Oeuvres de Turgot – 141 – Lettres à Caillard

1774

141. — LETTRES À CAILLARD.

XXII. (Détails divers.)

[D. D., II, 831.]

Paris, 12 mars.

Je souhaite fort d’apprendre par vous que vous continuez de vous trouver heureux avec M. de Vérac, et surtout que votre santé ne souffre pas du séjour de la Hesse. Vous devez, à présent, être profond dans la littérature allemande et dans la politique. J’ai vu M. Simonin, chargé du dépôt, qui est très bien disposé pour vous, et avec qui vous ferez fort bien de vous lier, si vous venez à Paris passer quelque temps. Vous pourrez quelquefois lui adresser des paquets médiocres pour moi sous l’enveloppe du ministre. Je ne vous écris pas assez souvent pour vous mander des nouvelles ; il n’y en a pas d’ailleurs de fort intéressantes. L’abbé Delille sera élu jeudi à l’Académie française. Il me reste encore 86 vers de Didon à traduire ; je n’en ai traduit que 50 depuis votre départ. Adieu, mon cher Caillard ; tous vos amis de Limoges et de Paris se portent bien. L’archevêque d’Aix et Mme de Boisgelin sont encore à Aix.

XXIII. (Maladie du Roi. — Les corvées seigneuriales. —  Détails divers.)

Paris, 5 mai.

J’ai reçu, mon cher Caillard, vos deux lettres du 27 mars et du 1er avril, cette dernière par M. de Veltheim, que je n’ai encore vu que deux fois, quoique nous nous soyons cherchés plusieurs fois. Il me paraît doux et honnête, mais nous n’avons point assez causé pour que je puisse juger de l’étendue de ses connaissances. Il a dîné une fois chez Mmc d’Enville, mais je n’y étais pas. J’espère que nous ferons plus ample connaissance par la suite. Ce moment-ci n’est pas favorable ; la maladie du Roi tient tous les ministres étrangers à Versailles. Hier l’état du Roi a été assez critique ; il est dans le temps le plus fâcheux, celui de la fièvre de suppuration. Il sait qu’il a la petite vérole. On croit qu’il recevra les sacrements ce matin. Mme Du Barry est à Ruelle, chez M. le duc d’Aiguillon, depuis hier à 4 heures. Le Roi le lui avait proposé lui-même.

Je ne vous envoie pas les Mémoires de l’Académie de Turin, que vous m’avez demandés pour le général Schlieffen. Je ne sais si le 4e volume est arrivé et M. de Condorcet est actuellement en Picardie ; à son retour, je ferai votre commission. Je ne me rappelle pas si votre observation de la lumière zodiacale a été dans la Gazette de France, mais la circonstance d’avoir été vu le même jour en deux lieux très éloignés, la rendrait bien plus intéressante si, dans chaque lieu, on avait observé avec attention ses limites et les étoiles qui en dessinaient le contour aux différentes heures de l’observation.

J’ai remis vos observations sur les pierres de Weissenstein à M. Desmarets, lequel a été, ainsi que moi, très content. Il vous fait, ainsi que M. Delacroix, mille compliments.

On m’a dit qu’il était décidé que M. de Vérac allait à Naples : c’est un compliment à lui faire, et à vous encore plus qu’à lui, car vous aurez un bien grand plaisir à voir ce que vous n’avez pas vu de l’Italie, et à habiter le plus beau des climats. J’espère que vous n’y vivrez pas moins heureux qu’en Allemagne, et que vous n’irez pas du nord au midi sans passer par Paris.

Ce voyage fera peut-être tort à votre projet d’écrire sur les corvées de la Hesse. J’imagine que ces corvées sont des corvées seigneuriales et sont, par conséquent, censées tirer leur origine d’une convention libre, c’est-à-dire de la condition sous laquelle, ou la terre, ou certaines franchises, ont été concédées aux vassaux, ce qui rend la question plus susceptible de doute, en ce que l’intérêt du corvéable n’entre plus dans la solution comme élément direct, mais seulement en tant qu’il est inséparablement lié avec l’intérêt de celui qui exige la corvée. S’il s’agissait, au contraire, de corvée pour le service de l’État, la question deviendrait la même qu’en France.

Il se pourrait aussi que la proximité de votre retour mît obstacle à l’arrangement que j’avais pris pour me procurer la suite des Mémoires de Berlin que M. de Lagrange devait vous adresser à Cassel pour moi. Mais peut-être ces livres vous sont déjà parvenus, auquel cas, il n’y a aucune difficulté ; s’ils ne l’étaient pas, je vous prierais de charger quelqu’un de les retirer pour vous et de me les faire passer.

M. Du Pont va en Pologne élever les enfants du prince Czartoriwski ; on lui fait un sort très avantageux, mais il faut qu’il s’expatrie pendant douze ans.

L’homme de lettres qui a le dessein de traduire la Formation des richesses me fait plus d’honneur que je n’en mérite. Mais, s’il veut prendre cette peine, je ne puis qu’en être très flatté. En ce cas, je le prierai de faire, dans le corps de l’ouvrage, un retranchement nécessaire, et qui forme double emploi avec mon Mémoire sur l’usure. J’avais prié M. Du Pont de le retrancher, mais il n’a pas voulu perdre trois pages d’impression. Ce qu’il faut retrancher, c’est le paragraphe 75, p. 117[1], qu’il faut retrancher en entier, en changeant les chiffres des paragraphes suivants. Cette discussion théologique interrompt le fil des idées ; elle était bonne pour ceux à qui je l’avais adressée. Si le traducteur veut conserver ce paragraphe, il faut le mettre en note en bas des pages, avec un renvoi au dernier mot du paragraphe 74, en retranchant le titre du paragraphe 75. Il y a beaucoup de fautes d’impression qu’il faut avoir soin de corriger avant de traduire. Il n’y aurait pas de mal non plus à le faire précéder d’un Avertissement pour dire que ce morceau n’a point été écrit pour le public, que ce n’était qu’une simple lettre servant de préambule à des questions sur la constitution économique de la Chine, adressées à deux Chinois, auxquels on se proposait de donner des notions générales pour les mettre en état de répondre à ces questions et que cette lettre ayant été confiée par l’auteur à M. Du Pont, auteur des Éphémérides du Citoyen, il l’a fait imprimer dans son journal.

Quant au morceau sur la versification allemande[2], il a réellement besoin de plusieurs changements considérables, et si votre ami persiste à me faire l’honneur de le traduire, il faut absolument que je fasse ces changements.

La réception de l’abbé Delille à l’Académie française est retardée par la maladie du Roi. Le sujet de son discours est l’Éloge de La Condamine. Je crois qu’il aura du succès, mais il en aura difficilement autant que M. de Condorcet, qui a traité le même sujet à l’Académie des Sciences…

Tout ce que vous me dites de la vie heureuse que vous menez me fait le plus grand plaisir. Vous aurez les mêmes agréments à Naples, et peut-être plus grands encore par la beauté du climat.

Adieu, mon cher Caillard, comptez toujours sur mon amitié. M. Desmarets et M. Delacroix vous font mille compliments. Je vous prie de me rappeler au souvenir de M. de Vérac, de lui faire tous mes compliments sur sa destination nouvelle si elle se réalise. Le bonheur qu’il vous procure me fait prendre intérêt au sien.

Je ne finis ma lettre que le 10 mai. Le Roi était hier et ce matin à la dernière extrémité. À onze heures et demie, je n’ai point encore nouvelle de sa mort. On ne peut former aucune conjecture sur l’avenir.

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[1] Du tirage à part des Réflexions sur les Richesses.

[2] Voir tome I, p. 631.

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