Oeuvres de Turgot – 180 – Les fourrages

1775

180. — LES FOURRAGES.

Lettres au ministre de la guerre (Comte de Saint- Germain).

Première Lettre.

[A. N., F12 151.]

(Inconvénients des privilèges exclusifs.)

16 novembre.

Le Sr Mayran, de Belfort, m’a adressé des représentations sur ce que, pour favoriser l’entrepreneur des fourrages de la cavalerie, M. l’intendant d’Alsace lui a interdit le commerce des foins qu’il avait toujours fait et qui lui procurait les moyens d’élever sa famille. M. De Blair, à qui il en a été écrit, observe que, depuis l’année 1771, la fourniture des fourrages de la cavalerie qui est en garnison dans cette province a été donnée en entreprise ; que, chaque année, le marché de cette fourniture est passé à un entrepreneur général ; que, par une des conditions de ce marché, il est défendu à toutes personnes à l’exception des Maîtres de Poste, pour les quantités nécessaires à leurs services, et aux particuliers, pour leur consommation, de faire aucun amas de foins et d’avoines, et que c’est en conséquence de ce marché qu’il a rendu publique cette disposition et qu’il a fait défense au Sr Mayran de faire ce commerce. Je ne puis m’empêcher d’avoir l’honneur de vous observer qu’un marché qui ne permet qu’à un seul entrepreneur de faire des amas d’une marchandise quelconque est un privilège exclusif, qui ne peut que nuire au bien du commerce et à la liberté que doit avoir tout citoyen d’embrasser celui qui peut lui convenir. J’aurai même celui de vous ajouter que la concurrence occasionnant toujours le meilleur marché, il y a tout lieu de croire que le service du Roi gagnerait à laisser à chacun la faculté d’acheter et de vendre des fourrages comme bon lui semblerait. Il serait donc bien à désirer de trouver un moyen qui put concilier la sûreté du service du Roi pour la subsistance de sa cavalerie avec la liberté qui est due au commerce en général.

J’ai cru devoir mettre ces réflexions sous vos yeux. J’espère que vous voudrez bien prendre en considération les représentations du Sr Mairan et me faire part de ce que vous croirez devoir faire à ce sujet.

P.-S. — L’ordonnance de M. l’Intendant d’Alsace est rendue sans pouvoir. Le droit de faire le commerce de fourrage appartient à tout citoyen. Il n’y a que le Roi qui puisse donner un privilège exclusif et il ne le peut qu’en faisant une injustice. Je suis persuadé que tous les marchés du genre de celui sur lequel M. l’Intendant d’Alsace a cru pouvoir l’autoriser sont aussi contraires à vos principes qu’aux miens. L’expérience a prouvé que ces privilèges exclusifs donnés à des fournisseurs ne tournent jamais qu’au préjudice des autres citoyens et des propriétaires, qu’on leur donne le moyen de vexer sans que le Roi en profite par un plus bas prix. Mais, quand le Roi y gagnerait quelque léger rabais sur la fourniture, ce serait un mauvais profit. Il faut que le Roi paye à ses sujets les choses ce qu’elles valent et que les sujets vendent leurs denrées librement et à leur véritable prix, afin de pouvoir subvenir au payement des impôts qu’exigent les dépenses de l’État.

Deuxième lettre.

(Impositions pour les fourrages. — Exagération des dépenses du ministère de la guerre.)

[D. P., VIII, 111.]

Paris, 18 décembre.

M. d’Ormesson m’a remis, M., la lettre que vous lui avez écrite et les deux projets d’arrêts du Conseil qui y étaient joints, à l’effet imposer 1 420 000 livres sur la province d’Alsace, et 571 120 l. 1. s. 8 d. sur celle de Franche-Comté, pour paiement de l’excédent du prix des fourrages de la cavalerie, des hussards et des dragons qui se trouveront en garnison ou en quartier dans ces provinces l’année prochaine. Ces projets d’arrêts disent que c’est pour suppléer aux cinq sols par ration qui seront payés par l’Extraordinaire des guerres et pour d’autres frais.

Je vous serais très obligé : premièrement, de vouloir bien vous faire représenter une notice des autres frais dont il s’agit, et d’avoir la bonté de me la communiquer afin que nous puissions en raisonner ensemble ;

Secondement, je dois vous observer que, dans le projet de fonds qui m’avait été remis par feu M. le Maréchal du Muy pour l’Extraordinaire des guerres, les fourrages sont portés pour 4 976 629 livres, ce qui indique bien plus de 8 sols et même bien plus de 10 par ration.

Il me paraît donc surprenant que les projets d’arrêts du Conseil n’énoncent que 5 sols par ration à payer par le Trésorier de l’Extraordinaire des guerres. Il me paraît encore surprenant que la totalité des demandes, pour les fourrages, dans le projet de fonds, n’étant pas tout à fait de cinq millions, le supplément se monte à deux millions dans les seules provinces d’Alsace et de Franche-Comté, qui sont, de tout le Royaume, celles où les fourrages sont au plus bas prix.

Vous remarquerez avec moi, M., que sur 4 976 629 livres demandés par le projet de fonds de l’Extraordinaire des Guerres pour 1776, il y a 943 295 livres, ou près d’un cinquième d’augmentation sur la fourniture de l’année dernière. La note qui accompagnait le projet de fonds motive cette augmentation sur le défaut de récolte et le renchérissement de la denrée. Elle dit qu’on est au moment de passer les marchés et qu’on m’en communiquera les bases, si je le désire.

Mais si les marchés ont été passés, ou sont près à l’être sur le pied de près d’un million ou d’environ un cinquième de renchérissement à cause des circonstances qui l’exigent, pourquoi faut-il encore un supplément de deux millions sur deux provinces ? Je vous avoue que mon désir de voir les bases augmente par ce fait, et je suis bien sûr que vous le partagerez. D’ailleurs, s’il faut sept millions, et non pas cinq qu’on avait demandés pour les fourrages, pourquoi n’en porter que cinq sur les fonds de l’Extraordinaire des Guerres et en imposer deux par des arrêts particuliers ?

Ne sont-ce pas là de ces formes ténébreuses et détournées que vous et moi voulons éviter, et qui embrouillent la comptabilité fort inutilement ? J’ai une véritable impatience de causer avec vous sur tout cela.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.