Notice biographique sur Frédéric Bastiat. Par Frédéric Passy (1855).

Notice biographique sur Frédéric Bastiat, par Frédéric Passy.

Extrait de La Revue Contemporaine, 30 septembre 1855

Édition numérique réalisée par Nicolas Fabre, Institut Coppet

Frédéric Passy (20 mai 1822 – 12 Juin 1912) est né à Paris et y a vécu toute sa vie jusqu’à quatre-vingts ans. Son oncle, Hippolyte Passy (1793-1880), a été ministre dans les gouvernements de Louis Philippe et de Louis Napoléon. Formé comme avocat, Frédéric Passy entre au sein du Conseil d’État en tant qu’auditeur à l’âge de vingt-deux, mais se consacre à l’étude systématique de l’économie. Il devient économiste en 1857 avec ses Mélanges économiques, un recueil d’essais rédigé au cours de ses recherches et assure sa réputation scientifique avec une série de conférences en 1860-1861 à l’Université de Montpellier, publiées plus tard en deux volumes sous le titre Leçons d’économie politique. Admirateur de Richard Cobden et de Bastiat, il devient un ardent défenseur de la liberté du commerce, estimant que le libre-échange unit les nations en tant que partenaires dans une entreprise commune et conduit à l’abandon de la guerre. En 1901, il est le premier lauréat du Prix Nobel de la Paix.

Sommaire

La  Correspondance de Bastiat.
Un goût pour l’isolement à la campagne.
De la solitude à l’action.
L’épreuve de la maladie.
Les dernières lettres.

Par Frédéric Passy

Peu d’écrivains ont eu une carrière plus courte, mais plus réellement féconde, que F. Bastiat. Toujours sur la brèche, — depuis le moment où un article envoyé des Landes, et signé de ce nom jusqu’alors inconnu, l’avait placé tout à coup au premier rang des défenseurs de l’ordre et de la justice, jusqu’au moment où la plume tomba de sa main, — il ne s’est occupé, pendant le peu d’années qui lui ont été données, que de répandre çà et là, sans repos ni trêve, par toutes les voies et sous toutes les formes, les pensées utiles, consolantes ou graves, que suggéraient chaque jour, à sa prompte intelligence et à sa réflexion exercée, les faits pressés et divers d’un temps d’agitation et de fièvre. La semence si libéralement jetée aux vents de la publicité n’a pas été perdue. La voix du moraliste (car de quel autre titre appeler cet économiste philosophe qui rapporte tout au droit ?), tour à tour et tout à la fois indulgente et sévère, toujours sérieuse et sympathique, a frappé bien des oreilles. Ses arguments, variés avec une fécondité inépuisable ou répétés avec une infatigable persistance, ont fait impression sur bien des esprits. Ses écrits, répandus avec une profusion généreuse, ont pénétré dans tous les camps. Grâce au charme d’une langue expressive et pure, à l’attrait d’une imagination vive et fraîche, à la piquante finesse d’une bonhomie sagace et d’une raillerie insinuante et douce ; grâce surtout à l’élévation et à la simplicité des aperçus, à la noble chaleur des sentiments, à l’accent d’une conviction sincère et entraînante, ils ont trouvé partout des lecteurs attentifs et sérieux. Et, si d’autres noms continuent à porter justement, aux yeux des détracteurs et des partisans de l’économie politique, la honte ou l’honneur d’avoir fondé cette science, nul, assurément, plus que Bastiat, n’a mérité d’être signalé pour le zèle et pour les succès de l’apostolat. L’empreinte ou la connaissance de ses idées, visible dans tout ce qui s’écrit aujourd’hui sur les matières économiques, et l’écoulement singulièrement rapide et continu de ses œuvres, témoignent hautement de son influence.

Jusqu’à ce jour, cependant, malgré cette popularité réelle et croissante, Bastiat n’était que très imparfaitement connu ; et les admirateurs, même les plus déclarés, de son talent et de ses doctrines n’avaient guère pu l’apprécier tout entier. Par la forme même de ses écrits, par la manière dont ils ont été composés ou publiés, son œuvre échappait, pour ainsi dire, à un jugement régulier. La plupart des auteurs achèvent à loisir les ouvrages qu’ils destinent au public, et ils ne se présentent à lui qu’à leur heure. Il n’en a pas été ainsi de Bastiat, et l’on peut se demander si jamais il a fait un ouvrage. Soldat plein d’abnégation autant que d’ardeur d’une cause constamment et violemment attaquée, toujours prêt à sa porter sur tous les points menacés et tout entier au poste qu’il défendait, soucieux du succès; mais indifférent à l’honneur ; Bastiat songeait trop à la lutte qu’il soutenait pour songer au rang qu’il tenait parmi les combattants, et il était trop occupé de frapper juste le coup d’aujourd’hui pour s’occuper de rappeler celui d’hier. Écrivant partout et à tout propos, sans autre mobile que l’amour du vrai et l’horreur du faux, il a disséminé ainsi, dans les recueils les plus divers, dans des feuilles de tout ordre et de toute nature, périodiques ou quotidiennes, éphémères ou durables, dans des publications personnelles ou parmi les travaux d’autrui, les produits sans nombre de son étonnante fécondité. A peine un volume, résumé rapide entrepris en présence de la mort, et dont la mort n’a pas attendu l’achèvement hâté, offrait-il, aux lecteurs curieux de connaître la vraie mesure de cette intelligence remarquable, une étude un peu suivie, œuvre capitale quoique inachevée. Le reste était épars de tous côtés, disjecti membra poelœ. Peut-être, par cette dispersion volontaire, l’ardent propagateur avait-il jeté plus au loin et dans plus d’esprits des fragments de sa pensée; mais cette pensée, à coup sûr, était plus superficiellement et plus incomplètement connue. Il n’en sera plus ainsi désormais. Des mains pieuses, — qui déjà, du vivant de Bastiat, s’étaient faites plus d’une fois les organes de cette intelligence mal servie par les siens, qui, depuis, avaient transmis au public l’héritage précieux de ses dernières méditations, — viennent d’élever à sa mémoire le seul monument qui lui convienne peut-être, en rassemblant dans un faisceau unique tant de rayons de vérité jusqu’à présent divisés. Une double influence pourra être ainsi exercée par les travaux de cet écrivain avide de convaincre. Ses opuscules détachés, accessibles à toutes les mains comme à toutes les têtes, demeureront, — ainsi qu’ils l’ont été jusqu’ici, et qu’ils devaient l’être dans l’intention de leur auteur, — l’amorce de tous ceux qu’une curiosité accidentelle ou naissante, le désir d’étudier une question spéciale, un doute à éclaircir ou une objection à résoudre, une boutade sérieuse ou le besoin momentané d’une distraction inusitée, porteront à prendre pied, par occasion et en passant, sur le terrain de l’économie politique. Ses œuvres complètes, tout en se prêtant, dans le même but, à d’utiles divisions, offriront aux lecteurs plus résolus, partisans déclarés de cette science ou ennemis équitables et désireux de s’éclairer, aux esprits, de quelque nature qu’ils soient, curieux de connaître entièrement et de juger sur pièces un homme qui a tenu une grande place dans la polémique si grave de notre époque, les éléments d’une appréciation impartiale et sûre. Elles fourniront aussi, aux admirateurs nombreux d’un rare talent et d’une âme plus rare, un moyen de satisfaire une prédilection bien avouable, en réunissant pour la première fois dans leurs mains toutes les productions d’un auteur aimé.

Toutes sont là, en effet. Voici les Harmonies, cette dernière et sublime adoration d’une âme religieuse, qui, ne tenant plus au monde que par la charité, s’évertuait à montrer aux hommes, avant de les quitter, et dans leurs biens et dans leurs maux, les traits de la grandeur humaine et ceux de la bonté divine. Tout a été reproduit, jusqu’à ces lignes inachevées, efforts commencés où l’on retrouve, avec la défaillance croissante de la main qui se glace, l’élévation croissante de la pensée qui s’approche de sa source. Voici les Sophismes économiques, ces gracieuses satires qu’aucun fiel n’envenime, dont un lucide bon sens est tout l’esprit ; — esprit le plus sûr et le plus fin de tous, parce qu’il procède de l’observation et de l’analyse, le plus solide et le plus constamment goûté, parce qu’il n’est que l’art de mettre dans tout son jour le fond naturel et durable des choses. Il semble, à voir voltiger ces bulles brillantes et légères, qu’un souffle eût dû les briser ou les ternir: mais le temps et les orages ont passé sans les atteindre, et ni les coups d’épingle, ni les étreintes furieuses n’ont rien pu contre elles, parce qu’elles ne sont point la vide et trompeuse image, mais l’enveloppe exacte et transparente de l’invulnérable vérité. Voici les Pamphlets et les Discours, actes principaux de cette lutte, soutenue, avec une énergie et une modération toujours égales, pendant des années tumultueuses où se troublèrent bien des esprits et faillirent bien des cœurs, contre les exagérations , les violences et les injustices de tous les partis extrêmes; lutte terrible, où un corps débile devait succomber, mais où une âme généreuse et pure devait trouver tant d’occasions de manifester, une fois de plus, avec la suprématie du principe spirituel sur ses imparfaits instruments, l’intime et consolante liaison de la grandeur morale et de la grandeur intellectuelle.

A côté de ces œuvres, les plus généralement connues, et qui n’avaient pas cessé d’être à la disposition du public, en voici d’autres, moins abordables jusqu’à présent, mais non moins faîtes peut être pour intéresser le lecteur et honorer l’écrivain. C’est un volume depuis longtemps épuisé : Cobden et la Ligue, traduction qui pourrait passer pour une production originale, tant les idées, les sentiments, le mouvement du style, tant le fond et la forme de la pensée sont manifestement le langage propre du traducteur; traduction, d’ailleurs, dont il a fait son œuvre par une introduction qui vaut un livre et qui, à l’époque où elle parut, fut plus qu’un livre. Ce sont les articles insérés, pendant cinq années, dans le Journal des Economistes: et les premières et si brillantes armes de ce conscrit littéraire de quarante-quatre ans; et les Lettres à M. de Lamartine, dans lesquelles l’économiste ennemi de toute illusion de langage se montrait, par la magie du style, l’émule du plus entraînant des poètes, comme iî devait, plus lard, par la souplesse et la vivacité des ressources, par la sûreté pressante de la logique, être l’heureux adversaire du plus subtil et du plus intrépide des argumentateurs (1); et tant de morceaux qu’on regrettait d’avoir lus et de ne pouvoir retire sans de longues recherches. C’est la polémique du Libre échange, enfouie davantage encore dans les collections un peu oubliées d’une feuille éteinte (2), et dans laquelle on retrouve, avec ces vives saillies et ces allures capricieuses qui font le charme éphémère d’une conversation animée, ces vues profondes, ces considérations élevées, ces inductions générales et étendues qui assurent l’intérêt durable d’une lecture réfléchie. C’est, en un mot, tout ce que Bastiat, sous une forme et à un titre quelconque, a, pendant toute sa carrière de publiciste, livré à la presse parisienne.

Mais la réunion de tant de richesses éparses n’est pas le seul mérite et le seul attrait de cette édition, et ce n’est pas sur ces œuvres connues que je voudrais appeler l’attention : elles ont été souvent et dignement appréciées par de plus compétents. Un homme d’une valeur intellectuelle aussi réelle que Bastiat, remarquable surtout par l’activité incessante et par la persévérante patience de l’investigation philosophique, n’a pas, assurément, commencé à penser à l’âge où la pensée ne se modifie plus guère; et, si des occasions inattendues ont pu provoquer tout à coup la rapide expansion et le développement de ses doctrines, ces doctrines, qui se sont trouvées si précises et si fermes au jour de la discussion, étaient, dans leurs bases au moins, arrêtées avant ce jour. Le génie même n’a pas de ces méditations instantanées (Expression de M. Villemain en parlant de Mirabeau) dont on lui fait honneur quelquefois; et, quand il jette tout à coup des éclairs, c’est que la lumière s’est peu à peu amassée en lui par la réflexion ou l’étude.

De là le prix qu’on attache aux moindres écrits des hommes qui ont marqué dans le monde, et la curiosité, minutieuse et puérile en apparence, utile et féconde en réalité, avec laquelle on scrute les plus légers détails de leur vie privée, indices parfois décisifs des plus grands mouvements de leur âme ou des actes les plus importants de leur carrière. Il était donc d’un grand intérêt de connaître les travaux de Bastiat (s’il en existait), antérieurs à son apparition dans le monde littéraire, et, pour bien comprendre le journaliste parisien, de savoir ce que fut le paisible habitant des Landes. Il importait d’avoir, à côté de l’expression publique des doctrines de l’économiste, le mouvement intime et le naturel épanchement des sentiments secrets de l’homme. L’édition nouvelle nous donne pleine satisfaction à cet égard. Nous y trouvons, d’une part, sous le titre de : Premiers écrits, des travaux destinés au seul département des Landes : circulaires électorales, professions de foi, rapports au conseil général ou à la société d’Agriculture, etc.; nous y voyons, de l’autre, une correspondance qui embrasse toute l’existence de Bastiat, depuis sa première jeunesse jusqu’à l’époque et presque à l’heure même de sa mort. Cette portion inédite des écrits de Bastiat remplit, en très-grande partie, un volume des œuvres complètes (le premier). Ce volume est évidemment, pour la curiosité pure, le morceau friand de cette édition. Il est aussi, je le crois, pour le philosophe et pour le moraliste, le plus riche peut-être en observations utiles et en graves enseignements ; et, pour l’économiste lui-même, l’un des plus précieux à étudier. C’est à ces points de vue qu’il ne m’a pas paru sans importance d’en dire quelques mots.

Je ne m’arrêterai pas aux Premiers écrits. Il y aurait, cependant, beaucoup de remarques intéressantes à faire sur ces Premiers écrits. Deux circonstances surtout mériteraient d’y être relevées: — d’abord cette double et constante habitude de l’esprit de Bastiat, de remonter toujours, à l’occasion des moindres faits particuliers, aux principes les plus généraux, et de pénétrer, pour établir plus sûrement les lois des choses, dans le détail minutieux des exemples les plus familiers; mélange incessant d’observation pratique et de généralisation métaphysique qui fait la force et l’attrait de ce talent original : — ensuite la singulière concordance (l’identité complète, pour mieux dire) des doctrines émises par lui aux époques les plus diverses et dans les circonstances les plus dissemblables, signe évident d’une clarté de vue et d’une sûreté de jugement qui attestent la méditation et la foi. Ainsi, c’est à l’occasion de la détresse de son pays natal (la Chalosse), — détresse causée par le défaut d’écoulement des vins et par une fâcheuse répartition de l’impôt foncier, — que Bastiat, conseiller-général et juge de paix, s’élève à la conception la plus haute et la plus absolue du droit d’échanger et du droit de propriété qui le suppose ,et envisage, sous l’aspect le plus philosophique et le plus général, la nature et les lois de l’impôt ; donnant, en même temps, pour contre épreuve de ses développements scientifiques, la décomposition la plus minutieuse et la plus délicate analyse des chiffres confus de la statistique locale. Ainsi, c’est en 1832 qu’il écrit ces paroles, qu’il eût pu répéter, en 1848, dans l’Etat, ou en 1850 clans les Harmonies : “Ce ne sera la” mais d’un changement violent dans les formes ou dans “les dépositaires du pouvoir que j’attendrai le bonheur” de ma patrie; mais de notre bonne foi à le seconder ” dans ses attributions essentielles et de notre fermeté” à l’y restreindre; Il faut que le gouvernement soit fort” contre les ennemis du dedans et du dehors; car sa mission est de maintenir la’paix intérieure et extérieure.” Mais il faut qu’il abandonne à l’activité privée tout ce qui est de son domaine. L’ordre et la liberté sont à ce prix.

Mais ces remarques se présentent à l’esprit, avec plus de force et de continuité, à la lecture de la Correspondance, plus abondante et plus variée. Je me borne donc à les indiquer en passant; signalant seulement à l’attention, d’une maniéré plus particulière, la Lettre à M. de Larnac sur les Incompatibilités parlementaires , où l’on trouve non-seulement le germe, mais le développement, et peut-être le plus remarquable développement, de l’idée exposée plus tard dans un discours qui faillit changer une des bases de notre constitution politique; et la Profession de foi de 1846, où l’on rencontre, avec un aperçu formel de la doctrine économique des Harmonies, des prévisions “et des avertissements non moins précis et non moins graves que ceux que devait faire entendre, dix-huit mois plus tard, à- la chambre des députés, la bouche éloquente et vraiment prophétique aussi de M. de Tocqueville (Voir le Discours prononcé le 27 janvier 1848, à la Chambre des députés, par M. de Tocqueville. Ce discours a été reproduit à la fin de la 3e édition de la Démocratie en Amérique.)

La  Correspondance de Bastiat.

Le premier mérite de cette Correspondance, sa première singularité, peut-être, c’est qu’elle est vraie. Ce n’est point le langage officiel et travaillé d’un homme qui s’observe; ce ne sont point des lettres retouchées pour le public, ou des fragments choisis avec art pour composer, par une disposition habile, une ligure de fantaisie.

Aucun charlatanisme de ce genre n’est entré dans l’affection sans faiblesse des éditeurs, et il faut les en remercier. Ce qu’ils nous donnent, c’est, dans son état naturel et dans sa parfaite fidélité, la correspondance intime de Bastiat. C’est la causerie familière et abandonnée du jeune homme studieux, du modeste campagnard, avec des amis pour lesquels il n’a ni apprêt, ni secret: — M. Galmètes, un camarade d’enfance; — M. Coudroy, le compagnon de son foyer et le confident, l’associé de ses études ; — plus tard M. Cobderi, avec qui une admiration profonde et la plus entière communauté de sentiments l’avaient lié d’une étroite et cordiale sympathie. Cette vérité sans fard a un intérêt singulier. Elle laisse apercevoir, quelquefois, dans leurs mouvements un peu tumultueux, les premiers bouillonnements de la pensée ou les premiers élans de l’émotion. Mais elle montre, par cela même, une personnalité vivante, et met à nu le fond de l’intelligence et du cœur. La plupart des hommes perdent à être vus d’aussi près: quelques-uns y gagnent ? et Bastiat est de ces derniers. . Bien des convictions, sans doute, ne seront pas ébranlées par l’accumulation de tant d’arguments rassemblés dans cette édition ; mais nul lecteur, je le crois, eût-il engagé toutes ses préférences aux adversaires de Bastiat; ne pourra, en présence de ces lettres, refuser son estime, et souvent son admiration, à un caractère si noble, à tant de droiture, de candeur, de complète et persévérante abnégation.

Ouvrons le volume, et dès le début cette noblesse de caractère va se manifester avec évidence, pour grandir sans interruption jusqu’à la fin. Voici la première lettre. C’est un jeune homme de dix-huit ans qui l’écrit. Le destinataire a le même âge. L’un est étudiant en droit, l’autre (c’est Bastiat), commis chez un négociant. Un bavardage insouciant ou frivole semblerait le langage naturel de ces deux jeunes gens. Quel n’est point cependant le ton sérieux de cette lettre? Ce jeune commis, engagé malgré lui dans une profession “contraire à son goût,” mais “décidé à faire passer son devoir avant tout”, étudie, dans les loisirs que lui laissent les travaux obligés du métier, “la philosophie et la politique.” Il étend sa vue au delà de ce comptoir qu’il n’aime guère, sans l’en détourner cependant; il voit, il sait que le bon négociant doit étudier les lois et approfondir l’économie ” politique, ce qui sort du domaine de la routine et exige une étude constante.” Il a, enfin, réfléchi déjà sur la vie et sur son emploi; il a pesé, dans une juste balance, les biens matériels et les biens moraux ; il a jugé les avantages et les inconvénients de la richesse ; il sait diriger et borner ses désirs, et subordonner au but ce qui n’est que le moyen. Tu connais mes goûts, dit-il ; tu sais si, pouvant vivre heureux et tranquille, pour peu que ma fortune excède mes besoins, tu sais si, pendant les trois quarts de ma vie, j’irai m’imposer le fardeau d’un ennuyeux travail,” pour posséder, le reste de ma vie, un superflu inutile.”

N’y a-t-il pas, dans ces paroles, à un tel âge, et dans une telle situation., une simplicité et une fermeté qui étonnent? Et ne voit-on pas, en lisant cette première lettre, que ce n’est point là l’effort passager d’une sagesse affectée, mais le véritable accent d’une âme naturellement élevée? Ce n’est pas en vain que ce jeune homme s’est livré à l’élude de la philosophie : il est déjà philosophe, et philosophe pratique. Il a à la fois la résolution et la modération (et, quod difficillimum est, in sapientia modum)(3). Et, s’il entre, dès à présent, dans sa philosophie, quelques nuances de ce détachement mélancolique des biens communs que les esprits vulgaires qualifient volontiers d’exagération romanesque, on peut y distinguer aussi (comme un trait qui en achève le charme et qui annonce déjà le champion désintéressé du bien-être rapporté à la justice) une intelligence fine et vraie, un sentiment plein de tact, un respect mesuré, mais sincère, des convenances, des besoins, des intérêts de chaque jour. Il s’élève au-dessus de l’existence matérielle, mais pour en reconnaître le caractère et la fin, et l’estimer davantage en lui donnant son véritable sens. Il regrette parfois ces jouissances sentimentales auxquelles on ne peut rien comparer, cet amour de la pauvreté, ce goût pour la vie retirée et paisible; mais il comprend, il estime, il pratique la vie active et laborieuse. Il n’a point la superstition de la fortune, mais il n’en a point le dédain ; et, sans livrer son cœur servilement à cette “aveugle déesse” qu’on lui a choisie pour amante, il n’en dénigre pas le culte intelligent et sage. Il apprécie l’importance de la richesse ; il en approuve, il en partage même, dans une modeste mesure, le légitime désir; et déjà il oppose, avec une fermeté toute magistrale, aux fades déclamations des aveugles contempteurs du “vil métal,” cette distinction, vraiment économique et vraiment morale, qu’il développera plus tard : « Sans doute il était beau de voir les Fabricius et les Curius demeurer pauvres, lorsque les richesses n’étaient le fruit que du brigandage et de l’usure ; sans doute Cincinnatus faisait bien de manger des fèves et des raves, puisqu’il aurait dû vendre sa patrie et son honneur pour manger des mets plus délicats ; mais les temps sont changés. — A Rome, la fortune était le fruit du hasard, de la naissance, de la conquête ; aujourd’hui, elle n’est que le prix de l’industrie, du travail, de l’économie. Dans ce cas elle n’a rien que d’honorable. C’est un fort sot préjugé qu’on puise dans les collèges, que celui qui fait mépriser l’homme qui sait acquérir avec probité et user avec discernement. Je ne crois pas que le monde ait tort, dans ce sens, d’honorer le riche; son tort est d’honorer indistinctement le riche honnête homme et le riche fripon ».

Voilà ce qu’écrivait Bastiat à vingt arts, pour le plus intime de ses amis, pour un autre lui-même. Qu’on mette cette page à côté de celles qu’il écrivait à quarante-cinq pour le public : c’est la même netteté de pensée, le même bon sens, la même simplicité dans la finesse, et, pour l’expression elle-même, la même précision naturelle et la même fermeté élégante. Cette maturité précoce, du reste, se rencontre souvent chez les tommes vraiment supérieurs, chez ceux, surtout, dont la supériorité n’est pas tant dans la facilité de l’esprit que dans la noblesse du cœur; et l’on sait que Turgot, entre autres (dont le caractère, mélange attachant de timidité invincible et d’infatigable énergie, offre plus d’une ressemblance avec celui de Bastiat), avait à vingt-deux ans toute la force de la raison la plus mûre et à cinquante toute la candeur de l’adolescence.

Ce sens du réel, mêlé au sens de l’idéal, dont on vient de voir des traits si bien marqués ; cette appréciation juste et élevée des choses ; cette expérience sans désenchantement, et cette naïveté sans illusion; on les retrouve partout dans les lettres de Bastiat. J’en pourrais citer cinquante. Je prends cette qui fait suite au passage précédent et qui est de la même époque. La voici:

« Tout le monde court après le bonheur, tout le monde le place dans une certaine situation de la vie et y aspire; ” celui que tu attaches à la vie retirée n’a peut-être d’autre mérite que d’être aperçu de loin. J’ai plus aimé que toi la solitude, je l’ai cherchée avec passion, j’en ai joui; et quelques mois encore elle me conduisait au tombeau. L’homme, le jeune homme surtout, ne peut vivre seul il saisit avec trop d’ardeur, et, si sa pensée » ne se partage pas sur mille objets divers, celui qui l’absorbe le tue.

J’aimerais bien la solitude; mais j’y voudrais des livres, des amis, une famille, des intérêts; des intérêts, oui, mon ami, ne ris pas de ce mot; il attache, il occupe. Le philosophe même, ami de l’agriculture, s’ennuierait bientôt, n’en doute pas, s’il devait cultiver gratis la terre d’autrui. C’est l’intérêt qui embellit un domaine aux yeux du propriétaire, qui donne du prix aux détails, rend heureux Orgon, et fait dire à l’optimiste: Le château de Plainville est le plus beau du monde.

Pour être heureux, je voudrais donc posséder un domaine dans un pays gai, surtout dans un pays où une longue habitude et d’anciens souvenirs m’auraient mis en rapports avec tous les objets. C’est alors qu’on jouit de tout, c’est là le vita vitalis. Je voudrais avoir pour voisins, ou même pour cohabitants, des amis tels que toi, Carrière, et quelques autres. Je voudrais un bien qui ne fût ni assez grand pour que j’eusse la faculté de le négliger, ni assez petit pour m’occasionner des soucis et des privations- Je voudrais une femme… je n’en ferai pas le portrait, je le sens mieux que je ne saurais l’exprimer; je serais moi-même ( je ne suis pas modeste avec toi) l’instituteur de mes enfants. Ils ne seraient pas effrontés comme en ville ou sauvages comme dans un désert. Il serait trop long d’entrer dans tous les » détails, mais je t’assure que mon plan a le premier de tous les mérites, celui de n’être pas romanesque ».

J’ai reproduit cette lettre dans son entier ; ai-je eu tort ? En lisant le tableau qui la termine, il est impossible de ne pas se rappeler, avec le Hoc erat in votis et Yaurea mediocritas d’Horace, la petite maison de Rousseau. Je ne sais si je m’abuse: mais il me semble que le rêve si simple du jeune homme qui forme un projet sérieux l’emporte de beaucoup sur la description factice du grand écrivain qui compose un morceau, et que l’on sent, en comparant les deux passages, quelle distance sépare, pour la poésie comme pour la vérité, les impressions réelles d’un cœur qui fuit l’illusion, et les conceptions menteuses de l’imagination même la plus habile à se duper elle-même.

Un goût pour l’isolement à la campagne

L’amour de la campagne, de la retraite, de la vie paisible -, le désir d’obscurité et de calme; le goût des pures jouissances de l’amitié et des méditations solitaires; le sentiment profond des véritables affections, qui porte à les savourer à l’aise loin des agitations, du tumulte et de l’éclat trompeur de la vie affairée ou mondaine ; — c’est la pente naturelle de âmes tendres et pures; — c’était celle de Bastiat. A cet égard (comme à bien d’autres), il ne varia jamais ; et, tel il avait été dans ses désirs et ses espérances déjeune homme, tel il fut dans la conduite de son âge mûr, tel il était encore, à la fin de sa carrière, dans ses retours vers le passé. La plus grande partie de sa vie s’écoula dans le silence et la simplicité des champs, au fond d’un modeste village, où l’amour du sol natal, l’exercice dévoué d’une magistrature tutélaire, et les nobles travaux de la pensée, étaient, avec d’affectueux attachements et les délassements d’un art préféré (4), les seuls aliments de son âme active et sensible. Il ne sortit que tard de sa retraite, et il la regretta toujours. Vingt-six ans après la lettre qu’on vient de lire, porté subitement à la célébrité et à l’action, chef important et surchargé d’une ligue considérable, collaborateur écouté des plus généreuses et des plus belles intelligences de la capitale, confrère fêté et honoré des nobles champions de la liberté anglaise, son cœur restait à son village; et, du milieu de ce mouvement et de cet éclat bien faits pour étourdir la faiblesse ou la vanité, se retournant, avec une affection touchante, vers le compagnon inconnu de ses obscurs travaux d’autrefois, resté derrière lui dans la solitude, il écrivait cette page, qu’on croirait du même jour que la précédente si l’accent du regret n’y avait pas remplacé celui de l’espérance:

« Ta blanche chaumière me sourit. Je t’admire et te félicite de ne placer ton château en Espagne qu’à un point où tu puisses atteindre. Deux métairies en ligne, de justes proportions de champs, de vignes, de prés,

quelques vaches, deux familles patriarcales de métayers, deux domestiques qui à la campagne ne coûtent pas cher, la proximité du presbytère, et surtout ta »bonne sœur et tes livres; vraiment, il y a là de quoi varier, occuper et adoucir tes jours d’automne. Peut être un jour j’aurai aussi ma chaumière auprès de la tienne. Pauvre Félix ! tu crois que je poursuis la gloire. Si elle m’était destinée, comme tu le dis, elle m’échapperait ici, où je ne fais rien de sérieux. »

En même temps, il adressait à M. Cobden ces lignes, empreintes, plus vivement encore, des mêmes sentiments:

« Que vous êtes heureux d’être sous le ciel d’Italie!” Quand verrai-je aussi les champs, la mer, les montagnes! O rus ! quando ego te aspicium ? Et surtout, quand serai-je au milieu de ceux qui m’aiment ? Vous avez fait des sacrifices, vous, mais c’était pour fonder l’édifice de la civilisation. En conscience, mon ami, est-on tenu à la même abnégation quand on ne peut que porter un grain de sable au monument? Mais il fallait faire ces réflexions avant ; maintenant l’épée est sortie du fourreau. Elle n’y rentrera plus. Le monopole ou vos amis iront avant au Père Lachaise. »

Et un peu plus tard, au moment où les électeurs des Landes allaient « l’envoyer à Paris, chargé du terrible » mandat de représentant du peuple : — Combien il eût été plus sage, écrivait-il encore à M. Cobden, de consacrer mes derniers jours à creuser dans le silence, le grand problème de la destinée sociale, d’autant que quelque chose me dit que je serais arrivé à la solution. Pauvre village, humble toit de mes pères, je vais vous » dire un éternel adieu ; je vais vous quitter avec le près» sentiment que mon nom et ma vie, perdus au sein des orages, n’auront pas même la modeste utilité pour laquelle vous m’aviez préparé.

Pour ce qui me concerne, dit-il ailleurs, rien ne peut m’ôter de l’idée que mon rôle était d’être publiciste campagnard comme autrefois, ou tout au plus professeur. — a Paris et moi ne sommes pas faits l’un pour l’autre

Comment cet ami de la solitude a-t-il été jeté au milieu du tumulte de la carrière la plus agitée? Comment ce penseur méditatif s’est-il transformé tout à coup en un polémiste ardent ? Comment cet homme timide et doux, que sa santé, au défaut de ses goûts et des habitudes de toute sa vie, devait retenir dans le repos salutaire et sous le soleil bienfaisant de son pays natal, devenu, à quarante-quatre ans, le plus hardi et le plus énergique des athlètes, est-il venu volontairement, au milieu d’un séjour déplaisant et funeste, user, dans un effort sans relâche, par les fatigues de la parole et par celles de la plume, les dernières années d’une existence qui pouvait être paisible et calme? C’est ici qu’éclate toute la grandeur de cette âme admirable ; et c’est ce que la correspondance que j’examine, dans sa naïve simplicité, permet seule de comprendre et d’apprécier à sa juste valeur.

Ce qui a poussé Bastiat hors de la retraite, c’est la même cause qui l’y avait retenu si longtemps; c’est le Sentiment du devoir. Toute la vie de Bastiat, on peut le dire, est dans ce mot. Il aimait la retraite, parce que dans la retraite seulement il pouvait s’avancer sans obstacles vers la vérité dont il était avide; il a quitté la retraite, parce que, hors de la retraite seulement, il pouvait servir, selon l’ardeur de son zèle, la vérité qu’il avait besoin de répandre.

La solitude, en effet, le loisir, la douce paix des champs, le commerce des chefs-d’œuvre de l’esprit humain et le sentiment plus vif de la nature plus présente, la conversation d’amis sûrs ou les soins du foyer de la famille, — Bastiat aimait toutes ces choses pour elles-mêmes, et de quelle tendresse, on l’a vu; mais il les aimait aussi, il les aimait surtout, peut-être, pour ce qui en est le plus réel et le plus excellent bénéfice comme la plus constante et la plus sûre douceur, pour cette pleine possession de soi-même, pour ce recueillement désintéressé de l’esprit et du cœur, libres de toute influence équivoque, dont on ne peut s’assurer ailleurs comme dans la solitude.

Mais, si la solitude apaise l’âme d’un côté, elle la trouble de l’autre. Trouver la vérité, se rendre témoignage qu’on la possède, cela peut suffire à l’avidité de l’esprit, cela ne suffit pas au besoin du cœur. La contemplation satisfait la foi; la charité exige l’action. Déjà, dès sa jeunesse, ce zèle de prosélytisme, commun aux convictions fortes, avait agité Bastiat; et il avait songé à chercher à Paris, avec plus de moyens de s’éclairer lui-même, plus de moyens d’éclairer les autres. Le respect des devoirs de la famille l’avait retenu : mais chez ce jeune homme, si réfléchi à dix-huit ans, un projet conçu à vingt-trois n’était pas un désir vague et sans consistance; et, en restant dans cette retraite qu’il aimait tant, en préférant la vie qui lui était plus agréable à celle qui lui paraissait plus utile, il avait fait un sacrifice, un sacrifice considérable. Il écrivait alors à M. Coudroy :

« Je sais bien que ce sacrifice n’est pas celui d’un plaisir passager, c’est celui de l’utilité de toute ma vie ; mais enfin je suis résolu à le faire pour éviter du chagrin à mon grand-père.” Ainsi nous retrouvons, en cette circonstance encore, cette résolution d’accomplir le devoir avant tout, qui était le premier mot de la première lettre de cette correspondance, et qui sera le dernier effort de la dernière. »

Ce respect de tous les sentiments, cette observation de toutes les convenances, cette abnégation et cet effacement absolu de la personnalité toujours contenue, même dans ses prétentions les plus spécieuses et dans ses aspirations les plus pures, par le scrupuleux souci des droits, des intérêts, des affections d’autrui ; les lettres de Bastiat montrent qu’il ne s’en départit jamais : et ce serait peut-être le cas de faire remarquer, — comme un des enseignements moraux de cette belle existence, aujourd’hui mise à découvert par la publication de ces lettres, — combien les hommes réellement grands se mettent peu au-dessus de ces obligations communes et soi-disant secondaires dont s’affranchit si aisément la médiocrité présomptueuse. Ce serait le cas, peut-être aussi, d’admirer cette juste dispensation de la Providence, qui, faisant sortir la récompense du sacrifice, paie habituellement, par un résultat plus grand, le renoncement méritoire à des vœux légitimes, et semble ne détourner de leurs propres voies les ambitions généreuses et saintes que, pour les conduire plus sûrement et plus efficacement, par les siennes, au but agrandi de leurs désirs épurés et affermis. Il n’est pas douteux qu’en se confinant, à l’âge où l’on s’instruit, dans un village sans ressources, Bastiat croyait renoncer à jamais à toute action sur ses semblables. Il n’est pas douteux, cependant, que c’est à cette réclusion volontaire qu’il a dû les éléments principaux de l’action si grande qu’il a plus tard exercée sur eux, et que ses écrits, empreints d’une vie ineffaçable, ne cesseront d’exercer de plus en plus.

C’est “l’isolement”, il l’a reconnu plus tard lui-même, qui a donné à son esprit une force et une justesse que des hommes plus instruits et mieux doués ne possèdent peut-être pas: c’est lui qui l’a préservé des pièges et des entraînements de “l’esprit de parti,” écueil ordinaire des natures ardentes, qu’il ne cessa d’éviter et de signaler; des haines et des affections préconçues, des préjugés d’école ou de nation, dont il se raille finement ou s’indigne avec noblesse; des engagements de personne ou de position, dont il trouva si souvent les autres embarrassés : c’est lui qui, en conservant à l’intelligence réfléchie et forte de l’homme fait la délicatesse virginale et la candide spontanéité de la jeunesse, lui a donné, pour apercevoir les abus, la perspicacité rapide, et, pour les dénoncer, la hardiesse confiante d’un critique qui n’est point partie: c’est lui, surtout, qui, en refoulant dans une âme vive des convictions dont une expansion plus facile eût pu tromper l’ardeur ou affaiblir l’énergie, a amené enfin cette explosion de propagande qui termine et achève la vie de Bastiat.

De la solitude à l’action

En effet, un moment vint où, ces méditations, si longtemps et si consciencieusement poursuivies, ramenant sans cesse, devant cet esprit pratique autant qu’élevé, les mêmes solutions et les mêmes impressions, le sentiment de la certitude devait triompher enfin des hésitations de la modestie, et l’impulsion du zèle des résistances et des liens terrestres. Ce fut le moment d’une lutte intérieure qui fut violente. Le sacrifice était, cette fois, de quitter la solitude pour l’action : il fut plus pénible que ne l’avait été, vingt ans plus tôt, le sacrifice de renoncer, pour la solitude, à la perspective de l’action. (L’âge n’était plus celui de l’entraînement et de la confiance, et le devoir ne se parait plus des couleurs de l’illusion.) Il fut accompli cependant, et accompli tout entier. L’époque de ce combat, l’époque de ce triomphe de la conviction, est marqué, dans la correspondance, avec une vivacité extrême ; et il faut y voir le développement de cette crise que ne peuvent qu’indiquer des citations. Voici du moins la plus expressive de toutes. C’est une lettre écrite des Eaux Bonnes, le 26 juillet 1844. Bastiat à fait son premier article pour le Journal des Économistes; il vient, après des retards et des hésitations, d’envoyer cet article; il annonce ce fait à M. Coudroy. C’est là une détermination grave, grave dès lors dans l’esprit de Bastiat, comme elle le fut, par ses conséquences, pour sa conduite ultérieure; et, s’il n’a point précisément mesuré toutes ces conséquences, il est, tout au moins, prêt à les accepter. Il ne sait pas quel sera l’effet de son article (qui ne devait être publié que trois mois plus tard) ; mais il a, en l’envoyant, cédé à un besoin désormais irrésistible. On sent qu’il se débat vainement contre le Dieu qui l’agite, et qu’il n’attend qu’une occasion ou un prétexte pour s’abandonner à lui.

« Ces misérables obstacles, dit-il, que la santé, la fortune, la timidité, élèvent comme un mur d’airain entre nos désirs et le théâtre où ils pourraient se satisfaire, est [sic] un tourment inexprimable. Quelquefois je regrette d’avoir bu à la coupe de la science, ou du moins de ne pas m’en être tenu à la philosophie synthétique et mieux encore à la philosophie religieuse. On y puise au moins des consolations pour toutes les situations de la vie, et nous pourrions encore arranger tolérablement ce qui nous reste de temps à passer ici-bas. Mais la vie retirée, solitaire, est incompatible avec nos doctrines (qui pourtant agissent sur nous avec la force de vérités mathématiques) ; car nous savons que la vérité n’a de puissance que par sa diffusion. De là l’irrésistible besoin de la communiquer, de la répandre, de la proclamer. De plus, tout est tellement lié dans notre système, que l’occasion et la facilité d’en montrer un chaînon ne peut nous contenter; et, pour en exposer l’ensemble, il faut des conditions de talent, de santé et de position qui nous feront toujours défaut. Que faire, mon ami ? Attendre que quelques années encore aient » passé sur nos têtes. Je les compte souvent, et je prends une sorte de plaisir à remarquer que plus elles s’accumulent, plus leur marche paraît rapide: “Vires acquirit eundo.” »

Il n’y a pas à se tromper sur cette lettre. Évidemment, au moment où Bastiat l’écrit, et malgré les restrictions mélancoliques qui suivent l’élan de son ardeur, son parti est pris. Il a, dans son âme pieuse, assez de résignation pour renoncer sans plainte, si elle lui est à jamais interdite, à l’action que sa conviction lui commande; comme il aura plus tard, au plus fort de cette action, assez de religieuse soumission pour abandonner sans murmure son œuvre inachevée : — mais s’il y renonce, ce sera devant l’impossibilité seule; le feu sacré s’est emparé de lui, et il ne le combat plus. Que la carrière s’ouvre seulement, et nulle considération personnelle ne l’empêchera d’y entrer et de la parcourir.

Voyez plutôt. La carrière s’est ouverte. Le Journal des Économistes a inséré l’article; et cette insertion a révélé un maître. Un second morceau, — la Lettre à, M. de Lamartine sur le Droit au Travail, — a fait une impression plus vive encore. Les journaux, jusqu’alors fermés à l’inconnu, s’offrent de toutes parts à l’écrivain goûté ; et les maîtres de la science économique, toujours prêts à ouvrir leurs rangs à tous ceux qui se montrent dignes d’y figurer, sollicitent et activent son concours. Avec quelle fermeté, avec quelle ardeur, avec quelle infatigable énergie, il marche dans cette voie nouvelle de la publicité; et comme tout, dans son allure, dénote l’homme sans hésitation, et sans faiblesse ! Avec quelle sûreté, avec quelle promptitude, avec quelle variété de mouvements, prenant, selon sa propre expression, « le bon sens pour sa cuirasse et la vérité pour sa lance, il s’avance, en faisant face de toutes parts, vers le but de ses premiers désirs ! La lettre suivante, adressée au regrettable M. Fonteyraud, donne une juste idée de cette nouvelle attitude:

« Oh! comme mon cœur battait quand je lisais votre description du grand meeting de Manchester! Comme vous, je sentais l’enthousiasme me pénétrer par tous » les pores. Jamais rien de pareil, quoi qu’en dise Salomon, s’était il vu sous le soleil? On a vu de grandes réunions d’hommes se passionner pour une victoire, pour une conquête, pour un intérêt, pour le triomphe de la force brutale ; mais avait-on jamais vu dix mille hommes s’unir pour faire prévaloir par des moyens » pacifiques, par la parole, par le sacrifice, un grand principe de justice universelle? Quand la liberté du commerce serait une erreur, une chimère, la ligue n’en serait pas moins glorieuse; car elle a donné au monde le plus puissant et le plus moral de tous les instruments de civilisation. Comment ne voit-on pas que ce n’est pas seulement l’affranchissement des échanges, mais successivement toutes les réformes, tous les actes de justice et de réparation, que l’humanité pourra réaliser à l’aide de ces gigantesques et vivantes organisations?

Aussi avec quel bonheur, je dirai presque avec quel délire de joie, j’ai accueilli la nouvelle que vous que donniez à la fin de votre lettre! La France aurait aussi sa ligue! La France verrait cesser son éternelle adolescence ; elle rougirait du puérilisme honteux dans lequel elle végète ; elle se ferait homme! Oh ! vienne ce jour, et je le saluerai comme le plus beau de ma vie. Ne cesserons-nous jamais d’attacher la gloire au développement de la force matérielle, de vouloir trancher toutes les questions par l’épée, de ne glorifier que le courage du champ de bataille, quels que soient son mobile et ses œuvres ? Comprendrons-nous enfin que, puisque l’opinion est la reine du monde, c’est l’opinion qu’il faut travailler, c’est à l’opinion qu’il faut communiquer et » des lumières qui lui montrent la bonne voie et de l’énergie pour y marcher.

Donc, qu’une association se forme en France; qu’elle entreprenne d’affranchir le commerce et l’industrie de tout monopole; qu’elle se dévoue au triomphe Au principe, et vous pouvez compter sur moi. De la parole, de ta plume, de la bourse, je suis à elle. S’il faut subir des poursuites judiciaires, essuyer des persécutions, braver le ridicule, je suis à elle. Quelque rôle qu’on m’y donne, quelque rang qu’on m’y assigne, sur les hustings ou dans le cabinet, je suis à elle. Dans une entreprise de ce genre, en France plus qu’ailleurs, ce qu’il faut redouter, ce sont les rivalités d’amour-propre, et l’amour-propre est le premier sacrifice que nous devons faire sur l’autel du bien public. Je me trompe, » l’indifférence et l’apathie sont peut-être de plus grands dangers. Puisque ce projet a été formé, ne le laissez pas » tomber. Oh! que ne suis-je auprès de vous ! »

Pour exciter une telle ardeur, pour la soutenir surtout, il fallait autre chose que l’entraînement d’une émotion passagère ou l’enivrement de l’amour-propre exalté par des succès inespérés. Il fallait la vue énergique et persistante du bien à faire, et la persévérance inébranlable fondée sur une résolution longuement méditée. Il fallait avoir considéré tour à tour tontes les difficultés et tous tes obstacles, et en avoir à l’avance triomphé par une abnégation sans retour. On a dû comprendre, par quelques unes des citations qui précèdent, que telle était en effet la source- profonde et inépuisable de l’ardeur de Bastiat. D’autres passages, que je ne saurais omettre, manifestent mieux encore cette résignation féconde et, mettant sous nos yeux les angoisses secrètes de ce cœur généreux, montrent, jusqu’à l’évidence, à ceux qui pourraient en douter encore, que ce rôle de publiciste, qui s’annonçait pour lui si brillant, ce n’était pas sa vanité qui l’ambitionnait comme une distinction, mais son dévouement qui l’acceptait comme un sacrifice, et que dans ce sacrifice tout était compris, même la vie. Ces passages sont simples, monotones peut-être par leur similitude; mais cette répétition des mêmes pensées et des mêmes termes est un des caractères de la disposition d’esprit que je constate.

« 16 juin 1845. Voilà le pour. Mais il faut quitter Mugron; il faut me séparer de ceux que j’aime ; il faut que je laisse ma pauvre tante s’acheminer vers la vieillesse dans la solitude. 3 juillet 1845.Comme toi, mon cher Félix, j’envisage l’avenir avec effroi. Laisser ma tante, me séparer de ceux que j’aime, te laisser à Mugron seul, sans ami, sans livres, cela est affreux… Mais quitter Mugron! mais quitter ma tante! mais ma poitrine ! Oh! que n’ai-je dix ans de moins et une bonne santé! 4 mai 1846. Je souffre de quitter Mugron et mes habitudes, et mon travail capricieux et nos causeries. C’est un déchirement affreux, mais m’est-il permis de reculer? »

Et bien d’autres phrases, éparses, comme celles-ci, dans les lettres mêmes qui rendent compte des succès les plus engageants ou attestent les efforts les plus énergiques. Un déchirement affreux, consenti, en pleine connaissance de cause et dans toute la vivacité de la douleur, pour le service de la justice et de la vérité ; les goûts personnels, les habitudes de vingt années, les liens de famille et d’affection, la tranquillité, la fortune, la santé elle-même, vingt fois mis dans la balance avec les obligations de la conscience, et vingt fois, malgré leur poids, trouvés légers au prix de ces obligations; la nature sciemment et sans réserve sacrifiée à l’esprit; le devoir, en un mot, envisagé sans illusion et embrassé sans faiblesse: voilà donc le secret de la force de Bastiat. Voilà pourquoi cette force fut dès le début si grande ; voilà pourquoi elle se maintint et s’accrut jusqu’au bout contre toutes les apparences. Voilà pourquoi, parmi les traverses, les épreuves, les déboires, les insuccès passagers, la défaillance d’autrui et sa propre insuffisance, jamais une plainte, jamais un regret, jamais une hésitation ne se trahissent en lui, même dans les épanchements de la plus intime amitié. Il semble que nulle amertume ne puisse plus s’ajouter pour lui au calice qu’il a épuisé par anticipation; et, quoi qu’il arrive, il est prêt à tout ; il a, pour toutes les circonstances, des ressources et des espérances. Le débat où il intervenait à son heure s’anime et exige une activité incessante ; il abandonne son travail capricieux pour une lutte quotidienne et sans relâche. Une question spéciale réclame des efforts dévoués et persévérants; il concentre sur cette question son attention, qu’il aimait à laisser errer librement sur tous les objets des connaissances humaines, et garrotte dans les liens d’une spécialité son esprit généralisateur et indépendant. Seul, à peu près, dès le début, pour organiser pour administrer la vaste machine de l’association du Libre Échange, chargé du Journal, de la correspondance, de la comptabilité, il voit des collaborateurs utiles, des collègues instruits et laborieux abandonner la place qu’ils tenaient auprès do lui, et borner plus ou moins à des vœux leur précieux concours; il se fait l’association tout entière, et se console en pensant qu’il aura plus de liberté dans ses allures, plus de facilité pour donner à l’esprit de la feuille qu’il rédige une couleur un peu tranchée, plus de place pour ses doctrines et plus d’énergie en se sentant plus nécessaire. Il trouve, à l’épreuve, l’erreur plus épaisse et plus résistante qu’il n’avait osé l’imaginer; il voit, dans cette ignorance et cette indifférence du pays en matière d’Économie politique, l’occasion de combattre des préjugés et de faire pénétrer dans le public des idées justes, — persuadé que la Providence a ménagé ces obstacles au bien direct de la liberté commerciale précisément pour que le bien indirect se fasse: — et, loin qu’il y ait trouvé une raison pour se décourager, au contraire c’en est une pour lui donner le sentiment de l’utilité, de l’urgence même de ses efforts, heureux s’il peut déblayer la route de quelques obstacles.

Une révolution soudaine (non inattendue pour lui cependant) vient étouffer sous son bruit les cris faibles encore de la liberté des échanges, et couvrir d’un chaos de doctrines incohérentes et d’un débordement dé passions insensées le terrain dont il commençait à dégager un coin il reprend son œuvre, sous une forme nouvelle, avec une décision égale au danger : — reconnaissant, dans, les manifestations les plus menaçantes du socialisme, le même ennemi qu’il avait eu à combattre dans la protection, il marche sans étonnement à cette hydre redoutable, et, rapide autant que hardi, il marque tour à tour, d’un fer toujours chaud, et les têtes renaissantes et le corps même du monstre. Le diapason des discussions parlementaires est trop haut pour sa voix ; il écrit. “L’empirisme” enhardi par l’excès des maux et par l’impatience universelle, s’étend de toutes parts, une mesure urgente entraîne une mesure arbitraire, et la fatalité exerce » son empire ; il rappelle l’attention sur les principes, oubliés, et, ne pouvant exercer d’action sur les effets, il signale les causes. Les hommes mêlés aux affaires, entraînés par la passion ou par l’habitude, étourdis d’ailleurs par le tumulte qui les entoure, ferment l’oreille à ses avertissements; il va tenter sur la jeunesse l’essai de ses doctrines chéries, et jeter dans ce terrain vierge et riche les germes de la « conciliation scientifique » dont il attend la paix de son pays. La parole lui manque enfin, et la vie se refuse au noble mais épuisant usage qu’il en fait ; il condense dans un dernier travail les idées pour lesquelles il a vécu, et, sur le bord de la tombe, l’œil fixé sur elle, et ne lui enviant que la faculté de se dévouer davantage, — il se relève encore pour protester, par un suprême appel, contre ses amis eux-mêmes, engagés dans une voie qui lui parait dangereuse et fausse (5).

Il mourait, en effet, au milieu de cette activité si énergique ; ou, plutôt, il avait commencé à mourir le jour où il avait commencé à combattre; et, de ces écrits, si nombreux, si variés, où semble respirer une vitalité si puissante, il n’en est pas un, on peut le dire à la lettre, qui n’ait été tracé de son sang. On a vu plus haut qu’en entrant dans la carrière Bastiat avait fait l’abandon de sa vie. Il faut voir maintenant comment il consomma cet abandon. L’exemple de la résignation est un des plus touchants, un des plus salutaires aussi et des plus utiles., dans ce monde où la résignation est tous les jours et pour tous de mise. Rien, d’ailleurs, n’est plus réellement grand, rien ne montre mieux la dignité et la noblesse de la nature humaine, rien n’atteste plus sûrement la force, que cette élévation, sans violence et sans réaction, au dessus des affections et des intérêts de la terre, ce renoncement au corps, que le corps n’explique pas. Il n’y a plus d’illusion ni de vanité là où tout s’efface de ce qui comporte la vanité ou l’illusion ; et, pour juger un homme, il n’y a qu’un moyen, mais un moyen infaillible, c’est de le voir mourir.

Ce qui frappe, à un degré inexprimable, lorsque, dans cette correspondance transparente, on regarde mourir Bastiat, c’est à la fois son détachement de la vie et son attachement à la vie ; détachement absolu en ce qui le concerne, attachement plein d’anxiété en ce qui concerne son œuvre. Jamais homme n’a eu ni plus de désir de vivre, ni moins de crainte de mourir. La vie pour lui, on le voit à chaque page, n’est rien par elle-même, mais elle est beaucoup par l’emploi qui peut en être fait : ce n’est pas un bien dont la jouissance ait quelque valeur; c’est un instrument dont l’usage peut procurer des résultats d’une valeur infinie. Certes, tel est bien le sens de la vie, et quiconque lui en donne un autre n’est pas digne du présent qui lui en a été fait : mais quelle force ne faut-il pas, même aux hommes les plus pénétrés de cette vérité, pour plier entièrement aux convictions de l’esprit toutes les répugnances de la matière!

L’épreuve de la maladie

Bastiat eut cette force, et il l’eut longtemps. Dès 1846, il écrivait à M. Cobden : « Si je jette un regard sur moi même, je sens des larmes de sang me venir aux yeux. Ma santé ne me permet pas un travail assidu, etc., mais que servent les plaintes et les regrets ? » Au printemps suivant, il remarquait avec épouvante, combien quelques gouttes de sang sorties du poumon peuvent affaiblir notre pauvre machine, et surtout la tête. Quelques mois plus tard, il se plaignait de ce que les forces intellectuelles l’abandonnaient avec les forces physiques. Et, plus il avançait, plus ces constatations douloureuses devenaient fréquentes et significatives. Mais, s’il prenait souci de les faire, ce n’était pas pour se plaindre ou s’apitoyer sur lui-même, c’était pour se préoccuper du sort des idées dont il était le défenseur, pour s’affermir encore dans un labeur qui pouvait être sitôt interrompu, pour restreindre, en luttant de vitesse avec la mort, la part qu’il serait bientôt contraint de lui livrer de son trésor, et s’exciter, par la brièveté de l’avenir, à l’emploi du présent. Dans la même lettre où il écrit à M. Coudroy que la maladie le prive de toutes ses forces, et qu’il lui est impossible de penser, encore plus d’écrire, — mécontent de son journal, qui est faible et pâle, comme tout ce qui émane d’une association, — il parle de demander le pouvoir absolu, quoique, hélas! avec le pouvoir on ne lui donnera pas la santé. Au moment de ses plus excessifs travaux et au plus fort de sa fatigue (en mars 1849), il se reproche de n’avoir pas assez travaille. Et, le 11 novembre 1850, six semaines avant le moment où il devait être tout à fait guéri, et parmi des dispositions qui impliquent la fin de sa carrière, il a gémit de ne pouvoir remplir ses devoirs de représentant.

Il est impossible de faire passer dans cette analyse imparfaite tout l’intérêt de cette lutte généreuse ; quelques fragments du moins donneront au lecteur le désir de la suivre dans la correspondance.

Parle-t-il du cours qu’il a, malgré son mal, entrepris de faire à la jeunesse des écoles:

Quelque chose, écrit-il à M. Coudroy, me dit que ce cours adressé à des jeunes gens, qui ont de la logique dans l’esprit et de la chaleur dans l’âme, ne sera pas sans utilité. Que le bon Dieu me donné encore Un an de force et mon passage sur cette terre n’aura pas été inutile.

Et à M.Cobden : Vous comprenez à présent, mon ami, combien je tiens à ma santé ! Oh! que la bonté divine me donne au moins encore un an de force ! Qu’elle me permette d’exposer devant mes jeunes concitoyens ce que je considère comme la vraie théorie sociale, sous Ces douze chapitres ; Besoins, production, propriété, concurrence, population, liberté, égalité, responsabilité, solidarité, fraternité, rôle de l’opinion publique; et je remettrai sans regret, avec joie, — ma vie entre ses mains. Ce qui me donne du cœur, dît-il ailleurs, ce n’est pas le non omnis moriar d’Horace, mais la pensée que peut être ma vie n’aura pas été inutile à l’humanité.”

On le voit ainsi, dans sa correspondance constamment occupé, pendant ses dernières années, de comparer l’étendue de sa tâche et la chaleur de son zèle avec la faiblesse de sa santé et le peu de jours qui lui paraissent assurés ; se tâtant le pouls, en quelque façon, chaque matin, pour savoir combien d’heures il peut travailler encore, et sollicitant de la Providence, par les plus pressantes prières, le temps de servir utilement la vérité : tantôt tourmenté de la crainte de ne pouvoir publier son cours, sur lequel il ne laissera probablement que des notes infors mes; tantôt demandant trois ou quatre mois de tranquillité pour écrire ses pauvres Harmonies économiques, ou le loisir de faire le second volume, sur lequel il compte plus que sur le premier, après quoi il chantera son Nunc dimittis.

Mais dans cette aspiration si ardente vers le but, dans cette crainte de tomber avant de l’avoir atteint, nulle impatience, pourtant, nulle amertume ne se laissent apercevoir chez Bastiat. Il expose à Dieu, avec une ferveur extrême, ses nobles vœux; il ne se croit aucun droit à les voir exaucés. Cette grâce, qu’il demandait pour Chanter avec joie son Nunc dimittis, cette grâce dernière lui fut refusée; il n’en chanta pas moins son Nunc dimittis, la lettre suivante montre dans quels sentiments. Elle est du 9 septembre 1850, trois mois avant sa mort, au moment même de son départ pour l’Italie.

« Mon cher Cobden, je suis sensible à l’intérêt que vous voulez bien prendre à ma santé. Elle est toujours chancelante. En ce moment j’ai une grande inflammation et probablement des ulcérations à ces deux tubes qui conduisent l’air au poumon et les aliments à l’estomac. La question est de savoir si ce mal s’arrêtera ou fera des progrès. Dans ce dernier cas, il n’y aurait plus moyen de respirer ni de manger, a very awkward situation indeed.

J’espère n’être pas soumis à cette épreuve, à laquelle cependant je ne néglige pas de me préparer en m’exerçant à la patience et à la résignation. Est-ce qu’il n’y a pas une source inépuisable de consolation et de force dans ces mots: Non sicut ego volo, sedsicut tu?… Une chose qui m’afflige plus que ces perspectives physiologiques, c’est la faiblesse intellectuelle dont je sens si bien le progrès. Il faudra que je renonce sans doute à achever l’œuvre commencée. Mais, après tout, ce livre a-t il toute l’importance que je me plaisais à y attacher ? La postérité ne pourra-t-elle pas fort bien s’en passer ? et, s’il faut combattre l’amour désordonné de la conservation matérielle, n’est-il pas bon d’étouffer aussi les bouffées de vanité d’auteur, qui s’interposent entre notre cœur et le seul objet qui soit digne de ses aspirations ? »

C’est le même sentiment, le sentiment du devoir, que nous avons rencontré partout dans la vie de Bastiat, que nous retrouvons, à la fin de cette vie, dans sa suprême expression : comme il a renoncé, tour à tour, et à ses goûts et à son repos, et à l’existence elle-même, il renonce enfin au but immédiat de ces premiers renoncements, au service de la vérité. Tant qu’un avenir, si précaire et si douloureux qu’il fût, a paru lui être permis, le devoir a été pour lui le service persévérant de la vérité; il n’a cessé de demander à Dieu le pouvoir de la servir : le jour où il n’y a plus d’avenir pour lui, où le terme, depuis longtemps pressenti, se montre enfin, le devoir est de consentir à l’interruption de sa carrière et de faire l’abandon de ses bonnes intentions elles mêmes ; il le fait. Il ne cessera pas assurément, d’aimer la vérité, de la souhaiter aux autres, d’y aspirer pour lui-même ; elle sera le dernier objet de sa pensée et le dernier murmure de ses lèvres : mais il cessera de prétendre à travailler pour elle et de regretter les efforts qu’il avait rêvés pour son succès. Cette résignation, mieux encore que l’ardeur généreuse qu’elle est venue couronner, montre toute la pureté, tout le désintéressement du zèle de Bastiat. Quand on est prêt à rompre ainsi toutes les attaches de la terre, même les plus saintes, c’est qu’on a placé son but plus haut que la terre.

Les dernières lettres

Les dernières lettres, où domine ce renoncement absolu, sont les plus touchantes. Une douceur inaltérable (cette douceur avec la mort dont parle Bossuet) y apparaît partout; et la liberté d’une bonne conscience y répand une sorte d’enjouement plein de grâce. Un jour, le malade parle des ménagements de la bonne nature,» qui l’accoutume peu à peu à toutes sortes de privations, comme pour le familiariser avec la dernière, qui les comprend toutes. Un autre jour, il écrit ces lignes tristes et charmantes:

« Tout ce que je demande au Ciel, maintenant, c’est que les tubes qui descendent de la bouche au poumon et à l’estomac ne deviennent pas plus douloureux. Je n’avais jamais pensé au rôle immense qu’ils jouent dans notre vie. Le boire, le manger, la respiration, la parole, tout passe par là. S’ils ne fonctionnent pas, on est mort; s’ils fonctionnent mal, c’est bien pis. »

Ou bien il se raille doucement de ses amis qui ne peuvent comprendre à quel degré de faiblesse il est arrivé:

« Chaque fois que je reçois une lettre de Paris, dit-il, il me semble que mes correspondants sont des Toinette et que je suis un Argan. La coquine a soutenu pendant une heure durant que je n’étais pas malade. Vous savez, m’amour, ce qui en est. Je voudrais bien que vous eussiez mis dans votre lettre le secret aussi bien que le conseil de tout dire en quelques mots. »

Ou, enfin, quand la nouvelle de sa mort, nouvelle bien peu prématurée, lui revient avec les alarmes de ses amis:

« Je me sens envie de vivre, mon cher Paillottet, écrit-il, quand je lis la relation de vos anxiétés à la nouvelle de ma mort. —Grâce au Ciel, je ne suis pas mort, ni même guère plus malade… Mais enfin, si la nouvelle eût été vraie, il aurait bien fallu l’accepter et se résigner. — Je voudrais que tous mes amis pussent acquérir, à cet égard, la philosophie que j’ai acquise moi-même. Je vous assure que je rendrais le dernier souffle sans peine, presqu’avec joie, si je pouvais être sûr de laisser après moi, à ceux qui m’aiment, non de cuisants regrets, mais un souvenir doux, affectueux, un peu mélancolique. Quand je serai plus malade (ajoute-t-il avec une délicatesse exquise), c’est à quoi je les préparerai… »

J’ai cherché à montrer, par les citations qui précèdent, le fond de l’âme de Bastiat, tel qu’il m’est apparu à la lecture de sa correspondance. Ai-je besoin de dire que je n’ai pu qu’esquisser les traits principaux de cette physionomie remarquable? Ai-je besoin de dire aussi que ce n’est là qu’une partie de l’instruction et de l’intérêt que l’étude de cette correspondance peut offrir? Les aspects divers sous lesquels on pourrait l’envisager sont nombreux, et elle ferait aisément l’objet de plusieurs travaux plus étendus que celui-ci. Il serait curieux, par exemple, de relever, dans ces lettres de toute époque, les premières manifestations et les développements progressifs de toutes les idées émises par Bastiat dans le cours de sa carrière publique, et de constater ainsi l’unité de son esprit et de son œuvre. Il ne le serait pas moins de noter les aperçus qu’il n’a pas eu le temps d’exposer, et d’essayer la reconstruction de la partie de cette œuvre que sa mort prématurée nous a ravie. Il y aurait un utile enseignement à tirer aussi (aujourd’hui que la réflexion est possible et que l’expérience a jugé bien des choses) de la lecture de tant de pages où sont appréciés, en toute franchise, les faits de chaque jour, et l’état de la France et l’état de l’Europe. Les lettres à M. Coudroy et à M. Cobden sont les principaux événements de 1848, sur les difficultés de la république naissante et sur les terribles journées de juin, sont, entre autres, d’une importance extrême; et l’on ne saurait trop les signaler à ceux qui sont curieux de voir comment des doctrines solides, des principes clairement conçus et embrassés avec conviction, en préservant des entraînements du présent, peuvent permettre à la fois et d’expliquer le passé et de prévoir l’avenir.

Mais il était impossible de songer à exploiter entièrement une mine aussi riche. Forcé de me borner, c’est à faire connaître l’homme que j’ai cru devoir m’appliquer. Celte connaissance de l’homme est, en général, ce qu’on ne trouve guère que dans les correspondances; ce que, par conséquent, on y cherche d’abord. Elle est, en outre, dans certains cas, d’une importance réelle. Quand il s’agit de sciences de l’ordre matériel, l’instruction spéciale de l’auteur est à peu près tout ce qui importe à ses lecteurs. Quand il s’agit de sciences de l’ordre moral, au contraire, ils ont autre chose à lui demander que ce qu’il leur donne: son caractère est une partie de sou talent, et sa valeur personnelle ne peut être séparée de celle de ses ouvrages; tout au moins est-elle pour beaucoup dans leur destinée. Chercher la vérité avec sincérité, c’est la première condition pour la trouver; et reconnaître, dans un publiciste, ce zèle de la vérité, c’est un encouragement à l’entendre, comme il parle, avec impartialité. La conviction est le grand levier du monde moral. Or, si la carrière de Bastiat a été grande en quelque chose, c’est par la conviction; et, s’il est un profit spécial à retirer de l’étude de ses ouvrages et de celle de sa vie, c’est une confiance plus grande et plus inébranlable dans cette force, c’est le sentiment qu’il exprime à toutes les pages de sa correspondance, la Foi aux principes.

Puisse ce sentiment ressortir avec quelque vivacité de cette étude ! Puisse-t-elle, surtout, inspirer, à quelques uns de ceux qui l’auront lue, le désir d’aller le puiser plus abondamment à sa source, en lisant tout entières, avec le soin qu’elles méritent, ces lettres dont je n’ai pu donner que d’imparfaits fragments!

Cette esquisse est bien incomplète, bien au-dessous de ce que j’aurais voulu pouvoir faire et de ce que demandait le sujet.

Notes

(1) La polémique avec M. Proudhon sur la Gratuité du crédit.

(2) Le journal le Libre Échange.

(3) Tacite dans l’éloge d’Agricola

(4) La musique. Bastiat chantait agréablement et jouait de la basse d’une manière remarquable.

(5) La lettre au Journal des Économistes, w du 15 décembre 1850.

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