Lettre au chevalier Turgot, gouverneur de la Guyane

ÉCRITS PHYSIOCRATIQUES D’ABEILLE

02. — LES COLONIES. 

Lettre au chevalier Turgot, gouverneur de la Guyane.

[Archives nationales, 745AP/34, Dossier 31757-1779.]

30 mars 1763

Monsieur,

Il y a longtemps que j’aurais dû vous remercier de l’intérêt que vous avez bien voulu prendre à la proposition que je vous ai faite pour mon frère[1] ; des affaires multipliées et une légère incommodité ne me l’ont pas permis. Soyez persuadé cependant que ma reconnaissance est entière et que je mets un prix infini aux détails dans lesquels vous avez bien voulu entrer.

Quand on est délicat sur les moyens de faire fortune, il faut être au-dessus du nécessaire pour parvenir à un état d’aisance et il faut être aisé pour pouvoir devenir riche. Cette maxime que vous ne désavouerez pas éloigne pour jamais mon frère de la Guyane et je n’en suis pas fâché. Il est fort éloigné d’avoir 9 000 ou 10 000 livres à consacrer à l’entreprise que vous avez la bonté de lui proposer et je ne suis pas en état de les lui donner. D’ailleurs on n’a pas besoin de dons surnaturels pour lire dans l’avenir le sort que peut éprouver un homme qui va labourer et semer si loin de la métropole.

Je savais en gros, Monsieur, que l’intention actuelle du gouvernement était de vivifier cette colonie par la voie de la culture. Cette voie est la seule qui puisse avoir des succès durables. J’en avais conclu qu’on pouvait regarder comme essentiel d’avoir une carte exacte du pays, afin de fixer immuablement la distribution générale et particulière des terrains qui seraient livrés au courage et à l’industrie des habitants. Je m’étais imaginé qu’on ne voulait pas laisser abattre arbitrairement des bois qui peuvent entretenir dans un état de fraîcheur des plaines exposées à la plus violente ardeur du soleil ; qu’on formerait le projet d’en planter ou d’en semer dans les lieux où l’on aurait intérêt à changer le physique du climat, ou du moins à en arrêter les effets ; qu’on chercherait à donner un cours plus long, une surface plus étendue aux eaux qui ont leur source à de grandes hauteurs ; qu’en laissant aux particuliers la plus grande liberté sur l’emploi des terrains qui leur seraient concédés, on assurerait la prospérité de leurs travaux par des opérations en grand, et la solidité de la colonie par des limitations dans les terrains concédés, qui empêchassent les plus riches de tout envahir. Les vastes possessions sont nécessairement nuisibles à la chose commune. Personne ne sent plus que moi de quelle importance il est de resserrer la liberté des hommes le moins qu’il est possible ; ainsi il me paraît juste que le plus laborieux et le plus intelligent puisse trouver la récompense de son travail et de son intelligence dans la liberté d’accroître son domaine par l’acquisition de celui d’un voisin indolent et inepte. Il me paraît juste aussi que l’indolence et l’ineptie puissent, sans loi coercitive, éprouver une punition. Mais je voudrais que la liberté de s’accroître eut des limites posées par l’intérêt public. Tout ce qu’un homme avec de l’activité et des lumières ne peut entretenir dans un bon état de production, ne doit jamais lui appartenir, parce qu’il n’y a point d’homme qui ait pu acquérir le droit de frapper de stérilité des terrains qui peuvent nourrir et enrichir d’autres hommes. Je regarde donc comme un article très essentiel dans une colonie, de déterminer l’étendue des concessions actuelles et des accroissements futurs. D’après ces idées, dont je supprime les conséquences, je m’étais imaginé que mon frère pourrait être de quelque utilité pour l’exécution du projet. Je me suis trompé. 

Puisque vous avez la modestie de désirer qu’on vous dise ce qu’on pense sur la grande entreprise qui vous est confiée, j’espère, Monsieur, que vous ne désapprouverez pas que je vous en parle avec la franchise que vous me connaissez. Sûreté et liberté pour les colons, voilà en deux mots quelle doit être la base de toute législation économique et politique. À l’égard de l’administration, elle ne doit se mêler que des moyens généraux qui peuvent favoriser les travaux particuliers. Tous les détails appartiennent à ceux qui cultivent. C’est leur affaire et leur droit, que de calculer leur intérêt dans les opérations dont il faut les avancer, dont ils courent les risques, et qu’ils connaissent sûrement mieux que l’homme d’État le plus instruit. Permettez, Monsieur, que je vous présente quelques exemples de ce que j’entends par ces moyens généraux.

Je suis très convaincu qu’on peut augmenter les avantages du climat et en détruire les inconvénients. Jetez un coup d’œil sur l’Europe ou même sur la France, vous verrez que tout ou presque tout est l’ouvrage de l’homme, qu’il a changé non par les saisons mais leur influence. Cette observation est de M. de Buffon. Une forêt abattue fait disparaître des marais et porte la fécondité et la salubrité où régnaient la stérilité et les maladies. Un rideau de bois planté à propos couvre et conserve des plaines couvertes de moissons que les vents eussent ravagées. Un canal, une écluse placée sur des rivières apportent ou entretiennent une fraicheur qui dénature pour ainsi dire tout un pays, outre l’avantage inestimable de procurer facilement des communications sans lesquelles la terre ne produirait que des ronces. Une montagne ouverte dans la direction des vents les plus ordinaires peut ruiner ou vivifier une très grande étendue de pays. Tout le monde voit ces effets, personne n’en avait indiqué les causes. Aujourd’hui que cette observation est connue, c’est peut-être un devoir que d’en profiter surtout dans des colonies où l’on a tout à faire et où par conséquent on est maître de bien faire.  Le moyen qu’on a généralement employé a été de détruire les bois et de cultiver le sol qu’ils couvraient ; on n’a songé nulle part aux torrents et aux rivières. Cependant rien n’est plus nécessaire que les eaux dans les climats brûlants et les bois y sont quelquefois d’une égale nécessité. Mais il faut un coup d’œil supérieur pour savoir en tirer partie et ce coup d’œil vous l’aurez sûrement plus que personne.

Après s’être rendu maître du physique d’un climat, il faut songer à en tirer parti en établissant solidement le moral. Je vous ai dit sûreté et liberté. Pour fixer la sûreté sur une bonne base, il faudrait établir des règles dont aucun de vos successeurs ne pût s’écarter relativement aux imposition territoriales. S’ils n’en ont pas, que deviendra la colonie ? Il me semble que pour écarter l’arbitraire fiscal il serait essentiel de déterminer dans tous les cas possibles, ce qui constitue le revenu net déduction faite de l’intérêt des avances primitives, des frais annuels d’exploitation et de l’intérêt de ces frais dans lesquels il ne faut pas oublier le prix de la subsistance du propriétaire et de ceux qui travaillent sous ses ordres. C’est sur ce revenu net que devrait être prise une portion consacrée au service public de la colonie et aux revenus du roi.  Cette portion devrait être invariable pour les années médiocres, bonnes ou très bonnes. À l’égard des mauvaises années vous voyez bien que le revenu net étant nul, la redevance doit être nulle, sans quoi elle serait nécessairement prise sur les capitaux qui font marcher l’atelier. C’est comme si on coupait un arbre pour suppléer par la valeur du bois à une redevance en fruit qu’il n’aurait pas fournie. L’année d’après il n’existerait ni redevance ni arbre. Je crois bien que vous donnerez la plus grande attention à cet article, sans lequel tout établissement marchera rapidement vers la ruine, et périra nécessairement quoiqu’insensiblement. 

À l’égard de la liberté, elle doit être entière pour les personnes lorsqu’elles ne commettent pas de crimes et ce n’est pas un crime que de cultiver, ou de ne pas cultiver ; que de s’attacher à telle culture ou à telle autre ; que de vendre ou de ne pas vendre ce dont on est propriétaire. Ce sont les attentats contre les droits sacrés de la propriété qui sont des crimes et de très grands crimes. Mais comment les punir à de si grandes distances, et même comment assurer des moyens de pouvoir faire parvenir ses plaintes à la métropole et de pouvoir se plaindre impunément ? Rien n’est plus dangereux que d’enhardir la multitude contre ceux qui la gouvernent, et rien n’est plus inhumain et plus funeste que de la laisser sans défense contre ceux qui l’oppriment. Je ne vois qu’un préservatif contre de si dangereuses extrémités, c’est de ne jamais confier l’administration qu’à des hommes sages, éclairés, et connus par leur désintéressement et leur bienfaisance. En un mot, qu’on vous donne des successeurs qui vous ressemblent, tout ira bien. Si la protection s’en mêle et que les protégés ne soient que des protégés, la colonie rentrera bientôt dans le néant d’où vous l’avez tirée. 

Je me trompe peut-être, mais je crois qu’il serait fort utile de rendre les prescriptions mobilières et immobilières très courtes, surtout entre les habitants de la colonie. Rien ne serait plus propre à entretenir la vigilance et l’activité et vous savez que ce sont deux forces motrices très puissantes. Il serait juste que les prescriptions fussent plus difficiles contre ceux qui seraient en France ou ailleurs. Je ne voudrais cependant pas accorder un délai fort long. Il me paraît odieux qu’on puisse jouir délicieusement à Paris, du fruit, des fatigues et des sueurs de malheureux qu’on réduit à l’état de mercenaires sous la zone torride. C’est celui qui travaille qui doit jouir. Par ce moyen on pourrait faire rester volontairement dans la colonie ceux qui sont le plus en état de la rendre florissante. 

Il serait à souhaiter que les lois fussent peu nombreuses, mais claires, et que l’application en fût aisée aux espèces qui peuvent se présenter.  Je n’ai jamais compris par quel motif on avait pu ordonner que Saint-Domingue se régirait suivant la coutume de Paris. Que penser d’une coutume qui ne forme pas un volume in-12° et qui a eu besoin de quatre volumes in-folio de commentaires sans compter beaucoup d’autres in-folio qu’il faut consulter pour la bien entendre ?

Comme tout change, le climat et ses productions, les inclinations et les besoins des hommes, les intérêts de nation à nation, etc., etc., je voudrais qu’on fît une loi en vertu de laquelle toutes les lois, excepté celles qui assurent l’état des hommes et la propriété, fussent abrogées tous les cinquante ans, ou tout au moins tous les cent ans. Je me rappelle avoir lu que c’est une des lois données par le sage Locke à la Caroline. L’expérience du passé et l’utilité actuelle, seraient d’excellents guides et pour les lois qu’il faudrait conserver ou abroger et pour celles qu’il faudrait introduire. 

Enfin, Monsieur, il me semble que dans leu peu d’années que vous consacrez au bonheur de la Guyane, le plus grand service que vous puissiez rendre est de tracer un plan général en tout genre, en sorte que ceux qui vous succéderont soient bornés à exécuter successivement ce que vous aurez tracé. L’arbitraire est le plus grand fléau qui puisse frapper les sociétés policées ; parce qu’il accoutume les hommes à juger par des faits, qu’il est inutile et quelquefois désavantageux d’avoir des principes et de les suivre.

Je m’aperçois un peu tard, Monsieur, que je vous dérobe bien du temps. Je vous rends à des occupations plus utiles et plus agréables que la lecture de mes rêveries.

P.S. Il m’était échappé quelques ratures en écrivant cette longue lettre. Je n’ai pas eu le courage de la transcrire moi-même. Je vous supplie de ne pas trouver mauvais que je me sois servi d’une main étrangère.

J’ai l’honneur d’être avec une reconnaissance et avec un attachement aussi irrévocable que respectueux, Monsieur,

Votre très humble et très obéissant serviteur

Abeille

De Rennes, le 30 mars 1763.

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[1] Jean-Joseph Abeille (1721-1771), conseiller de Pondichéry.

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