Oresme, père de la « finance éthique » (1355)

Extrait du Traité de la première invention des monnaies (ca 1355) par Oresme

CHAPITRE VIII

Les mutations des monnaies, en général

Il faut savoir avant tout que l’on ne doit jamais modifier sans une nécessité évidente les lois, statuts, coutumes ou ordonnances antérieures, quelles qu’elles soient, qui concernent la communauté. Bien mieux, selon Aristote, dans le second livre de la Politique, la loi ancienne positive ne doit pas être abrogée pour une nouvelle meilleure, à moins qu’il n’y ait une différence très notable entre elles, parce que de tels changements diminuent l’autorité de ces lois et le respect qu’elles inspirent, plus encore s’ils sont faits fréquemment. De là, en effet, naissent le scandale, les murmures dans le peuple et le danger de désobéissance. A plus forte raison si de tels changements rendaient la loi pire, car ces changements seraient alors intolérables et injustes.

De fait, le cours et le prix des monnaies dans un royaume doivent être pour ainsi dire une loi, un règlement ferme. […] C’est pourquoi Aristote, dans le cinquième livre des Ethiques, parlant de la monnaie, déclare : « Elle tend toutefois à une plus grande stabilité. »

[…] Donc, il est bon de traiter chacune de ces façons pour les éclairer et de rechercher par la raison si, par l’une d’elles, la monnaie peut être muée à bon droit et quand, et par qui, et comment, et pourquoi.

CHAPITRE IX

La mutation du type de la monnaie

On peut renouveler le type imprimé ou empreinte de la monnaie de deux manières […]ou bien c’est parce [que le prince] veut fabriquer plus de monnaie afin d’en retirer plus de gain, selon ce qui a été dit au chapitre VII, et c’est là de la cupidité dépravée, au préjudice et au détriment de toute la communauté.

CHAPITRE X

La mutation de la proportion des monnaies

[…] ce monopole des monnaies serait encore plus véritablement tyrannique parce qu’il serait plus involontaire, non nécessaire à la communauté et particulièrement dommageable.

[…] C’est pour cette raison, et pour que le prince ne puisse pas feindre avec malveillance que la mutation de la proportion des monnaies a la cause indiquée dans le présent chapitre, qu’il revient à cette seule communauté d’apprécier si et quand et comment et jusqu’où doit être mutée cette proportion, et que le prince ne doit en aucune façon usurper ce droit.

CHAPITRE XI

La mutation de l’appellation de la monnaie

Comme on l’a dit au chapitre IV, les monnaies ont parfois des appellations ou noms contingents qui les désignent d’après l’auteur ou le lieu du monnayage et qui ne nous concernent pour ainsi dire pas ici, ou peu. Mais il y en a d’autres plus essentiels et spécifiques à la pièce comme denier, sou, livre et autres semblables qui indiquent le prix ou le poids […]

On ne doit donc précisément jamais faire cette mutation de l’appellation, et le prince surtout ne doit en aucun cas s’y risquer.

CHAPITRE XII

La mutation du poids des monnaies

[…] le prince, par ce moyen, peut acquérir pour lui l’argent d’autrui.

C’est pourquoi des richesses ainsi réunies aux dépens de leur propriétaire se consument bientôt parce que, comme dit Cicéron , « bien mal acquis ne profite pas ».

CHAPITRE XIII

La mutation de la matière des monnaies

Ou bien la matière de la monnaie est simple, ou bien elle est alliée : c’est ce qui ressortait du chapitre III.

C’est pourquoi, lorsqu’on fait un alliage de ce type, ou de la monnaie noire, la communauté doit préserver par devers elle, dans un lieu public ou dans plusieurs, un exemplaire de cette proportion et de la qualité de l’alliage, pour éviter les dangers, c’est-à-dire afin que le prince (qu’il s’en garde !) ou les monnayeurs ne falsifient pas secrètement cet alliage.

CHAPITRE XV

Le gain que le prince tire de la mutation de la monnaie est injuste

Il me semble que la cause première et dernière pour laquelle le prince veut s’emparer du pouvoir de muer les monnaies, c’est le gain ou profit qu’il peut en avoir, car autrement, c’est sans raison qu’il ferait des mutations si nombreuses et si considérables. Je veux donc encore montrer plus à fond qu’une telle acquisition est injuste.

[…] tout ce qu’un prince fait aux dépens de la communauté est une injustice et le fait, non d’un roi, mais d’un tyran, comme dit Aristote. […]

Il est vraisemblable que, si cela était permis, lui ou ses successeurs continueraient ainsi, ou de leur propre mouvement ou poussés par des conseillers, parce que la nature humaine incline et tend à s’enrichir toujours davantage quand elle peut le faire facilement. Ainsi, le prince pourrait enfin attirer à lui presque tout l’argent ou les richesses de ses sujets et les réduire à la servitude, ce qui serait faire entièrement preuve de tyrannie et même d’une vraie et parfaite tyrannie, comme il ressort des philosophes et des histoires des anciens.

CHAPITRE XVII

Le gain dans la mutation de la monnaie est pire que l’usure

Il y a trois manières, me semble-t-il, par lesquelles on peut tirer du gain de la monnaie sans l’employer selon son usage naturel : la première, c’est par l’art du changeur, dépôt ou commerce des monnaies ; la deuxième, c’est l’usure ; la troisième, la mutation de la monnaie. La première manière est vile, la deuxième mal, la troisième pire. Aristote fit mention des deux premières et non de la troisième, parce qu’en son temps une telle perfidie n’avait pas encore été inventée.

Que la première soit vile et blâmable, Aristote le prouve […]

Pour l’usure, il est tout à fait certain qu’elle est mauvaise, détestable et inique, et cela découle des Saintes Ecritures. Mais il reste à montrer maintenant que faire du gain lors d’une mutation de la monnaie est encore pire que l’usure. En effet, l’usurier remet son argent à quelqu’un qui le reçoit volontairement et qui peut ensuite en tirer parti pour subvenir à ses besoins. Ce qu’on lui donne en plus du capital, c’est par un contrat volontaire entre les parties. Mais, dans une mutation indue de la monnaie, le prince ne fait rien d’autre que prendre, sans leur accord, l’argent de ses sujets, en interdisant le cours de la monnaie antérieure, meilleure et que tous préféraient à la mauvaise, pour leur rendre ensuite un argent moins bon, en l’absence de toute nécessité et sans que cela puisse avoir une quelconque utilité pour eux. Lors même qu’il la fait meilleure qu’avant, c’est cependant pour qu’elle soit dépréciée par la suite, et qu’il leur attribue moins, à valeur égale, de la bonne que ce qu’il avait reçu de l’autre. De toute façon, il en retient une partie pour lui. Donc, dans la mesure où il reçoit plus d’argent qu’il n’en donne, à l’encontre de l’usage naturel de celui-ci, cet accroissement est comparable à l’usure elle-même, mais elle est pire que l’usure en ce qu’elle est moins volontaire ou qu’elle s’oppose plus à la volonté des sujets, sans que cela puisse leur profiter, et en l’absence complète de toute nécessité. Puisque le gain de l’usurier n’est ni aussi élevé ni en général préjudiciable à autant de gens que l’est celui-ci, imposé à toute la communauté contre ses intérêts avec non moins de tyrannie que de fourberie, je me demande si l’on ne devrait pas l’appeler plutôt brigandage despotique ou exaction frauduleuse.

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