Mirabeau, un économiste grand seigneur, par L. Cabantous

Le marquis de Mirabeau, bras droit de Quesnay au sein de l’école physiocratique, fut comme son mentor un homme à paradoxes, fait remarquer Louis-Pierre-François Cabantous dans une conférence de 1867. « Singulier mélange d’obstination aristocratique et de zèle novateur, il réunit tous les contrastes dans sa personne et dans sa conduite. » Il est, selon l’auteur, le représentant de ces économistes grands seigneurs, libéraux par tempérament mais sans consistance.


L’AMI DES HOMMES ET LES ÉCONOMISTES GRANDS SEIGNEURS

PAR L. CABANTOUS,

Doyen de la Faculté de Droit d’Aix.

(Mémoires de l’Académie des sciences, agriculture, arts et belles-lettres d’Aix, tome IX, Aix, 1867)

Messieurs,

Vers le milieu du dix-huitième siècle, à côté et en dehors de l’école philosophique qui tendait à renverser l’ancienne société, il se produisit une doctrine moins agressive et moins violente, qui avait seulement pour but de réformer le gouvernement et l’administration. Cette doctrine, d’où est sortie plus tard l’économie politique, eut le docteur Quesnay pour fondateur, le ministre Turgot pour principal représentant, le marquis de Mirabeau pour un de ses plus ardents et plus habiles propagateurs.

Le marquis de Mirabeau eut une place à part entre ses contemporains. Singulier mélange d’obstination aristocratique et de zèle novateur, il réunit tous les contrastes dans sa personne et dans sa conduite. Sévère et dur pour les membres de sa famille, il témoignait aux étrangers une indulgente bonté. Partisan acharné de la division des classes et de la séparation des rangs, il désirait vivement voir tomber les obstacles qui s’opposaient à l’accroissement du bien-être général. Ami de la royauté qu’il discréditait par les plus incisives attaques, il se proclamait surtout l’ami du genre humain qu’il censurait avec une insultante hauteur. L’action qu’il exerça sur son siècle ne fut dénuée, ni d’utilité, ni de grandeur. Elle eut été bien plus remarquée sans l’incomparable gloire et la toute-puissante influence de son illustre fils, dont il prépara les destinées, en refusant de les prévoir et en essayant de les combattre.

Ce bizarre et très peu sympathique personnage était avant tout et resta toujours grand seigneur. Dans ses plus enthousiastes élans de philanthropie, il ne s’éleva jamais au-dessus des intérêts et des préjugés de sa caste. C’est ce qu’attestent, presque à chaque page, ses mémoires sur les États provinciaux, où il résuma ses idées politiques sous une forme didactique et précise.

Il veut l’extension du régime des pays d’États à toutes les provinces du royaume ; mais il ne la désire qu’avec le maintien de la division par ordres, et sans aucune atteinte aux privilèges du clergé et de la noblesse. Il répète à satiété qu’il ne prêche en rien la confusion, le mélange des États ; qu’il n’entend point supprimer les charges qui pèsent sur les pauvres, et qu’il travaille seulement à en mieux régler le poids et surtout la distribution ; que le paysan doit borner son ambition à labourer en paix, le bourgeois à faire son commerce, tandis que le noble a pour mission d’élever sa famille et de la soutenir au service.

Il conseille aux princes de se tenir toujours en garde contre leur cour, et jamais contre leurs peuples ; mais il ne comprend les garanties des peuples qu’au moyen de corps distincts et privilégiés. La conception d’un droit commun national n’entre pas dans son esprit, et il ne se préoccupe que de rendre les privilèges moins odieux, en les réglant et les généralisant.

Tel fut le système politique du marquis de Mirabeau. Ses doctrines économiques eurent plus d’originalité et de portée. S’il se rattachait à l’école des physiocrates par la prédominance qu’il donnait à l’agriculture sur les autres agents de la richesse publique, il s’en séparait avec éclat par ses opinions beaucoup moins défavorables à l’industrie manufacturière et au commerce. S’il ne trouva pas la meilleure solution de tous les problèmes sociaux, il eut le rare mérite d’en prévoir et discuter le plus grand nombre avec une remarquable sagacité.

L’ouvrage, où il réunit et condensa toutes ses idées sur l’économie politique, fut publié sous le titre suivant : L’ami des hommes, ou traité de la population.

Dans cet ouvrage, le marquis de Mirabeau s’efforce d’établir les trois propositions ci-dessous, qui forment le résumé de son système, et qui servent de prémisses à sa conclusion finale :

1° La vraie richesse ne consiste qu’en la population ;

2° La population dépend de la subsistance ;

3° La subsistance ne se tire que de la terre.

De ces trois propositions l’auteur conclut logiquement que toutes les faveurs, tous les encouragements des gouvernements doivent être pour l’agriculture ; que le commerce et le travail industriel ne méritent quelque attention, qu’autant qu’ils vivifient et éclairent l’agriculture.

Le point de départ de la théorie économique du marquis de Mirabeau est justement le contrepied de celui que plus tard adopta Malthus. Le marquis de Mirabeau supposait que l’accroissement de la population avait besoin d’être encouragé, et que l’agriculture, suffisamment perfectionnée et protégée, serait toujours en état de fournir les ressources nécessaires à la population croissante. Malthus, au contraire, a posé en principe que la population tendait spontanément à s’accroître dans une proportion plus forte que les moyens de subsistance, quels que pussent être les encouragements accordés au développement de ces moyens.

Il serait difficile d’imaginer deux points de départ plus contraires, et par suite, comme l’un et l’autre auteurs ont une logique également rigoureuse, deux conclusions plus diamétralement opposées entre elles. Tandis que Malthus préconise l’abstention des gouvernements et la contrainte morale des individus, en fait de propagation de l’espèce humaine, le marquis de Mirabeau conseille aux princes de favoriser les mariages, et aux particuliers de se donner les familles les plus nombreuses possibles.

Malgré cette divergence fondamentale, le marquis de Mirabeau n’en a pas moins été le précurseur de Malthus, en ce sens qu’il a, le premier, clairement vu et profondément analysé les rapports intimes qui existent entre la question des subsistances et celle de la population. Son ouvrage renferme, sur ce point délicat, d’ingénieux aperçus, de savantes recherches et de judicieuses réflexions, dont s’est évidemment inspiré Malthus.

Sur la question de l’intérêt du capital, le marquis de Mirabeau, trop influencé par la législation civile et canonique de son temps, se met en contradiction avec les principes les plus élémentaires de la science, en condamnant le prêt à intérêt partout ailleurs que dans le commerce, et en émettant cette singulière proposition que la suppression radicale de l’intérêt inaugurerait, pour les peuples, le comble de la félicité. Qu’il y a loin de ces utopies surannées aux savantes études de Ricardo et de l’école anglaise sur la légitimité rationnelle du loyer des capitaux, et sur les lois naturelles qui en déterminent le prix et en font varier le cours !

Il est d’autres points où le marquis de Mirabeau prend sa revanche, et se place hardiment en avant de son siècle. Il n’a aucun des préjugés sur la balance du commerce ; il demande la suppression des barrières artificielles qui s’opposent à la libre communication des peuples ; il condamne absolument toutes les prohibitions douanières. Sous ces divers rapports, il dépasse de beaucoup Turgot, et par moments, semble atteindre Richard Cobden. Ce fier aristocrate de l’ancien régime prévoit et approuve la grande révolution démocratique du libre échange.

En résumé, avec ses affections féodales et ses aspirations philanthropiques, également hostile à l’omnipotence de la Cour et à l’émancipation politique du peuple, le marquis de Mirabeau n’est ni le chef, ni l’adepte d’aucune école particulière. Il se tient dans un superbe isolement, en contemplation du bien public, tel qu’il le comprend, et réalise un des types les plus complets de l’économiste grand seigneur. À ces traits, on reconnaît aisément en lui, dans l’ordre des idées et de la logique non moins que selon la nature, le père du puissant tribun qui, des coups de son éloquente parole, ébranla les assises de l’ancienne société et posa celles de la nouvelle. Mirabeau fils, c’est Mirabeau père enflammé d’indignation, débordant de colère et portant dans la politique les audaces et les dédains de l’économiste.

 

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