Marché politique et groupes de pression. Par Henri Lepage (I)

demain lepageExtrait de Demain le libéralisme, 3e partie, Les rouages de la socialisation (1980).

Edition électronique réalisée par Florian Hallant, Institut Coppet (avec l’aimable autorisation de l’auteur)

Marché politique et groupes de pression

Dans un commentaire portant sur Demain le capitalisme, et publié dans la revue Permanences (n° 1050, 1978), Louis Salleron écrit :

« Quel est le fort et le faible de ce néo-libéralisme américain ? Rien d’autre que le fort et le faible du libéralisme traditionnel. Le fort ? Evidemment la critique de l’étatisme et de la bureaucratie. Tout le monde est d’accord là-dessus. L’individu étouffe sous les complications, les contraintes et la paperasserie des organismes et des institutions dont le but avoué est de lui rendre le maximum de services. Le faible ? le faible, c’est la pauvreté ou l’inexistence de l’analyse des causes de la socialisation croissante, et, plus essentiellement, l’erreur radicale de la philosophie libérale dans sa conception de l’homme et de la société. »

Et plus loin, Louis Salleron conclut : « Certes un chapitre du livre s’intitule « Pourquoi l’Etat croît-il ? » Mais ce chapitre est davantage consacré à la critique de la croissance de l’Etat et aux manières de l’enrayer qu’à l’analyse de ses causes et de son processus. »

Cette critique ne me paraît pas fondée. L’objectif des pages qui suivent est de montrer comment l’application des outils économiques modernes à l’étude des interactions existant entre les facteurs économiques, politiques et sociaux permet d’apporter une interprétation scientifique des processus de socialisation croissante, et de développement du phénomène étatique. Pour y parvenir, il faut d’abord se familiariser avec la vision économique des phénomènes politiques. Nous commencerons par présenter un modèle simple et synthétique illustrant la façon dont l’approche économique repense les phénomènes et processus politiques. Dans un second temps, nous montrerons comment l’approche par le marché politique conduit à identifier la présence, dans nos démocraties occidentales, de facteurs autonomes et mécaniques qui poussent à une extension continue du phénomène étatique, indépendamment de l’évolution réelle des préférences des citoyens. Puis, nous essaierons de démontrer comment les outils conceptuels ainsi utilisés permettent de mieux comprendre les raisons fondamentales de l’irrésistible ascension des transferts publics – et donc la crise des systèmes sociaux qui, aujourd’hui, menace l’équilibre même de nos sociétés.

L’analyse économique ainsi développée n’a pas la prétention de tout résoudre, ni d’imposer une vision globale, unitaire et définitive de la réalité sociale. Elle a ses limites et ses simplifications. Mais les travaux de la nouvelle économie ont au moins un mérite : celui de proposer des réponses nouvelles sur des sujets préoccupants à l’égard desquels les outils intellectuels traditionnels paraissent singulièrement défaillants, réponses qui valent d’être connues.

En ce qui concerne le problème de la croissance des transferts sociaux, le lecteur ne doit pas attendre ce que cette étude n’a pas l’ambition d’apporter. Il ne s’agit pas de présenter une nouvelle explication ad hoc de la croissance des transferts valable seulement pour l’économie française. L’objectif de cette étude n’est pas de refaire une fois de plus l’histoire de la Sécurité sociale. La démarche est tout autre. Il s’agit de rechercher des lois générales permettant d’expliquer la croissance des transferts sociaux dans les pays industrialisés, indépendamment des spécificités nationales. L’objectif n’est pas de rendre compte de la complexité totale du phénomène, mais d’expliquer les traits communs à l’ensemble des expériences contemporaines, par-delà tout ce qui, apparemment, les fait différer. Une fois ces traits communs identifiés, ainsi que les mécanismes qui permettent de rendre compte de leur existence, il y a de fortes chances pour que les facteurs ainsi mis en lumière jouent dans la genèse du phénomène que l’on cherche à expliquer un rôle beaucoup plus fondamental que toutes les explications ad hoc imaginées dans tel ou tel cas particulier, mais non généralisables à l’expérience des autres pays. Il faut cependant que ces lois générales respectent deux critères. D’abord, qu’elles restent compatibles avec les cas particuliers expliqués par des raisons secondaires. D’autre part, qu’elles s’appuient sur un outil méthodologique hypothético-déductif qui n’a pas été construit spécifiquement sur mesure pour l’étude du problème en cause[1]. Nous avons la faiblesse de penser que, tant en ce qui concerne la croissance de l’Etat que la croissance des transferts sociaux, les schémas proposés dans cette partie répondent à ces deux critères.

I. L’Economiste et le « marché politique »

Comment peut-on appliquer la notion de marché au domaine des actions et décisions politiques ? Dans son face à face avec Jacques Attali, publié par L’Express (9 juin 1979), Jean-Jacques Rosa explique que « le marché politique n’est pas autre chose que le lieu où s’échangent des votes contre des promesses d’interventions publiques ». C’est une très bonne définition. Mais il faut aller au-delà, et montrer comment le concept de marché contribue à offrir un nouveau mode de représentation du fonctionnement concret des institutions politiques et sociales. Nous nous inspirerons d’un modèle développé par le professeur canadien Albert Breton, dans un livre publié en 1974 Economic Theory and Representative Government[2]. L’analyse économique du marché commence par l’étude de l’offre et de la demande, puis se poursuit par l’analyse de leurs interactions. C’est ce plan que nous allons respecter.

L’ « offre » sur le marché politique

L’analyse économique distingue deux catégories d’acteurs : d’un côté, les consommateurs ; de l’autre, les producteurs (le secteur des entreprises). Sur le marché politique, ce sont les électeurs qui correspondent aux premiers – ils consomment des biens publics –, cependant que c’est le gouvernement qui assume le rôle joué par les entrepreneurs sur le marché des biens et services marchands. Le gouvernement n’est pas autre chose qu’un producteur dont la particularité est de produire non pas des biens privatifs, mais des biens collectifs.

Le concept de bien collectif est beaucoup plus large que l’acception étroite dans laquelle cette expression est généralement utilisée. Il ne s’agit pas seulement des biens d’équipement collectifs qui relèvent traditionnellement de la responsabilité des pouvoirs publics (routes, ponts, infrastructures, écoles…). Pour l’économiste, constitue un bien collectif tout bien ou service qui, lorsqu’il est consommé par une personne appartenant à un groupe donné, ne peut pas être refusé aux autres membres de ce groupe. En d’autres termes, un bien collectif est un bien ou un service auquel on ne peut exclure personne d’accéder dès lors qu’il a été produit, soit parce qu’il est de nature indivisible, – la défense nationale, par exemple : sur un territoire donné, on ne peut pas protéger une personne en particulier contre d’éventuels agresseurs étrangers sans protéger simultanément toutes les autres personnes habitant le même territoire ; soit parce que les coûts d’exclusion de l’accès à la consommation de ce bien sont trop élevés en raison de l’impossibilité technique ou commerciale de délimiter des droits d’usage privatif à caractère exclusif et librement transférable, par exemple les routes ; ou encore les ondes radio et télévision : jusqu’à une période récente, il n’existait pas encore de technologie permettant de limiter la réception des émissions de télévision ou de radio à ceux qui auraient payé leur redevance, d’où l’appel au pouvoir coercitif de l’Etat[3].

L’étape suivante consiste alors à considérer que l’Etat n’est jamais qu’une organisation humaine dans laquelle les décisions de production (Que produire ? Comment le produire ? A quel coût ?) sont prises par des individus, ni meilleurs ni pires que les autres, eux aussi susceptibles de se tromper, eux aussi sensibles à leurs propres intérêts personnels (qu’ils soient d’ordre purement pécuniaire ou de type parfaitement non monétaire : goût du prestige, souci de carrière, d’accomplissement de soi, ou encore motivations apparemment désintéressées mais néanmoins génératrices de satisfactions personnelles telles que la jouissance du sentiment de servir l’intérêt général, de se dévouer au bien des autres, de faire un travail « utile », de contribuer à répandre une idéologie que l’on considère comme juste, d’œuvrer à la construction d’une « nouvelle société », etc.), et exerçant leurs responsabilités sous la contrainte du système de sanction périodique qu’est le suffrage universel.

La théorie économique traditionnelle part du postulat que, dans une économie de marché, tout se passe comme si les décisions individuelles des entrepreneurs étaient guidées par un seul et unique objectif : celui de la maximisation du profit. C’est là une approche réductionniste évidemment excessive. Mais, comme on le verra dans un autre chapitre, la théorie économique moderne de la firme part en fait d’une vision beaucoup plus complexe de la logique de comportement des décideurs privés. Elle retient certes l’idée fondamentale que, dans un milieu concurrentiel, l’entrepreneur est contraint de rechercher le profit s’il veut survivre. Mais en même temps elle considère qu’à l’intérieur de certaines limites les dirigeants de l’entreprise jouissent d’une certaine liberté pour prendre des décisions de gestion ayant comme finalité non pas d’accroître le profit mais d’augmenter le niveau des aménités personnelles dont ils sont les bénéficiaires directs. Si la recherche du profit reste l’impératif premier, l’analyse moderne considère aussi que le profit constitue une sorte de capital susceptible d’être gaspillé par les managers effectifs de l’entreprise à des fins de satisfactions purement personnelles[4].

Remplaçons le mot profit par le concept de pouvoir. De la même façon que l’entrepreneur court après le profit, on peut considérer que l’acteur politique est essentiellement motivé par la recherche du pouvoir – c’est-à-dire par la recherche d’un capital électoral suffisant pour accéder et se maintenir à des responsabilités gouvernementales, mais qui peut être aussi accumulé et gaspillé à des fins personnelles.

Une façon simple de se représenter le système de motivation de l’entrepreneur politique est de considérer que celui-ci se comporte de façon à maximiser ses chances de réélection. Il y réussit en décidant de produire (ou en promettant de produire) des « biens collectifs » qui ne seront pas nécessairement consommés par toute la population, mais au moins par certaines catégories de citoyens qui, en échange, lui apporteront leurs voix. L’essence du comportement de l’homme politique serait ainsi d’agir de manière à maximiser le nombre des électeurs votant pour lui de la même façon que l’essence de l’entrepreneur capitaliste est, nous dit-on, de chercher à maximiser son profit. La loi de maximisation des votes serait au marché politique ce que la logique de maximisation du profit est la théorie économique classique.

Cette vision simplificatrice ne provient pas de ce que, par déformation professionnelle, l’économiste serait naturellement conduit à réduire toute l’activité politique à la seule dimension d’un vaste marchandage de promesses électorales. Elle s’explique par deux arguments méthodologiques. D’abord l’idée que, quelles que soient ses finalités et motivations personnelles, l’homme politique est un individu qui ne peut atteindre ses objectifs ou réaliser ses ambitions que s’il est au pouvoir et s’y maintient c’est-à-dire s’il réussit à s’assurer la fidélité du plus grand nombre possible d’électeurs. D’autre part l’hypothèse que, de même que dans le long terme la concurrence entre les firmes fait que les entrepreneurs qui obéissent le plus strictement à la logique du profit finissent par éliminer ceux qui au contraire sont plus laxistes sur ce point, de même la compétition politique aboutit à une sorte de sélection naturelle au profit des hommes qui sont les plus attentifs à soigner leurs intérêts électoraux. Moyennant quoi, l’analyste se trouve fondé à considérer que, parmi l’ensemble des variables qui déterminent le comportement décisionnel des hommes politiques, la maximisation du nombre des votes est l’élément qui permet de décrire le mieux de façon synthétique la logique de comportement statistique de l’entrepreneur politique.

Cette approche est cependant insuffisante. Elle a les mêmes défauts que l’hypothèse de maximisation du profit de la théorie économique du marché. Elle ne tient pas compte de ce que l’intensité de la motivation électorale est une variable susceptible de fluctuer grandement en fonction du capital électoral déjà accumulé. Les contraintes qui pèsent sur un gouvernement auquel les sondages accordent 70 % des intentions de vote ne sont pas les mêmes que celles qui pèsent sur un gouvernement auquel les sondages n’en accorderaient que 40 %, ou même 50 %.

Une autre façon de voir les choses est de partir de l’idée que le pouvoir est un « capital » qui peut être accumulé ou gaspillé, et dont on mesure les fluctuations par l’évolution de l’écart entre les probabilités de réélection que donnent les résultats des sondages et la barre minimale de 50 % nécessaire pour accéder ou se maintenir à des responsabilités gouvernementales. Augmente ce capital toute action qui accroît les chances de réélection de celui qui a pris la décision. A l’inverse, réduit ce capital toute action qui réduit ses chances de réélection. Ce stock de « capital-pouvoir » est positif lorsque les probabilités de réélection sont positives (à partir du moment où les sondages donnent plus de 50 % d’électeurs favorables). Il est négatif si les sondages sont en dessous de cette barre.

Les hommes politiques augmentent leurs chances de réélection en produisant ou en promettant de produire des « biens collectifs » désirés par la population, ou tout au moins par certaines catégories de citoyens dont ils briguent les suffrages (un droit de douane dont les bénéfices seront partagés par les entreprises et les salariés d’une industrie donnée ; une mesure sociale qui bien que financée par l’ensemble de la collectivité profitera exclusivement à certaines catégories socio-économiques).

Mais les hommes politiques peuvent aussi utiliser leur capital de pouvoir pour produire des « biens collectifs » consommés non pas par les citoyens, mais par eux-mêmes, ou leurs subordonnés de la fonction publique – par exemple, un grand projet type Concorde qui correspond davantage au besoin de satisfaire l’amour-propre de l’homme de gouvernement ou du technicien, qu’à la nécessité de répondre à un besoin objectivement exprimé par le marché. Dans ce cas, on considérera qu’ils échangent une part de leur capital contre une satisfaction immédiate de type personnel, dont le prix –  pour eux – est mesuré par ce que cela leur coûte en termes de probabilités de réélection par rapport à ce qu’aurait été leur situation si les ressources ainsi mobilisées avaient été consacrées à d’autres actions destinées, elles, à servir les demandes de certains groupes de citoyens actifs. Plus le stock de capital électoral dont bénéficie un gouvernement est important (plus les sondages lui donnent une avance confortable), plus les hommes politiques disposent d’une marge de manœuvre importante pour puiser dans ce capital afin de financer des actions à finalité corporative ou personnelle – soit pour eux-mêmes, soit pour la satisfaction de leurs administrations.

L’une des particularités du marché politique est en effet qu’hommes politiques et fonctionnaires des administrations publiques ou parapubliques sont des facteurs de production complémentaires, la production de biens collectifs dépendant, de leur action conjointe. Un ministre peut prendre une décision, celle-ci ne portera ses fruits que si elle est correctement exécutée par son administration. Même lorsqu’il dispose d’un capital-pouvoir important, le personnel politique ne peut donc pas le gaspiller sans tenir compte des demandes et des préoccupations parallèles de ses subordonnés administratifs. Il ne peut réaliser ses objectifs ou ses ambitions qu’en partageant avec les autres corps constitutifs de l’Etat les possibilités de satisfactions personnelles auxquelles l’accumulation d’un certain quantum de pouvoir permet d’accéder. Autrement dit, en termes économiques, l’homme politique ne peut maximiser sa fonction d’utilité personnelle sans tenir compte de celle de la fonction publique.

Les objectifs des agents de l’administration sont eux aussi très divers. Certains se préoccupent surtout de faire carrière et de jouir du standing social qui y est attaché. D’autres recherchent les satisfactions de pouvoir auxquelles l’exercice d’une fonction publique donne accès. Enfin, il ne faut pas exclure les satisfactions individuelles liées à l’appartenance à un corps prestigieux ou à l’accomplissement d’une mission d’intérêt général.

Cela dit, là encore il est possible de réduire la diversité de ces éléments à un seul et unique critère synthétique censé représenter la fonction d’utilité des administrations en général. Quelles que soient les satisfactions personnelles recherchées individuellement, la plupart impliquent une politique d’expansion budgétaire supérieure à celle qui devrait prévaloir si l’objectif des administrations était bien d’assurer leurs services aux moindres coûts possibles. Par exemple, en raison de la sécurité d’emploi offerte par le secteur public, il est clair que la progression des carrières du plus grand nombre est liée à l’accroissement des effectifs des services, ou à la multiplication du nombre des services et des bureaux. D’où l’idée que, si la croissance et la préservation de son stock de capital électoral est à l’homme politique l’équivalent de ce que la recherche du profit optimal est à l’entrepreneur capitaliste (en tenant compte des possibilités d’usage personnel du profit dont jouissent les managers : les Concorde privés) ; de la même façon il n’est pas illégitime de considérer que, de manière générale, dans l’administration, la préoccupation du profit est remplacée par une logique de maximisation budgétaire, somme toute de nature peu différente.

Comme l’a fort bien exprimé un conseiller référendaire à la Cour des Comptes à propos du fonctionnement et de la gestion de certains services d’aide sociale, « un salaire stable et correct, des voitures, des résidences, des téléphones de fonction, des congés et des possibilités de formation plus favorables que n’en ont la majorité des travailleurs, l’absence de hiérarchie et de mesure des résultats, le prestige moral d’une vocation au service des déshérités, la supériorité ou le confort psychologique dus au fait d’être professionnellement le fort qui assiste le faible, etc., constituent autant de formes de profits au pluriel, dont on ne voit pas en quoi ils seraient scientifiquement ou théoriquement plus purs que d’autres[5] ».

La « demande » sur le marché politique

Ainsi que le résume Alain Wolfelsperger[6], nos conceptions traditionnelles de l’Etat et de la Démocratie se résument à l’image d’ « individus ayant en tant que citoyens un comportement électoral complètement déterminé soit par leurs origines socio-économiques, soit par un attachement permanent (mais inexpliqué) à un parti de prédilection, qui votent mécaniquement pour des partis ayant, certes, des programmes différents mais qui sont (là encore de façon inexplicable) contraints de jouer identiquement, une fois au pouvoir, leur rôle prédéterminé de représentants de l’intérêt général (ou de classe –  pour les marxistes), et dont les décisions sont scrupuleusement appliquées par une bureaucratie exclusivement animée par l’esprit de service public (ou entièrement obéissante aux ordres de ses maîtres) ».

Nous venons de voir comment l’approche économique fondait l’analyse du marché politique sur une vision plus complète et plus réaliste du système de motivation gouvernant l’action des « producteurs publics ». Nous allons maintenant nous intéresser aux « consommateurs » et à la façon dont, sur le marché politique, s’exprime la demande. La démarche est identique.

Les consommateurs de biens publics ne sont pas seulement les électeurs. La vie politique ne se résume pas au seul dialogue entre ceux qui vont régulièrement aux urnes et leurs élus – ou ceux qui briguent leurs suffrages. Tout individu membre de la collectivité nationale est, à un titre ou à un autre, « consommateur » de biens collectifs, même lorsqu’il n’a pas accès au bureau de vote (les jeunes, les étrangers).

Chaque citoyen (ce terme étant pris au sens large que nous venons de lui donner) attend de la puissance publique qu’elle produise un certain « panier » de biens collectifs dont il espère qu’ils contribueront à améliorer son niveau de bien-être personnel : des routes, des écoles, des ponts, mais aussi une certaine protection contre l’insécurité dans la rue, dans le métro, contre les incertitudes de l’emploi, de l’âge, de la santé, etc.

La théorie classique de la demande représente le consommateur comme un individu rationnel, doté de préférences, et cherchant à optimiser son niveau personnel de bien-être. De la même façon, on peut considérer que le citoyen est un être ni plus, ni moins rationnel que le consommateur traditionnel. Comme celui-ci, il agit sur le marché politique de façon à optimiser le niveau total de bien-être qu’il compte retirer de la production des divers services collectifs que lui propose l’Etat en tenant compte, d’une part, des préférences relatives qu’il a pour les uns par rapport aux autres, d’autre part, de ce que cela risque de lui coûter personnellement en impôts.

Les citoyens signalent à la puissance publique leurs préférences en utilisant une variété d’instruments, de sorte que si ces signaux sont perdus par ceux qui tiennent les leviers de commande de la production publique, il en résulte un échange implicite entre les deux parties : en échange des biens ou services collectifs qu’il désire, le citoyen (ou le groupe de citoyens concerné) apporte soit son vote (lors des élections), soit son temps (cas des militants des partis politiques), soit encore son argent (contributions au financement des partis politiques, mais aussi acceptation implicite de ce que l’impôt soit utilisé à des fins personnelles ou corporatives différentes de celles dont il espère tirer directement profit).

Afin de faire connaître ses désirs, le citoyen ne se contente pas seulement de déposer son bulletin dans l’urne une fois tous les quatre ou cinq ans. En dehors des périodes électorales, il peut manifester ses préférences en participant au financement d’actions collectives prises en charge par des associations – associations de citoyens, partis politiques, mouvements écologiques, associations professionnelles, culturelles, sportives… –, des syndicats, des groupes de pression à caractère économique – groupements patronaux –, corporatifs – ordre des médecins, avocats, pharmaciens –, régional ou local… Il peut aussi descendre dans la rue pour manifester, faire la grève, ou encore « voter avec ses pieds » en émigrant à l’étranger (comme les médecins et cadres supérieurs britanniques). Enfin n’oublions pas l’action par la presse et les médias, ainsi que les attitudes de boycott que représentent la fraude fiscale, le travail noir, le retrait partiel du marché du travail…

L’analyse économique moderne rappelle que la consommation n’est pas une activité gratuite : elle consomme du temps, de l’énergie, de l’information. De même, l’action politique, quelle qu’elle soit, mobilise des ressources personnelles – pas seulement financières – qui ne sont plus disponibles pour d’autres activités, et qui supposent donc de la part de l’individu une série d’arbitrages concernant leur affectation au domaine des activités marchandes ou non marchandes. Si l’on retient le postulat de rationalité des décisions humaines, il n’est pas illégitime de considérer que le montant de ressources personnelles que chacun est motivé à investir dans l’action politique, directe ou indirecte, dépend des « bénéfices » (matériels ou non matériels) que l’on espère retirer dans l’hypothèse où le parti politique que l’on soutient accède ou se maintient au pouvoir. D’où le fait que ceux qui sont politiquement les plus actifs ont toutes chances d’être, soit ceux qui ont personnellement le plus à gagner ou à perdre de l’intervention de l’Etat (les groupes économiques ou professionnels à caractère corporatif par exemple), soit ceux qui sont idéologiquement les plus motivés (l’idéologie pouvant être assimilée à un bien collectif comme un autre, mais de nature immatérielle), soit encore ceux qui sont les mieux placés pour être les mieux informés sur les rouages de la production publique et donc sur les moyens d’en tirer parti (les fonctionnaires). A l’inverse, le fait que les interventions réglementaires et législatives de la puissance publique, lorsqu’elles ont des incidences redistributives (ce qui est la majorité des cas), concernent en règle générale un nombre de bénéficiaires beaucoup moins grand que le nombre de personnes sur qui retombe la charge du financement – exemple de l’impôt sécheresse : 1 300 000 agriculteurs bénéficiaires, 20 000 000 de contribuables –  aboutit à ce que les organisations collectives responsables de la défense des intérêts des contribuables ont toutes chances d’être moins nombreuses, moins actives et moins efficaces que les organisations collectives dont le rôle est de prendre en charge la promotion des intérêts communs de ceux qui entendent profiter, sous forme d’un accroissement des dépenses publiques, de l’action de l’Etat.

Au total, le marché politique ne se résume pas à une interface direct entre les citoyens et le personnel responsable de la « production ». L’expression des préférences et des besoins ne se limite pas à l’acte individuel dans l’isoloir à l’occasion des élections législatives, présidentielles ou municipales. Elle passe par la médiation d’une multiplicité de groupes et d’organisations, ayant les statuts les plus divers, et dont la caractéristique commune est de servir à la promotion des intérêts communs qui rapprochent telle ou telle partie de la population par rapport à tel ou tel problème politique, économique, social, religieux…

Cependant, comme l’a fait remarquer le professeur Mancur Olson de l’Université du Maryland, dans un livre qui a exercé une influence déterminante dans le développement des nouvelles visions du marché politique[7], nous ne devons pas oublier que ces organisations ne se forment pas spontanément. Leur existence et leur fonctionnement dépendent de l’activité d’une population d’ « entrepreneurs » politiques ou sociaux – leaders politiques, syndicaux, charismatiques… – qui identifient la réalisation de leurs motivations personnelles (tremplin vers le pouvoir, recherche d’une figure publique, dévouement altruiste, sinécure professionnelle…) à la promotion des intérêts communs de la clientèle dont ils épousent les préoccupations et dont ils recherchent la mobilisation.

Production, marketing et concurrence

Relions maintenant les différentes pièces du puzzle ainsi présenté.

Les produits du marché politique sont constitués par les lois, décrets, règlements, dépenses, budgets votés par le Parlement ou mis en œuvre par l’administration. Même les discours peuvent être considérés comme des « produits ». Ils apportent à certains une plus-value « idéologique ». Dans ce contexte, la « production » est un processus continu qui implique non seulement l’action des hommes du gouvernement, ou les délibérations des assemblées parlementaires, mais aussi l’action administrative de tous ceux qui, à un moment ou à un autre, contribuent à transformer des décisions politiques en actes concrets, interprètent la législation, sont chargés de son application, et ont à résoudre les cas particuliers ou les problèmes nouveaux qui apparaissent…

La théorie économique moderne montre qu’un « produit » n’est jamais qu’un assemblage de caractéristiques dont le dosage varie en fonction des différents segments de clientèle visés (différenciation des produits, multiplication des marques). De la même façon, on peut analyser le contenu de chaque « produit » du marché politique par rapport à trois grandes catégories de caractéristiques s’adressant à trois segments de marché particuliers. Il y a d’abord ce que l’on peut appeler le marché « grand public », celui des citoyens, qui lui-même se subdivise en une infinité de sous-segments constitués par l’ensemble des groupes de pression ou d’intérêts communs qui sont censés être les relais d’expression des besoins et souhaits du corps électoral. Il y a ensuite le marché des hommes et des partis politiques eux-mêmes (dominé par les marchandages de la vie politique et parlementaire). Il y a enfin le marché des agents de l’Etat, qui, lui aussi, se subdivise en une multiplicité de sous-segments correspondant aux intérêts de chaque catégorie ou de chaque classe de fonctionnaires le corps enseignant, les agrégés, les salariés du secteur public, les techniciens du corps des mines, des Ponts et Chaussées, du génie rural, etc.

Prenons, par exemple, l’institution d’un nouveau droit de douane. Ce « produit » est constitué par un ensemble de « caractéristiques » dont certaines sont bien connues, mais dont d’autres le sont beaucoup moins. Un droit de douane peut en effet servir à :

1. Relever le prix des produits importés ;
2. Améliorer la position des producteurs locaux face à la concurrence étrangère ;
3. Permettre la hausse des salaires dans les secteurs ainsi protégés ;
4. Provoquer des effets de « transfert » en faveur de certains groupes sociaux ;
5. Sauver des entreprises condamnées ;
6. Obtenir le support électoral de nouvelles couches de population ;
7. Favoriser les investissements de certaines industries que l’on cherche à encourager ;
8. Augmenter les recettes fiscales de l’Etat ;
9. Provoquer la création de nouveaux emplois dans la fonction publique ;
10. Renforcer l’autorité administrative des services concernés par la gestion du nouveau droit de douane ;
11. Récompenser certains services rendus par des amis, ou au contraire punir certains adversaires ;
12. Apporter de nouvelles sources de satisfactions personnelles aux fonctionnaires que la coordination internationale des tarifs douaniers amènera à voyager davantage à l’étranger, etc.

On peut aisément allonger la liste[8]. Les premières de ces caractéristiques (1 à 5) visent à distribuer un certain nombre de « bénéfices » aux différents segments de citoyens concernés par le vote d’une telle mesure. Les secondes (6 à 8) concernent surtout le milieu politique lui-même (une sorte d’auto-consommation). Quant aux dernières (9 à 12), elles servent à accroître le niveau de satisfaction des agents de l’Etat.

Dans l’entreprise privée, la production s’accompagne d’une activité de marketing qui définit les segments de marché que l’on désire servir, en fonction des perspectives relatives de rentabilité offertes par chaque marché ; ce qui permet ensuite de régler le dosage des « caractéristiques » que l’on introduira dans le produit, afin de maximiser ses chances de profit.

Sur le marché politique, la démarche est la même. Le problème des hommes au pouvoir est d’arriver au dosage optimal, celui qui maximise leurs niveaux individuels ou collectifs d’utilité, tout en réduisant au minimum les risques de non-réélection.

Ainsi que le résume le professeur canadien Jean-Luc Migué :

« Par toutes sortes de dispositions taillées sur mesure, le parti et l’entrepreneur politique peuvent adapter l’ensemble d’un programme aux intérêts d’individus ou de groupes particuliers. Les nombreuses échappatoires incorporées dans les lois fiscales, les exemptions et les crédits spéciaux, les subventions et réglementations variables dans le transport, les programmes de développement régional, l’application dirigée de politiques générales sont autant d’instruments dont se servent les gouvernements pour effectuer des échanges et compensations entre des citoyens aux intérêts variables et qui représentent donc pour eux des valeurs électorales marginales différentes. »[9]

On a là un problème classique d’optimisation sous contrainte d’un système de plusieurs fonctions d’utilité simultanées, analogue au problème étudié par les économistes dans le cadre de la théorie de la production marchande. Un problème dont la solution, pour utiliser le jargon des hommes de marketing, se trouve dans le fait que le gouvernement produira, ou essaiera de produire le « product-mix » qui augmente ses chances de réélection compte tenu, d’une part, de ses préférences personnelles pour une  «  autoconsommation » directe et de leur coût en termes de votes que cela risque de lui aliéner, d’autre part, des contraintes que constituent pour lui la nécessité de tenir compte des préférences autonomes d’une bureaucratie dont il recherche la coopération la plus complète possible.

Notons que, dans ce cadre, l’action « publicitaire » trouve elle aussi naturellement sa place. Celle-ci sert à informer les électeurs sur le contenu des différents programmes d’action qui leur sont proposés, afin de les aider à faire leur choix. Mais elle sert aussi à les influencer pour les inciter à aligner leurs préférences et leurs demandes sur ce qui accroît les satisfactions personnelles des « producteurs » – qu’il s’agisse des hommes politiques, des lobbies internes de la fonction publique agissant pour la promotion de leurs produits, ou encore des technostructures corporatives, professionnelles, syndicales, associatives, confessionnelles ou autres, dont le rôle est non seulement de servir de relais d’expression aux aspirations des différents segments de l’opinion publique, mais également de contribuer à la formation de ces préférences en aidant les populations à prendre conscience des différents intérêts communs réels ou potentiels susceptibles de les réunir (rôle des discours idéologiques).

Et la concurrence ? Par définition, il n’y pas de marché là où il n’y a pas de structures concurrentielles. Apparemment, les conditions de la concurrence sur le marché politique n’ont rien à voir avec les mécanismes concurrentiels de l’économie marchande. Les partis politiques rivalisent pour s’attacher la fidélité de l’électorat. L’électeur peut, par son vote, changer les équipes au pouvoir s’il est mécontent ou insatisfait de leur action. Mais il ne peut pas s’adresser à un autre fournisseur que l’Etat une fois l’équipe dirigeante désignée par le suffrage universel. La différence paraît fondamentale.

Cependant, il existe d’autres mécanismes concurrentiels. D’abord la concurrence, qui oppose les groupes de pression et d’intérêts particuliers, organisés ou latents – les « socio-structures » de Gérard Bramoullé –, en compétition pour obtenir que les pouvoirs publics arbitrent en leur faveur par la voie d’attributions de privilèges ou de protections (comme le renforcement des barrières légales à l’entrée[10]) ou l’édiction de règlements dont le résultat, en brisant la relation que le marché établirait entre le prix et le coût de production, est, ainsi que l’explique remarquablement Jean-Luc Migué, de créer des mécanismes de transferts croisés soit des consommateurs aux producteurs, soit entre catégories de consommateurs eux-mêmes[11] : ce que les économistes anglo-saxons appellent « le marché des transferts » – the rent seeking society[12].

Il y a ensuite la concurrence qui oppose le personnel politique et le personnel administratif pour le partage des  « dividendes » du pouvoir, sous la contrainte que chacun ne peut accroître sa part relative des bénéfices que s’il collabore avec l’autre.

Enfin joue, au sein même de la fonction publique, la concurrence qui oppose les divers corps, ministères, services, administrations et para-administrations, dans la mesure où le plafond des dépenses budgétaires, ou encore les contraintes électorales, contraignent le gouvernement à effectuer des arbitrages entre les divers intérêts bureaucratiques en présence – de la même façon que l’un des rôles essentiels de la direction générale d’une grande entreprise est d’arbitrer entre les demandes budgétaires souvent incompatibles qui remontent des services[13].

Au niveau des personnels politiques, le problème est simple : il s’agit de trouver l’assemblage de projets politiques et réglementaires qui, en apportant une satisfaction supplémentaire aux catégories de citoyens ou aux groupes de pression dont la valeur électorale marginale est jugée la plus élevée, augmente le stock total de « capital-pouvoir » et accroît les probabilités de réélection (ou tout au moins ne les réduit pas au-delà de ce qui est stratégiquement acceptable).

Pour le personnel de la fonction publique, le problème est plus complexe. Il se décompose en deux. D’une part, au sein de l’ensemble des projets politiques qui augmentent le stock de « capital-pouvoir » de l’équipe politique en place (et donc simultanément celui de son bras séculier, l’administration), chaque groupe bureaucratique a naturellement une préférence pour ceux où sa contribution en tant que producteur est la plus importante – les enseignants préfèrent voir l’Etat accroître ses crédits à l’éducation plutôt qu’aux armées, l’inverse pour le corps militaire. D’autre part, au sein du panier de projets politiques et réglementaires qui correspondent davantage à une  « autoconsommation » publique qu’à un objectif d’accroissement du stock de capital électoral, chaque groupe d’intérêt bureaucratique a également naturellement tendance à exprimer une préférence pour ceux qui le concernent le plus directement (savoir qui seront les principaux bénéficiaires des Concorde de l’Etat).

Cette double équation signifie d’abord que chaque groupe bureaucratique, parmi les programmes politiques en concurrence, exprimera sa préférence pour celui qui correspond le plus à la prise en compte de ses intérêts de producteur. Là encore, on peut prendre l’exemple du comportement politique du corps enseignant qui s’identifie davantage avec la gauche qu’avec la majorité au pouvoir dans la mesure où la première défend plus vigoureusement que la seconde le monopole de l’enseignement public – en y trouvant d’ailleurs un moyen pour cultiver la clientèle enseignante. Mais cette double équation signifie aussi que chaque groupe doit pratiquer une habile politique de balance entre le pouvoir politique en place (pour ne pas se faire totalement exclure du partage des dividendes du pouvoir, s’il est plus proche de l’opposition que de la majorité), et le pouvoir politique opposé (pour ne pas se retrouver totalement exclu du partage si la majorité change de camp).

De là, il résulte que cette concurrence interne entre intérêts rivaux, mais également complémentaires, constitue un frein aux possibilités qu’ont les administrations d’abuser de leurs positions monopolistiques. Mais on a aussi une explication de l’image de « neutralité politique » de l’administration (l’administration au service des citoyens). Dans leur intérêt propre, les fonctionnaires se doivent de coopérer tant avec le personnel de l’opposition qu’avec celui qui détient le pouvoir. La seule chose qui est susceptible d’évoluer selon les circonstances est le degré de réalité de cette neutralité. Celle-ci sera d’autant plus forte qu’on est dans un régime politique où l’alternance des majorités est fréquente et marquée (cas de la Grande-Bretagne). A l’inverse, elle sera moins rigoureuse dans un régime politique où la même majorité monopolise pendant longtemps le pouvoir (cas de la Ve République marquée par un engagement politique de plus en plus net de la fonction publique, que ce soit d’un côté ou de l’autre de l’échiquier électoral). Plus l’alternance politique est fréquente, ou plus est grande l’instabilité des majorités au pouvoir, plus élevés sont en effet les risques que chaque groupe d’intérêt bureaucratique prend en profitant des possibilités de lobbying que lui apportent ses liens avec le parti au pouvoir. A l’inverse, plus le régime est stable ou assuré d’une longue perspective de durée, moins il en coûte de rechercher la maximisation à court terme de ses dividendes en s’appuyant sur ses amitiés et réseaux politiques.


[1] Pour une remarquable exposition de ce type de démarche, caractéristique de l’économie politique néo-classique, voir Mancur Olson, The Political Economy of Comparative Growth Rates, document ronéotypé de l’Université de Maryland qui devrait être prochainement édité par Yale University Press, probablement sous le même titre.

[2] Pour une synthèse abrégée du modèle présenté dans ce livre, voir Albert Breton, « The Economics of Representative Democracy », dans The Economics of Politics, I.E.A. Readings 18, publié par l’Institute of Economic Affairs de Londres.

[3] Ceci est actuellement en train de changer en raison, d’une part, du développement des réseaux de télévision pré câblée, d’autre part, de la mise au point de techniques électroniques permettant de contrôler la réception des émissions de radio ou de télévision.

[4] Voir la cinquième partie de ce livre : « Pourquoi le profit ? », notamment les passages sur la firme entrepreneuriale et l’entreprise managériale.

[5] Il s’agit de M. Kaltenbach, président de la Fédération des familles protestantes de France, dont l’intervention lors d’un récent congrès de sa Fédération (intervention intitulée « L’appropriation privée du progrès social ») constitue une extraordinaire illustration concrète, à propos d’un cas précis (l’aide sociale à l’enfance dans un département d’une région riche de la France), de la pertinence d’un certain nombre des concepts développés à propos de l’analyse économique du marché politique. Une phrase de son rapport montre notamment jusqu’où va sa clairvoyance : « Les causes de cet échec social, écrit-il, sont techniques et non politiques. Il faut des « pauvres » pour justifier des visites qui légitiment l’attribution d’un prix de journée (ou encore l’embauche de nouveaux salariés). Du coup, l’emploi et le revenu de quelques dizaines de travailleurs sociaux dépendent de leur capacité de trouver des pauvres, ayant le plus d’enfants possibles et de les assister le plus longtemps possible. » « Faudra-t-il sous peu, conclut-il un peu plus loin, constituer nos associations familiales en comité de légitime défense contre les travailleurs sociaux ? »

[6] Cf. Alain Wolfelsperger, La Théorie économique de l’Etat et les Théories des économistes sur l’Etat, communication ronéotypée présentée au colloque du Groupe d’Analyse des Politiques d’Action Collective (G.A.P.A.C.) sur le thème « les conséquences économiques de la démocratie », Maison des Sciences de l’Homme, Paris, 18 et 19 janvier 1980.

[7] Cf. Mancur Oison, Logique de l’Action collective, traduction de Mario Lévi, Presses Universitaires de France, collection Sociologies, 1978. Une partie de la littérature sociologique admet que les groupes comme les personnes sont dotés de volonté, de conscience et cherchent à promouvoir leurs intérêts, entrent en conflit, ont des stratégies bien définies. Selon Oison, c’est se rendre la vie trop facile que de supposer la logique de l’action collective réductible à la logique de l’action individuelle. « La proposition impertinente qu’il cherche à démontrer dans son livre, rappelle Raymond Boudon dans son introduction, est qu’un groupe inorganisé de personnes ayant un intérêt commun, conscientes de cet intérêt et ayant les moyens de le réaliser, peut sous des conditions générales ne rien faire pour le promouvoir. La communauté d’intérêt, même lorsqu’elle est une donnée évidente pour tous, ne suffit pas à provoquer l’action commune permettant de promouvoir l’intérêt de tous. » La théorie d’Oison, conclut le professeur français, est en fait une ingénieuse application de résultats bien connus en économie à des phénomènes habituellement considérés du ressort de la sociologie ou de la science politique. Il est symptomatique que ce livre, paru en 1965 aux Etats-Unis, ait d? attendre plus de dix ans sa traduction française.

[8] Notons au passage que le contenu « idéologique » d’un discours ou d’une action politique constitue une « caractéristique » comme une autre, substituable aux autres caractéristiques de type plus objectif. L’adoption d’un tarif douanier, par exemple, tout en étant motivé par des finalités spécifiques (l’intérêt d’une industrie et du gouvernement à ne pas perdre le soutien politique de ceux que cette industrie fait vivre), peut être « vendue » au public au nom d’arguments divers comme l’indépendance nationale, la nécessité de rompre avec l’environnement international capitaliste, ou la nécessaire solidarité envers les salariés menacés de perdre leur emploi. En l’occurrence, le recours à un emballage idéologique aboutit simplement à ajouter une « caractéristique » supplémentaire au panier déjà existant ; caractéristique dont la finalité est de vendre le produit en cause à des catégories de citoyens qui, a priori, ne sont pas directement concernés, et dont on essaie d’attirer le soutien en jouant sur des fibres plus subjectives (de la même façon que par son emballage ou sa publicité, l’industriel ajoute du rêve ou du sexe au produit qu’il diffuse). C’est ainsi, par exemple, qu’il est courant actuellement de voir des groupes de pression très circonscrits (Cf. les grèves de la S.N.C.F., de l’E.D.F., des aiguilleurs du ciel) utiliser l’argument du service public et de l’intérêt général pour la promotion d’intérêts très particuliers.

[9] Jean-Luc Migué, Régulation, Production bureaucratique et Standardisation en régime démocratique. Communication ronéotypée, au colloque du G.A.P.A.C. sur les « Conséquences Economiques de la démocratie », Maison des Sciences de l’Homme, Paris, 18 et 19 janvier 1980.

[10] Exemple des droits de douane dans l’industrie, ou des statuts corporatifs dénoncés en leur temps par le Rapport Rueff : avocats, médecins, notaires, pharmaciens, taxis… Mais aussi exemple de toutes les législations qui confèrent aux syndicats de travailleurs de véritables droits de monopole – comme l’Union shop ou la Closed shop dans les pays anglo-saxons –, ou de quasi-monopole comme le statut français des syndicats dits représentatifs. Exemple du projet de financement public des partis politiques qui accentuerait encore la discrimination au détriment des petites formations ou des partis nouveaux. Exemple également du projet de conventions collectives entre secteurs professionnels et organisations de consommateurs qui aboutirait à créer un véritable privilège au profit de ceux qui sont entrés les premiers sur le marché.

[11] Exemple des législations de protection du consommateur dont l’effet, écrit Jean-Luc Migué dans sa communication au colloque du G.A.P.A.C., « en réduisant la variance des caractéristiques de qualité et de risque, conduit à opérer un transfert politiquement payant des catégories de population à faible demande de qualité et de sécurité au profit des consommateurs à forte préférence pour la qualité et la sécurité, en abaissant pour ces consommateurs à coût élevé le prix intégral de ces caractéristiques ». Exemple aussi de bien des prestations dites gratuites, comme l’enseignement, dont la conséquence, par l’uniformisation des prestations servies, est de créer une discrimination au détriment des étudiants à coûts faibles et au bénéfice des étudiants à coûts élevés. Cf. Jean-Luc Migué, Régulation, production bureaucratique et standardisation en régime démocratique, janvier 1980.

[12] Cf. l’article « historique » d’Anne O. Kreuger,  « The Political Economy of the Rent Seeking Society », American Economic Review, juin 1974. Cf. aussi le livre des professeurs Buchanan, Tollison et Tullock, Towards a Theory of the Rent Seeking Society, à paraître fin 1980 (Texas A and M, University Press).

[13] Pour illustrer ces mécanismes concurrentiels au sein du système politico-administratif français, voir les deux remarquables ouvrages du professeur californien Ezra Suleiman, Les Hauts Fonctionnaires et la Politique (Le Seuil, 1976) et Les Elites en France (Le Seuil, 1979).

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