Lettre à l’auteur des Éphémérides du Citoyen (mars 1766)

Lettre à l’auteur des Éphémérides du Citoyen

par Guillaume-François Le Trosne

[Journal de l’agriculture, etc., mars 1766 ; Éphémérides du citoyen, 1766, t. III] 

 

Monsieur,

Vous êtes citoyen, le titre de votre ouvrage l’annonce, et plus encore la manière dont vous l’exécutez, et la chaleur que vous savez inspirer à vos lecteurs pour les intérêts de la patrie.

Toutes les parties de l’administration paraissent entrer dans votre projet. Vous embrassez le commerce, la circulation, l’industrie, la consommation, les colonies, etc. Tous ces objets sont de la plus grande importance ; mais permettez-moi de vous le dire, suivant la doctrine que vous adopterez sur tous ces points, vous deviendrez infiniment utile aux citoyens que vous éclairez avec d’autant plus de succès, que vous savez orner des charmes de la diction les matières les plus abstraites : ou bien vous contribuerez de plus en plus à entretenir et à épaissir la nuit des préjugéset vous rendrez la séduction d’autant plus dangereuse, que l’erreur sera préparée avec art. Ce début annonce des craintes de ma part, et je vous avoue que j’en ai conçu à la lecture de plusieurs de vos feuilles.

Il y a peu d’années, Monsieur, que les principes que vous établissez sur les matières d’administration économique n’auraient éprouvé aucune contradiction, j’y aurais souscrit, comme le font encore la plupart de vos lecteurs. Mais depuis quelque temps une nouvelle lumière s’est levée : elle n’est encore que dans son aurore, et déjà elle a apporté la pleine conviction dans l’esprit de ceux qui ont voulu approfondir : elle doit du moins porter le doute dans l’esprit de ceux qui cherchent sincèrement la vérité.

La science économique enfantée par un seul homme dans son ensemble, et développée par les travaux de plusieurs citoyens, se répand de jour en jour, et a déjà conquis bien du terrain sur le vaste champ des préjugés. Je sens combien elle gagnerait à vous avoir pour défenseur ; je désirerais du moins qu’elle ne vous eût pas pour adversaire, et j’ai trouvé dans plusieurs de vos feuilles, en particulier dans les n° 3 et 4 de cette année, des principes directement opposés à ceux qu’elle nous enseigne. Peut-être sa doctrine n’est-elle qu’une nouveauté spécieuse ; le temps et la discussion nous apprendront ce que nous devons en juger. En attendant, ses partisans se présentent avec un ton de conviction, et des raisons capables de troubler le règne paisible des opinions généralement reçues jusqu’ici. Votre but n’est pas de flatter les préjugés, mais d’instruire et de nous montrer le vrai ; et si par hasard la vérité se trouvait du parti opposé à celui que vous suivez, n’auriez-vous pas à vous reprocher d’avoir favorisé des sentiments contraires à l’intérêt de la patrie ? Car vous conviendrez facilement qu’il n’est d’utile que le vrai.

Dans cette incertitude, Monsieur, j’ose vous proposer différents partis à prendre : d’abord celui d’approfondir vous-même cette nouvelle science qui vient avec tant d’assurance combattre les notions adoptées généralement, de juger ses principes et ses preuves, et de les balancer avec les sentiments vulgaires ; si la science économique emporte votre conviction, dès lors vos talents lui feront consacrés, elle vous aura pour défenseur. Si vos occupations ne vous permettent pas de vous engager dans cette étude ti digne d’un homme qui veut éclairer ses concitoyens ; ou si après l’avoir fait, vous n’êtes pas pleinement persuadé, je vous prierais, Monsieur, de ne pas nous donner pour constant ce qui ne l’est pas, pour vrai ce qui est accusé d’erreur, et pour certain ce qui est fortement contesté. Apprenez-nous plutôt à douter ; il vaut infiniment mieux le faire que d’admettre fur parole des opinions dont on n’a pas vérifié l’évidence.

Mais faites mieux encore, Monsieur, entrez vous-même dans ces discussions importantes, donnez-nous le pour et le contre, et mettez le public à portée de juger du mérite des raisons respectives. C’est le moyen le plus sûr de découvrir la vérité : c’est la manière la plus efficace de la servir. Les partisans de la science économique vous en sauront plus de gré, que li vous vous contentiez de faire valoir leurs sentiments ; car ils ne désirent que de voir les matières s’éclaircir ; ils ne prétendent pas être crus fur leur parole : ils doivent s’attendre à la contradiction ; mais loin de redouter le combat, ils le provoquent. Le Journal de l’agriculture, du commerce et des finances, qui paraît depuis le mois de juillet dernier, est un champ clos ou ils luttent corps à corps avec leurs adversaires : de quelque côté que le trouve la vérité, elle doit sortir avec éclat de cette épreuve.

Vous ne pouvez guère, ce me semble, Monsieur, vous dispenser d’entrer dans cette discussion, puisque vous entreprenez de traiter ces matières ; car c’est la vraie manière de les traiter dans un temps où la contradiction répand au moins beaucoup d’incertitude sur ce qui avait passé jusqu’ici pour incontestable.

Annoncez-nous donc, Monsieur, que si les principes que vous avez établis jusqu’à présent ont été longtemps en possession de captiver notre croyance, cette possession est aujourd’hui disputée : que bien des gens se croient très fondés à penser par exemple que l’argent n’est que des échanges, et qu’il ne sert lui-même qu’à échanger : que les nations qui n’en possèdent pas les sources, l’achètent avec des productions, et qu’elles ne s’appauvrissent pas en laissant sortir cet argent qu’elles ont acheté, par la même voie qui le leur a procuré, parce qu’échanger l’argent pour des biens usuels, c’est s’en servir, et qu’il n’est bon qu’à cela.

Qu’une nation qui a des mines doit regarder les métaux comme une production de son territoire qui lui a couté les frais d’exploitation, qui ne lui donne de produit net que ce qu’elle retire au-delà de ses frais ; qu’elle a intérêt d’exporter ses métaux comme une nation agricole a intérêt d’exporter ses productions, et que son intérêt est d’autant plus sensible, que l’argent n’est pas un bien usuel.

Que ce n’est donc pas un si grand avantage que celui d’avoir des mines, puisque les nations qui n’en ont point, sont assurées d’avoir autant de métaux qu’elles en ont besoin. Que par bien des raisons, ce serait de la part d’une nation une fausse opération que celle de chercher à en acquérir plus qu’il ne lui en faut, ou d’en empêcher la sortie ; et entre autres, parce qu’en rendant l’argent trop commun chez elle, elle ferait augmenter la valeur des productions et la main-d’œuvre dans une proportion supérieure au prix commun des autres nations, ce qui équivaudrait pour elle à une interdiction de commerce.

Que c’est cependant dans une introduction d’argent que consiste l’avantage prétendu de prévaloir sur une autre nation par la balance du commerce ; que cette idée si chère à tous ceux qui n’envisagent que l’argent dans la communication des biens, est fausse : et qu’heureusement pour les nations qui seraient agitées de cette ambition ruineuse, elle est impossible à réaliser, parce que les lois de la réciprocité du commerce y mettent obstacle, et entretiennent cette balance dans un équilibre très difficile à dépasser un peu, et impossible à passer d’une manière soutenue.

Que c’est de même une ambition aveugle que celle de vouloir concentrer chez soi toutes les productions et tous les travaux du commerce et de l’industrie, de vouloir tout vendre aux autres peuples, et de ne leur rien acheterque si une nation pouvait y réussir à un certain point, elle se ruinerait elle-même, parce que les nations qu’elle aurait appauvries, n’aurait plus la faculté de lui acheter.

Mais qu’heureusement la nature du commerce ne permet pas le succès de cette entreprise suggérée par l’esprit d’exclusion et de monopole ; que le commerce consistant en échange est nécessairement un contrat d’égalité sans perte ni gain ; car toutes les fois que deux hommes troquent, c’est que par rapport à eux il y a égalité dans la valeur des choses échangées, et préférence de part et d’autre seulement dans le choix.

Que les nations agricoles ont nécessairement à leur service un nombre de commerçants et de voituriers relatif à la quantité de productions qu’elles peuvent fournir et vendre au-dehors ; et qu’elles ne doivent envisager l’exercice du commerce que du côté de la valeur des denrées.

Que les petites nations qui n’ont point de territoire sont les agents utiles du commerce des grandes nations ; que celles-ci ont intérêt de les admettre en concurrence avec leurs agents nationaux, afin de rendre le commerce moins dispendieux et plus étendu. Que la principale richesse des Hollandais vient des salaires accumulés gagnés au service des autres peuples ; que le commerce qu’ils font des marchandises qui descendent chez eux par le Rhin, n’est toujours qu’un commerce de revendeur, dès qu’ils ne sont pas propriétaires du territoire qui fournit ces productions.

Qu’une nation doit regarder ses colonies beaucoup moins comme une branche de commerce, que comme des provinces agricoles, et par conséquent les traiter par les mêmes principes qu’elle doit suivre pour elle-même, c’est-à-dire, procurer à leurs denrées la plus grande valeur possible, afin de les mettre à portée d’obtenir le plus grand produit net possible de leur culture. Qu’une nation agricole n’ayant d’autre moyen de subsistance que ceux qu’elle tire de son territoire, l’état de la population est subordonné à celui de ses richesses, et relatif à l’abondance ou à la difficulté de ses moyens de subsistance. 

Que chez les nations dont le territoire est tombé en non valeur par l’effet combiné de divers dérangements dans l’ordre économique, la population est encore trop forte pour le revenu ; de manière que ce serait une mauvaise opération, que celle d’y introduire des hommes, ayant d’y faire naître des richesses pour les nourrir ; que fous ce point de vue, les mendiants doivent être considérés comme une population surabondante et onéreuse ; que le vrai moyen de remédier efficacement à la mendicité ferait de travailler à rétablir l’ordre naturel interverti, et à mettre nos richesses au pair avec notre population, qui bientôt prendrait de nouveaux accroissements, etc. 

Permettez-moi d’ajouter, Monsieur, que cette dernière réflexion ne m’empêche pas de penser que les Idées d’un citoyen sur les droits et les besoins des pauvres, sont un ouvrage admirable, excellent, complet dans tous ses rapports, qui embrasse l’universalité de son objet, qui présente le plan le plus vaste et le mieux suivi, et qui donne la plus grande opinion du cœur, de l’esprit et des talents de son auteur. Ce projet même entrerait bien directement dans l’ordre des moyens propres à rétablir la prospérité de la nation, en favorisant la consommation, en procurant en cette partie une meilleure distribution du revenu en déchargeant les cultivateurs du terrible fardeau de la contribution levée sur eux par les pauvres, soit domiciliés, soit vagabonds, en tarissant la source des crimes, etc. Ce plan serait digne d’être mis à exécution sous le règne d’un prince bien-aimé.

Je suis avec l’estime la plus respectueuse, etc.

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