Du rôle de l’État dans les crises financières

Du rôle de l’État dans les crises financières ; Dans quelle mesure son intervention et celle des grandes banques d’émission sont-elles justifiées ?

Société d’économie politique, réunion du 5 janvier 1892

(Journal des économistes, janvier 1892)

 

M. le secrétaire perpétuel présente ensuite à la réunion les ouvrages parvenus à la Société depuis la précédente séance, et dont on trouvera ci-après la liste.

Puis, l’assistance adopte comme sujet de discussion la question suivante, proposée par M. A. Raffalovich :

DU RÔLE DE L’ÉTAT DANS LES CRISES FINANCIÈRES. DANS QUELLE MESURE SON INTERVENTION ET CELLE DES GRANDES BANQUES D’ÉMISSION SONT-ELLES JUSTIFIÉES ?

M. A. Raffalovich fait l’exposé de la question.

Les points de contact entre le marché financier et l’État, entre la Bourse et le Trésor sont, dit-il, des plus nombreux.

Suivant les circonstances, ces rapports peuvent être marqués de bienveillance ou d’hostilité, lorsque l’État a besoin du concours de la Bourse pour placer ses emprunts, pour soutenir le cours de sa rente, pour empêcher l’effondrement du marché à un moment de crise ou bien lorsque l’État se croit lésé par les manœuvres de la spéculation, lorsqu’il voit le cours de ses fonds baisser, lorsqu’il se croit appelé à punir les exagérations de cette spéculation.

L’État étant le plus grand receveur et le plus grand payeur d’argent du pays, ses dispositions de caisse, le mouvement de ses fonds ont une influence extraordinaire sur le marché, que les rentrées d’impôts dégarnissent (en Angleterre, à des dates presque fixes) et auquel le détachement des coupons sur la rente rend l’abondance.

En accumulant des sommes considérables, en les laissant à son compte courant à la Banque qui les emploie en escomptes, en avances sur nantissement, l’État peut faciliter les opérations de Bourse, stimuler le marché, l’encourager dans la voie de la hausse, ou bien, dans les heures difficiles, l’État peut venir en aide au marché par des remboursements anticipés, comme aux États-Unis.

Afin de rendre l’analyse complète, il faudrait parler des dépôts que des États étrangers, sous le régime du papier-monnaie et dont le change est malade, entretiennent chez leurs banquiers. Ces dépôts peuvent créer des affluences considérables, le retrait, une pénurie et des difficultés monétaires.

Dans beaucoup de pays, les relations de l’État avec la principale banque d’émission sont fort étroites. En échange du privilège de l’émission, l’État s’est assuré certains avantages, certaines facilités : il a vendu le monopole au prix d’une immobilisation du capital de l’établissement en rentes, il s’est réservé le droit de prendre des avances contre des bons du Trésor ; il peut arriver que l’État absorbe une trop grande partie des ressources de la Banque, qu’il enlève à celle-ci les moyens de rendre au commerce, à l’industrie les services auxquels elle est tenue et qu’il la fasse dévoyer, qu’il l’empêche d’exercer sa fonction capitale de régulatrice de la circulation fiduciaire, de gardienne du stock métallique (voyez l’Espagne). Des rapports trop intimes entre l’État et la Banque, où l’État exploite la Banque, qui se laisse volontiers faire violence, car elle y trouve parfois une source de bénéfices, peuvent amener une crise financière, déranger l’équilibre des changes.

Cette liaison trop étroite de l’État et de la Banque, dépositaire des fonds de l’État qui ne peuvent provenir que de l’impôt ou que de l’emprunt, lequel est l’escompte d’impôts futurs, a, entre autres inconvénients, celui de faire naître une idée fausse et dangereuse. On se figure parfois que la Banque, étant, en quelque façon, une institution publique, a le devoir de venir en aide à tout le monde. Mais, comme le fait observer M. Bagehot dans son admirable traité, la conservation de l’argent provenant de l’impôt et qui est déposé en attendant qu’il soit dépensé, est un devoir qui n’a rien de commun avec le rôle de la Banque dans le cas d’une panique. Le compte courant du Trésor peut être bien ou mal pourvu lorsqu’elle éclate. Il n’y a pas de relation légitime entre ces deux faits : l’État, en confiant ses fonds à la Banque ou en empruntant à celle-ci, ne la loue pas pour arrêter une panique ou bien il l’assiste fort peu dans le cas où cela serait tenté.

L’orateur vient d’indiquer un point par lequel l’État touche à la Bourse, mais il en est d’autres encore. Lorsque l’État doit se procurer des ressources par voie d’un emprunt consolidé, qu’il ait recours à l’intermédiaire des banquiers ou qu’il s’en passe, en ouvrant directement la souscription ou en vendant les titres sur le marché, il est obligé, en fin de compte, de s’adresser à la Bourse et de solliciter aussi bien le rentier, le capitaliste que le spéculateur. Ordinairement les ressources disponibles de l’épargne ou celles que l’épargne veut mettre dans le nouveau fonds, ne suffisent pas pour absorber la totalité de l’emprunt, pour classer celui-ci, c’est-à-dire pour le faire entrer du premier coup dans des portefeuilles qui le garderont. Il faut faire appel à la spéculation, offrir à celle-ci l’appât d’un bénéfice, d’une prime, pour qu’elle prête son concours, qu’elle souscrive, qu’elle se charge de porter une partie plus ou moins considérable de l’emprunt jusqu’à ce qu’il se classe successivement. L’État, le plus souvent, fait accorder de grandes facilités pour la souscription, afin de grossir le chiffre de la demande apparente, il laisse même souscrire sans argent. Il peut arriver qu’un emprunt trop souscrit ne soit pas classé (exemple, l’emprunt allemand de février 1891, couvert une quarantaine de fois et demeuré longtemps flottant, atteint même par la baisse). On a eu le spectacle d’interventions du Trésor à la Bourse soit directement pour soutenir les cours ou un emprunt nouveau de la rente ancienne dans des jours difficiles au nom du prestige de l’État, soit indirectement par des facilités accordées par la Banque (taux favorable des avances), soit indirectement encore en se servant des caisses d’épargne ou en prescrivant l’emploi des fonds de mineurs dotaux, de fondations en rentes sur l’État. L’État est intervenu dans certains pays pour réglementer le cours du change, pour acheter ou vendre de l’or, des traites sur l’étranger, au besoin pour peser sur le change et faciliter l’exportation des produits indigènes. Dans les mémoires d’un ministre des finances des États-Unis, nous voyons que pendant et après la guerre de Sécession, le Trésor est intervenu pour soutenir le change à New York et peser sur la prime de l’or.

À de rares exceptions près, les interventions directes du Trésor, motivées par la nécessité de défendre le crédit de l’État, de rassurer les populations, ont assez mal tourné et elles ont coûté de l’argent aux contribuables assez inutilement. On a pu paralyser la baisse pendant un temps, mais comme on ne peut acheter indéfiniment, même quand on est l’État, si les circonstances générales ne sont pas devenues plus favorables, et qu’il faille s’arrêter, la baisse reprend de plus belle, stimulée par ce que l’on a appris ou deviné de l’intervention de l’État sur le dos duquel on a joué.

En France, le plus formidable appui que les haussiers ont eu depuis quelques années, l’instrument le plus terrible contre les vendeurs a été fourni par les achats de la Caisse des dépôts et consignations. Nous vivons sous un régime d’adduction forcée à la dette publique, pompant dans plus de 8 000 bureaux des caisses ordinaires et de la poste les économies de la classe ouvrière, des artisans, des familles peu aisées de la petite classe moyenne, au fur et à mesure de la naissance de ces économies ; on les transporte dans la capitale où une administration de l’État les convertit en titres d’emprunts d’État.

Ce régime d’adduction exclusive à la dette publique, qui s’enorgueillit de servir le crédit national (théorie du remorquage des rentes) lui rend le plus mauvais service en le surmenant. L’orateur ne veut pas insister sur les inconvénients, sur les dangers latents d’un pareil système, qui fausse le cours de la rente, le taux de la capitalisation en général, qui expose l’État aux plus cruels embarras dans un jour de crise générale, lorsque les retraits se feront sur une vaste échelle et qu’il faudra vendre de la rente pour rembourser.

Le marché financier subit l’influence de l’État également par d’autres voies : ainsi parmi les causes de la crise en Allemagne, quelques-unes sont d’ordre législatif et gouvernemental, comme les conversions, la protection douanière, la réforme de la loi sur les sociétés anonymes, la guerre contre les fonds russes.

Les conversions ont abaissé le taux de l’intérêt, déclassé des titres, ouvert la porte aux importations de valeurs exotiques et facilité l’absorption de valeurs industrielles, dont la protection douanière avait favorisé l’éclosion, de même que peut-être la loi sur les sociétés anonymes, en paraissant augmenter les précautions en matière d’apports, a endormi la vigilance bien minime du public.

Nous vivons, dit M. Raffalovich, dans une atmosphère absolument infectée de socialisme d’État ; dès qu’un accident se produit, quelle qu’en soit l’origine, on se tourne du côté de l’État pour implorer son intervention : peu importe que celle-ci paralyse l’initiative des recherches, brise le ressort de la liberté et de la responsabilité des individus.

Toutes les fois qu’une crise éclate, le jour où elle paraît le plus à craindre et où l’on est à la veille d’une catastrophe, on entend réclamer l’assistance de l’État. Les intéressés demandent toujours qu’on invente un moyen d’accroître encore la production et de consolider les prix excessifs. Ils insistent pour qu’on porte secours aux industriels, commerçants ou spéculateurs mal engagés, parce qu’ils craignent une liquidation brusque qui pourrait occasionner la suspension de paiements ou la faillite d’un grand nombre de maisons de banque ou de commerce. Ils pensent que si la spéculation reçoit quelque argent pour se soutenir pendant quelque temps, elle trouvera le moyen de se liquider doucement et disparaîtra peu à peu. S’il est vrai qu’on puisse, grâce à l’intervention des pouvoirs publics, faciliter la liquidation de certaines individualités, il en résulte par contre les inconvénients les plus graves pour le pays en général. Le gouvernement prend la responsabilité, d’une part, de soustraire les individus aux conséquences de leur imprudence et, d’autre part, d’empêcher ou de retarder une baisse des prix qui, seule, peut rétablir l’équilibre nécessaire.

M. A. Raffalovich cite, entre autres exemples, l’opération de reports sur le 3% amortissable faite de novembre 1881 à juillet 1882 et dans laquelle le Trésor a engagé jusqu’à 165 millions. Cette opération a laissé 2 millions de bénéfices, mais elle aurait pu mal tourner. S’il y avait moins de fonds improductifs dans les caisses, on y aurait regardé de plus près.

L’Italie liquide la crise qui a suivi les excès de 1886-1887. Une des causes principales qui ont contribué à la prolonger a été l’intervention du gouvernement qui, pour des motifs politiques, a cru devoir soutenir toutes les grandes entreprises qui périclitaient.

En France, en 1889 et en 1891, lors de la chute de deux grands établissements de crédit, il s’est produit une intervention du ministre des finances, des établissements de crédit et de la Banque de France. On a approuvé généralement ce qui s’est fait pour le Comptoir d’escompte. Lors de la seconde catastrophe, on s’est demandé s’il avait été indispensable de faire intervenir la Banque de France. On s’est dit qu’il ne faudrait pas que l’on s’imaginât qu’il en sera toujours ainsi et que l’on viendra au secours de toute banque de dépôts embarrassée. Ce serait une illusion très fâcheuse qui aurait pour conséquence d’endormir la vigilance des intéressés eux-mêmes, des déposants qui se croiraient dispensés de tout souci et de tout contrôle personnels. La Banque de France n’a pas été créée pour jouer le rôle de sauveteur en permanence. Se servir d’elle comme d’un instrument pour écarter la responsabilité des erreurs de jugement commises par les déposants serait de la très mauvaise politique socialiste. Ne nationalisons pas la Banque de France au profit des déposants pas plus qu’au profit de l’État.

Arrivons au revers de la médaille ; à côté des rapports bienveillants, il s’en rencontre d’hostiles.

L’expérience devrait avoir établi qu’il n’est pas d’institution économique à l’égard de laquelle l’intervention de l’autorité soit plus inefficace qu’à l’égard de la Bourse. L’État a essayé souvent d’intervenir pour réprimer les excès de la spéculation, au lendemain d’une crise, pour punir les vendeurs à découvert. La liste des tentatives qu’il a faites est longue, depuis la loi hollandaise de 1610, interdisant les ventes d’actions à découvert ; en 1697, une loi anglaise défend les transactions ayant plus de trois jours à courir ; en 1734 le Barnard’s Act prohibe les affaires de prime sur les fonds publics et le paiement des différences ; le Leeman’s Act en 1867 renouvelle la défense de vendre à découvert les actions de banques.

En Prusse, on a déclaré illégales en 1836, en 1840, en 1844 les affaires à terme en fonds d’État, actions de chemins de fer ; la loi a été abrogée en 1860.

Aux États-Unis, on enregistre également de nombreuses tentatives pour légiférer : en 1864, on a défendu la spéculation sur l’or : le résultat a été contraire à ce que l’on attendait ; la spéculation fut entravée, l’agio sur l’or monta de 100%, pour retomber à 50% lorsqu’on se fut hâté d’abroger la loi.

Les mesures prises dans la République Argentine n’ont pas eu un meilleur succès. Lorsqu’on a fermé la Bourse de Buenos-Aires on a interdit de coter l’or : cela n’a fait que rendre plus considérable la dépréciation du papier-monnaie.

M. Crispi a usé de moyens coercitifs contre la Bourse, appelant à son aide le juge d’instruction et le commissaire de police pour intimider les baissiers : il a échoué piteusement. Nous voyons une nouvelle croisade contre la Bourse dans le Parlement allemand, dont un certain nombre de membres somment le gouvernement d’élaborer un projet de loi pour restreindre le jeu de bourse.

En France, on a eu les ordonnances de 1724, de 1785 et de 1786 ; — Calonne avait imaginé d’imposer des amendes énormes (jusqu’à 24 000 livres) ; on a les articles du Code pénal, en vigueur jusqu’à ce qu’on soit arrivé à la loi de 1885 qui reconnaît la validité des opérations à terme pour interdire les opérations de pure différence. Comme s’il y avait un caractère distinctif pour les reconnaître ? Il n’y a pas de marque objective ; seul celui qui fait l’affaire sait quelles sont ses intentions : la distinction est toute subjective.

Des moralistes et les socialistes de toutes nuances, qui considèrent la Bourse comme funeste, néfaste, ont réclamé l’interdiction formelle des opérations à terme ou la création de droits prohibitifs. N’est-il pas absurde de vouloir mettre à l’amende l’activité économique de la nation s’exerçant sur le terrain du crédit, de la banque, de l’arbitrage, sous prétexte que la Bourse est fréquentée par des spéculateurs sans scrupules, qu’elle donne le spectacle de fortunes rapidement faites et défaites, de crises retentissantes ?

La Bourse est indispensable : les opérations qui s’y centralisent contribuent au bien-être matériel et au progrès ; elle est un instrument de distribution des capitaux ; elle facilite le placement ou la réalisation des capitaux disponibles, elle permet les emplois temporaires ; les opérations de change et d’arbitrage facilitent la liquidation des créances internationales. Elle est la résultante, amenée par la force des choses, de la division du travail ; l’épargne y cherche des débouchés, l’État y trouve les ressources que ne lui fournit pas l’impôt annuel, et les grandes entreprises, impossibles à un seul ou à plusieurs, les capitaux nécessaires.

C’est pour cela qu’il faut souhaiter que l’État vienne froisser le moins possible un organe aussi délicat et aussi puissant, dans les manifestations duquel se reflète la situation économique et politique tout entière.

M. Mercet est convaincu qu’il y a eu, dans les circonstances auxquelles a fait allusion M. Raffalovich, un réel service rendu par l’État. On ne peut vraiment dire d’avance ce que l’on ferait dans des cas aussi graves.

Il faut distinguer l’intérêt des actionnaires et celui des déposants.

Les premiers n’ont qu’à se résigner à leur sort, car ils ont couru les chances de l’entreprise.

Mais les autres, les déposants, ne sont guère à même d’apprécier la solidité de l’établissement où ils mettent leurs fonds, et on ne saurait humainement leur refuser toute sollicitude.

Il doit y avoir, dans ces moments-là, une véritable solidarité entre les grands établissements financiers, non dans l’intérêt des actionnaires, mais dans l’intérêt des déposants.

Pour la Société de dépôts, le désastre a été moins grand qu’au Comptoir d’escompte. De toute façon, l’on a bien fait de la sauver.

Certes la Banque de France n’y a pas mis d’entrain ; mais elle ne courait aucun danger ; il y avait un actif considérable, avec la garantie d’importantes sociétés,

Si M. Mercet avait à formuler un avis positif, il dirait ceci : tant qu’on se trouve en présence d’un actif couvrant le passif vis-à-vis des tiers, on a raison d’aider à sauver la situation.

Pour le Comptoir d’escompte, le ministre des finances a convoqué les représentants des grands établissements financiers, qui ont aussitôt réuni 140 millions de francs.

Pour la Société de dépôts et comptes courants, le ministre a été simplement un intermédiaire bénévole ; tous les établissements, y compris la Banque, ont donné leur concours volontairement.

En cas d’autres crises, il faudrait examiner les circonstances particulières de chaque désastre, sans décréter à l’avance l’abstention, car tout homme est faillible et peut se tromper.

M. Clément Juglar remarque que, en limitant la question de l’intervention aux crises financières, M. Raffalovich a éliminé les crises commerciales ; mais alors que veut-il comprendre sous le titre de crises financières ? Ce titre seul indique qu’il s’agit d’affaires d’argent, d’opérations de banque, de sommes à payer ou à recevoir et dont les embarras d’une des deux parties arrêtent tout.

Que ce soit un individu ou une société, la suspension des paiements indique un arrêt de la circulation fiduciaire qu’il faut s’empresser de rétablir sous peine de voir cet arrêt se propager, et, de local devenir général, entraînant partout des ruines.

Ces accidents ne sont pas rares ; auxquels faudra-t-il appliquer le remède de l’intervention de l’État que l’on regarde comme héroïque ?

Combien de crises financières n’avons-nous pas vues dans le passé qui n’ont pas obtenu ce secours envié ?

Faut-il rappeler les affaires du Panama, de l’Argentine, du Portugal ? De grands capitaux étaient en jeu dans ces opérations ; on ne leur a apporté aucun secours, parce qu’ils s’y étaient librement engagés et que les tiers n’étaient pas compromis. Il n’en est plus de même quand c’est une banque ou un banquier qui suspend ses paiements. Dans ce cas, que vont devenir les dépôts en comptes courants ? Quelle perturbation va se répercuter au loin, si on ne les rembourse pas ? Nous ne sommes plus en présence d’actionnaires et d’obligataires qui ont donné leurs capitaux : ce sont des prêteurs qui les réclament pour ne pas interrompre le cours de la circulation fiduciaire ; il y a là un intérêt général qu’il faut sauvegarder, car ces accidents ne sont pas rares.

Cette interruption générale de la circulation fiduciaire s’observe surtout au moment des crises commerciales, mais peut aussi se présenter en dehors sur un point pendant les périodes prospères ; alors, quelle que soit sa gravité, ce n’est qu’un accident qui, si grave qu’il soit, tout en ralentissant et déprimant cette période n’interrompt pas son cours.

Puisque, soit pendant les crises commerciales, soit pendant les crises financières c’est le même accident auquel il faut faire face, en dehors des moyens extrêmes, les seuls que l’intervention de l’État puisse donner : prorogation des échéances, suspension des remboursements des billets de banque, cours forcé, — à quel moyen a-t-on eu recours pour rétablir cette circulation fiduciaire suspendue en Angleterre, en France et aux États-Unis ?

Dans ces grands pays, en dehors de la sauvegarde de l’encaisse à l’approche des crises, ce qui n’est pas le cas pour les crises financières qui éclatent pendant la période prospère, alors qu’elle n’est pas menacée, il n’y a qu’un seul moyen de combler le vide qui se produit alors : remplacer la circulation des effets de commerce, impayés, ne circulant plus, par une circulation de billets de banque, où avec des chèques certifiés émis par un syndicat des banques et par le Clearing House comme à New York. Dans les deux cas c’est toujours un supplément qu’il faut ajouter à la circulation fiduciaire par une extension donnée aux billets de banque ou aux chèques. La suspension de l’Act de la Banque d’Angleterre ne produit pas un autre effet.

Voilà les moyens qu’on emploie dans les crises commerciales pour soulager le marché, le maintenir en équilibre au moment le plus critique en attendant la liquidation.

Par ces procédés les secours s’appliquent à toutes les opérations faites à terme ; dans le cas particulier qui nous occupe, dans les crises financières, il n’en est pas ainsi ; c’est une faveur particulière qu’on accorde à une banque ou à un banquier en détresse pour éviter un plus grand malheur, et cette faveur qu’on ne peut pas accorder pendant les crises commerciales, c’est un délai, une prorogation des échéances. On charge une grande banque, la Banque de France ou la Banque d’Angleterre, de prendre tout le portefeuille compromis pour maintenir la situation en accordant de nouveaux crédits. En réescomptant les effets en souffrance, on proroge les échéances et, par un délai, on permet de se liquider. C’est ainsi que la Banque de France a pu procéder à la liquidation du Comptoir d’escompte dans l’affaire des métaux.

Sur l’ordre du ministre des finances, pour maintenir le remboursement des dépôts en comptes courants elle a dû prendre le portefeuille du Comptoir. Mais, comme elle n’était pas fixée sur son contenu, elle ne l’aurait pas accepté sans un comité de garantie composé des principaux banquiers de la place de Paris en relations avec le Comptoir et la Société des métaux.

Dans toutes ces négociations, le but à atteindre c’est une continuation des paiements et une prorogation accordée par une Banque.

C’est une situation privilégiée que l’on crée pour un cas exceptionnel afin d’éviter un krach financier. Si l’on n’a pas recours au même moyen dans les crises commerciales, c’est qu’il faudrait étendre cette faveur à tout le monde et alors où seraient les garanties ?

Dans cette circonstance critique, quel a donc été le rôle du ministre ? S’il n’a rien accordé sur les fonds du Trésor public, il a été du moins un intermédiaire, il a réuni les principaux banquiers intéressés dans l’affaire, a calmé les prétentions qui auraient pu se produire et, dans un moment critique, a provoqué le seul moyen de sauvetage praticable. Tout se trouve placé ainsi dans les mains d’un ministre qui, en dehors de ses attributions, donne à l’affaire une direction dont il n’aura pas la responsabilité. Si cela a bien réussi pour le Comptoir d’escompte, il n’en a pas été de même pour l’Union générale en 1882.

Sans doute on a suivi le même procédé pour l’affaire Baring en Angleterre, mais du moins le ministère n’est pas intervenu ; que ce soit un exemple pour nous.

M. Ducret ajoute quelques indications à celles qu’a données M. Mercet. L’affaire de la Banque des dépôts et comptes courants s’est, en effet, réglée dans le cabinet du ministre des finances, mais d’un commun accord entre les directeurs des autres banques de dépôts et sans que le ministre ait eu à intervenir.

En ce qui concerne la reprise du portefeuille du Comptoir, il est évident encore que l’État, comme État, n’est pas intervenu. M. Rouvier, même avec l’assentiment de ses collègues du cabinet, n’est pas l’État. Aucun des services publics n’a été engagé. L’action du ministre a été limitée à son influence personnelle près des établissements financiers. Soucieux, comme il le devait être, d’éviter un effondrement du marché qui aurait porté atteinte au crédit de la France, il a fait comprendre aux banques que leur intérêt bien entendu était d’arrêter la crise, d’empêcher cette panique qui les atteindrait inévitablement, peut-être dans des proportions énormes. Il leur a montré le moyen d’en sortir sans risques sérieux, et cette combinaison a été heureuse dans ses effets puisque les tiers n’ont pas souffert et que les actionnaires ont recouvré une partie du capital.

À mon avis, dit M. Ducret, le ministre a eu grandement raison de prendre cette initiative et j’ajoute que, dans l’espèce, ni lui, ni le gouvernement ne pouvait rester indifférents. Le Comptoir était classé parmi les établissements financiers de premier ordre. Longtemps il a eu une sorte d’investiture officielle et ses actions étaient désignées pour les emplois de fonds dotaux ou de mineurs. Ce passé lui créait une situation particulière dont le gouvernement devait tenir le plus grand compte.

Supposons un instant que par suite d’évènements improbables, d’un cataclysme quelconque, les valeurs telles que les actions de la Banque de France, les obligations de chemins de fer ou du Crédit foncier, actuellement désignées pour les placements de fonds appartenant aux mineurs, viennent à être menacées, croit-on que le gouvernement, l’État même puisse ne pas intervenir ? M. Ducret ne le pense pas ; il est persuadé qu’au contraire il serait de son devoir de prendre les mesures nécessaires pour éviter la ruine de ces incapables devant la loi.

C’est pourquoi l’orateur pense que les conclusions de M. Raffalovich sont trop absolues ; qu’il y a là des questions d’espèces qu’on ne saurait résoudre par une règle uniforme.

M. Raffalovich, en quelques mots, reconnaît qu’il a peut-être, à dessein, forcé la note, dans son exposé du sujet. En réalité, tout le monde est d’accord sur le fond même de la question, sur l’utilité, la nécessité d’une intervention dans certains cas, et il est difficile de poser des principes généraux immuables.

Mais il ne saurait trop blâmer des interventions comme celle de M. Crispi en Italie, qui a compromis l’État dans son propre intérêt. Il ne faut pas que l’État sauve certaines individualités aux frais de la masse des contribuables.

M. C. Frederiksen rappelle la distinction qu’il y a lieu de faire : d’une part, les relations continuelles des gouvernements, directes ou par le moyen des banques monopolisées, avec le marché monétaire ; d’autre part, la conduite que doit tenir l’État dans les circonstances exceptionnelles des crises.

Il est impossible d’établir à cet égard des règles absolues. Presque toujours dans la politique économique tout dépend des circonstances. Ce n’est que dans des questions comme celles des douanes et de la circulation monétaire qu’on peut émettre des théories absolues, parce que tout ce qu’on dit pour le protectionnisme ou pour l’emploi du cours forcé au lieu du métal est fondé sur l’ignorance.

Presque partout la position exceptionnelle des gouvernements ou des grandes banques monopolisées sur le marché monétaire nécessite aussi une politique exceptionnelle dans les crises. Aux États-Unis, par exemple, une telle politique est une simple conséquence de ce que là, actuellement, le ministre des finances est, à l’égard de la circulation, ce que sont les grandes banques nationales dans la plupart des États européens.

L’orateur cite comme exemple d’une intervention sage et réussie ce qu’a fait le gouvernement danois dans la crise de 1857, en assistant la maison de M. Pontoppidan, à Hambourg. Sous le système alors existant des « blanco-crédits » la moitié du Danemark, presque tous les commerçants du Jutland, auraient succombé sans le secours de l’État. De même, on ne pourrait raisonnablement douter de la sagesse de l’intervention de M. Liddersdale, selon le conseil de M. Goschen, en faveur des Baring, à l’effet d’amener une liquidation tranquille au lieu d’une crise violente et funeste.

M. Adolphe Coste fait remarquer, à propos d’un premier point touché dans la discussion, que les ministres des finances sont devenus beaucoup moins libres de s’abstenir de toute intervention à la Bourse depuis qu’on a adopté le système des emprunts par souscription publique. Quand les emprunts étaient adjugés directement à des groupes de banquiers, on pouvait s’en remettre à ceux-ci du soin de préparer le marché et de régulariser les cours ; mais le Trésor s’étant fait son propre marchand, force lui a été d’en prendre les allures et les obligations, au moins dans une certaine mesure.

En ce qui concerne les interventions dont on a parlé pour prévenir certains désastres financiers, il semble à M. Coste que la question est singulièrement éclaircie par les faits de ces dernières années. En 1882, on n’intervient pas, on laisse l’Union générale tomber en faillite ; c’est le signal d’une vaste crise ; un actif important est subitement déprécié ; de nombreux déposants, après plusieurs années d’attente, n’arrivent à toucher que 66% de leur créance : il y a tout lieu de penser que, si l’on avait fait pour l’Union générale ce qu’on a fait depuis pour le Comptoir d’escompte et pour la Société de Dépôts, le désastre aurait pu être limité, et que l’actif aurait suffi à rembourser intégralement les dépôts. M. Coste ne demande pas qu’on vienne au secours des actionnaires. Ceux-ci, bien que souvent tout aussi innocents que les créanciers, sont responsables et prévenus des risques qu’ils courent : on doit donc les abandonner à leur sort. Mais il n’en est pas de même pour les déposants, et il semble vraiment qu’il ne peut y avoir que des avantages à faciliter leur remboursement, toutes les fois au moins qu’il reste un actif suffisant pour y pourvoir. On peut et on doit agir, dans de tels cas, comme on agirait pour protéger une Caisse d’épargne.

Alors, dit M. Raffalovich, quand il y aura en jeu des intérêts considérables, l’État devra intervenir ? Sinon, non ? Est-ce là le critérium ?

M. Homberg expose que le ministère des finances ne doit pas intervenir directement sur le marché lors des émissions publiques, mais il est nécessaire qu’il prenne certaines mesures pour assurer le succès et la diffusion du titre dans le public ; il doit même faire appel à la spéculation sans laquelle la réussite de ces grandes opérations directement faites par le gouvernement ne saurait être complète. 

Il pense également que le gouvernement ne peut intervenir directement dans les crises financières auxquelles il vient d’être fait allusion, mais il rappelle le rôle tutélaire que le ministre des finances a pris lors de la crise du Comptoir d’escompte en réunissant toutes les puissances financières de la place afin d’éviter un désastre. 

Si les dépôts dans les Banques ont pris depuis vingt ans un développement immense, suite naturelle de l’accroissement de richesse du pays, puisqu’ils ont plus que décuplé, il ne pense pas que l’on doive s’alarmer, car la plus grande partie de ces dépôts a pour contrepartie un portefeuille commercial représentant le commerce moyen de la France qui est absolument sain et honnête et donnerait, selon toute vraisemblance, peu de mécomptes. Mais il importe avant tout de ne pas faire appel à tout propos au gouvernement qui ne saura il sans danger fausser les rouages du crédit. 

 M. Frédéric Passy, sans prétendre faire un résumé de la discussion, fait remarquer que l’intervention du ministre des finances dans les limites indiquées par plusieurs orateurs, semble ne pas être contraire aux principes économiques, mais plutôt favorable à l’intérêt public. Mais tous les assistants sont certainement d’accord pour blâmer l’action du gouvernement qui voudrait influer sur le marché et en faire artificiellement varier les cours ; la puissance même de Napoléon, comme l’a dit, du reste, Mollien au vainqueur d’Austerlitz, a dû s’avouer vaincue sur ce terrain. 

 La séance est levée à dix heures trente-cinq. 

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