Dupont de Nemours adversaire de l’inflation monétaire

Les questions monétaires n’interpellent pas seulement les économistes au stade de leur résolution théorique. Lorsqu’au gré des nécessités politiques, elles se retrouvent débattues par le plus grand nombre, la voix de l’économie politique se doit d’être portée, afin qu’au-dessus des cris des préjugés et des slogans des idéologues, se fasse entendre le doux son de la science. Les mois qui précédèrent l’introduction des Assignats, qui ruinèrent le peuple français quelques années plus tard, illustrent éloquemment la nécessité de diffuser, partout, le bon sens économiste.


Le bon sens économiste : Dupont de Nemours et les Assignats

par Benoît Malbranque

(Laissons Faire, n°1, juin 2013)

 

Pendant les décennies suivant l’effondrement du système de Law, l’Europe entière retint la leçon de ce désastre. On regarda la monnaie papier avec crainte et suspicion. Non sans intelligence, les Parisiens disaient alors avec cet air malin qu’ils conservèrent toujours : « Tu nous promets beaucoup, Régent. / Est-ce en papier, est-ce en argent ? ».  [1] Ce rejet avait bien sûr pénétré les élites du temps. Mirabeau, le fils, condamna cette invention en ces termes : « Tout papier-monnaie est une orgie du despotisme en délire ! » [2] C’était un rejet comme on en fait rarement. Et pourtant, peu après la Révolution, au milieu des restes de ce rejet pourtant universel, la France, encore elle, succomba à nouveau aux sirènes de la monnaie-papier. Vinrent en effet les Assignats.

Les Assignats flouèrent ce peuple même qui, soixante-dix ans auparavant, avait subi dans sa chair les blessures causées par l’introduction du papier monnaie. Les élites, et le peuple tout entier, succombèrent une deuxième fois aux sirènes qui venaient de causer son naufrage. On ne peut pas dire que la France n’avait rien pour s’en prémunir. L’Assemblée, à cette époque, était remplie des esprits les plus compétents et les plus sains qu’on y pu mettre : les Mirabeau, Sieyès, Dupont de Nemours, Talleyrand, Bailly, Necker, etc. Et pourtant, dans sa grande majorité, cette Assemblée resta aveugle à l’évidence. Même un homme aussi intègre, aussi brillant, et aussi au fait de l’histoire de son siècle que Mirabeau, l’homme que la Révolution allait bientôt élever au rang de héros national, même cet homme, pressé par les nécessités, alerté par la désolation intérieure, sensible, certainement, à la misère du peuple, même cet homme, donc, chercha à nouveau dans le papier monnaie la solution de tous les maux.

La France faisait à nouveau l’expérience des difficultés financières les plus profondes. La banqueroute semblait inévitable, et pourtant tous voulaient l’éviter. Il y avait bien sûr des solutions disponibles. Il était possible de remettre de l’ordre aux finances publiques en vendant des parties de l’immense patrimoine de l’État, en restreignant les folies dépensières héritées des temps passés, et en simplifiant le régime fiscal de la nation, mais c’était là des mesures difficiles, aussi pénibles à annoncer qu’à appliquer.

Le gouvernement de la France voulait des solutions plus rapides, des recouvrements immédiats, des plans dans le genre de ceux que la langue anglaise rend si bien par l’expression « get-rich-quick scheme ». C’est dans le papier monnaie qu’on cru la trouver. La France était riche en terres et en hommes travailleurs, disait-on, mais ce dont elle manquait, c’était un moyen de circulation.

Le début de l’année 1790 vit ainsi l’arrivée à l’Assemblée des débats sur une émission monétaire. On entendit les premières plaintes, les premiers avertissements. Ils furent sans effets. Les représentants du clergé jetèrent sur les défenseurs du papier-monnaie des menaces de damnation, mais leurs appels n’exprimaient que trop les intérêts particuliers de leur ordre, et, de ce fait, ils ne furent pas entendus. Certains dirent qu’une fois la première émission permise, une autre suivrait inévitablement, puis une autre, et ainsi de suite jusqu’à l’effondrement. Ils ne conquirent pas davantage l’attention des députés.

Les défenseurs du papier-monnaie étaient nombreux. Outre Mirabeau, qui s’y rangea finalement, on comptait, parmi les plus expressifs : l’Abbé Goutes, Chabroud, Dorisy, Becquet, ainsi que Royer, l’auteur des « Réflexions d’un citoyen patriote sur l’émission des Assignats ».

Les opposants, eux, firent des discours, écrivirent des pamphlets, espérant convaincre. Parmi ces derniers, une brochure fut particulièrement retentissante. Elle venait d’un vieil homme respecté, écouté, et grand connaisseur des questions économiques. Il s’agissait de Dupont de Nemours.

Pierre Samuel Dupont de Nemours, né à Paris en 1739, avait déjà eu une carrière bien remplie. Proche de François Quesnay, auquel il se rallia avec enthousiasme dès l’âge de 24 ans,  il fut l’une des plus brillantes lumières d’un mouvement physiocratique qui en contenait pourtant de nombreuses. Il dirigea le journal de l’école, les Ephémérides du citoyen, et compila l’ouvrage Physiocratie (1768) qui marqua un tournant dans la diffusion de leurs idées et offrit un terme scientifique pour nommer leur mouvement. Il fut l’auteur de nombreux écrits économiques destinés à populariser ce qu’il appelait la « science nouvelle ».

Devenu député sous la Constituante, Dupont de Nemours avait donc écrit une brochure contre les Assignats, et l’avait signé par la mention : « par un ami du peuple ». Il y démontrait que la création des assignats constituait une augmentation de la quantité de monnaie, et que, ainsi, elle aurait pour seule conséquence d’augmenter les prix.

Il commençait par rappeler que le prix est la quantité de monnaie qu’il faut pour acheter tel ou tel produit, et de là il concluait que l’émission d’assignats produirait une hausse des prix.

« Le prix du pain, du vin, des autres denrées, et de toutes les marchandises, est fixé par la quantité d’écus qu’il faut donner pour avoir un septier de blé, ou un muid de vin, ou une quantité quelconque d’une autre denrée. »

« On veut mettre autant d’assignats  qu’il y a d’argent dans le royaume, c’est donc comme si on doublait la quantité de l’argent. Ceux qui proposent de faire pour deux milliards d’assignats, et qui font leurs embarras comme s’ils étaient de bons citoyens, ont donc pour objet de faire monter le pain de quatre livres à vingt sous, la bouteille de vin commun à seize, la viande à dix-huit sous la livre, et les souliers à douze livres. »

Après avoir proposé de remplacer les Assignats par de simples quittances de finance, destinées uniquement à payer les biens du clergé, il jetait avec force :

« Les assignats sont BONS pour LES GENS RICHES qui ont beaucoup de dettes à payer au pauvre peuple, qui voudraient bien lui donner du papier, tel quel, au lieu d’écus. » [3]

Dans ces quelques pages, il insistait donc sur deux points : 1- que la création monétaire supplémentaire n’aurait d’autre effet que de faire hausser les prix ; 2- que l’Etat et les gens riches seraient les seuls bénéficiaires.

La brochure eut un débit considérable. Le succès étant manifeste, elle fut lue devant l’Assemblée, sans mention du nom de l’auteur. C’est alors que Dupont de Nemours avoua sa paternité :

« Je déclare que je suis le citoyen qui a fait cette brochure. Je n’ai pas voulu y mettre mon nom parce que je craignais, comme député, de lui donner trop d’importance, et j’ai mis ce titre d’ami du peuple, parce que je me crois digne de le porter. Il m’a paru que ce n’était point abuser de la liberté de la presse que de prévenir le peuple par des raisons sensibles, par des vérités claires et mises à sa portée, sur un projet qui me semble si désastreux. Si on me croit coupable, je me soumets à la peine que l’assemblée pourra m’imposer, je me soumets à la poursuite devant les tribunaux. » [4]

L’influence de cette brochure fut sensible. Peu à peu, les opposants aux Assignats se mirent à utiliser les arguments de Dupont de Nemours, et à se réclamer de son autorité. Ils regagnèrent en énergie. Maury rappela l’expérience de Law, et fit la prédiction que les mêmes causes produiront les mêmes effets. Son argumentaire embarrassa bien les défenseurs du papier monnaie. Cazalès, Le Brun, Boislandry, et d’autres, firent également de vifs discours contre les assignats.

Seulement, à l’extérieur de l’Assemblée, les difficultés économiques continuaient. L’industrie était languissante, et le commerce semblait avancer au ralenti. L’Assemblée voulait un palliatif rapide. Les Assignats devaient être émis. En avril, un décret autorisa l’émission de 400 millions de livres en assignats.

Les avertissements de Dupont de Nemours et des autres n’avaient pas été entièrement ignorés. Les craintes nourries qu’ils avaient déposées dans les esprits des citoyens français forcèrent les partisans des Assignats à préciser constamment qu’il ne s’agissait plus de la banque malheureuse de John Law. Ils tachèrent d’en convaincre le peuple. L’Assemblée publia ainsi une « Adresse de l’Assemblée nationale aux François, sur l’émissions des assignats-monnaie », persuadée, sans doute, que le peuple verrait cette émission d’un mauvais œil. On y expliqua qu’une monnaie de papier reposant uniquement sur la confiance était une folie, mais que, en l’occurrence, les Assignats étaient soutenus par un gage sur les biens du clergé.

L’Adresse contenait ces mots :

« Un papier monnaie sans valeur effective (et il ne peut en avoir aucune, s’il ne représente des propriétés spéciales) est inadmissible dans le commerce, pour concourir avec les métaux qui ont une valeur réelle et indépendante de toute convention. Voilà pourquoi le papier-monnaie qui n’a eu pour base que l’autorité, a toujours causé la ruine des pays où il a été établi. Voilà pourquoi les billets de banque de 1720, après avoir causé les plus grands malheurs, n’ont laissé que d’affreux souvenirs. L’Assemblée Nationale n’a pas voulu vous exposer à ce danger ; aussi, lorsqu’elle donne aux Assignats une valeur de convention obligatoire, ce n’est qu’après leur avoir assuré une valeur réelle, une valeur immuable, une valeur qui leur permet de soutenir avantageusement la concurrence avec les métaux eux-mêmes. » [5]

Les doutes se dissipèrent. Les opposants étaient désarmés, ou, en tout cas, ils semblaient l’être aux yeux peu avertis du public, et on oublia quelques temps leurs avertissements. Et pourtant, si les Assignats avaient été conçus pour soulager la détresse financière de la France, et si certains esprits purent croire, dans les premières semaines, qu’ils allaient y parvenir, cette illusion s’effaça vite de toutes les têtes. Cinq mois après l’émission initiale, la France était à nouveau aux proies aux plus grandes difficultés, et comme au bord de la faillite. C’est alors qu’on sombra dans l’éternel piège : une nouvelle émission d’assignats fut proposée. Après des débats acharnés, la décision fut prise : le 29 septembre 1790, une nouvelle émission de quelques 800 millions d’assignats fut votée.

À chaque nouvelle émission, les prix augmentaient, et le commerce se réveillait pour retomber immédiatement dans sa langueur. Chaque fois des cris réclamaient de nouvelles émissions d’assignats. Ces demandes furent acceptées. En juin 1791, 600 nouveaux millions furent émis. En décembre, on entendait à nouveau à l’Assemblée qu’ « il n’y a pas suffisamment de monnaie en circulation », dans un discours qui reçut des applaudissements nourris. En décembre 1791 eut lieu une nouvelle émission d’assignats. La valeur des assignats chuta d’un tiers.

En avril 1792, on comptait déjà cinq émissions d’assignats, pour un total de 24 milliards. Des nouvelles émissions eurent lieu à quelques mois d’intervalle, et, à la fin de l’année, le total était de 28 milliards. La machine s’emballa alors, et de nouvelles émissions eurent lieu mensuellement. Les imprimeries tournèrent à plein régime, et vers la fin de l’année, les assignats ne valaient déjà plus que la moitié de leur valeur initiale. Une paire de chaussures qui, en 1790, valait 5 francs, en valait désormais 200. Dupont de Nemours l’avait parfaitement prévu.

Il avait aussi prévu que le peuple serait le premier à en souffrir, et que seuls certains riches en profiteraient. Et, là encore, les faits lui donnèrent raison. Enchérissant le pain, et toutes les denrées de première nécessité, la hausse des prix affectait la totalité du peuple, et notamment les travailleurs, qui n’avaient pas vu leurs salaires augmenter en proportion. Seuls quelques habiles financiers parvenaient à maintenir leur revenu réel, voire à s’enrichir.

Puis vinrent les mesures autoritaires : réquisitions, expropriations, et fixation des prix. Car, en effet, les prix avaient tellement été augmentés suite à l’extrême dévaluation monétaire, que l’État n’avait plus qu’une seule solution : imposer des maximums. C’est ce qu’il fit en effet. Pendant ce temps, la masse des assignats continuait à croître.

C’est alors qu’au milieu de cette profusion monétaire commença le déclin. En décembre 1795, 100 francs en assignats ne valaient déjà plus que 50 centimes. Au début de l’année 1796, après que quelque 40 milliards en assignats aient été émis, on accepta de reconnaître la portée de la dévaluation. Les assignats ne valaient plus rien. Du simple papier. Ils finirent par être détruits. Les masses avaient été pillées à cause des rêves de quelques utopistes. Cette fin malheureuse était prévisible, et avait été bien prévue par tous les adversaires des assignats.

L’appel de Dupont de Nemours n’avait pas été écouté. Il avait prévenu du danger du papier-monnaie : ce danger se matérialisa. En « ami du peuple », selon le titre justifié qu’il s’était donné, il avait prévu l’augmentation des prix : elle eut lieu également, féroce et pillarde.

Des années plus tard, bien après l’effondrement des assignats, l’Assemblée mit au débat la question de la création d’une banque de France, entièrement dans les mains de l’État. Dupont de Nemours leur cria à nouveau son opposition :

« Ne vous préparez pas des regrets analogues à ceux qui tourmentèrent mes collègues de l’Assemblée constituante. On rejeta dans le temps la proposition que j’avais faite de n’employer les assignats qu’au paiement des biens nationaux et de n’en pas faire une monnaie courante. Aujourd’hui l’on dit : Ah! si nous avions écouté Dupont de Nemours ! » [6]

Il ne fut pas davantage écouté.

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[1] Cité par Frédéric Passy, Histoire d’une pièce de cinq francs et d’une feuille de papier, 1909, p.48

[2] Mirabeau, lettre à Cerutti, janvier 1789.

[3] Pierre Samuel Dupont De Nemours, Effets des assignats sur le prix du pain, 1790. Voir aussi : Opinion de M. Dupont, Député de Nemours, sur le projet de créer pour dix-neuf cents millions d’Assignats-Monnaie, sans intérêt, exposée à l’Assemblée Nationale, le 25 septembre 1790.

[4] Cité dans Léonce de Lavergne, Les économistes français du XVIIIe siècle, 1870, p.404

[5] Adresse de l’Assemblée Nationale aux François, sur l’émission des assignats-monnaie, Imprimerie Nationale, avril 1790, p.10

[6] Cité dans Léonce de Lavergne, Les économistes français du XVIIIe siècle, Guillaumin, 1870, p.415

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