Lettre d’Ernest Martineau à Louis Havet

Lettre d’Ernest Martineau à Louis Havet

Bibliothèque Nationale de France.
(NAF 24486-24509. Correspondance et papiers de Louis Havet.)

 

La Rochelle, le 5 novembre 1904.

À M. Louis Havet, membre de l’Institut,

Monsieur,

Membre de la Ligue des Droits de l’Homme, section de La Rochelle, je suis avec grand intérêt les travaux de cette Ligue créée pour la défense des opprimés contre les oppresseurs, dans l’intérêt de la vérité et de la justice. J’ai lu dans le Bulletin votre belle et suggestive conférence sur la liberté. La France a bien besoin, en effet, d’apprendre à connaître la vraie liberté qu’elle ne comprend pas parce que nos légistes ont le cerveau obstrué par les préjugés romains, par les traditions des possesseurs d’esclaves de l’antiquité et de ce Droit romain qu’on appelle la raison écrite et qui n’est que la raison d’État écrite. Ce sont ces traditions qui ont faussé l’esprit de ce peuple renommé pour sa droiture, sa probité, sa loyauté chevaleresque. Partant de la fausse idée de la souveraineté, du bon plaisir des majorités législatives, M. Méline, profitant de l’ignorance économique du pays a réussi à tromper l’opinion et à organiser un régime de soi-disant protection qui ne protège qu’une oligarchie de grands propriétaires, d’agrariens et de gros industriels aux dépens du plus grand nombre. Heureusement que ce nationalisme économique a ses faussaires, comme l’autre, comme le nationalisme politique. Le faux patriotique du protectionnisme, je le connais et j’en ai la preuve certaine, évidente, indiscutable. Que faut-il donc pour écraser ce régime qui déshonore et ruine le pays ? Faire la lumière, produire le faux et le dénoncer à ce pays de loyauté et de droiture. Cela fait, avec l’aide de la Ligue des Droits de l’Homme, il y aura lieu de le dénoncer au Parlement et de mettre les faussaires en demeure de se justifier.

À cet effet, j’ai l’honneur de vous prier, Monsieur, de me faire le grand honneur de présider, à Paris, une conférence pour exposer la situation. Si vous acceptiez, je vous demanderais de vouloir bien fixer la date, de préférence si possible vers la fin de novembre courant ou au commencement de décembre. Mon ami, le commandant Fregstätter, que je charge de vous remettre cette lettre, voudra bien vous dire qui je suis, et pourquoi je poursuis cette campagne économique.

Veuillez agréer, Monsieur, l’assurance de ma haute considération.

E. Martineau


Coupures de presse jointes à cette lettre

DÉDIÉ À M. MÉLINE 

M. Méline ne perd pas une occasion de se dire un libéral, un défenseur de la liberté, de toutes les libertés. Cependant, ô protecteur, quand vous proscrivez la liberté de l’échange, quand, sous couleur de protection, vous dépouillez, avec l’aide d’une majorité dupe ou complice, les citoyens français de la liberté d’acheter, croyez-vous, par hasard, que vous êtes un vrai libéral, un défenseur véritable de la liberté et de la justice ?

Non, non, rayez cela de vos papiers.

La justice, d’après la Déclaration des Droits de l’Homme, consiste à ne pas faire à autrui ce que nous voudrions pas qui nous fût fait à nous-mêmes.

Faites donc votre profit de la leçon que vous donne lord Rosebery.

Lord Rosebery, un vrai libéral celui-là, a dit excellemment, dans un récent discours à Kingston, à propos de l’incident de Hull, « qu’aucun gouvernement ayant le respect de soi-même ne pourrait consentir à punir ses propres officiers sans avoir fait une enquête préalable ».

« Notre erreur, a-t-il ajouté, c’est de demander aux autres des choses que nous ne consentirions jamais à accorder. Nous avons le défaut de ne pas nous mettre à la place des autres ».

« Nous avons le défaut de ne pas nous mettre à la place des autres » ! Voilà bien votre défaut, M. Méline, le défaut des législateurs protectionnistes.

Votre protection du Travail national vous l’avez dit : « elle protège Pierre en atteignant les autres, les acheteurs », en les dépouillant, par force, du montant de la taxe protectionniste.

Mettez-vous donc à la place des autres, ô économiste national qui ne connaissez que l’économie politique des producteurs, mettez-vous à la place de ceux que vous pillez, de ceux que vous rançonnez, à la place des consommateurs, et vous verrez qu’aucun acheteur, ayant le respect de soi-même et le souci de ses intérêts, ne consentirait à accorder cet argent, que vous soutirez par vos tarifs de renchérissement, aux acheteurs du régime protectionniste.

Un acheteur qui est libre achète à bon marché, au meilleur marché ; un vendeur consciencieux, qui respecte la liberté, la dignité des autres, respecte le droit, la liberté de l’acheteur, parce qu’il se met à la place des autres, parce qu’il respecte dans les autres son propre droit d’acheteur, qui est d’acheter à bon marché.

Quand vous dépouillez, par les lois douanières de restriction et de disette, par les taxes de renchérissement, les citoyens français de la liberté d’acheter à bon marché, au meilleur marché, vous ne respectez pas la liberté des autres, vous la violez.

Vos lois de protection, M. Méline, ne protègent pas le droit et la justice ; elles protègent l’injustice, le privilège.

Ernest MARTINEAU.

***

LA CONFÉRENCE DE SURGÈRES 

La conférence de M. Martineau que nous avons annoncée dans notre précédent numéro a eu lieu à Surgères, hier dimanche, dans la salle du théâtre, sous la présidence de M. Braud, député, assisté de MM. Rouvier, sénateur, et Gaboriaud, premier adjoint, remplaçant le maire absent.

Disons tout de suite qu’elle a eu un plein succès. La salle était remplie d’un public composée en grande majorité de cultivateurs du canton. À l’unanimité, la réunion a voté l’ordre du jour suivant :

« La réunion, après avoir entendu M. Martineau,

Considérant que la dîme a été abolie par la Révolution de 1789 ;

Que les taxes dites de protection sont des dîmes puisque de l’aveu de M. Méline elles sont payées au vendeur protégé aux dépens de l’acheteur dépouillé, au mépris du principe qu’on ne doit l’impôt qu’à l’Etat ;

Que c’est là un régime d’injustice et de privilège contraire aux Droits de l’Homme et qui ne profite qu’aux grands propriétaires aux dépens des fermiers, des petits cultivateurs et des ouvriers et journaliers agricoles, comme le prouve l’histoire de l’Angleterre et du Danemark ;

Que la protection déplace des richesses sans en créer, qu’elle ruine la clientèle du pays et ferme les marchés étrangers en renchérissant les frais de production ;

Protestent contre ce régime de dupes, déclarent qu’ils ne demandent aucune taxe sur le pain, la viande et autres produits, aux dépens du public, et qu’ils ne se reconnaissent pas le droit d’affamer leurs concitoyens dans l’espoir de grossir injustement leurs revenus ;

Demandent la liberté comme en Angleterre et au Danemark et la paix par l’entrelacement des intérêts des nations. »

Honneur aux cultivateurs du canton de Surgères. Ils viennent de prendre en France une initiative qui servira d’exemple. Éclairés par l’histoire, ils repoussent, comme les cultivateurs danois, le gâteau empoisonné du protectionnisme, persuadés qu’on ne s’enrichit guère en ruinant sa clientèle.

Prochainement nous publierons le compte rendu de la conférence.

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