De l’utilité et de l’inutilité des colonies (première partie)

Malgré l’affirmation enthousiaste de Paul Leroy-Beaulieu, selon lequel la colonisation est une question jugée, et que tout le monde admet son utilité, le débat soulevé à la Société d’économie politique sur cette question fait apercevoir de vraies divisions. Face à Paul Leroy-Beaulieu, le plus affirmatif et résolu dans sa défense de la colonisation, Frédéric Passy et Émile Levasseur soutiennent que la conquête du monde par la race européenne ne mérite d’être faite que par le commerce et une colonisation non-violente, ou dans des territoires très rares où les conditions sont extrêmement propices. Yves Guyot rejette même tout idée de colonisation, et se lance dans un réquisitoire implacable, fondé sur les faits.


 

De l’utilité et de l’inutilité des colonies  

(Annales de la société d’économie politique, 5 février 1886)

 

 

La réunion adopte comme sujet de discussion la question suivante, proposée par le secrétaire perpétuel et posée par MM. Paul Leroy-Beaulieu et Frédéric Passy:

DE L’UTILITÉ OU DE L’INUTILITÉ DES COLONIES.

M. PAUL LEROY-BEAULIEU fait d’abord remarquer que la question serait bien mieux posée en ces termes : De l’utilité ou de l’inutilité de la colonisation, bien que, même sous cette forme, elle lui semble assez facile à trancher.

En effet, tout le monde est plus ou moins colonisateur, partisan ou coopérateur de la colonisation. Tous ceux qui consomment du café, du tabac, de ces mille denrées qui proviennent des pays d’outre-mer, sont des colonisateurs.

La colonisation a procuré au monde un accroissement considérable de jouissances et de bien-être.

Maintenant, on peut se demander qui doit faire la colonisation, qui doit se charger de conquérir à la civilisation et de mettre en valeur les pays neufs.

Une première théorie est appliquée par les peuples généreux, ceux qui acceptent ou ont accepté un rôle qui les a rendus plus ou moins victimes de leur désintéressement : l’Angleterre, la Hollande, plus tard, de nos jours encore, l’Allemagne, l’Italie.

Ici, la question se présente sous un aspect spécial, à propos duquel on a invoqué souvent des arguments de sentiment ; on a parlé d’humanité, on a dit que la colonisation avait dépeuplé l’Amérique du Nord, puis l’Amérique du Sud, que des milliers de nègres avaient été arrachés violemment aux côtes africaines et forcés d’aller féconder les terres du nouveau monde. Mais serait-ce une raison pour réprouver une chose bonne en soi et d’une haute importance pour le progrès de l’espèce humaine en général ? Non, car tous les grands faits sociaux, à toutes les époques de l’histoire du monde, ont été entourés de misères, de catastrophes et d’atrocités. Même dans les annales de l’économie politique, ne trouve-t-on pas les mêmes tristesses à l’occasion de tous les grands progrès ; l’invention et la multiplication des machines n’ont-elles pas engendré de vives douleurs parmi les travailleurs et dans les masses populaires ? Est-ce une raison pour proscrire les machines, comme ont voulu le faire, dans l’entraînement de la logique et des sentiments les plus respectables, plusieurs économistes de valeur ? 

Non, il ne faut pas condamner un grand fait social parce qu’il a causé des souffrances plus ou moins pénibles.

Voilà la Russie, qui, en ce moment même, colonise avec une ardeur et une rapidité incroyables, ajoutant au monde civilisé des territoires d’une étendue immense ; quelqu’un pourrait-il soutenir que ce soit un malheur pour les nombreuses tribus dispersées sur ces territoires, toujours en guerre les unes contre les autres, et vouées depuis des siècles à une existence misérable et précaire ? Non, n’est-ce pas

Mais arrivons, dit M. Paul Leroy-Beaulieu, au terrain même sur lequel le débat peut s’élever. L’utilité de la colonisation, ses bienfaits semblent admis par tout le monde. Maintenant, un peuple doit-il prendre la colonisation à son compte ?

Il ne paraît pas qu’il y ait à cela grand danger. Les Anglais, qui savent compter, n’ont certainement pas été dupes, pendant trois siècles, et n’ont pas à regretter les sacrifices qu’ils ont faits pour coloniser.

C’est en 1787 que la frégate Sirius déposait à Botany-Bay 800 convicts, et, depuis, un grand nombre de convois analogues y avaient été envoyés ; c’est en 1850 que prirent fin ces transports répétés de condamnés en Australie.

Que serait l’Angleterre et que deviendrait son immense prestige si l’Inde, le Canada, l’Australie, venaient à rompre complètement les liens qui les rattachent à la métropole et si celle-ci se trouvait réduite à n’être plus qu’un État européen, sans toutes ses vastes et opulentes possessions ?

Quels sont donc les avantages des colonies pour la mère patrie ? On les mesure habituellement par l’importance du commerce extérieur que celle-ci entretient avec elles. Oui, certainement, les colonies servent de débouchés à l’exportation métropolitaine ; aujourd’hui, l’Algérie, dont le commerce se chiffre par 600 à 700 millions de francs, fait pour 150 millions d’affaires avec la France. Au point de vue de la sécurité des opérations et de la régularité des transactions, le commerce colonial tient le milieu entre le commerce intérieur d’un pays et son commerce extérieur, car les populations des colonies ont toujours, avec celles de la métropole, certains rapports de mœurs, d’habitudes, etc.

On se rappelle le mot de Voltaire lorsque le Canada fut définitivement détaché de la France ; il trouvait que ce n’était pas payer trop cher la paix par l’abandon de « quelques arpents de neige ». Aujourd’hui le Canada compte près de 1 million et demi de Français ou descendants de Français, malgré la rupture presque complète des relations avec l’ancienne mère patrie ; si nous l’avions gardé, il y aurait aujourd’hui 4 ou 5 millions d’âmes de race française, et il en aurait été sans doute de même de la Louisiane, si nous l’avions gardée.

Ah ! ce ne sont pas les gens audacieux, aventureux, hardis, qui ont jamais fait défaut à la France, et l’histoire du passé est là pour montrer si nous saurions coloniser et conquérir ; aujourd’hui encore les hommes hardis ne nous manquent pas non plus, et nos petites gens le montrent toujours par leurs entreprises ou par leurs capitaux qu’ils envoient de tous côtés.

Le Canada, la Louisiane ne sont plus à nous. On parle souvent de la Plata et de nos Basques qui vont s’y établir, gardant des rapports avec la France et assurant aux produits français un débouché régulier. Mais qui nous dit que des modifications dans les droits de douanes ne viendront pas un jour ou l’autre fermer ce débouché?

Du reste, est-ce seulement le commerce extérieur qu’il faut considérer en pareille matière ? Mais ce serait ressusciter la vieille et absurde doctrine de la balance de commerce définitivement condamnée. On dit que l’Inde est précieuse pour l’Angleterre à cause de la masse des échanges entre les deux contrées ; c’est là un petit côté de la question. Il y a le commerce intérieur dans la colonie même, qui a une bien autre importance, et qui se trouve généralement entre les mains des métropolitains ; les banques sont anglaises, les grands commerçants sont Anglais, et à leur influence commerciale s’ajoute celle du peuple dominateur.

M. Yves Guyot, combattant les colonies, a découvert que, en Algérie, chaque colon est gardé par deux soldats. Pour établir ce calcul, il retranche de la population les étrangers, les femmes, les fonctionnaires, les employés de chemins de fer ! Et pourquoi cela ? Sur les 22 000 ou 25 000 Hollandais existant à Java, le même mode de calcul donnerait le même résultat qu’en Algérie. Aux Indes, il en serait de même. Mais ce procédé est faux. Les fonctionnaires, les employés de chemins de fer sont parfaitement productifs au point de vue de la colonisation.

En somme : 1° les colonies offrent aux métropolitains leur commerce intérieur à exploiter ; 2° elles reçoivent les immigrants venus de la mère patrie, laquelle comble ses vides en accueillant des étrangers qui se fondent tôt ou tard dans la population nationale.

Et ce ne sont pas seulement les hommes qui émigrent. Les capitaux aussi sont des émigrants, et la France, qui est par ses habitudes d’épargne la plus grande fabrique peut-être de capitaux, la France, qui a chaque année 1 milliard 500 millions ou 2 milliards de francs à placer, aurait le plus grand intérêt à envoyer ces émigrants métalliques dans des colonies à elle ; là, ces capitaux seraient protégés, garantis contre les spoliations de toutes sortes auxquelles on les a vus si souvent exposés lorsqu’ils sont allés s’établir et travailler sur des sols étrangers, en Italie, en Égypte, à Suez.

Mais les personnes qui admettent, à la rigueur, tout cela, disent que, au moins, on ne devrait plus fonder de colonies, que des établissements nouveaux, tels que le Tonkin, ne rapporteront rien, seront simplement ruineux. Qu’en sait-on ? dit M. Leroy-Beaulieu. N’a-t-on pas fait les mêmes prophéties à la naissance de toutes les grandes colonies, à propos de toutes les terres nouvelles, l’Australie, par exemple ?

Pour l’Algérie, on a dit la même chose, et pour la Tunisie également ; rien d’étonnant à ce qu’on parle de même pour le Tonkin.

Mais ce sont là des considérations terre à terre. Il faut envisager les choses d’un point de vue plus élevé et ne pas trancher une pareille question par doit et avoir. Il y a lieu de savoir si la grandeur et le prestige d’un peuple doivent compter pour quelque chose et M. Leroy-Beaulieu prétend que oui. Il ne faut pas juger de pareils intérêts en songeant seulement au présent. Il y a l’avenir aussi, et la vie d’une nation ne se mesure pas par mois, ni par années, ni par dizaines d’années. C’est une erreur et une mesquinerie que d’évaluer l’importance des faits et des événements d’après leur seule portée ou leur utilité actuelle du moment.C’est précisément un des devoirs des gouvernements que de penser à l’avenir ; tout ce qu’on fait n’est pas, ne peut pas être immédiatement rémunérateur, pas plus les nouveaux chemins de fer que les écoles, les canaux ou les musées, qui peut-être ne donneront jamais de résultats pécuniaires, de bénéfices palpables en argent.

Voyons la France telle qu’elle est ; elle a dix-huit siècles d’existence qui l’ont faite ce qu’elle est, avec son activité économique, ses débouchés, ses supériorités si variées qui dominent encore, quoi qu’on puisse dire, et qui la font si bien rechercher des étrangers. Elle a encore en elle assez de forces et de ressources pour reprendre ses traditions d’autrefois, pour coloniser de nouveau.

Mais, pour cela, il ne faut pas que nous nous acharnions à vouloir tout faire à la fois. Il nous faut d’abord un gouvernement stable et un budget normal bien établi ; si nous parvenons à nous donner cela, l’œuvre de la colonisation peut redevenir pour nous une œuvre principale, l’emploi capital de nos énergies et de notre activité nationale. Le tout est de savoir nous borner et de ménager nos forces sans les éparpiller de tous les côtés.

M. FRÉDÉRIC PASSY est d’accord avec M. Leroy-Beaulieu sur la manière dont la question aurait dû être formulée. Le véritable débat doit porter sur la distinction entre les colonies utiles et les colonies inutiles, celles qui sont profitables et celles qui sont nuisibles ou dangereuses, et M. Frédéric Passy persiste à combattre ces dernières.

En somme, M. Paul Leroy-Beaulieu a conclu en disant qu’il fallait coloniser sagement. Mais il a fait une assimilation contre laquelle proteste M. Frédéric Passy, lorsqu’il a comparé les colonies à des enfants qui d’abord, et pendant longtemps, ne rapportent rien. Un enfant donne au moins l’espoir qu’un jour il se rendra utile et compensera la peine qu’il a donnée à ses parents, les sacrifices qu’il leur a imposés ; mais si plus tard il devait devenir un mauvais sujet, un être nuisible, mieux vaudrait qu’il ne fût jamais né. C’est le cas d’un certain nombre de colonies qu’il vaudrait mieux, dès maintenant, ne pas chercher à conquérir, parce que, pour le présent, elles sont mauvaises et que, pour l’avenir, elles ne promettent rien de bon.

Certainement, les chemins de fer, les canaux, les routes, ne produisent pas immédiatement, en général, un résultat possible à évaluer en argent, et il n’est pas indispensable qu’il en soit ainsi. Il en est de même pour une colonie, et M. Frédéric Passy est le premier à reconnaître qu’une colonie peut être dite bonne lorsqu’un jour ou l’autre elle est susceptible d’indemniser des sacrifices qu’une nation s’impose d’abord pour elle.

Or, quelles colonies peuvent indemniser ainsi ? M. Frédéric Passy emprunte alors quelques renseignements à un travail récent de M. Charles Gide sur ce sujet : « Partout aujourd’hui c’est la métropole qui paye tribut à ses colonies. Les colonies coûtent annuellement 50 millions à l’Angleterre, à peu près autant à la France ; la Russie dépense pour ses possessions de l’Asie centrale, qui sont de véritables colonies, 17 millions de plus que ce qu’elle en reçoit. Les Indes hollandaises, cette riche proie qui, jusqu’en 1878, a rapporté à la métropole 50, 60, et même une fois jusqu’à 148 millions, aujourd’hui à son tour absorbe 20 millions. Et même la perle des Antilles, « la toujours fidèle » Cuba, qui, jusqu’en 1868, rapportait bon an mal an 130 millions de francs, prélève maintenant à son tour 20 à 30 millions par an sur le maigre budget de l’Espagne. »

Au point de vue financier, la possession de colonies est toujours chose fort coûteuse, et un fait d’observation, c’est que, du jour où une colonie ne coûte plus à la métropole, du jour où elle est arrivée à se suffire à elle-même, elle tend à se séparer et à proclamer son indépendance. Turgot déjà disait que les colonies font alors comme le fruit mûr, qui se détache du rameau dont il tirait sa substance. M. Passy considère ce fait comme démontré, et, entre autres exemples, il cite l’Australie, sur laquelle la domination de l’Angleterre n’est plus guère que nominale, et qui a son gouvernement et son administration autonomes.

Avec M. Gide, M. Frédéric Passy dit qu’il est impossible que les colonies constituent un bon placement. Une colonie ne peut rapporter que si elle est indignement exploitée par la métropole, et c’est du reste toujours ce qui s’est passé ; c’est fatal.

De nos jours même, au Tonkin, a-t-on agi et agit-on autrement ?

On a porté la guerre dans ce pays, et une guerre atroce, une guerre d’extermination : pas de prisonniers, pas de quartier, de part et d’autre, du reste. C’est la vieille exploitation des indigènes par le massacre et l’impôt de capitation, comme au temps de Fernand Cortez, de Pizarre et des aventuriers espagnols du nouveau monde.

La Louisiane, le Canada, s’étaient fondés autrement, par des établissements de cadets et de fils de famille venus de France, de colons laborieux, qui, de plus, trouvaient là, au moins, un climat colonisable, où l’acclimatement et la vie du travailleur européen ne rencontraient pas, comme au Tonkin, des obstacles naturels à peu près insurmontables. Et la Tunisie, que de difficultés, que dimpossibilités ! Pourquoi avoir commis aussi la faute d’y aller, en procédant surtout comme on l’a fait, en jouant cette comédie des Kroumirs, qui n’ont jamais existé, du moins dans les montagnes formant la frontière algérienne.

Non, encore une fois, les colonies ne constituent pas, pour les capitaux en hommes ou en espèces de la métropole, un bon placement, à moins d’être exploitées contre toute morale et toute justice.

Mais, enfin, est-ce que les peuples d’une organisation ou d’une race plus élevée ont le droit d’aller prendre les pays des races qu’ils regardent comme inférieures ? Le commerce et la colonisation sont deux choses distinctes ; on n’est pas colonisateur, ainsi que le disait M. Paul Leroy-Beaulieu, parce qu’on fume ou qu’on consomme du café, du thé ou du poivre. Le commerce avec les races susceptibles de cultiver et de produire ces denrées spéciales suffit pour en pourvoir les consommateurs dits civilisés. Voyez comment procède de Brazza, cherchant simplement, non à asservir les populations nègres, mais à en faire des travailleurs, des producteurs intéressés ; il s’attache uniquement à les gagner par des bienfaits et à leur faire comprendre, en y mettant le temps, sans force, sans violence, quels avantages ils ont à tirer de rapports commerciaux avec les Européens.

Voilà une admirable conduite, voilà le procédé de la colonisation honnête et pure ; mais si l’on veut coloniser par le fer, par le feu, par le sang, par cette politique de conquête brutale aujourd’hui à la mode, M. Fréd. Passy proteste, s’indigne et réprouve de semblables monstruosités.

Il fait donc très nettement le départ entre les deux systèmes : d’un côté la bonne colonisation, de l’autre la mauvaise ; ici, l’accaparement par la force des terres et des biens des races faibles, là, au contraire, la conquête pacifique et le progrès par l’humanité.

Il se sépare donc de M. Leroy-Beaulieu et de M. Gide lorsqu’ils invoquent, malgré les vices qu’ils reconnaissent aux systèmes ordinaires de colonisation, des raisons d’ordre supérieur à l’ordre économique.

Et quels sont donc les prétendus avantages dont on parle tant ?

D’abord, le prestige et la sécurité d’une nation n’ont rien à gagner à la possession des colonies, à moins que les relations qui les unissent à elle ne soient tout amicales. Voyez l’Inde, possédée, dominée, contenue par les Anglais ; qui ne prévoit qu’un jour ou l’autre elle en viendra peut-être à se révolter ? Voyez la Birmanie ; à force de provoquer les barbares, il arrive un jour où ils se redressent et répondent coup pour coup, et comme ils se sont mis à progresser, eux aussi, comme ils ont peu à peu emprunté à la civilisation occidentale ses armes et sa tactique militaire, ils luttent avec des chances nouvelles qu’on est tout surpris de leur reconnaître. Qui sait si, dans un avenir terrible, ne se produira pas une énorme et épouvantable collision entre les centaines de millions d’Asiatiques qui grouillent dans l’Extrême-Orient et les vieilles civilisations occidentales ? C’est là, dit M. Fréd. Passy, un cauchemar qui hante mes nuits, une effroyable éventualité à laquelle je ne puis songer sans frémir.

Le proverbe : Qui terre a, guerre a, sera toujours vrai, ou au moins pour bien longtemps encore.

On a parlé de l’émigration des capitaux et des grands profits qui les attendent aux colonies ; on sait trop bien que ces profits ne vont pas sans de grands risques aussi, et la balance, en fin de compte, n’est pas toujours si avantageuse. Gardons-les chez nous, nos capitaux et nos hommes, gardons-les dans notre pays où il y a encore tant à faire et où nous avons besoin de toutes nos forces vives.

Au lieu de cela, on envoie mourir, sous des climats redoutables, des milliers d’hommes jeunes, forts, qui auraient, dans leur pays, contribué un jour ou l’autre à produire, à accroître la population, et qui, en tout état de cause, nous manqueraient bien le jour où surviendrait une guerre continentale.

Encore un point de vue. Les colonies sont, pour l’armée, pour les fonctionnaires, une école de profonde démoralisation ; ils y puisent des habitudes qui ne sont ni morales, ni libérales, des habitudes hygiéniques déplorables. Qui dira les milliers d’hommes que notre Algérie a dépravés à tous égards ?

M. Fréd. Passy persiste donc à rester partisan de la colonisation comme l’ont faite Livingstone, de Brazza, en protestant contre la colonisation par la conquête violente, contre ces colonies factices contraires au progrès économique et moral.

M. E. LEVASSEUR, vu l’heure très avancée, ne peut que formuler tout au plus le sommaire de la thèse qu’il aurait soutenue. Il est, en somme, sur bien des points, du même avis que M. Paul Leroy-Beaulieu, et partage, sur d’autres, le sentiment de M. Passy.

Il croit que les colonies utiles sont bonnes et louables ; mais, quelles sont les inutiles, voilà le point.

M. Levasseur approuve M. Fréd. Passy, disant que la conquête violente est une mauvaise colonisation. Pour lui, au début, il n’aurait jamais voulu qu’on allât au Tonkin ; maintenant qu’on y est, il serait ministre qu’il n’oserait pas s’en retirer.

Pour faire une distinction positive entre les colonies, il faut apprécier le sol, le climat, s’attacher, par exemple, dans la zone tropicale, à établir des comptoirs, mais non de véritables colonies.

Dans la zone tempérée, presque partout le climat peut convenir ; mais il y a lieu de distinguer si le lieu où l’on va s’établir n’est habité que par peu d’habitants, auxquels on ne vient pas ainsi ravir leur sol, leur propriété ; là, dans ces régions presque inhabitées, peuvent se fonder des colonies utiles, où les Européens pourront s’implanter et se perpétuer. Quand, au contraire, on arrive chez des peuples plus denses, déjà plus civilisés, la colonisation devra et pourra procéder par superposition graduelle ; l’Algérie a fini par devenir aujourd’hui pour nous une colonie utile, et la Tunisie, qu’on a bien fait d’occuper, est devenue alors un rempart avantageux pour notre Algérie.

Dans une autre argumentation, si la question revient en discussion devant la Société d’économie politique, M. E. Levasseur dira aussi comment il comprend des colonies utiles, par exemple, l’Australie.

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