L’Algérie et les idées régnantes en France en matière de colonisation, par Gustave Le Bon

Gustave Le Bon. Revue scientifique, 8 octobre 1887 : « L’Algérie et les idées régnantes en France en matière de colonisation »

REVUE SCIENTIFIQUE

(REVUE ROSE)

DIRECTEUR : M. CHARLES RICHET

2SEMESTRE 1887 (3SÉRIE).

NUMÉRO 15.

(24ANNÉE) 8 OCTOBRE 1887.

ETHNOGRAPHIE

L’Algérie et les idées régnantes en France en matière de colonisation.

Dans la lutte économique entre l’Occident et l’Orient, lutte qui sera sans doute une des plus lourdes préoccupations du XXesiècle et entraînera fatalement plus de ruines et de sang versé que les plus calamiteuses guerres des temps passés, les colonies sont évidemment appelées à jouer un rôle de premier ordre. On ne conteste plus guère l’intérêt que nous avons à conserver le petit nombre de celles que nous possédons. Nous ne saurions donc rester indifférents à ce qui les touche.

Quand on examine de près l’administration des colonies fondées par les divers peuples européens, on voit qu’elle repose sur un petit nombre de principes très nets. Ces principes, nécessairement engendrés par l’expérience, et qui devraient par conséquent être les mêmes partout, varient au contraire d’une façon considérable d’un peuple à l’autre. D’un peuple à l’autre est peut-être trop dire, car, en ce qui concerne les idées sur la colonisation, on peut distinguer parmi les nations européennes deux classes, l’une où nous, Français, sommes absolument seuls, l’autre qui comprend toutes les autres nations. Les diverses nations européennes fondent des colonies pour les garder et en tirer profit. Supérieurs à ces préoccupations mesquines, et n’oubliant pas que la divine Providence nous a donné pour rôle de porter aux divers peuples de la terre les bienfaits de notre civilisation et les institutions que le monde nous envie, nous tâchons de les gouverner avec nos institutions et nos idées. Institutions et idées sont malheureusement repoussées avec une parfaite unanimité. Sûrs de notre bon droit, nous persistons dans nos doctrines, et il en sera ainsi jusqu’au jour où une série suffisante d’opérations désastreuses nous aura solidement prouvé que, en matière de colonies, nos grands principes sont, aussi bien au point de vue théorique qu’au point de vue pratique, de lamentables erreurs.

Dans un article publié il y a quelques mois par cette Revue[1], j’ai montré quels étaient les principes qui avaient dirigé l’Angleterre pour la conquête et l’administration de ses colonies, et notamment de celles de l’Inde ; comment cette dernière avait pu être soumise, uniquement avec l’argent et les hommes du peuple conquis ; avec quelle sagesse elle était administrée ; et comment, par l’application d’un seul principe philosophique erroné, ce gigantesque empire échapperait peut-être un jour à ses vainqueurs. Aujourd’hui je voudrais rechercher quelles sont les idées courantes en France sur l’administration de notre colonie la plus voisine, l’Algérie, et à quels résultats l’application de ces idées peut conduire.

Les livres sur l’Algérie sont innombrables ; mais deux ouvrages tout récents, rédigés par deux auteurs fort compétents, nous donneront, d’une façon fort claire, la moyenne des idées ayant cours sur cette question. L’un a pour auteur un éminent professeur, M. Paul Leroy. Beaulieu[2], l’autre un consul français, M. Louis Vignon[3]. Ils ont paru simultanément et n’ont pu par conséquent rien s’emprunter.

J’ai une grande estime pour les œuvres du savant économiste dont je viens de prononcer le nom, et si j’ai aujourd’hui l’occasion de combattre la plupart de ses idées, c’est précisément parce qu’elles représentent la bonne moyenne des idées courantes et que je suis convaincu que leur application serait funeste à notre pays.

J’aurai aussi à combattre, bien qu’à un moindre degré, quelques-unes des idées de M. Louis Vignon ; mais, dès à présent, je puis dire que si son livre est moins méthodique et moins complet sur plusieurs points que celui de M. Leroy-Beaulieu, il lui est fort supérieur comme conceptions politiques, justesse de vue, sagesse d’aperçus. Il lui est supérieur encore par ce fait que M. Vignon a parfaitement compris l’importance tout à fait capitale de la question religieuse en Orient, que M. Leroy-Beaulieu, ainsi du reste que la plupart des auteurs, ne paraissent même pas avoir soupçonnée. Le choix heureux des documents, la clarté de l’exposition, font du livre de M. Vignon le meilleur ouvrage que l’on puisse consulter pour avoir des idées justes sur l’Algérie et comprendre la surprenante faiblesse de notre système colonisateur.

Je n’ai nullement pour but dans cet article d’examiner dans ses détails les résultats de notre colonisation de l’Algérie ; mon intention est d’étudier seulement la valeur des idées fondamentales qui ont dirigé et paraissent devoir diriger longtemps encore notre administration de cette colonie. Mes critiques porteront donc uniquement sur les principes philosophiques et nullement sur les hommes qui les appliquent. Ce ne sont pas des principes philosophiques, mais bien des nécessités politiques qui dirigent les hommes d’État ; or les nécessités politiques sont filles de l’opinion ; c’est donc à l’opinion qu’il faut s’en prendre, et non aux personnes forcées de la subir et dont aucune ne serait assez puissante pour gouverner sans elle. L’opinion, on la change quelquefois. En France, la chose est peu facile, car si nous sommes le plus révolutionnaire des peuples dans la forme, nous sommes peut-être le plus conservateur dans le fond.

Chacun sait que si l’Algérie est une contrée aussi vaste que la France, c’est un pays, en définitive, assez peu peuplé. Elle est habitée par 3 200 000 musulmans. Ces disciples du Prophète sont dévoués à nos institutions, à ce qu’assurent du moins les rapports officiels ; mais en fait, ce dévouement a besoin d’être consolidé par une armée de 50 000 hommes, c’est-à-dire par une armée presque égale en nombre à celle qu’emploient les Anglais pour maintenir sous l’obéissance 250 millions d’Hindous, dont 50 millions de musulmans bien autrement redoutables et difficiles à manier que leurs coreligionnaires d’Algérie[4].

En dehors de cette population musulmane de l’Algérie se trouve une population de 400 000 Européens dont la moitié seulement est française ; l’autre moitié se compose d’Espagnols, d’Italiens, de Maltais, etc. Ces éléments européens d’origines si diverses ne se croisent pas avec les Musulmans, mais se croisent entre eux, et le jour n’est pas loin où il résultera de ces mélanges une population nouvelle à caractères bien tranchés et dont les intérêts seront naturellement ceux de l’Algérie, et très peu ceux de la métropole. Elle commence un peu déjà, cette métropole, à être considérée simplement comme une sorte de banquier naturel destiné à gratifier le pays de chemins de fer, d’établissements publics et de subventions variées.

Quant aux 3 200 000 musulmans qui forment la plus grande partie de la population, ils contiennent des descendants de tous les conquérants africains ; mais le fond paraît être formé principalement de deux tiers de Berbères et d’un tiers environ d’Arabes. Les différences qu’ils présentent entre eux sont, en définitive, assez faibles ; la seule ayant quelque importance est la division en sédentaires et en nomades. Nous verrons plus loin que, contrairement à une opinion très répandue, Arabes et Berbères fournissent des éléments à ces deux classes.

Le livre de M. P. Leroy-Beaulieu pourrait se résumer en un mot qui traduit bien d’ailleurs les idées régnantes en France sur l’Algérie : « Franciser les musulmans »; celui de M. Vignon en un autre beaucoup plus sage : « Faire leur conquête morale. » Malheureusement le système politique suivi jusqu’ici pour franciser ou conquérir moralement ces musulmans est d’une barbarie qui rappelle les procédés des primitifs Américains à l’égard de ces Peaux-Rouges, auxquels on prenait leurs territoires de chasse, en leur laissant la pleine liberté de choisir entre mourir de faim ou être méthodiquement abattus à coups de fusil.

C’est là à peu près notre système administratif du refoulement fort bien décrit par M. Vignon :

« L’administration, dit-il, voyant les gouverneurs généraux confisquer une partie des terres des tribus après chaque insurrection, pensa qu’elle pouvait en toute justice faire choix des meilleures terres pour les colons et « refouler » les indigènes.À mesure que l’élément européen se développait, les indigènes étaient renvoyés de l’héritage de leurs pères, des tribus entières transportées loin de la région qui était en quelque sorte leur patrie… Les résultats d’une pareille politique suivie pendant plus de trente ans ne pouvaient être douteux : ici, l’Arabe incessamment refoulé, toujours plus incertain de recueillir le fruit de son travail, ne songeait ni à bien cultiver, ni à améliorer le sol ; là, privé des terres labourables de sa tribu, de la jouissance même de l’accès des cours d’eau, ne pouvant lutter contre la sécheresse, il ne recueillait pas le blé suffisant à sa nourriture et voyait ses troupeaux diminuer ou disparaître ; partout, enfin, ces mille souffrances entretenaient les haines de l’indigène contre le colon et creusaient, au lieu de le combler, le fossé déjà profond qui sépare les deux races.

Le sénatus consulte de 1863 qui déclara les tribus propriétaires des territoires dont elles avaient la jouissance n’a pas mis fin au système du « refoulement », mais il a changé de forme et de nom. Aujourd’hui il s’appelle le système de « l’expropriation pour cause d’utilité publique »… Deux traits essentiels caractérisent ce système : d’une part, il ne procure la terre aux colons qu’en l’ôtant aux indigènes, il constitue des cercles exclusivement européens d’où les indigènes sont écartés avec soin en tant que propriétaires ; d’une autre, il condamne à la misère l’indigène dépossédé. L’ancien propriétaire du sol reçoit une indemnité en argent qui est fixée par les tribunaux ; elle varie généralement de 50 à 60 francs par hectare. L’indigène se trouve donc échanger les 30 ou 40 hectares sur lesquels il vivait aisément avec sa famille contre une somme de 1 500 francs à 2 000 francs, c’est-à-dire qu’au lieu d’un fonds de terre suffisant à ses besoins pour toute sa vie, il n’a plus qu’un capital qu’il épuise en une ou deux années.

On a pu se demander si dans ces conditions l’expropriation ne ressemble pas à une spoliation, si le système que nous venons d’exposer n’est pas exactement le contrepied de celui qui devait être suivi. La politique de pénétration resserrerait les indigènes sur le territoire qu’ils possèdent lorsque le territoire est disproportionné à leur nombre, offrirait aux colons des champs devenus libres, et favoriserait ainsi la constitution de groupes européens, apportant aux tribus au milieu desquelles ils seraient établis les bienfaits matériels de la civilisation, l’eau, les routes, les procédés de la culture européenne, en même temps que leurs usages et leurs idées.À cette politique humaine, bienfaisante, si favorable à l’oubli des haines et des ressentiments du vaincu, à la fusion des races, l’administration algérienne semble préférer un système qui sous une apparence de justice « refoule » les indigènes, les chasse de leurs foyers, en fait des exilés ou des vagabonds, à moins qu’ils ne consentent à rester comme mercenaires sur ce sol où ils furent maîtres.

Chose particulièrement grave, ce système est toujours en vigueur ! Les ministres, le parlement, le gouverneur général, les conseils élus de l’Algérie, les colons ne semblent pas en voir le danger ! Tous les ans, les Chambres votent un crédit pour les « dépenses de colonisation », et souvent il sert en partie à payer les indemnités pour expropriation ; tous les ans le gouverneur annonce dans « l’Exposé de la situation générale » de la colonie l’ouverture au peuplement européen de nouveaux centres, c’est-à-dire l’« expropriation » de nouvelles familles indigènes ! »

Peut on s’étonner qu’avec un système aussi inintelligemment féroce, il nous faille, pour maintenir la paix parmi 3 millions de musulmans, une armée égale à celle qui suffit aux Anglais pour contenir 250 millions d’Hindous, parmi lesquels 50 millions de musulmans ?

Malgré sa position officielle, M. Vignon n’a pas hésité à mettre à nu la façon désastreuse dont nous administrons l’Algérie ; il l’a fait avec modération, mais avec fermeté. Le vrai patriotisme ne consiste pas à cacher les plaies du pays qu’on aime, mais bien à tâcher de les guérir. M. Vignon ne dissimule pas ces plaies, et aucun préjugé courant ne l’empêche de les dévoiler. C’est ainsi qu’il n’hésite pas, malgré nos théories égalitaires et la puissance actuelle des fils d’Israël, à montrer la très lourde faute que nous avons commise en nationalisant en bloc les Juifs de l’Algérie, population d’usuriers traitée avec le plus profond mépris aussi bien par les Arabes que par les Berbères pour lesquels elle est une plaie, et dont la naturalisation ne nous a nullement fait des alliés. Comment pouvez-vous maintenir 250 millions d’hommes dans l’obéissance, demandai-je un jour aux Indes à un général anglais ? Uniquement par notre prestige moral, me fût-il répondu. Ce n’est pas autrement qu’on peut garder une colonie. Ce prestige, il ne faut pas habiter longtemps nos colonies pour voir que nous n’en soupçonnons guère l’importance, et aucune mesure ne nous l’a fait perdre davantage en Algérie, aux yeux des Arabes, que la naturalisation des Juifs.

Quand on lit l’histoire de nos colonies, on se prend involontairement à penser que les plus rudes expériences sont aussi impuissantes à changer les qualités ou les défauts d’un peuple qu’à obliger un vertébré de se dépouiller de ses vertèbres. Naturellement nous avons porté en Algérie cette idée, chère aux révolutionnaires de toutes les écoles et dont un siècle de désastreuses expériences ne nous a pas débarrassés, que l’individu ne peut rien faire sans le secours de l’État. Qu’il s’agisse d’un port à construire, d’un chemin de fer d’intérêt purement local à établir, d’une écoleà bâtir, c’est à l’État et toujours à l’État que nous nous adressons. Ce vice profond de notre constitution mentale fera longtemps encore l’étonnement des peuples habitués, comme les Anglais et les Américains, à ce que l’on a si justement appelé le « self-government ». Jamais il ne viendra à l’idée d’un Anglais de Madras ou de Birmingham de s’adresser au gouvernement établi à Londres pour creuser un port ou fonder une école.

On ne persuadera jamais, au contraire, à un habitant du Havre, que s’il a besoin d’une école ou d’un port, c’est à sa commune qu’il doit s’adresser, et non au gouvernement.

Une des plus étranges applications faites en Algérie de l’omnipotente intervention de l’État a été la colonisation officielle : il faut en lire la lamentable histoire dans le livre de M. Vignon. On y verra ce qu’il advint de ces distributions gratuites de terres à des déclassés de toutes sortes, aussi aptes à cultiver le sol qu’à professer le sanscrit, des créations de villages officiels devenus aujourd’hui des déserts, etc. Les résultats de cette désastreuse expérience et les frais excessifs qu’elle a entraînés n’ont pourtant pas suffi à éclairer nos administrations, puisque, en 1883, le gouverneur général demandait 50 millions pour exproprier des Arabes et créer de nouveaux villages officiels destinés à remplacer ceux qui avaient si misérablement échoué. Il est heureux que le projet ait été repoussé par les Chambres, car il préparait sûrement une nouvelle révolte de la population musulmane et un nouveau moyen d’engloutir quelques milliards. Qu’un pareil projet ait pu être proposé, discuté et ait failli aboutir, montre à quel point l’éducation de l’opinion française est à faire eu matière de colonisation.

On comprend qu’avec de telles expériences l’Algérie coûte excessivement cher à la France. M. Vignon évalue ce que nous avons payé pour elle à 3 milliards 600 millions, déduction faite des recettes. Au prix de tant de sacrifices, avons-nous au moins pacifié le pays ? Tâchons de nous le persuader, mais ne cessons pas d’avoir présent à l’esprit que, pour maintenir à peu près la paix parmi trois millions de musulmans, il nous faut — je le répète pour la troisième fois — une armée aussi importante que celle qui suffit à l’Angleterre pour maintenir dans une paix profonde les 50 millions de musulmans et les 200 millions d’Hindous que renferme le gigantesque empire des Indes.

Depuis la conquête de l’Algérie, deux principes fondamentaux, qui ont alterné suivant les mouvements de l’opinion, semblent avoir exclusivement dirigé notre politique en Algérie. L’un consiste à exproprier les Arabes, puis à les refouler dans le désert ; l’autre à les franciser en leur imposant nos institutions. Les Arabes ne se sont pas laissé refouler dans le désert, par l’excellente raison que le désert ne peut nourrir personne, et qu’avant de consentir à se laisser mourir de faim, trois millions d’hommes commencent généralement par opposer quelque résistance. Les indigènes ne se sont pas plus laissés franciser que refouler, parce qu’il n’a jamais été donné jusqu’ici à un peuple de changer sa constitution mentale, pour adopter celle d’un autre peuple. Les deux systèmes sont donc également détestables et ce n’est pas en passant successivement de l’un à l’autre que nous aurons des chances de les rendre moins détestables. En attendant que l’opinion soit bien fixée sur ce point nous continuerons la série de nos ruineuses expériences, jusqu’au jour où nous comprendrons que laisser au peuple conquis ses institutions, ses coutumes, son genre de vie, ses croyances, comme le font tous les peuples colonisateurs, les Anglais et les Hollandais notamment, est la plus simple, la moins coûteuse et la plus sage des solutions.

Cette solution, il n’y faut pas songer aujourd’hui, car elle n’a pas l’opinion publique pour elle : la conduite de nos administrations, les idées émises dans les journaux, celles exposées par M. Leroy-Beaulieu, et que nous citerons plus loin, le prouvent suffisamment.

M. Vignon paraît pencher cependant vers cette politique très sage qui sera évidemment celle de l’avenir, car, tout en errant quelque peu à propos des droits politiques qu’il aimerait à voir donner aux musulmans d’Algérie, il recommande avant tout de faire leur conquête morale. Il a parfaitement mis le doigt d’ailleurs sur un des meilleurs moyens d’effectuer cette conquête morale, moyen qui consisterait à nous faire les protecteurs déclarés de l’islamisme en Algérie. La chose serait un peu plus sage que de tâcher de laïciser les écoles des musulmans afin de tenter l’entreprise enfantine de les convertir à nos idées.

Nous sommes à peu près dégagés en Occident de l’influence des croyances religieuses, et nous croyons volontiers qu’il en est partout ainsi. Fort peu d’auteurs européens ont réussi à comprendre que pour l’Orient la question religieuse prime absolument toutes les autres : institutions civiles et politiques, vie publique ou privée sont, pour les disciples de Mahomet, aussi bien que pour ceux de Siva ou de Bouddha, régies uniquement par la loi religieuse. Manger, boire ou dormir, ensemencer son champ, recueillir sa récolte sont pour les hommes de l’Orient des actes religieux. Les Anglais le comprennent si bien aux Indes que, malgré leur protestantisme rigide, ils restaurent à leurs frais les pagodes, entretiennent largement les prêtres de Siva et de Vishnou, et ne favorisent pas du tout le zèle de leurs propres missionnaires.Ce n’est pas sous le ciel britannique qu’on trouverait des avocats pour soutenir qu’une colonie doit périr plutôt qu’un principe.

Protéger la religion musulmane, nous appuyer sur les congrégations influentes, fortifier l’autorité des prêtres musulmans au lieu de la combattre et de tâcher de l’affaiblir, tels sont les conseils très sages donnés par M. Vignon. Notre premier résident à Tunis, un des bien rares Français dont on peut dire qu’il comprenait admirablement les choses de l’Orient, et qu’on s’est malheureusement empressé de retirer de l’Orient, faisait preuve d’un sens politique très profond quand il faisait prendre par le bey de Tunis des décrets religieux pour affirmer aux yeux des croyants la légitimité des mesures qu’il voulait imposer.

Respecter les coutumes religieuses des Arabes, c’est respecter toutes leurs institutions, puisque ces dernières dérivent uniquement, comme je le disais plus haut, des croyances religieuses. M. Leroy-Beaulieu réprouve cette politique qu’il qualifie de politique d’abstention et la définit fort bien en disant qu’elle consiste dans « le respect complet des coutumes, des traditions, des mœurs de ce que l’on a appelé la nationalité arabe. Si ce parti était appliqué avec logique, ajoute-t-il, il exigerait que notre armée et nos colons quittassent l’Afrique. »

Pourquoi notre armée et nos colons devraient-ils quitter l’Afrique si l’on respectait les mœurs et les coutumes des Arabes ? C’est ce que M. Leroy Beaulieu oublie totalement de nous faire savoir. Je crois qu’il aurait grand peine à fournir une seule raison sérieuse à l’appui de son opinion, car il suffirait de lui répondre que cette politique est celle que les Anglais suivent aux Indes à l’égard des musulmans, et qu’ils ne paraissent nullement disposés à abandonner leur immense empire.

La politique conseillée par M. Leroy-Beaulieu est, malgré les expressions adoucies dont il fait usage, parfaitement radicale et bien conforme à nos idées d’égalité universelle : elle consiste dans « la fusion de l’élément indigène avec l’élément européen ». Cette fusion, il la définit « un état de choses où les deux populations d’origine différente seraient placées sous le même régime économique et social, obéissant aux mêmes lois générales, et suivraient dans l’ordre de la production la même impulsion ».

Le tableau est séduisant sur le papier. C’est bien le rêve égalitaire de nos théoriciens d’il y a un siècle et de ceux d’aujourd’hui ; on peut dire, sans s’avancer beaucoup, qu’il ferait quelque peu sourire le plus modeste des employés du service civil des Indes. Il prouve qu’on peut être un savant remarquable, mais ne pas être apte à soupçonner l’abîme qui sépare la pensée et les sentiments d’un homme de l’Orient de ceux d’un homme de l’Occident.

M. Leroy-Beaulieu voit bien quelques obstacles à sa politique de fusion, mais il les surmonte aisément. D’abord il assure — et je voudrais bien savoir sur quelles raisons il appuie son assertion — que« les Kabyles ne diffèrent des Européens que par un point, la religion ». Je crois qu’on serait plus près de la vérité en disant qu’entre l’Européen civilisé et le Berbère actuel, il doit y avoir plus de différence qu’entre un Gaulois du temps de Brennus et un habitant actuel de Paris.

Les Berbères, suivant M. Leroy-Beaulieu, étant identiques aux Européens, il ne resterait plus à franciser que les Arabes. La chose est fort simple pour l’auteur : « Il faudrait, dit-il, radicalement modifier le système de la tribu, de la propriété collective, de la famille polygame. Ces trois points obtenus, il ne resterait plus que des détails dont on viendrait à bout avec le temps. »

Ces petites transformations qui réjouiraient assurément les plus purs des radicaux doivent paraître à M. Leroy-Beaulieu très faciles, pour qu’il ne juge même pas utile de nous dire comment on doit s’y prendre pour les opérer. Je crois cependant que pour toutes les personnes qui ont tâché de pénétrer dans la constitution mentale des Arabes, opérer de telles transformations ne serait pas beaucoup plus facile que de changer un indigène de l’Australie en professeur au Collège de France, ou d’apprendre à un batracien à voler.

M. Leroy-Beaulieu n’est pas tendre d’ailleurs pour les Arabes, qu’il paraît considérer comme une collection de purs sauvages ; leur organisation est simplement, suivant lui, « l’ancienne constitution de tous les peuples pasteurs ». Évidemment on a fait croire à l’auteur que tous les Arabes sont des pasteurs, et les Berbères des sédentaires. Je puis lui assurer qu’il y a des nomades et des sédentaires chez les deux peuples. Les plus purs des Berbères, les Touaregs, sont exclusivement nomades, et si M. Leroy-Beaulieu veut bien lire ce qu’écrivait Ibn Khaldoun au XIVesiècle, il apprendra que cette distinction des Berbères de l’Algérie en sédentaires et en nomades ne date pas d’hier[5].

Les différences faites autrefois par quelques auteurs entre Berbères et Arabes, au point de vue de l’aptitude à la civilisation, reposaient sur des observations fort superficielles et ne sont plus soutenables aujourd’hui. Il y a, je le répète, parmi les Berbères des sédentaires et des nomades, comme il y en a parmi les Arabes. Le mode d’existence dépend du milieu, ces deux formes de la vie sociale résultent de la nature du sol et non de la race. Dans les plaines sablonneuses, Arabes et Berbères sont nomades ; dans les régions fertiles ils sont sédentaires. Il y a des Arabes nomades et des Arabes sédentaires en Algérie, aussi bien qu’en Égypte, en Syrie et en Arabie.

Si on compare les Berbères sédentaires aux Arabes sédentaires, je ne vois guère qui l’emporte comme développement intellectuel. S’il fallait pencher d’un côté, ce serait plutôt vers les Arabes, car ils ont possédé jadis une civilisation très haute, alors que celle des Berbères n’a jamais été bien élevée[6].

La réforme sur laquelle M. Leroy-Beaulieu insiste le plus — mais toujours en oubliant de nous indiquer la façon de la pratiquer — c’est la suppression de la polygamie. Il nous développe les avantages de la monogamie et révèle à ses contemporains que « le ménage est essentiellement le domaine de la femme unique ; sans elle l’âme de la famille manque, et le ressort de la prospérité de la maison est absent. C’est là une des grandes causes de la stagnation où se trouve la société arabe. »

Je ne veux pas entrer dans le fond de la question et tâcher de montrer à M. Leroy Beaulieu que si tous les Orientaux sont polygames, il faut bien qu’il y ait quelques raisons à cette coutume. Je ne lui dirai pas non plus que la polygamie légale des Orientaux vaut bien la polygamie hypocrite des Européens et les nombreuses naissances illégitimes qui en sont la suite. Ce serait peine perdue que de lui prouver que la femme polygame est au moins aussi heureuse en Orient que l’est la femme monogame en Occident. Je n’essayerai pas non plus — ce qui serait pourtant facile — de lui donner la preuve que c’est l’islamisme, et pas du tout le christianisme, qui a tiré la femme de la position inférieure où toute l’antiquité l’avait maintenue. Il trouvera des développements suffisants sur ces questions et quelques autres dans mon Histoire de la civilisation des Arabes[7]. Il y verra notamment que sous la domination des Arabes, les harems ont produit autant de bas-bleus illustres et de femmes savantes que nos lycées de filles. Ce dont je voudrais seulement persuader M. Leroy-Beaulieu, c’est que la polygamie n’a jamais produit, comme il le croit, la stagnation des Arabes. Ce n’est pas à un professeur du Collège de France que je pourrai apprendre que les Arabes, et les Arabes seuls nous ont révélé le monde gréco-latin, et que les universités européennes, y compris celle de Paris, ont pendant six cents ans vécu exclusivement des traductions de leurs livres et de l’application de leurs méthodes. La civilisation arabe fut une des plus brillantes qu’ait connues l’histoire. Elle est morte comme bien d’autres ; mais ce serait se contenter d’explications par trop superficielles que d’attribuer à la polygamie ce qui est la conséquence de facteurs d’une importance bien autre.

On ne voit pas très bien d’ailleurs les motifs de l’animosité de M. Leroy-Beaulieu contre la polygamie, puisqu’il nous annonce qu’elle est restreinte aux familles riches, et qu’elle perd du terrain. Si elle est si rare et de si peu d’influence, pourquoi donc alors vouloir la supprimer, et comment justifier qu’elle puisse être « une des grandes causes de la stagnation où se trouve la société arabe» ?

M. Leroy-Beaulieu est parfaitement d’accord avec M. Louis Vignon sur ce point qu’il faut ranger l’éducation parmi les principaux moyens d’action que nous possédons sur les Arabes. C’est là du reste une opinion générale aujourd’hui, que j’ai partagée comme tout le monde, et dont il m’a fallu beaucoup de voyages et d’observations pour me dépouiller complètement. Je n’ai pas assurément la chance la plus vague de convertir à mes idées un seul lecteur français ; cependant la chose est trop grave pour que je ne dise pas toute ma pensée sur ce point.

En pareille matière l’expérience seule peut être invoquée. Or, si nous admettons ce solide point de départ, que celui qui fonde une colonie a généralement pour but de la garder, nous devrons chercher si l’instruction européenne est un moyen de favoriser la conservation d’une colonie, ou au contraire un moyen de la perdre.

L’expérience de l’éducation européenne est faite aux Indes depuis trente ans sur une immense échelle, et cela sur des Hindous aussi bien que sur des musulmans. Si mes lecteurs veulent bien se reporter à l’article que j’ai publié ici même, et auquel j’ai déjà fait allusion plus haut, ils verront que les seuls ennemis sérieux que les Anglais comptent maintenant aux Indes se recrutent exclusivement parmi les Hindous élevés dans les écoles anglaises de l’Inde, et que l’extension de cette classe d’Hindous européanisés est le plus grand danger qui menace la puissance britannique dans la péninsule. Ils y verront en outre que, loin d’améliorer la condition des indigènes, cette instruction n’a eu d’autre résultat que de les rendre moralement et matériellement absolument misérables.

Il est facile de comprendre les raisons psychologiques du déplorable effet que peut produire sur des races relativement inférieures ou, si l’on préfère, sur des races différant profondément de celles de l’Europe notre éducation européenne. Cette éducation adaptée par des transformations séculaires à nos sentiments et à nos besoins ne l’est pas à des sentiments et à des besoins différents. Ses premiers résultats sont de faire perdre brusquement à l’Hindou ou à un Oriental quelconque les idées héréditaires sur lesquelles sont fondées ses institutions et les croyances qui font la base de son existence. Elle provoque chez lui un malaise profond, lui crée des besoins artificiels sans lui donner les moyens de les satisfaire. Elle lui montre par chaque ligne de notre histoire que rien n’est plus humiliant pour un peuple que de supporter une domination étrangère et qu’il doit tout faire pour la secouer. « L’Inde aux Indiens » est aujourd’hui le mot d’ordre de tout indigène ayant reçu une éducation anglaise. Éduquons nos Arabes, et le cri « l’Algérie aux Arabes » sera bientôt leur devise. Si le rêve de M. Leroy-Beaulieu et de tous les auteurs qui prônent l’éducation européenne des Arabes s’accomplissait, l’Algérie serait bientôt pour nous ce que fut la Vénétie pour l’Autriche, ce qu’est l’Irlande pour l’Angleterre, ce que sera l’Alsace pour l’Allemagne.

Il ne faudrait pas tirer assurément de ce qui précède la conclusion que les Orientaux sont incapables d’utiliser notre instruction européenne. Ce qu’ils savent en retirer, ce sont des armes contre nous. Les Chinois traduisent aujourd’hui nos livres, ceux d’art militaire surtout, et n’ignorent plus aucune de nos méthodes relatives à la fabrication des canons. Tous ces peuples divers, Arabes, Hindous, Chinois, sur lesquels le monde occidental s’est précipité sous le prétexte un peu hypocrite de les faire jouir des bienfaits de notre civilisation, rêvent à leur tour de nous exploiter. Dans la terrible lutte économique qui se prépare entre l’Orient et l’Occident, et dont j’ai essayé ici même de tracer les causes prochaines et les futurs effets, en montrant que l’avenir appartiendra forcément à des peuples qui ont à la fois un idéal très fort et des besoins très faibles ; dans cette lutte pour l’existence où les intérêts en jeu seront trop puissants pour laisser place à la pitié ; dans cette lutte contre des peuples dont les besoins comparés aux nôtres sont presque nuls, et qui vont bientôt inonder l’Occident de produits coûtant vingt fois moins cher que ceux de nos fabriques ; dans cette lutte où nous aurons contre nous tout le poids d’une dette formidable, celui des armées permanentes, et surtout le joug de nos besoins artificiels et de nos raffinements de bien-être, dans cette lutte formidable, nous n’aurons pas trop de notre science occidentale pour nous défendre. Est-ce bien à nous à fournir des armes à nos adversaires et à hâter ainsi le prochain écroulement du vieux monde ? C’est aux hommes politiques, soucieux du lendemain, de répondre.

Plus d’un lecteur sera disposé sans doute à ne voir que des vues théoriques dans ce qui précède, et n’admettra la mauvaise influence de notre instruction européenne et de nos institutions imposées aux Orientaux que si cette influence lui est bien prouvée par des expériences comparatives. Il faudrait, par exemple, prendre un même peuple, le diviser en deux parts, l’une abandonnée à elle-même, l’autre soumise à l’instruction et aux institutions européennes, et comparer les résultats. Les Anglais doivent être fixés aujourd’hui sur cette question, puisque sur cent Hindous élevés dans les écoles anglaises, il y en a exactement cent qui ne rêvent qu’à les chasser de l’Inde, alors que sur cent Hindous élevés par des Hindous on en trouve bien peu qui se sentent gênés par la domination anglaise.

Mais on pourrait répondre qu’il s’agit ici d’instruction anglaise et non d’instruction française, et que nous enseignons dans nos écoles de grands principes ignorés de nos voisins.

Heureusement pour les idées que je défends, l’expérience des résultats de notre instruction et de nos institutions appliquées à une population identique, divisée en deux parties, a été faite sur une échelle suffisante pour que les résultats en soient appréciables. Ces résultats, on les chercherait vainement dans aucun livre, car peu d’observateurs ont joui jusqu’à présent de l’indépendance suffisante pour les publier. Je n’ai pourtant pas trouvé parmi les personnes placées dans les conditions requises pour avoir pu faire les mêmes observations, une seule qui ait été en désaccord avec moi sur mes conclusions.

Notre minuscule colonie de Pondichéry, enclavée dans le gigantesque empire des Indes, comprend environ 150 000 habitants. La population y étant extrêmement pacifique, nous avons pu y appliquer sans opposition nos institutions et nos idées. La colonie possède donc une armée compacte de fonctionnaires et de magistrats, envoyés à grands frais de la métropole ; elle possède le suffrage universel, un conseil municipal, un conseil général, des écoles, et jusqu’à un député et un sénateur, lesquels, bien entendu, n’ont jamais mis les pieds dans le pays qu’ils représentent. Rendez-vous à Pondichéry après quelques mois de séjour dans l’intérieur de l’Inde, et si peu observateur que vous puissiez être, il ne vous faudra pas longtemps pour constater le profond mépris et la parfaite antipathie des indigènes pour les Européens.Étudiez-les un peu, et vous verrez bien vite qu’avec nos institutions et notre éducation, nous n’avons réussi qu’à bouleverser toutes leurs conditions sociales d’existence, semer une anarchie complète dans cette petite population jadis si paisible, et finalement la rendre tout à fait misérable. Franchissez quelques kilomètres, et quand vous serez arrivé à la frontière anglaise — inutile de la demander, elle commence juste à l’endroit où l’indigène respecte l’Européen et est heureux de son sort —, vous verrez ce que peuvent produire sur deux populations identiques deux systèmes différents ; l’un laissant à l’indigène ses institutions, ses coutumes, ses usages ; l’autre voulant tout bouleverser pour obliger tous les hommes à passer sous le même niveau égalitaire. D’un côté, une ruineuse armée de fonctionnaires pour administrer quelques milliers d’hommes ; de l’autre, un seul Européen administrant sans difficulté un million d’indigènes ; du premier côté, une anarchie profonde, des rivalités locales incessantes ; du second, une paix non moins profonde. J’ai perdu depuis longtemps l’habitude de m’émouvoir facilement, mais j’avoue avoir éprouvé une émotion pénible lorsque, après avoir parcouru l’Inde en tous sens et constaté le respect absolu de l’indigène pour l’Européen dans les campagnes et les villages, j’arrivai — par un hasard de navigation qu’il me fallut subir — dans notre petite colonie de Pondichery. Les qualités et les défauts des deux grands peuples colonisateurs m’apparurent du même coup avec une intensité qu’aucun livre n’aurait pu rendre à mes yeux. Je compris les causes principales de notre étonnante incapacité à garder des colonies et me consolai seulement alors de la perte de l’Inde qui nous avait été conquise par le génie du grand Dupleix. Gouvernée comme nous gouvernons Pondichéry et nos autres colonies, l’Inde eût étébientôt à feu et à sang et n’eût pas tardé à nous échapper. Nous recommençons en Indochine[8]exactement les mêmes lourdes fautes qui rendent notre domination si intolérable et si ruineuse partout. Nous envoyons administrer des Orientaux par des préfets français qui les gouvernent à la façon d’un département français, avec une petite armée de fonctionnaires renouvelée tous les six mois, et n’ayant pas les notions les plus vagues des mœurs et des coutumes du peuple qu’elle administre et heurte à chaque instant. Dans une colonie qui, suivant l’assertion de l’administrateur et aux idées duquel il faudra bien revenir un jour, l’ancien commissaire général du Tonkin, M. Harmand, devrait rapporter 200 millions par an à la métropole, nous continuons à semer millions et soldats, sans autre résultat que de nous faire profondément haïr des indigènes, perdre tout prestige et montrer une fois de plus au monde notre désolante incapacité à comprendre quelque chose aux besoins, aux sentiments et aux idées des races étrangères et par conséquent à les gouverner.

Nous venons d’indiquer les dangers qu’il y a à vouloir imposer à un peuple des institutions, des idées et des besoins de peuples différents. Nous pouvons ajouter d’ailleurs que la tâche est absolument impossible et qu’aucune nation européenne n’a jamais réussi à la réaliser. Le vernis que peut donner provisoirement à un indigène l’éducation européenne le modifie bien peu dans le sens européen. Il n’y a qu’à causer quelque temps avec des lettrés hindous, élevés dans les écoles anglo-indiennes, pour constater à quel point, malgré une instruction à peu près égale à celle du bachelier européen, l’abîme entre leurs idées et les nôtres est immense. Il a fallu de longs siècles aux Barbares pour se créer avec les débris du monde romain une civilisation, une langue et des arts adaptés à leurs besoins. Ces grandes transformations, le temps seul peut les accomplir.

Les causes de l’évidente impuissance des Européens à transformer les institutions des peuples orientaux seraient trop longues à exposer ici ; il me suffit de rappeler en quelques mots que l’histoire nous prouve que deux civilisations trop différentes mises en présence ne se combinent jamais, et que les seuls peuples conquérants qui aient pu agir sur d’autres sont ceux dont les sentiments, les idées, les institutions et les croyances ne présentent pas de différences trop grandes. Les Orientaux agissent aisément sur des Orientaux, mais jamais les Occidentaux n’ont pu avoir la plus légère action sur eux : c’est là le secret de l’immense influence exercée par les Arabes en Orient, et qu’ils continuent encore à exercer en Afrique, en Chine et dans l’Inde. Partout où ils ont paru, ils ont réussi sans effort à faire adopter aux peuples avec lesquels ils étaient en contact les éléments les plus fondamentaux de leur civilisation : la religion, la langue et les arts. Implantée quelque part, la civilisation musulmane y semble fixée pour toujours. Elle a fait reculer dans l’Inde des religions pourtant bien vieilles. Elle a rendu entièrement arabe cette antique Égypte des Pharaons sur laquelle les Perses, les Grecs et les Romains avaient eu si peu d’influence. Elle compte 50 millions de sectateurs dans l’Inde, 20 millions en Chine, et ce nombre s’accroît chaque jour avec une étonnante rapidité, alors que tous les efforts des missionnaires européenséchouent misérablement. Elle conquiert aujourd’hui tout le continent africain. Partout où pénètre à grand’peine l’explorateur européen au centre de l’Afrique, il trouve des caravanes d’Arabes qui laissent derrière elles leur religion, leurs arts et souvent leur langue.

Les Européens peuvent être des colonisateurs habiles ; mais, depuis les Romains, on peut dire que les seuls peuples civilisateurs ont été les musulmans. Ce sont, en effet, les seuls qui aient réussi à faire adopter à d’autres peuples ce qui constitue le fond d’une civilisation : la langue, la religion, les institutions et les arts.

 Les Européens peuvent, avec quelque habileté, réussir comme les Anglais dans l’Inde à dominer un peuple inférieur ; mais lui faire accepter nos idées, nos institutions, en un mot notre civilisation, il n’y faut pas songer. L’écart entre nos sentiments, nos besoins et les leurs est trop grand pour que les étapes qui les séparent de nous puissent être brusquement franchies. La civilisation adaptée à nos besoins ne l’est nullement aux leurs ; notre vie factice, nos inquiétudes perpétuelles, nos révolutions fréquentes, nos besoins artificiels et le travail incessant nécessaire pour les satisfaire, la vie de l’ouvrier de l’usine ou des mines péniblement attelé à un dur labeur et n’ayant de la liberté que le mot, rien de tout cela ne les tente, et j’ai toujours été frappé dans mes voyages de voir que ce sont surtout les lettrés orientaux ayant visité l’Europe que notre civilisation séduisait le moins. Je n’en ai pas encore connu qui ne m’ait pas soutenu que les Orientaux sont beaucoup plus heureux, plus honnêtes et plus moraux que les Européens, tant qu’ils n’ont pas eu de contact avec eux, et que le seul résultat de notre civilisation est de les dépraver et de les rendre misérables.

Je ne voudrais pas insister trop longuement sur ce qui précède ; dans un article de quelques pages on ne peut qu’énoncerbrièvement des idées dont le développement exigerait un volume.Pour en revenir à M. Leroy-Beaulieu, je lui dirai que l’idée de franciser un peuple demi-barbare en lui donnant notre éducation et nos institutions, théorie si générale en France encore, n’est véritablement plus soutenable aujourd’hui par un savant tel que lui.Peut-il vraiment ignorer que les institutions d’un peuple ont un enchaînement nécessaire, qu’une nation ne peut pas choisir à volonté ses institutions, mais doit subir celles qui sont en rapport avec ses besoins et que son évolution lui impose ? Il ne s’agit pas de savoir quelles sont les institutions qui sont théoriquement les meilleures pour un peuple, mais bien celles que ce peuple peut supporter. J’ai trop insisté sur cette idée dans divers ouvrages pour y revenir ici[9].

Si, dans cent ans, un chercheur de bibliothèque tombe en fouillant de vieux bouquins sur cet article, il s’étonnera sûrement de la peine que se donnait son auteur pour démontrer des vérités qui lui paraîtront alors véritablement bien banales. Il pensera sans doute des idées qui ont cours aujourd’hui en France sur la colonisation ce que nous pensons aujourd’hui de l’homme primitif que nous peignait, il y a cent ans, Rousseau et son école. Des opinions telles que celles que M. Leroy-Beaulieu défend sont malheureusement toutes-puissantes encore en France. L’idée qu’on peut refaire les sociétés et les institutions à coups de décrets reste le credo de tous les partis. Si on la retrouve dans les livres de nos plus savants professeurs, pouvons-nous nous étonner qu’avec de tels enseignements on ait vu un administrateur faire traduire et afficher dans un pays barbare qu’il allait gouverner la proclamation des droits de l’homme pour se concilier les populations envahies et leur faire apprécier les bienfaits de nos institutions ? Je ne voudrais pas garantir la réalité de l’histoire, mais elle donne fort bien l’exacte mesure des idées qui ont cours, chez nous, chez les esprits les plus éclairés en matière de colonisation.

Nous sommes bien loin des âges où les dieux intervenaient sans cesse dans les affaires des hommes. Si nous n’en étions pas si loin, on serait tenté de se demander si vraiment il n’existerait pas quelque divinité jalouse acharnée à nous égarer. Supposons qu’elle veuille nous faire perdre l’Algérie en vingt-cinq ans, quels oracles rendrait-elle pour nous, cette divinité jalouse ? Exactement les conseils que donne M. Leroy-Beaulieu et qui résument trop bien, malheureusement, les idées générales sur la colonisation : « Instruisons les indigènes algériens, donnons-leur notre langue, émancipons-les, faisons-leur une place dans l’organisation de notre patrie et de nos services administratifs. »

Nos avis, si nous avions à en donner, seraient tout autres. Appuyés solidement sur les résultats obtenus par les peuples qui savent garder leurs colonies et les faire prospérer, nous dirions : Laissons aux indigènes leurs institutions, leurs coutumes, leurs usages et leurs croyances ; évitons le plus possible tout contact avec eux, et occupons-nous le moins possible de leurs affaires. Laissons-les dans leurs écoles et n’essayons jamais de les introduire dans les nôtres. Réduisons énormément le nombre de nos fonctionnaires, mais assurons-leur une grande stabilité, une situation importante, et faisons tout ce que nous pourrons pour rehausser leur prestige.Rappelons-nous que les Espagnols ont perdu leurs colonies parce qu’ils se sont mêlés trop intimement aux peuples conquis, que les Anglais, malgré les théories philanthropiques de leurs livres et l’enseignement de leurs écoles, maintiennent soigneusement aux Indes et dans les colonies analogues une séparation profonde entre la minorité conquérante et la foule conquise. N’oublions pas enfin que l’heure exacte où commença la décadence définitive du grand empire romain fut celle où Rome donna les droits de citoyens aux barbares.

GUSTAVE LE BON.

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[1] L’Inde moderne. — Comment on fonde une colonie, comment on la garde et comment on la perd (20 novembre 1886).— En publiant cet article dans une revue savante, écrite surtout pour des savants, je ne comptais guère qu’il aurait aux Indes un pareil retentissement. Reproduit et discuté par la plupart des journaux de la péninsule, il a donné lieu à d’interminables polémiques. Les journaux indigènes n’ont pas été assurément de mon avis ; mais les journaux indiens, rédigés par les Anglais, n’ont guère contesté la justesse de mes conclusions.

[2] L’Algérie et la Tunisie, par M. Paul Leroy-Beaulieu, professeur au Collège de France, membre de l’Institut, 1887.

[3] La France dans l’Afrique du Nord, par M. Louis Vignon, consul de France, ancien chef du cabinet du sous-secrétaire d’État aux colonies, 1887.

[4] Beaucoup de musulmans de l’Inde sont d’ailleurs de purs Arabes. Ils sont nombreux surtout dans l’empire du Nizam. À Hyderabad, ils forment une population tellement fanatique et dangereuse, que le gouvernement anglais a pris le parti d’interdire absolument aux Européens de traverser les rues sans autorisation et sans escorte. C’est, du reste, un principe général, aux Indes, d’empêcher autant que possible le contact des indigènes et des Européens. Chaque cité comprend toujours deux parties souvent séparées par plusieurs kilomètres de distance, la ville indigène et la ville européenne: cette dernière forme ce qu’on appelle le cantonnement.

[5] « Depuis les temps les plus anciens, dit Ibn Khaldoun, cette race d’hommes (les Berbères) habite le Maghreb, dont elle a peuplé les plaines, les montagnes, les plateaux, les régions maritimes, les campagnes et les villes. Ils construisent leurs demeures, soit de pierres, soit d’argile, soit de roseaux et de broussailles, ou bien de toiles faites de poil de chameau. Ceux d’entre les Berbères qui jouissent de la puissance et qui dominent les autres s’adonnent à la vie nomade et parcourent avec leurs troupeaux les pâturages auxquels un court voyage peut les amener ; jamais ils ne quittent l’intérieur du Tell pour entier dans les vastes plaines du désert. Ils gagnent leur vie à élever des moutons et des bœufs, réservant ordinairement les chevaux pour la selle et pour la propagation de l’espèce. Une partie des Berbères nomades fait aussi métier d’élever des chameaux, se donnant ainsi une occupation qui est plutôt celle des Arabes. Les Berbères de la classe pauvre tirent leur subsistance du produit de leurs champs et des bestiaux qu’ils élèvent chez eux ; mais la haute classe, celle qui vit en nomade, parcourt le pays avec ses chameaux, et la lance en main, elle s’occupe également à multiplier ses troupeaux et à dévaliser les voyageurs. »

[6] Au point de vue moral, les Berbères paraissent même très inférieurs aux Arabes. Les premiers sont célèbres depuis la haute antiquité par leur perfidie. Ils étaient nombreux sans doute dans les armées carthaginoises et ont dû contribuer certainement à la mauvaise renommée de la foi punique. Lorsque Mouza, conquérant arabe de l’Espagne, fut interrogé par le calife de Damas sur les Berbères habitant les provinces qui forment l’Algérie actuelle, il lui en fit le tableau suivant que beaucoup de personnes trouveront encore très exact : « Ils ressemblent fort aux Arabes dans leur manière d’attaquer, de combattre et de se soutenir ; ils sont patients, sobres et hospitaliers entre eux ; mais ce sont les gens les plus perfides du monde : promesse ni parole ne sont sacrées pour eux. »

[7] Un vol. in-4° de 750 pages. — Paris, Didot, 1884.

[8] En Indochine et partout. Je lisais récemment dans un journal une série d’articles du DrColin sur le Sénégal et le Soudan, où l’auteur montrait les tristes résultats de notre incurable manie de vouloir imposer à tous les peuples nos institutions. « En nous attaquant prématurément à l’organisation de la société nègre, dit l’auteur, nous aurons la guerre, la guerre perpétuelle et sans merci, et nous trouverons devant nous tous les peuples fétichistes et musulmans, sans compter que les esclaves eux-mêmes seraient contre nous. »

[9] Voir notamment notre ouvrage l’Homme et les Sociétés, leurs origines et leur histoire, t. II, ch. XII : Influence des institutions politiques et de l’action des gouvernements.

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