Notice sur Alexis de Tocqueville

Gustave de Beaumont, « Notice sur Alexis de Tocqueville » (Œuvres de Tocqueville, 1861)

Château de Tocqueville (Normandie)

NOTICE SUR ALEXIS DE TOCQUEVILLE

CHAPITRE PREMIER

Son enfance. — Ses premiers voyages ; en Italie, en Sicile. — Son entrée dans la magistrature. — La Restauration (1827-1828). — La révolution de 1830. — Jusqu’au voyage d’Amérique.

Tocqueville (Alexis-Charles-Henri Clérel de) est né à Paris, le 29 juillet 1805. Sa mère, née Le Peletier de Rosambo, était petite-fille de M. de Malesherbes ; et son père, le comte de Tocqueville, fut successivement sous la Restauration préfet de Metz, d’Amiens, de Versailles, et pair de France[1]. Élevé dans sa famille, il y apprit fort peu de choses, si l’on compte pour peu les bonnes manières et les bons sentiments. Il est certain que son instruction primaire fut très négligée ; et il commença ses études avec ses humanités au collège de Metz, où il entra dans le même temps que son père était préfet de cette ville. Faible d’abord en latin et en grec, il fut tout d’abord le premier dans les compositions françaises, où l’imagination compte plus que l’orthographe, et tout récemment l’Académie impériale de Metz consignait avec orgueil dans ses annales qu’en 1822 Alexis de Tocqueville, alors élève de rhétorique, y avait remporté le prix d’honneur[2]. Après avoir terminé brillamment des études qu’il regretta souvent de n’avoir jamais commencées, il voyagea.

C’était en 1826. En compagnie de son frère Édouard[3], son aîné et son guide, il parcourut l’Italie, dont il visita toutes les villes principales, et fit une excursion en Sicile. Il montra dès lors dans ces voyages la curiosité et l’activité d’esprit qu’il portait partout. C’est ce qu’attestent deux manuscrits assez volumineux qui contiennent ses notes et ses impressions de chaque jour. Assurément ces manuscrits ne sont pas des chefs-d’œuvre, et leur auteur ne se faisait aucune illusion flatteuse sur le mérite de ces premiers-nés ; car on lit écrit de sa main sur l’enveloppe de l’un d’eux : très médiocreMais l’apostille est au moins sévère ; et fût-elle méritée, il n’en serait pas moins intéressant d’étudier dans ces premiers essais d’un grand écrivain la marche qu’a suivie son esprit, ses tâtonnements, ses méprises, ses retours, et les voies détournées par lesquelles il est rentré dans son vrai chemin. Il est en effet curieux de voir le jeune voyageur, à son arrivée en Italie, prendre d’abord ce pays comme le prennent tous les touristes : il visite scrupuleusement tous les musées, ne passe pas un tableau, n’omet pas une médaille, note toutes les œuvres des grands maîtres de l’art. Il fait plus : il commence une étude approfondie des principes de l’architecture antique, dont il entreprend de bien définir tous les genres, sans doute pour donner une règle à ses admirations. Évidemment ce travail était peu de son goût ; il ne le continue pas. Rome, où il ne trouve pas seulement des musées, mais où les monuments sont aussi de grands souvenirs, lui suggère sa première œuvre d’imagination.

L’auteur suppose qu’un jour après une longue course dans Rome, il gravit le Capitole du côté du Campo Vaccino ; que là, excédé de fatigue, il tombe à terre et s’endort. Pendant son sommeil l’ancienne Rome lui apparaît tout entière avec son passé, ses héros, sa gloire, sa puissance, surtout sa liberté ; il voit ainsi se succéder devant lui tous les grands événements et tous les grands hommes de l’antiquité romaine depuis la fondation de la République jusqu’au meurtre de César, depuis le premier Brutus jusqu’à l’avènement d’Auguste.

Tout à coup il est réveillé par une procession de moines déchaussés qui, pour se rendre à leur église, montent les degrés du Capitole, tandis qu’un garde-vache fait entendre les sons d’une clochette avec laquelle il rassemble son troupeau paissant dans le forum. « Je me levai, dit-il, m’acheminant lentement vers ma demeure, tournant de temps en temps la tête, et me disant : pauvre humanité, qu’es-tu donc ?… »

Ce cadre qui pour être rempli aurait demandé tout le goût et l’imagination qu’il avait, et l’érudition qu’alors il n’avait pas, n’était pas le mieux approprié aux facultés d’Alexis de Tocqueville. Cependant on devine déjà l’homme à venir dans cette œuvre où il date la décadence de Rome du jour où Rome perdit sa liberté.

On l’aperçoit mieux encore dans le voyage de Sicile, où, témoin des misères que fait peser sur ce pays un détestable gouvernement, il est conduit à méditer sur les conditions premières desquelles dépend l’infortune ou la prospérité des peuples. Il n’avait d’abord pensé qu’à décrire l’aspect extérieur du pays, mais bientôt il ne peint que les institutions et les mœurs, et les descriptions disparaissent pour faire place aux idées.

Il achevait en Sicile ce voyage et le manuscrit qu’il en a rapporté, lorsqu’une ordonnance royale du 5 avril 1827 le rappela en France. Il était nommé juge auditeur, et attaché en cette qualité au tribunal de Versailles, où le comte de Tocqueville, son père, était préfet. Il venait d’avoir vingt-et-un ans, c’est-à-dire l’âge légalement requis pour entrer dans la magistrature.

Si Alexis de Tocqueville eût été un homme ordinaire, sa destinée se trouvait toute tracée : son nom, sa famille, sa position sociale, sa carrière lui marquaient la voie à suivre. Petit-fils de Malesherbes, n’était-il pas sûr de parvenir aux postes les plus élevés de la magistrature, même sans effort, et en laissant seulement couler le temps ? Jeune, agréable, allié à toutes les grandes familles, fait pour prétendre aux plus beaux partis, qui déjà lui étaient offerts, il eût épousé quelque riche héritière. Sa vie renfermée dans un cercle circonscrit à l’avance se fût écoulée, d’ailleurs doucement et honnêtement, dans l’accomplissement régulier des devoirs de sa charge, au sein du bien-être que procure un gros traitement, au milieu des intérêts limités mais certains de la justice et des jouissances modérées mais paisibles de la vie privée.

L’existence ainsi conçue ne convenait ni à la nature de son esprit ni à son caractère ; et d’abord, résolu de ne devoir son avancement qu’à lui-même, il rechercha aussitôt dans la carrière où il entrait le côté par lequel il pourrait y appliquer ses facultés. On sait que les fonctions de juge auditeur, transformées depuis en celles de juge suppléant, n’impliquaient par elles-mêmes l’obligation d’aucun service très actif, à moins que le titulaire ne fût appelé à prendre part aux travaux du ministère public. Alexis de Tocqueville sollicita et obtint d’être associé à ces travaux. C’est làqu’il rencontra parmi ses collaborateurs un substitut, M. Gustave de Beaumont, avec lequel il commença des rapports devenus en peu de temps une liaison intime, et plus tard une étroite amitié.

À peine Alexis de Tocqueville eut-il un certain nombre de fois occupé le siège du ministère public devant la cour d’assises de Versailles, que sa parole grave, le tour sérieux de sa pensée, la maturité de son jugement et la supériorité de son esprit, le placèrent hors ligne. Son plus grand succès n’était pas dans la foule, mais jamais aucun suffrage d’élite ne lui manqua ; personne ne doutait qu’un brillant avenir ne lui fût réservé, et plus d’un président des assises lui pronostiqua une haute destinée. Il convient seulement de remarquer que dans ces présages on pensait plus à Malesherbes qu’à Montesquieu.

Cependant si toutes ses qualités convenaient parfaitement à la magistrature, cette carrière n’était peut-être pas celle qui convenait le mieux à la nature de son esprit. Alexis de Tocqueville possédait au plus haut degré la faculté si rare de généraliser ses idées ; et précisément parce qu’il y était supérieur, c’était toujours là que tendait son intelligence ; le juge suit d’ordinaire une tendance tout opposée qu’il puise dans les habitudes mêmes de sa profession, où son esprit ne se nourrit que d’espèces et de cas particuliers. La pensée d’Alexis de Tocqueville souffrait d’être emprisonnée dans les limites d’une spécialité. La gêne qu’il y éprouvait s’accroissait à mesure que le procès à juger était moindre ; au contraire, en proportion de la gravité de la cause, son talent grandissait comme si les liens qui enchaînaient son intelligence fussent brisés ou détendus.

Est-il besoin de dire que cet esprit, si avide d’indépendance et d’espace, sortait souvent de la sphère étroite du droit, où le retenait seul l’exercice de sa profession, pour entrer dans l’arène alors si librement ouverte aux questions générales de la politique ? Quand la part des travaux juridiques avait été faite, lorsque les devoirs de l’audience et du parquet avaient été remplis, les deux collègues, devenus des amis, unis par le lien de goûts communs autant que par celui d’idées et d’opinions semblables, se précipitaient sur les études de leur choix, celles surtout qui avaient pour objet l’histoire. Et alors quelle activité ! quelle émulation ! quel charme dans cette vie laborieuse ! quelle sincérité dans la poursuite du vrai en toutes choses ! et quel élan vers l’avenir, vers l’avenir sans bornes, sans nuages, tel que l’ouvraient à des esprits ardents et à des cœurs généreux les passions et la foi du jeune âge à une époque croyante et passionnée !

Ceux qui n’ont pas vu cette époque (1827-1828), et qui ne connaissent que la mollesse et l’indifférence de la nôtre, comprendront difficilement les ardeurs de ce temps-là. Douze années s’étaient écoulées depuis que l’empire était tombé. Pour la première fois la France avait connu la liberté, et l’avait aimée. Cette liberté, consolation pour les uns, souverain bien pour les autres, avait créé pour tous un pays nouveau. Des institutions mises à la place d’un homme, de nouvelles mœurs, au milieu d’une paix profonde le développement d’instincts, de sentiments et de besoins jusque-là inconnus, tout avait contribué à répandre dans une nation régénérée une nouvelle vie. Oui, il faut le reconnaître, en dehors des vieux partis de la Révolution et de l’empire, dont le libéralisme ne fut qu’un mensonge, et au milieu des dissidences inhérentes à la liberté même, il y eut alors une France sincèrement libérale, passionnée pour les institutions nouvelles, jalouse de les soutenir, prompte à s’alarmer de leurs périls et à voir dans leur chute ou dans leur maintien le succès ou l’échec de sa propre fortune. C’était la première fois que se posait sérieusement en France le grand problème de la liberté constitutionnelle. Il semblait que le pays eût le sentiment de ce que contenait de périlleux cette première épreuve. Aussi, avec quelle anxiété la France assistait aux débats de cette grande cause ! avec quelle émotion elle voyait paraître le moindre symptôme d’orage, de quelque côté qu’il vînt, du peuple ou du prince ! Quel intérêt excitaient alors les moindres incidents de la vie publique, l’acte arbitraire d’un agent, un procès de presse, un verdict du jury, l’apparition d’un livre, un mot tombé de la tribune, quelquefois un article de journal !

C’était d’ailleurs le moment où la lutte des partis qui divisaient le gouvernement autant que le pays allait prendre le caractère le plus offensif. Encore quelques jours, et il n’y aurait plus entre le gouvernement de la Restauration et sa chute que le ministère de M. de Martignac, cette suprême tentative des hommes sages, dont le succès eût peut-être épargné à la France bien des malheurs !

Alexis de Tocqueville contemplait le spectacle de cette grande lutte avec toutes les passions communes à la jeunesse de ce temps, en y apportant de plus une sagesse et une profondeur d’observations bien rares. Il avait dès lors un certain nombre d’opinions très arrêtées en politique.

Son premier principe était que tout peuple, digne de ce nom, doit participer au gouvernement de ses propres affaires, et que sans des institutions libres il ne peut y avoir pour un pays de vraie grandeur, ni pour ceux qui l’administrent de vraie dignité : sa fierté n’admettait pas qu’il pût jamais servir un maître. C’était là pour lui une vérité fondamentale qui lui était venue tout à la fois de l’esprit et de l’âme. Il portait une haine égale aux révolutions, et à leur produit naturel, le pouvoir absolu. Sans exclure aucune forme de gouvernement libre, même la république, il croyait fermement que dans l’état de la France et de ses mœurs la forme qui lui convenait le mieux était la monarchie constitutionnelle, celle qui conciliait l’autorité du prince avec la représentation nationale ; et s’il faisait des vœux pour l’affermissement de la branche aînée des Bourbons, c’est parce qu’il croyait qu’avec elle il était plus facile de conserver la liberté qu’avec toute dynastie d’origine révolutionnaire.

Cependant, en même temps qu’il croyait possible et qu’il désirait si ardemment le succès de ceux qui tentaient de réaliser l’accord de la monarchie et de la liberté, Alexis de Tocqueville apercevait clairement les difficultés de l’entreprise et l’immensité des abîmes qui s’ouvraient déjà sous les pas de notre génération ; et c’est ce qui rendait si solennel à ses yeux le grand drame dont les scènes commençaient à se dérouler.

Jamais son regard ne s’arrêtait à la surface des faits aperçus de tout le monde ; il pénétrait plus avant. Et déjà un coup d’œil rétrospectif dans notre histoire lui faisait entrevoir les grandes questions qu’il a depuis approfondies, et dans lesquelles il cherchait dès lors l’explication de son temps.

Il voyait bien, malgré la paix extérieure qui régnait à la surface de la société française, que nous étions toujours en révolution. Mais ce qui le frappait avant tout, c’était le caractère profondément démocratique de cette révolution, c’était le principe de l’égalité s’emparant des sociétés modernes et s’y établissant en dominateur ; et déjà se posaient dans son esprit les grands problèmes qui devaient remplir sa vie, et pour l’étude desquels il irait un jour interroger le Nouveau Monde. Comment l’égalité qui divise et isole les hommes se conciliera-t-elle avec la liberté ? Comment empêcher le pouvoir sorti de la démocratie de devenir tout-puissant et tyrannique ? Où trouver une force pour lutter contre lui, là où il n’y a que des hommes, tous égaux, il est vrai, mais également faibles et impuissants ? L’avenir des sociétés modernes serait-il tout à la fois la démocratie et le despotisme ? Telles étaient les questions qui dès lors occupaient son esprit et troublaient son âme.

On a dit avec raison qu’Alexis de Tocqueville était un penseur ; oui, et un penseur dont la tête toujours en travail ne se reposait jamais. Cette expression de penseur serait cependant inexacte si elle donnait de lui l’idée qu’elle implique ordinairement d’un philosophe abstrait, se plaisant dans les spéculations de la métaphysique, aimant la science pour elle-même et se passionnant pour une idée ou pour une théorie indépendamment de leur application ; je peins là le vrai philosophe et le vrai savant ; tel n’était point Alexis de Tocqueville, dont la méditation avait toujours un but actuel et déterminé.Il était, à vrai dire, peu versé dans la philosophie pour laquelle il avait peu de goût, dont il savait imparfaitement la langue, et dont à tort ou à raison les disputes lui avaient toujours paru plus ou moins vaines. Un moment, dans sa plus grande jeunesse, son esprit, impatient du doute, avait cherché en elle un appui, mais il n’y avait trouvé aucun secours. On peut voir dans ses notes de cette date les efforts et les souffrances de son intelligence, lorsque, poursuivant la vérité avec ardeur, il aperçoit l’infirmité et l’impuissance de l’esprit humain, s’arrête tout à coup, semble abandonner cette chimère et écrit avec douleur ces mots : « Il n’y a point de vérité absolue » ; et un peu plus loin ces autres mots plus tristes encore :

« Si j’étais chargé de classer les misères humaines, je le ferais dans cet ordre :

1° Les maladies ;

2° La mort ;

3° Le doute. »

Comme tous les esprits qui veulent s’éclairer, il commençait par le doute ; à l’exemple de toutes les âmes énergiques, il s’attachait fortement au sentiment qu’il avait enfin adopté comme le plus vrai et le plus juste, et il en faisait la loi absolue de sa conduite. Hésitant d’abord sur la règle, il ne l’était point sur le devoir, la règle une fois admise. Il était aussi résolu dans l’action qu’il avait été timide dans la résolution. Essentiellement pratique dans toutes ses spéculations intellectuelles, il ne s’occupait jamais du passé qu’en vue du présent, et des peuples étrangers qu’en vue de son pays.C’est ainsi que ses études historiques, et dans ces études celles qui avaient pour objet notre première révolution se rapportaient toutes à l’état présent de la France, et aux événements contemporains, devenus de jour en jour plus graves, qui présageaient de nouveaux troubles, peut-être une nouvelle révolution.

Cette révolution éclata. Alexis de Tocqueville se rallia sans hésitation, mais sans élan, au gouvernement de 1830. Il possédait déjà une faculté qu’il a toujours eue, celle de voir plus vite et plus loin que les autres. Cette exaltation morale qu’excite un grand mouvement populaire, l’enthousiasme, les joies, les vives espérances qui saluent d’ordinaire un régime nouveau, rien de tout cela ne l’atteignait. La révolution de juillet lui parut un malheur, il craignait qu’un prince ainsi parvenu au trône ne fût ou trop porté à la guerre afin de se faire craindre, ou trop enclin à la faiblesse pour se faire pardonner. Cependant la constitution de 1830 était la seconde, peut-être la dernière chance offerte à l’établissement en France de la monarchie constitutionnelle et de la liberté politique. Il ne pouvait refuser son adhésion ; il la donna avec tristesse, et six mois après il partait pour les États-Unis.

Aucun lien puissant ne le retenait en France, et une irrésistible curiosité d’esprit le poussait en Amérique. L’intérêt de sa carrière de magistrat était à peu près nul à ses yeux. Quelle chance le fils du préfet de la Restauration avait-il de recevoir du gouvernement de juillet un avancement que le gouvernement de la Restauration n’avait pas donné au petit-fils de Malesherbes, juge auditeur à Versailles depuis près de quatre années ? D’un autre côté, la révolution à laquelle il venait d’assister, les scènes violentes qu’elle avait fait naître, les passions qu’elle avait soulevées, les théories étranges qu’elle avait fait éclore, tout cela n’avait fait qu’accroître pour lui l’intérêt et la gravité des questions qui s’agitaient dans son esprit ; et de plus en plus convaincu que la France, en s’avançant fatalement vers la démocratie, marchait aussi vers ses périls, il résolut d’aller visiter le seul grand pays du monde où ces périls aient été conjurés, et, où avec l’égalité absolue règne aussi la liberté. Il fit part de son projet à son ancien collègue de Versailles, alors substitut du procureur du roi à Paris, qui l’accueillit avec transport. Une difficulté cependant les arrêtait : c’est que, comme magistrats, ils ne pouvaient ni l’un ni l’autre s’absenter sans congé ; il s’agissait donc de trouver pour cette absence une cause légitime qui les mît en règle. À cette époque, où, comme il arrive toujours le lendemain d’une révolution, toutes les idées d’innovation étaient en honneur, une réforme d’un intérêt réel quoique secondaire, celle des prisons, attirait l’attention publique. On parlait d’un système pénitentiaire pratiqué avec succès dans les États du Nouveau Monde. Les deux jeunes magistrats présentèrent au ministre de l’intérieur, alors le comte de Montalivet, un mémoire dans lequel, après avoir exposé la question, ils offraient d’aller l’étudier sur les lieux, s’ils en recevaient la mission officielle. Cette mission leur fut donnée ; et le ministre de la justice y ayant prêté son concours, le substitut et le juge auditeur partirent avec un congé en bonne forme. On a dit souvent que cette mission avait été pour Alexis de Tocqueville l’occasion de son voyage. La vérité est qu’elle en fut non l’occasion, mais le moyen. L’objet véritable et prémédité fut l’étude des institutions et des mœurs de la société américaine.

CHAPITRE II

Le voyage d’Amérique.

Si pour les deux voyageurs l’observation des prisons d’Amérique fut moins le texte que le prétexte de ce voyage, hâtons-nous de dire qu’ils donnèrent à cette étude une attention aussi sérieuse que si elle en eût seule été l’objet.

À peine arrivés à New York (le 10 mai 1831), ils se livrèrent avec zèle à l’accomplissement de leur mission officielle. Singsing et Auburn dans l’état de New York, Wethersfield dans le Connecticut, Walnut-Street et Cherry-Hill dans la Pennsylvanie, tous les établissements auxquels ces lieux ont donné leur nom, et une foule d’autres moins célèbres dans les annales pénitentiaires furent successivement l’objet de leur examen le plus consciencieux. On pourra juger par un seul exemple de l’importance qu’ils attachaient à ce travail ; le fait que l’on va citer jette d’ailleurs un jour curieux sur une des facultés d’Alexis de Tocqueville, sur sa mémoire.

Lorsqu’à Philadelphie ils se trouvèrent en face de la fameuse prison de Cherry-Hill où était en vigueur le système de l’isolement absolu de jour et de nuit, ils pensèrent que ce qui importait pour se rendre compte des effets de ce régime, c’était d’examiner, non seulement l’état physique des détenus, mais encore et surtout leur état moral. La note du directeur relative à chacun d’eux portait bien : conduite parfaite, conduite excellente ; mais les commissaires français ne purent s’empêcher de demander quelle espèce d’infraction à la discipline pouvait commettre un prisonnier confiné seul entre quatre murs, sans contact possible avec aucun de ses pareils. Ils sollicitèrent donc l’autorisation de visiter séparément tous les détenus, et de les entretenir hors de la présence d’aucun employé de la prison, espérant par ce moyen obtenir d’eux la révélation de leurs secrètes impressions et pénétrer au fond de leur âme. L’autorisation accordée, Alexis de Tocqueville se chargea de ce travail délicat sans aucun concours de son compagnon, qui pensa comme lui que telles confidences qui se font à un seul ne se font pas à deux. Il consacra quinze jours à cette minutieuse enquête, qu’il ne commença d’abord que par un sentiment de devoir, et qu’il continua ensuite avec un intérêt extrême, tantôt frappé des effets singuliers de l’isolement sur l’âme humaine, tantôt ému des misères morales dont le mystère se dévoilait sous ses yeux, souvent entraîné par l’intérêt de ces entretiens solitaires au-delà des heures fixées par la discipline de la maison, toujours retenu par les pauvres prisonniers, ingénieux à prolonger l’accident si rare pour eux d’une conversation avec un homme, et qui ne soupçonnaient pas avec quel homme ! Alexis de Tocqueville avait noté tour à tour et ensuite rédigé chacun de ces entretiens. Cependant peu de temps après avoir quitté Philadelphie, il cherche un jour ces notes pour les montrer à son collaborateur, et ne les retrouve pas. Il les recherche encore, mais vainement. Enfin, après beaucoup d’autres efforts aussi infructueux il demeure convaincu qu’il les a perdues. Alors il recueille ses souvenirs, écrit ce que sa mémoire lui rappelle ; et telle était la profonde impression qu’avaient faite sur son âme ces entretiens de la solitude, qu’en quelques heures il les retraça tous sur le papier, sans aucune confusion, et sans en omettre un seul. Le lendemain, ne cherchant plus ses notes, il les retrouva. On put voir en les comparant avec ses souvenirs combien ceux-ci étaient exacts, et avec quelle prodigieuse fidélité sa mémoire avait tout reproduit. Quelques détails avaient seuls été oubliés, mais nulle part la pensée-mère n’était absente. Ce sont ces notes qui, dans l’ouvrage publié plus tard sur le système pénitentiaire, figurent sous le titre d’Enquête sur le pénitencier de Philadelphie. Alexis de Tocqueville n’avait pas la mémoire des mots, ni celle des chiffres, mais il possédait au plus haut degré la mémoire de l’idée ; celle-ci entrée dans son esprit n’en sortait jamais.

La part du système pénitentiaire ayant été faite, Alexis de Tocqueville se livra avec plus d’ardeur encore, il faut le reconnaître, à l’étude des questions d’un ordre plus général ; et certes, les hommes politiques qui, en France, l’avaient chargé d’un mandat officiel et spécial ne durent pas regretter qu’il s’en détournât un moment pour remplir la mission plus large qu’il s’était donnée à lui-même.

On n’attend point ici le récit de ce voyage[4], dans lequel Alexis de Tocqueville parcourut toute l’union américaine, et étudia tout d’abord les États de la Nouvelle-Angleterre, dont Boston forme la tête, comme pour bien connaître un fleuve on commence par en explorer la source. Ce récit remplirait à lui seul un volume, et dépasserait de beaucoup le cadre que l’on s’est tracé. L’auteur ne pourrait d’ailleurs raconter le voyage d’Alexis de Tocqueville sans raconter aussi le sien ; car leurs vies, alors, furent tellement unies qu’il serait impossible de les séparer. Ne serait-il pas ainsi entraîné vers un écueil qu’il s’est par-dessus tout appliqué à éviter ? Quelque charme qu’ait eu pour lui ce voyage, qui se rattache aux premières impressions de sa jeunesse et en résume toute la poésie, il a résolu d’en écarter tous les souvenirs personnels pour ne penser qu’à celui dont la mémoire doit seul l’occuper.

Ce qui, du reste, dans le voyage d’Alexis de Tocqueville est le plus intéressant, c’est moins le voyage en lui-même que sa manière de voyager. Elle était particulière. On ne saurait se figurer l’activité d’esprit et de corps qui, comme une fièvre ardente, le dévorait sans relâche ; tout lui était sujet d’observation. Il posait à l’avance dans sa tête toutes les questions qu’il aspirait à résoudre, et à chacune desquelles venaient répondre les faits et les conversations de chaque jour. Jamais une idée ne s’offrait à son esprit sans qu’il la notât, et cela sans retard, en quelque lieu qu’il fût. Car il avait remarqué que presque toujours la première impression se produit sous une forme originale qu’on ne retrouve pas si on la laisse échapper. Il est curieux de relire aujourd’hui les petits memorandum qu’il portait toujours sur lui, et qui recevaient cette première impression. Toutes les idées-mères du livre de la Démocratie y sont en germe ; et plus d’une a été textuellement reproduite dans l’ouvrage. Ces memorandum sont en petit nombre et peu volumineux. Alexis de Tocqueville observait beaucoup et notait peu.

Dans le même temps qu’Alexis de Tocqueville parcourait l’Amérique du Nord pour y étudier des institutions et y pénétrer, pour ainsi dire, l’âme d’un peuple, il y avait un Anglais, d’ailleurs le plus aimable homme du monde, qui voyageait dans le même pays sans autre but que d’y rechercher les variétés de gibier propres à ce climat, et notamment les diverses races de canards sauvages. À la même époque aussi, deux Français très distingués, et du commerce le plus agréable, y étaient à la recherche des sites pittoresques pour les dessiner. On ne parle pas de ceux qui y passaient sans y rien voir et sans y rien chercher, pas même des canards sauvages. Assurément ces divers modes de voyager sont également honnêtes et légitimes, et si on les rappelle ici ce n’est pas pour critiquer ceux qui prennent les voyages comme un exercice du corps ou comme un agréable passe-temps, mais seulement pour montrer qu’Alexis de Tocqueville les entendait autrement. Sans doute entre celui qui tire de ses voyages un livre, et celui qui en rapporte un album, il y a le voyageur intermédiaire, qui, sans être aussi frivole que l’un est moins sérieux que l’autre. Mais en général il n’est guère de voyageur, même sérieux, qui dans le voyage ne cherche de la distraction et ne se permette quelque repos. Alexis de Tocqueville en voyage ne se reposait pas.

Le repos était antipathique à sa nature ; et que son corps fût en mouvement ou immobile, son intelligence était toujours en travail. En même temps qu’il n’omettait rien de ce qui pouvait altérer ses forces et les user, on ne pouvait obtenir de lui qu’il fît rien pour les réparer. Jamais il ne lui est arrivé de prendre une promenade comme une distraction, ni une conversation comme un délassement. Les causeries étaient continues entre les deux compagnons de voyage, et s’il est vrai, comme l’a dit le bon Ballanche, que l’on ne discute bien que lorsqu’on est d’accord, ils pensaient tellement de même sur toutes choses, que leurs conversations n’étaient sans doute pas stériles. Mais tout d’abord elles prenaient un tour sérieux, et ce n’était pas encore du repos. Pour Alexis de Tocqueville l’entretien le plus agréable était celui qui était le plus utile. Le mauvais jour était le jour perdu ou mal employé ; la moindre perte de temps lui était importune. Cette pensée le tenait dans une sorte d’anxiété continue, et il poussait cette passion dans ses voyages jusqu’à ce point qu’il n’arrivait jamais dans un lieu sans préalablement s’assurer du moyen de le quitter ; ce qui faisait dire à un de ses amis qu’il repartait toujours avant d’être arrivé.

Il y a des pays où le voyageur le plus laborieux trouve, quoi qu’il fasse, et en quelque sorte malgré lui, de certaines occasions de détente et de repos. Il lui suffit, par exemple, de rencontrer de temps à autre quelques-uns de ces sots désœuvrés, assez communs en Europe, qui ne vous cherchent que pour consumer le temps dont ils ne savent que faire, et dont la présence, quelque irritante qu’elle soit, repose forcément l’esprit. Cette salutaire diversion manquait absolument à Alexis de Tocqueville dans un pays où il n’y a pas d’oisifs, et où l’on ne trouve guère que des gens sensés. Cet admirable et universel bon sens des Américains l’attirait et le captivait. C’était pour lui une mine d’un prix inestimable, et dans laquelle il fouillait sans relâche; il suivait ainsi impétueusement, sans arrêt et sans répit, la pente de sa passion.

Et quand on songe à ce qu’avait de délicat et de frêle le corps qui portait cette âme ardente et cet esprit inquiet, on se demande comment une si grande faiblesse physique pouvait suffire à une pareille activité morale. On le comprend encore moins quand on considère qu’au lieu de ménager d’ailleurs ce faible corps, il semblait prendre à cœur de le soumettre aux plus rudes et même aux plus périlleuses épreuves.

C’est ainsi qu’un jour, en dépit des obstacles qui auraient dû l’arrêter, il résolut de s’enfoncer dans l’Ouest jusqu’à ce qu’il eût trouvé le désert.

Ce n’était pas seulement de sa part cette vague curiosité de l’esprit, ce désir naturel à l’homme d’aller où nul n’a jamais pénétré. Sa résolution procédait d’un sentiment plus grave. Convaincu que l’une des conditions premières de la prospérité de l’Amérique est l’immensité de ses espaces non encore occupés, il voulait y faire au moins une reconnaissance, s’avancer dans la forêt jusqu’à la limite de la civilisation, et avec les derniers pionniers voir les premiers Indiens sauvages.

Tout voyage est aisé quand on suit les voies frayées ; hors de ces voies il n’est jamais sans difficultés. Sans doute pour un homme jeune et robuste comme l’était son compagnon de voyage, une pareille entreprise n’offrait rien de périlleux ; elle était un danger pour une santé aussi fragile que la sienne. Il était impossible d’accomplir cette expédition sans de très longues courses faites d’une seule haleine, presque toujours à cheval ; il faudrait passer des jours entiers sans repos, des nuits sans sommeil, peut-être sans abri ; plus de repas réglés, plus d’auberges, plus de routes. C’étaient là sans doute d’assez bonnes raisons pour ne point entreprendre une pareille campagne ; et il n’est pas un seul de ces arguments qui ne lui fût présenté dans les termes les plus pressants. Mais la lutte était impossible contre le courant de sa passion. On ne saurait s’imaginer à quel point, quand il désirait une chose, ingénieux à prouver aux autres et à se démontrer à lui-même que c’était la chose la plus raisonnable du monde. L’idée d’un péril ne l’arrêtait jamais. Combien de fois il marqua ce mépris du danger, non seulement dans le voyage d’Amérique, mais encore dans ses autres voyages en Angleterre, en Irlande, en Algérie, en Allemagne, et à des époques oùsa santé encore affaiblie eût demandé d’autant plus de soins et de ménagements ! Du reste, il eut raison cette fois ; son excursion au désert s’exécuta, sinon sans de grandes fatigues, du moins sans grand dommage pour sa santé ; et jamais peut-être il ne fit aucun voyage qui lui laissât d’aussi vives et d’aussi durables impressions.

Ce serait une grande erreur de croire qu’Alexis de Tocqueville, qu’on voit dans ses voyages poursuivant surtout des idées, demeurât impassible et froid en présence des grands spectacles de la nature. Nul au contraire n’y était plus sensible que lui et n’en éprouvait plus l’attrait. En même temps que toutes les facultés de son esprit le portaient à la méditation, une autre pente de son âme l’inclinait à la rêverie, et ce n’était jamais que par un effort de sa volonté sur lui-même qu’il sortait du domaine des impressions pour rentrer dans celui des idées. Sa raison seule le ramenait à celles-ci, car la rêverie dont il aurait eu le goût était pour lui pleine de mélancolie ; et par cette raison il la fuyait. Le mouvement de l’esprit était alors pour lui comme un asile où il se réfugiait pour échapper aux troubles et aux tristesses de l’âme.

Jamais, du reste, en aucune circonstance de sa vie, Alexis de Tocqueville ne se laissa autant aller au courant de ses impressions que sous le charme irrésistible de ces grandes solitudes de l’Amérique, où tout se réunissait pour enivrer les sens et pour endormir la pensée. Il a peint lui-même ces impressions dans un petit ouvrage intitulé : Quinze jours au désert, et que le lecteur trouvera à la suite de la notice. Cette œuvre charmante est entièrement inédite ; et si elle n’a pas été publiée plus tôt, c’est par suite d’une circonstance qu’il convient peut-être de révéler ici.

Tandis qu’Alexis de Tocqueville se livrait à une profonde étude des institutions américaines, son compagnon de voyage s’appliquait à recueillir quelques peintures de mœurs que plus tard il encadra tant bien que mal dans un roman intitulé Marie; or, dans ce cadre s’étaient tout naturellement placés ces mêmes forêts, ces solitudes, ce désert, parcourus par les deux amis ; il en avait fait le théâtre de son drame, il y avait transporté ses propres émotions, et s’était efforcé de rattacher ainsi sa fiction à quelque chose de réel.

Cependant,lorsque plus tard Alexis de Tocqueville publia la seconde partie de son ouvrage, qui peint les effets de la démocratie sur les mœurs, il eut la pensée de placer son récit de Quinze jours au désert en forme d’appendice à la fin du livre ; mais comme il en faisait d’abord, suivant son usage, la lecture à son ami, qu’il consultait toujours, celui-ci, en lui donnant son avis, eut l’imprudence de lui prédire un succès qui dépasserait de beaucoup celui de Marie. À ce moment Alexis de Tocqueville ne dit rien, mais son parti était pris ; et rien ne put jamais le décider à une publication qui pouvait avoir l’air d’une concurrence faite à l’œuvre et sur le terrain de son ami.Il avait en amitié des recherches et des délicatesses qui rendaient nécessaire une grande circonspection.

À la suite de la notice, et immédiatement avant les Quinze jours au désert, on a placé aussi un opuscule de quelques pages seulement, également inédit, intitulé Course au lac Oneïda, et emprunté également aux souvenirs de cette excursion. C’est un morceau du même genre et de la même famille. Ces fragments feront voir au public Alexis de Tocqueville sous un jour nouveau. Mais ceux qui l’ont connu intimement sauront seuls tout ce qu’il y avait de sensibilité et de poésie dans cette âme tendre unie à une intelligence si nette et si profonde.

Plus tard, dans une autre partie du voyage qui semblait devoir être exempte de tous périls pour sa santé, celle-ci fut mise à de bien plus graves épreuves. L’hiver approchait ; et avant qu’il fût arrivé, les deux voyageurs avaient résolu de gagner le Sud. Leur plan était de rejoindre, près de Pittsburg, les bords de l’Ohio ; là, de s’embarquer sur un bateau à vapeur et de descendre l’Ohio et le Mississipi jusqu’à la Nouvelle-Orléans ; voyage très simple et très facile en temps ordinaire, même à cette époque où les chemins de fer n’existaient pas encore. Mais l’hiver arriva, cette année, un mois plus tôt que de coutume. Dans ce pays, d’ailleurs, les saisons sont extrêmes et se succèdent sans transition. Quelques jours après leur départ de Baltimore, où l’été durait encore, ils rencontraient dans les Alleghanys la neige et les frimas qui ne les quittèrent plus. Mais ici, pour rendre plus rapide ce récit, qu’on ne veut qu’esquisser, il convient, à défaut des notes d’Alexis de Tocqueville, qui sur ce point manquent, de reproduire textuellement celles de son compagnon de voyage, telles qu’il les traçait au crayon jour par jour :

« 1er décembre (1831), départ de Wheeling, à dix milles de Pittsburg, sur le bateau à vapeur le ***. L’Ohio chargé de glaçons. Ses rives couvertes de neige. Navigation qu’on dit dangereuse la nuit, surtout par une nuit sombre. Cependant, nous allons toujours… Vers minuit, cri d’alarme ! All lost ! c’est la voix du capitaine, nous avons donné contre un écueil (Burlington Bar) ; notre bateau s’y est brisé ; il enfonce à vue d’œil. Impression solennelle ; deux cents passagers à bord, et seulement deux chaloupes pouvant contenir chacune dix à douze personnes. L’eau monte, monte ; elle remplit déjà les cabines. Admirable sang-froid des femmes américaines ; il y en a là cinquante ; pas un cri à l’aspect de la mort qui s’approche d’elles. Tocqueville et moi nous jetons un coup d’œil sur l’Ohio qui en cet endroit a plus d’un mille de large et dont le cours traîne d’énormes glaçons ; nous nous serrons la main en signe d’adieu… Tout à coup, le bateau cesse de s’enfoncer ; sa coque s’est accrochée à l’écueil même qui l’a brisée ; ce qui le sauve, c’est la profondeur même de sa blessure et la rapidité avec laquelle l’eau qui l’envahit le fait asseoir sur le rocher…

Plus de danger… Mais qu’allons-nous devenir, ainsi plantés au milieu du fleuve comme des prisonniers sur des pontons ?

Un autre bateau à vapeur, le William Parsons, passe et nous prend à son bord… Nous continuons notre route… Le 2 décembre, arrivés à Cincinnati, hâte de repartir ; le froid nous presse… Le 3, départ de Cincinnati… Froid rigoureux. Le 4, notre bateau s’arrête pris dans les glaces. Vingt-quatre heures passées dans une petite crique, où nous nous sommes retranchés pour attendre le dégel. Le dégel ne vient pas. Le froid augmente.

Le capitaine prend le parti de nous déposer sur le rivage, dont on s’approche en cassant peu à peu la glace, et en ouvrant ainsi un passage à notre bateau.

Débarqués à West-Port, petit village du Kentucky, situé à vingt-cinq milles environ de Louisville.

Impossibilité de trouver ni voiture, ni chevaux pour nous transporter à Louisville ; il faut faire la route à pied ; nos bagages jetés dans une charrette que nous escortons. Nous marchons toute la journée à travers les bois dans un demi-pied de neige. L’Amérique n’est encore qu’une forêt.

Le 7 décembre au soir, arrivée à Louisville. Là, même embarras. L’Ohio n’y est pas plus navigable qu’à West-Port. Que faire ? revenir sur nos pas ? repasser par les lieux déjà vus ? Inadmissible. Mais comment continuer ? — Moyen de salut : c’est, nous dit-on, de gagner à travers les terres un point plus méridional, où la navigation du Mississipi n’est jamais entravée par les glaces. On nous indique Memphis, petite ville du Tennessee, située sur la rive gauche du Mississipi… à quatre cents milles environ (près de cent cinquante lieues).

Le 9, départ de Louisville dans le stage de Nashville, route de deux jours et deux nuits. En arrivant à Nashville, nous apprenons avec douleur que le Cumberland est gelé (c’est un affluent de l’Ohio).

Le 11 décembre, départ de Nashville. À mesure que nous avançons dans le Sud, nous trouvons un froid plus vif. Jamais, dit-on, de mémoire d’homme on n’avait rien vu de pareil. C’est toujours ce que l’on dit à ceux qui ne viennent qu’une fois… Froid de dix degrés au-dessous de glace. Le froid augmente toujours. Notre stage se change en un char à bancs découvert.Routes affreuses. Descentes à pic. Point de voie encaissée ; la route n’est qu’une trouée faite dans la forêt. Le tronc des arbres mal coupés a formé comme autant de bornes qu’on heurte sans cesse. Seulement dix lieues par jour. — Vous avez, n’est-ce pas, de très mauvaises routes en France ? me dit un Américain. — Oui, Monsieur, et vous en avez, n’est-ce pas, de bien belles en Amérique ? Il ne me comprend pas. Orgueil américain.

Après Nashville, pas une ville sur la route. Il n’y a plus que quelques bourgades éparses çà et là, jusqu’à Memphis.

Le 11 décembre, une soupente et une roue, puis un essieu cassés. Moitié de la route faite à pied. Nous accusons notre mauvais sort. Plaignez-vous donc, nous dit-on ; avant-hier, deux voyageurs se sont cassé en route, l’un le bras, l’autre la jambe.

Le 12, le froid toujours plus rigoureux ; nous passons en bac le Tennessee, qui porte de gros glaçons. Tocqueville transi de froid ; il éprouve un frisson général. Il a perdu l’appétit ; sa tête prise ; impossible d’aller plus loin, il faut s’arrêter… Où ? comment ? Point d’auberge sur la route. Angoisse extrême. Le stage va toujours… Voici enfin une maison : Sandy-Bridge (nom du lieu), Log-House ! N’importe, on nous y dépose…

13 décembre ; quelle journée ! quelle nuit ! Le lit où Tocqueville se couche est dans une chambre dont les murs se composent de morceaux de chêne nonéquarris, posés les uns sur les autres. Il gèle à pierre fendre. J’allume un feu monstre ; la flamme pétille dans l’âtre, excitée par le vent qui nous vient de tous côtés. La lune nous envoie ses clartés par les interstices des pièces de bois. Tocqueville ne se réchauffe qu’en s’étouffant sous son drap et sous la multitude de couvertures dont je le charge. Nul secours à obtenir de nos hôtes. Profondeur de notre isolement et de notre abandon. Que faire ? que devenir si le mal s’aggrave ? quel est ce mal ? où trouver un médecin ? Le plus proche à plus de 30 milles ; plus de deux jours nécessaires pour l’aller chercher et revenir ; à mon retour que trouverai-je ?

Monsieur et madame Harris (c’est le nom de nos hôtes), petits propriétaires du Tennessee ; ils ont des esclaves ; en leur qualité de propriétaires d’esclaves, ils ne font rien. Le mari chasse, se promène, va à cheval ; certains airs de gentleman ; petits aristocrates à mœurs féodales, donnant l’hospitalité aux voyageurs, moyennant cent sous par jour.

Le 14, Tocqueville mieux. Ce ne sera pas une maladie ; trop faible cependant pour repartir. Difficulté de trouver des vivres qui lui conviennent. Prodige de diplomatie pour obtenir de madame Harris un lapin que M. Harris a tué, et que je fais manger à mon malade, à la place de l’éternel beacon (viande de porc).

Le 15 décembre, grand progrès ; le 16, Tocqueville tout à fait bien ; retour de l’appétit. Grand intérêt de fuir au plus tôt ce lieu inhospitalier. Le stage de Nashville à Memphis passe. Quel stage ! Tocqueville y monte, non sans peine. Le froid est toujours intense. Route de deux jours et deux nuits. Nouveaux accidents sans gravité, mais non sans souffrances.

Le 17 décembre, arrivée à Memphis. Hélas ! le Mississipi aussi est couvert de glace et sa navigation suspendue.

Memphis !! grand comme Beaumont-la-Chartre ; quelle chute ! rien à voir, ni hommes ni choses. Nos promenades dans les forêts du Tennessee. Joie de Tocqueville qui tue deux perroquets du plus charmant plumage. Nous trouvons Shakespeare et Milton dans un log-house.

24 décembre. Le froid cède tout à coup. Le soir, un bateau à vapeur (le Louisville) paraît ; il descend le fleuve. En quelques jours, il nous emporte à la Nouvelle-Orléans, où nous voilà : 1er janvier 1832. »

Le souvenir de Sandy-Bridge et de quelques mauvais jours ne serait rien aujourd’hui et ne manquerait même pas de quelque douceur, si on n’y apercevait pas déjà, sinon l’atteinte du mal auquel Alexis de Tocqueville a prématurément succombé, et dont rien n’indique qu’il portât alors le moindre germe, du moins les symptômes de cette constitution délicate qui a toujours été si chancelante et lui a si souvent été un obstacle dans sa vie.

CHAPITRE III

Retour d’Amérique. — Démission de la magistrature. — La Démocratie en Amérique (1re partie). — Son mariage. — Son entrée à l’Institut. — L’Académie des sciences morales et politiques. — L’Académie française. — La députation. — Publication de la seconde partie de la Démocratie.

 

Après avoir passé une année aux États-Unis, Alexis de Tocqueville était de retour en France, où désormais son grand intérêt fut d’écrire le livre dont il avait les matériaux dans les mains et le plan dans la tête.

Il en fut détourné quelque temps par les soins qu’il fallut donner à la question pénitentiaire, dont les deux commissaires avaient à rendre compte au gouvernement et au public, et sur laquelle ils adressèrent un rapport au ministre, et publièrent en commun un livre qui fut leur premier ouvrage[5].

Il aurait pu trouver aussi dans ses fonctions de magistrat qu’il était venu reprendre à Versailles, sinon un obstacle, du moins un travail rival de l’œuvre qu’il méditait. Cet obstacle cessa tout à coup par une circonstance fortuite. Son ami, M. de Beaumont, qui avait repris son poste au parquet de Paris, ayant refusé de porter la parole dans une affaire où le rôle du ministère public lui paraissait devoir être peu honorable, avait été, pour ce fait, révoqué de ses fonctions. Alexis de Tocqueville, se jugeant atteint par le coup qui frappait son ami, envoya immédiatement sa démission, conçue dans ces termes :

« Toulon, 21 mai 1832.

Monsieur le procureur général,

Me trouvant en ce moment à Toulon où je me livre à l’examen du bagne et des autres prisons de cette ville, je n’apprends qu’aujourd’hui même, par le Moniteur du 16 mai, la mesure rigoureuse, et j’ose dire souverainement injuste, dont M. le garde des sceaux a frappé M. G. de Beaumont.

Lié depuis longtemps par une intime amitié avec celui qu’une destitution vient ainsi d’atteindre, dont je partage les principes et dont j’approuve la conduite, je crois devoir m’associer volontairement à son sort et quitter avec lui une carrière où les services et la conscience ne peuvent garantir d’une disgrâce imméritée.

J’ai donc l’honneur de vous prier, Monsieur le procureur général, de vouloir bien mettre sous les yeux de M. le garde des sceaux ma démission de juge suppléant près le tribunal de Versailles.

J’ai l’honneur, etc. »

À vrai dire, par ce fait la magistrature perdait plus qu’Alexis de Tocqueville. En abandonnant ses fonctions, il redevenait maître absolu de son temps, dont il allait faire un si noble usage.

C’est de 1832 à 1834 qu’il composa ses deux premiers volumes de la Démocratie en Amérique. Ces deux années, de 1832 à 1834, furent probablement les deux plus heureuses de sa vie. Non seulement il se livra avec passion à son œuvre, mais il s’y livra sans un seul trouble.

Exempt désormais de tout devoir professionnel, non encore marié, mais aimant déjà celle qui devait être sa femme, l’esprit tranquille et le cœur plein, il était dans cette situation si rare et toujours si courte dans la vie, où l’homme affranchi de toutes obligations, de tous liens, de tous soucis, ne prenant de la famille et du monde que ce qu’il veut, libre ainsi sans être isolé, se trouve en pleine possession de son indépendance intellectuelle.

Ce fut alors un spectacle digne d’intérêt que celui que présenta pendant ces deux années l’existence austère et passionnée d’Alexis de Tocqueville, réfugié tout le jour dans une mansarde mystérieuse dont presque personne ne savait le secret, se livrant là avec délices à la joie si vive et si pure que procurent seules les créations de l’esprit ; en possession d’une sécurité profonde, jouissant de cette paix que vous assure si bien l’indifférence du plus grand nombre ; valant en ce moment autant qu’il valut jamais, mais ignoré de tous et de lui-même ; plein d’espérances et aussi de craintes ; à la veille d’être illustre, mais encore inconnu, et séparé seulement par quelques instants de ce tourbillon du succès qui allait bientôt l’emporter et avec ses grandes jouissances lui imposer ses servitudes.

Le génie de l’homme n’enfante rien de grand au milieu des petits bruits de ce monde. Malheur à l’écrivain qui ne s’élève pas au-dessus de terre et ne se crée pas un ciel pour penser !Ce ciel pur, Alexis de Tocqueville le trouvait dans la vie qu’il s’était faite, et qui s’écoulait si douce et si belle entre le travail qui exaltait son esprit et le tendre sentiment qui passionnait son cœur.

Les deux premiers volumes de la Démocratie en Amérique parurent au mois de janvier 1835.

Il n’entre point dans le plan de cette notice d’analyser le livre d’Alexis de Tocqueville. Il est dans toutes les mains, chacun peut le juger[6]. Il suffit ici de constater son immense succès, succès tel qu’on ne saurait peut-être de notre temps le comparer à aucun autre. Tout le monde sait le mot de M. Royer-Collard, après avoir lu la Démocratie : « Depuis Montesquieu il n’a rien paru de pareil. » « Et vingt ans après on répète le même jugement », ajoutait naguère en rappelant ces paroles dans une circonstance solennelle un historien célèbre et un homme d’État illustre, M. de Barante[7]. Ce qui caractérise surtout ce succès, c’est, si l’on peut s’exprimer ainsi, son universalité. Il n’existe peut-être pas d’autre exemple d’un livre qui, tout en s’adressant aux plus hautes intelligences, ait pénétré plus avant dans le grand public. Le premier signe de succès populaire se montra pendant l’impression du livre, et au sein même des ateliers où celle-ci s’exécutait. Alexis de Tocqueville fut frappé de l’intérêt que paraissaient y prendre les divers ouvriers qui en étaient chargés. Tous, depuis le prote et les correcteurs d’épreuves jusqu’aux simples compositeurs, apportaient un soin insolite à leur travail, témoignaient à l’auteur leur sympathie, et semblaient passionnés pour le succès d’un ouvrage auquel chacun, dans sa mesure, s’honorait d’avoir concouru. C’était là un bon présage auquel Alexis de Tocqueville fut d’autant plus sensible que son éditeur, homme pourtant très intelligent, mais qui, sans doute, n’avait pas lu son manuscrit, ne s’était qu’à son corps défendant, et après le refus d’un autre libraire, chargé de cette publication.

Les éditions se succédèrent avec une incroyable rapidité, presque toutes dans le format économique, qui convient au très grand nombre ; et à l’heure qu’il est le livre a atteint sa quatorzième édition. Le succès continue, et si l’on osait exprimer ici une conviction profonde, on dirait qu’il grandira encore d’année en année, trouvant ainsi dans sa durée la consécration qui ne s’attache qu’aux œuvres du génie.

On ne doit pas s’étonner qu’à l’aspect de ce succès, tous les partis fussent jaloux de s’approprier le livre et son auteur. Les uns firent d’Alexis de Tocqueville un démocrate, les autres un aristocrate : il n’était ni l’un ni l’autre. Alexis de Tocqueville était un homme qui, né dans l’aristocratie avec le goût de la liberté, avait trouvé la démocratie en possession des sociétés modernes, et, la prenant pour un fait accompli, désormais impossible à discuter, croyait qu’à l’égalité absolue qu’elle établit partout il fallait s’efforcer de joindre la liberté, sans laquelle l’égalité a des entraînements sans frein et des oppressions sans contrepoids, et jugeait cette union si nécessaire qu’il ne voyait pas de but plus considérable à poursuivre de notre temps et consacra toute sa vie à cette entreprise. C’était la pensée mère de son livre, et, on peut le dire déjà, de ceux qui l’ont suivi.

Tout grand publiciste a eu un but principal dans ses écrits. Cette union de la liberté à l’égalité existante a été celui d’Alexis de Tocqueville ; et non seulement il a cherché passionnément les conditions fondamentales de la liberté dans un État démocratique, mais encore on peut dire qu’il les a vues et signalées : à la base de la société, un pouvoir municipal bien enraciné ; entre la commune et l’État, le jury et un pouvoir judiciaire assez fort pour qu’entre le gouvernement et les citoyens il y ait toujours un arbitre impartial ; des libertés locales établies en dehors des dangers qui menacent incessamment la grande liberté politique, de telle sorte qu’en cas de ruine de celle-ci toutes les autres ne meurent pas avec elle, etc.Nul autre avant lui n’avait aussi bien compris et aussi bien mis en lumière de quel secours les institutions judiciaires sont pour la liberté, et comment ces institutions sont plus nécessaires dans un État démocratique que dans aucun autre. C’est ce que met en relief à chaque page sa Démocratie en Amérique.

Ce n’est pas seulement en France que le succès de la Démocratie fut éclatant ; il fut le même à l’étranger, où tout aussitôt le livre fut traduit dans toutes les langues. Mais ce qui surtout est digne d’observation, c’est la sensation qu’il produisit dans le pays qui en était le sujet et dont il contenait plus d’une critique, c’est-à-dire dans les États-Unis eux-mêmes. Les Américains ne pouvaient comprendre comment un étranger, après un an seulement de séjour au milieu d’eux, avait pu avec une aussi merveilleuse sagacité saisir leurs institutions et leurs mœurs, en pénétrer l’âme et leur montrer sous une forme si nette et si logique ce qu’ils n’avaient jamais aperçu que confusément. Il n’est pas un homme éminent, aux États-Unis, qui ne reconnaisse que c’est M. de Tocqueville qui lui a appris la constitution de son pays et l’esprit des lois de l’Amérique.

Et ce qui n’est pas moins digne de remarque, c’est qu’en même temps qu’il produisait cette impression chez le peuple le plus démocratique du monde, il trouvait une égale faveur dans le pays le plus aristocratiquement constitué, en Angleterre. Là aussi, son livre rencontrait dans tous les rangs de la société, dans la presse, dans les salons, à la tribune même, une approbation universelle dont M. de Tocqueville eut du reste l’occasion de recevoir personnellement les témoignages. À cette époque, en effet (mai 1835), toujours avec son compagnon de voyage d’Amérique, il visita l’Angleterre, où la brillante réception qui lui fut faite le toucha d’autant plus qu’une circonstance particulière lui en faisait encore mieux sentir tout le prix. Deux ans auparavant (en 1833), il était venu aussi en Angleterre ; il y avait été reçu sans doute avec bienveillance, mais avec cette bienveillance froide due seulement à son nom et aux lettres d’introduction dont il était porteur. En comparant ce premier accueil avec celui dont, en ce moment, il était l’objet, il mesurait la révolution qu’un seul jour avait faite dans son existence, et il jouissait vivement d’un changement qu’il ne devait qu’à lui-même.

Telle était l’autorité morale que, par la publication de son livre, Alexis de Tocqueville avait tout à coup acquise en Angleterre que, profitant de sa présence à Londres, un comité de la chambre des communes, qui faisait alors une enquête sur les garanties dont il convient d’entourer le vote dans les élections politiques, l’appelait dans son sein pour lui demander sur ce sujet le tribut de ses lumières[8], et les paroles prononcées par Alexis de Tocqueville en cette circonstance produisirent assez d’effet pour que six mois après elles fussent reproduites dans le parlement lui-même, et par qui ? par sir Robert Peel qui s’en emparait au profit de ses opinions dans le même temps que le parti opposé à sir Robert Peel invoquait aussi M. de Tocqueville en sa faveur.

C’est un des caractères du livre de M. de Tocqueville, comme celui de tous les produits supérieurs de l’intelligence, d’occuper une sphère indépendante des vues étroites des partis, des accidents du jour et des passions du moment. C’est ainsi qu’il a été tout d’abord et sera longtemps encore invoqué par les opinions les plus contraires; et ceci explique le double succès obtenu en même temps dans le pays où l’aristocratie est dominante et celui où la démocratie est souveraine.

Ce voyage d’Angleterre eut pour Alexis de Tocqueville un autre avantage ; il fut pour lui l’origine d’un certain nombre de relations personnelles avec des hommes distingués de ce pays, dont quelques-uns ont été des amis de toute sa vie. C’est à son retour de ce voyage, rempli pour lui de vives impressions et de souvenirs flatteurs, qu’au mois d’octobre 1835 il épousa la jeune Anglaise, mademoiselle Marie Mottley, dont il était depuis longtemps passionnément épris. La même année vit ainsi s’accomplir pour lui deux grands événements : le succès de son premier livre, succès immense qui le précipita tout d’un coup dans la vie publique, et son mariage qui fixait à jamais le destin de sa vie privée.

Parmi les actes particuliers de l’homme, il n’en est certainement pas un seul qui exerce une plus grande influence sur tout le reste de sa vie que son mariage, ni qui mette mieux à découvert le fond de son caractère. Mademoiselle Mottley n’avait presque aucune fortune, et contre un tel mariage les hommes raisonnables, selon les lois du monde, ne manquaient pas d’objections. Ces objections trouvaient encore une nouvelle force dans le succès même d’Alexis de Tocqueville dont la valeur personnelle, constatée avec cet éclat, ajoutait un avantage de plus à ceux qu’il tenait déjà de sa naissance et de sa fortune. Il n’hésita pas cependant. Ce serait bien la peine d’être supérieur par l’intelligence, si on restait au niveau commun par les sentiments et par le caractère ! Alexis de Tocqueville, quoique sa raison comprît les idées démocratiques, avait conservé l’aristocratie des sentiments ; or, il n’y a rien de si aristocratique que le mépris de l’argent. Tout en comprenant très bien la valeur de l’argent comme moyen d’action dans ce monde, Alexis de Tocqueville n’y voyait cependant qu’un intérêt secondaire. Il n’admettait pas que pour être riche on risquât son bonheur et son honneur ; et à la différence de tant de gens qui, en se mariant, aspirent avant tout à conclure une bonne affaire, il mit sa sagesse et son orgueil à se marier selon sa raison et son cœur. En agissant ainsi il ne suivit pas seulement son instinct, il était profondément convaincu de l’influence morale qu’exerce sur l’existence tout entière de l’homme le caractère personnel de celle qu’il a prise pour compagne. Il savait bien que, dans la vie publique comme dans la vie privée, la conscience la plus droite et l’indépendance la plus ferme chancellent bientôt si elles n’ont pas auprès d’elles une force auxiliaire sur laquelle elles s’appuient ; il savait que la défaillance est certaine pour qui s’allie à la faiblesse ; enfin, il se connaissait et il ne voyait de bonheur possible pour lui que dans le choix d’une femme qui confondît absolument sa vie dans la sienne, s’associât sans réserve à son genre de vie, à ses goûts, à ses travaux, à ses passions, si éloignées des goûts et des passions du monde. Il avait aperçu toutes ces choses dans celle qu’il aimait, et dès lors sa résolution fut prise irrévocablement. Combien de fois il a dit à celui qui écrit ces lignes que son mariage critiqué par quelques sages avait été l’acte le plus sensé de sa vie ! Nul ne sait peut-être autant que celui qui était le confident de ses plus intimes secrets ce qu’a été pour lui pendant vingt-cinq ans d’union cette douce et fidèle compagne de sa vie, ce qu’il a trouvé en elle de sympathie passionnée pour ses succès, de secours dans ses découragements, de calme et de sérénité dans ses troubles et ses mélancolies, de soins, de dévouement, d’abnégation et d’énergie dans toutes ses épreuves !

Un an après son mariage, de retour de Suisse, où il venait de faire avec sa femme un voyage de quelques mois, il écrivait à son plus vieil ami[9]une lettre qui, certes, n’était pas destinée à la publicité, et dont un passage montre mieux que tout ce que l’on pourrait dire comment il jugeait lui-même celle à laquelle il avait uni son sort.

« Nacqueville[10], 10 octobre 1836.

… Je ne puis te dire le charme inexprimable que j’ai trouvé à vivre ainsi continuellement avec Marie, ni les ressources nouvelles que je découvrais à chaque instant dans son cœur. Tu sais qu’en voyage plus encore qu’à l’ordinaire je suis inégal, irritable, impatient. Je la grondais bien souvent, et presque toujours à tort ; et dans chacune de ces circonstances je découvrais en elle des sources inépuisables de tendresse et d’indulgence; et puis je ne saurais te dire quel bonheur on éprouve à la longue dans la compagnie habituelle d’une femme chez laquelle tout ce qu’il peut y avoir de bien dans votre âme se réfléchit naturellement, et paraît mieux encore. Quand je fais ou dis une chose qui me semble complètement bien, je lis aussitôt dans les traits de Marie un sentiment de bonheur et de fierté qui m’élève moi-même. De même que, quand ma conscience me reproche quelque chose, j’aperçois immédiatement un nuage dans ses yeux. Quoique maître de son âme à un point rare, je vois avec plaisir qu’elle m’intimide ; et tant que je l’aimerai comme je fais, je suis sûr de ne jamais me laisser entraîner à quelque chose qui ne soit pas bien.

Il n’y a pas de jour où je ne remercie le ciel d’avoir placé Marie dans mon chemin, et où je ne pense que si quelque chose peut donner le bonheur sur cette terre, c’est une semblable compagne… »

Ce qu’il pensait et écrivait alors, il le pensait bien plus encore et l’écrivait de même vingt-cinq ans plus tard, alors qu’au milieu de bien des rêves évanouis et d’espérances déçues il ne voyait de stable et de complet qu’un seul bonheur, celui qu’il avait trouvé dans son mariage.

Cependant le succès du livre de la Démocratie, sanctionné par le public, reçut bientôt une consécration plus éclatante ; il porta tout aussitôt son auteur à l’Institut qui, c’est bien le cas de le dire, lui ouvrit ses portes à deux battants. Déjà, en 1836, l’Académie française, qui chaque année couronne les livres les plus utiles aux mœurs, avait à ce titre décerné à la Démocratie en Amérique un prix extraordinaire qu’elle avait porté de 6 000 francs, qui est le maximum usité, à 8 000 francs, afin de marquer par là une distinction exceptionnelle[11]. En 1838, Alexis de Tocqueville fut élu membre de l’Académie des sciences morales et politiques[12] ; et cette élection eut lieu dans des circonstances qui montrèrent bien le vif désir qu’éprouvait l’Institut de posséder Alexis de Tocqueville dans son sein. Le titulaire à remplacer était M. La Romiguière qui, comme chacun sait, appartenait par tous ses travaux à la section de philosophie. C’est là qu’il y avait un vide à remplir ; et ce vide, on doit l’avouer, ne semblait pas devoir être comblé par l’élection d’Alexis de Tocqueville, dont les titres étaient d’un autre ordre. Pour prévenir toute objection et tout regret, l’Académie imagina de faire passer l’un de ses membres, M. Jouffroy, de la section de morale, où il était sans doute parfaitement, dans la section de philosophie où il serait encore mieux, et elle rendit ainsi vacante une place dans la section de morale où elle appela Alexis de Tocqueville qui, par son caractère et par ses ouvrages, y convenait si bien. Cependant, en 1841, un fauteuil étant devenu vacant par la mort de M. de Cessac, Alexis de Tocqueville fut élu membre de l’Académie française[13].

À cette époque, les titres et la renommée de Tocqueville s’étaient encore accrus par la publication, faite en 1840, des deux derniers volumes qui complétèrent son livre sur l’Amérique, ceux où il peint l’influence de la démocratie sur les mœurs.

On s’est abstenu plus haut de porter un jugement sur les deux premiers volumes de la Démocratie ; on observera la même réserve à l’égard de ceux-ci. Qu’il suffise de constater que ces deux derniers volumes coûtèrent à leur auteur beaucoup plus de travail et un bien plus grand effort. Il se sentait obligé par le succès ; il aspirait non seulement à ne pas décroître, mais à grandir encore. Il avait coutume de dire à ses amis : « On ne doit jamais se proposer de faire un bon livre, mais un livre excellent. » Maxime non d’orgueil, mais de sévérité envers lui-même, qu’il appliquait à ses moindres créations comme à ses plus grands ouvrages. Outre qu’il médita plus profondément son sujet pour s’en rendre plus maître, il s’appliqua aussi à perfectionner son style : il avait fait un livre admirable avant de se bien rendre compte des secrets de l’art d’écrire. Il avait cependant, en travaillant, entrevu ces secrets. Il était convaincu que c’est seulement à la condition de les pénétrer qu’on crée des œuvres durables ; il croyait fermement que tout travail de l’esprit, quelle que soit son étendue, est avant tout une œuvre d’art, et que la pensée n’a de puissance et de valeur que par sa forme. Dans la première partie de la Démocratie, Tocqueville avait souvent été très grand artiste sans le paraître, dans la seconde, il l’est toujours, mais en laissant voir davantage l’effort. Du reste, si cet effort s’aperçoit, on en voit aussi le fruit, qui est certainement un grand progrès de style. Dans son ardente aspiration vers un perfectionnement continu, il voulut relire tous ceux qui ont excellé dans l’art, et avant tout les grands maîtres du XVIIsiècle. Il s’appliqua à découvrir la méthode et les procédés de chacun d’eux, mais il n’en étudia aucun avec plus de constance et d’amour que Pascal. Ces deux esprits étaient faits l’un pour l’autre. Cette obligation incessante de penser que vous inflige Pascal était pour lui pleine de charme ; peut-être pourrait-on trouver dans cette prédilection l’origine du seul défaut qu’on lui ait reproché, qui est de laisser trop peu de répit à son lecteur, surtout dans quelques parties des derniers volumes de la Démocratie, où il semble que l’enchaînement étroit qui y lie toutes les idées ne permette à l’esprit aucun repos.

Tocqueville avait complètement échappé à ce reproche dans la première partie de la Démocratie, où le tableau animé qu’il présente des institutions américaines lui fournit sans cesse un texte de faits auxquels les idées générales se mêlent et avec lesquels elles se confondent. Un Anglais, auteur d’un livre intéressant sur les États-Unis, le félicitait un jour du mérite de cette première partie : « Ce que j’admire particulièrement, lui disait-il, c’est qu’en traitant un si grand sujet, vous ayez si complètement évité les idées générales. » Rien n’était moins exact que ce jugement qui charma cependant Tocqueville en lui apprenant que les idées générales qui abondent dans son livre sont assez habilement revêtues de formes particulières pour qu’un esprit, sans doute peu profond, mais cependant éclairé, ne les aperçût pas tout d’abord à travers l’enveloppe qui les recouvre. La lecture de son second ouvrage ne pouvait faire naître une semblable impression. Dans ces études sur le mouvement intellectuel, sur les sentiments et sur les mœurs des Américains, il n’est plus possible à l’auteur de dissimuler les idées générales, et, en incorporant celles-ci à des faits, de les rendre tout à la fois plus saisissantes et moins visibles. Ici ce sont des idées sur des idées : tout esprit incapable de remonter lui-même aux sources d’où elles découlent et de saisir, par sa propre force, leur vérité profonde, a dû éprouver quelque fatigue à la lecture de ce livre et n’y a peut-être vu qu’une suite de propositions ingénieuses admissibles, mais contestables. Les esprits énergiques seuls ont été émerveillés de la puissance avec laquelle l’auteur porte la netteté et la précision dans les matières où l’on a coutume de rester vague et obscur. La composition de cette œuvre sans modèle leur a paru un véritable tour de force, et ils ont placé ces deux volumes non seulement au niveau, mais au-dessus même des deux premiers.

Nous avons dit tout à l’heure que Tocqueville, désireux de développer son esprit et de perfectionner son talent, avait fait des grands écrivains du XVIIsiècle une étude particulière. Tout s’enchaîne dans les travaux de l’intelligence, et ceci le conduisit à réparer certaines lacunes de son instruction première. Dans son entraînement vers les ouvrages purement historiques, il avait trop négligé peut-être les œuvres des grands philosophes et des célèbres moralistes de l’antiquité et des temps modernes ; leur lecture lui était cependant une préparation salutaire pour cette partie de son travail où il jugeait l’influence de la démocratie sur les sentiments, les idées et les mœurs d’un peuple. Aussi dévora-t-il plutôt qu’il ne lut Platon, Plutarque, Machiavel, Montaigne, Rousseau, etc., etc., etc. « J’éprouve, écrivait-il à un de ses amis, en lisant ces ouvrages qu’il est honteux d’ignorer et que hier je connaissais à peine, le même plaisir que ressentait le maréchal Soult en apprenant la géographie quand il était ministre des affaires étrangères. »La quantité d’ouvrages divers qu’il lut alors est prodigieuse ; il n’y a qu’une espèce de livres qu’au milieu de son travail Tocqueville ne lisait pas et qu’il s’interdisait même absolument : ce sont ceux qui de près ou de loin traitaient de son sujet ; il craignait toujours qu’après être entré dans la voie tracée par un autre son esprit eût de la peine à retrouver son propre chemin, et qu’ainsi il courût le risque de perdre l’élan et l’originalité qui étaient à ses yeux le premier mérite de toute composition.

Quoi qu’il en soit, on comprend par ce qui précède comment il mit cinq ans à créer la seconde partie du livre dont la première ne lui avait demandé que deux années.

Mais outre qu’il s’appliqua davantage à cette seconde partie de la Démocratie en Amérique, il y eut une autre cause qui lui en rendit la composition plus lente : ce fut le changement qui était survenu dans sa position personnelle et qui lui avait fait perdre l’indépendance absolue, privilège exclusif de la première jeunesse.

Sans parler des liens domestiques nés de son mariage et des liens du monde nés de son succès, deux circonstances étaient venues compliquer sa vie : la première, c’était la propriété avec des intérêts agricoles ; la seconde, la politique.

Rien sans doute n’est plus sain pour l’esprit et plus favorable à son libre développement que la vie des champs, mais c’est à la condition d’en prendre la tranquillité seule et d’en fuir les intérêts. Ce qu’il faut, en effet, à la pensée pour germer et éclore, c’est le silence, la sécurité, l’absence de tout trouble, la certitude qu’au moment où elle naît l’inspiration ne sera pas étouffée dans son germe, brisée dans son essor, ou seulement interrompue par quelque incident, une affaire privée, un soin domestique, etc., etc. Ces conditions d’une sécurité parfaite, exempte non seulement de troubles, mais de menaces, la campagne les offre à une seule condition : c’est qu’on y soit chez les autres. Or Tocqueville y était chez lui.

Quoiqu’il eût deux frères dont il était le cadet, le vicomte et le baron Édouard de Tocqueville, des arrangements de famille survenus en 1836 après la mort de sa mère, et rendus faciles par la tendresse mutuelle qui avait toujours uni les trois frères, l’avaient rendu possesseur, en Normandie, du vieux manoir paternel, du château de Tocqueville, situé dans la presqu’île dont Cherbourg forme la pointe.

C’était une habitation très délabrée, pleine de souvenirs et de ruines. Des fenêtres du château on y voit la mer, et toutes les scènes magnifiques qui se déploient sur son rivage. Ce pays si beau est en même temps le plus fertile du monde, et nulle part peut-être la nature ne présente un aspect plus grandiose et plus riche. Mais toutes ces vieilles traditions, attachées au sol, toutes ces séductions de la nature et de la propriété sont d’autant plus dangereuses pour l’esprit qu’elles sont plus douces au cœur. Les intérêts sont les plus grands ennemis des idées, et alors même que la propriété ne détruit pas l’homme intellectuel en s’emparant de son âme, elle lui nuit en lui prenant son temps.

Tocqueville lutta sans doute contre de tels ennemis, mais moins énergiquement peut-être qu’il ne l’eût fait, si tous ces intérêts de propriété, nuisibles à son livre, ne se fussent trouvés en même temps très utiles à une autre chose qui l’occupait déjà. Cette autre chose, c’était son entrée dans la vie politique.

Assurément la vie politique fût venue le chercher alors même qu’il n’eût pas été au-devant d’elle, car, dans les pays libres, tout ce qui tire un homme de la foule attire sur lui les regards du peuple, et à cette époque il était déjà illustre ; mais la vérité est qu’il la souhaitait. Tocqueville avait beaucoup d’ambition : non cette ambition vulgaire qui se repaît d’argent et de places, ou se satisfait de vains honneurs ; cette sorte d’ambition là, il ne la connut jamais que pour la mépriser ; mais celle qui l’animait et dont il était plein, c’était cette mâle et pure ambition, la première des vertus publiques dans les pays libres, qui, dans celui qui l’éprouve, se confond avec l’amour du pays et la passion de sa grandeur, qui aspire à gouverner l’État, mais au prix des luttes inséparables de la liberté, au milieu d’efforts sans cesse renouvelés et de succès dus à la seule supériorité du mérite et des talents : grande et noble ambition qu’il faut honorer et non flétrir, qui seule donne au pouvoir son lustre et sa dignité, et qui grandit ceux même qu’elle n’élève pas.

Cependant l’habitation du sol avec ses intérêts n’est pas seulement utile, elle est nécessaire à la vie politique. Elle seule crée et conserve l’existence locale, qui elle-même donne l’élection ; et l’élection, dans les pays libres, c’est l’acte de naissance de l’homme politique.

Pour établir son existence en Normandie, Tocqueville avait eu à lutter, non seulement contre les difficultés attachées à toute nouvelle candidature, mais encore contre des obstacles exceptionnels. Malgré l’influence considérable de son père dans cette province, ou plutôt à cause de cette influence même, il avait rencontré dans le corps électoral une disposition générale et d’ailleurs bien naturelle à lui attribuer des opinions légitimistes. Il lui fallut beaucoup de temps, de rapports personnels avec ses concitoyens, pour combattre ce préjugéqui était si vivace que, n’était le secours qui lui vint de son livre, le bruit qu’il fit dans le monde et dont les échos retentirent jusque dans les moindres hameaux normands, il est douteux qu’il eût jamais triomphé d’un tel obstacle. L’obstacle était d’ailleurs accru par la dignité même du caractère de Tocqueville, qui, quoique désirant beaucoup d’arriver à la chambre élective était cependant résolu de n’y entrer que dans les conditions d’une entière indépendance. On va juger par un fait de la vivacité de son sentiment sur ce point.

Lors des élections de 1837, le comte Molé, alors président du conseil, sachant la candidature de Tocqueville dans le département de la Manche, l’avait d’office, et à l’insu de Tocqueville lui-même, recommandé comme candidat du gouvernement. En agissant ainsi, M. Molé n’avait fait que céder à un sentiment de sympathie et d’affection pour un jeune homme distingué qui était son parent, dont il voyait avec joie la renommée naissante, et qu’il ne pourrait que s’attacher encore en lui prêtant son patronage. Cependant, une semaine ou deux avant l’élection, Tocqueville, qui s’était présenté comme exempt de tous liens avec le ministère, informé de l’appui que celui-ci lui prêtait, et qui, en assurant, il est vrai, son élection, pouvait porter atteinte à son caractère, s’empressa d’adresser au comte Molé la réclamation la plus vive ; celle-ci provoqua une réponse non moins vive de M. Molé, et fut ainsi l’occasion d’une correspondance qui, certainement, les honore tous les deux : l’un, par la franchise et la fermeté avec lesquelles il repousse l’appui qui eût amené son succès ; l’autre, par la noblesse avec laquelle il avait offert cet appui et la dignité avec laquelle il le retire. La conséquence fut que Tocqueville ne fut pas nommé, mais la cause de son échec fut connue et mit en lumière son caractère. Deux ans après, aux élections générales de 1839, il fut élu à une immense majorité[14]. À cette époque il était, on peut le dire, en pleine possession de son collège électoral.

Mais qui ne comprend combien de trouble avait dû jeter dans sa vie intellectuelle cette laborieuse préparation de la vie politique, combien d’énergie et quelle puissance de volonté il lui fallut pour mener de front, au milieu des entraves d’une santé toujours fragile, la composition de son livre, dont l’achèvement voulait le recueillement et la solitude, et l’intérêt de son ambition politique, qui lui imposait le contact et les soins du monde ? Il avait été élu au mois de mars 1839, et c’est seulement au commencement de 1840 que les deux derniers volumes de la Démocratie en Amérique furent publiés. De ce jour, sa vie littéraire cesse pour n’être reprise que quinze ans plus tard, et sa vie politique commence.

CHAPITRE IV

La vie politique.

De 1839 à 1848, Tocqueville, élu et toujours réélu par l’arrondissement de Valognes, a siégé sans interruption à la chambre des députés, où il a constamment voté avec l’opposition constitutionnelle.

Ces temps sont trop près de nous pour qu’il soit possible de juger avec une entière liberté la part qu’il prit alors aux affaires publiques. Pendant ces dix dernières années de la monarchie constitutionnelle, à laquelle il était sincèrement attaché, Tocqueville n’a pas cessé de combattre une politique qu’il semble peu opportun d’attaquer aujourd’hui, alors même qu’on en éprouverait la disposition. Il avait alors en face de lui des hommes qu’il respecta toujours comme adversaires et qui depuis ont cessé de l’être. Tout ce qui ressemblerait à une agression rétrospective contre ces hommes, dont quelques-uns vivent encore, eût été désavoué par lui et ne pourrait qu’affliger sa mémoire. À quoi bon d’ailleurs évoquer de tels sujets de dissidence entre ceux que rapproche aujourd’hui un sentiment commun, bien supérieur à leurs divergences passées et à leurs anciennes rivalités ? Un jour viendra sans doute où la conduite des divers partis durant cette période, gouvernement et opposition, sera soumise au jugement de l’histoire, et parmi les pièces de ce grand procès il faudra certainement compter plusieurs des discours prononcés par Tocqueville à la tribune, ses votes, ses actes, l’attitude de résistance tout à la fois modérée et ferme qu’il avait prise vis-à-vis du gouvernement du roi Louis-Philippe et dans laquelle il a persisté jusqu’au 24 février. Le moment d’écrire cette histoire n’est point encore arrivé, et toute discussion sur cette époque serait prématurée.

Mais ce qu’on peut dire dès à présent sans offenser une seule personne ni blesser aucun parti, c’est que Tocqueville a marqué avec éclat son passage dans la vie parlementaire ; qu’il y a porté une intention toujours droite, une ambition constamment subordonnée au bien public, une pensée profonde, une parole grave, souvent brillante et applaudie, toujours écoutée avec respect, un jugement et une raison supérieurs ; et que, dans ces temps où nulle défaillance ne se produisait sans être signalée, son caractère universellement honoré n’essuya jamais ni une attaque, ni un soupçon.

Il n’a point, on doit le reconnaître, pris dès le début dans la politique le premier rang où il s’était tout d’abord placé dans les lettres : c’est que, doué des principales qualités qui font l’homme d’État, il manquait de quelques-unes des conditions qui font le grand orateur ; et sous un régime parlementaire, on ne saurait être l’un sans l’autre. Il parlait facilement, avec une grande élégance, mais sa voix manquait quelquefois de puissance : ce qui tenait à la faiblesse de sa constitution physique. Peut-être aussi le débat l’agitait trop ; il en était trop ému. Avec sa nature si fine et si délicate, il y apportait une trop grande susceptibilité d’impression, il y était comme une sensitive. Les luttes de la tribune demandent cependant à l’orateur autant de vigueur et de sang-froid que la guerre en exige du soldat et du général ; car dans les assemblées, celui qui parle est tout à la fois général et soldat : c’est lui qui se bat et qui mène. De pareilles luttes étaient au-dessus des forces de Tocqueville, qui ne s’y engageait jamais sans que sa santé en fût plus ou moins ébranlée. C’était pour lui une trop grande crise pour qu’il l’abordât souvent. La conséquence fut qu’il monta trop rarement à la tribune pour s’y établir en maître.

Une autre chose nuisait à Tocqueville comme orateur : c’étaient les habitudes que son esprit avait contractées en écrivant. On peut sans doute citer l’exemple de quelques grands écrivains devenus des orateurs illustres ; il n’en est pas moins vrai, d’une manière générale, que c’est une mauvaise préparation pour bien parler en public et improviser que d’écrire un livre. L’esprit s’accoutume, dans le travail littéraire, à une certaine méthode régulière et poursuit un certain idéal de formes qui sont peu compatibles avec les accidents et l’imprévu de la tribune. Presque toutes les grandes qualités d’un livre sont des défauts dans un discours. Le principal mérite d’un ouvrage, c’est d’être écrit en vue de l’avenir. Dans les assemblées, tout l’intérêt d’un discours est celui du moment ; la grande affaire, c’est la journée. Le livre est une pensée ; le discours, un acte. Ce qu’on développe dans un livre, à la tribune on l’indique.

Tocqueville arriva à la chambre avec ses habitudes et ses méthodes d’écrivain ; à ses yeux, un discours était trop une œuvre d’art, au lieu d’être seulement un moyen d’action. Pour qu’une idée lui semblât digne d’être portée à la tribune, il fallait sans doute qu’elle lui parût juste, mais encore, et c’était à ses yeux une autre condition, qu’elle fût neuve. Il avait pour ce que l’on appelle les lieux communs une répugnance insurmontable : excellente disposition pour qui fait un livre, mais la plus nuisible de toutes pour l’orateur parlant dans les grandes assemblées, où le lieu commun est principalement en faveur.

Tocqueville avait d’ailleurs dans la pratique des lettres, et dans les études mêmes qu’il avait faites de l’art d’écrire, contracté une autre habitude, toujours bonne pour l’écrivain et mauvaise quelquefois pour l’orateur : c’est de ne jamais dire un mot de plus que ce qu’il faut pour exprimer sa pensée et pour la rendre sensible à tout esprit doué d’une intelligence suffisante. L’orateur est gouverné par une autre loi, celle de subordonner l’étendue de son discours aux impressions de son auditoire, de suivre pas à pas ces impressions, d’arrêter le développement de sa pensée au moment où elle paraît comprise, de le continuer sous une nouvelle forme s’il s’aperçoit qu’elle n’a pas été bien saisie ; de le poursuivre jusqu’à ce que l’évidence éclate, en glissant sur ce qui blesse et en demeurant sur le terrain de la passion dès qu’il l’a trouvé. Tout cela se concilie mal avec les habitudes de l’écrivain, surtout de l’écrivain parfait. Si donc Tocqueville n’a pas été supérieur à la tribune, c’est surtout, il faut le reconnaître, parce qu’il était supérieur dans les lettres ; et le défaut qui lui a le plus nui comme orateur lui est venu de sa principale qualité comme écrivain.

Ceci explique pourquoi quelques-uns de ses discours, accueillis froidement, sont lus aujourd’hui avec un vif intérêt et gagneront en durée ce qui leur a manqué en effet immédiat.

Du reste, pendant toute la période de 1839 à 1848, il est vrai de dire que son talent oratoire s’est trouvé placé dans les conditions les moins favorables pour se produire. Tocqueville n’était vraiment éloquent à la tribune que lorsqu’il y montait sous l’empire d’une passion vive et profonde qui l’y poussait, l’y inspirait et l’y soutenait. Or, le rôle d’opposant que pendant tout ce temps sa conscience lui prescrivit ne le passionna jamais. Il était pour ce rôle trop circonspect, trop contenu et peut-être trop prévoyant. Il n’y avait en lui rien du tribun, et sa nature l’avait fait plutôt un homme de gouvernement que d’opposition. Il le prouva bien plus tard, mais il le montra même à cette époque où, étant en dehors du pouvoir, il avait si peu d’occasions de constater son aptitude aux affaires. C’est ainsi qu’à peine entré à la chambre, en 1839, ayant été nommé rapporteur de la proposition relative à l’abolition de l’esclavage dans les colonies, il sut non seulement tracer d’une main habile et sûre les grands principes de justice et d’humanité qui devaient amener le triomphe de cette sainte cause, mais encore, par un langage plein de respect pour les intérêts existants et pour les droits acquis, préparer le gouvernement et l’esprit public à une concession et les colons à une transaction.

De même, l’année suivante (1840), chargé du rapport du projet de loi relatif à la réforme des prisons, il eut le talent d’abord dans la commission, puis dans la chambre, de faire prévaloir toutes les dispositions importantes de ce projet qui n’était, du reste, que l’application pratique de ses propres théories sur la matière. Et un peu plus tard, lorsque fut portée devant les chambres (en 1846) la grande question des affaires d’Afrique, Tocqueville qui, pour l’étudier, avait fait deux voyages en Algérie, l’un au printemps de 1841, qui pensa lui coûter la vie, l’autre dans l’hiver de 1845, fut nommé membre et rapporteur de la commission extraordinaire instituée par la chambre, et rédigea, au nom de la commission, un rapport dans lequel les principes en matière de colonisation sont si bien posés qu’aujourd’hui encore le gouvernement n’aurait rien de mieux à faire que d’y chercher l’inspiration de ses actes et la règle de sa conduite. Tocqueville était éminemment pratique au grand étonnement, ou au grand chagrin de ceux qui voudraient que l’homme qui excelle à penser fût inférieur dans l’action. Il possédait les deux principales qualités de l’homme politique : la première, la perspicacité qui pénètre l’avenir, découvre à l’avance les voies à suivre, les écueils à éviter, voit plus loin et plus avant que tous, qualité précieuse, non seulement pour l’homme de gouvernement, mais pour tout chef de parti ; la seconde, la connaissance des hommes. Nul ne savait mieux que lui se les attacher et s’en servir, discerner leurs qualités et leurs défauts, tirer parti des unes et des autres, demander à chacun l’office auquel il était le plus propre, et après le service rendu les laisser toujours contents de lui et d’eux-mêmes. Très ouvert et très discret, jamais caché, ne disant jamais que ce qu’il voulait dire, dans la mesure et à l’heure où il le voulait dire, et le disant avec une grâce infinie qui donnait un prix extrême à toutes ses paroles, en somme Tocqueville était évidemment un de ces hommes éminents par l’esprit, les talents et le caractère, qui, sous un gouvernement représentatif et dans des temps réguliers, sont destinés à prendre une part principale aux affaires de leur pays.

Dans un discours prononcé le 27 janvier 1848 à la tribune de la chambre des députés, Tocqueville avait, d’une voix presque prophétique, annoncé la révolution qui était près de s’accomplir.

« …On prétend, disait-il, qu’il n’y a point de péril, parce qu’il n’y a point d’émeute ; on dit que comme il n’y a point de désordre matériel à la surface de la société, les révolutions sont loin de nous.

Messieurs, permettez-moi de vous dire que je crois que vous vous trompez. Sans doute le désordre n’est pas dans les faits, mais il est entré profondément dans les esprits. Regardez ce qui se passe au sein de ces classes ouvrières, qui aujourd’hui, je le reconnais, sont tranquilles. Il est vrai qu’elles ne sont pas tourmentées par les passions politiques proprement dites, au même degré où elles en ont été tourmentées jadis ; mais ne voyez-vous pas que leurs passions, de politiques, sont devenues sociales ? Ne voyez-vous pas qu’il se répand peu à peu dans leur sein des opinions, des idées qui ne vont point seulement à renverser telles lois, tel ministère, tel gouvernement même, mais la société, à l’ébranler sur les bases sur lesquelles elle repose aujourd’hui ? N’écoutez-vous pas ce qui se dit tous les jours dans leur sein ? N’entendez-vous pas qu’on y répète sans cesse que tout ce qui se trouve au-dessus d’elles est incapable et indigne de les gouverner ; que la division des biens faite jusqu’à présent dans le monde est injuste ; que la propriété repose sur des bases qui ne sont pas les bases équitables ? Et ne croyez-vous pas que quand de telles opinions prennent racine, quand elles se répandent d’une manière presque générale, quand elles descendent profondément dans les masses, elles doivent amener tôt ou tard, je ne sais quand, je ne sais comment, mais qu’elles doivent amener tôt ou tard les révolutions les plus redoutables.

Telle est, Messieurs, ma conviction profonde ; je crois que nous nous endormons, à l’heure qu’il est, sur un volcan (réclamations), j’en suis profondément convaincu (mouvements divers)… »

Tocqueville fut donc plus affligé que surpris de la révolution du 24 février 1848, mais la douleur qu’il en éprouva fut profonde. Aucun lien intime et particulier ne l’unissait à la dynastie tombée, pour laquelle il n’avait jamais éprouvé qu’un attachement constitutionnel ; mais sa grande intelligence avait mesuré tout d’abord l’étendue du péril que cette révolution faisait courir à la liberté. Le péril lui paraissait immense, et le mal qu’il devait amener, le plus grand de tous. Au milieu de tant de malheurs irrémédiables, de tant de ruines consommées, conjurer, s’il était possible, ce suprême péril, lui sembla la seule entreprise qui restât à tenter. Or, après avoir contemplé attentivement ce qui se passait sous ses yeux, les passions du pays, la division des partis en France, cette division fidèlement reproduite dans l’assemblée, à tort ou à raison, il demeura convaincu de deux choses : la première, c’est que la seule et peut-être la dernière chance de la liberté pour la France était dans l’établissement de la république ; et la seconde, c’est que tout ce qui serait fait pour empêcher le succès de la république aboutirait à la ruine de celle-ci au profit du pouvoir d’un seul. En jugeant ainsi, il ne cédait assurément à aucun entraînement ; tout dans la république de 1848 choquait ses instincts et offusquait sa raison : l’origine violente et subreptice de cette révolution, les hommes qui l’avaient proclamée, le dévergondage des théories qu’elle avait enfantées, et jusqu’aux formes ridicules de langage qu’elle avait inaugurées, tout cela répugnait profondément à sa nature et l’éloignait de la république ; mais ce qui l’y attirait, c’était la grandeur du mal à éviter et dont la république, si elle parvenait à se fonder, lui paraissait seule capable de préserver la France. Tocqueville eût tout fait pour prévenir la république, parce qu’il ne doutait pas que l’effet naturel de sa venue ne fût de précipiter la France dans un abîme ; et à présent qu’elle était née, il voyait le salut dans son maintien. Avait-il tort ? L’établissement de la république était-il une chimère ? Il faut prendre garde de tout juger par l’événement. Combien de gens qui déclaraient la république impossible, et qui proclamaient plus impossible encore la durée du pouvoir absolu ! Quoi qu’il en soit, telles étaient les convictions de Tocqueville qu’il faut bien faire connaître, parce qu’elles peuvent seules donner la clef de sa conduite à cette époque solennelle de l’histoire contemporaine. Ces convictions furent la règle de tous ses actes, et il est remarquable qu’au milieu des circonstances les plus propres à troubler l’esprit des hommes Tocqueville n’eut pas un seul moment d’hésitation et de faiblesse, et se montra constamment plus énergique et plus résolu qu’il ne l’avait jamais été.

Le département de la Manche avait envoyé Tocqueville en qualité de représentant du peuple à l’Assemblée constituante qui, comme on sait, fut convoquée pour le 4 mai. Nommé membre de la commission de constitution, Tocqueville apporta dans cette commission la préoccupation grave qui remplissait son âme ; il concourut avec une entière sincérité à l’œuvre assez ingrate dont la commission était chargée : œuvre qui fut très défectueuse sans doute, qui ne pouvait manquer de l’être, exécutée entre le 15 mai et le 24 juin, et qui peut-être l’eût été moins si elle eût consacré les idées que Tocqueville s’efforça en vain d’y introduire. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, Tocqueville aurait voulu qu’au lieu d’être nommé par le suffrage direct des citoyens le président de la république fût nommé, comme aux États-Unis, par un nombre restreint d’électeurs élus eux-mêmes par le suffrage universel. Il aurait voulu aussi, au lieu d’une assemblée unique, une représentation composée de deux chambres. Mais quoique ses opinions n’eussent pas prévalu, il n’en prêta pas moins jusqu’à la fin son concours loyal et sincère au travail de la commission, bien convaincu d’ailleurs que dans des temps pareils le succès immédiat d’une constitution dépend beaucoup moins des principes qu’elle énonce que de la conduite des hommes qui l’exécutent. C’est toujours animé du même sentiment et avec la même netteté de concours que Tocqueville appuya le général Cavaignac. Il le soutint énergiquement, non seulement de ses votes, mais encore de ses vœux, sans se faire aucune illusion sur les difficultés de sa candidature ni sur le déclin graduel de ses chances. La vue de ce déclin, le sentiment profond des malheurs vers lesquels on marchait à grands pas, causaient à Tocqueville une peine patriotique. Le souvenir de ce qu’il pensait alors existe sans doute dans la mémoire d’un grand nombre, mais il n’est peut-être nulle part mieux consigné que dans sa correspondance avec l’auteur de cette notice qui alors était à Londres, et auquel il adressait jour par jour le bulletin de l’Assemblée nationale, le degré du thermomètre politique et ses impressions particulières. Cette correspondance très curieuse, qui ne saurait aujourd’hui être publiée, mais pourra l’être plus tard, met à nu avec une vérité de coloris saisissante les plaies du temps, celles des hommes et des choses, en même temps que la tristesse qu’en éprouvait Tocqueville.

Au mois d’octobre 1848, deux de ses amis politiques, MM. Dufaure et Vivien, qu’animaient les mêmes désirs et les mêmes craintes, étant entrés dans les conseils du général Cavaignac, Tocqueville fut chargé de la mission de représenter la France en qualité de plénipotentiaire à la conférence de Bruxelles, qui avait pour objet la médiation de la France et de l’Angleterre entre l’Autriche et la Sardaigne. Quoique cette médiation eût été formellement acceptée par l’Autriche, Tocqueville jugeait bien dès lors, à la tournure que prenaient les événements dans ce pays et en France, que la conférence avait de grandes chances de ne jamais être réunie. Il accepta cependant, de peur que son refus opposé à de vives instances ne parût un déni de concours aux amis qui le pressaient et auxquels il craignait d’autant plus de nuire qu’il jugeait plus honorable et plus difficile le succès de leur entreprise. Enfin lorsque, six mois après l’élection du 20 décembre 1848, le retour de l’émeute ramena la crainte de l’anarchie et fit sentir la nécessité de replacer encore une fois le maintien de l’ordre sous le drapeau de la république et de la constitution, le président de la république, ayant fait appel aux hommes constitutionnels et les plus reconnus pour tels, Tocqueville, qui venait d’être élu membre de l’Assemblée législative, accepta le portefeuille des affaires étrangères et entra avec ses amis, MM. Dufaure et Lanjuinais, dans le ministère présidé par M. Barrot, et qui, ainsi reconstitué le 2 juin 1849, dura jusqu’au manifeste du 31 octobre de la même année. Dans le moment où ce ministère se forma, Tocqueville voyageait avec sa femme sur les bords du Rhin, et mandé par ses amis à Paris, il n’y arriva que pour y prendre le poste auquel il se trouvait ainsi appelé.

Ce court passage au ministère des affaires étrangères aurait suffi, à lui seul, pour montrer la rare capacité pratique dont était doué Tocqueville, qui, dans l’espace de quelques mois, eut à porter le fardeau de deux grandes affaires : l’affaire de Rome et celle des réfugiés hongrois, dont l’Autriche et la Russie voulaient exiger l’extradition de la Porte Ottomane. Tous ceux qui virent alors Tocqueville à l’œuvre admirèrent la netteté de ses vues, la droiture et la fermeté de ses actes. Il est bien rarement arrivé à un ministre de laisser en si peu de temps une trace aussi brillante et aussi durable de son passage aux affaires, non seulement dans son ministère, mais encore dans les chancelleries étrangères ; c’est une impression que purent constater tous les agents diplomatiques de la France à cette époque, parmi lesquels deux de ses amis personnels avaient, par son influence, accepté, l’un, le général Lamoricière, le poste de Pétersbourg, l’autre, celui de Vienne. Dès l’arrivée de ses premières dépêches, on fut frappé du ton élevé et digne dont elles étaient empreintes. Tocqueville faisait d’ailleurs sentir la séduction de son esprit et de son caractère à tous ceux qui entraient en contact avec lui ; et lorsque l’acte du 31 octobre le sépara du président de la république, celui-ci, qui avait également subi ce charme, s’efforça de le retenir à lui et de l’attacher à ses desseins. Sans être insensible à ces témoignages d’estime, Tocqueville n’en pouvait être ébranlé. Il voulait le maintien de la république, et on marchait à l’empire, ou plutôt l’empire était fait. L’Assemblée législative se traîna encore plutôt qu’elle ne vécut pendant deux années, comme ces corps robustes qui, blessés mortellement, ne peuvent ni vivre ni mourir. Tocqueville y siégea jusqu’à la fin avec le profond dégoût et la tristesse amère que donnait le spectacle de cette longue agonie. Il n’eut pas, du reste, à se reprocher un seul moment de faiblesse et d’abandon. Il demeura jusqu’au bout ferme et droit dans la ligne de conduite qu’il s’était tracée, et lorsque la question de la révision de la constitution fut agitée in extremis au sein de l’assemblée, sans s’abuser sur le caractère des pétitions qui demandaient cette révision, mais convaincu que les pouvoirs du président allaient être renouvelés et que si quelque chose pouvait diminuer la portée funeste de ce coup d’État populaire, c’était de le rendre à l’avance constitutionnel, il vota pour la révision, et, au nom de la commission dont il était l’organe, il exposa les motifs de son opinion dans un rapport qui fut le dernier et l’un des plus remarquables de ses travaux parlementaires. Quelques jours après, il n’y avait plus de parlement.

Peu de temps auparavant, Alexis de Tocqueville, que les travaux de son ministère avaient fatigué, et dont la santé déjà très altérée réclamait un climat plus chaud que celui de la France, était allé chercher le repos et le soleil près de Naples, à Sorrente, où il passa l’hiver, et où il n’aurait eu que trop le droit de prolonger son séjour. Mais quelque douce et salutaire que fût sa résidence dans ce charmant asile où la réunion de quelques amis[15] ajoutait l’agrément d’une société intime et choisie à toutes les séductions et à tous les bienfaits de la nature, Tocqueville s’était hâté de le quitter pour revenir à Paris dès qu’il avait vu l’orage grossir et près d’éclater sur l’assemblée dont il était membre. Il voulait être à son poste et prendre sa part du péril au jour de la lutte, car il espérait une lutte et il fut là en effet le 2 décembre 1851. Il assista à la réunion du dixième arrondissement dont il approuva et signa toutes les résolutions, fut conduit avec 200 de ses collègues de la mairie du dixième arrondissement à la caserne du quai d’Orsay, et dans la nuit du 2 au 3 décembre transféré à Vincennes. Ici cessa la vie politique de Tocqueville. Elle finit avec la liberté en France.

Ce qui frappe le plus dans le caractère politique de Tocqueville, c’est la fermeté dans la modération, la grandeur morale et la dignité dans l’ambition.

En temps de révolution on est prompt à accuser de faiblesse le caractère des hommes qui ne sont pas violents. Tocqueville n’avait rien, il est vrai, de cette énergie révolutionnaire, produit du tempérament plus encore que des passions, qui procède par élans et par bonds, et ne s’élève quelquefois très haut que pour tomber plus bas.

Tocqueville n’était pas violent, mais dans la mesure de l’opinion modérée qu’il avait choisie nul n’était plus énergique et plus constant que lui. Retranché sur cette ligne tracée par sa raison et fortifiée par sa conscience, il y était inexpugnable et jamais il n’en dévia un instant, soit pour s’emparer du pouvoir, soit pour le conserver. Et pourtant cette ambition dont nous l’avons vu animé à son entrée dans la vie politique ne s’était pas éteinte en lui ; il la ressentait toujours aussi ardente, mais c’était toujours cette grande ambition qui, dans le pouvoir, comptant pour rien les vains honneurs et les avantages matériels, y voit seulement la gloire d’accomplir sinon de grandes choses, du moins des choses utiles au pays.

Convaincu que dans un pays libre le pouvoir doit appartenir à celui des partis politiques qui a la majorité, et qu’il n’y a de grandeur et de dignité dans le gouvernement qu’à la condition que le parti qui le prend y apporte son programme et y reste fidèle, il n’éprouvait d’ambition et ne la comprenait que dans la limite de ces principes élémentaires. À la vérité, c’est le sort de tous ceux qui ont ainsi compris l’ambition du pouvoir, de ne le saisir que bien rarement et plus rarement encore de le garder ; mais la possession et la durée du pouvoir n’en font pas la grandeur, et l’homme d’État qui veut que sa mémoire soit honorée doit avant tout conserver dans le maniement des affaires publiques sa dignité personnelle et le respect de soi-même.

Si Tocqueville n’a pas tenu longtemps dans ses mains ce qu’on appelle le pouvoir, il a connu une autre puissance plus haute et plus durable que celle qui vient du maniement quotidien des affaires, c’est l’influence exercée par ses idées. Il a eu par là et il a encore sur son époque une grande action politique. Ses opinions ont fait école, partout on le cite, on le commente comme une autorité, à l’étranger comme en France. C’est surtout par cette puissante action sur les esprits que Tocqueville a été un homme politique et un homme d’État.

CHAPITRE V

Après le 2 décembre 1851. — L’Ancien régime et la Révolution. — Œuvres et correspondance inédites.

Après ce brisement violent de son existence politique, Tocqueville, qui était membre de son conseil général (dans le département de la Manche), et qui depuis plusieurs années en avait toujours été élu le président, tenait encore à la vie publique par ce lien, secondaire, il est vrai, mais profond, et peut-être plus avant dans son cœur qu’aucun autre. Ce lien, qu’il ne pouvait conserver qu’au prix d’un serment impossible à son honneur, il fallut le briser.

Ainsi atteint, Tocqueville ne fut point abattu. Il a été dans sa destinée de grandir avec toutes les épreuves de sa vie. Jamais il ne montra plus de force et de fierté que dans ces tristes temps. Il y avait dans les facultés de son âme et dans celles de son esprit une remarquable harmonie ; et de même que son talent oratoire s’élevait en proportion de l’importance des questions qu’il traitait, de même l’aggravation de l’épreuve trouvait son caractère plus ferme et plus fort. Il montra alors une admirable énergie.

On disait tout à l’heure que l’existence politique de Tocqueville avait cessé: on avait tort ; Tocqueville la continua. Il la continua d’abord en restant ce qu’il était, car en temps de révolution il n’y a qu’une manière de se conserver : c’est de ne point changer au milieu de tout ce qui change ; c’est de maintenir entier son caractère ; de ne pas, un seul jour, donner un démenti à son passé ; de supporter patiemment, noblement, non pas la disgrâce d’un prince, ce qui serait bien facile, mais celle du temps, plus triste et plus lourde ; de voir foulé aux pieds par la multitude tout ce que l’on a vu debout et honoré d’elle, sans en rien abandonner soi-même ; d’être témoin de cette apostasie et de garder sa foi au fond de son cœur, et non seulement de la garder, mais encore de la montrer, de la professer, d’espérer son triomphe et, dans la mesure de ce qu’on a conservé de forces, de s’y dévouer. C’est ce que fit Tocqueville après le 2 décembre, simplement, sans effort, sans relâche, et avec une fermeté d’âme qui ne fléchit pas un seul instant.

Au milieu de la tristesse profonde qu’excitait dans son âme l’aspect des nouvelles destinées de son pays, Tocqueville résolut d’opposer la force morale à la force matérielle, de remplacer la possession du pouvoir par la dignité, l’action par la pensée ; et dans la sphère, quelque étroite qu’elle fût, laissée à l’indépendance de l’esprit, de travailler à la propagation, ou plutôt au réveil des idées qui peuvent dormir dans le monde, mais ne meurent pas.

Plein de ce sentiment, non seulement Tocqueville se mit à l’œuvre, mais encore il entreprit de communiquer à ses amis l’ardeur dont il était animé ; et ce fut un vrai chagrin pour lui, en même temps qu’il les trouva tous si sympathiques à son courage et à son succès, de ne pouvoir obtenir de quelques-uns d’entre eux la reprise intellectuelle dont il leur donnait l’exemple. Nul ne fut assurément plus sollicité et plus rebelle à ses instances que celui qui, en écrivant ces lignes, semble y céder aujourd’hui, mais n’écrit, hélas ! qu’une biographie, et ne peut se préserver d’un sentiment amer en pensant à quel prix il accomplit en ce moment le vœu le plus cher de son ami.

Aussitôt après le 2 décembre 1851, Tocqueville s’était retiré dans sa terre de Normandie.

Il y a certainement dans le silence des champs et dans le repos de la vie privée succédant aux bruits de la cité et aux tumultes du forum quelque chose de délicieux, capable d’enivrer l’âme et de l’élever au-dessus d’elle-même. C’est une autre vie, un autre monde, et comme une autre humanité ; c’est la passion du vrai qui vous saisit au lieu de la passion du succès ; c’est le désir de savoir, et non de réussir ; c’est un superbe mépris pour le nombre dont on était l’esclave : Turba argumentum pessimi. Mais pour sentir ces impressions et pour en jouir, il ne faut pas avoir l’âme mortellement triste, il faut avoir encore une patrie, il faut n’être pas dans son pays comme un exilé. Tocqueville avait trop de troubles dans l’esprit et trop de révoltes dans l’âme pour jouir de ces douces impressions, Ce n’est donc point pour les y chercher qu’il alla vivre à la campagne, mais pour s’y mettre au travail. Ce travail, ce fut son dernier livre : l’Ancien Régime et la Révolution.

La pensée première du livre date du séjour qu’il avait fait à Sorrente, six mois auparavant, au commencement de 1851, époque à laquelle, en songeant à l’état de la France, il ne prévoyait que trop déjà le sort qui allait écarter des affaires toute une génération et créer des loisirs qu’il faudrait occuper. C’était le temps où l’Assemblée nationale n’était pas encore morte, mais où chacun de ses membres sentait que chaque jour la vie se retirait d’elle. Voici ce que, le 10 janvier 1851, il écrivait[16] :

« Sorrente, le 10 janvier 1851.

Je suis de plus en plus satisfait de mon séjour à Sorrente ; la beauté du pays et du climat est incomparable, notre habitation est très commode… Il ne manquait qu’un peu d’occupation d’esprit, un amusement de l’intelligence plutôt qu’un travail. Je commence à me le procurer. Déjà à Tocqueville j’avais recueilli quelques-uns de mes souvenirs sur le temps que j’ai passé aux affaires, et écrit quelques-unes des réflexions qui me vinrent à cette occasion sur les choses et les hommes de ce temps-là. J’ai repris ce petit travail, qui, comme vous le jugez bien, ne peut, quant à présent, avoir de publicité ni grande ni petite ; et quoique je n’aie pas retrouvé le goût et l’entrain que j’y avais mis à Tocqueville, il suffit pour me faire passer les heures de la matinée, où j’ai l’habitude de donner une certaine dose de nourriture à mon esprit. Je vous lirai cela un jour, quand nous n’aurons qu’à rabâcher sur le passé. Vous comprenez que les événements de mon ministère de cinq mois ne sont rien, mais l’aspect des choses que j’ai vues de si près était curieux et la physionomie des personnages m’intéressait. Ce sont, en général, d’assez vilains modèles dont je fais d’assez médiocres peintures ; mais une galerie de contemporains fait souvent plus de plaisir à voir que les plus beaux portraits des plus illustres morts. Toutefois ce travail, ou plutôt cette rêvasserie, est loin de suffire à l’activité d’esprit que j’ai toujours dans la solitude.

Il y a longtemps, comme vous savez, que je suis préoccupé de l’idée d’entreprendre un nouveau livre. J’ai pensé cent fois que si je dois laisser quelques traces de moi dans ce monde, ce sera bien plus par ce que j’aurai écrit que par ce que j’aurai fait. Je me sens d’ailleurs plus en état de faire un livre aujourd’hui qu’il y a quinze ans. Je me suis donc mis, tout en parcourant les montagnes de Sorrente, à chercher un sujet. Il me le fallait contemporain, et qui me fournît le moyen de mêler les faits aux idées, la philosophie de l’histoire à l’histoire même. Ce sont pour moi les conditions du problème. J’avais souvent songé à l’empire, cet acte singulier du drame encore sans dénouement qu’on nomme la Révolution française, mais j’avais toujours été rebuté par la vue d’obstacles insurmontables et surtout par la pensée que j’aurais l’air de vouloir refaire des livres célèbres déjà faits. Mais cette fois le sujet m’est apparu sous une forme nouvelle qui m’a paru le rendre plus abordable. J’ai pensé qu’il ne fallait pas entreprendre l’histoire de l’empire, mais chercher à montrer et à faire comprendre la cause, le caractère, la portée des grands événements qui forment les anneaux principaux de la chaîne de ce temps ; les faits ne seraient plus en quelque sorte qu’une base solide et continue sur laquelle s’appuieraient toutes les idées que j’ai dans la tête, non seulement sur cette époque, mais sur celle qui l’a précédée et suivie, sur son caractère, sur l’homme extraordinaire qui l’a remplie, sur la direction par lui donnée au mouvement de la Révolution française, au sort de la nation et à la destinée de toute l’Europe. On pourrait faire ainsi un livre très court, un volume ou deux peut-être, qui aurait de l’intérêt et pourrait avoir de la grandeur. Mon esprit a travaillé sur ce nouveau cadre et il a trouvé, en s’animant un peu, une foule d’aperçus divers qui ne l’avaient pas d’abord frappé. Tout n’est encore qu’un nuage qui flotte devant mon imagination ; que dites-vous de la pensée mère ? … »

Le nuage se dissipa, et Tocqueville, rentré dans la vie privée, se mit à l’œuvre. On comprend quelle en était la difficulté ; Tocqueville, qui voulait surtout peindre la Révolution et ses effets, fut tout d’abord amené à l’étude des temps qui l’ont précédée, comme pour connaître l’effet on recherche la cause. Il entreprit de retrouver et de décrire l’état social et politique de la France avant 1789. Il avait ainsi à faire, pour l’ancienne France, quelque chose d’analogue à ce qu’il avait fait pour l’Amérique du Nord. Mais au lieu de travailler, comme aux États-Unis, sur un pays et sur des institutions placées sous ses yeux, il avait à peindre une société morte, des temps et des institutions qui ne sont plus, et dont il fallait qu’il commençât par retrouver la structure pour en tracer l’image. Or, on se fait difficilement une idée de la peine qu’on a déjà, même après moins d’un demi-siècle, à ressaisir les traces de ce qu’a détruit ou transformé une grande et soudaine révolution. Tocqueville y appliqua toutes les forces de son intelligence, en analysant, avec sa prodigieuse sagacité, les éléments dont se composait la société civile et politique en France, avant et après 1789 ; il fit de chacun d’eux une étude approfondie pour laquelle il se livra à des recherches considérables. Il dut beaucoup pour ce travail aux grandes bibliothèques de l’État, mais nulle part peut-être il ne puisa plus de documents utiles que dans les archives des anciennes administrations provinciales, et notamment dans celles de la généralité de Tours. L’intérêt de ces recherches, joint à celui de sa santé, qui lui recommandait le climat tempéré de la Touraine, le fixa à Saint-Cyr, près de Tours, pendant une partie de l’année 1854.

Mais pour l’étude de son sujet, il ne se borna pas à la France : il voulut revoir l’Allemagne, où toutes les traces de l’ancienne société féodale ne sont pas effacées, et où, mieux peut-être que partout ailleurs, on aperçoit les passions d’un pays qui n’a pas encore consommé sa révolution. Il exécuta ce voyage pendant l’été de 1855 ; et comme, pour une pareille enquête, la connaissance de la langue allemande lui manquait, il eut le courage de l’apprendre : ce qu’il fit assez rapidement pour être, en peu de temps, capable de mettre à profit les documents originaux.

C’est au commencement de 1856 qu’il publia la première partie de ce grand ouvrage, qu’il ne devait point, hélas ! lui être donné d’achever.

Le succès du livre fut prodigieux, et aussi grand à l’étranger qu’en France. Il fut aussitôt traduit dans toutes les langues, analysé dans toutes les revues et dans tous les journaux et salué par un concert de louanges unanimes[17].

Tocqueville ressentit de ce succès une satisfaction qui n’était pas purement personnelle ; il croyait y voir un bon symptôme de l’esprit public, capable encore d’attrait pour les livres où la liberté est passionnément aimée. Si même quelque chose le troublait dans ce succès, c’était qu’il fût aussi général. Il lui semblait qu’il avait droit à quelques attaques des adversaires naturels de ses idées, et il craignait que l’indulgence avec laquelle ceux-ci eux-mêmes traitaient son livre n’attestât moins leur impartialité que l’indifférence du temps en matière politique. Quoi qu’il en soit, le jugement de tous les organes de l’opinion publique fut uniforme, surtout en un point : tous, en louant l’ouvrage, constatèrent dans son auteur un nouveau progrès, un goût encore plus pur, un style plus sobre, une pensée plus ferme et plus sûre d’elle-même.

Tocqueville devait, aux douze années qu’il avait passées dans les affaires publiques, une maturité de jugement et une puissance d’observation qu’il ne pouvait manquer d’apporter dans ses écrits. S’il est vrai que la vie littéraire soit une mauvaise préparation pour la politique, il ne l’est pas moins que la vie politique en est une excellente pour la composition d’un livre, surtout d’un ouvrage où l’étude des faits contemporains se confond avec l’histoire et où l’expérience de l’homme d’État importe autant que le talent de l’écrivain. En jetant un coup d’œil rétrospectif sur ces longues années, écoulées de 1840 à 1852, pendant lesquelles l’action politique suspendit pour Tocqueville la création intellectuelle, peut-être trouverait-on que l’aptitude plus grande qu’il y puisa pour l’exécution de son dernier livre en fut le bienfait le plus certain.

En parlant comme on le fait ici du succès de cette publication, on ne rend peut-être qu’imparfaitement l’impression que produisit, sur l’esprit public, le livre de Tocqueville. Le sentiment qu’on éprouve en le lisant est, en effet, autre chose que le plaisir inspiré par la vue de ce qui est beau. En faisant cette lecture, on a l’âme toute pleine des grands intérêts qui remplissent aussi la pensée de l’auteur. On sait que ce ne sont pas seulement des récits curieux qu’il présente, mais que pour lui l’étude du passé n’est qu’une étude de l’avenir, dont il cherche les secrets et sonde les mystères. On comprend qu’il s’agit là de nos propres destinées et du sort de nos enfants.Il y a, dans le sentiment qu’on apporte à cette lecture, quelque chose de solennel qui ressemble à ce que faisait éprouver aux anciens la consultation de l’oracle. C’est plus que de l’admiration, c’est de l’émotion. Le lecteur pense autant à lui-même qu’au livre, et telle est la foi du lecteur dans les lumières de l’écrivain, qu’en lisant ses prémisses il a hâte d’arriver à sa conclusion.

Bien des gens en Europe, pour savoir le dernier mot sur notre révolution, attendaient cette conclusion. C’était aussi vers elle que Tocqueville dirigeait tous les efforts de son esprit. À vrai dire, le titre de la première partie, seule publiée, ne donnait pas une idée parfaitement exacte de ce que serait l’ouvrage entier. Si l’on en jugeait par ces mots l’Ancien régime et la Révolution, il semblerait que dans l’ordre de ses pensées l’auteur fît une part égale à l’étude de l’Ancien régime et à celle de la Révolution française. Il n’en était cependant pas ainsi. Ce n’était point la peinture de l’ancienne société qui était son but final. Il n’empruntait à celle-ci d’autres tableaux que ceux dont il avait besoin pour mettre en lumière et en relief l’état nouveau, 1789, la Révolution, ses suites, l’empire et surtout l’empereur. C’est là qu’était le cœur de ses études ; là était la source de ses méditations, de ses anxiétés, de ses alternatives de tristesse et d’espérance. Le vrai titre de l’ouvrage eût été la Révolution française, et c’est celui que Tocqueville eût adopté s’il n’eût pas craint de prendre un titre usé. La Révolution française : c’était là sa pensée, le sujet qui l’obsédait, l’abîme ténébreux où il aspirait à porter la lumière, le problème redoutable dont il voulait trouver la solution.

Mais quelle serait cette solution ? Le volume publié ne la présente pas et ne pouvait la contenir, puisqu’il n’a d’autre objet que d’offrir une image abrégée du passé. Tout porte à penser que l’ouvrage entier aurait au moins trois volumes. Maintenant on conçoit tous les regrets que fait naître l’interruption d’une si grande œuvre. On les comprend d’autant mieux que le second volume était déjà très avancé. Il ne fallait plus à Tocqueville que quelques mois pour l’achever. L’ordre des chapitres en est fixé ; la déduction des idées y est bien établie, depuis le premier jusqu’au dernier. Quelques chapitres sont non seulement écrits en entier, mais ont reçu la dernière touche du peintre ; et là où les contours de la pensée ne sont pas encore complètement marqués, ils sont déjà indiqués.

On pourrait sans doute, en réunissant ces précieux matériaux, en les coordonnant, en suppléant ici des pages, là seulement des mots, donner à ce second volume un corps et le livrer à la légitime curiosité du public. Mais qui aurait cette audace ? qui l’oserait, surtout sachant le prix que mettait Tocqueville à ne rien publier qui ne fût aussi parfait qu’il était en son pouvoir de le faire ? Souvent en marge de ce manuscrit on voit écrits par l’auteur ces mots : Ceci à revoir, ceci à vérifier. Quelquefois en regard d’une opinion exprimée, un simple point d’interrogation marque le doute de l’écrivain et fait pressentir un nouvel examen.

En présence de pareils signes qui attestent des scrupules et des craintes, qui serait plus brave que l’auteur lui-même ? Qui oserait résoudre les questions posées, prendre les partis délicats, terminer les phrases commencées, mêler son style à un pareil style et infliger à une glorieuse mémoire les fautes et les responsabilités d’autrui ? Une telle profanation ne sera pas commise.

Deux chapitres seuls de cette seconde partie, écrits à ce que l’on croit dès 1852, ont été trouvés, dont la rédaction paraît complète et tellement finie que Tocqueville ne l’eût sans doute pas désavouée. C’est la partie du livre qui dépeint l’état de la France avant le 18 brumaire et montre comment, tout en n’étant plus républicaine, la France n’avait pas cessé d’être révolutionnaire. On ne saurait dire sans doute que l’auteur ne les eût pas retouchés, car il perfectionnait toujours son œuvre ; mais ces fragments peuvent être considérés comme achevés, et on n’hésite pas à les offrir comme un spécimen curieux et précieux de l’ouvrage tout entier, qui malheureusement ne paraîtra jamais. Excepté, en effet, ces fragments de peu d’étendue, on est bien résolu de ne rien publier.

Si on entrait dans une autre voie, où s’arrêterait-on ? Faudrait-il, entreprenant sur le troisième volume le même travail que sur le second, s’appliquer à le construire et chercher dans les notes considérables de Tocqueville le mot de cette énigme dont le mystère trouble les esprits ? Qui osera fouiller dans ce sanctuaire ? Comment apercevoir rien de décisif et de net dans les essais et les tâtonnements de cette libre intelligence qui débutait toujours par le doute, opposait longtemps les unes aux autres les idées les plus contraires avant d’en adopter aucune, et dans sa bonne foi ignorait elle-même à quelles prévisions d’avenir l’amènerait l’étude du présent et du passé, comme le chimiste, quand il décompose un corps, ne sait pas à quels résultats cette analyse va le conduire.

La seule chose que l’on puisse avancer sur ce point, parce qu’on la croit certaine, c’est que Tocqueville, tout en montrant dans l’avenir de grands dangers pour la liberté, avait foi en elle, croyait sinon à sa durée non interrompue du moins à ses retours et à de bons intervalles, et eût brisé sa plume plutôt que de donner une conclusion désespérée.

Mais si on se laissait aller sur la pente où l’on est décidé à se retenir, ce n’est pas seulement la seconde et la troisième partie de ce grand ouvrage que l’on publierait. On ne peut voir les notes considérables écrites par Tocqueville sur la Révolution française, attestant les profondes études auxquelles il s’est livré sur tout ce qui, de près ou de loin, se rapporte à ce sujet, sans être frappé de l’importance de ces travaux. C’est un immense arsenal d’idées. Dans telle de ses notes bien des auteurs puiseraient la matière de plusieurs volumes. Elles sont toutes de sa main, car Tocqueville n’avait pas la faculté de travailler avec l’aide d’autrui et ne tirait parti que des recherches qu’il avait recueillies lui-même. Lui seul en possédait l’esprit et la clef. Il ne faisait aucun cas des livres que l’on compose avec des livres et n’allait jamais qu’aux sources originales. À ses yeux le principal travail consistait à trouver ces sources ; quand il les avait découvertes, il jugeait son œuvre à moitié faite. Ainsi attaché à leur poursuite, il ne s’arrêtait jamais en chemin ; il les allait chercher partout, non seulement en France, mais à l’étranger. Il était allé en Allemagne pour son premier volume ; il alla en Angleterre, en 1857, pour préparer le second. Rien pour lui ne faisait obstacle à un voyage jugé nécessaire à ses travaux, pas même l’intérêt de la conservation de la vie, qui cependant était déjà en grand péril, et à laquelle tout changement d’habitudes et de climat pouvait être funeste. On juge par ce qui précède de ce qu’était pour lui la préparation d’un livre. Pour publier un volume, il en écrivait dix, et ce qu’il mettait au rebut comme étude faite pour lui seul eût été pour bien d’autres un texte tout prêt pour l’impression. Ses études sur les économistes et notamment sur Turgot, ses notes sur les cahiers des états généraux, ses observations sur l’Allemagne et sur plusieurs publicistes allemands, ses études sur l’Angleterre, etc., etc., sont autant d’ouvrages tout faits. Mais qui oserait donner au public ce qu’il ne jugeait pas digne de la publicité, et offrir comme des livres ce qu’il ne considérait que comme des documents à l’appui de son livre ? Comment donner prolixe et délayée cette pensée qu’il ne montrait jamais que concise et qu’il mettait tout son art à condenser ? Non seulement on ne le fera point pour les travaux qu’il avait préparés sur la Révolution et sur l’empire, mais on observera la même réserve et le même respect envers ses autres manuscrits.

Un homme tel que Tocqueville, qui ne pouvait vivre sans penser ni penser sans écrire, a nécessairement laissé beaucoup de travaux sur des sujets divers. Mais à l’exception de quelques opuscules dont on a parlé plus haut, et qui, étant achevés complètement, peuvent être publiés, il n’en a pas laissé un seul auquel il ait mis la dernière main.

Le plus considérable de tous ceux qu’il avait commencés est sans contredit l’ouvrage qu’il avait entrepris d’écrire sur l’établissement des Anglais dans l’Inde; il avait fait de cette grande question une longue étude, et la quantité de documents qu’il avait rassemblés pour la traiter est considérable ; le livre est divisé en trois parties, la première a pour titre : « Tableau de l’état actuel dans l’Inde anglaise. » Cette première partie est écrite tout entière et formerait environ 60 pages d’impression. Elle porte pour épigraphe cette phrase : « La religion des Indous est abominable, la seule peut-être qui vaille moins que l’incrédulité. » La seconde partie, dont le texte n’est pas encore rédigé, est intitulée : « Effets du gouvernement anglais sur les Indous. » L’ordre des idées en est établi et la distribution des matières fixée ; enfin la troisième partie est celle-ci : « Comment l’empire des Anglais dans l’Inde pourrait être détruit. »

On ne saurait sans doute imaginer des questions plus graves et plus intéressantes. Mais si l’on pouvait être tenté de rien publier de ce travail, on s’arrêterait tout à coup devant la note placée sur l’enveloppe même du manuscrit, écrite de la main de Tocqueville et dont voici le texte : « Tout ceci n’a de valeur que si je reprends le projet d’écrire sur ce sujet. J’avais eu, vers 1843, la pensée de composer un ouvrage sur ce sujet qui certes en vaut la peine. Les distractions de la politique et la grandeur des recherches qu’un pareil livre suppose m’en ont détourné. »

Tocqueville ne comprenait une publication qu’à la condition d’un accroissement de gloire pour son auteur ; il n’admettait pas qu’on fît un livre pour faire un livre.

Cette disposition explique pourquoi Tocqueville a livré si peu à la publicité, quoiqu’il ait tant créé, et ceci fait comprendre aussi la perfection du petit nombre d’œuvres auxquelles il a permis de se produire au grand jour. Là aussi est le secret de l’extrême répugnance qu’avait Tocqueville à rien publier dans les journaux et même dans les revues, où l’écrivain est tenu de proportionner à un espace limité d’avance le développement de sa pensée. Aussi n’est-ce que dans les circonstances les plus rares qu’il s’est écarté de la règle d’abstention qu’il s’était imposée.

C’est ainsi qu’en 1836, l’année qui suivit la publication de son premier ouvrage, le directeur éminent d’une revue anglaise (the London and Westminster Review), M. John Stuart Mill, qui depuis a publié tant d’ouvrages d’un grand mérite, ayant demandé à Tocqueville un article sur la France, celui-ci lui adressa un travail très remarquable intitulé État social et politique de la France, et qui a paru dans le numéro de cette revue du mois d’avril 1836, traduit en anglais par M. John Stuart Mill lui-même. Une autre fois, aussi sur les instances pressantes de M. Aristide Guilbert, auteur de l’ouvrage intitulé Histoire des villes de France, Tocqueville lui remit une notice sur Cherbourg, qui a été publiée en 1847 dans cet intéressant recueil, et qui mieux peut-être que toute autre chose montre qu’il n’est point de sujet en apparence petit qui ne s’agrandisse au contact d’un esprit supérieur. Cette notice est un chef-d’œuvre ; la petite ville y disparaît dès la première page pour ne laisser voir que l’historique de son port, c’est-à-dire d’un des plus grands et des plus merveilleux ouvrages de ce siècle.

Lors donc que l’on considère la sobriété qu’apportait Tocqueville dans la publication de ses œuvres, on ne peut qu’apporter la même disposition envers ses manuscrits inédits.

Il a cependant, sous le titre de Souvenirs, laissé un manuscrit très important qui un jour sera certainement publié et fournira la matière d’un volume in-8°. Ces Souvenirs, écrits à Tocqueville et à Sorrente, en 1850 et 1851, se rapportent surtout à la révolution de 1848 et à l’année suivante. Ils formeront un des éléments les plus précieux de l’histoire contemporaine, mais le moment de les publier n’est pas venu ; l’auteur a solennellement exprimé sa volonté que rien n’en soit mis au jour pendant la vie de ceux que cette publication pourrait atteindre.

Mais parmi ses œuvres inédites il en est une, la plus importante peut-être, dont la publication immédiate nous paraît non seulement possible, mais nécessaire ; nous voulons parler de sa correspondance privée. Tocqueville n’a pas sans doute écrit ses lettres pour qu’elles fussent publiées, mais il n’a rien dit qui interdise de le faire. C’est le sort de tout ce qui est tombé de la plume des hommes illustres, de ne pas rester longtemps dans l’ombre. Déjà plusieurs de ses lettres ont été livrées au public ; d’autres publications partielles et successives, auxquelles présiderait peut-être moins de discrétion et de goût, pourraient avoir lieu, soit en France, soit en Angleterre, si on ne prévenait cet éparpillement fâcheux par une publication collective.

Si nous avions un jugement à porter sur le mérite littéraire de cette correspondance, nous la placerions peut-être, sinon au-dessus, du moins au niveau de tout ce que Tocqueville a écrit et publié ; mais ce n’est pas au point de vue de l’art et du talent que ces lettres s’offrent d’abord à nos yeux et que nous les présentons au public. Une lettre est bien moins une production de l’intelligence qu’un sentiment, un rapport intime, un acte de la vie ; c’est la conversation du cœur et de l’esprit. Ce n’est pas une œuvre de la méditation ; c’est quelque chose qui fait partie de la personne, qui lui survit et la continue quand elle n’est plus. Un recueil de correspondances n’est pas une production littéraire ; ce sont les fragments retrouvés d’une vie brisée, que la piété des survivants a recueillis et dans lesquels chacun, suivant la nature et le degré de son affection, se plaît à retrouver le souvenir de celui qu’il a aimé ou admiré.

On a dit et répété cent fois que le style c’est l’homme : cela n’est guère vrai du style d’un livre où l’auteur s’est étudié et a mis tout son art à se montrer tel qu’il veut paraître ; mais cela est plus vrai de la correspondance, où l’homme écrit comme il parle et n’écrit que parce qu’il ne peut parler. Des lettres révèlent quelquefois l’esprit de leur auteur ; elles montrent toujours son cœur et son caractère.

Quoique, dans certaines parties de sa correspondance, Tocqueville rencontre sans le chercher un bonheur d’expressions qu’avec plus d’étude il n’aurait pu surpasser, ce que l’on y verra surtout, c’est la place immense que ses amitiés occupaient dans sa vie. Les ouvrages qu’il a publiés font connaître l’écrivain ; ses lettres feront connaître l’homme et le feront encore plus aimer. Elles montreront d’ailleurs l’écrivain lui-même sous un jour nouveau, car Tocqueville excellait dans le genre épistolaire. Aussi une lettre de lui, quelque courte qu’elle fût, n’était jamais reçue avec indifférence. Ceci explique pourquoi toutes ont été conservées et se retrouvent aujourd’hui ; et c’est par la même raison que personne, en nous les confiant, ne nous en a fait l’abandon, et qu’au contraire il n’est pas un de ceux dont nous tenons ces précieuses lettres qui ne nous ait demandé instamment de lui en rendre l’original, à la possession duquel tous attachent un prix extrême[18]. Nous n’avons pas besoin de dire que ce vœu sera fidèlement rempli. Tout le monde comprendra de même, sans que nous l’exprimions, combien est délicat le procédé de tous les amis de Tocqueville, qui ont remis toutes leurs lettres entre les mains de Mme de Tocqueville, à laquelle seule ils reconnaissent le droit d’en autoriser la publication.

Si des considérations diverses ne nous avaient forcé de supprimer, au moins quant à présent, la plus grande partie de cette correspondance, elle serait très volumineuse. Tocqueville avait beaucoup d’amis. Convaincu que l’amitié est comme la plante délicate qui dépérit faute de culture, il donnait, à sa correspondance avec ses amis, les plus grands soins. Il écrivait beaucoup de lettres, non parce qu’il était, mais quoiqu’il fût écrivain. En général, personne n’écrit moins de lettres que les hommes de lettres. Ils ont l’air de garder tout leur esprit et leurs idées pour leurs livres. Chez Tocqueville, les lettres étaient un besoin de l’homme ; pour lui, la correspondance élargissait le cercle de la vie. Il entretenait dans le monde beaucoup de ces relations voisines de l’amitié, qui parfois se confondent avec elle, et à qui, pour le devenir, il n’a manqué que de naître un peu plus tôt. Il faisait beaucoup pour elles. La difficulté, pour les hommes éminents et illustres, n’est pas de se créer des relations et même des amis, c’est de les conserver. Les soins, la bienveillance, l’affection véritable, retiennent seuls ce que le succès et l’éclat ont attiré. Il était, du reste, aussi fidèle à ses relations qu’à ses intimités ; de là ses nombreuses correspondances tant en France qu’à l’étranger.

La plus ancienne de toutes par sa date, et peut-être aussi la plus remarquable, est celle qu’il a entretenue avec un de ses cousins, vieil ami de son enfance, le comte Louis de Kergorlay. Cette correspondance est si propre à jeter sur le caractère de Tocqueville les plus vives clartés, qu’il convient d’expliquer, au moins en quelques mots, les circonstances dans lesquelles elle s’est produite et poursuivie pendant plus de trente années. Alexis de Tocqueville et Louis de Kergorlay présentent le phénomène de deux hommes qui, profondément divisés par la politique, n’ont jamais cessé d’être unis par les liens de la plus étroite intimité : l’un, Louis de Kergorlay, le lendemain de la prise d’Alger, à laquelle il avait concouru comme officier d’artillerie, donnant sa démission plutôt que de se rattacher au gouvernement de Juillet ; l’autre, Alexis de Tocqueville, prêtant serment à ce gouvernement, sans élan, il est vrai, mais sans restriction ; le premier, si profondément hostile au trône de 1830, que tout d’abord il se trouve impliqué dans une entreprise tentée contre ce gouvernement ; le second, persistant dans la voie contraire qu’il a adoptée, entrant dans la chambre élective et y renouvelant son serment ; Louis de Kergorlay, réfugié dans la vie privée, et, malgré un rare mérite et de grandes facultés, se plaisant à rester dans l’ombre, pendant qu’Alexis de Tocqueville est jeté dans tout le mouvement et tout l’éclat de la vie publique ; et au milieu de ces fortunes si opposées, les deux amis restant les mêmes, non seulement sans un soupçon mutuel ni une amertume, mais sans un ombrage ni un refroidissement.

Aucune épreuve cependant ne leur fut épargnée ; et ce n’en fut pas sans doute une peu cruelle, lorsque Louis de Kergorlay, compromis avec son vénérable père dans l’affaire du Carlo-Alberto, fut traduit devant la cour d’assises de Montbrison, poursuivi par le gouvernement auquel Alexis de Tocqueville s’était rattaché. Tocqueville accourut au secours de son ami, le défendit avec chaleur, non comme on défend un accusé, mais comme un ami dont on s’honore, prononça de touchantes paroles, qu’on tâchera de recueillir pour les placer à la fin de ce volume, et ce devoir de cœur accompli, continua de suivre en politique ses propres voies.

Il y avait évidemment entre ces deux natures, d’ailleurs si diverses, des causes secrètes de sympathie et de certaines affinités mystérieuses ; et ce qui est remarquable, c’est que ces deux hommes, qui agissaient si différemment, avaient autant de points de contact dans l’esprit que dans le cœur, dans les idées que dans les sentiments.

Jamais il n’est arrivé à Tocqueville de rien écrire, sans soumettre son œuvre à Louis de Kergorlay. Combien de fois, arrêté dans son travail, découragé, désespéré, il est allé trouver Louis, qui, d’un mot, écartait le nuage, et le remettait dans son chemin !On se ferait difficilement une idée du secours que Tocqueville trouvait dans cette intelligence si étendue, si féconde, qui lui était toujours ouverte, et où il fouillait comme dans une mine inépuisable, sans en jamais trouver le fond.

Ce qui les séparait en politique est du reste une des principales causes de l’intérêt et de la valeur morale de leur correspondance. Tocqueville sait que dans cette âme amie il y a une zone qui lui est interdite et avec laquelle il ne doit pas communiquer : c’est celle de tous les sentiments et de toutes les impressions qui se rapportent à la politique pratique. Il est ainsi contenu, quand il lui écrit, par des limites posées à l’avance, dans une sphère générale toute philosophique et supérieure. C’est quelquefois une gêne pour son esprit et pour son cœur ; le plus souvent, c’est une protection pour son intelligence qui se trouve là comme dans un lieu d’asile, où elle se réfugie de temps à autre, ou plutôt vers lequel elle s’élève quand elle peut s’échapper des liens qui l’attachent aux luttes politiques et aux affaires.

Au contraire, parce que la politique contemporaine yoccupe une grande place, la correspondance d’ailleurs extrêmement remarquable de Tocqueville avec plusieurs de ses amis est le plus souvent impossible à publier. Tel est, notamment, le caractère d’une foule de lettres adressées à MM. de Corcelles, Ampère, le comte Molé, Dufaure, Lanjuinais, Freslon, Charles Rivet, M. et Mme de Circourt, M. Duvergier de Hauranne, etc., etc. On a été obligé de faire un choix parmi ces lettres ; celles que l’on publie ne sont pas toujours les plus intéressantes, mais celles que l’on peut publier. Il y a des correspondances qu’il a fallu supprimer presque entièrement, quoique charmantes, parce qu’elles sont ou trop politiques ou trop intimes : ce sont celles que Tocqueville entretenait avec ses plus proches, notamment avec ses frères, et, si l’indulgence affectueuse de ceux-ci me permet ce rapprochement, avec l’ami qu’il traitait comme un frère, avec l’auteur lui-même de cette notice. Celui-ci est en possession de 300 lettres qui ne conviendraient point à la publicité.

Il y a une correspondance de Tocqueville qui, au milieu de circonstances très différentes, présente quelques analogies avec celle qu’il a entretenue avec Louis de Kergorlay, et à laquelle on doit une mention particulière, parce qu’en prouvant encore une fois la profondeur de ses amitiés, elle met à découvert, mieux peut-être qu’aucune autre, le fond de son âme, son vrai caractère, ses véritables opinions et ses sentiments. C’est sa correspondance avec Eugène Stoffels.

Alexis de Tocqueville et Eugène Stoffels, dont la liaison datait du collège de Metz, s’étaient séparés au sortir des bancs, âgés chacun de seize ans. Rien d’ailleurs ne semblait devoir les rapprocher ; ce n’était pas l’identité des positions et la conformité des habitudes : l’un vivait à Paris avec une fortune indépendante, l’autre en province, du produit d’un petit emploi financier ; ce n’était pas non plus la sympathie mutuelle qui s’établit quelquefois entre deux grandes intelligences : Eugène Stoffels avait la distinction, mais non la supériorité de l’esprit. Quel était donc le lien entre eux ? Eugène Stoffels était l’âme la plus pure et le caractère le plus fier qui puisse exister en ce monde. Tocqueville avait un jour aperçu cela, et il lui avait donné son cœur tout entier. Quoique pour Tocqueville la valeur intellectuelle eût un attrait immense, il y avait une chose qui était encore plus puissante sur lui : c’était la valeur morale. Il n’a jamais rien entrepris d’important sans consulter Eugène Stoffels, ni rien exécuté de grave sans l’en informer ; et précisément parce que Stoffels était en dehors de la politique et du mouvement du monde, Tocqueville trouvait un charme extrême à lui confier toutes ses impressions et à mettre sa vie orageuse et compliquée en contact avec cette existence simple et uniforme. Ce qu’il cherchait surtout dans Louis de Kergorlay, c’était un secours pour son intelligence ; dans Stoffels, un appui pour son âme, un repos pour son cœur.Eugène Stoffels est peut-être l’homme du monde dont il a le plus recherché l’estime et dont il eût le plus redouté le blâme.

Quoique dans les lettres de Tocqueville on voie figurer quelquefois des personnages illustres ou distingués à divers titres, que le lecteur veuille bien cependant le remarquer, ce qu’il faut chercher dans cette correspondance, ce ne sont point de grands noms mêlés à de grandes ou à de petites affaires ; ceci n’est point une publication de vanité ni d’orgueil ; mais ce qu’on y trouvera, au milieu de noms quelquefois obscurs ou inconnus, ce sont des idées et des sentiments exprimés dans un style plein de charme et de grâce. Dans le choix des lettres publiées, on a considéré la lettre en elle-même, bien plus que le nom de celui auquel elle était adressée.

La correspondance de Tocqueville avec des Anglais distingués occupe une assez grande place dans ce recueil ; notamment celle qu’il a entretenue avec MM. W. N. Senior, Henry Reeve, Mme Grote, John Stuart Mill, lord Radnor, sir George Cornwall et lady Thereza Lewis, Mme Austin, lord Hatherton, W. R. Greg, sir James Stephen, etc., etc. Cette partie de la correspondance de Tocqueville occuperait une place bien plus considérable, si, ici encore, on n’avait été arrêté par l’objection des noms propres qui s’y trouvent, et des questions politiques, dont la publicité serait en ce moment soit impossible, soit inopportune. Un jour cet obstacle n’existera plus, et il est permis d’annoncer, qu’en vue de cette éventualité plus ou moins éloignée, tout est déjà prêt pour une publication ultérieure et complète.

Tocqueville aimait et honorait dans l’Angleterre un pays libre ; et il faisait trop de cas de la valeur individuelle des hommes pour n’être pas sensible aux qualités particulières qui distinguent les Anglais et qui rendent les relations avec eux si sûres, les amitiés si solides, les engagements si sérieux.

Ses rapports avec M. Henry Reeve datent de 1835, c’est-à-dire de la publication de La Démocratie, dont M. Reeve donna au public anglais une excellente traduction. M. Reeve n’avait point alors la réputation qu’il a, depuis, justement acquise à plusieurs titres. Cependant, quoique devenu secrétaire du Conseil privé de la Reine, ensuite principal rédacteur du Times, puis directeur de la Revue d’Édimbourg, à la tête de laquelle il est encore aujourd’hui, il n’estima pas qu’il fût au-dessous de lui de continuer de traduire Tocqueville, et la traduction anglaise de l’Ancien Régime et la Révolution est également son ouvrage. Tocqueville savait assez parfaitement l’anglais pour juger son traducteur ; il faisait grand cas d’un pareil interprète, qui, d’ailleurs, était devenu un ami.

Ce n’était pas seulement l’intérêt de la traduction qui avait fait naître et maintenu ces rapports affectueux. Jamais Tocqueville n’oublia l’hospitalité bienveillante et douce qu’en 1835, étant malade à Hampsteed, où il s’était réfugié, il trouva dans la famille de Henry Reeve. Le souvenir de Mme Reeve, si bonne, si simple dans sa bonté, ne lui revenait jamais sans le toucher. De là datent aussi ses rapports avec la sœur de Mme Reeve, Mme Austin, dont tout le monde connaît et estime les travaux littéraires.

C’est à la même époque que commence sa correspondance avec M. W. Nassau Senior, l’un des premiers économistes de l’Angleterre, l’homme de notre temps, peut-être, qui connaît le mieux son pays et les pays étrangers, et qui, mettant à profit les rapports qu’il entretient avec les hommes les plus distingués de l’Angleterre et du continent, rédige des mémoires qui sont déjà comptés avec raison comme un des éléments les plus curieux de l’histoire contemporaine. On comprend de quel prix devait être pour M. Senior un homme tel que Tocqueville, dont la conversation était une mine inépuisable d’idées[19].

C’est aussi du même temps et seulement un peu plus tard que datent les premières lettres de Tocqueville à Mme Grote, cette femme distinguée tout à la fois par l’esprit et par le cœur, et qui seule eût honoré le nom qu’elle porte, si son mari, M. G. Grote, l’auteur de la meilleure histoire de la Grèce qui ait été écrite, ne l’eût lui-même illustré[20].

Quelques-unes de ses correspondances ne datent que des dernières années de sa vie ; telles sont celles qu’il a entretenues avec M. W. R. Greg, avec lady Thereza Lewis et avec sir Georges C. Lewis, cet esprit si sensé et si original, qui allie si singulièrement la passion de la science et la pratique des affaires, l’érudition et l’administration ; cet homme d’État qui, pendant qu’il était chancelier de l’Échiquier, trouvait le temps d’annoter les fables de Babrius, et qui, aujourd’hui ministre de l’intérieur, est plus occupé peut-être d’éclaircir les dissensions intérieures qui troublèrent les ministères de lord North et de M. Pitt, que de combattre les difficultés présentes qui peuvent amener la chute de l’administration dont il fait partie[21].

La dernière correspondance de Tocqueville, celle dont la durée a peut-être été la plus courte et la mieux remplie, est celle qu’il a eue avec Mme Swetchine, et dont M. le comte de Falloux, dans son beau livre publié l’an dernier[22], a déjà donné des fragments. Il suffit de lire l’ouvrage de M. de Falloux pour comprendre le charme singulier de Mme Swetchine, l’attrait de son salon, la séduction de son esprit et de son caractère, l’influence extraordinaire qu’elle prenait sur tous ceux qui l’approchaient, et à laquelle Tocqueville échappa d’autant moins, que Mme Swetchine dut mettre plus de prix à exercer, sur un homme tel que lui, tout son ascendant.

On remarquera que dans ce recueil on n’a jamais, en regard des lettres de Tocqueville, placé celles des personnes auxquelles il écrivait. Peut-être aurait-on aimé quelquefois à connaître la lettre du correspondant, comme on aime à voir la demande à côté de la réponse. Mais si on fût entré dans cette voie, quelle eût été la limite ? On se l’est interdite absolument ; on y a fait une seule exception pour une lettre de M. le comte Molé, qui se rapporte à un acte de la vie politique de Tocqueville, pour lequel cette lettre est une pièce justificative.

Il existe encore d’autres lettres dont on ne parle pas ici, et dont on ne peut pas parler : ce sont celles de Tocqueville à sa femme. Quand on songe que dans les circonstances, à la vérité rares, où il était séparé d’elle, il n’était jamais un seul jour sans lui écrire et sans lui rendre compte de toutes ses impressions avec un entier abandon, on conçoit tout ce que doivent renfermer de pareilles lettres, et quel jour elles répandraient sur le caractère et le cœur de celui qui les écrivait.

Dans les derniers temps, Tocqueville écrivait plus de lettres qu’il ne l’avait jamais fait. Depuis que l’action politique lui manquait, il avait plus de loisirs ; et puis il y a un âge de la vie où il semble que le monde devienne chaque jour plus étroit, et où l’on s’efforce de l’élargir ; c’est celui où, jugeant mieux les hommes, on ne les compte plus par leur nombre, mais par ce qu’ils valent réellement, et alors on trouve que le monde est petit. Alors, en dépit des distances, on va chercher cette valeur si rare partout où elle existe. C’est ainsi que Tocqueville avait été amené à étendre le cercle, non seulement de ses relations, mais de ses affections elles-mêmes.

Il est d’ailleurs remarquable, qu’au milieu des événements qui avaient détruit tant d’existences individuelles, la sienne se fût augmentée ; et jamais il n’avait eu, à l’étranger, une existence plus grande que depuis qu’il avait cessé d’en avoir une officielle en France. On en jugera par un seul exemple.

Nous avons dit plus haut que le besoin des recherches nécessaires pour l’exécution de son second volume l’avait, en 1857, conduit en Angleterre, où il existe une collection très précieuse et unique de documents relatifs à la Révolution française. Là, grâce au respect qu’inspirait son caractère personnel, il fut autorisé à compulser librement les archives publiques et à y prendre connaissance de toutes les correspondances confidentielles du gouvernement anglais avec ses agents diplomatiques sur le continent à cette époque. Désirant d’ailleurs se livrer tout entier et sans distraction à l’objet de ses recherches, Tocqueville s’était appliqué, pendant son séjour à Londres, à ne voir que les personnes dont le concours était nécessaire au but spécial de son voyage. Cependant il ne put qu’imparfaitement échapper aux témoignages dont il était l’objet, et que dans un pays libre on se plaît à donner aux hommes sortis dignement du pouvoir. Lord Lansdowne, lord Radnor, lord Stanhope, lord Maccaulay (de glorieuse et respectable mémoire), lord et lady Granville, lord Hatherton, sir Georges et lady Thereza Lewis, de même que ses anciens amis Reeve, Senior, Grote, etc., etc., lui prodiguèrent à l’envi toutes les marques possibles de sympathie et d’affection. Le prince Albert lui-même voulut le voir et lui exprimer sa haute estime. Mais un dernier hommage, auquel assurément il n’était pas préparé, lui était réservé. Au moment où il quittait l’Angleterre pour retourner en Normandie, il reçut l’avis qu’un bâtiment de la marine royale était mis à sa disposition pour le reconduire dans le port de France où il lui plairait de se faire débarquer. L’ordre avait été donné par le premier lord de l’amirauté, sir Charles Wood, qui avait cru devoir cette marque de haute courtoisie à l’hôte illustre que l’Angleterre possédait et dont elle était fière : noble hommage qui honore autant celui qui le rend que celui qui le reçoit, et qui n’est pas seulement l’acte d’un ministre, mais encore celui de tout un peuple, sans l’assentiment duquel il eût été impossible. Il n’y eut qu’une voix en Angleterre pour applaudir à ce procédé, si éloigné des hommages publics, qu’en d’autres pays on tient exclusivement en réserve pour les personnages officiels. Quoiqu’il sentît vivement le prix d’un pareil honneur, Tocqueville ne s’en montra point ébloui ; et pour s’en convaincre, il suffit de voir le ton simple dont il raconte lui-même l’événement à ses amis :

« J’ai étéen Angleterre, écrivait-il, le 25 juillet 1857, avec des témoignages de considération si nombreux et si marqués, que j’en ai été presque aussi a confus que content. Tout le monde politique m’y a comblé d’égards et d’attentions…

Enfin sir Charles Wood, apprenant que je demeurais près de Cherbourg et y retournais, a mis à ma disposition un petit bateau à vapeur qui m’a ramené directement de Portsmouth à Cherbourg, mardi dernier, à la grande stupéfaction des naturels du pays, qui s’attendaient à voir sortir du bateau à vapeur au moins quelque prince, et qui n’ont aperçu que votre serviteur[23]. »

CHAPITRE VI

Cannes.

Cependant le mal qui devait prématurément conduire Tocqueville au tombeau s’était annoncé par son plus sinistre et plus terrible présage. Tocqueville avait eu un crachement de sang. C’était au mois de juin 1858.

Quoiqu’il eût reçu déjà précédemment quelques avertissements moins graves, il est vrai, mais du même genre, il n’en avait jamais bien compris le sens. Rien, en effet, n’était plus contraire à ce qu’il savait lui-même de sa propre constitution. Cette constitution avait toujours été faible et délicate, elle était évidemment atteinte depuis longtemps dans quelqu’un des organes nécessaires à la vie. Mais tout jusqu’alors l’avait porté à croire que cet organe malade n’était pas la poitrine, et ceux qui le connaissaient le plus intimement pensaient de même.

Lors de ses plus grands voyages, notamment pendant celui d’Amérique, il avait été quelquefois souffrant, mais jamais de la poitrine, qui chez lui semblait être la plus solide partie du corps. Dans bien des occasions, son compagnon de voyage avait pu, sur ce point, faire les observations les plus rassurantes. Lorsque, dans leur exploration à travers les forêts et les déserts du Nouveau Monde, ils avaient à gravir un lieu escarpé, Tocqueville arrivait toujours le premier au sommet, sans paraître haletant. Lorsqu’au retour de la baie de Saginaw ils eurent à faire d’une seule traite plus de quinze lieues à cheval à travers les sentiers ardus de la forêt vierge ou de la prairie sauvage, Tocqueville ne montra aucun symptôme de fatigue ou d’épuisement. Quelquefois, dans le cours de ces marches aventureuses, une rivière large et profonde venait-elle à leur faire obstacle, Tocqueville la traversait à la nage. Il le fit notamment près de Michillimachinac, sur le lac Huron, dans ce climat où, quelle que soit la saison, les eaux sont toujours froides quand elles ne sont pas glacées ; et jamais il ne parut en ressentir aucun mal. Dix ans plus tard, lorsqu’en 1841, voyageant en Afrique, il tomba malade au camp d’Eddis sur la route de Stora à Constantine, ce n’était point encore la poitrine qui paraissait attaquée ; la veille il avait pu gravir le pic de Bougie, à moitié chemin duquel la plupart de ses compagnons s’étaient arrêtés.

Cependant en 1850, peu de temps après sa sortie du ministère, des symptômes graves avaient effrayé ses amis : les médecins n’y avaient point vu une maladie de poitrine déclarée, mais seulement un accident dangereux, qui, s’il ne reparaissait pas, pourrait ne laisser aucune trace ; et il n’avait pas reparu. Un hiver passé à Sorrente, un autre en Touraine, paraissaient avoir conjuré tout accroissement du mal ; mais il eût fallu toute autre chose. Il eût fallu, pour sauver cette précieuse vie, la transporter, non pas pour un hiver, mais pour des années, dans un pays méridional. Il eût fallu surtout que, pour un temps indéterminé, il abandonnât le climat, meurtrier pour lui, de la Normandie. Mme de Tocqueville le voulait, et l’en supplia mille fois ; il ne put s’y résoudre, et on le conçoit : car pour lui, quitter ce pays qu’il aimait tant, se transporter dans un pays étranger à tous ses intérêts, loin de ses amis et de ses livres, loin du mouvement intellectuel qui était toute sa vie, n’eût-ce pas été se condamner à une mort presque certaine et plus prompte peut-être que celle qui le menaçait ?

Quoique l’accident du mois de juin 1858 ne permît plus aucune illusion, Tocqueville s’en faisait encore. Cependant il se soumit au conseil que lui donnaient ses médecins de se rendre en Provence et après avoir, malgré l’urgence, passé encore trois ou quatre mois à faire une provision de livres, de notes et de matériaux pour son ouvrage, qu’il espérait finir tout en se guérissant, il partit tardivement pour Cannes, où il arriva dans les premiers jours de novembre 1858.

Faut-il raconter ici ce triste séjour à Cannes, le long et cruel voyage qui le précéda, les crises qui le suivirent, se succédant plus graves de jour en jour, et au milieu desquelles Tocqueville conservait toujours l’espérance ? On aurait la disposition de les décrire qu’on n’en aurait pas le pouvoir. Comment peindre en effet cette existence encore si animée, cette intelligence dans toute sa force, cet esprit toujours aussi brillant et aussi fécond, cette plénitude de vie que quelques jours seulement séparent du moment où tout cela ne sera plus ?

Tocqueville, quand tout espoir de salut était perdu, espérait encore; et tout autour de lui semblait conspirer pour entretenir en lui cette confiance.

On entrait dans la saison où sous le ciel de la Provence tout renaît dans la nature. La petite villa où Tocqueville avait cherché un asile s’élève à une demi-lieue de Cannes, au milieu d’une forêt d’orangers et de citronniers. On ne saurait imaginer rien de plus charmant que ce lieu encadré dans la mer et les montagnes. Rien de plus enivrant que le parfum qui sort de ces bois embaumés et semble s’exhaler de la terre elle-même. Rien de plus splendide que le réveil de cette nature endormie. Il semble que dans ce moment de renaissance générale et dans ces climats bienfaisants, alors que tout ce qu’il y a de plus faible et de plus infime dans le monde reprend à l’existence, il soit plus triste de voir la vie se retirer de ce qu’il y a de plus beau dans la création : une grande intelligence unie à un noble cœur. Il semble aussi qu’en présence de ce spectacle de la régénération universelle il soit impossible au plus découragé et au plus abattu de se soustraire à l’espérance de la vie.

La vie fuyait cependant et rapidement, en dépit de tous les soins et de tous les dévouements. Deux excellents médecins, le docteur Sève, de Cannes, et un ancien collègue, le docteur Maure, de Grasse, le visitaient sans cesse. Deux sœurs de charité, la sœur Valérie et la sœur Gertrude, étaient près de lui nuit et jour. Cette autre sœur de charité de toute sa vie, madame de Tocqueville, ne le quittait pas. À force de soins on se prenait à partager ses espérances, et quelquefois, sous ce beau ciel, les images de deuil s’éloignaient pour faire place à de moins tristes pensées.

À quelques pas de la villa s’étend une allée de dattiers et de cyprès de laquelle on voit se dérouler d’un côté les premières chaînes des Alpes, et de l’autre la baie de Cannes, le golfe Juan et les îles Sainte-Marguerite. De là on voit la mer sans en sentir à peine la brise, qui n’arrive qu’à travers le parfum des fleurs, et attiédie par l’air chaud auquel elle se mêle. C’est là qu’appuyé sur le bras d’une sœur de charité, le pauvre malade venait tous les jours respirer cet air doux, regarder ce beau ciel, et recevoir les rayons de ce soleil vivifiant. Cette promenade de Tocqueville dans la petite allée de cyprès, sa marche lente et silencieuse, ce corps débile, ce visage pâle, ce regard profond et triste, image de sa pensée et de son âme, la figure candide et simple de la pauvre sœur qui lui servait de soutien, une telle scène restera longtemps gravée dans la mémoire de tous ceux qui une seule fois en ont été les témoins.

Je l’ai dit, Tocqueville espérait… et comment n’aurait-il pas repris à l’espérance quand tout autour de lui reprenait à la vie ? Aussi continuait-il toutes ses habitudes, ses projets d’avenir, ses travaux. Il lisait et se faisait lire, écrivait beaucoup de lettres, dévorait celles qu’il recevait en grand nombre. Il n’y a pas un de ses amis qui n’ait reçu de lui au moins une lettre dans le dernier mois de sa vie. La pensée des affaires publiques ne le quittait pas un instant. On était à la veille de la guerre d’Italie. Quelques étrangers illustres qui habitaient Cannes en ce moment, entre autres le baron de Bunsen[24]et lord Brougham, lui faisaient avec grand soin communiquer leurs courriers, auxquels il prenait un vif intérêt. Mais l’objet incessant de sa méditation, c’était la suite de son ouvrage sur la Révolution, auquel il rapportait toutes ses lectures. La dernière fut celle des Mémoires du comte Miot de Mélitot, dont il faisait grand cas. En même temps que son esprit conservait toute son activité, son âme semblait acquérir plus de calme. Sa disposition devenait chaque jour plus douce et plus tendre, son caractère plus uni, sa pensée plus religieuse et plus résignée.

Cependant, comme si ce n’eût pas été assez du mal qui lui était propre, à ce mal était venu s’en joindre un autre. Épuisée de fatigue, encore plus épuisée de douleur, madame de Tocqueville elle-même tomba malade… Elle était atteinte de plusieurs maux à la fois, entre autres d’une maladie des yeux pour laquelle il lui fut prescrit de se tenir constamment dans la plus profonde obscurité. Telle était cependant la tendre affection d’Alexis de Tocqueville pour sa femme, et l’impossibilité pour lui de vivre sans elle et loin de sa présence, que celle-ci ne pouvant plus venir s’asseoir près de son lit de douleur, ce fut lui qui parvint à se traîner près du sien. Mais la nuit profonde qu’il trouva dans la chambre de sa femme ne tarda pas à augmenter son mal ; car le grand jour lui était aussi nécessaire qu’à elle l’obscurité ; et cédant à une sorte d’instinct physique, il s’éloigna des ténèbres pour aller chercher ailleurs la lumière qui seule le ranimait : triste destinée de ces deux êtres nécessaires l’un à l’autre, qui ne pouvaient plus se réunir ni se séparer. En effet, quelques instants après : « Chère Marie », dit-il à sa femme en venant reprendre sa place auprès d’elle, « le soleil ne me fait plus de bien, si, pour jouir de sa lumière, il faut que je cesse de te voir. »

Une autre fois, dans un moment de découragement, hélas ! trop légitime, le pauvre malade reconnaissait qu’il était venu trop tard dans le Midi, et avouait tendrement à sa femme le tort qu’il avait eu de ne pas suivre son conseil.

C’est au milieu de ces scènes désolantes que le mal allait toujours croissant et prenait chaque jour un aspect plus sombre. Le retour de la belle saison avait été en somme plus contraire que bienfaisant. Ce mouvement général de renaissance qui se produit alors dans toute la nature s’était bien fait sentir au malade, mais pour lui nuire, et n’avait agi sur le mal que pour lui donner une nouvelle impulsion : c’est ce que les médecins appellent, dans les maladies de poitrine, le travail du printemps. L’affaiblissement et le dépérissement étaient manifestes pour tout le monde, excepté pour le malade lui-même, dont les illusions semblaient augmenter à mesure que le péril devenait plus imminent. À la fin de mars, le DrMaure ne conservait aucune espérance. Le DrSève, quoique bien sombre aussi, croyait encore possible de traverser le printemps et l’été, et de gagner l’automne. Mais les vents glacés qui, à cette époque de l’année, ont coutume de descendre des montagnes, et contre lesquels la baie de Cannes n’est pas complètementabritée, ayant sévi avec violence pendant plusieurs jours, on put prévoir que le dénouement fatal se précipiterait, et le 16 avril 1859, dans la soirée, Alexis de Tocqueville succomba à une syncope de quelques instants. Il n’était âgé que de cinquante-quatre ans. Il n’a point laissé d’enfants.

Il avait eu, en ce moment suprême, la consolation de se voir entouré de ses plus proches, auxquels l’avait toujours uni la plus tendre affection. Son frère aîné, le comte Hippolyte de Tocqueville, qui ne l’avait presque pas quitté depuis son arrivée en Provence, et venait d’être appelé en Normandie par des affaires urgentes ; son autre frère, le vicomte Édouard, et sa belle-sœur, la vicomtesse de Tocqueville ; son neveu, le comte Hubert, s’étaient hâtés au premier avis qu’ils avaient reçu d’accourir à Cannes. Le plus vieil ami de son enfance, celui dont l’attachement lui fut toujours si fidèle et si secourable, Louis de Kergorlay, se trouva à son lit de mort. Est-il besoin de dire qu’elle fut là aussi, la douce et digne compagne de toute sa vie, celle pour laquelle allait commencer une existence plus cruelle que la mort ? Elle était là, et c’est elle qui a reçu et recueilli dans son cœur son dernier soupir et son dernier regard. Trompé par les illusions que la correspondance du malade lui avait fait partager jusqu’aux derniers moments, et retenu à Rome par des devoirs cruels, un autre ami, qui lui était bien cher et bien dévoué, J.-J. Ampère accourait sans inquiétude pour le présent, afin de passer quelque temps auprès de celui qu’il se faisait un si grand bonheur de revoir ; il venait à Cannes comme il eût été à Tocqueville. En débarquant à Marseille, il apprit l’affreuse nouvelle et eut la douleur de n’arriver à Cannes que pour assister à des funérailles. Enfin, il est encore un ami dont on n’a point parlé, et qui cependant était assez cher à Tocqueville pour qu’un mois avant le jour fatal il l’eût mandé près de lui : c’est celui qui, empressé de se rendre à cet appel, a pu être ainsi témoin des tristesses dont il fait aujourd’hui le récit.

Tocqueville s’était éteint paisiblement sans aucune de ces cruelles angoisses que fait éprouver la vue immédiate de la mort, et en même temps, dans cette tranquillité morale d’un homme qui y est préparé, et pour lequel la fin de la vie n’apporte ni terreurs ni menaces. Quelle meilleure préparation à la mort qu’une existence toute passée à bien faire !

La fin de Tocqueville a été toute chrétienne, comme l’avait été sa vie. C’est à tort qu’on a parlé de conversion ; il n’a point eu à se convertir, parce qu’il n’y avait jamais eu en lui la moindre trace d’irréligion.

Tocqueville avait toujours eu l’esprit agité par bien des doutes ; c’était la loi même de sa nature qui l’y portait. Mais au milieu des ses plus grands troubles, il n’avait jamais cessé d’être profondément chrétien; il poussait jusqu’à la passion ce sentiment, qui faisait partie de sa foi politique ; car il estimait qu’il n’y a point de liberté possible sans les bonnes mœurs, et point de bonnes mœurs sans religion. Le christianisme et la civilisation n’étaient à ses yeux qu’une seule et même chose. Il croyait fermement que ce qu’il y avait de plus désirable pour le bien des hommes, c’était de voir intimement unis la foi religieuse et l’amour de la liberté ; et il n’apercevait jamais sans une profonde douleur l’une de ces deux choses séparée de l’autre. Ah ! sans doute, si pour constater hautement son attachement à cette religion sainte et son respect pour les règles qu’elle a établies, il eût eu quelque violence à se faire, il n’eût pas hésité à se l’imposer, plutôt que de prêter, par son exemple, des armes à ceux qui ne contestent le dogme que pour échapper à la morale. Mais en se jetant aux pieds d’un ministre de paix et de miséricorde[25], il ne fit que suivre l’élan de sa conscience ; et un aveu de ses fautes, plus étendu et plus minutieux que ne le lui demanda la piété éclairée du prêtre, n’eût pas plus coûté à son orgueil que le repentir ne coûtait à son cœur.

Tocqueville avait témoigné, pendant sa vie, le désir qu’à sa mort ses restes fussent déposés dans le cimetière de la paroisse de Tocqueville. Ce désir était une loi sacrée ; la translation du cercueil contenant ses dépouilles mortelles a été accomplie suivant son vœu, dont son frère Hippolyte et son neveu Hubert ont été les pieux exécuteurs. On a passé sous le silence le récit de tous les hommages, même religieux, rendus à la mémoire de Tocqueville ; il est cependant une cérémonie qui, peut-être, eût mérité d’être décrite : c’est celle dont fut témoin la petite paroisse de Tocqueville lorsque le cortège funèbre, parti de Cannes, arriva sur son territoire pour se diriger vers son cimetière, et où il n’y eut que des témoignages sincères et des douleurs vraies ; le deuil de deux bons frères, celui d’un grand nombre d’amis absents représentés par deux amis bien dignes de ce privilège, Corcelles et Ampère[26], les larmes d’une population immense accourue spontanément, jalouse d’adresser ses bénédictions à l’homme illustre qui, pour elle, n’était que l’homme de bien ; et enfin, cette grande et sainte douleur, dont on ose à peine parler, qui, dans ce moment, remplissait à elle seule le pauvre château de Tocqueville, et à laquelle tout le monde pensait… C’est dans ce lieu modeste et paisible que Tocqueville a voulu que le plus simple emblème de sa foi, une croix de bois, marquât sa place parmi les morts. S’il est vrai cependant que ce soient le génie et la vertu qui font la vraie gloire, on peut dire que l’humble cimetière du petit village de Tocqueville contient les restes d’un grand homme.

En apprenant sa mort, le duc de Broglie a dit : « La France ne produit plus d’hommes pareils. » C’est le jugement de la France ; ce sera aussi celui de l’Europe. La renommée de Tocqueville allait déjà très loin et très haut ; on ose prédire que chaque jour elle s’étendra et s’élèvera encore.

On a essayé de peindre l’écrivain, le publiciste et l’homme d’État ; mais qui peindra l’homme même, son cœur, sa grâce, la poésie de son âme et en même temps sa raison ; cette âme si tendre, cette raison si ferme, ce jugement si fin et si sûr ; cet esprit si profond et si lucide, jamais commun, jamais excentrique, toujours original, toujours sensé ; en un mot, tout ce qui faisait de lui une nature d’élite et un homme à part ? Tocqueville n’avait pas seulement beaucoup d’esprit ; il avait les divers genres d’esprit ; il était aussi spirituel dans sa conversation que dans ses livres ; il racontait aussi bien qu’il écrivait ; il possédait un autre talent peut-être plus rare : c’était celui de savoir aussi bien écouter que bien dire. Doué d’une activité infatigable et presque maladive, il excellait dans l’emploi de son temps. Il trouvait le temps de tout faire, et n’omettait jamais ni un devoir ni une convenance. On a dit plus haut qu’il avait beaucoup d’amis, il a connu un bonheur plus grand encore, celui de n’en perdre jamais un seul. Il eut aussi un autre bonheur : c’est de savoir si bien les aimer tous, que nul ne se plaignit jamais de la part qui lui était faite, tout en voyant celle des autres. Il était aussi ingénieux que sincère dans ses attachements ; et jamais, peut-être, nul exemple ne prouva mieux que le sien combien l’esprit ajoute de charmes à la bonté.

Quelque bon qu’il fût, il aspirait sans cesse à devenir meilleur ; et il est certain qu’il se rapprochait chaque jour de la perfection morale qui lui paraissait le seul but digne de l’homme. Il trouvait, chaque jour, plus solennel et plus imposant le grand problème de la destinée humaine : aussi apportait-il chaque jour, dans tous ses sentiments et dans tous ses actes, quelque chose de plus pieux et de plus reconnaissant envers Dieu et ses bienfaits. Il sentait plus de respect pour l’homme, pour ses droits, pour sa vie, et pour celle de tous les êtres créés. Il s’élevait ainsi à une humanité plus haute, plus délicate et plus pure. Le rang des hommes lui faisait moins ; leur valeur personnelle plus. Il était plus patient, plus résigné, plus laborieux, plus attentif à ne rien perdre de cette vie qu’il aimait tant, et qu’il avait le droit de trouver belle, lui qui en faisait un si noble usage ! Enfin il est permis de dire, à son honneur, qu’à une époque où chacun tend à concentrer son regard sur soi-même, il n’a pas eu d’autre but que celui de poursuivre les vérités utiles à ses semblables, d’autre passion que celle d’accroître leur bien-être et leur dignité.

C’est par là, c’est par cette ambition rare qu’il vivra dans le souvenir des hommes ; car l’humanité enregistre le nom de ceux qui l’ont honorée et agrandie.

Tocqueville a laissé éparse dans ses manuscrits une pensée qui semble résumer à elle seule toute son existence :

« La vie n’est pas un plaisir, ni une douleur, mais une affaire grave dont nous sommes chargés et qu’il faut conduire et terminer à notre honneur. »

GUSTAVE DE BEAUMONT.

Beaumont-la-Chartre, mai 1860.

___________________

[1] Le comte de Tocqueville a, dans les dernières années de sa vie, publié deux ouvrages distingués : le premier intitulé : Histoire philosophique du règne de Louis XV, 2 vol. in-8° ; le second : Coup d’œil sur le règne de Louis XVI, 1 vol. in-8.

[2] Voir le discours prononcé le 15 mai 1859, par M. Salmon, président de l’Académie impériale de Metz.

[3] Alors le baron, depuis le vicomté Édouard de Tocqueville, le second de ses frères, tous deux ses aînés.

[4] Indépendamment des motifs qu’on a eus d’abréger le récit de ce voyage, et qu’on exprime ici, il en est un autre qui sera peut-être mieux compris du lecteur, c’est le succès du livre publié depuis par M. Ampère, sous le titre de Promenade en Amérique, et dans lequel tout ce que la vue des États-Unis peut suggérer a été dit dans le même esprit qu’y apporterait l’auteur de cette notice,avec une vivacité que donne le récit immédiat et à laquelle le souvenir ne peut suppléer.

[5] Sous le titre de Système pénitentiaire aux États-Unis et de son application en France, 1 vol. in-8. — 2édition, 2 vol. in-8. — 3édition, 1 vol. in-18. Traduit en allemand par le docteur Julius, de Berlin, et en anglais, par François Lieber, de Boston, auteur distingué de plusieurs ouvrages, entre autres d’un livre intitulé Political Ethics, aujourd’hui membre correspondant de l’Institut.

[6] Ceux qui voudraient en avoir l’analyse peuvent lire le beau travail publié récemment par M. de Laboulaye sur la vie et les ouvrages d’Alexis de Tocqueville. Voir Journal des Débats, du 1er octobre 1859. Voir aussi le jugement porté par M. de Sacy dans ses Variétés littéraires, tome II, page 107.

[7] Société de l’Histoire de France, séance du 2 mai 1859.

[8] V. Minutes of evidence taken before the select committee on bribery at elections. 22 juin 1835.

[9] Le comte Louis de Kergorlay.

[10] Nacqueville, près de Cherbourg, est le château appartenant au comte de Tocqueville (Hippolyte), frère ainé d’Alexis, et chez lequel celui-ci se trouvait lorsqu’il écrivit cette lettre au comte de Kergorlay.

[11] Séance de l’Académie française, du 11 août 1836. Le prix fut donné sur le rapport de M. Villemain, qui, après avoir analysé la Démocratie en Amérique, concluait ainsi : « Tel est le livre de M. de Tocqueville ; le talent, la raison, la hauteur des vues, la ferme simplicité du style, un éloquent amour du bien caractérisent cet ouvrage, et ne laissent pas à l’Académie l’espérance d’en couronner souvent de semblable… » Moniteur du 19 août 1836.

[12] 6 janvier 1838.

[13] Élection du 23 décembre 1841. On trouve au Moniteur du 22 avril 1842 le remarquable discours de réception d’Alexis de Tocqueville à l’Académie française et la réponse de M. le comte Molé.

[14] Par l’arrondissement de Valognes (Manche).

[15] J.-J. Ampère, auquel M. Senior, Mme et Mlle Senior étaient venus se joindre. C’est là que M. Senior recueillit ce volume de conversations, datées de Sorrente, et dont on parle plus loin.

[16] Lettre à Gustave de Beaumont

[17] Voir notamment l’article remarquable, publié par la Revue des Deux Mondes, dans son n° du 1er août 1856, et dont l’auteur est M. de Rémusat.

[18] En exprimant le désir que le renvoi de ces lettres lui soit fait, M. Senior ajoutait : « My children and grand-children will read them with pride. »

[19] Telle est l’importance que M. Senior attache aux conversations de Tocqueville, qu’après les avoir recueillies, et en quelque sorte daguerréotypées, avec le plus grand soin, il les a fait couvrir d’une magnifique reliure. Elles forment 3 volumes in-4°, portant les titres qui suivent : le premier volume, Tocqueville during the Republic ; le second, Sorrento and Paris ; le troisième, Tocqueville during the Empire, 1851 to 1858. Par un procédé plein de délicatesse, M. Senior a fait hommage à Mme de Tocqueville de ce précieux souvenir, en lui abandonnant le soin d’en faire un jour, et à l’heure qu’elle jugera opportune, la disposition qui lui plaira.

[20] L’Histoire de Grèce, de M. Grote, forme 12 volumes in-8°. Outre ce grand ouvrage, Grote a écrit avant 1832 un certain nombre de brochures relatives à la réforme parlementaire, et en 1847 quelques lettres remarquables sur les disputes de l’Église protestante et de l’Église catholique en Suisse. Il a été récemment élu membre correspondant de l’Institut. Mme Grote, qui a dernièrement publié sur Ary Scheffer l’intéressante notice que tout le monde a lue, n’avait jusque-là rien fait paraître sous son nom ; mais les nombreux articles qu’elle avait insérés dans les revues à différentes époques depuis trente ans avaient souvent percé le voile de l’anonyme ; et chacun sait notamment que c’est de sa plume qu’est sorti l’article remarquable publié en 1854 dans la Revue d’Édimbourg sur la vie et les ouvrages de Thomas Moore, etc., etc.

[21] Sir G. C. Lewis a publié un grand nombre d’ouvrages dont les principaux sont : Irish disturbances, 1836 ; — Government of Dependencies, 1837; — Method of observation and of reasoning in Politics ; — Influence of autority, in matters of opinion ; —Inquiry into the credibility of the early Roman history ; — On the use and abuse of certain political terms ; Fables of Babrius with notes, etc., etc.

[22] Madame Swetchine, sa vie et ses œuvres. 2 vol. in-8°.

[23] Lettre à G. de Beaumont.

[24] Le baron de Bunsen, ancien ambassadeur de Prusse à Rome et à Londres, aujourd’hui membre de la chambre haute, auteur de plusieurs ouvrages très remarquables, entre autres Hippolytus, les Signes du temps (die Zeichen von der Zeit), etc., etc.

[25] Le vénérable curé de Cannes.

[26] Ampère, en quittant Cannes, où il avait eu la douleur de ne trouver qu’un cercueil, avait eu du moins la consolation de ramener à Paris Mme de Tocqueville ; il voulut avoir encore celle d’assister en Normandie à ces dernières funérailles.

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