effaceront pas ; et déjà l’administration française se fait sentir aux populations sous le jour le plus défavorable. C’est l’avilissement, la démoralisation, qu’elle produit. « Dans les civilisations primitives, la femme est esclave. L’avons-nous relevée ? » demande-t-il. Tout au contraire : « c’est après notre expédition de 1873-1875 que les Chinois se sont mis à faire le commerce des Tonkinoises. » (Idem, p. 243-244) Après les grandes déceptions de l’occupation et de la colonisation, Guyot n’avait qu’un mot d’ordre. « Une solution bien simple saute aux yeux », écrivait-il, « mais personne n’ose la proposer. — C’est de s’en aller ! » (Idem, p. 431)

En décembre 1885, un autre pilier du libéralisme français, Frédéric Passy, proposait une solution toute semblable. « Qu’il soit difficile de se retirer d’une situation dans laquelle on n’aurait pas dû s’engager, je le sais », disait-il à la tribune de l’Assemblée nationale, « et c’est précisément pourquoi je disais tout à l’heure que nous n’avons peut-être le choix qu’entre des partis dont aucun n’est bon, dont le meilleur n’a sur les autres d’autre avantage que d’être moins mauvais. Mais, quant à déclarer que pour être difficile cela soit impossible, je vous demande la permission de n’en rien croire. » (Discours sur les crédits extraordinaires pour le service du Tonkin, etc., séance du 22 décembre 1885 ; en brochure, 1886, p. 13) En attendant les résultats brillants que les colonialistes promettent, les dépenses d’hommes et d’argent, les risques et les dangers s’accumulent, et ce sont les seuls résultats palpables de cette politique d’expansion par les armes. Certains parlent de fierté nationale. « On est obligé de rester là où le drapeau de la France a été planté, n’importe où, n’importe par qui et n’importe à quelle occasion », disait Paul Bert. « Cela pourrait mener loin, cependant » arguait sagement Frédéric Passy en réponse. (Idem, p. 38) Quoique les actes engagent ceux même qui n’en portent pas la responsabilité, la simple question de la justice, soutenait Passy, forçait la France à un retrait. Car la colonisation, c’était un démenti donné aux principes de liberté et de souveraineté. « Vous ne reconnaissez en Europe à aucune puissance le droit d’enlever à une autre un seul lambeau de son territoire, c’est-à-dire de sa chair nationale », lançait-il à ses collègues députés, et pourtant « vous prétendez non seulement avoir le droit mais le devoir de dominer, d’asservir, d’exploiter d’autres peuples, qui sont peut-être moins avancés que nous dans la civilisation, mais qui n’en ont pas moins leur personnalité, leur nationalité comme nous, et n’en sont pas moins attachés à leur indépendance et à celle de leur sol natal. Ils sont pauvres, dites-vous, et ils sont faibles. Il y a des régions sauvages, en effet, misérables, ignorantes, où l’homme vit encore caché dans des tanières, comme un demi-animal (ou comme les paysans nos pères du bon vieux temps et du grand siècle, monseigneur), mais où, tout sauvage et barbare qu’il soit, il ne tient pas moins à sa patrie que nous à la nôtre ; où comme nous — peut-être plus que nous, car il n’a que cela —, il est jaloux de sa liberté. Il y a, messieurs les gouvernants, des lambeaux de territoire qui, à vos yeux, ne sont rien, car ils sont sans valeur vénale sur notre marché ; dont vous disposez à votre gré dans vos cabinets et dans vos chancelleries ; que vous déchirez comme les chiffons de papier sur lesquels vous inscrivez vos traités et vos ordres ; que vous vous appropriez en vous les faisant céder par d’autres qui n’y ont pas plus de droits que vous, ou que vous faites envahir par vos soldats comme des choses mortes et insensibles. Et ces territoires, c’est la vie même, c’est le corps et le sang de ces pauvres gens, c’est leur Alsace à eux, c’est leur Lorraine à eux. Pour eux, et devant l’humanité comme devant Dieu, elle vaut les nôtres. » C’est un morceau d’éloquence qui m’émeut. « Messieurs », continue-t-il, « je crois que les grands peuples, en même temps qu’ils sont jaloux de leur indépendance et de leur dignité, doivent être respectueux de l’indépendance et de la dignité des autres. Je crois que les grands peuples, ceux qui ont le bonheur de posséder des capitaux et des lumières, ceux qui ont dans les mains tous les moyens de dompter la nature, de la fertiliser, d’en faire jaillir les trésors qu’elle recèle, au lieu de s’emparer des terres neuves par la force, ont à leur disposition des façons bien autrement économiques et bien autrement sûres de se procurer les avantages que leur promettent ces terres nouvelles ; c’est de gagner à eux par leurs richesses, par leurs lumières, par l’afflux de leurs capitaux, par leur exemple, par les entreprises qu’ils fondent, ceux qui occupent ces pays ; c’est de se faire ouvrir, en le fécondant, ce monde qui les attend ; c’est d’y faire disparaître à la fois et la stérilité du sol et la barbarie des âmes. » (Idem, p. 51-53) La question qui l’appelait à la tribune et donnait naissance à ce morceau de bravoure parlementaire (car en ces temps l’anti-colonialisme n’était pas très répandu), c’était un simple vote de crédits exceptionnels. Passy ne les refusait pas, s’ils devaient servir « à préparer la liquidation honorable, pour reprendre le langage de M. le ministre de la guerre, mais la liquidation définitive de cette entreprise » (Idem, p. 45)

[Un double dédain, 1885-1915] Minoritaires, Yves Guyot et Frédéric Passy ne parviennent pas à arrêter la progression de la colonisation, et ils en deviennent des spectateurs impuissants. Leur combat est continué néanmoins par Gustave de Molinari, qui pendant près de trente ans n’aura de cesse d’en présenter les actes barbares, grotesques ou inconsidérés, dans ses chroniques mensuelles du Journal des économistes. Sa manière dédaigneuse de moquer le ridicule des pratiques civilisatrices des Français en Indochine rejoint, d’une certaine manière, le désenchantement qui touche aussi Paul Leroy-Beaulieu dès après la conquête : lui qui avait été si fervent devient presque muet, et il traite à peine le cas indochinois dans ses très nombreux écrits.

En 1883, Gustave de Molinari est le rédacteur en chef du Journal des Économistes, et à ce titre il signe une chronique d’actualité dans chaque nouveau numéro. C’est l’occasion pour lui de censurer fermement, quoiqu’avec sa malice habituelle, les « procédés civilisateurs » des colonialistes. À l’été 1883, lorsque les opérations de la conquête proprement dite se préparent, sa place dans le camp des opposants ne saurait faire aucun doute, et il avertit sur les frais « énormes » qui en résulteront et demande naïvement si le résultat final de l’opération sera bien un bénéfice et non une perte. (Journal des économistes, juin 1883, p. 470-471) La barbarie des premières opérations militaires menées au Tonkin le peine et le dégoûte. La violence des armes ne devrait pas étonner un homme qui participe à des réunions pacifistes depuis plus de trente ans, mais les récits du Tonkin dépassent les attentes les plus pessimistes. « On peut douter que la civilisation gagne beaucoup aux procédés mis au service de cette politique », fait-il remarquer. « Ces procédés ressemblent singulièrement à ceux que les Espagnols mettaient en œuvre, au XVIe siècle, pour civiliser les Indiens du nouveau monde. » (Novembre 1883, p. 291) Et pour mieux en convaincre ses lecteurs, il reproduit de très larges passages du récit de Pierre Loti, qui vient de faire sensation dans la presse. 

Cet écrivain servait alors, sous son vrai nom de Julien Viaud, comme lieutenant de vaisseau au Tonkin, et il assista à la prise des forts qui défendaient la ville de Hué, dans l’Annam. C’est l’opération même qu’avait défendu Leroy-Beaulieu dans son journal, avec la vigueur et la conviction qu’on a rappelé. Le récit de « Trois journées de guerre en Annam », fait par Pierre Loti dans le Figaro, présentait une opération assez peu glorieuse. Gustave de Molinari en reproduisit de larges extraits, notamment pour critiquer le traitement réservé aux fuyards, que les Français avaient massacré avec une précision et une efficacité toute scientifique. « … Alors la grande tuerie avait commencé. On avait fait des ‘‘feux de salve’’ — deux — et c’était plaisir de voir ces gerbes de balles, si facilement dirigeables, s’abattre sur eux deux fois par minute au commandement, d’une manière méthodique et sûre. C’était une espèce d’arrosage, qui les couchait tous, par groupes, dans un éclaboussement de sable et de gravier. On en voyait d’absolument fous, qui se relevaient, pris d’un vertige de courir, comme des bêtes blessées ; ils faisaient en zigzags, et tout de travers, cette course de la mort… D’autres se jetaient à la nage dans la lagune, se couvrant la tête, toujours, avec des débris d’osier et de paille, cherchant à gagner les jonques. On les tuait dans l’eau… Et puis on s’amusait à compter les morts… cinquante à gauche, quatre-vingts à droite ; dans le village, on les voyait par petits tas ; quelques-uns, tout roussis, n’avaient pas fini de remuer : un bras, une jambe se raidissait tout droit, dans une crispation ; ou bien on entendait un grand cri horrible. » (Novembre 1883, p. 293-294) Pour Molinari, ces « abominables massacres d’Annamites, exécutés de sang-froid et comme s’il s’était agi d’un tir aux pigeons » sont contraires au droit des gens et aux lois de la guerre, et ils feront tâche longtemps dans l’histoire de France. (Novembre 1883, p. 295-296 ; mai 1884, p. 331). 

Ce n’est pourtant que le début des déceptions, et la colonisation française des différentes parties de l’Indochine se manifestera par des « procédés civilisateurs » que Molinari ne manquera jamais une occasion de flétrir. 

Les procédés de la colonisation se jugent sur les faits et non sur les intentions. Les Français parlent de leur conception supérieure de la liberté, mais Saïgon, qui était un port franc, se voit appliquer une législation protectionniste : désormais les populations paient cher les articles qu’ils achetaient auparavant à bon marché. (Novembre 1884, p. 347 ; septembre 1887, p. 481). Ce régime antilibéral s’avère d’ailleurs ruineux, comme les statistiques du commerce le prouvent année après année. (Septembre 1888, p. 468 ; janvier 1892, p. 157 ; septembre 1896, p. 467-468) « Les sauvages de la Louisiane, disait Montesquieu, coupent l’arbre pour avoir le fruit. Les protectionnistes coupent l’arbre, mais sans avoir le fruit », conclut Molinari, moqueur. (Septembre 1896, p. 468) 

Est-ce la peine d’avoir imposé une devise mensongère de liberté, d’égalité, et de fraternité (Tự do, bình đẳng, bác ái) à ces peuples, si nous détruisons leurs institutions séculaires comme la commune et que nous rétablissons « l’esclavage sous sa pire forme, en réquisitionnant de malheureux coolies pour les expédier dans des régions lointaines et insalubres, où ils sont décimés par la nostalgie et la malaria » ? (Mai 1901, p. 314 ; décembre 1904, p. 503) Dès les premiers jours, les populations avaient compris l’ampleur de la mystification. Dans les villes, de simples fonctionnaires civils faisaient bâtonner les Tonkinois qui refusaient d’ôter leurs grands chapeaux. (Janvier 1885, p. 169) Dans les campagnes, c’étaient des exécutions, de tournées sanglantes, avec mise à mort systématique, dont le récit glaçait le sang. « À quand la vivisection des prisonniers ? » demandait Molinari. (Février 1886, p. 329)

La justice dispensée par les Français en Indochine lui apparaissait aussi sous des couleurs bien ternes. Appliquant à la lettre la procédure de France, les administrateurs de l’Indochine causaient la ruine et l’exaspération des populations. « Un coolie qui passe devant le tribunal de simple police pour un délit quelconque, s’il est condamné, ne s’en tire pas à moins, amende et frais compris, de cinq, six ou sept piastres », racontait Molinari, en citant un journal local. « Le malheureux perd donc là le salaire de tout un mois de travail, et ce souvent pour une faute bénigne. Voilà le danger de l’assimilation à outrance. On ne se rend pas compte des différences qui existent entre la métropole et la colonie. On applique à la lettre la procédure de France. On ne semble pas savoir que le salaire d’un ouvrier français est dix fois, au minimum, supérieur à celui d’un ouvrier indigène. Pour l’un, une dizaine de francs, est déjà une peine sensible, mais encore peut-il y faire face en se gênant un peu, tandis que pour l’autre, c’est la totalité de la solde d’un mois de travail. Comment vivra-t-il, s’il lui a fallu verser à la justice son salaire mensuel en entier ? Qu’est-ce qui lui donnera à manger, ainsi qu’aux siens, s’il a femme et enfants. Il est donc obligé de voler ou sinon de mourir de faim, lui et les siens. Tels sont donc les doux progrès humanitaires de la justice française étendue aux Annamites. Sous des apparences plus barbares, le code de Gia-Long était de beaucoup moins inhumain. Un indigène commettait une peccadille, on le condamnait à dix coups de cadouille selon la gravité du délit. Le châtiment reçu, le coupable était libre ; il pouvait s’en retourner à son domicile continuer de gagner sa vie et de faire vivre les siens. Alors qu’à présent, on le convoque dans une grande maison qui porte à son fronton : Liberté-Égalité-Fraternité, où les hommes en noir, qui ne parlent pas sa langue, lui font d’abord lever la main sans qu’il sache pourquoi, puis lui font poser des questions dont il ne saisit pas la portée, et enfin le renvoient, en lui disant qu’il est condamné à payer une somme de tant. Et c’est la seule chose qu’il ait compris dans toute cette aventure. » (Décembre 1904, p. 502-503)

Financièrement, l’affaire était un déplorable gouffre financier. Loin de servir à l’accroissement du commerce de la France, l’Indochine n’était qu’un « débouché ouvert au surcroît des fonctionnaires civils et militaires de la métropole » (Novembre 1887, p. 308 ; voir aussi avril 1898, p. 153, et janvier 1905, p. 155) Avec son budget protubérant, l’administration devait accomplir des merveilles. Mais au lieu de construire des édifices utiles, des égouts et des conduites d’eau potable, elle se perdait en édifices monumentaux, comme des théâtres. (Décembre 1904, p. 503) Les écoles fondées par les Français étaient peu nombreuses, et l’éducation qui y était dispensée ne répondait pas aux besoins des populations, de sorte que de nombreuses familles étaient forcées de refaire l’éducation de leurs enfants dans des écoles de caractères. (Février 1889, p. 322) C’est pour ces résultats piteux qu’on saignait le contribuable français : pour des gaspillages, et pour qu’une administration hyper-développée menace le paysan tonkinois de la cadouille et en obtienne les quelques sous qui le ruinent. (Mars 1893, p. 471-472) Cette exploitation coloniale, dit Molinari, « n’est pas sans analogie avec le pillage » (Avril 1901, p. 148). Elle devait avoir, elle avait même déjà pour seul résultat d’exaspérer les populations et de les pousser à la révolte. (Octobre 1901, p. 156).

Aux quatre coins de la colonie, ce n’était pas précisément l’amour du nom français qui prédominait, et les seuls drapeaux de la mère-patrie qui flottaient dans les villages étaient ceux qui servaient d’enseigne aux débits d’opium, fonctionnant en régie, sous la direction de l’administration. (Octobre 1903, p. 156) Les populations locales, rabaissées, exploitées, assistaient l’air faussement tranquille à la mise au pillage de leur pays. Les beautés de leur civilisation prétendument inférieure, l’École d’Extrême-Orient se faisait un mérite et presque un métier de les transporter en France, ne laissant plus dans les palais et les pagodes que des objets dénués de tout intérêt. (Mars 1904, p. 468). L’opinion des observateurs les plus autorisés, reproduite par Molinari, laissait entrevoir une crise future. « Il faut bien avouer », disait un journaliste, « que la haine du peuple annamite contre nous n’est pas un mythe, et qu’en cas de guerre avec une autre puissance, ce sont des ennemis que nous aurions devant nous et non des alliés. Pendant la conquête, nous avons brûlé des villages, fusillé un peu à tort et à travers. Des centaines de coolies réquisitionnés sont morts au cours des colonnes ou sur la ligne du chemin de fer de Phulang-Thuong à Lang-son. Un peu partout des squelettes blanchissent, pour notre seul service. Les Annamites se taisent, mais dans leurs chansons, dans leurs causeries, il est dit qu’on espère des jours meilleurs. » (Février 1905, p. 314-315) Molinari insistait sur ces sombres prédictions. « Un jour dont nous ne pouvons fixer la date, les Annamites feront en sorte qu’ils redeviendront les maîtres uniques de leur pays. » (Avril 1905, p. 150). Il n’était pas prophète, mais observateur de sang froid et juge critique. C’est à lui que l’histoire devait donner raison.

En 1883, Paul Leroy-Beaulieu avait promis une colonisation heureuse et profitable. « Le Tonkin et l’Annam une fois soumis », écrivait-il alors, « nous pourrons facilement y constituer une colonie à l’anglaise, ce qu’est déjà la Cochinchine, c’est-à-dire une colonie qui ne coûte rien à la métropole, qui, après le premier effort de la conquête, n’impose plus à ses finances aucun sacrifice, une colonie qui paie tous ses frais. » (« Les enseignements de l’histoire coloniale. Le danger croissant des demi-mesures au Tonkin », L’Économiste Français, 14 juillet 1883) Les développements successifs de la colonisation dans cette partie de l’Asie donnaient un démenti sévère à ses prédictions. Lui-même cessa bientôt d’y manifester de l’intérêt, et tandis que les articles sur l’Algérie se multiplient sous sa plume dans l’Économiste Français, il reste étonnamment silencieux sur les affaires de l’Annam, du Tonkin, de la Cochinchine ou plus généralement de l’Indochine, dont il avait appuyé l’acquisition. Dans les rééditions successives de son grand ouvrage De la colonisation chez les peuples modernes, les observations sont aussi tout à fait minimales. 

[La fin d’un paradoxe] Tandis que les libéraux français se rangèrent en partis au moins partagés sur la question de la colonisation de l’Algérie, un demi-siècle plus tard Paul Leroy-Beaulieu est la seule grande figure à appuyer la prise de possession des différentes régions du Viêt Nam. Pour le plus fervent des colonialistes lui-même, l’expérience pratique est cependant décevante et les faits sonnent bientôt la fin du rêve.  

À lire les récits compilés ou recopiés par Gustave de Molinari pendant trente ans, la fin précipitée de la colonisation dans cette partie du monde, et de ce paradoxe perpétuel de principes libéraux brandis mais violés, n’est guère une surprise. 

Les nationalistes viêtnamiens signalaient avec justesse que les principes de la Révolution française étaient bafoués dans la colonie. « Au point de vue administratif et judiciaire, tout un abîme sépare l’Européen de l’indigène », écrit en 1919 Hồ Chí Minh (alias Nguyễn Ái Quốc, « Nguyễn le patriote »). « L’Européen jouit de toutes les libertés et règne en maître absolu tandis que l’indigène, muselé et tenu en laisse, n’a que le droit de se soumettre sans murmurer : car s’il se permet de protester il sera déclaré rebelle ou révolutionnaire et traité en conséquence. » (L’Humanité, 2 août 1919 ; Hồ Chí Minh, Những bài bút chiến, Nxb Thanh Niên, 2006, tr. 10) Pour asservir, empoisonner et exploiter le peuple viêtnamien, vocifère-t-il dans un autre texte, le gouvernement colonial français a appliqué une politique de monopole et encouragé la consommation d’alcool et d’opium, à ce point que sur mille villages on compte mille cinq cents détaillants d’alcool et d’opium et à peine dix écoles. (« Le procès de la colonisation française » [écrit en français entre 1921 et 1925] : Œuvres choisies, 1960, p. 212 ; Hồ Chí Minh toàn tập, Nxb CTQG, 1995, tập 2, tr. 36) Ces écoles, d’ailleurs, n’osent pas enseigner l’histoire, et elles jettent un voile pudique sur la Révolution française. L’enseignement n’y consacre pas un chapitre, et il est interdit aux étudiants de lire les œuvres de Victor Hugo, Rousseau ou Montesquieu. (Hồ Chí Minh, Những bài bút chiến, Nxb Thanh Niên, 2006, tr. 93) Il faudrait bien des malheurs et bien du sang pour mettre fin à ces contradictions.

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