Opinion sur un projet de loi relatif à la taxe d’entretien des routes

Opinion sur un projet de loi relatif à la taxe d’entretien des routes 

Séance du 5 germinal, an VIII [26 mars 1800] 

[Archives parlementaires. — Œuvres diverses de J.-B. Say, éditées par H. Say.
Œuvres complètes, t. V : Oeuvres morales et politiques.]

 

Tribuns, 

Lorsqu’on soumet à votre discussion une loi toute neuve, votre tâche se borne à peser ses avantages ou ses inconvénients ; mais lorsqu’on vous présente un projet de loi tendant à améliorer une branche de l’administration publique, vos regards se portent naturellement vers cette branche entière de l’administration, pour l’examiner elle-même, pour comparer ce qu’on propose de changer avec ce que l’on conserve, et ce que l’on conserve avec ce qu’il serait à propos de changer ; cet examen, quel qu’en soit le résultat immédiat, a toujours le bon effet de jeter de précieuses lumières sur toutes les parties de l’administration. 

C’est ainsi que des débats qui ont eu lieu dans cette enceinte sur des lois particulières de finances, nous avons vu sortir cette vérité que notre nouveau système politique n’obtiendra toute sa stabilité qu’au moyen d’un système de finances complet, coordonné dans toutes ses parties, qui procure au gouvernement, dans ses transactions, les avantages qui accompagnent le crédit, et aux créanciers du gouvernement cette sûreté sans laquelle on ne peut se livrer à aucune entreprise favorable à la prospérité de l’État. 

De même la discussion de la loi sur la faculté de tester a fait de nouveau ressortir la nécessité de donner aux Français un Code civil, qui remplace l’immense fatras de lois par lesquelles nous sommes encore régis, et mette chaque citoyen à portée de connaître, par lui-même, la règle de toutes ses relations sociales. 

Aujourd’hui l’on vous présente un amendement à la loi sur la taxe d’entretien des routes. Je ne m’en plaindrai pas, puisqu’il porte une diminution dans le tarif de ce droit, et qu’il en exempte tout à fait les grains et farines dont la facile circulation est le plus sûr préservatif contre la disette. Mais sont-ce là toutes les améliorations que trois années d’expérience semblaient devoir indiquer ? Le projet suffit-il pour nous donner l’espérance de voir nos routes beaucoup plus belles, les voyageurs beaucoup moins vexés ? Je ne le pense pas. 

Le projet supprime la progression qui était établie sur le nombre des chevaux attelés à chaque charrette ; deux chevaux payaient dans une proportion plus grande qu’un seul ; trois chevaux payaient dans une proportion encore plus grande. Le but de cette progression était de décourager la grande surcharge des charrettes qui contribue tant à la dégradation des routes. Aujourd’hui que des portions considérables de nos chemins sont dégradées et que le voiturier est forcé d’augmenter le nombre de ses chevaux pour se tirer des mauvais pas, la progression devenait évidemment injuste, puisque la taxe d’entretien des routes devenait plus forte en raison de ce que les routes étaient plus mal entretenues : aussi j’applaudis à cette partie du projet. 

Remarquez cependant, Tribuns, qu’il détruit par là une garantie contre la surcharge des voitures, et qu’il ne la remplace par rien. 

Chez nos voisins, où l’on ménage beaucoup les chevaux, on s’est gardé, de tout temps, de régler ce qu’une charrette doit porter, par le nombre de chevaux dont elle est attelée ; on a craint, avec raison, que la cupidité des voituriers, se déterminant par des motifs d’un intérêt présent plutôt qu’éloigné, n’excédassent de fatigue ces pauvres animaux au risque de les conserver moins longtemps. En conséquence, en Angleterre, on a sur les grandes routes, près des villes, des espèces de bascules, composées de madriers, établies au niveau du sol, et sur lesquelles on fait passer les plus lourdes voitures. Par une opération fort simple, on sait ensuite leur poids à une livre près ; et si ce poids excède celui qui est autorisé par les règlements, la voiture est déchargée et paie une amende qui tourne au profit de la réparation des routes. 

D’autres dispositions du projet de loi pouvaient encore prévenir la dégradation que je crains de voir s’accroître. Elles pouvaient proscrire, ou du moins décourager, par un droit plus fort, les charrettes à deux roues que je regarde comme une des causes principales du défoncement de nos chemins, en ce qu’elles font porter sur deux points seulement un poids qui pourrait être réparti sur quatre. 

C’était une occasion de détruire un préjugé assez général parmi nous, où l’on est convaincu que le tirage est de moitié plus facile quand il y a moitié moins de roues ; tandis que, dans le fait, à égalité de charge, le tirage est à peu près le même, et son incommodité beaucoup plus gran de. On dit, il y a moitié moins de frottement ; mais l’on ne songe pas que l’intensité du frottement devient double : de sorte que tout le désavantage d’une voiture à quatre roues se réduit à l’augmentation qu’ajoute, à son propre poids, son train de devant ; désavantage bien contrebalancé par la commodité du tirage, surtout dans les descentes, et par le soulagement que cette forme procure aux chevaux. 

C’est en vain qu’on dirait que l’expérience de plusieurs siècles combat ce principe, que puisque cette méthode des charrettes à deux roues s’est perpétuée parmi nous de charron en charron, il faut bien qu’elle soit la meilleure. Je ne récuserai point cette autorité : je dirai seulement que la mécanique théorique a aussi pour elle l’autorité de l’expérience, et qu’en Angleterre où l’on a, comme on sait, fort approfondi tout ce qui tient au voiturage, on a absolument rejeté l’usage des charrettes à deux roues, et qu’on n’en voit plus depuis longtemps une seule dans ce pays-là. 

La facile circulation des hommes et des marchandises est tellement importante pour notre prospérité intérieure que je ne crains point, Tribuns, d’avoir abusé de vos moments en donnant rapidement mes vues sur cet objet. 

Il y a tant de lumières dans le corps chargé par la Constitution de la proposition de nos lois, qu’on devait en attendre des dispositions de ce genre favorables au perfectionnement de notre système administratif. La science ne paraîtra précieuse aux peuples, que par ses applications aux usages civils. 

Le gouvernement, dans son projet de loi, a fait disparaître une progression injuste dans le droit de passe. Je pense qu’il aurait dû étendre plus loin cette simplification. Ce droit est perçu proportionnellement à l’espace qu’on est censé avoir parcouru ; il n’est aucun de vous, Tribuns, qui n’ait été à portée de s’apercevoir combien cela compliquait cette perception : elle exige qu’on combine sans cesse ensemble les différentes espèces de voitures avec les différentes distances, et quand la route où se trouve la barrière se compose de la réunion de plusieurs routes, outre une complication plus grande, il en résulte encore la nécessité de déclarer au percepteur quelle est la route qu’on a suivie : l’une est assujettie à un droit moins fort que l’autre ; de là de fausses déclarations, de là des atteintes portées à la morale publique. 

Si on s’était borné à percevoir à chaque barrière un droit fixe pour chaque espèce de voiture, le tarif aurait été réduit à quatre ou cinq articles ; tout le monde aurait su positivement ce qu’il était tenu de payer à chaque barrière ; le percepteur n’aurait plus été forcé d’exhiber à chaque  voyageur l’immense pancarte de son tarif, et n’aurait plus été tenté peut-être de profiter de l’ignorance du villageois qui ne sait pas lire ; enfin il y aurait eu moins de ces rixes affligeantes qui ont signalé l’établissement des barrières. 

Dans ce cas, au lieu de fixer un droit pour chaque distance de cinq kilomètres, ainsi que le fait l’article premier du projet, il aurait suffi au législateur de fixer le minimum de la distance des barrières. C’est ainsi que cela se pratique dans les pays qui nous ont fourni l’idée de cette taxe. 

Le peu de temps qui nous a été laissé pour cette discussion ne m’a pas permis, mes collègues, d’examiner avec autant de soin que je l’aurais voulu les différentes parties qui composent cette loi ; mais au moins en ai-je dit assez pour qu’on puisse s’apercevoir qu’en abrogeant des dispositions favorables à la conservation des routes, elle ne contient aucune des améliorations que l’expérience pouvait indiquer. 

Je désire donc qu’elle soit reproduite avec des changements et, en conséquence, je vote son rejet.

A propos de l'auteur

Continuateur critique d'Adam Smith, Jean-Baptiste Say a proposé une nouvelle version de la doctrine classique, y intégrant notamment la figure de l'entrepreneur. Il a cherché à populariser l'économie politique par ses cours et par un Catéchisme (1821).

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