Oeuvres de Turgot – 043 (I) – Lettres sur les poésies erses

1760-1761

43. — ARTICLES DE CRITIQUE LITTÉRAIRE.

I. — Lettres sur les poésies erses[1].

[Journal étranger. — Variétés littéraires d’Arnaud et Suard, I, 1768, p. 219 et 267. — D. P., IX, 141.]

(Le style oriental.)

Voici, Messieurs, deux morceaux qui m’ont paru mériter une place dans votre journal. Ce sont deux fragments d’anciennes poésies, écrites originairement dans la langue erse que parlent les montagnards d’Écosse, et qui est, comme on le sait, un dialecte de la langue irlandaise. Je les ai traduits d’après une version anglaise que j’ai trouvée dans le London Chronicle du 21 juin 1760. Je ne me flatte pas d’avoir aussi bien conservé, que le traducteur anglais, le caractère de l’original : notre langue moins riche, moins simple et moins hardie que la langue anglaise, ne pouvant se prêter que très difficilement aux tournures extraordinaires.

Vous reconnaîtrez, dans ces deux fragments, cette marche irrégulière, ces passages rapides et sans transition d’une idée à l’autre, ces images accumulées, et toutes prises des grands objets de la nature ou des objets familiers de la vie champêtre, ces répétitions fréquentes, enfin, toutes les beautés et aussi tous les défauts qui caractérisent ce que nous appelons le style oriental.

Cet exemple est une nouvelle preuve ajoutée à beaucoup d’autres de la fausseté des inductions qu’on a tirées du style des écrivains d’Asie, pour leur attribuer une imagination plus vive que celle des peuples du Nord, et pour établir l’extrême influence qu’on a voulu donner au climat sur l’esprit et le caractère des nations.

Un auteur connu, peu satisfait de ce système des climats, a cherché la cause du tour d’esprit des Orientaux dans la forme de leur gouvernement. Suivant cet auteur, les écrivains intimidés par le despotisme, et n’osant exprimer crûment des vérités désagréables, ont été forcés de les présenter sous le voile des allégories et des paraboles et, de là, le style figuré est devenu le style dominant chez ces peuples. Mais cette conjecture est encore moins heureuse que l’explication fondée sur les influences du climat.

En effet, outre que le style énigmatique et parabolique est fort différent du style orné d’images et de métaphores, le langage allégorique serait un moyen très peu sûr pour se mettre à couvert du ressentiment d’un despote ou de ses ministres, à moins que l’allégorie ne fût absolument inintelligible ; auquel cas, l’auteur aurait manqué son but et n’en resterait pas moins exposé aux soupçons et aux interprétations malignes. les faits sont d’ailleurs entièrement contraires à cette explication puisqu’on retrouve ce style figuré chez les nations les plus sauvages et les plus libres, aussi bien que chez les nations soumises au despotisme ; de même qu’on le trouve indifféremment, et dans les climats méridionaux, et presque sous le pôle.

C’est donc à d’autres raisons qu’il faut avoir recours, pour expliquer l’emploi fréquent que certains peuples font du style figuré, et la pauvreté de leurs langues, jointe à la simplicité de leurs mœurs, en présente une bien naturelle[2]. Il est bien certain que moins un peuple a de termes pour exprimer les idées abstraites, plus il est obligé, pour se faire entendre d’emprunter à chaque instant le secours des images et des métaphores, et plus en même temps le champ de ses idées est nécessairement renfermé dans le cercle des objets sensibles. Moins un peuple a fait de progrès dans les arts, plus ses écrivains sont nécessités à puiser dans la nature ; ce qui leur est d’autant plus aisé, que les grands tableaux qu’elle présente, et les détails de la vie champêtre leur sont familiers dès l’enfance et ont rempli de bonne heure leur imagination d’idées poétiques.

Chez les peuples policés, au contraire, ces objets deviennent étrangers à tous ceux qui jouissent du loisir nécessaire pour cultiver la poésie, et qui presque tous habitent dans les villes. Là, sans cesse occupés d’idées abstraites, environnés de mille inventions ingénieuses des arts, leur imagination ne peut manquer de s’appauvrir en même temps que leur esprits s’enrichit.

Ces désavantages des nations cultivées sont, sans doute, compensés à bien des égards, par la facilité que donnent les langues perfectionnées de varier les pensées et les tours, d’éviter les répétitions, de choisir, entre plusieurs expressions, la plus harmonieuse et la plus élégante, de rendre des nuances plus fines et plus délicates, de lier les idées trop éloignées par des transitions adroites, de ménager enfin des repos à l’imagination, et d’occuper cependant toujours l’esprit par le langage tranquille, mais encore orné de la raison. On peut ajouter que la langue polie peut toujours exprimer tout ce qu’exprime la langue sauvage et que, si elle se refuse quelquefois à en imiter les hardiesses, c’est l’effet du goût et non de l’impuissance[3] au lieu que la langue sauvage ne peut rendre aucune des idées abstraites dont la langue perfectionnée fait un si grand usage.

Mais mon dessein n’est pas de développer ici l’influence que le plus ou le moins de perfection et de richesse des langues doit avoir sur le génie des peuples et sur le tour d’esprit de leurs écrivains ; il me suffit d’avoir fait sentir, en général, qu’un peuple dont la langue est pauvre et qui n’a fait aucun progrès dans les arts, doit faire un emploi fréquent des figures et des métaphores, et que la grandeur et la multiplicité des images, la hardiesse des tours et une sorte d’irrégularité dans la marche des idées doivent faire le caractère de sa poésie. L’expérience dépose en faveur de cette vérité, et l’exemple des montagnards d’Écosse vient se joindre à celui des anciens Germains dont nous parle Tacite, des anciens habitants de la Scandinavie, des nations américaines, et des écrivains hébreux[4].

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[1] Macpherson, homme de lettres écossais, avait, en parcourant les montagnes de son pays, entendu chanter des romances qui l’avaient frappé par leur caractère ; il les traduisit en anglais. Les « chants des bardes » eurent beaucoup de succès. L’article de Turgot est le premier écrit qui les ait fait connaître en France.

Après Macpherson, nombre de chants gaéliques furent recueillis. On put constater alors qu’il avait dénaturé ceux qu’il avait transcrits.

La lettre de Turgot, après avoir été publiée dans le Journal étranger, fut reproduite dans les Variétés littéraires, précédée de cet avertissement :

« Nous allons joindre ici la lettre dont on a parlé plus haut et qui a été écrite aux auteurs du Journal étranger par un homme de beaucoup d’esprit, qui occupe une place considérable dans l’administration, et qui donne aux sciences et aux lettres tout le temps qu’il ne doit pas à des occupations plus importantes. »

[2] Quelque naturelle que paraisse cette explication, je crois cependant que le célèbre Warburton* est le premier qui l’ait proposée dans une des savantes digressions de son grand ouvrage sur la Mission divine de Moïse ; encore ne présente-t-il cette cause que comme mêlée avec plusieurs autres, purement locales et par conséquent peu propres à expliquer le phénomène dans toute sa généralité, telles que le passage des symboles hiéroglyphiques dans le langage ordinaire, etc. Cette partie de l’ouvrage de M. Warburton a été traduite en français par M. Léonard de Malpeines, sous le titre d’Essais sur les Hiéroglyphes Égyptiens.

* Warburton (1698-1779). Sa Mission divine date de 1738 ; la traduction de ses Essais de 1744.

[3] Milton et Haller ont prouvé, par leur exemple, que les langues modernes peuvent très bien se rendre propres toutes les beautés du style oriental, et que l’imagination des Européens ne le cède en rien à celle des Asiatiques.

Le caractère des écrivains arabes présente une autre idée aussi frappante de la facilité avec laquelle une langue riche et perfectionnée se prête à ce style figuré. La pauvreté des langues sauvages en a fait une nécessité, mais cette nécessité ne leur donne pas un titre exclusif. On ne s’étonnera pas que ce style se soit conservé chez les Arabes, si l’on considère que leur poésie a été probablement formée dans son origine à l’imitation de celle des Hébreux et des peuples voisins, dont les Arabes sont descendus, que le caractère de cette poésie a été décidé dans un temps où ce peuple ne connaissait encore que la vie pastorale et qu’enfin ce ton a été consacré, parmi eux, par l’influence que le style de l’Alcoran et de ses premiers prédicateurs a dû avoir sur les écrivains qui les ont suivis. C’est ainsi que l’imitation du style de l’Écriture sainte a donné parmi nous, à l’éloquence de la chaire, un ton plus relevé qui se serait sans doute étendu à l’éloquence profane et à notre poésie, si l’usage de lire la Bible en langue vulgaire eût été adopté dans le culte public, pendant le temps où le génie de notre langue se fixait.

[4] Suit la traduction par Turgot de deux petits poèmes : Connal et Crimora, Ryno et Alpin. Il serait sans intérêt de la reproduire.

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