Les faits qui se sont produits depuis quarante ans justifient-ils les conclusions du pamphlet de Bastiat, Baccalauréat et socialisme ?

En 1894, après un long développement du socialisme en France et des réformes diverses faites à l’enseignement public, la Société d’économie politique pose la question de l’actualité du texte de Bastiat, Baccalauréat et socialisme. L’enseignement classique élève-t-il en nombre des socialistes ? La suppression du baccalauréat est-elle toujours une réforme nécessaire et urgente ? Telles sont quelques-unes des questions posées par le débat.

 

 

 

 

Les faits qui se sont produits depuis quarante ans justifient-ils les conclusions du pamphlet de Bastiat, Baccalauréat et socialisme ?, 5 mai 1894.  

(Journal des économistes, mai 1894.)

 

L’assemblée adopte comme sujet de discussion la question suivante, proposée par M. Léon Say :

LES FAITS QUI SE SONT PRODUITS DEPUIS QUARANTE ANS JUSTIFIENT-ILS LES CONCLUSIONS DU PAMPHLET DE BASTIAT : BACCALAURÉAT ET SOCIALISME ?

M. Léon Say rappelle qu’au lendemain de la révolution de Février et des journées de juin, il y a déjà quarante-quatre ans, les économistes et les esprits libéraux voyaient avec crainte, en se rappelant les tristes effets de la guerre civile et en cherchant à prévoir l’avenir, les progrès rapides que faisaient dans la jeunesse française les idées socialistes. Ils se demandaient si l’entraînement dont ils étaient les témoins attristés était dû à des causes sur lesquelles il était encore possible au législateur d’exercer une action utile. F. Bastiat considérait la nature de l’éducation publique donnée à la jeunesse comme la principale cause de ce désordre moral. Il se proposait de développer cette opinion devant l’Assemblée législative à l’occasion de la discussion qui se poursuivait de la loi sur l’instruction publique. Malheureusement — c’était en 1850 — il était déjà atteint de la terrible maladie à laquelle il devait succomber quelques mois plus tard — la phtisie laryngée — et sa voix ne lui permettait plus de parler à la tribune.Cependant la force de son esprit et l’éclat de son talent n’avaient subi encore aucune atteinte et il se préoccupait toujours avec la même passion de tout ce qui touchait aux intérêts sociaux de la France ; il ne cessait de penser à la jeunesse pour laquelle il conserva jusqu’à la fin de toute sa vie la plus tendre affection. C’est alors qu’il fit imprimer le discours qu’il aurait prononcé à l’Assemblée si l’état de sa santé le lui avait permis.

C’est ce discours, reproduit dans le recueil de ses pamphlets, que M. Say a pris pour texte afin d’ouvrir ce soir une discussion sur un sujet important, économique au premier chef, qui par la variété de ses aspects peut donner lieu à une certaine controverse parmi nous. Je puis donc espérer que quelques-uns de mes confrères voudront bien prendre la parole après que je leur aurai donné l’exemple et qu’ils discuteront les observations que je vais avoir l’honneur de développer devant eux.

Un grand nombre de nos amis suivent, dit-il, aujourd’hui, avec la même appréhension que faisait autrefois Bastiat, les mouvements qui se révèlent dans l’esprit de la jeunesse, mouvements qui, à beaucoup d’égards, ressemblent à ceux que notre grand économiste a analysés dans son discours de 1850. S’est-il produit depuis quarante-quatre ans des faits nouveaux ? L’émotion socialiste qu’éprouvait alors une partie de la jeunesse française dure-t-elle encore ou a-t-elle réapparu, après une éclipse d’environ un demi siècle, dans des conditions différentes ? Enfin, les causes de ces troubles d’esprit sont-elles, en 1894, de même nature que celles entrevues par Bastiat en 1850, et les remèdes dont il a recommandé l’usage à cette époque pour combattre la grave maladie morale qu’il avait sous les yeux vous paraîtront-ils avoir conservé assez d’efficacité pour être essayés en 1894 ?

J’ai des réserves à faire sur les conclusions du discours de Bastiat, mais je crois pouvoir constater aujourd’hui, comme agissant encore avec une force croissante et comme produisant des conséquences très analogues à celles du passé, les mêmes causes que Bastiat avait signalées de son temps. Il en avait trouvé le germe dans le système qui prévalait autrefois et qui prévaut encore aujourd’hui pour l’éducation et l’instruction de la jeunesse.

Et d’abord quel était le coupable que Bastiat considérait comme responsable ?

Le clergé apostrophait l’Université et ne cessait de lui dire : « C’est vous qui avez élevé la génération socialiste de 1848 », et les libéraux de répéter avec non moins de vivacité : « C’est vous qui avez élevé la génération révolutionnaire de 1793 ». Ils avaient raison tous les deux, selon Bastiat, parce que les deux enseignements, celui du clergé et celui de l’Université, étaient fondés sur la même base : c’est-à-dire sur la glorification de l’antiquité, dont la civilisation ne reposait que sur le culte de la force, et l’idolâtrie des vertus guerrières. Aussi Bastiat, sous cette forme vive et piquante dont il avait le secret, demandait-il au clergé ce qu’il avait fait de nos enfants. Quand le clergé avait le monopole de l’instruction, il ne songeait qu’à envoyer la jeunesse française vivre chez un peuple aussi éloigné de nous que possible, habitant aux antipodes, haïssant et méprisant le travail, ayant fondé tous ses moyens d’existence sur le pillage successif de tous ses voisins et sur l’esclavage de ses prisonniers de guerre et s’étant fait une politique, une morale, une religion, une opinion publique conformes à un principe brutal. La jeunesse française devait s’inspirer sans doute de ce peuple, mais elle ne devait pas en être corrompue parce que tous les jeunes Français étaient munis d’un petit volume appelé l’Évangile, qu’ils ne devaient jamais quitter et qui les préserverait de la contagion du mal.

L’Université succédant au clergé dans la possession du monopole n’a t-elle pas cependant agi avec la même imprudence ? Elle a envoyé à son tour notre jeunesse vivre chez ce même peuple des antipodes, mais pour la prémunir contre le mal, elle lui a confié un autre petit volume qui, celui-là, était intitulé Philosophie. On peut facilement deviner ce que pouvait devenir cette jeunesse pendant son séjour chez les brigands des antipodes ; le petit livre n’y a rien fait, pas plus celui de la Philosophie que celui de l’Évangile. La jeunesse a été pervertie par la vie qu’elle a menée au milieu du peuple chez lequel on l’avait envoyée.

Mais si les deux monopoles ont produit de mauvais effets on peut cependant se demander lequel est le plus dangereux du monopole de l’État ou de celui de l’Église.

Quand c’est l’État qui s’attribue le monopole, alors même qu’il consent, par un semblant d’abandon, à le partager avec des écoles libres, il en garde néanmoins tous les avantages parce qu’il se réserve la collation des grades et qu’il force les instituteurs de la jeunesse à jeter tous leurs élèves dans ce moule uniforme qui a nom baccalauréat, afin qu’ils y prennent l’empreinte romaine. La liberté de l’enseignement reconnue par la loi en droit et conquise en fait sur le clergé et sur l’État par la suppression de ce qu’il appelait le moule unique du baccalauréat, telle était la solution définitive que préconisait en 1850 Frédéric Bastiat.

Cette solution n’est pas celle de M. Léon Say. La liberté de l’instruction consolidée par la suppression des grades, perdrait bien vite son nom et se transformerait selon lui en très peu de temps en une intolérable et intolérante domination du clergé. Il n’y aurait pas, pour nous, une plus grande somme de liberté à côté de l’Église ; il y en aurait même moins qu’à côté de l’État, et on chercherait en vain plus de garanties contre les entraînements socialistes. L’Église ferait bien au contraire de nos jeunes gens, dans une proportion plus forte encore qu’aujourd’hui, des socialistes qu’on peut appeler, quoi qu’ils disent, des socialistes chrétiens, genre aussi dangereux que les socialistes sans épithètes, ou collectivistes, ou révolutionnaires, ou plutôt même beaucoup plus dangereux parce qu’ils sont habiles à s’insinuer sous des dehors respectueux auprès des conservateurs républicains ou autres, et qu’ils offrent de combattre, à leur profit et au besoin sous leurs ordres, la tyrannie révolutionnaire et l’anarchie.

Il y a peut-être quelque chose de plus à tenter que la suppression du baccalauréat, car la suppression du baccalauréat doit, dans l’opinion de M. Léon Say, garder la première place parmi les réformes à revendiquer. Il ne demande pas que la réforme soit brutalement imposée et vienne du dehors ; il lui suffit qu’elle soit entreprise avec le dessein de la mener à bonne fin. L’Université peut-elle se reformer elle-même, non seulement en abolissant ou en transformant les examens du premier degré, pour supprimer les baccalauréats, mais en modifiant les diplômes supérieurs, et en remaniant de fond en comble ses méthodes et le mode de recrutement de ses maîtres ? Elle a montré souvent qu’elle était capable de se perfectionner. Elle peut donc trouver dans son propre sein, cela est certain, les moyens d’assurer sa régénération par des mesures radicales.

La civilisation antique peut très bien ne plus être offerte à la jeunesse comme un type de civilisation plus admirable qu’aucun autre, et les beautés des langues anciennes, leur inimitable poésie, les produits d’un art qui atteignait à la perfection peuvent former le goût de la jeunesse et lui donner le sens du beau, sans l’obliger à payer ce trésor au prix d’une organisation sociale où le désordre est la loi, dont la force est la divinité suprême et où la justice ne peut prétendre à régner sur quelques citoyens libres qu’en déversant l’égout de l’humanité, ses misères et ses hontes, dans l’abîme de l’esclavage Rien n’excuse le désordre social des peuples, ni les arts, ni les lettres. N’est-il pas vrai, d’ailleurs, que l’art a fleuri au milieu des plus abominables désordres et dans des sociétés adonnées au plus hideux brigandage ? La Renaissance italienne en fournit une preuve plus facile à saisir parce qu’elle est plus rapprochée de nous que l’antiquité, et c’est une erreur que l’histoire ne cesse de relever que de confondre le siècle des lumières et des arts avec celui de la grandeur morale et politique. Ne défendons pas les mauvaises mœurs politiques par la valeur artistique de ceux qui en sont infectés.

La plus dangereuse école des mœurs politiques est celle des principes répandus dans l’Univers par la philosophie grecque et, tout divin qu’il soit, Platon, comme beaucoup de dieux de l’Olympe grec, a donné à l’humanité les leçons les plus démoralisantes et les moins soucieuses de la conservation de l’ordre social.

Qu’on se reporte à l’Essai de Macaulay sur Bacon, et on y lira avec quelle justesse d’expression et quelle hauteur de vue le grand historien a opposé le fondateur anglais de la méthode expérimentale au philosophe idéaliste de la Grèce.

Platon ne se plaît que dans les hautes conceptions métaphysiques. Tout ce qui n’est qu’humain lui paraît bas. Écoutez, en effet, comment il parle de la grandeur et de l’utilité des sciences : L’arithmétique est pour lui une science dont aucune autre science ni aucun autre art ne peuvent se passer, dont les marchands et les négociants se servent pour leurs ventes et leurs achats, mais qui est méprisable si elle conduit à des applications utiles. Ce qui fait sa gloire, c’est qu’elle nous permet de contempler les propriétés des nombres et d’y trouver l’expression des vérités dont la hauteur dépasse de beaucoup celle de l’humanité. L’astronomie ne doit pas avoir pour objet d’aider les navigateurs dans leurs voyages, ou les agriculteurs dans leurs champs, elle a un but plus élevé, c’est de révéler à l’âme les mouvements célestes et de faire de la beauté du ciel le symbole de la beauté idéale. La géométrie se dégrade quand elle s’abaisse à des applications mécaniques, et le grand mécanicien Archytas, qui a fait ces admirables machines que M. Léon Say ne connaît pas et dont peut-être son savant confrère et voisin, M. Levasseur, a quelque notion, s’est avili, à en croire Platon, quand il a abandonné les sommets d’où il contemplait la vérité abstraite, essentielle, éternelle, pour se faire charpentier ou charron, et le divin philosophe eût loué Archimède, s’il est vrai, comme on l’a prétendu, qu’Archimède était à moitié honteux de ses admirables inventions.

Bacon, au contraire, n’estimait la géométrie que parce qu’elle avait des applications utiles. Il voyait dans la science l’auxiliaire de ceux qui cherchaient à améliorer le sort de l’humanité, et ce qu’il craignait par-dessus tout, c’était d’encourager les hommes de talent à employer, dans de pures spéculations de l’esprit, des moments de leur vie qu’ils pouvaient mieux employer à augmenter l’empire de l’homme sur la matière.

Toute cette discussion de Macaulay n’est-elle pas la condamnation la mieux justifiée de cette métaphysique si chère à la race française, qui séduit si fréquemment notre jeunesse et dont le goût pénètre même parmi ceux qui, par leur peu de culture et leur ignorance de l’histoire philosophique, semblent le moins aptes à la comprendre ?

M. Bourdeau, dans un article qui a paru ce matin même dans la Revue Bleue, cite des passages remarquables d’une étude publiée en 1892 par la Revue Scientifique et qui est signée du nom de M. Léon Dumont.

« L’université, dit M. Dumont, a dans nos désastres plus d’un reproche à s’adresser. C’est elle, avec sa métaphysique et son culte exagéré de la forme, qui entretient cette disposition aux illusions et aux utopies dont nous avons tous été dupes à un certain âge… L’Angleterre a trouvé, jusqu’à présent, un remède contre ces écarts de l’imagination, dans la culture de l’économie politique et dans une philosophie plus expérimentale que la nôtre. »

L’esprit d’utopie méprise le réel, n’admet que l’impraticable. Il détruit le sens du possible et ne sait pas accorder l’amour du progrès scientifique avec l’affirmation de l’immuable dans les lois de la nature et de l’humanité. Gœthe disait à Eckerman : « Tandis que les Allemands se torturent pour résoudre des problèmes philosophiques, les Anglais, avec leur gros bon sens, se moquent de nous et conquièrent le monde ». Et M. Bourdeau remarque que l’accroissement politique de la nation allemande a coïncidé avec la décadence de sa métaphysique.

La France a cru que c’était l’instituteur allemand qui l’avait vaincue en 1870 ; elle s’est figuré que c’était le bagage métaphysique soigneusement enfermé par le soldat allemand dans son sac qui lui avait fourni les moyens d’arriver à Paris jusqu’au cœur des Champs-Élysées, et les professeurs français ont jugé qu’ils ne pouvaient faire d’œuvre plus patriotique que de s’emparer de ce bagage et de le conserver soigneusement dans leurs écoles.

Avec la suppression du baccalauréat, la réforme de l’enseignement philosophique dans les hautes écoles où l’Université prépare les maîtres de la jeunesse devient une nécessité pressante. Il faut bannir de notre horizon cet amour de la poésie mystique qui fait rage, et qui, par réaction contre le réalisme vulgaire et ordurier, s’empare de plus en plus de l’esprit de nos jeunes gens.

Donner aux choses leur juste valeur et les voir comme elles sont, c’est faire acte de citoyen ; les voir comme elles sont cela ne veut pas dire qu’il faille s’immobiliser dans la contemplation des hontes de la nature humaine et s’évertuer à donner à la langue française ces maladies nerveuses qui comptent au nombre de nos misères et qui, en gâtant la langue, nous portent à confondre les phrases avec les vérités. Il faut voir ce qui est, en limitant nos observations aux personnes et aux choses, en bon état de santé physique et morale.

Il y a, dit-on, une nouvelle science dite de l’Évolution, qui mène l’histoire, au dire des évolutionnistes, et qui n’est en réalité qu’une des formes du fatalisme. L’évolution historique, comme l’évolution des espèces animales et végétales, nous conduirait irrémédiablement, paraît-il, d’une civilisation à une autre, et de prétendus penseurs, nourris de ce qu’ils disent audacieusement être une philosophie, nous condamnent à une mort sociale d’où nous ressusciterons sûrement dans un état social nouveau et meilleur. Il est inutile de résister, à ce qu’il paraît ; aucun effort humain n’est capable d’arrêter le cataclysme. Comment se fait-il donc que les historiens issus de ces écoles, d’où la métaphysique n’a pourtant pas encore banni l’étude des faits du passé, ne rappellent pas aux prophètes du jour que dans aucun siècle l’action personnelle de certains hommes qui se sont emparés de la conduite des nations ne s’est montrée plus capable de changer le cours de l’histoire, depuis Napoléon Ierjusqu’à des hommes d’État appartenant à notre génération ? Et comment peut-on voir un principe historique ou philosophique au fond d’une prédication politique dont les orateurs ne se disent pas attachés à un principe supérieur, mais ont soin, comme il arrive tous les jours dans des réunions dont les échos nous assourdissent, de se dire les sectateurs d’un homme, les uns se disant allemanistes, d’autres broussistes ou guesdistes, pour bien montrer sans doute que c’est par un chef bien choisi qu’une armée remporte la victoire et que la fortune de la guerre ne récompense pas fatalement ceux que le destin a mis par hasard à la tête des troupes.

Comment peut on espérer que l’amour de la réalité et le mépris de la chimère pénètrent les jeunes esprits, si les philosophes continuent à les nourrir d’illusions métaphysiques et les conduisent dans un puits, en fixant obstinément leurs regards sur ce qui est le plus éloigné de la terre ? N’est-il pas triste de penser qu’il est de mode de confier les chaires d’économie politique aux métaphysiciens dans le but louable, sans doute, de leur apprendre l’économie politique en la leur faisant enseigner. L’économie politique est la servante de la philosophie, peut-être parce que le bon sens doit être le serviteur de la spéculation mystique.

Les Facultés de nos académies se recrutent parmi les gradués, et les diplômes marquent, cela est naturel, les talents à tout faire.

Ni Jean-Baptiste Say, ni Dunoyer, ni Bastiat, ni Michel Chevalier n’auraient pu enseigner l’économie politique dans une Faculté, et parmi les vivants, ni Frédéric Passy, ni tant d’autres qu’honorent justement les jeunes gens épris de l’économie politique ne pourraient non plus leur enseigner, du haut d’une chaire universitaire, la science à laquelle ces maîtres doivent leur renommée. — J’entends dire auprès de moi, dit l’orateur, qu’on leur pardonnerait peut-être d’être économistes si l’Institut leur ouvrait ses portes. Heureuse concession !

Pour conclure, M. Léon Say cherche à s’inspirer des idées de Bastiat, tout en prenant des précautions contre un autre monopole de fait, qui serait plus dangereux que n’a jamais pu l’être celui de l’Université. Il considère que le socialisme est puissamment aidé par l’organisation des Facultés de l’Université, les méthodes de leur enseignement, et le recrutement de leurs professeurs.

La suppression du baccalauréat s’impose ; l’Université la prépare. Puisse-t-elle y réussir promptement ! Les réformes des études philosophiques dans les hautes écoles est nécessaire ; elle serait accélérée par la concurrence dans le recrutement des professeurs et la modification des concours d’agrégation par la transformation ou la suppression des diplômes. Le temps n’est plus où l’on pouvait dire que les peuples ne seront heureux que lorsque les philosophes seront rois, et si quelques économistes pénétraient dans la maison des philosophes, l’Université ne préparerait peut-être pas aussi bien la jeunesse aux utopies socialistes. Il y a des lycées dont les professeurs sont les chefs du parti socialiste de la ville, qui font du socialisme pratique dans le Conseil municipal où ils se sont fait élire, et de la propagande socialiste dans la rédaction des journaux révolutionnaires. Il y en a un où ces scandales se produisent et où on peut mesurer le progrès accompli depuis quarante ans, car les plus vieux d’entre nous ont connu, dans une des chaires si singulièrement occupée aujourd’hui dans un de ces lycées, un des membres les plus distingués de notre Société d’économie politique, et un auteur dont les productions économiques ont le plus honoré les sciences que nous cultivons.

Les réformes que M. Léon Say appelle de tous ses vœux sont aujourd’hui à l’étude dans les Assemblées politiques, dans la presse, dans le sein même de l’Université. Puisse l’esprit de la vieille économie politique libérale inspirer ceux qui les préparent !

M. Ducrocq constate avec plaisir que M. Léon Say, au lieu de reproduire les conclusions radicales du pamphlet de Frédéric Bastiat, vient de faire appel non aux suppressions, mais aux réformes. Ce doit être le véritable terrain de cette discussion. Bien des réformes ont été accomplies depuis que Bastiat réclamait la suppression du baccalauréat et de tous les grades universitaires. Elles sont telles que Bastiat lui-même ne tiendrait vraisemblablement plus le même langage aujourd’hui.Mais d’autres améliorations sont encore possibles et désirables : elles seront bien autrement profitables au bien public que les suppressions autrefois réclamées.

Bastiat, dans la discussion de la loi sur l’enseignement public, avait soumis à l’Assemblée nationale un amendement demandant « la suppression des grades universitaires ». L’état de sa santé ne lui permettant pas de soutenir son amendement à la tribune, il a écrit son pamphlet pour remplacer le discours qu’il voulait prononcer. Il est douteux qu’il eût pu tenir à la tribune le même langage. Puisqu’il réclame la suppression des grades, il devait tout d’abord établir que l’État n’a ni droit, ni intérêt, à leur maintien. Il devait reconnaître que les grades universitaires ne sont pas exigés des aspirants aux carrières commerciales, industrielles, agricoles ; qu’ils ne le sont que des aspirants aux fonctions publiques ou aux carrières auxiliaires, comme le barreau, ou important à la santé publique comme la médecine. Bastiat devait à sa thèse de démontrer que, pour ces fonctions et professions, l’État n’a pas le droit d’exiger des garanties de capacité et d’imposer l’obtention des grades ; qu’il n’y a pas d’intérêt social à maintenir ces exigences. Or, le pamphlet de Bastiat garde sur ces points essentiels le plus complet silence.

Au lieu de la démonstration qu’il assumait l’obligation de faire, il s’attache à démontrer avec une sorte d’acharnement étroit que le peuple romain n’aurait jamais été, à toutes les périodes de son histoire, qu’un peuple de brigands et d’esclaves. L’antiquité grecque n’est pas mieux traitée que l’antiquité romaine. Il faut arriver à la 60eet dernière page de son pamphlet pour y trouver un mot d’hommage aux chefs-d’œuvre de la Grèce et de Rome. Ce mot alors détonne. Il semble écrit après coup, pour atténuer l’effet de tout ce qui précède.

Avec le même parti pris il impute au baccalauréat d’avoir fait le succès relatif des idées socialistes en 1848.

Nous allons voir, dit M. Ducrocq, puisque la question est reprise au moment où nous sommes, si c’est parmi les bacheliers que se recrute l’armée socialiste de nos jours.

D’abord, dit-il, nous doutons que Bastiat tînt aujourd’hui le même langage qu’autrefois, en raison des réformes successives, considérables, accomplies dans la législation universitaire. Bastiat s’élevait (et sur ce point il avait raison) contre l’unité des programmes, contre le tort d’exiger pour des carrières différentes les mêmes études et une égale connaissance des lettres antiques. Voilà ce qu’il importe de conserver du pamphlet de Bastiat. Là où il est dans le vrai. Il faut dégager cette vérité des exagérations et des erreurs qui l’obscurcissent.

Mais, sur ce point, satisfaction a été donnée à Frédéric Bastiat.

M. Duruy, en créant l’enseignement secondaire spécial, devenu l’enseignement moderne, a brisé l’unité du baccalauréat et des programmes. Il a déposé dans la législation de l’instruction publique le germe fécond des réformes les plus importantes au point de vue social. Il a suffi dès lors d’en déduire les conséquences. Elles apparaissent déjà dans l’utile variété des baccalauréats, des licences, des doctorats.

La situation n’est plus ce qu’elle était à l’heure où écrivait Bastiat.

M. Ducrocq n’a jamais cru, d’ailleurs, que l’ancien régime du baccalauréat fût coupable du socialisme de 1848. Mais est-il possible de rendre les baccalauréats multiples de nos jours responsables du mouvement socialiste d’aujourd’hui ?

Rechercher les causes de ce mouvement mènerait bien loin. Mais personne ne prouve que l’état actuel des études y soit pour quelque chose.

Il ne suffit pas, en effet, pour faire cette preuve, de constater que des professeurs, soit de l’enseignement secondaire, soit même de l’enseignement supérieur, sont élus députés sur des programmes socialistes. On en pourrait citer de plus nombreux dans les rangs opposés. D’ailleurs qui ne sait qu’en ce qui concerne des chefs de partis, ou ceux qui prétendent le devenir, souvent les places vides, et une foule de circonstances personnelles, parfois d’évolutions individuelles, expliquent les attitudes des hommes politiques.

Au lieu des chefs ou prétendus tels, ce sont les troupes qu’il faut envisager. Or, n’est-ce pas dans les centres industriels, dans les ateliers, dans les milieux ouvriers où le baccalauréat ne pénètre guère, que cette armée s’est formée ? Les orateurs des partis socialistes cherchent bien aussi à conquérir les électeurs des campagnes et la jeunesse de nos écoles. Leur langage est loin d’être le même dans ces milieux divers ; et qu’a-t-on vu dans les réunions publiques auxquelles étaient convoqués les étudiants de nos facultés, c’est-à-dire des bacheliers ? L’orateur socialiste, connaissant bien l’attachement de cette jeunesse aux principes de la Révolution française, s’appliquait surtout à présenter le socialisme comme le développement logique de ces principes ; et ce sont des étudiants, des bacheliers et des licenciés qui loin de se laisser séduire par cette argumentation, bien choisie si la base en eût été fondée, ont dénie à l’orateur socialiste le droit de se prévaloir de la Révolution française qui a consacré en même temps le principe de liberté et le droit de propriété, dont les doctrines socialistes constituent la négation.

La jeunesse de nos Écoles n’appartient pas au socialisme ; elle lui résiste et le réfute.

C’est donc ailleurs que dans le baccalauréat qu’il convient de rechercher les causes du mal. Ce n’est pas à dire pour cela que de nouvelles réformes ne doivent pas s’ajouter à celles déjà réalisées dans le même sens et dans le même esprit.

Les divers baccalauréats consacrent des études d’enseignement secondaire. Ils doivent tous, en outre, pouvoir trouver leur couronnement dans les études d’enseignement supérieur. Le baccalauréat de l’enseignement moderne manque encore de ce couronnement.

On exige toujours le baccalauréat de l’enseignement classique (c’est-à-dire les études latines et grecques) pour le doctorat en médecine, pour la licence et le doctorat en droit. C’est surtout sur ces points que de nouvelles réformes peuvent être accomplies.

Les Facultés de droit viennent d’être consultées par le ministre de l’Instruction publique sur la réforme du doctorat en droit. Plusieurs d’entre elles, et notamment la Faculté de droit de Paris, viennent d’émettre l’avis qu’à côté du doctorat de droit privé (droit romain, droit civil et histoire du droit privé), il y eût, sans aucune épreuve de droit romain, un doctorat ès sciences politiques (droit public interne et externe et son histoire, économie politique et histoire des doctrines économiques, science et législation financières, économie et législation industrielles).

Quand cette importante réforme sera réalisée, pourquoi les bacheliers de l’enseignement classique ne pourraient-ils pas brillamment conquérir le doctorat en droit sous cette nouvelle forme ? Ce n’est qu’un exemple des réformes possibles sans négation ni suppression.

M. Ducrocq est convaincu que Frédéric Bastiat y applaudirait comme les présidents et tous les membres de la Société d’économie politique.

M. Léon Say fait remarquer avec une certaine ironie que ces mêmes facultés, qui aujourd’hui se vantent tant de donner une place à l’enseignement économique, n’auraient jamais voulu admettre à y professer des économistes comme Jean-Baptiste Say, Bastiat, Paul Leroy-Beaulieu et d’autres dont le nom est sur toutes les lèvres.

M. Jacques Siegfried pense que le développement du socialisme provient en grande partie de ce que, d’une part, l’instruction donnée à tous les degrés en France engendre de grandes aspirations et un désir exagéré de jouissances et de bien-être, tandis que, d’autre part, cette instruction ne nous met pas à même de satisfaire à ces besoins en gagnant suffisamment notre vie. L’éducation française dirige la jeunesse vers les carrières dites libérales et vers le fonctionnarisme à tous les degrés dont la sphère est évidemment limitée par nos frontières mêmes, tandis que nous ne développons pas assez le goût du commerce et de l’industrie dont le champ d’action est pour ainsi dire illimité et s’étend en tous cas sur le monde entier.

Néanmoins il serait injuste de dire que l’Université n’a fait aucun progrès dans ce sens, et M. Siegfried rappelle l’institution de l’Enseignement moderne, les Écoles primaires supérieures professionnelles ou commerciales, enfin le développement remarquable des Écoles de commerce et d’industrie. Les effets ne suivent pas immédiatement les causes, le temps est nécessaire pour consacrer les progrès et M. Siegfried est persuadé que l’influence de cette modification dans les tendances de l’enseignement ne tardera pas à produire d’excellents résultats.

M. Frederiksen désire comparer le continent de l’Europe aux pays anglo-saxons, où l’éducation est moins favorable au socialisme. Les États-Unis et l’Angleterre ne se distinguent nullement par une instruction plus spéciale et plus directement adaptée à la vie pratique ; au contraire, la règle est que les universités y donnent plutôt une instruction générale. Celle-ci a cet avantage qu’elle est utile pour tous, et non pas seulement pour ceux qui veulent devenir fonctionnaires d’État. Mais elle est en même temps plus utile pour ceux-ci ; on forme de meilleurs juristes, etc., en leur donnant la plus solide éducation générale. En se rappelant son expérience personnelle, depuis l’école jusqu’au temps où il enseigna comme professeur de Faculté à l’Université de Copenhague, M. Frederiksen trouva toujours que la faute principale consistait en ce que des professeurs, sans capacité suffisante, laissaient les étudiants perdre leur temps dans l’étude de spécialités qu’il faudrait réserver aux livres au lieu d’en farcir les têtes.

Comme méthode, les Américains et les Anglais suivent, mieux que les Européens du continent, la règle de Socrate qui voulait que l’on excitât les élèves à penser et à travailler par eux-mêmes.

Si on lui demande s’il veut conserver les études classiques et les mathématiques avec toute l’extension qu’elles ont en Angleterre et en Amérique, l’orateur répond : Non. Il veut conserver et même étendre l’instruction générale, qui a pour but de développer l’ensemble des facultés au lieu de donner des connaissances supposées immédiatement utiles ; mais il reconnaît qu’il y a, pour arriver à ce résultat, d’autres routes que celles des études classiques ou des mathématiques. C’est aussi le système qu’on introduit maintenant dans les meilleures universités américaines, ainsi qu’en Angleterre, dans les examens publics pour le service civil, les Indes, etc. Il donne comme exemples certains groupes de cours économico-politiques de l’Université de Harvard existant à côté d’un grand nombre d’autres, entre lesquels on peut choisir, mais qui tous ont pour but principal l’éducation générale, et non pas l’acquisition de connaissances spéciales.

L’éducation la plus solide, la moins superficielle, est celle qui engendre le moins de socialistes.

M. Raphaël-Georges Levy, qui s’était inscrit pour prendre la parole, y renonce devant le nombre d’orateurs qui doivent encore parler. Il émet seulement l’espoir que si un économiste arrivait un jour au ministère de l’Instruction publique, il donnerait peut-être à l’économie politique la place qu’elle mérite de tenir dans notre enseignement national.

Cette espérance trouve peu d’écho parmi les membres de la réunion.

M. des Essars est persuadé, comme M. le Président Léon Say, que le baccalauréat et les études telles qu’elles sont comprises sont une cause active de l’extension du socialisme. M. des Essars a, pendant de longues années, observé les bacheliers au moment critique où ils doivent gagner leur vie avec les moyens insuffisants que l’instruction classique met à leur disposition. Il a vu ces jeunes gens appartenant en grand nombre à des familles peu fortunées dont le système des bourses distribuées avec prodigalité et sans discernement avait fait des bacheliers ignorants de toutes choses, se ruer vers les fonctions les plus humbles, les plus mal rétribuées comme celles de maîtres d’études. Leur éducation a excité en eux les plus vastes ambitions. La vie ne les réalise pas, les modestes se soumettent, les autres jugent mal faite la société au sein de laquelle ils souffrent et ils rêvent de la bouleverser à leur profit, voilà les socialistes. Le Bachelier de M. Jules Vallès ne laisse aucun doute sur ce point.

M. des Essars voit au baccalauréat et à tous ces examens qui prennent l’homme dès l’enfance pour ne le laisser tranquille qu’au seuil de l’âge mûr, les plus graves inconvénients pédagogiques et sociaux. Les candidats emploient toutes leurs forces, toutes leurs facultés à préparer leurs examens, c’est-à-dire à s’assimiler tant bien que mal les idées d’autrui, ils ne voient les choses qu’à travers l’esprit des autres. Après tous ces efforts que reste-t-il pour la pensée propre ou la recherche personnelle ? Enfin si l’on a eu la chance de passer à 20 ou 25 ans tel examen déterminé qui ouvre telle carrière, on peut à peu près impunément en rester là, les choses sont tellement disposées qu’on juge l’homme non sur ce qu’il fait, mais sur ce qu’il a fait il y a trente ans. On a des exemples de postes importants confiés à des incapables par la seule raison que dans leur première jeunesse ils avaient obtenu un bon rang dans un concours. Pour toutes ces raisons M. des Essars est énergiquement partisan de la suppression du baccalauréat.

M. Limousin n’entrera pas dans l’examen du côté universitaire du sujet, il se bornera à examiner la question de savoir si l’instruction classique, reposant sur les lettres anciennes, a pour effet de former des socialistes. Il lui semble qu’au contraire, il y a opposition entre la littérature grecque et latine, et le socialisme. Ainsi que l’a dit M. Léon Say après Frédéric Bastiat, la littérature antique est pleine de descriptions de guerres et des massacres entre les peuples, tandis que le socialisme, s’il est quelquefois révolutionnaire et pousse à la guerre civile, est absolument adversaire des luttes internationales, dans lesquelles, dit-il, ce sont les peuples qui souffrent pour l’unique profit d’une aristocratie militaire. Cette littérature, ainsi que l’a également dit M. Léon Say, fait l’apologie d’une société fondée sur l’esclavage des travailleurs, tandis que les socialistes s’efforcent ou croient s’efforcer pour l’émancipation des travailleurs d’un état social dans lequel ils voient un reste de cet esclavage. Il faut donc être animé d’un singulier parti pris, qu’explique seule l’ardeur de la lutte, pour reprocher aux socialistes une tendance qui est juste le contraire de la leur.

On peut dire, avec plus de raison, que l’instruction classique, ne préparant pas les jeunes gens aux carrières industrielles et commerciales, en jette un grand nombre dans les emplois de l’État, les dispose à penser que tout peut être fait par l’Etat, et comme le principe du socialisme c’est l’action de l’autorité sociale, c’est-à-dire de l’État, il y a là, dans une certaine mesure, du socialisme.

Il faut cependant faire une distinction : c’est plus vers l’étatisme et le mandarinat que vers le socialisme proprement dit que porte l’instruction classique.

On fait remarquer que la plupart des chefs du socialisme dans la presse et dans le Parlement sont des produits de l’instruction universitaire, des lettrés. Cela n’a rien de surprenant, les universitaires étant à peu près les seuls que leur culture prépare à l’émission des idées par la plume ou par la parole ; socialistes pour des raisons qui n’ont rien à voir avec leur instruction, ils deviennent naturellement les porte-paroles, les chefs de leur parti. Pour un certain nombre d’entre eux, le socialisme est une carrière, une forme de la carrière politique.

Ces fonctionnaires de la carrière socialiste sont sincères ou ne le sont pas ; mais, sincères ou non, ils sont soumis à la condition première de la démagogie, ils doivent plaire à ceux qui les ont fait ce qu’ils sont et qui les y maintiennent. Or, comme ces mandants sont, en immense majorité, ignorants, les hommes instruits qui les représentent sont obligés pour leur parler et pour parler en leur nom de se mettre à leur niveau, d’exprimer des idées, de formuler des programmes qu’ils peuvent quelquefois trouver in petto au moins inapplicables. C’est là la condition sine qua non pour conserver la fonction. Ce n’est donc pas en qualité d’universitaires, de lettrés que ces hommes sont socialistes ou, pour parler plus exactement, communistes, c’est en qualité de politiciens.

Abordant la question du programme de l’enseignement secondaire et supérieur, M. Limousin s’associe aux critiques de MM. Léon Say et Siegfried. L’enseignement secondaire en France a, jusqu’à ce jour, été combiné pour faire des rentiers, des fonctionnaires, des avocats, et non des industriels, des agriculteurs et des commerçants. La grande cause du mal est d’ailleurs le système du monopole, qui conduit à l’uniformité. M. Léon Say reconnaît ce mal, mais il craint que si l’on y portait remède par la suppression de l’université d’État, il n’en résultat un mal plus grand. Il craint qu’une puissance morale qui dispose d’une énorme influence et de ressources abondantes ne substitue rapidement un nouveau monopole à celui qu’on aurait renversé, et un monopole plus dangereux. M. Limousin ne partage pas ces craintes. Il ne croit pas que l’esprit d’initiative et d’association soit éteint en France : il est simplement comprimé par l’étatisme jacobin qui prévaut depuis la Révolution.

Le jour où il n’y aurait plus une forme officielle de l’instruction, ou les méthodes et les programmes ne dépendraient plus exclusivement de l’esprit conservateur, progressiste ou réactionnaire du mandarinat enseignant, où il faudrait attirer les élèves en donnant satisfaction aux visées des parents, où les pères seraient obligés de se décider à l’avance sur les carrières de leurs fils et la préparation nécessaire, au lieu de s’en rapporter à l’État, les choses changeraient.

La liberté n’empêcherait pas l’État d’intervenir soit en reconnaissant aux universités le droit de posséder et de se constituer une fortune qui leur permettrait d’accueillir des élèves pauvres, soit en les dotant au début, soit en les subventionnant par le paiement de l’écolage de certains boursiers, qui auraient librement choisi leur école ; soit, enfin, en les surveillant, au nom de l’intérêt supérieur de la société.

En ce qui concerne le baccalauréat et les autres diplômes, M. Limousin n’en est point l’adversaire, à la condition qu’ils deviennent de simples certificats d’études attestant le travail de l’élève, mais n’ouvrant aucune carrière, ne conférant aucun droit.

Au fond, les grades universitaires n’ont d’autre utilité que de constituer un mandarinat monopoleur qui se défend contre l’envahissement des non diplômés.

En résumé, M. Limousin est d’avis que Bastiat a complètement fait fausse route en écrivant son pamphlet : Baccalauréat et Socialisme. Le socialisme n’est pas le fruit de l’éducation classique et de la culture des lettres anciennes. Le socialisme, qui est une aspiration plus ou moins précise, veut l’amélioration de l’organisation sociale, se concilie fort bien avec la doctrine de la liberté de l’enseignement par des corporations autonomes, précautions prises pour que l’instruction ne devienne pas le privilège des riches. Le socialisme, essentiellement démocratique, est adversaire du système des grades qui constitue dans le pays un mandarinat gouvernant, une véritable aristocratie.

M. Claudius Nourry voudrait prendre la défense de Bastiat. Baccalauréat et Socialisme n’est pas une œuvre sénile, quoi qu’en pense M. Ducrocq. Ce pamphlet — puisque pamphlet il y a — est marqué d’une observation puissante et il est aussi bien d’actualité aujourd’hui qu’il l’était il y a quarante ans. On a voulu en restreindre le sujet à la suppression des grades. Ce point n’est pas le plus important. Si Bastiat s’élève contre les grades, c’est une façon détournée mais qui frappe mieux, de s’élever contre l’esprit de l’enseignement, le conventionnalisme classique, pour employer l’expression du savant économiste. Or, il suffit de regarder autour de soi pour se convaincre que, aujourd’hui comme alors, « la jeunesse où se recrutent la littérature et le journalisme, au lieu de chercher à découvrir et à exposer les lois naturelles de la société, se borne à reprendre en sous-œuvre cet axiome gréco-romain : l’ordre social est une création du législateur ». Cet axiome et cet autre : la loi crée les droits sont assurément les germes qui, dans les cerveaux ardents et rêveurs élevés dans l’ignorance et le mépris des faits, donnent naissance au socialisme.

Il y en a un autre qui est l’idée de providence développée par l’idée religieuse et entretenue par l’atavisme religieux. Bastiat constatait que l’Église et l’Université se jetaient mutuellement à la tête l’accusation d’être la cause du développement du socialisme, la première par son Évangile, la seconde par sa philosophie qui résume le conventionnalisme classique. Bastiat insiste surtout sur la part de l’Université. Mais la part des deux est égale. Du moment que la loi crée les droits elle est toute-puissante. Elle est la providence ou la dispensatrice de la justice sociale. Les lois naturelles n’existent pas. Et ainsi que le dit fort bien Bastiat, l’homme imbu de cette idée considère la société comme une pâte molle qu’il croit pouvoir et veut façonner à son gré.

Là est incontestablement l’écueil. Bastiat le signalait. Ce qu’il disait alors est aussi juste aujourd’hui. On a été bien injuste, au cours de cette discussion, à l’égard de Bastiat. On a dit, parce qu’il réclamait la suppression des grades, qu’il réclamait la suppression de l’Université. C’est une accusation gratuite et l’existence de l’enseignement de l’État comme de tout autre enseignement n’est pas subordonnée à l’existence des grades. Par contre le grade ne signifie rien. Pasteur qui a fait les plus grandes découvertes de la médecine contemporaine n’est pas docteur en médecine. Ce qu’il faut, c’est le concours à l’entrée de la carrière afin de donner, dans certaines professions qui exigent une garantie comme la médecine, la certitude que celui qui veut exercer cette profession en est capable. Pour cela, le grade est de trop.

On a parlé des solutions à donner à cet état de choses. M. Lévy a dit que si l’on mettait un économiste au ministère de l’Instruction publique, la question serait résolue. C’est une opinion contestable. En même temps que, de nos jours, se développe le socialisme, les chaires d’économie politique se multiplient. Ce qu’il faudrait, c’est abolir les grades, faire sortir de l’enseignement l’esprit de conventionnalisme classique tant combattu par Bastiat et le remplacer par un enseignement positif et utile. Il faudrait entrer dans la voie si bien tracée par M. Levasseur dans sa rénovation de l’enseignement géographique. Il faudrait remplacer le latin et le grec par des langues vivantes. Il faudrait enfin avoir de l’économie politique une autre notion. L’on considère l’économie politique comme une science morale et non naturelle. Au lieu d’y voir une science, comme la physique, ayant pour objet d’observer les phénomènes sociaux, on y voit un moyen d’échafauder des théories personnelles en assemblant les faits à sa façon, en y apportant des conceptions étrangères de morale ou de philosophie que le physicien n’a pas. Un homme tombe d’un échafaudage et se tue en vertu de la loi de la pesanteur. Le physicien constate le fait et le déplore sans même se demander si le fait est juste ou immoral. En économie politique, on devrait faire ainsi. Quant à Bastiat et à son pamphlet, ils ont l’un et l’autre raison.

La liaison que l’auteur des Harmonies économiques établissait, dit M. Rene Worms, entre le baccalauréat et le socialisme est-elle donc aussi exacte qu’on l’a dit ? Nous ne saurions le penser. Les deux raisons qu’il donnait de ce lien nous semblent erronées. Le lien existe pourtant, mais c’est d’un troisième côté qu’il le faut chercher.

En se rendant maître des examens, l’État, dit Bastiat, fait du socialisme. Il semble en effet, au premier abord, que ce droit de fixer les capacités de chacun ne rentre pas dans les attributions légitimes de l’État. Mais notons qu’aucun diplôme n’est exigé du producteur agricole, industriel ou commercial ; des examens ne sont imposés qu’à ceux qui veulent remplir des fonctions publiques (magistrats, professeurs de l’État, ingénieurs, officiers), ou qui sont les auxiliaires de la justice (avocats et officiers ministériels), ou qui détiendront (comme médecins ou pharmaciens) le soin de la santé publique. Et il est vraiment bien juste que l’État s’assure que ceux-là possèdent un minimum d’instruction professionnelle ? La question serait seulement de savoir si, pour être admis à faire preuve de cette capacité spéciale, la production du diplôme de bachelier devrait être exigée. Pourtant, même sur ce point, nous ne voyons pas de raison bien sérieuse pour renoncer à la pratique actuelle. L’instruction technique exigée pour les professions dont nous parlons ne peut être donnée que dans les facultés et écoles spéciales, et il semble rationnel d’exiger, de ceux qui veulent entreprendre des études supérieures, la preuve qu’ils ont fait des études secondaires au moins passables. Il est donc légitime que l’État institue à cet effet des examens. Et il l’est aussi qu’il donne lui-même l’instruction d’abord à cette catégorie d’enfants qui n’en recevrait aucune au foyer domestique, puis à ceux que leurs auteurs se décident librement à lui confier. L’expérience d’ailleurs démontre qu’il la donne avec une largeur de vues et un désintéressement bien plus grand que ne peuvent le faire les établissements privés. Il y a eu sans doute depuis vingt ans d’utiles initiatives prises par des écoles libres et laïques d’enseignement secondaire ou supérieur : on leur a dû l’introduction de méthodes ou d’études nouvelles ; mais l’État a bien vite suivi le mouvement, il a introduit ces améliorations dans ses propres établissements, et il leur a ainsi donné plus de portée et de force. D’ailleurs, les partisans les plus déterminés de la liberté d’enseignement peuvent-ils demander que l’État ferme du jour au lendemain ses maisons d’instruction qui ont coûté si cher et qui rendent, en somme, tant de services ? Et, s’il ne le fait pas, n’est-il pas légitime qu’il veuille, non seulement laisser vivre ces maisons, mais les faire vivre et pour cela qu’il cherche à les perfectionner, donc à les développer sans cesse ?

Ainsi le fait par l’État d’examiner et d’enseigner n’est point du socialisme ou du moins ce n’est pas du socialisme blâmable. Y aurait-il donc péril socialiste dans le deuxième fait incriminé par Bastiat, dans le fait que les lettres gréco-latines forment la base de cet enseignement et de ces examens ? En admettant que ce fait fût exact, nous ne croirions pas établie, dit l’orateur, la conséquence qu’il en veut tirer, car nous ne voyons pas que la littérature romaine soit imbue de socialisme. Rome sans doute était un État militaire tandis que nos États modernes sont d’ordinaire construits sur le type industriel. Mais on sait assez que l’industrialisme actuel n’est pas l’ennemi du socialisme, bien au contraire, et on ne voit pas davantage que le militarisme romain fût l’ennemi de l’individualisme. La propriété privée a-t-elle été quelque part plus fortement établie qu’à Rome où elle dérivait précisément de l’appropriation du butin ? L’individualisme le plus caractérisé, le plus excessif peut-être ne régnait-il pas à Rome et aussi en Grèce à l’âge de la littérature classique ? Les lettres gréco-latines ne sont donc pas un véhicule du socialisme. Est-ce à dire qu’il faille les cultiver exclusivement ? Nul ne le pensera. Il faut surtout montrer aux enfants les réalités qu’ils ont besoin de connaître dans la vie, et à cet égard la création de l’enseignement manuel dans les écoles primaires, de l’enseignement commercial dans les établissements secondaires, a rendu de grands services. Il en est de même pour la récente organisation de l’enseignement secondaire moderne, qui, par parenthèse, fait, non peut-être sans raison, à la littérature nationale et aux littératures étrangères contemporaines, une place aussi large qu’aux sciences abstraites ou concrètes. Il faut, à coup sûr, développer ces enseignements nouveaux, mais il ne faut pas pour cela proscrire l’ancien enseignement classique en raison d’accusations injustifiées.

Le baccalauréat n’est donc entaché de socialisme ni par son caractère officiel, ni par son programme. Il est vrai cependant qu’il peut mener au socialisme, mais voici comment. Le public a pris l’habitude de considérer qu’il faut être bachelier non seulement pour accéder aux fonctions publiques, mais pour être un homme distingué en quelque matière que ce soit. Aussi est-ce devenu le désir de tous les Français de faire de leurs enfants des bacheliers. Il n’est pas de famille si humble qui ne tienne à ce que le fils de la maison soit pourvu du diplôme. Les plus pauvres font des sacrifices considérables pour réaliser cette ambition. Qu’arrive-t-il ? c’est que des jeunes gens, après avoir péniblement franchi l’obstacle, s’aperçoivent le lendemain que leur diplôme ne les mène à rien. Ils cherchent bien à se faire avocats, médecins, fonctionnaires, mais la concurrence est grande, la plupart des appelés ne sont pas élus, et le reste alors va grossir la foule des déclassés, dont la faute ou le malheur est d’avoir des désirs — et parfois des talents — trop disproportionnés à leur situation. Ce sont ceux-là précisément qui vont devenir les chefs du socialisme : car ils reprochent à l’organisation sociale de leur avoir donné des aspirations sans les moyens de les satisfaire, d’avoir cultivé leur esprit sans leur fournir l’occasion de l’exercer dans les emplois qu’ils souhaiteraient. Ils se font les théoriciens de la révolte, ils excitent les travailleurs manuels, ils mènent le peuple à l’assaut de la « forteresse capitaliste ». Ce prolétariat intellectuel grossit chaque jour et c’est lui qui constitue le plus grand danger de nos sociétés, parce qu’il forme le noyau et l’état-major de l’armée insurrectionnelle.À ce péril, il faut évidemment qu’on trouve très prochainement un remède ou bien notre état social est des plus gravement menacés. En somme, le danger socialiste du baccalauréat ne vient pas de ce qu’il est aux mains de l’État, ni de ce qu’il impose l’admiration de Rome, mais de ce qu’il fait, d’un trop grand nombre de ceux qui y réussissent, non moins que de ceux qui y échouent, des déclassés.

M. A. Leroy-Beaulieu est d’avis que le mal est plus profond et plus général qu’on ne semble le croire. On a dit que nous tournions au mandarinisme ; mais cela est la conséquence de notre état social. Chacun dans notre démocratie aspire à tout, se croit des droits à tout ; les examens servent à éliminer un certain nombre de candidats aux places. Baccalauréat ou certificat d’études primaire, ce sont des barrières que dans le steeple chase aux emplois, les coureurs doivent sauter successivement. Tant pis pour ceux qui tombent et se cassent le cou. On peut modifier notre système d’examens ; on ne peut guère supprimer les examens. Pour éviter le mandarinisme on risquerait de tomber dans le favoritisme. L’on a l’air de croire que l’instruction donne le droit de s’asseoir à une place de choix au banquet de la vie, selon une métaphore devenue populaire qui fausse bien des idées. Le déclassement, produit par une instruction malentendue, est une des grandes causes du socialisme ; et, pour y remédier, il faudrait donner aux enfants de toutes les classes de la société un enseignement mieux approprié à leur situation sociale et à leurs conditions d’existence.

M. Fréderic Passy, président, ne peut, vu l’heure avancée, songer à résumer une discussion aussi étendue et aussi complexe que celle qui vient d’avoir lieu. Si le temps ne faisait point défaut, il essaierait, après ses collègues, de dire pour son compte, quelques mots sur la question. Et, comme M. Limousin, avec qui il est heureux de se trouver plus d’accord qu’il ne l’est quelquefois, comme M. Claudius Nourry, qu’il remercie d’avoir pris, à son tour, la défense de Bastiat, il indiquerait pourquoi il a, lui aussi, depuis longtemps, montré peu de confiance dans la valeur de l’ancien enseignement universitaire et dans l’utilité du baccalauréat.

Il suffirait, à ce qu’il lui semble, des observations présentées en dernier lieu par M. Anatole Leroy-Beaulieu, pour montrer les inconvénients de cette institution. C’est une garantie qui n’en est pas une ; une prétendue preuve d’aptitude et de capacité qui ne prouve ni la capacité, ni l’aptitude et qui, plus souvent qu’on ne le croit, arrête au passage ceux qui les possèdent.On est, dit M. Leroy-Beaulieu, débordé par les sollicitations ; on ne sait comment, en face de la multitude des concurrents, fixer son choix ; et, pour se tirer d’embarras, on place devant eux une série, chaque jour plus nombreuse, de barrières de plus en plus hautes, qu’on les invite à franchir, de façon à écarter automatiquement tous ceux qui restent en route. Le baccalauréat est l’une de ces barrières.

Rien de plus vrai. On sait où l’on en est, à Paris, avec les sept mille postulantes pourvues des diplômes d’institutrice, qui se disputent quelques soixantaines de places. Mais, d’une part, il ne semble pas que la multiplication des obstacles ait beaucoup diminué le nombre des prétentions, et, d’autre part, il semble que cette poursuite acharnée des diplômes entraîne avec elle des dangers et peut-être des injustices de plus d’une sorte.

On croit, par exemple, dit M. Passy, se rendre le choix plus facile et s’assurer plus de garanties, en ajoutant examen à examen. Le brevet supérieur après le brevet simple. Le certificat d’aptitudes pédagogiques, après le brevet supérieur. Ailleurs la licence après le baccalauréat, le doctorat après la licence, et ainsi de suite. C’est fort bien, mais celui ou celle qui est entré dans la carrière, il y a vingt ou vingt-cinq ans, lorsque tel ou tel de ces grades n’était point exigé, ou même n’était point connu, s’il aspire à un avancement légitime, se voit répondre qu’il n’a point les titres nécessaires. Il a l’expérience, l’autorité, les services rendus. Tout cela ne compte point. De plus jeunes ont des parchemins qu’il ne saurait avoir. Ils passeront devant lui. Croit-on que ces parchemins leur aient donné nécessairement les qualités personnelles qui sont aussi nécessaires, plus nécessaires même, que l’entassement de connaissances plus ou moins mécaniques, dont on fait preuve dans les examens ?

Non seulement cela n’est pas certain, mais il est permis de penser que c’est le contraire. Il est permis de se demander si, à cette poursuite acharnée des grades, à cette habitude d’étudier toujours en vue d’un examen déterminé et conformément à un programme, on ne risque pas de perdre la liberté d’esprit et l’originalité personnelle qui sont les vraies conditions de la supériorité. Je ne parle pas, ajoute M. Passy, et j’en pourrais parler, de l’inévitable fatigue de cet entrainement sans fin et de ses conséquences pour la santé comme pour l’intelligence. Un homme qui était pourvu de beaucoup de diplômes, Paul Bert, me disait un jour (il n’a pas été le seul à me le dire, mais je ne veux pas compromettre les vivants) : « Le baccalauréat est la grande plaie de ce pays. Comment voulez-vous trouver de l’initiative chez des hommes qui ont été forcés d’apprendre les mêmes choses et de les apprendre de la même façon ? On les coule dans le même moule. Quand même le moule serait bon, ce qui est discutable, il aurait le tort d’être unique ».

Un autre jour, c’était dans une institution que nous avions contribué, mon confrère Levasseur ici présent et d’autres, à fonder, non sans sacrifices et sans efforts, au collège Sévigné, nous remettions à des jeunes filles qui avaient convenablement travaillé, de modestes certificats, qui n’avaient d’autre valeur que d’être des témoignages de satisfaction. Et notre très savant confrère, M. Bréal, les mettant, après moi, en garde contre l’illusion de se croire investies par la remise de ce certificat de plus de science qu’il n’en supposait, faisait, avec beaucoup d’esprit, la critique de ce que l’on pourrait appeler le fétichisme des grades. On passe un examen, disait-il, puis un autre, puis un troisième ; puis d’autres encore, si l’on en trouve à passer.

Et quand c’est fini, quand il n’y en a plus, on ne sait plus que faire de son temps, ni même que faire de ses connaissances mal digérées, que l’on a entassées, comme de force, les unes par-dessus les autres, dans sa mémoire. C’est l’histoire de ce général, dont le maréchal Bugeaud disait : « Il demande toujours des troupes, toujours des troupes ; et, quand il les a, il ne sait qu’en faire. »

J’ai recueilli même, dit encore M. Passy, un mot plus vif. J’hésiterais à le rappeler, si je ne pouvais le mettre sous la sauvegarde de cet esprit charmant et gracieux entre tous, de ce vrai savant et de cet homme d’un bon sens si sûr, notre ancien collègue et maître, Édouard Laboulaye : « Méfiez-vous, me disait-il un jour, des bêtes à diplôme. »

Hélas ! oui, la bêtise n’empêche pas toujours de conquérir les diplômes, et quelquefois, plus souvent qu’on ne le croit, la poursuite du diplôme contribue à développer la bêtise.

Son absence, en tout cas, lorsqu’il est exigé impérieusement, comme il l’est trop dans notre pays, peut causer un grand préjudice à ceux qui ne le possèdent pas, et par suite à la société. Georges Stephenson, chez nous, n’aurait jamais pu être ingénieur. Brunel, parce qu’il n’avait pas passé les examens de rigueur, a été contraint de passer la Manche pour montrer ce qu’il était capable de faire. Et, s’il m’était permis de me mettre ici en cause, avec mon voisin, l’auteur de la question, nous ne sommes, M. Léon Say ni moi, docteurs en quoi que ce soit. S’il nous avait convenu, peut-être cela m’aurait-il convenu à certaines époques, de faire un cours d’économie politique dans une Faculté, on nous aurait répondu infailliblement par un non dignus es intrare. Cependant nous pouvons peut-être dire sans vanité qu’il n’y en avait pas beaucoup, parmi ceux à qui l’on ne pouvait opposer la même fin de non recevoir, qui ne fussent plus ou moins nos élèves, et qui ne nous dussent quelque chose ; mais ils avaient le bouton, nous ne l’avions pas.

Ma conclusion, si j’en devais formuler une, c’est que, sans nul doute, ainsi que cela a été dit par plusieurs, il faut des garanties d’aptitude, mais que ces garanties ne sont point celles que donne un examen unique et uniforme placé à l’entrée de la vie, sans égard aux carrières diverses dont il doit ouvrir l’accès. Ce sont des aptitudes spéciales qu’il faut constater, suivant les cas, et la façon de les constater doit varier, elle aussi.

Bastiat n’avait point tort de le penser, et les faits, quoi qu’on en ait pu dire, n’ont pas infirmé la valeur de ses observations.

La séance est levée à minuit moins cinq.

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