Oeuvres de Turgot – 107 – La disette du Limousin

107. — LA DISETTE DU LIMOUSIN.

Lettres au Contrôleur général[1].

[A. L., copie.]

Deuxième lettre.

(Le commerce des grains. — Secours aux pauvres.)

9 janvier.

M., j’ai reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 30 du mois dernier, en réponse à la mienne du 22, par laquelle je mettais sous vos yeux les malheurs de cette province et je vous demandais les secours dont elle a besoin. Quoique j’eusse demandé moins que le Roi n’avait accordé à la Province en 1739 et que vous m’ayez accordé moins que je n’avais demandé, je sens trop la difficulté des conjonctures pour ne pas sentir tout le prix de ce que vous avez bien voulu faire. Je n’ai point laissé ignorer cette marque des bontés du Roi pour ses peuples ; elle a ranimé l’espérance dans leurs cœurs et les a remplis de reconnaissance. Ils connaissent tout ce qu’ils vous doivent et se félicitent de ce que votre administration s’annonce à eux par un bienfait. Permettez-moi de vous présenter leurs remerciements et d’y joindre les miens.

Puisque vous n’approuvez pas que je dispose des gratifications aux négociants qui feraient venir des grains dans un certain délai, je n’emploierai pas ce moyen et je me bornerai à faire usage des 50 000 l. que vous m’avez autorisé à prendre sur les fonds des recettes générales pour faciliter les approvisionnements ; mais je prendrai la liberté de vous représenter que, malgré ce secours, je n’ai pu obtenir d’aucun négociant de cette ville de faire venir les grains à leurs risques et fortunes ; tous ceux auxquels je me suis adressé m’ont dit que, ce commerce leur étant étranger, ils ne consentiraient point à y exposer leurs fonds, qu’ils m’offraient tous leurs soins et qu’ils ne demandaient aucun bénéfice, mais qu’ils ne risqueraient point de perdre. Je vois que le détail des frais de transport des grains jusqu’ici les effraie et qu’ils sont persuadés qu’il sera nécessaire de perdre un peu sur les grains qu’on ne peut cependant se dispenser de faire venir pour assurer la subsistance du peuple. Dans ces circonstances, M., j’ai cru que vous ne désapprouveriez pas que j’employasse la somme que vous voulez bien consacrer à cet approvisionnement à faire venir des grains pour le compte du Roi, quoique sous le nom de ces négociants. J’espère, par la voie de Nantes, en avoir très promptement. Les fonds qui rentreront de la vente des premiers chargements serviront à en faire d’autres, tant que le besoin durera, et j’aurai alors l’honneur de vous rendre compte du résultat de toute l’opération. J’espère que, s’il y a de la perte, elle ne sera pas considérable et que la plus grande partie de ces fonds pourra vous rentrer.

J’ai une autre observation à vous faire sur la proportion que met votre lettre entre les deux autres genres de secours que j’avais eu l’honneur de vous indiquer, dont l’un avait pour objet de me mettre en état de donner du travail aux pauvres valides et l’autre de procurer des secours aux infirmes par des achats de riz ; mais je pensais que les sommes à consacrer au premier objet devaient être plus fortes que celles destinées au second. Cependant, par votre lettre, vous bornez à 20 000 livres la somme destinée aux travaux publics, et vous portez à 80 000 livres celle destinée à des achats de riz. J’oserai vous représenter que la première me paraît beaucoup trop faible et la seconde trop forte au point que je suis tenté de croire que votre intention était, au contraire, de destiner 80 000 l. pour les travaux et 20 000 l. pour les achats de riz et que vous avez mis par erreur un nombre à la place de l’autre. Quoi qu’il en soit, je prends la liberté de vous prier de vouloir bien m’autoriser à intervertir cette destination et me laisser maître de me déterminer, d’après les circonstances, à verser sur l’un ou l’autre objet ce que les besoins me paraîtront exiger. Vous n’avez qu’un but : le soulagement réel de la misère des peuples et je suis sûr de remplir vos vues en leur procurant ce soulagement de la manière la plus prompte et la plus effective, d’après les connaissances du local et du moment. Je me ferai un devoir de mettre sous vos yeux l’emploi que j’aurai fait des sommes dont vous voulez bien me confier la disposition et les motifs qui m’auront guidé dans cet emploi ; et je ferai d’ailleurs mon possible pour faire rentrer au Roi la partie de cette somme que vous avez compté n’accorder qu’à titre d’avance.

Troisième lettre.

(Le défaut d’approvisionnements. — La détresse de la Province.)

27 février.

M., j’ai eu l’honneur de vous annoncer, par ma lettre du 16 de ce mois, l’impossibilité que je voyais à ce que le commerce seul et sans secours pût suppléer au manque des subsistances dans cette province et cela, parce qu’il y a une perte évidente à acheter du grain au prix où il est dans les ports pour le faire revendre au cours actuel du Limousin, quoique ce cours soit déjà prodigieusement au-dessus des facultés du peuple. J’ai pris la liberté de vous demander le sacrifice entier des 50 000 l. que vous avez eu la bonté d’accorder pour faciliter le réapprovisionnement.

Par les détails que j’ai reçus depuis, de toutes les parties de la Province, je vois clairement que ce secours sera encore trop faible. Le vide réel de toutes les subsistances se fait sentir partout et le peu de grains étrangers qui ont pu arriver ont été enlevés avec une rapidité qui montre que ces envois n’ont aucune proportion avec les besoins ; aussi ces envois n’ont-ils eu aucune influence sur les prix qui n’ont pas cessé de hausser encore davantage.

Ce qu’il y a de plus triste, c’est que la misère du peuple augmente dans une proportion beaucoup plus grande que le prix des grains. J’ai déjà eu l’honneur de vous en indiquer la raison dans mes premières lettres. Le peuple, dans cette province, et surtout le peuple des campagnes, ne consomme presque point de pain ; sa subsistance est, pendant plus de la moitié de l’année, bornée à des denrées qui n’ont que très peu de valeur, telles que le blé noir, les châtaignes, les raves et le blé d’Espagne. C’est la perte totale de ces mêmes récoltes, bien plus que celle de la récolte des grains, qui cause l’excessive misère de cette province, et malheureusement c’est un vide qu’il n’est pas possible de suppléer. Ces denrées ne sont point habituellement dans le commerce parce que leur prix ne peut supporter les frais de transport. Les grains auxquels il faut recourir et dont la consommation augmente prodigieusement ne peuvent venir du dehors qu’à grands frais, surtout le prix qu’ils ont dans les ports étant déjà fort au-dessus du prix habituel de la Province. Il faudrait, pour que les commerçants pussent en apporter dans les parties intérieures avec profit, que le seigle se vendît 24 à 25 l. au moins le setier de Paris ; or, à l’exception des quatre dernières années, son prix habituel n’est que de 7 l. 10 s. à 9 l. le setier de Paris. La plus grande partie des rentes en grains sont même affermées sur le pied de 7 l. 10 s. ; les salaires du peuple sont fixés d’après ce prix habituel et même dans une proportion encore plus basse, déterminée par la moindre valeur des denrées que le peuple consomme à la place des grains.

Vous pouvez concevoir aisément, M., qu’un peuple aussi pauvre n’est pas en état de mettre au grain un prix proportionné à sa rareté ; ainsi, par un cruel enchaînement, le commerce n’apporte point de secours parce que les grains n’ont pas un prix assez haut pour le dédommager des frais de transport et, malgré l’excès du besoin, les grains ne peuvent monter à ce prix parce que le peuple est dans l’impuissance absolue de les payer.

Il ne faut pas se flatter qu’il y ait beaucoup de greniers que l’arrivée des blés étrangers puisse faire ouvrir. Je sais, par ce que j’ai appris de différents côtés sur le produit des dîmes, que, dans beaucoup d’endroits, les cultivateurs n’ont pas recueilli de quoi semer de nouveau et que, dans le plus grand nombre de paroisses, ils n’ont pas recueilli de quoi subsister jusqu’à la récolte prochaine. On a réparti les pauvres ; on a pourvu à leur nourriture par des contributions dans la plupart des paroisses, en exécution de l’Arrêt du Parlement de Bordeaux[2] ; mais les propriétaires mêmes des biens-fonds, bien loin de pouvoir soulager les autres, n’ont pas assez de grains pour eux et pour leur famille. Il n’est pas de semaine où quelques curés ne m’écrivent qu’ils ont enterré des gens morts de faim.

Tous les secours que j’ai demandés de différents côtés n’arrivent qu’avec lenteur. Je n’ai encore pu recevoir de Bordeaux que très peu de riz, parce qu’un vaisseau qu’on attendait au mois de janvier n’est point encore arrivé. Pour y suppléer en partie, j’ai demandé une quantité considérable de fèves, mais avant que cette aumône et celle du riz aient pu être distribuées dans les paroisses, il se passera encore bien du temps. Les premiers grains partis de Nantes ont été fort retardés et à peine viennent-ils d’arriver à Angoulême.

J’ai pris des mesures pour faire partir du même port, deux ou même trois fois par mois, un bateau de 60 tonneaux. Ce secours sera cher ; mais la circonstance m’a paru trop pressante pour en attendre de plus éloignés. Nos négociants reçoivent toutes les semaines les états du prix dans les ports de Hollande et il résulte de leurs calculs qu’il y aurait encore plus de perte à les en tirer directement qu’à faire des achats à Nantes. Ce dernier parti d’ailleurs a l’avantage d’une plus grande célérité.

Ce n’est que de la mer Baltique, qu’on peut attendre de secours plus abondants et moins onéreux. Je n’ai pas négligé cette voie, mais ses ports étant actuellement fermés par les glaces, ces grains n’arriveront qu’au mois de mai ; ils courront d’ailleurs tous les risques de la mer ; de plus, la Charente et surtout la Dordogne étant sujettes à manquer d’eau, il sera peut-être alors fort difficile de faire remonter ces grains et ils pourront n’arriver que très près de la récolte. Enfin, l’on est obligé de faire d’avance des remises considérables en argent longtemps avant de recevoir aucun grain et, pour peu que la demande soit forte, ces remises absorberont et au delà les fonds que vous m’avez permis de consacrer à cet objet.

Tous ces détails, M., ne vous font que trop connaître le besoin qu’ont les peuples de cette province de secours plus abondants que ceux que vous avez déjà eu la bonté de procurer. Je sais, et j’ai tâché de le leur faire sentir, combien les circonstances où ils ont été donnés en augmentent le prix ; mais leur misère est telle que sans doute l’attendrissement qu’elle excitera en vous l’emportera sur toute autre considération. Mise par vous sous les yeux du Roi, elle leur procurera sans doute de nouvelles marques de sa bonté paternelle ; de quel autre que lui pourraient-ils attendre un soulagement à des maux aussi grands ?

Quelque indiscrétion apparente qu’il y ait dans ma demande, j’ose, M., vous supplier d’ajouter aux premiers secours que vous avez déjà eu la bonté d’obtenir de S. M., une seconde somme de 150 000 livres. Quoique je sente toute l’utilité des travaux publics, les circonstances sont si pressantes que j’emploierai vraisemblablement une très grande partie de cette somme en approvisionnement, soit de grains qui ne peuvent être vendus qu’à perte, soit de riz ou de fèves pour distribuer gratuitement. Il me serait impossible de vous présenter un tableau détaillé de l’emploi que je ferai de cette nouvelle libéralité. Si j’attendais, pour demander de nouveaux secours, que j’eusse pu faire toutes les combinaisons relatives à leur emploi, le temps se passerait et le poids de la misère ne cesserait d’augmenter.

Il y a des circonstances où la sagesse des administrateurs en chef est forcée de laisser une entière liberté sur le détail de l’exécution à ceux qui en sont chargés et qui résident sur les lieux. Celle où la Province se trouve est, je crois, de ce nombre. Je souhaiterais fort avoir pu mériter d’avance cette confiance de votre part ; ce que je puis vous dire, c’est que je ferai tout ce qui dépendra de moi pour que vous ne vous repentiez pas de me l’avoir accordée.

Quoique le besoin soit très pressant, comme à l’exception des remises à faire dans le Nord, on peut prendre des arrangements pour obtenir du temps sur les paiements, je ne vous propose point de m’autoriser à prendre sur-le-champ dans la caisse des receveurs généraux la totalité de 50 000 écus. Vous avez bien voulu m’autoriser à tirer sur l’un 40 000 l. dans les mois de janvier, février et mars de cette année, et en outre 15 000 l. dans les deux mois d’avril et de mai. Je vous propose de partager les nouveaux 50 000 écus en cinq mois à raison de 30 000 l. par mois, dont les deux premiers paiements coïncideront avec les deux paiements de 15 000 l. en avril et en mai, ce qui fera 45 000 l. pour chacun de ces deux mois, et 30 000 l. pour les mois suivants : juin, juillet et août.

Je ne doute pas que, dans des circonstances aussi cruelles et aussi pressantes, non seulement vous n’ayez la bonté d’accorder à la Province ce nouveau secours, mais même que, dans le cas où je trouverai quelque marché à faire pour des subsistances qui exigeât une dépense plus forte que celles auxquelles vous m’avez jusqu’à présent autorisé, vous n’approuvassiez que j’allasse en avant, sans même attendre votre décision plutôt que de manquer l’occasion qui se présenterait.

Quatrième lettre.

(Le Parlement de Bordeaux. — Craintes à Tulle et ailleurs.)

9 mars.

M., j’ai reçu, avec la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 3 de ce mois, l’Arrêt du Conseil qui ordonne que, sans s’arrêter à celui du Parlement de Bordeaux du 17 janvier, les propriétaires de grains seront libres de vendre, soit dans les marchés, soit ailleurs, quand, où et de la manière qu’ils aviseront. Cet Arrêt vient d’autant plus à propos que, malgré les espérances que j’avais eues de l’entière inexécution de celui du Parlement de Bordeaux, la conduite imprudente des officiers de Tulle et de quelques autres juridictions a donné lieu à une grande partie des maux que j’avais craints.

La circonstance de l’interruption des chemins par les neiges ayant occasionné un vide sensible dans le marché de Tulle, les officiers de police, non contents de faire publier les défenses portées dans l’Arrêt du Parlement, ont fait une visite dans les maisons de la ville où ils soupçonnaient des grains. Soit qu’il y en eût fort peu, soit que les propriétaires aient trouvé moyen d’éluder leur recherches, le résultat de cette visite a été de convaincre ces officiers, et malheureusement aussi le public, que ces greniers ne pouvaient pas fournir au peuple la subsistance de trois semaines.

La même opération ayant été faite dans quelques autres villes, et le résultat en ayant été le même, vous pouvez penser, M., quelle terreur s’est répandue dans les esprits et quelle secousse ces nouvelles alarmes ont donné au prix des grains.

Le seigle était le 4 février à Tulle à 22 l. 8 s. le setier, mesure de Paris ; par mes dernières lettres qui sont datées du 1er mars, il était monté à 32 l. Ce prix serait au-dessus des forces du peuple dans les provinces les plus riches. Cette augmentation ne s’est pas bornée à la ville de Tulle et aux environs ; je reçois de tous côtés les nouvelles les plus désolantes ; dans une grande partie de ma généralité, le seigle est à 27 l. le setier de Paris. À Limoges, il n’est qu’à 24 l. et dans les parties les plus intérieures de la Province, dans le canton qu’on appelle la Montagne, qui est la partie la plus abondante en seigle et qui en fournit ordinairement aux autres cantons, il est monté ces jours derniers jusqu’à 21 l.

Dans des circonstances aussi cruelles, M., je ne puis me dispenser de vous renouveler toutes mes instances pour vous conjurer de nous donner de nouveaux secours. J’ai eu l’honneur de vous en faire sentir la nécessité par ma lettre du 27 février ; je la sens encore plus vivement aujourd’hui. Chaque jour ajoute de nouveaux traits au tableau également touchant et terrible de la misère dont je suis témoin et que j’ai la douleur de ne pouvoir soulager efficacement. J’ai fait redoubler les achats de riz et j’y ai joint des fèves pour faire distribuer dans les campagnes par forme d’aumônes, mais la difficulté des voitures rend ce soulagement bien lent. Les travaux, auxquels j’emploie une grande partie des fonds que vous m’avez accordés, ne peuvent suffire qu’à un assez petit nombre d’ateliers, et la misère est si universelle que l’effet de ces travaux est à peine sensible. La demande des grains étrangers a été beaucoup trop faible et je me reproche à présent avec amertume d’avoir trop respecté la loi que vous m’avez imposée de ne point perdre les 50 000 l. que vous aviez destinées à favoriser cette importation. Ma timidité à cet égard et le trop de confiance que j’ai eu dans les envois annoncés par les sieurs Drouin de Saumur et Montaudoin[3] de Nantes m’ont fait perdre un temps irréparable, et les retards de la navigation, tant par mer que sur la Charente, ajoutent encore à mes regrets.

Je vous avoue que, dans des circonstances aussi pressantes, je me tourne de tous les côtés dont je peux attendre des secours sans calculer s’ils sont plus ou moins dispendieux. Je sais à présent qu’il faut perdre et je me tiendrais trop heureux de pouvoir assurer les subsistances quelque prix qu’il en coûtât.

Peut-être que le commerce pourrait fournir sans perte des grains s’ils se soutenaient au prix excessif où ils sont à présent ; mais le commerce ne peut spéculer en conséquence qu’autant que cet état durerait, et s’il durait, ce serait le plus grand des malheurs. En vain, cette excessive cherté attirerait les subsistances, puisque les moyens de les payer à un prix aussi excessif manqueraient absolument.

J’ai pris la liberté de vous demander, par ma lettre du 27 février, une somme de 150 000 l. égale à la première que vous avez déjà eu la bonté de m’accorder, et je crains beaucoup qu’elle ne soit encore bien disproportionnée à l’étendue des besoins. Quoique je n’aie point encore reçu votre réponse, je crois que la circonstance est assez pressante pour que je doive la présumer et aller en avant, persuadé que, de façon ou d’autre, vous voudrez bien me fournir les moyens de satisfaire aux engagements que l’urgente nécessité m’aura forcée de prendre.

Je n’ai point de terme assez fort, M., pour vous supplier de venir au secours d’un peuple accablé et d’accorder le supplément de 150 000 l. que j’ai demandé par ma lettre du 27 février et que je vous demande encore par celle-ci.

Cinquième lettre.

(Attroupements et obstacles au commerce des grains.)

13 mars.

M., je n’ai encore que de mauvaises nouvelles à vous donner de l’état des choses dans cette province. Les alarmes occasionnées peut-être en partie par la publication imprudente de l’Arrêt du Parlement que vous avez fait casser, mais en partie aussi par un vide réel que les secours étrangers ne remplacent que trop faiblement et trop lentement, ont fait monter le grain à un prix hors de toute proportion.

Le seigle vaut dans la plus grande partie du Limousin depuis 27 l. jusqu’à 32 l. le setier de Paris. Vous sentez que, dans de pareilles circonstances, les esprits doivent fermenter dans les lieux où le grain est le plus cher ; on se tourne de tous côtés pour en avoir et les lieux d’où on veut le tirer souffrant déjà beaucoup de la cherté, les peuples voient, avec une plus grande inquiétude, ces transports qui augmentent encore chez eux un prix déjà trop fort pour leurs facultés.

J’ai été instruit que, dans plusieurs endroits, la populace commençait à menacer et même à s’attrouper, quoiqu’encore timidement et sans se porter aux premiers excès. J’ai cru devoir prévenir le mal et j’ai profité, comme je l’avais déjà fait une première fois, du séjour que fait ici le régiment de Condé pour demander un détachement de 35 hommes que j’ai envoyé à Meymac, petite ville située dans la Montagne, c’est-à-dire dans le canton de la Province le plus fertile en seigle. La secousse arrivée dans les prix à Tulle et dont j’ai eu l’honneur de vous rendre compte, par une lettre du 9, ayant donné lieu à quelques marchands de Tulle d’aller acheter des grains à Meymac, et les prix ayant haussé dans cette dernière ville à cette occasion, le peuple s’est vivement opposé à ce que les marchands fissent emporter ces grains. L’arrivée du détachement a remis tout dans l’ordre. L’officier qui le commande est prévenu de s’entendre avec les subdélégués pour envoyer du monde partout où l’on verrait la moindre apparence d’émotion et les subdélégués sont avertis de s’adresser à lui.

Je vais aussi demander une compagnie pour l’envoyer à Brive où elle est fort nécessaire, attendu que c’est là que doit aborder une partie des grains étrangers que des négociants font fournir dans la Province et que le peuple de Brive paraît aussi fort disposé à empêcher qu’il n’en sorte.

Ce n’est pas seulement dans cette généralité que les esprits s’échauffent contre le transport des grains ; je viens d’apprendre que le peuple de Souillac, petite ville du Quercy, voisine de Brive, s’était opposé à l’enlèvement des grains qu’on avait tiré du Quercy pour le Limousin. Je sais aussi que du côté d’Aubusson et de Felletin, dans la généralité de Moulins, les peuples ne veulent pas laisser sortir les seigles qu’on y achète pour le Limousin.

Votre intention est certainement, M., que le grain circule dans tout le Royaume avec une entière liberté ; aussi j’espère que vous voudrez bien appuyer auprès de M. de Gourgues et de M. de Pont[4], la prière que je leur fais d’ordonner à leurs subdélégués de prêter main forte pour assurer la liberté du transport des grains achetés pour ma généralité, et même d’approuver qu’en cas de besoin je profite du séjour du régiment de Condé pour y envoyer des détachements comme dans les villes de ma généralité.

Je ne puis, M., vous écrire sur ce triste sujet, sans vous prier de nouveau de proportionner les secours à l’excès de nos besoins, et d’accorder tout ce que j’ai eu l’honneur de vous demander par mes précédentes du 27 février et du 9 mars.

P. S. — Permettez-moi de joindre à cette lettre un morceau du pain que mangent les artisans, et les ouvriers ; je ne dis pas des campagnes éloignées, mais de Limoges. Ce pain, dont vous serez effrayé, a coûté deux sols la livre et, d’après le prix actuel du grain, il doit renchérir.

Sixième lettre.

(Sédition à Tulle.)

15 mai.

M., il vient d’arriver à Tulle une espèce de sédition qui s’est annoncée assez vivement et qui aurait même pu avoir des suites graves, si je n’avais pas été à portée d’y envoyer sur-le-champ main forte, en demandant au commandant du régiment de Clermont-Prince un détachement pour l’envoyer dans cette ville.

Depuis quelque temps, les esprits y étaient assez échauffé par le haut prix du grain et par beaucoup de mauvais propos que ce haut prix ne manque guère d’occasionner. À ce sujet de plaintes, s’en joignait un autre fondé sur la réduction de la mesure de Tulle ordonnée, il y a environ dix ans, par le Parlement de Bordeaux. Cette réduction avait déjà occasionné dans le temps une émeute et le peuple de la ville était resté attaché à l’ancienne mesure, s’imaginant apparemment que le prix des grains ne se proportionnerait pas à la mesure. Cette réduction était très avantageuse aux habitants des campagnes qui, ayant des rentes à payer en grains à la mesure de Tulle, se trouvaient fort lésés par l’abus qui s’était introduit d’une mesure trop grande. Cependant, il paraît que ce sont les gens de la campagne qui, au marché du mercredi 9 de ce mois, se sont ameutés et ont voulu forcer à rétablir l’ancienne mesure. Ils ont, en effet, brisé les mesures actuellement en usage et, ayant appris qu’il y avait dans une maison un étalon de l’ancienne mesure, ils en ont enfoncé la porte et se sont procurés cette mesure qu’ils ont portée au marché. Là, ils se sont emparés de quelques voitures de seigle qui se vendait 13 l. le setier à la mesure nouvelle et ils ont forcé les voituriers à le leur livrer à 8 l. sur le pied de la mesure ancienne. Le désordre n’a pas été plus loin ce jour-là ; mais, ils ont annoncé qu’ils reviendraient plus en force au marché du samedi pour visiter les maisons où il y aurait du grain. Il était fort à craindre qu’ils ne fussent secondés dans ce projet par une partie de la populace de la ville ; mais mon subdélégué m’ayant envoyé le jour même un courrier, j’ai pu faire partir le détachement du régiment de Clermont assez tôt, pour qu’en hâtant sa marche, il soit arrivé à Tulle le vendredi au soir ; on avait déjà eu la précaution d’y rassembler plusieurs brigadiers de la maréchaussée.

Je n’ai point encore de nouvelles de ce qui s’est passé au marché du samedi, mais je ne doute pas que tout n’y ait été parfaitement tranquille, d’autant plus que s’il s’y était passé quelque chose, mon subdélégué aurait eu le temps de m’envoyer un courrier. Je suis donc entièrement sans inquiétude, et je vous avoue même que si je vous fais part de cet événement, c’est moins à cause de son importance réelle, qu’afin que vous n’en soyez pas instruit par d’autres qui pourraient peut-être grossir les objets et vous donner des inquiétudes peu fondées.

Le Présidial de Tulle a commencé à instruire une procédure à ce sujet ; cette instruction n’est pas en trop bonne main ; mais je ne crois pas cette affaire assez importante pour proposer de rien changer à la marche ordinaire de la justice.

Septième lettre.

(Les ressources possibles. — Situation de l’Europe. — Demande d’un dépôt de seigle.)

25 octobre.

M., depuis mon retour dans la Province, ma principale et presque unique occupation a été de prendre des connaissances aussi certaines que j’ai pu me les procurer de la quantité des denrées de subsistance et de chercher les moyens les plus prompts de suppléer au vide immense qui s’est développé cette année beaucoup plus tôt que l’année dernière, parce que l’expérience même de cette malheureuse année a rendu plus prévoyant et plus craintif et, par conséquent, a augmenté les alarmes et produit le resserrement des grains. J’ai trouvé le mal porté à un point que je ne pouvais imaginer et il est inconcevable combien l’on a été trompé sur la récolte. Quand je suis parti pour Paris au commencement d’août, on commençait à couper les seigles et on s’applaudissait partout des espérances qu’ils donnaient. Ces espérances se sont réduites à une récolte aussi faible que celle de 1769 dans les bons cantons du Limousin et incomparablement plus faible dans la partie qu’on appelle la Montagne, qui cependant est ordinairement celle de la Province qui fournit le plus de seigle, parce que le terrain ne produit presque aucune autre denrée, n’y ayant pas même de châtaigniers.

Ce n’est point sur des récits et des conjectures vagues que se fondent mes craintes. J’en ai détaillé les fondements dans les états des récoltes et dans mon Avis sur le moins imposé de 1771. C’est surtout d’après les états des dîmes de 1769, comparés à ceux de 1770, que j’en ai jugé, et c’est cette comparaison qui m’a donné ce résultat effrayant.

Les blés noirs n’ont pas mieux réussi que le seigle ; il y en a un peu plus que l’année dernière et aussi un peu plus de châtaignes, quoique plus de la moitié de cette production ait été brûlée par les vents du Midi pendant le mois de septembre ; mais cette faible ressource ne saurait être comparée à la quantité de grains vieux qui restaient dans les greniers de la Province à la fin de l’année dernière, et le vide est certainement plus grand. Si l’on en jugeait par le prix actuel, les grains seraient infiniment plus rares ; car, dans toutes les parties de la Province au-dessus de Limoges et de Tulle, le seigle vaut déjà 30 et 35 livres le setier, mesure de Paris ; il est encore augmenté depuis le départ de mon Avis. L’année dernière, à pareille époque, il ne valait que de 15 à 18 livres. Il ne faut peut-être pas conclure rigoureusement que la différence des quantités suive cette proportion et vraisemblablement elle vient en partie de ce que, l’année dernière, on n’avait pas calculé sur un aussi grand vide au lieu que cette année l’on est averti et l’on se précautionne.

Les propriétaires et les fermiers des dîmes et des rentes seigneuriales, les seuls qui, dans cette province, aient des grains en réserve, trouvant un prix assez favorable, en vendaient, ainsi que quelques propriétaires de domaines pressés d’argent ; aujourd’hui, personne n’a de réserves. Les propriétaires des biens de campagne qui, l’année dernière, ont été obligés d’acheter des grains pour la nourriture de leur famille, de leurs colons et des pauvres, gardent ce qu’ils ont recueilli, tandis que les décimateurs et ceux qui ont pu percevoir leur rente en nature envisagent l’étendue du vide et le long intervalle qui reste à passer jusqu’à la récolte, comptent sur une augmentation excessive et ne veulent vendre à aucun prix. D’un autre côté, tout bourgeois aisé veut s’approvisionner d’avance pour n’être pas exposé à manquer ; aussi la crainte produit l’excès de demande d’un côté, et de l’autre le resserrement de la denrée. Mais cette crainte est fondée, et ce resserrement est l’effet d’un vide réel et constaté.

Ce n’est pas tout. Cette récolte, déjà si mauvaise par la quantité, ne l’est pas moins par la qualité. Dans les cantons les moins maltraités, le seigle est rempli d’ergots, de cette production funeste qui, mêlée avec le pain, le change en poison et occasionne une gangrène érésipélateuse, dans laquelle les membres tombent en pourriture en se séparant du tronc sans même qu’il soit besoin de les couper ; en sorte que ceux qui font usage de ce pain meurent dans des souffrances cruelles ; les autres sont estropiés toute leur vie. Il n’est heureusement pas difficile de séparer ce grain vicié du reste de la masse et je vais faire publier dans les campagnes un Avertissement[5] pour instruire le peuple du danger ; mais il en résultera toujours un déchet sensible sur la quantité du grain recueilli. Les seigles de la Montagne ont un autre vice : les grains sont presque entièrement dénués de substance farineuse et la meule ne broie presque que du son ; je ne puis vous donner une idée plus juste de cette misérable production qu’en vous envoyant un échantillon joint à cette lettre. J’en ai reçu de semblables de plusieurs paroisses de la Montagne. Vous ne le verrez pas, M. sans vous attendrir sur le sort des hommes condamnés à cette affreuse nourriture. C’est cependant de ce grain que ces malheureux n’ont pas eu, en 1770, la moitié de la chétive production qu’ils avaient récoltée en 1769. Pour comble de malheur, je viens d’apprendre que ce grain qu’on a semé, faute d’autre, n’a point germé, en sorte que le malheur de cette année influera encore sur le sort de la prochaine.

Une des circonstances les plus tristes dans ce malheur est la situation du canton où il se fait sentir ; c’est peut-être de tout le Royaume celui où il est le plus difficile de faire parvenir des secours par l’éloignement où il est de toute rivière navigable. Les frais de transport sont presque doubles pour les grains apportés à Angoulême ou à Souillac, de ce qu’il en coûte pour le transport de ces deux ports à Limoges d’un côté, et à Tulle de l’autre. À la vérité, l’on a cet avantage cette année que le Périgord et l’Angoumois et les provinces au-dessous du Limousin jusqu’à la mer sont assez bien approvisionnées du froment et du maïs qui fait leur principale nourriture ; mais, si les parties basses du Limousin en peuvent tirer quelque secours, cet avantage est plus que compensé par l’impossibilité de rien tirer de l’Auvergne et des parties limitrophes de la Marche : ces deux provinces qui, l’année dernière, ont versé dans le Limousin des secours immenses en seigle et qui seules, avec les anciennes réserves de la Montagne, ont pu faire subsister l’intérieur du Limousin, souffrent cette année autant que lui, en sorte que je ne puis envisager d’autres ressources pour faire subsister les peuples que d’y faire porter des grains tirés par la Charente et la Dordogne et transportés dans les terres à dos de mulet ou par des voitures à bœufs et vous sentez combien cette surcharge de frais en augmentera le prix.

Tel est, M., le tableau de notre misérable situation ; il s’agit d’examiner les remèdes qu’on peut y apporter.

Deux choses manquent : la denrée et les moyens de la payer ; ce sont deux objets dont il faut s’occuper.

Quant à la denrée, les mesures à prendre sont d’autant plus embarrassantes que la récolte du seigle est médiocre dans presque tout le Royaume et que nommément les provinces qui avoisinent le Limousin sont les plus maltraitées. L’on ne peut guère compter sur des seigles nationaux, qu’autant que la province, dont les productions affluent à Nantes, pourra approvisionner ce port très abondamment, car, dans toutes les autres parties, le prix en est déjà trop fort pour que ce grain ne puisse arriver au Limousin qu’à des prix exorbitants. Malheureusement, les circonstances pour en tirer de l’étranger sont infiniment défavorables. La récolte de 1770, suivant toutes les informations que j’ai reçues des différents ports du Nord, a été mauvaise en Pologne et dans toute la basse Allemagne. Le prix des grains y a infiniment haussé, même à Dantzig, en sorte que les mêmes grains qui, l’année dernière, ne revenaient rendus à Limoges que de 24 à 26 livres le setier de Paris, reviendront cette année de 30 à 32 livres, prix exorbitant, mais qui malheureusement paraît devoir subsister et peut-être augmenter. On serait trop heureux que ce prix n’augmentât pas ; toutes les lettres menacent de cette augmentation. En effet, le roi de Prusse a défendu l’exportation dans ses États depuis Memel jusqu’à Stettin ; il tient dans ses mains la clé de toutes les grandes rivières de la Pologne et de l’Allemagne, qui débouchent dans la mer Baltique à l’exception de la Dvina et de la Vistule. Ainsi, son ordonnance prohibitive doit beaucoup influer sur les prix, et déjà ils sont devenus extrêmement chers en Hollande. De plus, les alarmes qui se sont répandues à l’occasion de tous les symptômes de peste qu’on a cru voir se manifester dans les provinces de la Pologne, limitrophes des anciennes frontières de la domination Turque, ont donné lieu de toutes parts à des précautions que j’ai bien de la peine à ne pas croire prématurées, qui gêneront infiniment le commerce et qui apporteront un obstacle presque invincible à toute importation de grains du Nord dans le Royaume ; car vous sentez, M., l’augmentation de frais qui doit résulter du séjour des vaisseaux dans les ports pour la quarantaine ; quand même, la nourriture des équipages serait supportée par le Roi, la perte de temps et la privation d’un nouveau frêt pour les propriétaires des navires, le retard des ventes et l’intérêt qui court des capitaux pour les propriétaires des marchandises, l’augmentation des assurances pour le danger plus grand des avaries, sont autant d’accroissements, dans le prix fondamental de la marchandise, qui peuvent changer en perte le profit qu’un négociant attendait de sa spéculation. De plus, l’approvisionnement assujetti à cette quarantaine, peut être rendu entièrement inutile parce que les grains venus par mer, déjà trop susceptibles de s’échauffer par l’entassement dans les vaisseaux, surtout quand la saison est chaude, court un danger évident de s’échauffer encore davantage et de se corrompre entièrement par un plus long séjour dans les vaisseaux ou dans les lazarets. Ces mêmes approvisionnements peuvent encore devenir inutiles par une autre raison et par le seul retardement de leur arrivée au lieu du besoin. Vous savez, M., que les ports de la mer Baltique sont fermés pendant quatre mois par les glaces et que les cargaisons de grains n’en peuvent sortir qu’au printemps, que, par conséquent, elles n’arrivent dans nos ports pour la plus grande partie que dans les mois d’avril, mai et juin ; il faut encore un temps considérable pour les faire parvenir dans l’intérieur des provinces méditerranées ; si, à ces détails indispensables, on ajoute la durée de la quarantaine exigée, les grains arriveront au temps de la moisson, c’est-à-dire lorsqu’on n’en aura plus besoin, lorsque la valeur vénale en sera fort diminuée. Les pertes sur les ventes deviendront énormes et toutes les dépenses du Gouvernement (car il ne faut pas compter qu’aucun négociant se livre à de pareilles spéculations) seront en pure perte.

J’ai cru, M., que l’intérêt de la Province dont l’administration m’est confiée m’autorisait à présenter à M. le duc de La Vrillière ces réflexions, en répondant à la lettre circulaire par laquelle il m’annonce les précautions que le Conseil a jugé à propos d’ordonner contre le danger de la peste. Je prends la liberté de vous envoyer une copie de ma lettre[6] afin que si vous adoptez ma façon de penser vous puissiez en conférer avec lui.

Que serait-ce, M., si à ces obstacles se joignait le fléau d’une guerre maritime dont nous sommes, dit-on, menacés ? On nous flatte que la négociation préviendra cet orage. Si, malheureusement, elle n’avait pas le succès désiré, il faudrait absolument renoncer à tout secours étranger et le Royaume serait borné à ses seules productions dans une année, où, comme vous le savez, la récolte n’a pas été aussi abondante qu’on s’en était d’abord flatté, et où cependant cette récolte doit fournir à trois mois de subsistance de plus que dans les années ordinaires, puisqu’il n’y a pas un seul grain de blé vieux et que les blés nouveaux, qu’on n’entame ordinairement que dans le mois de novembre, ont commencé à être consommés dès les mois de juillet et d’août. Dans cette extrémité, du moins faudrait-il que la circulation intérieure jouît de la plus entière liberté et que le niveau pût s’établir partout sans obstacle. J’ose vous assurer, M., que si l’Arrêt du Parlement qui a renouvelé les dispositions des anciens règlements sur les marchés subsiste, il est physiquement impossible que les provinces se secourent mutuellement avec la rapidité désirable pour qu’aucune ne souffre. Car, comment faire au marché des achats de grains considérables, sans exciter tout d’un coup les plus vives alarmes, sans donner une secousse subite au prix des grains dans le lieu de l’achat et sans soulever, par conséquent, les esprits du peuple, instruit par ses magistrats à traiter tout achat de grains considérable d’usure et de monopole. Mais, je dois insister ailleurs expressément sur cet article et je n’anticiperai point sur les réflexions que j’aurai à vous présenter[7]. Je vous observerai seulement que, sans les difficultés qu’opposera à la circulation ce changement de principes, les froments qu’on aurait tirés du Berry, du Poitou et de l’Angoumois, auraient procuré beaucoup de services à la partie du Limousin qui avoisine ces provinces et y aurait beaucoup diminué la consommation du seigle.

L’effet de tous ces obstacles multipliés sera de rendre les approvisionnements infiniment dispendieux et, quoique l’étendue du pays qu’il faut approvisionner soit moins grande d’un tiers, comme les parties qui manquent le plus sont celles où la voiture est sujette à plus de difficultés et de frais, je n’ose répondre que le fonds de 200 000 livres que vous avez bien voulu me laisser l’année dernière soit suffisant, surtout si les pertes se multiplient par la cherté des premiers achats et les frais excessifs de transport. Je ne vous proposerai cependant point de l’augmenter quant à présent et, quoiqu’il ne soit pas entièrement rentré, à cause du retard des quatre dernières cargaisons arrivées de Dantzig, au commencement de juillet, et qu’il y ait même de la perte, tant à cause de quelques avaries inévitables que parce qu’on en a vendu une partie à 21 livres le setier de Paris (quoique ces grains reviennent à plus de 24), je n’ai point hésité à faire demander en différents ports 1 200 tonneaux de seigle. Il y a déjà un mois qu’il en a été demandé 400 à Dantzig ; on en a aussi demandé 400 à Nantes et 200 à Quimper. Sur l’avis qu’il y en avait 200 de grains du Nord à la Rochelle, on a donné ordre de les acheter. L’on n’a point encore de réponse de cette dernière commission. L’on craint aussi de ne pas recevoir tout ce qu’on a demandé à Dantzig, parce que, des deux cargaisons qu’on a demandées, il y en a une qu’on a demandée en fixant un prix et une seulement pour laquelle les ordres sont illimités. Pour l’avenir, on ne voit guère de ressources que dans le port de Nantes où il est bien à craindre que les prix n’augmentent beaucoup par la multiplicité des demandes.

Il reste, des cargaisons venues l’été dernier, environ 4 000 setiers, mesure de Paris. Ce grain a un peu d’odeur. J’ai beaucoup regretté qu’il soit arrivé si tard et après le moment du besoin. Il a cependant encore été utile ce mois d’août, et lorsque les blés n’étaient pas encore coupés, on en a vendu alors assez considérablement. Dans le moment actuel où l’alarme est assez vive, il serait facile de le débiter tout entier très promptement et j’étais convenu avec M. Albert[8] de prendre ce parti, afin de me procurer sur-le-champ la rentrée de tous les fonds quoi qu’avec un peu de perte. Mais j’ai changé d’avis d’après la connaissance que j’ai eue de l’excès des besoins de la Montagne et je me suis décidé à y faire passer sur-le-champ la moitié de cet approvisionnement. Cette précaution m’a paru d’autant plus pressante à prendre que, les chemins de ce canton se trouvant le plus souvent interceptés par les neiges pendant l’hiver, il ne serait peut-être plus temps dans quelques semaines d’y faire passer des secours et les peuples courraient risque d’être abandonnés à la plus cruelle famine. Je me propose, aussitôt que je serai assuré de l’arrivée prompte des grains demandés à la Rochelle, d’envoyer encore une partie de ce qui reste à Limoges ; mais je n’ai pas voulu, dans ce moment de resserrement universel, dégarnir entièrement cette ville. Je ferai passer encore dans la Montagne environ quinze milliers de riz qui me restent des achats que j’avais faits l’année dernière. J’ai fait écrire à Bordeaux et à Nantes pour en demander de nouvelles provisions que je me propose de faire vendre. J’ai en même temps engagé un négociant de Brive, associé du sieur Jauge, de Bordeaux, à faire passer, dans ce moment, 2 000 setiers de seigle, mesure de Paris, à Tulle, en lui garantissant la perte s’il y en avait. Tulle est le marché le plus à portée d’une grande partie de la Montagne et il m’a paru indispensable qu’il fût garni à quelque prix que ce fût. Les mêmes négociants de Brive et de Bordeaux qui ont approvisionné l’année dernière le bas Limousin par la Vézère et la Dordogne me font espérer de continuer cette année ; mais je vois avec peine que toutes leurs spéculations se portent sur Nantes, parce qu’ils n’imaginent pas pouvoir tirer des grains avec avantage ni du Nord, ni de Hollande, ni même d’Espagne.

Il serait bien à désirer, M., qu’en même temps que ces mesures se prennent pour approvisionner nos montagnes par la Dordogne et la Charente, il s’en prît de correspondantes pour approvisionner, par le côté opposé, la partie de l’Auvergne qui fait le revers de ces mêmes montagnes. Je sais que M. de Monthyon s’est fort occupé de faire venir des grains du côté du Languedoc et c’est un point important. Il ne le serait pas moins, ce me semble, que dans la destination des approvisionnements généraux que vous avez projetés pour le Royaume de l’établissement des dépôts que vous comptez faire, vous dirigeassiez vos vues sur Moulins et Clermont, où les grains peuvent facilement remonter par l’Allier et qui sont bien plus à portée qu’Orléans des provinces les plus souffrantes ; un approvisionnement considérable de seigle à Clermont subviendrait aux besoins de la partie de l’Auvergne du côté du Mont-Dore, à ceux des environs d’Aubusson et de Felletin et de toute cette partie de la généralité de Moulins qui s’avance entre l’Auvergne et le Limousin. Les cantons, même les plus reculés du Limousin, tels que les environs d’Ussel, seraient à portée d’en tirer des secours. Cette idée peut mériter que vous la preniez en considération.

Je ne dois pas omettre de vous faire une observation sur l’article des fonds qui doivent servir à nos achats. Je vous ai déjà prévenu qu’une partie de ces fonds ne sont point rentrés ; mais, c’est l’affaire des négociants que j’ai chargés de l’opération d’y suppléer en gagnant du temps par leur crédit ; ainsi, je ne vous demande point, quant à présent, d’augmentation de fonds ; mais, il y a une partie de la dépense qui, dans cette occasion, devient très considérable et qui exige qu’on paye en détail, argent comptant : c’est celle des frais de transport sur les rivières et par terre. Pour ne pas risquer de voir arrêter la marche de nos grains par défaut d’argent, il serait nécessaire que vous eussiez la bonté d’engager les Receveurs généraux à un arrangement qui ne porterait aucun préjudice à leur service. Il consisterait à m’autoriser à faire prendre des fonds dans la caisse du Receveur des tailles de Limoges et à les remplacer par des lettres de change à deux ou trois usances sur quelques banquiers de Paris, tels que MM. Cottin, Bouffé et Daugirard ou tels autres que vous indiqueriez. Ces lettres seraient endossées du sieur François Ardent, négociant de Limoges, dont les deux Receveurs généraux connaissent la fortune et que j’ai chargé de suivre l’opération. Il faudrait que les Receveurs généraux reçussent ces lettres pour comptant du Receveur des tailles de Limoges et vous pourriez les faire recevoir au Trésor Royal et, pour qu’aucun service n’en pût être dérangé, on pourrait faire bon de l’intérêt du retard, soit aux Receveurs généraux, soit au Trésor Royal, sur le pied que vous arbitreriez, et cet intérêt ferait partie de la dépense générale de l’opération. Je ne crois pas que cet arrangement pût entraîner aucun inconvénient ; mais, comme sans doute vous jugerez convenable de le concerter avec M. d’Ormesson, j’y reviendrai dans une lettre séparée bornée à ce seul objet.

Il me semble avoir à peu près traité tout ce qui concerne les moyens de procurer des grains à la Province ; mais il s’en faut bien que cette seule précaution suffise pour remédier à l’excès de la misère. De quelque manière qu’on s’y prenne et quand on parviendrait à proportionner la quantité de subsistances aux besoins, elles ne peuvent arriver dans la Province qu’avec des frais exorbitants qui en augmenteront considérablement le prix. Ce prix même est une condition sans laquelle on ne peut pas se flatter qu’il arrive du blé du dehors en quantité suffisante. Or, à ce prix, il n’est pas possible qu’il soit à la portée du plus grand nombre des consommateurs ; ce n’est pas seulement parce que ce prix sera au moins quadruple du prix ordinaire du seigle et dans une disproportion plus grande encore avec celui de la nourriture ordinaire du peuple, c’est surtout parce que la disette de l’année dernière a épuisé toutes les ressources. Il est certain que l’achat des blés au dehors a fait sortir de la Province une très grande quantité d’argent et que cet argent n’a pu rentrer par aucune voie, n’y ayant pas eu plus de denrées vendues au dehors que les années précédentes. Les artisans, les bourgeois mal aisés, les paysans n’ont pu subsister qu’en sacrifiant tout ce qu’ils pouvaient avoir de pécule, tout ce qu’ils avaient pu mettre en réserve des fruits de leur labeur en vendant leurs ustensiles les plus nécessaires et jusqu’à leurs vêtements. Les plus pauvres ont trouvé des ressources dans les contributions que les aisés et les propriétaires ont faites, en conséquence des Arrêts rendus par le Parlement de Bordeaux et par celui de Paris. Le besoin de ces contributions sera encore plus grand cette année et, dès à présent à la fin d’octobre, les prix de subsistance sont, dans tout le Limousin, plus hauts qu’ils ne l’étaient aux mois de février et de mars, lorsqu’on mettait à exécution ce que le Parlement de Bordeaux avait ordonné dès le 17 janvier.

Cependant, je ne sais si on osera donner les mêmes ordres et je ne sais comment les propriétaires pourraient trouver de quoi fournir pendant huit mois encore aux mêmes contributions, dont à peine ils ont pu supporter la charge pendant cinq mois, après avoir été obligés non seulement de consommer toute leur récolte, mais encore d’acheter des subsistances pour nourrir eux, leur famille, leurs domestiques, leurs colons et les pauvres de leurs paroisses. Ils ne sont pas plus en état de procurer des salaires à ceux qui pourraient les gagner que des secours gratuits aux pauvres incapables de travail. Tel est l’état des choses dans le Limousin en général.

Pour la partie de la Montagne, on n’a point d’expression qui puisse rendre l’excès de la misère et l’anéantissement de toute ressource. J’ai proposé, dans mon Avis, d’exempter entièrement cette partie de toute imposition, à la réserve d’un petit nombre de natures de biens qui peuvent avoir donné encore quelque revenu. Peut-être ce soulagement rendrait-il un peu de courage aux propriétaires, peut-être pourrait-on espérer d’eux quelque effort pour venir au secours de la partie du peuple qui ne peut subsister ? Mais cela même est douteux. Peut-être sera-t-il nécessaire que le Roi accorde des secours gratuits, soit en grains, soit en autres subsistances ? Du moins, me paraît-il indispensable d’ouvrir très promptement dans ce malheureux canton des ateliers de travaux qui y répandent de l’argent, et fournissent aux pauvres laborieux la seule occasion qu’ils aient de se procurer des salaires. Vous eûtes la bonté, M., d’accorder l’année dernière 80 000 livres pour cet objet et 20 000 pour aumônes gratuites, en tout 100 000 livres, à prendre en cinq mois sur la caisse des Receveurs généraux. Ce sera bien peu cette année, si vous n’accordez que cette somme, vu l’épuisement des propriétaires et l’impossibilité où ils sont de faire travailler. Je sens tout l’obstacle que les circonstances peuvent mettre à votre bonne volonté ; mais je sens encore plus vivement l’excès des misères que j’ai sous les yeux. Si ce que vous m’accorderez d’abord ne suffit pas, je vous renouvellerai mes instances.

Je devrais peut-être ajouter à cette lettre quelques observations sur la nécessité de prendre des arrangements pour adoucir les poursuites relatives aux recouvrements, en accordant aux Receveurs des quatre élections les plus souffrantes, quelques facilités sur leurs pactes, qui les missent en état de ménager les contribuables, mais je sens combien cet article est en lui-même délicat et susceptible de difficultés. Je me réserve de le traiter expressément avec vous, lorsque j’aurai achevé mes départements dont il me reste encore trois élections à faire. J’espère que j’aurai alors votre décision sur le moins imposé et j’en serai plus en état d’examiner à quel point il pourra être encore nécessaire de se relâcher sur la promptitude des recouvrements.

Cette lettre, M., quoiqu’assez étendue, parce qu’il a fallu vous y rendre un compte exact de l’état des choses, se réduit, quant à l’objet des demandes qu’elle contient à bien peu d’articles.

Relativement aux approvisionnements, je vous fais observer les obstacles qui se sont accumulés de toutes parts et j’insiste en particulier sur les inconvénients de la quarantaine à laquelle on vient d’assujettir les vaisseaux venant de la mer Baltique. J’ai aussi pris la liberté de les représenter à M. le duc de la Vrillière et je vous envoie copie de la lettre que je lui ai écrite.

Je vous propose de faire concourir, avec les approvisionnements que je m’efforcerai de faire arriver par la Charente et la Dordogne et avec ceux que M. de Monthyon tire du Languedoc, l’établissement d’un des dépôts de grains que vous avez projeté de former et de le composer principalement de seigle.

Je vous propose encore un arrangement pour faciliter le service des approvisionnements dans la partie des transports en autorisant le Receveur des tailles de Limoges à avancer les fonds de sa caisse et à recevoir en échange des lettres sur Paris à deux ou trois usances, dont on bonifiera, si vous le jugez à propos, l’intérêt.

Quant au soulagement qu’exige la misère du peuple, pour le mettre en état de payer le grain au prix exorbitant qu’il aura nécessairement et qu’il a déjà, je me borne à vous demander une somme de 100 000 l., à prendre en cinq mois, pour en employer, comme l’année dernière, la plus grande partie en travaux publics et le reste en aumônes gratuites suivant la nature des besoins.

29 octobre.

P. S. — Depuis cette lettre écrite, tous les détails que j’apprends à chaque instant ne font qu’augmenter mes alarmes ; les pluies continuelles s’opposent à la levée du peu de blé noir qu’on a et dont une partie est encore dans les champs exposée à pourrir et à germer. Les blés d’Espagne, dans les provinces qui nous environnent, peuvent aussi en souffrir beaucoup et tout ce qui diminuera leur bien-être diminuera nos ressources.

J’ai su d’une manière positive que, dans un grand nombre de paroisses, des propriétaires aisés et qui ont plusieurs domaines ne prévoient pas avoir assez de grains pour la subsistance de leurs familles et de leur colons et qu’ils ont été ou seront obligés d’acheter du grain, en sorte que l’on ne peut compter sur leur superflu pour garnir les marchés et vendre aux peuples des campagnes et aux habitants des villes.

Il n’y a de grain disponible qu’une partie de celui des décimateurs, et ce qui a pu rentrer des rentes en grain dues aux seigneurs ou à leurs fermiers, mais c’est un très petit objet, parce que la modicité de la récolte est telle que peu de censitaires sont en état de payer, surtout dans la Montagne, malgré les frais dont on les accable, nouveau poids ajouté à leur misère ; un grand nombre préfère de payer en argent à une évaluation exorbitante. Ce n’est point exagérer de dire qu’il me paraît inévitable qu’une partie des habitants de ce malheureux canton meure de faim.

Le prix des grains augmente à chaque marché ; il est actuellement, dans presque toute la Montagne, à 36 l. le setier de Paris et l’on ne doute pas qu’il n’atteigne ce prix à Limoges aussitôt que le faible reste des blés venus de Dantzig au mois de juillet sera épuisé.

Les nouvelles du Nord annoncent l’impossibilité absolue d’en tirer aucun secours et ne permettent pas de compter sur les cargaisons demandées à Dantzig.

Il n’y a à Bordeaux que des seigles échauffés qui se vendent jusqu’à 18 et 20 l. le setier de Paris. Les négociants de cette place ne savent où porter leur spéculation et je vois qu’ils ont dirigé toutes leurs demandes sur Nantes et Marans. C’est aussi là que se sont portées les nôtres et il est impossible que toutes les demandes, se réunissant sur ce seul point, n’y produisent très promptement une révolution dans les prix d’autant plus que la récolte des seigles n’y a pas été bonne, ni pour la quantité, si pour la qualité, que, suivant les dernières nouvelles, celle des blés noirs y périclite par les pluies et qu’en conséquence, aucun propriétaire ne veut vendre ses grains.

Dans des circonstances aussi cruelles et ne voyant aucun secours à espérer du dehors, j’ai donné des ordres de multiplier les achats de tous côtés sans regarder au prix et, malgré l’habitude où l’on est dans ce pays de ne vouloir que du seigle, de profiter de l’espèce d’abondance où sont encore les froments et les blés d’Espagne dans la Saintonge et le Poitou pour en faire acheter.

Je vous ai marqué que je ne vous demanderai aucun nouveau fonds pour les approvisionnements et que je ferai mon possible pour que le premier fonds fût suffisant ; à présent, j’en désespère ; mais je ne crois pas devoir m’arrêter par cette considération, ni limiter les achats, persuadé que si je parviens à assurer la subsistance de la Province, j’aurai rempli vos intentions et celles du Roi et que vous ne me refuserez point de nouveaux fonds si, comme je le prévois, je suis obligé de vous en demander.

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[1] L’abbé Terray. Voir la note (b) de la page 111.

[2] Voir ci-dessous n° 109.

[3] Montaudoin de la Touche, voir tome I, p. 614, 616.

[4] Intendants à Montauban et à Moulins.

[5] Non retrouvé.

[6] Non retrouvée.

[7] Voir les Lettres sur le commerce des grains ci-dessous, n° 111.

[8] Albert, intendant du commerce, chargé au Contrôle général de la correspondance relative aux grains.

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