Les Mirabeau, par Louis de Loménie. Le château de Mirabeau

LE CHÂTEAU DE MIRABEAU

LES MIRABEAU : NOUVELLES ÉTUDES SUR LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE AU XVIIIe SIÈCLE

PAR LOUIS DE LOMÉNIE

(TOME PREMIER, PARIS, 1879)

Le voyageur qui suit la route de Pertuis à Manosque, ne tarde pas à reconnaître qu’il entre dans la haute Provence. Autour de lui le sol devient de plus en plus rocailleux, et le pays montueux ; sur sa gauche, derrière une première ligne de mamelons, déjà très élevés, il voit se dresser les cimes noires du Luberon, et devant lui, à l’horizon, la chaîne des Alpes, qui forme comme un troisième étage de montagnes. À 12 kilomètres environ de Pertuis, après avoir atteint le point culminant de la route, on aperçoit tout à coup dans le lointain, sur un rocher entre deux gorges, un vaste édifice rectangulaire flanqué de quatre hautes tours crénelées, qui semble placé là comme pour barrer le passage. C’est le château de Mirabeau. Le premier aspect de ce château est d’autant plus saisissant que de la hauteur d’où il est aperçu d’abord et qui le domine, on distingue au delà de ses tours et de ses murailles d’un jaune fauve, une nappe d’eau azurée qui brille au soleil. C’est la Durance qui coule derrière le rocher sur lequel le manoir est bâti.

À mesure qu’en descendant, on approche, ce rocher s’élève, dérobe au voyageur la vue de la rivière, et le laisse tout entier à l’impression d’un paysage âpre et escarpé. De tous côtés l’œil rencontre d’énormes mamelons séparés par des vallons étroits, des ravins profonds et dont l’aspect général donne l’idée d’un bouillonnement volcanique refroidi. Parmi ces mamelons, les uns dépourvus de toute végétation, attirent le regard par la couleur ardoisée ou jaunâtre de leur sommet, les autres sont couronnés d’une verdure sombre formée surtout par des chênes verts et des pins. Celui qui sert d’assise au château de Mirabeau serait un des plus arides, si, sur l’esplanade taillée dans le roc à la suite de l’édifice, on n’eût transporté assez de terre végétale pour y faire vivre quelques arbres dont le feuillage adoucit un peu le ton fauve des murailles et du rocher. Au pied du château et sur la pente du mamelon qui le porte, on voit s’entasser de petites maisons qui de loin semblent étagées les unes sur les autres. On dirait un troupeau de moutons qui se pressent autour d’un berger colossal, chargé autrefois de les défendre contre les loups, mais investi en même temps du droit de les tondre et de fort près. Tout le village, qui compte environ huit cents âmes, est ainsi bâti autour du manoir, sur un plan tellement incliné, que, lorsqu’on gravit les quelques rues qui le composent, on croirait monter un escalier. Au bas du rocher, une épaisse muraille conservée encore en grande partie, entoure à la fois le village et le château. Du côté de l’est notamment, on ne peut entrer dans le village que par une vieille porte ogivale qui offre juste assez de largeur pour le passage d’une voiture.

Si, au lieu d’aborder le château de Mirabeau par Pertuis, c’est-à-dire par l’ouest, on y arrive par Manosque, on a sous les yeux un spectacle non moins imposant et plus varié. En s’arrêtant à une distance du manoir d’environ 7 ou 800 mètres, on se trouve à l’entrée d’une sorte de cirque ovale d’une grande étendue, bordé de tous côtés par des montagnes. Celles de gauche forment une ligne de rochers presque tous arides et coupés à pic, le long desquels coule la Durance. Les montagnes de droite, que longe la route de Manosque, sont plus boisées et d’une pente généralement plus douce. [1] L’espace qu’elles entourent se compose de prairies verdoyantes, de champs bien cultivés et plantés de mûriers, que féconde ou dévaste tour à tour la plus capricieuse et la plus indomptable des rivières de France.

Après avoir suivi dans son cours toute la ligne gauche du cirque ovale qu’on vient de décrire, la Durance le quitte, et s’échappe par une étroite coupure entre deux rochers verticaux de 50 à 60 mètres de hauteur. C’est au bas de cette coupure qu’on a jeté un pont suspendu qui est comme le point de jonction des quatre départements de Vaucluse, des Bouches-du-Rhône, des Basses-Alpes et du Var. Ce pont remplace l’ancien bac seigneurial des Mirabeau, qui était établi à quelques toises plus loin. [2]

Un peu en avant du pont, sur un petit roc qui surplombe la Durance, on remarque une petite chapelle romane du douzième siècle très curieuse à la fois par sa structure et par sa situation. [3]

Derrière cette chapelle commence une autre ligne de rochers très élevés, complétant le cirque et faisant face au voyageur qui vient de Manosque. Elle est déchirée par des gorges étroites et profondes, dont une surtout, appelée le Mauvallon, prend, à la tombée du jour, un aspect sinistre tout à fait digne de son nom. En parcourant du regard cette ceinture de rochers, on retrouve à l’extrémité droite ce même château qui tout à l’heure, du côté de l’ouest, commandait la route, et qui commande ici tout à la fois la route, à l’est, et le cours de la Durance, au midi.

Les quatre hautes tours qui le signalent de loin à l’attention du voyageur étaient, avant la Révolution, accompagnées de deux autres tours plus petites qui n’existent plus, et qui reliaient la cour du manoir à une espèce d’avant-cour également supprimée. Au lieu d’être crénelées à plat comme aujourd’hui, toutes les tours étaient surmontées d’un toit en poivrière. Tel qu’il est, cependant, le château conserve encore la physionomie imposante et guerrière qui faisait écrire en 1767 au bailli de Mirabeau : « Cette vieille citadelle a vraiment l’air auguste. » On assure que, de nos jours, lorsqu’un bataillon descend de Manosque, les soldats en l’apercevant à l’horizon s’écrient : « Voilà un fort ! » L’édifice, en effet, abstraction faite de ses quatre tours, par sa forme rectangulaire, par l’épaisseur de ses corps de logis peu saillants et assez semblables de loin à des murs de défense, présente plutôt l’aspect d’une forteresse moderne que celui d’un castel féodal. La construction n’en doit guère remonter au delà du XVe siècle. [4]

La description que nous venons d’en faire pouvant étonner quelque lecteur qui l’aurait vu avant l’époque où il a été restauré, il importe maintenant d’ajouter que ce château aujourd’hui ressuscité n’était guère, il y a cinquante ans, qu’un amas de ruines. Dévasté sous la Terreur et à moitié démoli, non par les habitants du village, mais par des énergumènes des communes voisines, et surtout de Manosque, décapité de ses tours, qu’on avait abattues sur les murailles, dépouillé de sa toiture, de ses portes et de ses fenêtres, devenu le repaire des hiboux et des oiseaux de proie, le vieux manoir gisait en quelque sorte à l’état de cadavre, comme si sa destinée eût été de périr avec l’homme le plus fameux de cette race ardente qui l’avait possédé pendant deux siècles, qui en avait pris le nom, et qui avait fait entrer ce nom dans l’histoire de France. Le frère, le beau-frère et le neveu de Mirabeau ayant émigré, la plus grande partie des propriétés composant la terre de ce nom avait été confisquée et vendue révolutionnairement. La part qui restait encore libre après la Terreur, et que s’était appropriée la troisième sœur du grand orateur, avait été aliénée par elle[5] ; de sorte que la famille et son dernier représentant mâle, le fils unique du vicomte de Mirabeau, qui, sous l’Empire, habitait la Bretagne, ne possédaient plus un pouce de terre dans le pays de leurs ancêtres. Le château, ruiné de plus en plus, avait fini par être vendu à vil prix à un paysan de la commune, qui, par un pieux scrupule, refusait de le céder avec bénéfice à quiconque ne voulait l’acheter que pour tirer parti des pierres en achevant de le démolir.

Les choses en étaient là, lorsqu’à la fin du mois de juin 1815, les habitants du village de Mirabeau virent arriver un voyageur dont la figure les frappa, car elle reproduisait avec plus de régularité et de délicatesse les traits bien connus du tribun de la Révolution. Ce voyageur, né en 1782, avait été, jusqu’à l’âge de neuf ans, élevé avec une grande tendresse par Mirabeau, qui lui avait fait par testament un legs ainsi énoncé : « Je donne et lègue au fils du sieur Lucas de Montigny, sculpteur, connu sous le nom du petit Coco, la somme de 24,000 livres qui sera placée sur sa tête et à son profit par les soins de mon ami La Marck. » Après la mort de Mirabeau, la famille et les amis de celui-ci s’étaient intéressés à la destinée de l’enfant, et lui-même avait su, par la vivacité de son intelligence, par les attrayantes et nobles qualités de son caractère, conquérir une position sociale des plus honorables. Attaché, sous l’Empire, à la préfecture de la Seine, nommé aux Cent-Jours secrétaire général de la préfecture des Bouches-Du-Rhône, il avait dû quitter son poste après Waterloo ; mais, avant de retourner à Paris, il avait éprouvé le besoin de visiter les restes de ce château de Mirabeau, dont on avait si souvent entretenu son enfance, et dont l’image était gravée dans son esprit. Ému à l’aspect de ces ruines, il proposa au propriétaire de les lui vendre ; le digne paysan trouvant enfin un acheteur à son gré, et rassuré sur le sort des vieilles murailles qu’il avait pu jusque-là préserver d’une entière destruction, les céda pour cinq cents francs ; c’était probablement le prix dont il les avait payées lui-même. [6]

Chargé ainsi, par la Providence, du soin de conserver ce fantôme de château, mais n’ayant point l’intention de l’habiter, retenu d’ailleurs à Paris par ses fonctions, M. Lucas de Montigny voulut du moins le garantir de la pluie et du vent. Il le fit recouvrir d’une toiture, après qu’on eût relevé les tours dont le poids écrasait les murailles. Ce travail de réparation marchait toutefois très lentement, et, il y a vingt-cinq ans à peine, le manoir manquait encore de portes et de fenêtres. C’est alors que le fils du nouveau propriétaire, M. Gabriel Lucas de Montigny, après des débuts remarqués dans la carrière littéraire, ayant renoncé aux lettres, vint s’établir à Mirabeau. Il avait épousé une jeune personne très distinguée, Mlle de Laferté-Meun qui, par dévouement à son mari et à son beau-père, avait adopté leur culte pour ce vieux château encore inhabitable. Elle n’hésita pas à renoncer aux agréments de la vie parisienne pour s’y installer avec son mari, et tous deux entreprirent de le restaurer complètement ; ils commencèrent par rétablir, autant que possible, presque toutes les anciennes dispositions intérieures et extérieures de l’édifice ; puis ils s’occupèrent de reconquérir peu à peu, par des achats successifs, une grande partie des domaines qui composaient autrefois la terre de Mirabeau, et, grâce à eux, l’antique manoir a recouvré cette splendeur altière, abrupte et un peu sauvage, qui n’est pas sans rapport avec la physionomie de la race à laquelle il a longtemps appartenu. [7]

Si l’on voulait, en effet, se livrer ici sans discrétion à ces rapprochements entre les phénomènes physiques et les faits d’ordre moral qui sont dans le goût du jour, on aurait beau jeu pour faire ressortir l’analogie entre ces régions orageuses, bouffies et crevassées par le feu des volcans, brûlées par le soleil, balayées par le mistral, glacées pendant l’hiver par le vent du nord, et les caractères énergiques, impétueux, inégaux, presque tous bizarres et diversement désordonnés qui apparaîtront tour à tour dans ce travail.

Le marquis de Mirabeau, père de l’orateur, décrivant le pays où vécurent ses ancêtres, s’exprime en ces termes : « Ciel brûlant, climat excessif…, aspect sauvage, promenoirs arides, rochers, oiseaux de proie, rivières dévorantes, torrents ou nuls ou débordés…, des hommes faits, forts, durs, francs et inquiets. » [8] Il y a dans cet assemblage de mots plus d’une expression qui s’applique on ne peut mieux à celui qui parle, ne serait-ce que le mot excessif, qui le peint tout entier lui-même.

Mais si la question du sol et du climat se prête plus ou moins à des rapports avec celle des aptitudes morales, rien n’est plus facile que de s’égarer dans cette voie, dès qu’on s’abandonne à la prétention systématique de retrouver partout des relations de cause à effet. C’est par là que Montesquieu lui-même (car nous n’avons pas inventé les théories dont nous abusons) a donné prise à la critique, soit lorsqu’il pose en axiome que le gouvernement d’un seul est mieux approprié aux pays fertiles et le gouvernement de plusieurs, aux pays qui ne le sont pas, ce qui tendrait à faire de la Russie un pays plus fertile que l’Angleterre, soit lorsqu’il déclare que la liberté s’établit plus facilement dans un pays de montagnes, ce qui lui attire cette observation qui est, je crois, de Voltaire : « Oui, comme en Suisse, à moins que ce ne soit dans un pays de plaines comme en Hollande. »

L’application de la topographie, de la géologie, ou de la météorologie à l’étude des phénomènes moraux devient encore bien plus arbitraire lorsqu’il s’agit non pas d’une nation prise en masse, mais d’une famille ou d’un individu, et si nous voulions adapter de force cette méthode à la famille qui nous occupe, nous risquerions d’être embarrassé par son histoire, car il nous faudrait d’abord, constater que les Riqueti, établis à Marseille, n’achetèrent qu’à une époque relativement récente (1570) le manoir de Mirabeau, et qu’avant eux ce manoir avait appartenu à une autre famille provençale d’un caractère tout différent de celui des Riqueti, à la famille de Barras, de laquelle, suivant Nostradamus, on disait de temps immémorial : La fallace et malice des Bandas.

Il nous faudrait aussi constater que ceux des Riqueti du dix-huitième siècle, qui sont nés à Mirabeau, ou, pour parler plus exactement, près de Mirabeau, à Pertuis, ont très peu habité le château de leurs pères ; celui de tous qui y a le plus séjourné, non seulement dans son enfance, mais dans son âge mûr et sa vieillesse, et qui, par conséquent, aurait dû ressentir plus vivement les influences de l’endroit, le bailli de Mirabeau, oncle de l’orateur, est précisément celui qui se distingue le plus des autres par le bon sens, l’esprit de conduite, l’empire sur lui-même, en un mot, par un genre de caractère qu’il définit très bien dans le style indépendant qui lui est propre quand il se dit doué d’équanimité.

Il nous faudrait enfin reconnaître, contrairement à l’influence du sol et du climat, que les deux plus fougueux personnages de la race, c’est-à-dire l’orateur et son frère le vicomte, non seulement ne sont pas nés dans ces régions escarpées et orageuses, où ils ont même très peu vécu, mais qu’ils ont vu le jour, qu’ils ont passé leur enfance et une partie de leur jeunesse dans un pays plat, insignifiant et brumeux, d’un climat tempéré, plus épais et plus humide que chaud, qui produit de gras pâturages et des légumes savoureux, c’est-à-dire dans l’ancien Gâtinais, près de Nemours (Seine-et-Marne). S’il est donc vrai, comme l’affirment volontiers ceux qui, de nos jours, forcent au delà de toute mesure les théories de Montesquieu, que la question du sol et du climat est décisive pour l’appréciation de l’esprit et du caractère d’un homme ; s’il est vrai, en un mot, comme l’a dit un des plus spirituels défenseurs de cette doctrine, que Mme de Sévigné ne pouvait naître qu’en Bourgogne, je cherche en vain comment on s’y prendrait pour ajuster la théorie avec les circonstances que je viens de signaler relativement aux Mirabeau. Pour moi je confesse en toute humilité que si j’ai pris la peine d’aller visiter le séjour auquel ils ont emprunté leur nom, ce n’est pas que je fusse animé de la superbe ambition d’expliquer le château par la race, et la race par le château, mais c’est tout simplement parce que je désirais complaire à ce sentiment de curiosité aussi banal que naturel qui fait qu’on s’intéresse aux résidences rappelant le souvenir d’hommes plus ou moins fameux, surtout quand ces résidences sont par elles-mêmes très pittoresques.

Tout ce qu’on pourrait accorder aux partisans des influences matérielles dans l’ordre moral, c’est qu’un château fort, d’un aspect majestueux et même un peu farouche, est plus propre à développer l’orgueil que la modestie chez ceux qui le possèdent. Le bailli de Mirabeau, écrivant à son frère, le 12 mars 1768, exprime ainsi ses sentiments, en revoyant le château paternel : « Je ne puis te dire la sorte de sensation que me fait la vue de ces tours qui me semblent, velut montes de l’Écriture, tressaillir à la vue de leur maître ou à peu près tel. » Dans une autre lettre du 8 octobre 1770, il écrit : « Je me suis toujours senti, en voyant un château flanqué de tours, une sorte de respect pour le maître, à moi inconnu ; une belle maison dénuée de ces ornements ne m’a jamais paru que le logement d’un riche bourgeois. »

Le marquis de Mirabeau, de son côté, louant sa belle-fille, la femme du futur tribun, du goût qu’elle manifeste pour le manoir dont il était fier, mais de loin (car il ne l’habita jamais qu’à son corps défendant et pour quelques jours seulement), écrit au bailli, le 1er septembre 1772 : « Elle montre bien de l’esprit, elle a d’abord marqué beaucoup d’attrait pour cette maison grande, noble, bien fermée. Elle avait tant désiré du haut et bas et un château qui dominât le village ! » En voyant se manifester si naïvement cette passion pour les tours et ce goût du haut et bas, on pourrait très bien reconnaître ici un effet moral produit par le château ; si l’on voulait même subtiliser au profit de la théorie, on pourrait remarquer que la seconde génération des Mirabeau du dix-huitième siècle, celle qui a vu le jour dans les plates régions du Gâtinais, qui a été élevée dans un manoir très moderne, très bourgeois, c’est-à-dire dénué des ornements si chers au bailli, celle-là, quoique plus fougueuse, plus audacieuse, plus vaniteuse peut-être que la première, est infiniment moins fière, et l’on pourrait faire honneur de cette différence morale à la différence des localités. Mais cette thèse serait peut-être encore un peu aventureuse, car, en examinant de près les divers éléments dont se compose la fierté aristocratique du marquis de Mirabeau et de son frère le bailli, on est porté à soupçonner que cette fierté est d’autant plus en éveil qu’elle a le sentiment de la nouveauté relative des situations sur lesquelles elle s’appuie ; qu’en un mot, le plaisir de posséder des tours est chez eux d’autant plus vif qu’il n’y a pas encore bien longtemps que le premier notable de leur race a pu se donner le luxe d’un château fort.

Ceci nous conduit tout naturellement à une autre question, qui appartient aussi à l’ordre matériel, mais qui est plus importante que celle des influences topographiques et climatologiques pour l’étude morale d’une race fortement caractérisée, la question de la race elle-même, de ses origines, de ses vicissitudes, de ses alliances. Toutefois, sur ce nouveau terrain, il faut encore se tenir en garde aussi bien contre les inductions systématiques et arbitraires que contre les affirmations intéressées de la vanité. En matière de généalogie, il est sage d’examiner le pour et le contre, et dût-on, sur certains points, n’aboutir qu’au doute ; c’est ici surtout que le doute est préférable à l’erreur.

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[1] C’est cependant à droite que se trouve, creusé au flanc d’un rocher assez escarpé, un ermitage appelé l’ermitage de Saint-Eucher, parce qu’il est de tradition dans le pays qu’il a été habité par un saint de ce nom. S’il s’agit, comme tout porte à le croire, de ce père de l’Église des Gaules au cinquième siècle, qui fut évêque de Lyon et qui, dans son Éloge du désert, a écrit de belles pages sur la solitude, il eût été difficile de lui choisir une résidence mieux appropriée à ses goûts.

[2] Aux environs du pont de Mirabeau, il y a maintenant une station du chemin de fer de Marseille à Gap. La voie longe la rive droite de la Durance, et, en passant entre tous ces rochers, elle doit ajouter, au caractère pittoresque et varié du paysage, une nuance de plus que nous nous contentons d’indiquer n’ayant pu l’observer par nous-même.

[3] Cette chapelle, dont la vue nous a frappé, nous paraît décrite exactement par l’auteur, d’un Dictionnaire géographique, historique et archéologique des communes du département de Vaucluse, M. Courtel, auquel nous empruntons sa description. « Sur un quartier de roche, dit-il, au pied de laquelle viennent se briser les flots, s’élève une petite chapelle romane dédiée à sainte Madeleine ; dorée par le soleil, elle produit un effet charmant dans le paysage. La façade n’a pour tout ornement qu’un petit oculus et des trous nombreux placés symétriquement, comme si l’on avait retiré une pierre…Le clocher à pignon est percé de deux baies à plein cintre. Sur un des voussoirs de la porte, une inscription mutilée laisse encore lire ces mots : Anno Dni M.C.C.XXXIX, III nonas junii. La fin de la phrase était : sol obscuratus fuit. La date de cette éclipse est exacte. »

[4] L’auteur que nous venons de citer affirme cependant qu’il est question du Castrum de Mirabello dans une bulle du pape Alexandre III de 1178. Mais l’édifice a pu être complétement changé depuis cette époque. Ce qui est certain, c’est que dans son état actuel, il n’a point le caractère d’un château du Moyen âge.

[5] Cette troisième sœur de Mirabeau, la marquise de Cabris, figurera plus d’une fois dans la partie de ce travail consacrée à son frère. Elle lui ressemblait beaucoup, non par le visage, attendu qu’elle était fort belle, mais par l’esprit ; on pourrait même dire par le talent, car son style est naturellement oratoire, comme celui de son frère, à qui elle ressemblait aussi beaucoup par l’impétuosité des passions. Pendant les quelques années qu’elle passa au village de Mirabeau, à la fin du dernier siècle et au commencement de celui-ci, elle eut l’idée de se faire bâtir, à quelques centaines de toises de la forteresse paternelle, une petite maison construite aux dépens de cette forteresse. On raconte, dans le village, qu’à chaque paysan qui lui apportait pour son édifice une pierre ou une poutre tirée du château en ruines, elle accordait le droit d’en prendre pour lui une autre d’une dimension égale, ce qui activait naturellement l’entière démolition du manoir.

[6] Comme ce récit pourrait paraître invraisemblable et comme l’exactitude est notre principale et continuelle préoccupation, nous croyons devoir le faire suivre immédiatement de la pièce justificative à laquelle nous l’avons emprunté ; c’est une lettre écrite à la fin de juin 1815 sur les lieux mêmes, par M. Lucas de Montigny, et adressée à une des nièces de Mirabeau, qui habitait près de Marseille. Cette lettre atteste à la fois le fait que nous venons de raconter et la scrupuleuse délicatesse de celui qui l’a écrite. « Je placerai ici, madame, une confidence que j’ai à vous faire pour mon compte. Tout en visitant, escaladant et dessinant sur toutes ses faces le squelette de ce château, dont le seul souvenir faisait battre mon cœur et dont la vue m’a causé la plus vive émotion, j’ai appris que ces ruines vénérables étaient la propriété d’un simple cultivateur qui les avait achetées à vil prix, ainsi que le rocher qui les supporte, et qui avait la touchante délicatesse de refuser un bénéfice considérable, uniquement parce que la personne qui le lui offrait n’aurait acheté le château que pour achever de le démolir. Craignant que d’autres chances ne séduisissent le généreux propriétaire ou que, quelque jour, ses successeurs n’héritassent pas de ses sentiments, en effet, fort rares, j’ai songé à empêcher que, de mon vivant du moins, le château ne fût entièrement démoli, et pour cinq cents malheureux francs j’ai acheté à la fois cette satisfaction et celle de rendre les derniers restes du manoir paternel aux héritiers du nom ou à la famille, s’ils désiraient en reprendre possession. »

[7] On arrive aujourd’hui au château de Mirabeau par deux rampes dont l’escarpement, formidable encore, a été adouci autant que possible, l’une à l’ouest, l’autre à l’est. Il en existait une troisième au midi, qui n’était rien moins qu’un travail d’Hercule, accompli ou plutôt ébauché par le futur tribun de la Constituante dans sa jeunesse et dans un temps où son père l’avait relégué à Mirabeau. Pour occuper ses loisirs, il avait entrepris de faire tracer une route carrossable sur cette ligne de rochers coupée de crevasses qui part du pont suspendu pour rejoindre la forteresse. Grâce à cette route taillée dans le roc, sur une longueur de plus de 500 mètres, et tournant au moins cinquante fois sur elle-même, Mirabeau avait pu se donner le plaisir, après son mariage, de conduire triomphalement sa femme en carrosse depuis le bac jusqu’au château. Toutefois ce chemin impossible n’a guère servi qu’à celui qui l’avait inventé ; non seulement les voitures ne le fréquentent pas, mais les piétons l’évitent, car il faut des précautions pour le descendre à pied sans accident.

[8] Nous empruntons ce passage à une lettre du marquis de Mirabeau à J.-J. Rousseau, déjà publiée dans un recueil dont nous aurons occasion de reparler et qui est intitulé : J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis.