Philosophie rurale ou Économie générale et politique de l’agriculture

Philosophie rurale ou Économie générale et politique de l’agriculture (1763), par le marquis de Mirabeau. — Texte intégral.


PHILOSOPHIE RURALE,

OU

ÉCONOMIE

GÉNÉRALE ET POLITIQUE

DE L’AGRICULTURE.

RÉDUITE à l’ordre immuable des Lois physiques et
morales, qui assurent la prospérité des Empires.

À AMSTERDAM,

Chez LES LIBRAIRES ASSOCIÉS.

M. DCC. LXIII.


PRÉFACE

 

 

 

Hoc opus, hoc studium parvi properemus & ampli

Si patriœ volumus, si nobis vivere cari.

HORACE, Épît. 3, Liv. I

Un homme a imaginé et expliqué le Tableau qui peint aux yeux la source, la marche et les effets de la circulation, et en a fait le précis et la base de la Science économique, et la boussole du Gouvernement des États. Un autre a développé le fruit de l’arbre de vie, et l’a présenté aux humains. Ce dernier les a invités en ces termes à le se conder dans son travail : qu’ils fassent une épreuve, qu’ils tentent de faire une explication à leur manière. C’est en effet ce qu’un troisième ose tenter ; il s’est échafaudé du travail de ses Devanciers, il s’est approprié leurs Ouvrages, il y a joint ses propres études, et du tout ensemble il a fait une nouvelle explication, non par un essort de l’amour propre qui tirerait ici ses armes de bien loin, mais par respect pour cet immortel et recommandable Ouvrage, et par devoir pour ses Contemporains.

Il n’y a certainement rien à ajouter à la première explication du côté de l’étendue des résultats, et du lumineux des vues qui embrassent tout le Régime économique et toute la Science politique. Mais on peut, je crois, développer les uns et corroborer les autres, si propres à embrasser en un même faisceau toutes les notices qui nous sont survenues depuis. La vérité une fois saisie a cela d’avantageux, que chaque nouveau développement lui prête plus de clarté et plus de lustre. Chaque rejet est une nouvelle branche qui décore la tige et qui facilite la récolte de ses fruits.

Dirai-je plus, un trait de lumière présenté d’abord confusément à mon âme, nourri ensuite et développé par l’étude et l’application à ne point perdre de vue ce fanal universel, m’a fait concevoir la possibilité de résoudre, par le moyen de cette règle confiante, toutes les incertitudes des opinions dont l’esprit humain est combattu, d’arriver au port de la Vérité morale par le développement des Vérités Physiques, de découvrir enfin l’excellence entière et démontrée des lois de l’Éternel, par l’inspection seule du cannevas de ses œuvres matérielles. Et pourquoi un tel espoir serait-il téméraire ; puisque le terme en est d’être plus soumis et plus reconnaissant ?

Cette idée seule m’a donné des ailes, la fidélité à cette impulsion première m’a valu, je l’ose dire, la vue du Sphinx. J’ai vérifié que notre bon Maître, notre Instituteur ne nous ordonnait que la fidélité, le consentement et l’accession aux lois physiques de la nature, aux lois de la jouisance, de la renaissance et de la prospérité. Ainsi le grain de blé, miroir aussi parlant de la sagesse, de la grandeur et de la bonté divine, que les astres et les mondes à l’infini, peut ouvrir à qui le considère humblement, avec sagacité et constance, la carrière des merveilles de la nature et de son auteur, tandis que l’esprit humain, livré à ses propres forces et perdant de vue son seul et digne guide, la nature, n’enfante que des idées abstraites et générales, et se perd dans la foule des phantômes de son imagination.

Tel fut le principe des erreurs de l’esprit humain, source féconde de tous les malheurs de l’humanité. Au milieu d’une nuée de prestiges sans cesse renaissans, l’homme toujours avide de bonheur, s’en écarte d’autant plus qu’il prend un essor plus imaginaire ; il croit chercher la vérité, il n’enfante, il ne suit que des mensonges ; incertain et vacillant dans sa route, il s’épuise, il se lasse, et quand le découragement l’arrête, son orgueil le flatte encore d’avoir présidé au choix de son enfer. Il s’enveloppe et se noye dans la mer ténébreuse et inconstante du Pirrhonisme, il renonce à ľusage de ses sens, il veut s’épargner les recherches de détail, et son imagination l’entraîne dans le vide immense des visions métaphysiques.

Au milieu de cet océan de prestiges qui ont plus défiguré le culte spirituel, que tous les mensonges du Paganisme ne défigurèrent autrefois le culte positif, il a paru de grands et lumineux météores extraits de la lumière naturelle et inextinguible que l’Être Suprême versa et entretient dans nos cœurs. Les hommes ont toujours senti par leurs vertus et par leurs crimes, par leurs assections et par leurs remors, que le bien et le mal moral existaient et étaient étroitement liés avec le bien et le mal physique. De grands et forts génies ont analysé ce sentiment, en ont développé les principes et les règles ; mais en instruisant les hommes, ils n’ont guidé qu’un petit nombre de Sectateurs. Pourquoi cela ? C’est qu’ils ont peu étudié eux-mêmes d’après nature, ils ont raisonné à parte mentis & non à parte rei ; ils n’ont cavé, conçu, instruit que selon la marche de leur esprit, et non selon les objets réels ; ils n’ont parlé qu’à l’âme et à ses désirs, et non à l’homme et à ses besoins réels. Non seulement ils ne pouvaient attacher à demeure les hommes à la fiction du désintéressement et de l’apathie, mais encore ils ne pouvaient être assurés de tenir la base inébranlable de leurs spéculations ; car le bon sens et l’expérience leur prouvent sans cesse, que le fanatisme du détachement et de l’insensibilité mal conçus est très répréhensible.

Vous pensez et vous sentez ainsi que vous dites, peut-on répliquer à un Philosophe moral, à Socrate lui-même ; mais je sens et je pense autrement : la force, la prudence, la générosité, la gratitude, vous semblent des vertus ; et moi, je ne vois dans la force qu’une exubérance des esprits vitaux, qui doit échouer d’autant plus sûrement contre ce qu’elle ne connaît pas, qu’elle se croit plus supérieure à toute opposition habituelle ; dans la prudence, qu’un contrepoids tissu d’aspects d’inconvénients, et un empêchement à la décision, qui est ce qui agit ici-bas ; dans la générosité, qu’enflure et bravade ; dans la gratitude fastueuse, que duperie qui oublie son intérêt présent pour se souvenir de son intérêt passé. Ainsi tout homme peu délicat au mentir à soi et aux autres, peut embrouiller et obscurcir les matières les plus décidées au sentiment d’un cœur pur, au résultat d’un entendement sain. Quel parti prendre donc avec l’humanité pour l’enrôler et la retenir sous les étendards de la raison : c’est de l’arrêter par des liens puissants à la découverte de la vérité physique. Ou je me trompe fort, ou c’est là le moyen de l’empêcher de s’échaper.

L’ordre a été longtemps considéré par tous les vrais Philosophes comme le point central et de ralliement de la vraie sagesse. Je n’ai pu lire sans émotion et admiration, ce qu’un de nos plus beaux génies, le P. Malebranche, a pensé et écrit sur cette matière ; et quelque désavantageuse que puisse être la comparaison de la beauté de son style avec la négligence du mien, le motif qui me fait agir est trop au-dessus de ces petites affections, pour que je me refuse à l’opportunité de mettre sous les yeux de mes Lecteurs, l’exposition des connaissances sublimes de ce grand homme. Écoutons-le parler lui-même. Traité de Morale, première Partie, Chapitre II.

« L’amour de l’ordre n’est pas seulement la principale des Vertus Morales, c’est l’unique Vertu : c’est la Vertu mère, fondamentale, universelle. Vertu qui seule rend vertueuses les habitudes, ou les dispositions des esprits. Celui qui donne son bien aux pauvres, ou par vanité, ou par une compassion naturelle, n’est point libéral, parce que ce n’est point la raison qui le conduit, ni l’ordre qui le règle ; ce n’est qu’orgueil, ou que disposition de machine. Les Officiers qui s’exposent volontairement aux dangers, ne sont point généreux, si c’est l’ambition qui les anime ; ni les soldats, si c’est l’abondance des esprits et la fermentation du sang. Cette prétendue noble ardeur n’est que vanité ou jeu de machine : il ne faut souvent qu’un peu de vin pour en produire beaucoup. Celui qui souffre les outrages qu’on lui fait, n’est souvent ni modéré ni patient. C’est sa paresse qui le rend immobile, et sa fierté ridicule et stoïcienne qui le console, et qui le met en idée au-dessus de ses ennemis : ce n’est encore que disposition de machine, disette d’esprits, froideur de sang, mélancolie. Il en est de même de toutes les Vertus. Si l’amour de l’ordre n’en est le principe, elles sont fausses et vaines, indignes en toutes manières d’une nature raisonnable, qui porte l’image de Dieu même, et qui par la Raison a société avec lui. Elles tirent leur origine de la disposition du corps ; l’Esprit Saint ne les forme point : et quiconque en fait l’objet de ses désirs et le sujet de sa gloire a l’âme basse, l’esprit petit, le cœur corrompu. Mais quoi qu’en pense une imagination révoltée, ce n’est ni bassesse, ni servitude que de se soumettre à la Loi de Dieu même. Rien n’est plus juste que de se conformer à l’ordre. Rien n’est plus grand que d’obéir à Dieu. Rien n’est plus généreux que de suivre constamment, fidèlement, inviolablement le parti de la raison ; non seulement lorsqu’on le peut suivre avec honneur, mais principalement lorsque les circonstances des temps et des lieux sont telles, qu’on ne le peut suivre que couvert de confusion et de honte. Car celui qui passe pour fou, en suivant la raison, l’aime véritablement. Mais celui qui ne suit l’ordre que lorsqu’il brille aux yeux du monde, ne cherche que la gloire ; et quoiqu’alors il paraisse lui-même tout éclatant aux yeux des hommes, il est en abomination devant Dieu.

II. Je ne sais si je me trompe, mais il me semble qu’il y a bien des gens qui ne connaissent guères la véritable Vertu ; et que ceux-mêmes qui ont écrit sur la Morale, n’ont pas toujours parlé fort clairement et fort juste. Certainement tous ces grands noms, qu’on donne aux Vertus et aux Vices, reveillent plutôt dans l’esprit des sentimens confus que des » idées claires. Mais comme ces se ntimens touchent l’ame, » et que les idées abstraites, quoique claires en elles-mêmes, ne répandent la lumière que dans les esprits attentifs ; les hommes demeurent presque toujours très contents de ces mots qui flattent les sens et les passions, et qui laissent l’esprit dans les ténèbres. Ils s’imaginent qu’un discours est d’autant plus solide, qu’il frappe plus vivement l’imagination ; et ils regardent comme des spectres et des illusions ces raisonnemens exacts, qui disparaissent dès que l’attention nous manque : semblables aux enfants, qui jugeant des objets par l’impression qu’ils font sur leurs sens, s’imaginent qu’il y a plus de matière dans la glace que dans l’eau ; et dans l’or et les métaux pesants et durs, que dans l’air qui les environne sans se faire presque sentir.

III. D’ailleurs tout ce qui est familier ne surprend point, on ne s’en défie point, on ne l’examine point. On croit toujours bien concevoir ce qu’on a dit, ou ce qu’on a oui dire plusieurs fois, quoiqu’on ne l’ait jamais examiné. Mais les vérités les plus solides et les plus claires donnent toujours de la défiance lorsqu’elles sont nouvelles. Aussi un mot obscur et confus paraît clair, quelque équivoque qu’il fait, pourvu que l’usage l’autorise ; et un terme qui ne renferme aucune équivoque, paraît obscur et dangereux, lorsqu’on ne l’a pas oui dire à des personnes pour lesquelles on a de l’amitié ou de l’estime. Cela est cause que les termes de Morale sont les plus obscurs et les plus confus ; et ceux-là principalement qu’on regarde comme les plus clairs, à cause qu’ils sont les plus communs. Tout le monde, par exemple, s’imagine entendre bien la signification de ces termes, aimer, craindre, honorer, charité, humilité, générosité, orgueil, envie, amour propre. Et si on voulait même attacher des idées claires à ces termes, et à tous les noms qu’on donne aux Vertus et aux Vices, outre que cela suppose plus de connaissance qu’on ne croit, on prendrait assurément la voie la plus confuse et la plus embarrassée de traiter la Morale. Car on verra dans la suite que pour bien définir ces termes, il faut déjà comprendre clairement les principes de cette Science, et même être Savant dans la connaissance de l’homme.

IV. Un des plus grands défauts qui se remarque dans les Livres de Morale de certains Philosophes, c’est qu’ils confondent les devoirs avec les Vertus, ou qu’ils donnent des noms des Vertus aux simples devoirs : de sorte que, quoi qu’il n’y ait proprement qu’une Vertu, l’amour de l’ordre, ils en produisent une infinité. Cela met la confusion partout, et embarasse tellement cette Science, qu’il est assez difficile de bien comprendre ce qu’il faut faire pour être parfaitement homme de bien.

V. Il est visible que la Vertu doit rendre vertueux celui qui la possède ; et cependant un homme peut s’acquitter de ses devoirs, faire avec facilité des actions d’humilité, de générosité, de libéralité, sans avoir aucune de ces Vertus. La disposition à s’acquitter de tel de ses devoirs, n’est donc pas proprement Vertu, sans l’amour de l’ordre. Lorsqu’on s’acquitte de ses devoirs, on est vertueux aux yeux des hommes : lorsqu’on fait part de son bien à son ami, on paraît libéral et généreux ; mais on n’est pas toujours tel qu’on paraît ; et celui qui ne manque jamais aux devoirs extérieurs de l’amitié, que l’ordre, qui seul est notre loi inviolable, ne l’empêche, quoiqu’il paraisse quelquefois ami infidèle, il est plus véritable et plus fidèle ami, ou du moins il est plus vertueux et plus aimable que ces amis emportés qui sacrifient aux passions de leurs amis, leurs parents, leur vie, leur salut éternel.

VI. Il ne faut pas confondre la vertu avec les devoirs, par la conformité des noms. Cela trompe les hommes. Il y en a qui s’imaginent suivre la vertu, quoiqu’ils ne suivent que le penchant naturel qu’ils ont à remplir certains devoirs ; et comme ce n’est nullement la raison qui les conduit, ils sont effectivement vicieux dans l’excès, lorsqu’ils pensent être des héros en vertu. Mais la plupart trompés par cette même confusion de termes, et par la magnificence des noms, se confient en eux-mêmes, s’estiment sans sujet, et jugent souvent très mal des personnes les plus vertueuses : parce qu’il ne se peut pas faire que les gens de bien suivent longtemps ce que l’ordre leur prescrit, sans manquer, selon les apparences, à quelque devoir essentiel. Car enfin pour être prudent, honnête, charitable aux yeux des hommes, il faut quelquefois louer le vice, ou presque toujours se taire lorsqu’on l’entend louer. Pour être estimé libéral, il faut être prodigue. Si l’on n’est téméraire, on ne passe guères pour vaillant homme ; et celui qui n’est point superstitieux, ou crédule, quelque piété qu’il ait, passera sans doute pour un libertin dans les esprits superstitieux, ou trop crédules.

VII. Certainement la raison universelle est toujours la même : l’Ordre est immuable ; et cependant la morale change selon les pays et selon les temps. C’est vertu chez les Allemands que de savoir boire : on ne peut avoir de commerce avec eux si l’on ne s’enivre. Ce n’est point la raison, c’est le vin qui lie les Sociétés, qui termine les accommodements, qui fait les contrats. C’est générosité parmi la Noblesse que de répandre le sang de celui qui leur a fait quelqu’injure. Le Duel a été longtemps une action permise, et comme si la raison n’était pas digne de régler nos différents, on les terminait par la force : on préférait à la loi de Dieu même, la loi des brutes, ou le sort. Et il ne faut pas s’imaginer que cette coutume ne fût en usage que parmi des gens de guerre, elle était presque générale ; et si les Ecclésiastiques ne se battaient pas par respect pour leur caractère, ils avaient de braves champions qui les représentaient, et qui soutenaient leur bon droit en versant le sang des Parties. Ils s’imaginaient même que Dieu approuvait leur conduite ; et fait qu’on terminât les différents par le duel, ou par sort, ils ne doutaient point que Dieu ne présidât au Jugement, et qu’il ne donnât gain de cause à celui qui avait raison. Car, supposé que Dieu agisse par des volontés particulières, ce que croit le commun du monde, quelle impiété que de craindre, ou qu’il favorise l’injustice, ou que sa Providence ne s’étende pas à toute chose.

VIII. Mais sans aller chercher des coutumes damnables dans les Siècles passés, que chacun juge à la lumière de la raison, des coutumes qui s’observent maintenant parmi nous, ou plutôt qu’on fasse seulement attention à la conduite de ceux mêmes qui sont établis pour conduire les autres. Sans doute on trouvera souvent que chacun a sa morale particulière, sa dévotion propre, sa vertu favorite. Que tel ne parle que, de pénitence et de mortification : tel n’estime que les devoirs de charité : tel autre enfin que l’étude et la prière. Mais d’où peut venir cette diversité, si la raison de l’homme est toujours la même ? c’est sans doute qu’on cesse de la consulter ; c’est qu’on se laisse conduire à l’imagination, son ennemie ; c’est qu’au lieu de regarder l’Ordre immuable comme sa loi inviolable et naturelle, on se forme des idées de vertu conformes du moins en quelque chose à ses inclinations. Car il y a des vertus, ou plutôt des devoirs qui ont rapport à nos humeurs ; des vertus éclatantes, propres aux âmes fières et hautaines ; des vertus basses et humiliantes, propres à des esprits timides et craintifs ; des vertus molles, pour ainsi dire, et qui s’accommodent bien avec la paresse et l’inaction.

IX. Il est vrai qu’on demeure assez d’accord que l’Ordre est la loi inviolable des esprits, et que rien n’est réglé s’il n’y est conforme. Mais on soutient un peu trop que les esprits sont incapables de consulter cette Loi ; et quoiqu’elle soit gravée dans le cœur de l’homme, et qu’il ne faille que rentrer en soi-même pour s’en instruire, on pense comme les Juifs grossiers et charnels, qu’il est aussi difficile de la découvrir que de monter dans les cieux, ou descendre dans les enfers, comme parle l’Écriture.

X. J’avoue néanmoins que l’Ordre immuable n’est pas de facile accès : il habite en nous, mais nous sommes toujours répandus au-dehors. Nos sens répandent notre âme dans toutes les parties de notre corps ; et notre imagination et nos passions la répandent dans tous les objets qui nous environnent ; et souvent même dans un monde qui n’a pas plus de réalité que les espaces imaginaires ; cela est incontestable. Mais il faut tâcher de faire taire ses sens, son imagination et ses passions, et ne pas s’imaginer qu’on puisse être raisonnable sans consulter la raison de l’Ordre, qui doit nous réformer. C’est une forme trop abstraite pour servir de modèle aux esprits grossiers : Je le veux. Qu’on lui donne donc du corps, qu’on le rende sensible, qu’on le revête en plusieurs manières pour le rende aimable à des hommes charnels : qu’on l’incarne, pour ainsi dire ; mais qu’il soit toujours reconnaissable. Qu’on accoutume les hommes à discerner la vraie vertu du vice, des vertus apparentes, des simples devoirs, dont on peut souvent s’acquitter sans vertu ; et qu’on ne leur propose pas des fantômes et des idoles, qui attirent leur admiration et leurs respects par l’éclat sensible et majestueux qui les environne. Car enfin si la raison ne nous conduit pas, si l’amour de l’Ordre ne nous aime pas, quelques fidèles que nous soyons dans nos devoirs, nous ne serons jamais vertueux.

XI. Mais, dit-on, la raison est corrompue ; elle est sujette à l’erreur : il faut qu’elle soit soumise à la Foi. La Philosophie n’est que la servante, il faut se défier de ses lumières. Perpétuelles équivoques ; l’homme n’est point à lui-même, sa raison et sa lumière. La Religion, c’est la vraie philosophie : ce n’est pas, je l’avoue, la philosophie des Payens, ni celle des discoureurs, qui disent ce qu’ils ne conçoivent pas ; qui parlent aux autres avant que la vérité leur ait parlé à eux-mêmes. La raison dont je parle est infaillible, immuable, incorruptible. Elle doit toujours être la maîtresse ; Dieu même la suit. En un mot, il ne faut jamais fermer les yeux à la lumière ; mais il faut s’accoutumer à la discerner des ténèbres, ou des fausses lueurs, des sentiments confus, des idées sensibles, qui paraissent lumières vives et éclatantes à ceux qui ne sont pas accoutumés à discerner le vrai du vraisemblable, l’évidence de l’instinct, la raison de l’imagination, son ennemie. L’évidence, l’intelligence est[1] préférable à la foi. Car la foi passera, mais l’intelligence subsistera éternellement. La foi est véritablement un grand bien, mais c’est qu’elle conduit à l’intelligence de certaines vérités nécessaires, essentielles, sans lesquelles on ne peut acquérir ni la solide vertu, ni la félicité éternelle. Néanmoins la foi sans l’intelligence, je ne parle pas ici des Mystères, dont on ne peut avoir d’idée claire ; la foi, dis-je, sans aucune lumière, si cela est possible, ne peut rendre solidement vertueux. C’est la lumière qui perfectionne l’esprit et qui règle le cœur : et si la foi n’éclairait l’homme, et ne le conduisait à quelque intelligence de la vérité, et à la connaissance de ses devoirs, assurément elle n’aurait pas les effets qu’on lui attribue. Mais la foi est un terme aussi équivoque que celui de raison, de philosophie, de science humaine.

XII. Je demeure donc d’accord que ceux qui n’ont point assez de lumière pour se conduire, peuvent acquérir la vertu aussi bien que ceux qui savent le mieux rentrer en eux-mêmes pour consulter la raison et contempler la beauté de l’ordre ; parce que la grâce de sentiment, ou la délectation prévenante peut suppléer à la lumière, et les tenir fortement attachés à leur devoir. Mais je soutiens, premièrement, que toutes choses égales, celui qui rentre le plus en lui-même, et qui écoute la vérité intérieure dans un plus grand silence de ses sens, de son imagination et de ses passions, est le plus solidement vertueux. En second lieu, je soutiens que l’amour de l’Ordre qui a pour principe plus de raison que de foi, je veux dire, plus de lumière que de sentiment, est plus solide, plus méritoire, plus estimable, qu’un autre amour que je lui suppose égal. Car, dans le fond, le vrai bien, le bien de l’esprit devrait s’aimer par raison, et nullement par l’instinct du plaisir. Mais l’état où le péché nous a réduits, rend la grâce de la délectation nécessaire pour contrebalancer l’effort continuel de notre concupiscence. Enfin, je soutiens que celui qui ne rentrerait jamais en lui-même, je dis jamais, sa foi prétendue lui serait entièrement inutile. Car[2] le Verbe ne s’est rendu sensible et visible que pour rendre la vérité intelligible. La raison ne s’est incarnée que pour conduire par les sens les hommes à la raison ; et celui qui serait et souffrirait ce qu’a fait et souffert Jésus-Christ, ne serait ni raisonnable ni chrétien, s’il ne le faisait dans l’esprit de Jésus-Christ ; Esprit d’ordre et de raison. Mais cela n’est nullement à craindre : car c’est une chose absolument impossible, que l’homme fait tellement séparé de la raison, qu’il ne rentre jamais en lui-même pour la consulter. Car, quoique bien des gens ne sachent peut-être point ce que c’est que de rentrer en eux-mêmes, il n’est pas possible qu’ils n’y rentrent, ou qu’ils n’écoutent quelquefois la voie de la vérité malgré le bruit continuel de leurs sens et de leurs passions. Il n’est pas possible qu’ils
n’aient quelque idée, et quelque amour de l’Ordre, ce que  certainement ils ne peuvent avoir que de celui qui habite  en eux, et qui les rend en cela justes et raisonnables. Car nul homme n’est à lui-même ni le principe de son amour, ni l’esprit qui l’inspire, qui l’anime et qui le conduit.

XIII. Tout le monde se pique de raison, et tout le monde y renonce : cela paraît se contredire, mais rien n’est plus vrai. Tout le monde se pique de raison, parce que tout homme porte écrit dans le fond de son être, que d’avoir part à la raison, c’est un droit essentiel à notre nature. Mais tout le monde y renonce, parce qu’on ne peut s’unir à la raison, et recevoir d’elle la lumière et l’intelligence, sans une espèce de travail fort désolant, à cause qu’il n’y a rien qui flatte les sens. Ainsi les hommes voulant invinciblement être heureux, ils laissent là le travail de l’attention, qui les rend actuellement malheureux. Mais s’ils le laissent, ils prétendent ordinairement que c’est par raison. Le voluptueux croit devoir préférer les plaisirs actuels à une vue sèche et abstraite de la vérité, qui coûte néanmoins beaucoup de peine. L’ambitieux prétend que l’objet de sa passion est quelque chose de réel, et que les biens intelligibles ne sont qu’illusions et que fantômes ; car d’ordinaire on juge de la solidité des biens par l’impression qu’ils font sur l’imagination, sur les sens. Il y a même des personnes de piété, qui prouvent par raison qu’il faut renoncer à la raison, que ce n’est point la lumière, mais la foi seule qui doit nous conduire, et que l’obéissance aveugle est la principale vertu des chrétiens. La paresse des inférieurs, et leur esprit flatteur s’accommodent souvent de cette vertu prétendue, et l’orgueil de ceux qui commandent en est toujours très content. De sorte qu’il se trouvera peut-être des gens qui seront scandalisés, que je fasse cet honneur à la raison, de l’élever au-dessus de toutes les puissances ; et qui s’imagineront que je me révolte contre les autorités légitimes, à cause que je prends son parti, et que je soutiens que c’est à elle à décider et à régner. Mais que les voluptueux suivent leurs sens : que les ambitieux se laissent emporter à leurs passions : que le commun des hommes vive d’opinion, ou se laisse aller où sa propre imagination le conduit. Pour nous, tâchons de faire cesser ce bruit confus qu’excitent en nous les objets sensibles. Rentrons en nous-mêmes, consultons la vérité intérieure ; mais prenons bien garde à ne pas confondre ses réponses avec les inspections secrètes de notre imagination corrompue. Car il vaut beaucoup mieux, il vaut infiniment mieux obéir aux passions de ceux qui ont droit de commander ou de conduire, que d’être uniquement son maître, suivre ses propres passions, s’aveugler volontairement en prenant dans l’erreur un air de confiance pareil à celui que la vue seule de la vérité doit donner. J’ai expliqué ailleurs les règles qu’il faut observer pour ne pas tomber dans ce défaut ; mais j’en parlerai encore dans la suite, car sans cela on ne peut être vertueux solidement et par raison ».

L’excellent homme dont nous venons de tirer ce fragment, a senti et présenté les avantages et la suprématie de l’ordre suprême avec une force de génie et une assurance de sentiment à laquelle il est difficile de se refuser de bonne foi. Je suppose néanmoins qu’un de ces hommes insidieux, ou seulement un esprit gauche, entreprît de lui échapper. Vous placez, lui dirait-il, la vraie et l’unique vertu dans l’ordre, et vous nous donnez la raison comme le guide infaillible dans la recherche et la découverte du point où réside cet ordre ; et par conséquent, comme la boussole dans la route des devoirs. Mais cette raison dit ici une chose, et une autre ailleurs ; elle dit blanc à Numa, et noir à Tarquin. Chacun croit communément suivre la raison, et avoir sa raison pour agir dans toutes ses démarches. Où donc est la raison universelle ? N’allez pas m’égarer dans le pays des intelligences ; c’est la région des visions, et je cherche un guide sur la carte des réalités. L’Auteur, comme on l’a vu, a prévenu cette objection.

J’entreprends, moi, de répondre à cet homme la bêche à la main. Je lui demande d’abord s’il croit l’existence d’un ordre naturel. S’il me la nie, je n’ai plus qu’à lui répondre, tête d’étoupe, fais donc une bêche avec des ailes de papillon. Mais il hésite, il connaît la matière, et il ne la connaît que trop ; le voilà donc assujetti à la réalité, à la vérité, à la raison, à la sincérité. Un grain de blé jeté dans le sein de la terre et toujours renaissant et se multipliant au même période, le force à reconnaître et à avouer le mouvement. Que, rétif désormais et se bornant à convenir de ce qu’il ne peut nier sans se nier lui-même, il refuse d’aller plus loin, et méconnaisse dans le mouvement réglé, multiplié, périodique et fructueux, l’intelligence qui donne à la matière de telles propriétés : peu m’importe alors ; c’est un aveugle, mais c’est mon frère, je dois le laisser tâtonner. C’est un sourd, je dois lui permettre de crier. Il me suffit qu’il se rende à ce qu’il touche pour qu’il se range de lui-même à l’obéissance, à l’ordre naturel, à la coopération de l’accomplissement de ses Lois. Je lui montre son bonheur physique dans les règles constantes du mouvement imprimé à la matière. Non seulement je lui accorde qu’il en est une portion, mais je lui prouve qu’embrassé lui-même dans le cercle de cette grande loi, il ne peut se refuser à faire sa partie dans le concert universel, sans entraîner son individu et son espèce, autant qu’il est en lui, dans la révolte, la misère, la mort et le chaos. Je le guide ainsi pas à pas de vérités palpables en vérités conséquentes et usuelles, et de faits visibles en faits répétés, mesurés et calculés. Peut-être étant une fois bien engagé dans cette route, lui arrivera-t-il, ainsi qu’à moi, d’être surpris, émerveillé, que ces Lois de culte, ces préceptes d’obligation qui lui furent donnés, comme à une créature libre, et digne de mériter devant son Auteur, ne soient au fond que les Rites nécessaires et expressifs du mouvement ordonné à sa portion de matière, afin qu’elle concoure avec le tout à l’existence et à la perpétuité. Peut-être se trouvera-t-il plus disposé à reconnaître cette intelligence suprême, si parlante, si visible, que son front armé refusait d’admettre comme gênante, ordonnatrice, redoutable et vengeresse, et qu’il ne verra désormais que comme motrice, bienfaisante, réchauffant tout dans le sein de la nature, et ne réprouvant que ce qui veut s’écarter de la voie immense de ses bienfaits. Peut-être enfin son esprit vaincu par l’évidence, son cœur rechaussé par la gratitude, le rendront-ils moins indigne du culte d’amour ; mais c’est à Dieu même à éclairer les vrais adorateurs, il nous suffit de conduire les hommes par la connaissance et la considération de leur propre intérêt, à concourir au bien universel, à l’ordre naturel, principe et base de l’ordre moral ici bas, principe et base du droit naturel et de la Loi naturelle. Mais dans un Gouvernement, nous dira-t-on, où l’ordre est perverti, est-il possible de suivre l’ordre ? Les mauvais Gouvernements, rigoureusement parlant, ne pervertissent point l’ordre ; l’ordre est immuable ; les Souverains et les Sujets ne peuvent s’en écarter qu’à leur désavantage. Le désordre, il est vrai, est l’œuvre des hommes ignorants ou pervers ; mais l’ordre est l’œuvre de la sagesse suprême et le vrai gouvernement des Sociétés. Le gouvernement parfait n’est pas d’institution humaine, les hommes ne peuvent rien ajouter ni rien retrancher à cette THÉOCRATIE, leur bonheur consiste à s’y conformer. Le Gouvernement du Prince n’est pas, comme on le croit vulgairement, l’art de conduire les hommes ; c’est l’art de pourvoir à leur sûreté et à leur subsistance par l’observation de l’ordre naturel des Lois physiques qui constituent le droit naturel et l’ordre économique par lesquels l’existence et la subsistance doivent être assurées aux Nations et à chaque homme en particulier ; cet objet rempli, la conduite des hommes est fixée, et chaque homme se conduit lui-même. Ceux qui s’écartent de la règle sont des membres malades ou corrompus qu’il faut guérir, ou amputer. Mais le corps sain assujetti au régime prescrit par la nature et conduit par le Médecin, satisfait par sa constitution même, aux fonctions nécessaires à sa conservation. Or cette constitution n’est pas l’ouvrage du Médecin ; c’est une organisation physique, qu’il doit étudier pour en maintenir la régularité. Nous osons donc entreprendre et démontrer, que le mal particulier est incompatible avec l’ordre, hors duquel il ne peut exister de bien pour aucune parcelle des choses créées. Cette tâche est grande, lumineuse, utile ; elle est bien grande pour nous, en effet, mais je ne désespère pas de la remplir sous la sauvegarde et les drapeaux de l’éternelle Providence et de l’immuable Vérité, toujours susceptible de démonstration.

Le Tableau économique est la première règle d’Arithmétique que l’on ait inventée pour réduire au calcul exact, précis, la science élémentaire et l’exécution perpétuelle de ce décret de l’Éternel : vous mangerez votre pain à la sueur de votre front. L’homme fraternel, à qui nous en devons l’idée, a ouvert la carrière, et l’a franchie jusqu’au bout ; honneur qui ne fut accordé qu’à lui comme au plus digne bienfaiteur de l’humanité, avantage résultant aussi de la nature de son travail ; car imaginer et exécuter une telle chose, c’est être parvenu aux colonnes d’Hercule par la vivacité et l’entendement ; c’est avoir ouvert aux humains les portes du jardin des Hespérides par les forces du cœur. La politique économique est donc désormais assujettie au calcul ; car on ne saurait appeler trop de témoins à l’épreuve de la vérité, trop d’adeptes à l’instruction, aux sciences de démonstrations.

Les calculs sont à la science économique ce que les os sont au corps humain. Les nerfs, les vaisseaux, les muscles le vivifient et lui donnent le mouvement. Les os le défendent et le soutiennent. Sans les os des jambes il ne pourrait se lever sur ses pieds, ni marcher ; sans les os de ses bras il ne pourrait lever de fardeaux, ni travailler pour satisfaire à ses besoins ; la science économique est approfondie et développée par l’examen et par le raisonnement ; mais sans les calculs, elle serait toujours une science indéterminée, confuse et livrée partout à l’erreur et au préjugé. Plus les calculs sont inébranlables dans leur base, leur série et leur terme, plus ceux qui se croient intéressés à empêcher l’explosion de la lumière, comptant sur l’inapplication du plus grand nombre des Lecteurs à pénétrer ces hiéroglyphes invincibles, que nous appelons chiffres, se hâtent d’affirmer hautement que les calculs sont faux. Le grand nombre plus enclin à répéter qu’à apprendre, devient l’écho de cette imputation, méprisable sitôt qu’elle est dénuée de preuves. Les calculs ne peuvent être attaqués que par des calculs, comme les Jugements ne peuvent être réformés ou confirmés que par les Jugements ; et quoique les méprises y soient fréquentes, il n’y a qu’eux cependant qui puissent nous conduire et nous fixer à la certitude. Pour savoir son compte, on a toujours calculé et on calculera toujours, et toujours le calcul décidera souverainement. Tout Calculateur peut se tromper ; mais il faut qu’un autre le redresse, sans cela toute imputation de faux contre des calculs ne sont que bruits de trompettes. Les sages s’arrêtent en attendant que la question soit jugée, et jusque-là ils présument toujours que celui qui a calculé est plus instruit que celui qui a prononcé sans calculer. Les hommes de génie enfin contents d’envahir d’un coup d’œil ce qui leur est propre, dans un bloc de grandes vérités, négligent de s’appesantir sur la base hérissée de contregardes, qui effrayent leur rapidité, et dont ils supposent volontiers la solidité. Ils ne retirent d’autre avantage de cette lecture que celui d’être plus affermis dans leurs principes, et plus dédaigneux de voguer dans les mers de l’ignorance et de la contradiction ; et le tout ensemble livré à la dispute des hommes, perd ainsi l’éclat invincible de la vérité. L’Égide de Minerve est obscurcie, et ne daignera rompre le voile et pétrifier ses ennemis, qu’aux yeux des races futures et impartiales.

Nous devons aux hommes tous les soins d’un véritable amour ; et c’est surtout comme enfants chéris de nos contemporains que nous les leur devons. Notre devoir est donc de hâter de toutes nos forces les progrès de cette régénération. Tel est l’objet de mon travail, et voici la route que j’ai suivie.

Je n’ai rien, ou presque rien à ajouter au développement des calculs, mais j’ai cru devoir en raisonner la substance. Le Tableau dans son frontispice m’a tout naturellement présenté la table et la désignation des objets que je pouvais traiter. Mon plan général est de raisonner le Tableau bien plus que de le présenter, comme aussi de le décomposer par de petits Tableaux en Précis, quand les matières l’exigeront ; de manière que ce hiéroglyphe, qui a effrayé bien des Lecteurs, devienne enfin familier à la vue et à l’entendement. Mon plan de détail est de suivre pour cela les douze articles d’objets à considérer qui sont à la tête du Tableau lui-même. Ce développement exigera un peu d’étendue ; mais aujourd’hui que l’agriculture, le commerce et l’industrie font l’objet particulier de plusieurs Sociétés établies dans le Royaume, où toutes ces branches de la science économique doivent être examinées dans tous leurs rapports essentiels et réciproques, des vues si sages et si importantes ont excité mon zèle à concourir avec mes compatriotes à l’étude d’une science qui décide de la prospérité des États et du bonheur des Peuples.

Usant des matériaux que m’ont fourni les dignes Auteurs, comme de mon bien propre, je transporte dans mes douze chapitres toutes celles de leurs idées que j’ai pu m’approprier dans les différentes sections de l’explication. Le vol n’était honteux à Lacédémone que quand il était découvert. Le Plagiat n’est tel, au contraire, que quand il est caché. Je confesse que je dois à mes devanciers tout cet ensemble exposé dans l’ordre sur lequel il est présenté dans le Tableau, qui n’est qu’une formule de calculs inventée pour combiner et décider tous les cas les plus compliqués de la science économique. Je ne risquerai pas de m’égarer dans de nouvelles routes. Je change seulement les quotités du Tableau que je présente sur le pied de deux milliards. Des Ouvrages modernes ont fixé à ce point le revenu possible et naturel d’un grand État, et plus on peut se rapprocher d’un principe connu et intéressant, dans une démonstration comme celle-ci, plus on se sent de courage et de force pour le travail. On verra, d’ailleurs, que je n’ai pas eu besoin d’une grande érudition pour composer cet Ouvrage, qui n’est, au fond, qu’une rédaction des Traités économiques de l’Ami des Hommes ; mais ces Traités qui ont paru successivement, n’ont point été assujettis à un plan général de Doctrine. J’y ai trouvé tous les principes et toutes les notions nécessaires pour former une théorie exacte et complète ; j’ai tâché de les placer dans un ordre qui pût faciliter la liaison et le développement des connaissances essentielles et évidentes de la science économique. Je ne suis pas Auteur, mais si je puis réussir dans mon entreprise, mon travail sera utile ; car la matière qui en est l’objet est très importante et très peu connue. Que d’autres fassent comme moi, il n’est point d’esprits qui ne puissent être rangés dans une sorte de classe, comme les âges. Que chacun fasse entendre à sa classe le Tableau économique, il aura coopéré à l’œuvre la plus sainte et la plus indispensable ici bas, qui est d’attirer sans cesse le foyer de la fabuleuse Vesta, et de la charité toujours présente, toujours inspirée aux hommes par la lumière divine.


CHAPITRE PREMIER

Trois sortes de Dépenses dans l’Ordre Économique, indiquées dans le Tableau.

 

Dans l’ordre primitif institué par le Créateur en faveur de sa créature chérie, les moyens prévenaient les besoins. Dans l’ordre successif, décerné par la Justice suprême, les besoins ont dû chercher les moyens ; ceux-ci procurer la subsistance, qui n’est autre chose que l’attente de nouveaux besoins.

Tel est l’ordre sur lequel a roulé d’abord la vie humaine. Le besoin est l’âme de tout notre travail ; la Société n’est qu’un moyen, et son objet est la subsistance. L’enfant commence par dépenser aussitôt qu’il est né, et avant qu’il puisse travailler à se procurer lui-même sa subsistance. Des hommes dénués de tout, qui arrivent dans un désert, qui s’y fixent, y vivent d’abord des productions spontanées qu’ils y trouvent, avant qu’ils puissent eux-mêmes en faire naître par leurs travaux. Il faut donc que les dépenses précèdent partout la reproduction des dépenses que les hommes font renaître, et perpétuent par le travail. Car préalablement à tout, il faut que l’homme dépense journellement pour subsister, et travailler à accroître et perpétuer sa subsistance. Ainsi la dépense est le premier objet à considérer dans le développement de l’ordre économique ; et, en suivant le fil, on retrouve toujours la même suite de dépense, parce que la subsistance de l’homme est une dépense ou consommation continuelle et indispensable.

C’est donc la faim et le besoin continuel de la subsistance, qui réduit l’homme au travail par lequel il obtient la reproduction de sa subsistance. Mais sa subsistance s’étend à plusieurs besoins ensemble ; il ne peut vaquer qu’à un seul travail à la fois. Il s’est uni avec d’autres hommes, pour que la communauté de travaux pourvût à la multiplicité de besoins. Tel est l’objet de la Société, tel est son ébranlement et sa marche.

Pour réduire au simple nos propositions par des exemples, examinons la Société dans sa naissance, et considérons une famille isolée. Le père et la mère usés de travaux, n’ont désormais que la surveillance et la direction des objets auxquels ils s’employèrent autrefois. Tout le travail roule sur les enfants. D’entre ceux-ci, les uns travaillent à la terre et à la garde des troupeaux, et en tirent les provisions nécessaires pour la subsistance de toute la famille. Les autres déterminés par leur sexe, leur faiblesse, leur industrie ou leur choix, vaquent aux soins dont ils soulagent les agents du gros travail, ont attention à conserver les provisions, à préparer les aliments, à filer la laine, et à couper les cuirs destinés à la chaussure et aux vêtements, etc.

Voilà donc déjà trois classes dans cette famille. L’une, ordonnatrice ou dépositaire de la récolte, veille, fait à la garde, fait au bon ordre et à l’économie de la dépense des productions obtenues par le travail, etc. L’autre, productive, puisque c’est par son travail que tous les biens usuels naissent sur le domaine de la Société. La troisième, industrieuse, dont le travail fécond ne produit rien, mais conserve, façonne et approprie les biens aux besoins de la Société commune.

De ces trois classes, la première est nécessaire aux autres pour maintenir entr’eux l’ordre et l’union. La seconde est la plus indispensable, puisqu’elle fournit l’aliment à toutes les trois, ce qui est le premier et le plus pressant besoin ; elle seule même pourrait en quelque sorte se passer des autres en se réduisant au nécessaire absolu. La troisième est très utile encore en procurant les commodités, et en apprêtant les biens pour les divers usages de la vie. Elle coopère aux travaux de premier besoin, en épargnant aux Ouvriers de la classe productive le temps qu’ils eussent employé à pourvoir aux nécessités de second besoin. Elle complète, en un mot, la vie humaine, et perfectionne la Société.

Dans le détail primitif de cette ébauche de Société, il est aisé de voir, 1°. que la première classe a besoin d’une subsistance libre et indépendante, puisqu’elle est destinée à consommer sans rien produire, et sans contribuer en rien à la subsistance ni aux commodités, que par le coup d’œil et l’enseignement : 2°. Que la seconde classe a besoin d’une subsistance forte, d’une aide continuelle et d’une grande attention à la conservation des facultés et des moyens nécessaires pour l’exécution de la culture du patrimoine, puisqu’elle est destinée à fournir à la subsistance de toutes les trois : 3°. Que la troisième classe qui pourvoit à tous les soins ci-dessus, à la réserve de ceux de la subsistance, est très utile par cela même, et doit pareillement être attachée à la Société par une subsistance aisée, et par toutes sortes d’encouragements dans son travail économique et précieux.

On voit clairement encore que toutes ces parties roulent l’une dans l’autre, et l’une par l’autre ; que plus la première classe a de vigilance et d’attention, plus le travail est continu, bien ordonné et fructueux. On voit que plus la seconde classe a de moyens et de forces tendues au labeur, plus la subsistance est abondante, le superflu consolant contre les cas fortuits qui pourraient nuire à la production courante, et plus aussi la troisième classe trouve d’objets de travail, de service, d’arrangement, de préparation et fabrication. On voit enfin que plus la troisième classe est laborieuse et pleine d’industrie, plus les deux autres jouissent des commodités de la vie, et ont en ce genre d’utiles serviteurs.

Dans ce rouage si bien assemblé, on découvre néanmoins clairement d’où part le mouvement. La terre est la source de la production ; mais elle ne produit au gré de nos besoins, que par le moyen du travail et des facultés de ceux qui la cultivent. C’est à bon droit que nous appelons la classe des Cultivateurs, Classe productive. Les productions sont ensuite ouvrées et appropriées à nos besoins par la classe industrieuse ; mais quelque nécessaire qu’elle soit, nous ne pouvons la nommer ainsi, 1°. parce que l’industrie ne lui est point exclusivement attribuée, puisqu’il faut de l’industrie aussi aux Cultivateurs ; 2°. parce qu’il s’agit ici de distinguer la propriété foncière des choses, et que l’état des ouvrages de l’industrie manufacturière ayant tellement fasciné les yeux dans ces temps modernes, qu’elle a fait négliger et opprimer même la classe cultivatrice, il importe principalement de redresser les faux calculs à cet égard. Nous la nommons donc Classe stérile, parce qu’effectivement elle l’est. On a beau dire qu’elle produit la forme ; produire la forme, c’est produire rien, dans le vrai sens qu’on doit donner ici à ce mot, et dans la réalité de la chose. Mais tout ceci s’expliquera mieux encore dans la suite. Nous n’en sommes encore ici qu’à la distinction des classes, et c’est celle qui fournit aux dépenses, que nous devons considérer. Pour en revenir là, reprenons en bref la formation de la Société.

Une autre famille vient se placer à côté de cette première, et trace le plan de sa subsistance sur le territoire voisin. Les limites respectives sont circonscrites et convenues. La même loi de penchant, et qui plus est, de nécessité, qui établit la paix et le secours mutuel entre les deux premiers hommes, décide le même arrangement entre les deux premières familles. L’une occupe la plaine, l’autre les coteaux ; l’une possède les champs et les pâturages, l’autre les vignobles et les vergers. L’échange vient s’offrir de lui-même comme le truchement des besoins et le seau de la confraternité.

En effet, il convient bien mieux au possesseur d’un champ fertile, de donner son blé au Vigneron son voisin, en échange de sa denrée naturelle, que de couvrir son champ, qui lui eût donné d’abondantes récoltes, de ceps qui ne rapportent que des raisins de peu de valeur. De même, le Vigneron placé sous un aspect favorable, verrait brûler ses moissons par les mêmes rayons qui mûrissent ses raisins : mais certain désormais qu’il aura sa part à la récolte de son voisin, pourvu qu’il recueille assez pour pouvoir lui faire part de la sienne, il se livre avec ardeur au travail que son terrain demande. C’est ainsi que la classe productive a tout naturellement aussi les avantages de l’autre classe, relativement à ses voisins ; car le Laboureur aide au Vigneron en lui préparant, sans le savoir, la provision la plus nécessaire.

Il s’ensuit de ceci, que l’échange rend le superflu nécessaire. Car si je n’ai que mon nécessaire de blé, je n’en saurais échanger ; et si je n’échange, je manquerai de tout le reste. Or n’avoir qu’une seule chose au milieu de tant de besoins, c’est presque manquer de tout. Ainsi le commerce des dépenses devient nécessaire entre les hommes même d’une même classe.

D’un certain nombre de familles adjacentes les unes aux autres, se forment les sociétés ; d’un nombre de sociétés, les États.

Les États ne sont autre chose qu’une multitude de familles liées par les mêmes Lois politiques, qui ont un point commun de réunion, d’obéissance dans le droit public. Cette réunion peut être opérée de force ; mais elle ne se soutient régulièrement que de gré. La société reçoit de nouveaux avantages politiques et économiques en s’étendant, jusqu’au point du moins que les bornes de la nature permettent, c’est-à-dire, tant que les différents membres d’un même corps peuvent s’entre-aider mutuellement, tant que les différentes portions du territoire de l’État peuvent, ou par leurs productions en tout genre, ou par leur industrie, ou par leurs débouchés, donner et rendre des se cours respectifs aux autres portions.

C’est dans cet état de grande société et sous la forme d’État, que nous considérons le bon ordre du gouvernement économique d’une Nation agricole. En effet, dans les parties de l’Univers qui sont peuplées, tout est État, ou par sa propre force, ou par ses rapports avec ses voisins, et leurs différentes combinaisons politiques entr’eux.

Les nécessités des rapports ont rapproché les familles, lié les sociétés, et formé les États. Ces rapports ont un jeu continuel par le moyen des échanges. Tout ce qui facilite les échanges, facilite les rapports et remplit l’objet de la société. Les hommes sont convenus de regarder certains métaux comme une matière commune qui rend cette facilité prompte et rapide. Le signe est lui-même une richesse qui vaut la chose, et l’exprime en équivalent.

Nous allons donc traiter des choses selon leur état actuel ; mais qu’on ne perde point de vue leur véritable racine mise à découvert dans l’ensemble ci-dessus et d’une simple famille,

Tout ici roule sur la dépense, c’est-à-dire sur la consommation. Car on ne saurait trop tôt prévenir ici, pour écarter l’idée dominante de l’argent monnayé, que nous n’entendons pas, comme le vulgaire, par le nom de dépense, l’emploi de l’argent pour les achats, mais l’emploi même des biens usuels, que les hommes consomment, et dont ils usent pour leurs besoins et leur satisfaction. Ainsi dépense et consommation sont ici à peu près synonymes : je dis à peu près, parce qu’il y a des choses dont on use sans les consommer et les détruire, et dont par conséquent l’usage ne se rapporte pas exactement au mot consommation. Mais ce mot pris dans un sens plus générique, peut servir à déterminer ce qu’on doit entendre par dépenses, et à écarter l’idée dominante de l’emploi de l’argent même, qui sert à racheter les biens usuels, lesquels, rigoureusement parlant, sont toujours l’objet des dépenses. Les Colonies Anglaises et Françaises de l’Amérique, qui ne commercent pas avec de l’argent, n’en sont pas moins opulentes, et ne dépensent pas moins en jouissance des biens usuels ; et ces biens n’ont pas moins une valeur vénale qui en apprécie la dépense, par le prix que les biens usuels qu’ils dépensent, vaudrait en échange avec l’argent monnayé. Après cette explication, il est à présumer qu’on ne confondra pas ici les dénominations de cet argent, ni cet argent même, qui désigne les prix des biens usuels, avec les dépenses mêmes de ces biens, surtout quand il ne s’agira point de leur achat, ou de leur échange actuel en argent.

Il faut que le Cultivateur recueille non seulement pour sa subsistance, mais encore pour rendre à la terre de quoi reproduire l’année d’après, ce que nous appelons se maille, et pour faire vivre toutes les classes de la Société qui ne cultivent pas. Dans la Société formée, les Propriétaires, c’est-à-dire, les maîtres du champ représentent la partie surveillante, ordonnatrice, ou si l’on veut, oisive, que nous avons dit ci-dessus. Les besoins se sont tellement multipliés par l’émulation, la peuplade, la recherche, etc. qu’ils ont étendu et perfectionné l’art de la Cultivation. Celui-ci a trouvé la terre féconde en raison des soins et des travaux qu’il lui a attribués. La possession même du champ a été mise à prix, et le droit de la cultiver, à l’enchère.

C’est le prix de cette enchère qu’on appelle revenu. Le revenu est en effet l’excédent du produit de la terre par-delà ce qui doit en être consommé en frais d’exploitation pour procurer la récolte suivante. Ce revenu est en apparence libre et disponible dans les mains de celui qui le reçoit. Cependant nous verrons tout à l’heure que ce n’est que son reversement qui fait aller toute la machine économique, et qui opère la circulation, aussi nécessaire au maintien d’un État, que celle du sang l’est à la vie de l’homme. Nous verrons de plus que ce reversement a des règles fixes dont le moindre dérangement ébranle la machine, altère le revenu, empêche la reproduction. Maintenant il suffit de dire, après cette courte exposition des notions préliminaire d’après lesquelles nous partons, que les dépenses d’une nation se réduisent à trois classes.

1°. À la rétribution des hommes employés aux travaux productifs, c’est-à-dire, à l’exploitation annuelle des des biens-fonds, qui eux-mêmes produisent la rétribution des hommes employés à cette exploitation, et restituent toutes les autres sortes de dépenses qu’elle exige annuellement, et qui produisent de plus un revenu aux propriétaires à qui les biens fonds appartiennent.

2°. Aux dépenses annuelles du revenu, par lesquelles les Propriétaires jouissent de ce revenu, en achetant les denrées et les marchandises dont ils ont besoin, et en payant par ces achats les services et les travaux des hommes employés à faire naître et à apprêter ces richesses, qui fournissent elles-mêmes la rétribution et le revenu.

3°. Aux dépenses stériles faites par les hommes occupés aux services et aux travaux, qui non seulement ne produisent pas de revenu, mais qui ne produisent pas même la rétribution qui est due aux hommes qui s’y emploient. Leur rétribution, en effet, ne peut être payée que par les richesses que les travaux des hommes de la classe productive font naître annuellement du sein de la terre.

Les Artisans qui fabriquent les étoffes, les Marchands qui les trafiquent, les Voituriers qui les transportent, les Tailleurs qui en forment des habits, un Avocat qui plaide une cause, le Domestique qui le sert, tous ces hommes ne peuvent dépenser qu’à raison de la rétribution qui leur est payée par ceux qui les emploient ou qui achètent leurs ouvrages. Car leurs travaux et leurs ouvrages ne leur procurent rien au-delà de cette rétribution, qui est elle-même une dépense pour ceux qui la paient. Qu’on remonte à la source de ce paiement, en suivant la marche de la circulation des espèces représentatives de la richesse dans les différentes mains par où elles ont passé, l’on trouvera qu’il provient uniquement de la terre, qui produit seule tous les biens de notre usage.

Cette vérité si simple, et qui néanmoins semble avoir souvent échappé à l’entendement humain, doit être remise sous les yeux par tous les détails, pour en démontrer l’évidence.

Voilà donc les trois sortes de dépenses énoncées : appliquons maintenant au tableau qu’on vient de représenter, et dont l’explication sommaire est l’objet de notre travail, le résultat de ce commencement de déblai. Sur la première ligne et à la tête de tout, paraissent les trois sortes de dépenses. À la droite sont les dépenses productives relatives à l’Agriculture ; au centre, les dépenses du revenu ; à la gauche enfin, les dépenses stériles relatives à l’Industrie. On verra dans la suite le partage et l’emploi de ces diverses dépenses : on verra comment leur quotité est égale ; c’est-à-dire comment il se fait que, pour que la classe propriétaire puisse dépenser annuellement deux mille livres, (qui doivent être sous-entendues deux milliards), il faut que la classe productive dépense pareille somme, et que la classe stérile la dépense aussi. On ne doit point prématurer ici l’explication et la preuve de ces vérités ; nous marchons pied à pied ; il suffit d’avoir, en passant, fixé l’attention sur les bases préliminaires ; rentrons dans l’ordre de notre explication des douze objets exposés à la tête du tableau.

Nous venons d’énoncer ce que c’est que les trois sortes de dépenses d’une Nation, nous avons expliqué comment elles se rapportent toutes à une seule et unique source. Examinons maintenant quelle est cette source.


CHAPITRE II

La source des Dépenses.

Nous cherchons quelle est la source des dépenses : ce sont les dépenses elles-mêmes, et nous l’allons voir.

Des hommes, comme on l’a déjà observé, arrivent dans un désert, assujettis à des besoins de subsistance dès leur réveil, et semblables à l’enfant qui sort du ventre de la mère, qui demande à téter, avant tout : il faut qu’ils vivent avant d’agir : et lorsqu’ils agissent, la terre leur offre quelques fruits sauvages, des racines, du gibier, des poissons, etc. Ils dépensent ce revenu primordial, avant que d’être en état de s’en procurer d’autres par de nouveaux moyens. Leurs besoins augmentent avec leur nombre. Il faut une plus grande subsistance ; il faut user d’adresse et d’engins pour attraper le poisson et le gibier, etc. Un Triptolème, un Mango-Capac leur apprennent qu’en sillonnant la terre, en insinuant dans son sein les grains des plantes propres à leur nourriture, ils peuvent en accroître le nombre et la production. Les pierres tranchantes, le bois dur affilé par le moyen du feu, sont les outils par lesquels leur industrie, en son enfance, seconde leur nécessité et leur travail. Ils voient renaître la subsistance, la sèchent, la serrent pour les besoins courants et pour la réserve, et ne perdent pas un instant pour recommencer leurs utiles travaux. Les secours sont plus fructueux en raison de ce que plus de mains, plus expérimentées, y ont coopéré. La consommation de la récolte, c’est-à-dire la dépense, précède ainsi la récolte future ; et de dépense en dépense, de récolte en récolte, la production s’étend, la société se forme, l’abondance s’établit, l’industrie prospère à son niveau, et tout prend le branle de la circulation portée à force de temps et de labeur à son point de prospérité.

C’est ainsi que la dépense a précédé le revenu, qui devient seul néanmoins le canevas et l’objet de la dépense. La source de la dépense actuelle est la dépense précédente, qui seule peut établir la possibilité du travail, toujours inséparable de la dépense, De l’excédent du fruit du travail, au-delà du premier besoin, est provenu la richesse première ; c’est-à-dire, un produit qui n’est pas indispensablement nécessaire à la consommation prochaine. Ces richesses peuvent seules accroître la reproduction en facilitant le travail, à qui elles doivent leur existence.

En effet, quoique les richesses naissent et renaissent continuellement de la terre, et ne puissent naître que de là, cependant la terre est nulle sans les travaux des hommes. Un homme, avec ses facultés naturelles, ne peut ouvrir le sein de la terre. Il a d’abord fallu qu’il se procurât l’aide d’un outil tranchant. L’acquisition de cet outil est d’abord une première richesse sans laquelle la terre ne produit rien. Cet homme travaillant à bras, avec son outil, peut à peine se procurer sa subsistance et celle de sa famille ; et le voilà privé de tous les besoins accessoires. Il a trouvé le moyen de s’aider d’animaux plus forts que lui, pour traîner son outil tranchant et ouvrir plus rapidement la terre ; autre richesse que ces animaux. La terre s’épuise, et il lui faut rendre continuellement en engrais ce qu’elle a versé de graisse et de sels dans le sein de la production. Ces engrais sont du fumier en masse qu’on a eu soin de ramasser, de fomenter, de mélanger, de réduire ; de la marne qu’on a tirée des entrailles de la terre ; des cendres, des mélanges, etc. autres richesses à amasser. Il a fallu les voiturer, et pour cela se procurer les mêmes secours que pour le labour. Toutes ces choses sont richesses réelles extraites de la terre, puisque tout en vient.

Toutes ces richesses sont le fruit du travail opiniâtre de l’homme, qui fait amas des choses nécessaires. Le travail est donc la source des richesses, et de l’accroît des dépenses qui les ont fait naître ; ces richesses d’accroît n’ont de véritable objet et d’emploi, que celui de se renouveler, d’étendre, et de perpétuer la dépense.

Je dis, de se renouveler, parce que tout est périssable ici bas. Il faut donc que tout soit remplacé. Le besoin journalier de ma subsistance m’annonce le besoin des provisions ; ce dernier, celui des richesses coadjutrices de mon travail ; et celles-ci l’attente de ma coopération, c’est-à-dire de la récompense de mon travail.

C’est de là que vient le mot de Revenu ; c’est-à-dire, le retour annuel des richesses d’accroît ou des provisions qui doivent fournir à la subsistance journalière. La portion conventuelle d’un Chartreux est son revenu, comme la rente du plus grand propriétaire est le sien, comme le fisc du plus grand Souverain est aussi le sien.

Il y a certainement une différence, en ce que l’un n’est que consommateur, et que les autres sont ordonnateurs et distributeurs. Mais nous en traiterons dans les Sections suivantes. Il suffit d’établir dans celle-ci, 1°. Que la dépense commence tout ici bas, qu’elle est la source du travail, celui-ci la source des richesses ; les richesses, celle du revenu, qui fournit à la continuation des dépenses. C’est ce que nous avons désigné dans ce peu de mots. 2°. Comment doit couler cette source, et comment elle doit être dirigée, pour ne jamais tarir ni s’engorger. Les différents développements que nous nous sommes prescrits, amèneront par degrés la pleine et entière démonstration de cette dernière proposition. Mais il faut en tracer ici les principes préliminaires.

Traitons d’abord du premier de ces deux points, savoir, des moyens nécessaires pour empêcher la source des dépenses de tarir. Nous avons dit que le revenu était l’excédent disponible des biens provenants de la production par-delà ce que la cultivation en consommait. Nous avons montré que cet excédent ne pouvait être retiré de la terre que par l’emploi des richesses et la coopération du travail. Il faut donc considérer la fertilité comme une étoffe précieuse dont la terre fournit la trame, dont les richesses d’exploitation sont le tissu, et dont le Cultivateur est le Fabricant indispensable.

On sait que la propriété du fonds de la terre est la base de toute société. La souveraineté n’est physiquement fondée que sur cela, et la subdivision du territoire de l’État en propriété, irrévocablement assurée par les Lois aux différentes familles, est une branche nécessaire de cette tige. Vainement objecterait-on que quelques Sociétés vivent en commun ; ce ne sont que des brigands qui n’ont ni territoire ni patrie, ou des Nations sauvages, qui vivent encore dans l’état de misère où nous avons peint les premiers hommes arrivés dans un désert. Les Spartiates, qui subsistaient en commun des fruits d’un territoire qu’ils faisaient cultiver par des esclaves, ne peuvent en ce sens être regardés dans la Grèce, que comme le serait dans un Royaume, une Communauté de Religieux, jouissants de toute immunité chez eux, et vivants sur le patrimoine commun de l’Abbaye. En ce sens chaque famille jouit ainsi de son patrimoine ; les fruits en sont partagés, et communs aux pères et aux enfants, aux maîtres, aux valets, à tout ce qui compose la famille. Si elle ne se fait pas ses lois générales, elle jouit du bénéfice de celles qui maintiennent la société dont elle fait partie. Si elle ne jouit pas d’une pleine immunité, ce dont elle contribue en faveur de la Commune, est le rachat de sa propre sûreté. En un mot, sans propriété du fonds, plus de société ; sans le territoire de Lacédémone, plus de Spartiates.

La propriété du fonds de la terre est, des trois parties que nous avons déduites ci-dessus, et qui sont indispensablement liées les unes aux autres, la seule immuable, et celle qui doit répondre à l’état de tout le reste. Voilà la trame, venons au tissu ; c’est-à-dire, aux richesses d’exploitation.

C’est ici la partie la plus importante, et celle néanmoins des trois, à laquelle on a fait le moins d’attention jusqu’à présent, et dont on a le moins connu l’immunité sacrée. Comme nous détaillons tout ici dans le simple, il faut définir ce que nous entendons par Richesses d’exploitation. Nous appelons ainsi le fonds d’avances et d’agrais de cultivation qui viennent solliciter, fomenter, et remuer la terre à l’aide du travail du Cultivateur, et qui sont inséparables de sa dépense de subsistance.

Nous en détaillerons la nature, et l’évaluation dans le Chapitre suivant. Il suffit maintenant de les désigner. Ces richesses, sans lesquelles la terre est stérile à notre égard, ne sont point annexées à la propriété du fonds. Au contraire, l’ordre compliqué d’une société formée demande que le propriétaire jouissant d’un revenu fixe et disponible, ne fait chargé que des dépenses d’entretien du fonds, et du soin de servir le public, et de sa personne, et d’une portion de son revenu. Les richesses de l’exploitation périssables, et qui demandent un soin et une attention continuelle, tant pour leur conservation que pour leur emploi journalier et momentané, doivent appartenir au Cultivateur lui-même, qui prend à entreprise l’exploitation du fonds, et que nous appelons Fermier. Le Fermier alors est, dans l’ordre économique, égal au Propriétaire du fonds. Ils font ensemble un traité mutuel d’association aux produits de la cultivation ; l’un fournit son champ, l’autre ses richesses, qui seules peuvent le féconder ; et ils conviennent ensemble des articles de l’association, dans lesquels le propriétaire, qui veut disposer de sa personne et de son temps, cède, pour un revenu fixe et prescrit, la totalité de la production au Fermier, qui prend, à ses risques et fortunes, les hasards, fait en bien fait en mal. Heureuse et solidement puissante la Nation, où le Fermier aborde poliment le Propriétaire, règle le compte ; et la quittance reçue, dit : Monsieur, maintenant je ne vous dois plus rien, faites apporter à déjeuner pour que nous buvions ensemble ! Quoi qu’il en soit, voilà ce que c’est que les richesses d’exploitation, dont l’importance première n’est que trop souvent méconnue.

En effet, l’enlèvement forcé des richesses d’exploitation par les ravages de la guerre, ou du brigandage, peut avoir été regardé comme un fléau et une injustice, que les lois mêmes de la guerre préviennent autant qu’il est possible ; mais la spoliation ou la diminution de ces richesses privilégiées, par les voies légales ou habituelles, telles que l’assiette des impôts sur ces objets, ou sur la personne de ceux qui en ont la propriété ou le maniement ; les lois qui limitent les termes des conditions, qui statuent la sûreté de leur emploi ; l’avilissement de l’ordre précieux qui s’occupe de cet emploi ; la fausse politique qui détourne les Propriétaires de la résidence avec ces Entrepreneurs respectables, qui éloigne le Citoyen riche de l’état de Laboureur, et qui forçant le versement de leurs dépenses vers des objets stériles, les oblige, pour ainsi dire, à abandonner, faute de richesses fermières, l’exploitation de leurs terres à de simples Paysans, dénués des facultés nécessaires pour obtenir de riches récoltes et de gros revenus, et à regarder même avec mépris les créateurs des richesses de la Nation, parce qu’on se méprend sur le choix des agents à qui doit être confié un emploi si supérieur et si important : tous ces désordres, dis-je, et tant d’autres qu’il n’est pas temps d’énumérer ici, sont autant d’attentats non seulement tolérés, mais autorisés, qui mériteraient l’interdiction du feu et de l’eau, si l’on en connaissait la conséquence.

En effet, que la possession de la terre, isolée des deux autres classes ci-dessus, ne soit rien, c’est chose assez démontrée par l’étendue immense des terres désertes, et cependant fertiles par nature, où le plus pauvre et le plus dénué des humains serait Roi, et où il mourrait de frayeur et de misère s’il s’y trouvait tout à coup transporté : Que d’autre part, les hommes sans terre et sans richesses ne soient rien, tant de malheureux dévorés par la famine dans des Villes assiégées, ne l’ont que trop prouvé. Les richesses d’exploitation, au contraire, non seulement épargnent la terre, en faisant rapporter à un seul arpent plus que ne rapporteraient des milliers de lieues sans elles, et épargnent les hommes aussi, puisque quatre chevaux labourent plus de terrain en une semaine, que quatre hommes n’en laboureraient en un mois avec beaucoup plus de dépenses ; mais encore elles peuvent, comme transportables, aller chercher leur véritable emploi, quand on le leur refuse aux lieux de leur destination naturelle.

Cette qualité qu’elles ont commune avec les hommes, fait que de ces trois classes d’Habitant, la terre et son propriétaire, qui paraissent, au premier coup d’œil, les maîtres, sont vraiment les plus assujettis. Aussi les charges doivent-elles toutes porter sur cette partie-là ; 1°. Parce qu’elle ne saurait s’y soustraire. 2°. Parce que tout ce qui porte sur les autres, prend sur son fonds au lieu de prendre sur ses fruits. Mais cet objet sera considéré ailleurs.

Cette liberté de déplacement dans la partie si essentielle des richesses d’exploitation, est précisément ce qui rend son immunité plus indispensable ; car entre la force dominante et la nécessité dominée, il ne saurait y avoir de truchement. Tant que la force reçoit, et que la nécessité solde, tout paraît en règle. Cependant si ce paiement, au lieu de provenir d’une portion de cette partie disponible des fruits, appelés revenu, est pris sur une parcelle de richesses foncières d’exploitation, en vertu de la faculté qu’elles ont d’être séparées et amovibles, c’est une jugulation des hommes, une dévastation du territoire, et une opération tendante à dissoudre la Société et réduire le Pays en désert. La propriété du terrain devient nulle pour le Possesseur et pour le Souverain. La propriété productive, la propriété qui doit être le plus inviolablement assurée par les Lois dans un Royaume agricole, est donc la propriété du fonds de richesses d’exploitation. Car l’extinction de cette propriété mobiliaire active, est l’anéantissement de toute propriété foncière passive. Ainsi l’assurance de la propriété des biens fonds, qui a fixé le plus l’attention des Citoyens, deviendra infructueuse à l’État et aux Possesseurs, lorsque les Exploitants ne jouiront pas, avec la même sûreté, de la propriété des richesses qui fertilisent les terres. L’état inculte des terres tombées en friche, devient même un titre valable pour en déposséder les Propriétaires. Ceux-ci ne doivent donc jamais perdre de vue l’assurance de la propriété des richesses d’exploitation à ceux qui cultivent leurs biens.

L’enlèvement de ces richesses est d’autant plus à craindre, qu’il s’opère presque aussi insensiblement d’abord pour celui qui donne, que pour celui qui reçoit. Les bestiaux dominent en nombre, en croît et en qualité. Toutes les richesses résultantes de leur séjour, de leur travail, etc. décroissent et disparaissent ; et quand le dommage vient à se faire sentir de manière à n’en plus douter, on en ignore, on veut s’en déguiser à soi-même la raison. On interpose des êtres fictifs à la place du principe réel, on transporte les effets, et on les présente comme cause. Le célibat, la paresse, l’ignorance de la bonne exécution de l’Agriculture, et autres effets imaginés par spéculations bourgeoises, sont les fantômes auxquels ont veut appliquer des remèdes aussi fructueux, e le fut un emplâtre de poix à un malheureux, qui périssait d’une diarrhée opiniâtre et invétérée.

Les richesses de l’exploitation de tous genres doivent donc être immunes et sacrées ; 1°. Parce qu’elles n’ont qu’un seul et unique emploi, hors duquel elles ne sont bonnes à rien : 2°. Parce qu’elles font partie du fonds, et nullement du revenu, et que, qui vit de son fonds, peut calculer l’instant de sa ruine : 3°. Parce qu’en même temps qu’elles sont la partie la plus précieuse du fonds, elles sont aussi celle qu’il est le plus aisé d’altérer par méprise, et sans qu’on soit averti du tort irréparable qu’on se fait.

Il ne suffit pas d’éviter, comme un crime contre la Société, d’envahir les richesses de l’exploitation, il faut encore avoir une attention toute particulière à les attirer de toutes parts vers le foyer de la reproduction, et à concourir à l’assurance de la propriété, de l’immunité, et de la perpétuité de ces richesses ; il faut surtout assurer la liberté de leur emploi, pour la cultivation la plus profitable, selon l’ordre naturel des choses, au propriétaire de ces richesses, procurer aux riches Entrepreneurs d’Agriculture la considération due à l’état de riche Citoyen, et à leur emploi libre et recommandable. Il faut enfin ne jamais perdre de vue que leurs richesses n’ont la qualité de richesses, et ne peuvent se la conserver, qu’au moyen du débit, et de la valeur vénale des productions qu’elles font naître, et qui les réparent annuellement. L’air est le premier des biens, cependant il n’est point richesse ; l’eau ne l’est qu’aux lieux où il faut l’acheter.

Il s’ensuit de cette grande et simple vérité, que le premier attentat contre les richesses d’exploitation, est d’empêcher leur Propriétaire de diriger tout l’usage qu’il en fait vers l’acquisition de l’argent, qui est la mesure, et le substitut intermédiaire de ces richesses, qui s’obtient par les ventes des productions, et qui paie les achats du fermier, les salaires de ses Ouvriers, les revenus des Propriétaires et de l’État, et donne ainsi le branle facile, égal et constant à la circulation. C’est là la source de toute l’opulence, et le soutien de la population d’un État, qui consistent à la fois dans l’abondance des productions, et dans le plus haut prix possible de ces productions.

C’est à ces deux avantages réunis, que doivent tendre toutes les vues d’un sage gouvernement. La sûreté du pain qui paraît tant occuper la police vivandière, que les Anglais appellent Ministre Jackpuddin ou Jean-farine, se trouvera comprise dans cet état d’opulence. La terre qui produit toutes les richesses nécessaires pour satisfaire aux besoins des peuples et de l’État, ne doit pas être réduite à ne donner que du pain ; la terre, dis-je, doit enfanter des forces militaires de terre et de mer, pourvoir à toutes les dépenses du Gouvernement et de la Nation, et satisfaire à tous les différents besoins des hommes par les richesses qui naissent d’elle. Or ces productions ne peuvent produire leur qualité de richesses en perdant leur valeur vénale. Celui qui a de l’argent s’effraye peu de la cherté du pain ; et le misérable manque de pain au milieu de l’abondance, dans les pays où les richesses manquent. L’homme ne vit pas seulement de pain, dit l’Écriture, et ce n’est pas ainsi qu’on multipliera les hommes : c’est en leur donnant de l’emploi et bon salaire, qui ne leur peut être donné que par la richesse.

Il est ridicule de n’envisager que le régime du pain dans la constitution des Sociétés ; il est absurde d’attendre l’abondance du pain d’autre part, que de l’abondance du travail, et de l’emploi des hommes ; le travail, que de la richesse ; et celle-ci, que de la valeur vénale des productions. Il est destructif d’assujettir à des vues dignes des pauvres villageois isolés et abrutis par la misère, la conduite et le commerce de l’agriculture d’un État. C’est anéantir les richesses, le travail, l’industrie, le commerce et le revenu de la Nation, et bientôt la Nation elle-même.

Qu’on ne perde donc point de vue, que le premier des soins d’un Gouvernement sage et prospère, est d’établir, avant tout et par-dessus tout, l’immunité, l’accroissement et la perpétuité des richesses d’exploitation, et de maintenir avec la plus sévère attention, la liberté pleine et entière de l’emploi de ces richesses pour la cultivation la plus profitable à leurs Propriétaires.

L’immunité absolue des richesses d’exploitation cohérente à leur nature et à l’objet de leur destination une fois démontrée, celle du travail, c’est-à-dire, du Cultivateur le doit être encore ; et nous trouverons dans ces deux objets le véritable moyen d’empêcher la source des dépenses de tarir : ce qui remplit notre tâche actuelle.

La terre est d’elle-même immobile et inactive, du moins quant à nos besoins. Sa fertilité volontaire est relative à un ordre des choses auxquelles il ne nous est permis de prendre part, qu’au moyen de notre travail, et d’un travail plein et assidu. Il en est de même de ce que nous appelons richesses d’exploitation. Leur dénomination dérivée démontre que pour être richesses, elles attendent l’intervention de l’exploitant. Elles sont, par elles-mêmes, productions éparses de la Nature, et ne deviennent richesses, qu’autant qu’elles sont sous la main qui va leur offrir leur emploi. La viande et le couteau seraient toujours vainement en présence, sans l’intervention de la main qui fait usage de l’un et de l’autre.

Le Cultivateur est donc indispensablement nécessaire à la production ; on sait cela. Mais ce qu’on semble ignorer, c’est qu’on ne peut lui demander d’autre tribut, d’autre service, que l’emploi auquel il est lié, sans attaquer la production dans sa racine. En effet, il ne produit rien par lui-même, et tout ce que par son travail il ajoute à la production d’excédant au-delà de ce qui est nécessaire à sa propre consommation, il le rend au Propriétaire. Il est donc non seulement injuste de lui demander, mais encore impossible à lui d’accorder, et ruineux pour vous d’obtenir.

Ce dernier point paraît contradictoire au précédent. Car s’il lui est impossible d’accorder, sûrement vous n’obtiendrez pas. Mais en tout, au moral et au physique, c’est la réunion des contradictoires qui détruit tout. En effet il lui est sans contredit impossible d’accorder selon les règles d’une balance juste et profitable. Il n’est pas impossible au pouvoir d’intervertir et d’arrêter la source des dépenses, en enlevant son atelier celui qui doit y fournir. Il n’est pas impossible au Propriétaire de forcer la main au Cultivateur, tant que la crainte naturelle de l’expatriation aura quelque pouvoir sur lui ; de le remplacer ensuite par un autre ordre d’exploitation, qui se propose d’épuiser et d’effruiter la terre dans six ans : on ne le voit que trop, et on en connaît trop peu la cause. On arrive enfin à la ruine totale, et à l’impossibilité du rétablissement. Il faut périr ou revenir aux mêmes travaux, aux mêmes souffrances, avec la même disette qu’éprouvèrent les premiers fondateurs de la cultivation, avant d’avoir amassé ce fond indispensable et pesant d’avances dont nous parlerons tout à l’heure, et dont résulte la ramification immense de biens, qui fournit à toutes les branches de l’industrie, par elle à la multitude de nos besoins réels et factices, et à tout cet assemblage merveilleux qui dote aujourd’hui la Société, dont nous jouissons sans en connaître le prix ni la source, et que nous croyons sans doute s’être fait tout seul.

Ce que je viens de dire suffit pour prouver, qu’il est ruineux pour vous, d’obtenir du Cultivateur ce qu’il peut donner ; mais je veux un moment qu’il le puisse. Je suppose qu’il retienne une part considérable de ses profits, qu’il cache au Propriétaire, et que vous ne pouvez par conséquent aller chercher qu’où ils sont. Hélas ! ce tissu d’opinions fondées sur l’erreur et la défiance, véritable fléau dérivé de celui de la dispersion des langues, ne provient que de l’ignorance et du mur de séparation, que la corruption de la Société et l’oisiveté superbe ont élevé entre les nourriciers et leurs élèves. Mais en supposant la chose vraie : que font-ils de leurs profits ? Quel est l’emploi qui se présente à leurs désirs et à leur portée ? Que peuvent-ils amasser enfin ? Rien autre chose que ces mêmes richesses d’exploitation, que nous venons de démontrer si nécessaires, si fructueuses et immenses. Qui de nous peut leur prescrire le point par-delà lequel cet amas deviendrait superflu, et seulement embarrassant ? Ils n’ont en ce genre, de maîtres, que la terre et leur propre expérience : la terre est bien loin d’avoir déployé tous les trésors qu’elle réserve au travail et au plus grand travail. L’expérience n’a jamais eu encore toute l’étendue du pouvoir des facultés et de la liberté expéditive, qui peuvent l’instruire et la guider vraiment dans ses tentatives.

En un mot, le Fermier qui s’enrichit, améliore la terre par les dépenses qu’il peut faire pour en tirer un plus grand produit, et passe d’une moindre entreprise à une plus grande. D’ailleurs un riche Fermier peut tirer de son entreprise plus de profit, que ne serait un Fermier moins aisé, et cela sans augmenter ses richesses aux dépens du revenu du Propriétaire. Tout est en gain au contraire pour celui-ci ; puisque l’amélioration de la terre en est une suite, et attire pour lui bientôt un plus grand revenu. L’intérêt du Propriétaire englobe celui de l’État, et l’un et l’autre vont contre leurs plus chers intérêts, en enviant ou détournant les profits du Fermier. Cette raison embrasse tout Cultivateur quelconque, fait entrepreneur, fait manœuvre de la cultivation.

Il est donc ruineux d’envier au Cultivateur son superflu, et de lui rien demander autrement que par le truchement des Propriétaires. Mais il est plus désastreux encore, en vertu de son amovibilité, si les richesses de l’exploitation ont pu se dépayser, se dérober à la culture, fuir du territoire et échapper même à la Nation. L’homme ingénieux et mécontent a plus encore cette facilité.

La providence a rendu l’homme vagabond par penchant, et stable par nécessité. Mais cette mère bienfaisante ne nous imposa aucune nécessité qui n’ait son attrait à côté. L’homme s’attache à la terre qu’il a cultivée, et semblable au cerf, il revient toujours à son fort, s’il n’est poussé avec trop de vivacité. C’est là le principe du dulcis amor patriæ pour l’homme éclairé, qui aime à raisonner son propre sentiment, et de la maladie du pays pour le vulgaire, Mais sitôt qu’on a rompu ce lien naturel qui, semblable au nerf, est d’autant plus impossible à renouer, qu’il est difficile à rompre ; l’homme a mille moyens de subsistance, mille ressources d’emploi, qui l’attachent aux lieux de son refuge, et le font renoncer à sa patrie, qui ne lui présente que l’image des malheurs qui l’ont forcé à l’abandonner. Il a encore l’appas de l’espérance, l’horreur du désespoir ; l’un repousse, l’autre l’attire : il court et périt en chemin. Il périt hélas ! et ce n’est qu’à cette perte que nous devons être vraiment sensibles, non seulement comme frères, comme humains, mais comme êtres qui ne peuvent se passer du secours de leurs semblables. Et qui peut ignorer d’ailleurs que le concours des hommes est essentiel à la prospérité générale : car tant qu’un État peut, par son territoire, accroître en richesses, il a besoin que la Population se multiplie pour la production et la consommation, qui forment ensemble le cercle concentrique de l’opulence et de la puissance. Ainsi la dépopulation est le symptôme le plus décisif de la décadence d’une nation ; et en comparant l’état de la population d’un Royaume en différents siècles, on peut juger de son état relatif de dégradation ou de prospérité dans les différents temps, et des lumières ou de l’impéritie de son Gouvernement.

Ce n’est pas seulement dans l’expatriation absolue, dans l’apostasie forcée de tous liens nationaux, qu’il faut considérer l’émigration des Cultivateurs. Sitôt que dans un État on offre un emploi moins pénible, et en apparence aussi rapportant aux richesses d’un État particulier, l’homme abandonne la cultivation, court à cet emploi, et y transporte son petit avoir. Mais ces objets qui présentent tant de branches ruineuses, établies et protégées même dans les Sociétés caduques, nous mèneraient trop loin.

Il suffit d’avoir démontré ici, en esquisse, que pour maintenir la source des dépenses, il faut surtout établir solidement et inviolablement la sûreté et l’immunité des richesses d’exploitation. Ce sont ici les préliminaires indispensables : mais il est un autre article aussi essentiel à l’entretien de la source des dépenses. Cet article est d’en empêcher l’engorgement.

C’est ici ce qui va démontrer que la source des dépenses, est la dépense elle-même. Il faut pour cela reprendre l’hypothèse des familles isolées, qui m’ont servi de programme dans la précédente section. Voilà trois familles dont l’une possède les champs, l’autre les pâturages, la troisième les vergers. Si chacune d’elles s’en tient à ses propres productions, l’une ne consomme que des grains, la seconde des laitages, la troisième des fruits ; et toutes les trois manquent de presque toutes les nécessités de la vie. Je dis plus, leur travail ne saurait être fructueux que par un concours mutuel. Les champs ont besoin de l’engrais des bestiaux, et de leur se cours pour la culture. Les bestiaux ont besoin pendant l’hiver de fourrages secs que la culture peut seule leur offrir. Le Vigneron, ses ouvrages faits, doit trouver sa subsistance dans la portion des récoltes qui lui sert de rétribution pour l’aide qu’il donne à la moisson, sans quoi il manquerait de ressource dans le temps des dépenses de la vendange de sa vigne ; et bornant la consommation de son vin à lui-même, il manquerait de pain, de viande, de laitage, de vêtements, etc. voilà nécessité de se cours, nécessité de communauté de biens.

Arrêtons-nous un instant, et voyons si ce n’est pas la dépense qui devient ici la source de la dépense. Si le Laboureur ne consomme des laitages, des vins et des fruits, si le pâtre ne consomme du blé et des boissons, si le Vigneron ne mange du pain, de la viande et des fromages ; il est inutile que chacun de ces trois Propriétaires excite la production de sa denrée au-delà de ce qu’il lui en faut pour sa propre consommation. Qu’en serait-il ? il aurait perdu ses frais et sa peine. Comme néanmoins c’est son superflu qui doit fournir à son nécessaire et étendre sa jouissance, il faut que ce soit la dépense, c’est-à-dire, la jouissance même qui sollicite la production de ce superflu, qui presque toujours est le vrai nécessaire ; celui qui engraisse des poulets est ordinairement celui qui en mange le moins. Il importe donc de vendre à son voisin, on sait cela : mais pourquoi importe-t-il de lui vendre ? C’est pour pouvoir acheter ; si vous ne vouliez que vendre et ne pas acheter, vous arrêteriez chez vous et chez lui la source des dépenses ; car sitôt qu’il ne dépensera plus, il ne vous achètera plus ; et dès que vous ne lui vendrez plus, vous n’aurez plus d’emploi de votre superflu : voilà la source des dépenses tarie partout, et voilà l’indigence. Tout dans la nature économique nous ramène forcément à la communauté absolue de biens avec ceux qui nous sont les plus étrangers de climat, d’opinions, de goûts, de systèmes, de préjugés, et même de sympathie.

Toute l’action économique et vivifiante, tout le nœud physique de la Société consiste en un seul point : la transmutation du superflu en nécessaire. C’est là le grand nœud de la Société, c’est la définition de ce mot tant usité et si peu défini, le commerce ; c’est non seulement l’effet, mais le principe de toute action humaine.

Le superflu de Pierre en vin devient par le moyen de l’échange son nécessaire en blé, etc. Cet échange est proprement le commerce dont nous analyserons ailleurs la nature et les propriétés. Mais comme nous traitons ici de la source des dépenses, et que nous avons prouvé que cette source était la dépense elle-même qui excite la production destinée à fournir à de nouvelles dépenses ; il est indispensable, en traitant des moyens d’éviter l’engorgement de cette source, de dire un mot de ce qui facilite son écoulement.

L’échange, autrement dit le commerce, est ce qui fournit aux besoins mutuels, les dépenses et la production. Les agents du commerce sont les ouvriers pénibles qui se sont chargés de ce rapprochement continuel au moyen d’une rétribution qui les fait subsister, et qui épargne aux vendeurs et aux acheteurs le déplacement et la perte de temps. L’intérêt de ces agents, et celui par contrecoup de toute la Société, est de faciliter et d’accélérer par tous moyens leur opération. Le plus fructueux de ces moyens, et qui pour cela même a été appuyé de la convention la plus générale, c’est le choix d’une matière commune qu’une rareté mesurée et d’autres qualités propres à faciliter l’échange, ont revêtu du consentement universel, et d’un prix à peu près convenu. Cette matière divisible, et qui comprend plusieurs métaux, est ce que nous entendons par ce nom générique l’argent.

L’argent donc est devenu par le consentement universel, et par la facilité de le transporter et de le faire circuler, et par sa valeur requise, le représentatif de tous les besoins de la Société, et le Courtier de toutes les demandes ; il a la propriété de multiplier les besoins, par conséquent d’accroître les dépenses, ce qui est dire, de grossir la source et de la diriger. Voici comment.

Je n’ai que du blé, mes voisins n’ont que du lait, des boissons et des fruits. Je ne saurais échanger des matières périssables que dans mon voisinage, les autres se gâteraient en chemin. Voilà donc ma dépense bornée aux matières de premier besoin, de besoin absolu ; et ma propre production bornée, quant au superflu, à ce qu’il m’en faut pour fournir au nécessaire de mes voisins. Les Nations plus éloignées, les contrées fertiles en productions qui ajouteraient à ma consommation la commodité, la superfluité, mille aisances qui complètent la vie et ornent la Société, peuvent, il est vrai, préparer leurs denrées de manière qu’elles arrivent jusqu’à moi ; elles peuvent m’apporter de l’indigo, du sucre, du cacao, des parfums, du cassé, etc. Mais de quoi payerai-je leurs denrées ? Je n’ai que du blé, tandis qu’il leur faut de mille autres choses ; et mon blé leur dût-il suffire, les Colporteurs de cette sorte de bien, plus nécessaires dans les échanges lointains qu’entre voisins, où il n’est pas besoin d’un grand déplacement, consentiront-ils à ne tirer leur rétribution que sur la denrée, à vivre comme les Rouliers d’Orléans, qui boivent à même le tonneau qu’ils sont chargés de voiturer ? Cela ne se peut. Ce serait bien pis si ces échanges se soldaient en matières ouvrées, puisqu’ils seraient obligés de donner de leur pacotille pour payer leur écot en chemin. En un mot, sans argent plus de change en tout genre, plus de communication entre les Nations séparées ; dès là, refus absolu aux besoins, suppression de consommation, et par conséquent de productions et de travaux, l’homme se fixerait au nécessaire rigoureux et uniquement pour lui-même ; dès lors tous les travaux qui étendent la population par la communication et l’échange réciproques des productions, d’ouvrages et de services, seraient anéantis ; les hommes seraient réduits à un si petit nombre et à un état si isolé et si brute, qu’il ne resterait plus sur la terre : quelques débris informes de l’espèce humaine. La dépopulation est donc dans les États une suite nécessaire de l’interception du Commerce : donc toute prohibition de commerce intérieur et extérieur des productions d’un Pays, toute imposition grave sur les denrées ou marchandises, attaquent mortellement la Population.

L’argent qui n’est rien ou presque rien, quant au besoin, par sa nature, est tout, quant à l’usage. Par convention il solde toutes les ventes, et rentre continuellement dans la circulation par les achats. Les denrées et les ouvrages des Indes Orientales et Occidentales, toutes les productions utiles ou agréables de l’un et l’autre hémisphère, se présentent à ma portée, pourvu que j’aie de l’argent. J’en aurai, si j’ai du superflu de productions à vendre ; et plus j’aurai de ce superflu, plus j’aurai d’argent. Me voilà donc initié à la jouissance de toutes sortes de biens. Voilà ma dépense grossie, voilà mes besoins multipliés ; premier aiguillon que l’argent a donné à mon travail. Voyons comment il en facilite l’exploitation.

J’ai besoin d’hommes pour m’aider à la cultivation, et ces hommes n’avaient pas besoin de mon blé, qui était la seule chose que je leur pusse offrir. L’argent dénoue notre embarras mutuel, devient dans les mains de mes coopérateurs la caution de ce qu’ils ont besoin et qu’ils ne trouvent pas chez moi, et me procure aussi en petit volume mes besoins, en m’en évitant le fardeau et le transport. L’Argent, ou tout autre signe transportable et convenu, est donc nécessaire dans la Société, en ce qu’il représente, facilite et accélère l’échange, qui en est le véritable lien. Il grossit la source des dépenses, il la fait couler rapidement vers sa direction nécessaire, à savoir, la production dont les fruits fournissent aux nouvelles dépenses.

C’est donc à bon droit que le Tableau économique ne considère et ne représente la circulation que par l’argent. Trois grandes inventions principales ont fondé stablement les sociétés, indépendamment de tant d’autres qui les ont ensuite dotées et décorées. Ces trois sont, 1°. L’invention de l’Écriture, qui seule donne à l’humanité le pouvoir de transmettre, sans altération de ses lois, ses pactes, ses annales et ses découvertes. 2°. Celle de la Monnaie, qui lie tous les rapports entre les Sociétés policées. La troisième enfin, qui est due à notre âge, et dont nos neveux profiteront, est un dérivé des deux autres, et les complète également en perfectionnant leur objet : C’est la découverte du Tableau économique, qui devenant désormais le truchement universel, embrasse et accorde toutes les portions ou quotités corrélatives, qui doivent entrer dans tous les calculs généraux de l’ordre économique. Que n’ai-je assez de génie pour déduire, que dis-je ! pour désigner seulement et mettre en ordre toutes les vérités politiques, dérivées de cette étude qui s’offre à moi ! La suite de ceci en présentera quelques-unes ; mais plus on l’approfondira, plus l’on sera surpris de trouver des certitudes où l’on a craint des paradoxes, et de voir la plus haute politique devenir simple, infaillible, conforme aux règles de l’Évangile, de la Morale, et toucher sans effort à son véritable but, qui est le bonheur de l’humanité.

Un des plus utiles effets de cette admirable invention, est de fixer l’argent à ses véritables propriétés. Comme Idole des Nations, il est devenu le principe de tous les crimes et de tous les maux ; comme agent et le mobile de la circulation, il est l’âme de la Société et l’auteur de tous les biens. Il est donc de la plus grande importance de le fixer à ce dernier emploi, qui est le seul qui lui convienne ; et l’on peut dire que c’est là l’objet capital du Tableau économique. Il s’en empare, l’éclaire, et le suit ; il éclaircit toutes ses routes ; il frappe du grand jour de la vérité tous ceux qui veulent l’intercepter dans sa course et le ravir à la circulation, c’est-à-dire à la Société ; il évalue tous les objets de dépenses, les dépenses mêmes et l’emploi des dépenses : il met, en un mot, les enfants en état de crier haro sur le voleur, le cupide, l’avare, le sycophante, l’aveugle, qui croient profiter en le détournant. Voilà son objet, voilà sa tâche dignement remplie. Le suivre, l’aider dans ses vues, développer leur importance, rapprocher leur étendue, voilà notre devoir, continuons.

L’argent donc ne doit jamais être dépouillé des propriétés de ce qu’il représente. D’après cette vérité, il est certain qu’il est superflu dans la main qui le donne, nécessaire dans celle qui le reçoit. Je m’explique. Pierre a besoin du travail de Paul ; Pierre a du blé à vendre, Paul n’en a pas besoin ; n’importe, un autre en voudra et le paiera ; et l’argent que Pierre donnera à Paul à la place, ne représente pas moins une portion du blé qui est superflue à sa consommation, et qui est la seule chose dont il puisse se défaire. De son côté, Paul reçoit comme nécessaire cet argent, qui représente le vin dont il a besoin, et qui le lui procurera en échange. Mais quand Paul le donnera, cet argent, il le donnera comme superflu ; car s’il avait un besoin plus pressant que celui auquel il le consacre, il le garderait pour ce besoin. L’argent suit donc la même marche que les choses qu’il représente. Nous avons prouvé que la dépense était la source de la production, et par là même, du renouvellement des dépenses. L’argent de même commence par être superflu, tend à devenir nécessaire ; pour redevenir promptement superflu ; car il ne vaut qu’autant qu’il rend richesse pour richesse.

Il s’ensuit de ceci que tout l’art et le grand œuvre de la Société, est la transmutation du superflu en nécessaire ; nous l’avons dit. L’échange est le foyer, et l’argent est l’amalgame qui lie les matières premières, mises en fusion dans le creuset de la société. Plus le foyer a d’activité, plus le grand œuvre s’accélère. Il ne saurait être attisé que par la demande qui doit pourvoir à la dépense. Tel est le rouage qui fait de notre source un méandre, se repliant sans cesse sur lui-même. Tout, soit au moral, soit au physique, ne marche que par la communauté de biens.

Je suppose maintenant que des cinq premières familles qui s’établissent auprès l’une de l’autre, dans l’exemple donné, l’une se fut appelée France, la seconde Allemagne, la troisième Angleterre, la quatrième Espagne la cinquième Italie : que la première eût eu des grains, des vins, des lins et des fils ; la seconde des bois et des minéraux ; la troisième des bestiaux et des laines ; la quatrième des vignes et de la soie ; la cinquième des fruits, des huiles, des vergers, des poissons, des épices, des métaux ; si chacune d’elles, possédée tout à coup d’un démon exclusif, eût dit à par soi : ceux-là sont étrangers, notre unique objet doit être de nous passer d’eux, et de leur être nécessaire. Cet objet absurde et impossible en soi, impie même, puisqu’il n’y a que Dieu seul dans la nature qui donne gratuitement, aurait tout à coup intercepté la Société entre ces différentes familles, et dévoré quatre cinquième du superflu de chacune d’elles. J’appelle dévorer le superflu empêcher de naître ; car si je me passe de mes voisins, ils se passeront de moi, et tout l’excédent de mes Provisions, auquel leur demande eût donné un prix, doit être supprimé.

Il est une nation marchande, qui, attentive par tous moyens à se conserver, autant qu’elle peut, le privilège exclusif de la navigation mercantile, est parvenue, par des travaux dispendieux, à faire seule la traite en Europe d’une sorte d’épicerie, dont la consommation est beaucoup au-dessous de ce que le Pays où elle croît en produirait naturellement. Il a fallu, pour arrêter cette fertilité, que la Compagnie qui fait ce commerce, fit arracher cette plante dans toutes les contrées voisines d’une seule, qui est plus particulièrement à sa disposition. Malgré cette précaution cruelle et dénaturée, comme elle est obligée de faire l’enlèvement de toute la production qu’elle permet en ce genre, de crainte que le restant ne pénétrât par ailleurs, elle brûle elle-même en Europe le reste de ses magasins, quand la consommation y devient moindre qu’elle n’avait prévu. Telle, ou équivalent, est la conduite, d’un gouvernement qui veut vendre à ses voisins, et qui ne leur veut, rien acheter ; il faut qu’il arrache les productions chez les voisins, sans quoi ils se passeront d’elle ; et si l’on n’y prend garde, non seulement nos précautions pour cacher le secret de nos Manufactures, mais encore tous nos Tarifs, nos Traités et nos Guerres ne sont autre chose que des démarches vers ce monopole ruineux. Mais je veux qu’on y parvienne, alors nos voisins achèteront peu ; car ils seront pauvres. Nous ne saurions produire beaucoup dès lors, ou comme il faut nécessairement une valeur vénale à nos produits, nous serions nous-mêmes obligés de brûler nos moissons, de peur qu’elles ne vinssent à trop bas prix ; cela se fait de soi-même. Moins de productions, moins de dépenses ; ainsi le cercle de misère prend le cercle de prospérité.

Au milieu de ce cercle de misère, la provision alimentaire de l’intérieur de la famille devient chaque jour moins assurée. Car, comme on a diminué des quatre cinquièmes le nombre des acquéreurs, les Laboureurs non avertis des précautions de la politique enchevêtrée qui leur coupe les vivres, n’ayant point diminué leurs dépenses d’exploitation au prorata, ont vu tout à coup tomber la valeur vénale de leurs productions, n’ont pu recouvrer leurs frais, rétablir leurs avances, payer les revenus, et ont reçu un échec ruineux, qui leur fait une leçon d’autant plus aisée à suivre, qu’ils n’ont pas la force de tenter de nouveau la même infortune. La Cultivation et la Population déchaient ainsi d’année en année, et enfin la disette vient. Alors, sous prétexte de pourvoir à la subsistance, une police, de l’ordre de celle sur laquelle furent prononcés ces mots divins, pardonnez-leur, Seigneur, ils ne savent ce qu’ils font, arrête le débit, c’est-à-dire, borne les échanges : on s’appauvrit, on éteint la Population, pour éviter, dit-on, la disette et la famine.

Ce désastre, principe et fin de tous les autres, que nous désignerons en leur lieu, porte sur tout à la fois. Dès lors les barrières sont posées, comme en temps de peste ; chaque province se cantonne ; chaque Canton se révolte contre les acheteurs ; chaque Ville s’approvisionne de force et d’autorité, et la cultivation recevant la loi et l’anathème de ceux qui lui devaient déférence et support, languit, dessèche, périt, et entraîne avec elle le dépérissement progressif et proportionnel de toutes les classes, et la ruine de la Nation.

Tous ces maux sont une suite inévitable de l’erreur de chercher à prévaloir par un avantage des ventes sur les voisins : nous développerons mieux encore cette vérité en son temps. C’en est assez maintenant pour inférer de ceci, 1°. Que les Nations, étrangères entre elles par les Lois et les Gouvernements, ne le sauraient être par les consommations ; parce que la nature assujettit tous les hommes aux mêmes besoins : 2°. Que plus les hommes entrent en communauté de besoins, plus les besoins s’étendent : 3°. Que plus les besoins se multiplient, plus les dépenses, les richesses et la population s’accroissent : 4°. Qu’extension de dépenses est multiplication d’achats : 5°. Que plus il y a d’acheteurs, plus on fait renaître de productions : 6°. Que plus il y a de productions, plus celles-ci fournissent aux dépenses. Il résulte de là que gêner, en quelque sorte que ce puisse être, les consommations étrangères et nos propres consommations de denrée ou de matières étrangères, c’est se couper la gorge à soi-même, attendu que, qui attaque les ventes attaque les achats ; qui charge les consommations étrangères, se coupe les quatre veines ; qui charge les siennes propres, se perce le cœur.

Telles sont à peu près les principales voies par lesquelles l’engorgement peut tarir la source des dépenses : Immunité des dépenses, d’où suit celle des achats et des ventes, immunité des richesses d’exploitation, immunité enfin de la personne et de l’état des Cultivateurs, sont trois conditions indispensables non seulement de la prospérité, mais de la conservation de la Société, et des revenus du Souverain.

Le tableau ne nous présente d’autre désignation marquée des sources, que l’ordre même des dépenses entre les classes. On voit que le revenu y est mis à la tête de tout le branle de la circulation ; ce qui peint à l’œil cette vérité, que tout commence par la dépense ; et on retrouve au bas la même quotité de revenu reproduite par la dépense, sans laquelle il n’y aurait ni reproduction de revenu pour les Propriétaires, ni reproduction de subsistance pour les hommes. Mais avant que d’en donner la démonstration par le Tableau même, il faut en développer entièrement la marche. Le revenu qu’on y expose est de deux mille livres, représentant deux milliards, pour éviter la multiplication de chiffres et trop d’étendue de subdivisions.

Nous n’avons fait jusqu’ici qu’ouvrir la voie à l’intelligence de ce Tableau. Nous allons commencer à entrer dans les détails de sa composition, en traitant des avances des dépenses ; et nous tâcherons de percer la totalité dans la suite de cette Explication.

CHAPITRE III

Des avances des Dépenses.

Quoi qu’il ne soit pas encore ici question de la véritable explication du Tableau, qui ne sera pleinement développée que dans la totalité des douze Chapitres indiqués, j’ai cru devoir le représenter ici à l’œil pour épargner le soin de l’aller chercher, ce qui détourne l’attention. Il présente ici trois colonnes. 1°. Celle du revenu provenant de la production, qui par son reversement donne la vie à la main d’œuvre, ou classe stérile, et le branle à la reproduction, ou classe productive : ce qui fait en soi toute l’opération économique de la Société. 2°. Celle de la classe productive, qui représente les sommes des quotités de toutes les pulsations du balancier économique contre les parois de la reproduction, et cela jusque dans les dernières subdivisions qui paraissent ici graduelles et successives, mais qui ne forment ensemble que la distribution d’une année. Cette distribution s’y fait d’abord en masse, et se continue par subdivisions particulières jusqu’au dernier denier, quoique dans la réalité elle fait beaucoup plus détaillée et diversifiée ; mais il est impossible et inutile de suivre et de représenter cette diversité innombrable de détails. Il a fallu se fixer à un ordre fictif qui réduise cette distribution à une marche plus simple, plus courte et plus facile à représenter. 3°. Celle de la classe stérile qui consomme une partie et repousse l’autre partie, ainsi que la classe précédente, et qui par là paraît faire un effet pareil dans la Société à celui de la classe productive. Mais la différence est grande, et se voit à l’œil, en ce que cette dernière reproduit tout, et que l’autre ne sert à la reproduction que par reflet et de la seconde main, et seulement par le reflux mutuel, et par l’accélération qu’elle donne à la circulation. Elle est aussi représentée et suivie jusque dans ses moindres subdivisions et dans ses moindres vaisseaux Capillaires. C’est ainsi qu’on représente l’anatomie entière de la Société, et qu’on suit idéalement toute la marche effective de la circulation. Mais nous ne commencerons à entrer dans le détail de cette marche que dans le chapitre suivant. Il suffit seulement ici d’apercevoir le fil de la première distribution de la dépense de l’argent du revenu, qui se porte en parties égales à la classe productive et à la classe stérile, et qui passe par reversements d’une classe à l’autre, par le commerce réciproque des achats et des ventes entre ces deux classes.

Ainsi outre l’argent du revenu qui a été payé aux Propriétaires par la classe productive, et qui est remis ici dans la circulation par les Propriétaires, il faut de plus supposer les richesses usuelles qui s’achètent dans les deux classes avec l’argent qui va y circuler. Car si on ne pensait qu’à l’argent et à sa marche, on n’aurait pas d’idée de la masse totale des richesses comprises dans le jeu du tableau, où chaque revirement de l’argent vers l’une ou l’autre classe, y suppose un achat de denrées ou de marchandises égal à la somme d’argent qui y est apportée. Ainsi la totalité des achats est égale à la totalité des sommes que la circulation fait passer et repasser par les deux classes actives ; et on voit que, par cette circulation, la totalité de ces sommes est double de la totalité de l’argent qui circule ; que par conséquent la totalité des achats est double aussi de la totalité de cet argent, lequel par tous les revirements, est enfin recueilli en entier par la classe productive qui le rapporte de nouveau aux Propriétaires, pour le paiement de leur revenu, et pour recommencer de nouveau par sa circulation les achats des nouvelles productions que la classe productive a fait renaître.

Il faut bien observer ici qu’il en est de cette circulation de l’argent du revenu, comme de celle du sang. Il faut que tout circule sans relâche : le moindre arrêt serait dépôt. Il ne faut donc point calculer les sommes ici présentées, comme étant en station dans les différents points qui nous les représentent, ce sont de simples pulsations d’où le frappement doit être également rapide et réglé, sans quoi la machine se démonterait, et elle est ici représentée dans l’état d’activité et de pleine prospérité, et du jeu libre et constant de toute la machine.

Des sommes qui frappent à chaque station des deux classes actives, celles-ci paraissent en repousser la moitié seulement et réserver l’autre ; mais cette portion de réserve apparente ne doit pas séjourner davantage que l’autre, elle s’écoule dans l’exploitation de la culture même, et pour le paiement successif du revenu, par des canaux qu’on n’aurait pu représenter sans compliquer à l’œil le tableau de manière à embrouiller le Lecteur. Il faut donc ici que l’entendement supplée à l’organe, et suppose le retour de cette portion qui semble absorbée. Sur cette partie, la moitié passe, quant à la classe productive, en consommation sur soi-même, ou renouvellement des avances annuelles et des autres reprises du Cultivateur. De même, quant à la classe stérile, la moitié qui paraît y rester pour sa dépense de consommation sur soi-même, et pour y renouveler continuellement les achats des matières premières des ouvrages qui s’y fabriquent ; cette moitié, dis-je, y entretient le fond des avances annuelles toujours employées à cet amas de matières premières prises dans la masse des productions de la nation ou de celles de l’Étranger ; et par les achats continuels de ces matières, cette même moitié qui paraît retenue, ne ceste point non plus de circuler et de repasser à la classe productive, qui est la source de toutes les richesses.

Tel est le premier coup d’œil qu’il faut jeter sur le tableau pour s’en faire une idée sommaire, et désigner ainsi la place des matériaux sans nombre, qui se présentent à mesure qu’on avance dans l’explication. La vérité, compagne si rare des sciences humaines, porte avec elle par cette exposition artificielle, un caractère si lumineux et si abondant, que tout se change en principes pour qui se trouve une fois sur sa route. Là les figures sont des tableaux animés ; là les causes et les effets alternent entre eux, et se présentent tour à tour les mêmes attributs ; là les résultats et les conséquences deviennent des décisions et des principes. Tout est simple, tout est frappant, tout a une liaison évidente, tout marche de front, tout fait corps, et corps lumineux. Tout le travail consiste donc non à chercher, mais à choisir, à ranger les matériaux. Tel est l’objet de mon travail actuel. Nous en sommes au développement des avances des dépenses, objet si essentiel, si préalable, et jusqu’à présent si méconnu. Nous avons dit un mot de leur importance, il faut analyser leur nature.

Les premières portions de richesses que nous avons remarquées à la tête du tableau, indiquent les avances annuelles, d’exploitations de tous genres, et le revenu de l’année précédente dépensé dans l’année courante. L’exploitation précède les ventes des produits : ainsi il faut que les exploitants fournissent eux-mêmes les avances annuelles, qui leur sont restituées par la vente de leurs produits : c’est par ces ventes que nous avons commencé à envisager le jeu du tableau ; cela était nécessaire pour montrer que les dépenses procurent les ventes, et celles-ci la reproduction ; il s’agit à présent de considérer les premiers ressorts de la machine, les avances annuelles, leur quotité est marquée dans le tableau à la tête de chacune des classes actives, dans la proportion qu’elles devaient avoir avec les produits. Mais il y a encore un autre genre d’avances dont nous parlerons, qui n’est pas indiqué dans le tableau, parce qu’il est hors de l’ordre de la circulation qui est tracée, et qu’il suffit de le faire connaître pour en voir l’usage et la nécessité.

Le travail est inséparable des dépenses ; pour dépenser il faut avoir des richesses à dépenser ; et pour perpétuer ces dépenses, il faut que les richesses renaissent perpétuellement. Elles renaissent ou spontanément, ou à l’aide du travail des hommes. La reproduction spontanée des richesses ne suffit pas au besoin des hommes dans les pays où les hommes se multiplient ; mais ils peuvent par leurs travaux multiplier aussi les richesses, pourvu qu’ils aient, d’avance, des richesses pour subsister, en attendant celles qu’ils font renaître par leurs travaux. Les richesses sont donc elles-mêmes la source des richesses qui renaissent par le travail des hommes.

Lorsque quelques hommes, dépourvus de richesses, arrivent dans des terres désertes et qu’ils s’y fixent, ils vivent d’abord, comme on le sait, des productions qui y naissent naturellement, et qui leur sont nécessaires pour subsister ; mais, à mesure qu’ils se multiplient, et que ces productions ne peuvent plus suffire à leurs besoins, ils les multiplient, eux-mêmes, par la culture de la terre, et ils parviennent aussi à s’instruire des différentes manières de les préparer pour en jouir plus utilement, plus commodément et plus agréablement ; alors une partie de ces hommes se livrent à l’industrie, tandis que les autres se fixent à l’agriculture. Ceux-ci sont, de droit naturel et de convention nécessaire, les possesseurs et les maîtres des terres qu’ils ont défrichées, et qu’ils ont continué de cultiver. Delà s’établissent les trois sortes de propriétés. La propriété de la terre, la propriété des richesses d’exploitation et de reproduction, et la propriété des richesses de rétribution, ou des ouvrages de l’industrie.

Les hommes peuvent encore se partager la propriété de la terre et la propriété des richesses d’exploitation de la culture, en se conservant, de part et d’autre, leur droit sur la reproduction. Delà s’est fait la répartition en propriétaire de la terre et du revenu, ou de la part qu’il retire de la reproduction, et en fermier propriétaire des avances ou des richesses d’exploitation, et de la part qu’il a sur la reproduction.

Les avances nécessaires pour la culture de la terre, sont les richesses que le Fermier ou Cultivateur dépense pour exécuter les travaux nécessaires pour faire renaître les richesses. Ces avances sont de deux sortes, les unes annuelles, les autres primitives.

Nous venons de voir en quoi consistent ces trois propriétés, et nous avons à traiter des avances qui leur sont nécessaires pour entrer en jouissance, avec assurance de ne voir jamais tarir la source de cette jouissance, qui, passagère, ainsi que tout doit l’être ici-bas, ne peut durer qu’en se répétant, et se répéter qu’en se reproduisant. Cette reproduction tient à des avances de deux espèces ; les unes primitives, les autres annuelles.

Les avances primitives sont le premier fond de richesses amassées pour mettre en branle le travail. Les avances annuelles sont les frais annuels du travail, et les réserves destinées à remplacer ce que le temps rongeur détruit chaque année du fond des avances primitives ; examinons et détaillons sous ces deux faces, les avances des trois classes ci-dessus, l’une après l’autre.

Nous partons d’après un point donné. C’est la valeur possible et naturelle de la France que nous prenons pour exemple. De tous les arrangements de sociétés et d’états que la fortune a combinés depuis le monde connu, aucun n’a eu à beaucoup près tous les avantages d’ensemble, de proportion, de fertilité, de température, de débouchés, de réunion, enfin de tous les dons physiques et moraux, comme celui-ci. D’autre part son état, ses ressources et son étendue, ont été singulièrement développés dans un ouvrage moderne, trop vrai pour avoir passé sans contradiction, trop peu démenti pour ne pas fixer tous les doutes, et qui sera à jamais un singulier monument de vérité. C’est sur le rapport et le produit que cet ouvrage a démontré possible dans ce beau Royaume, que nous faisons porter nos calculs. Peu importe au fond le plus ou le moins d’une telle hypothèse, mais on trouve toujours une sorte de satisfaction en ce genre, à partir d’un point connu et avoué.

Dans l’hypothèse reçue, on a supposé un Royaume qui pourrait, en pleine production excitée par le libre, plein et rapide jeu de toutes les parties de la machine économique, rapporter deux milliards de revenu. Il faut toujours considérer le tableau dans cette hypothèse. Il est impossible que, dans le cours ordinaire des choses, les principes moraux, qui seuls sont capables de nuire à l’agriculture d’une manière permanente, ne reçoivent quelqu’atération qui dérange la marche du tableau, qui est établie sur l’ordre naturel, abstraction faite des désordres moraux, sur lesquels on ne peut rien établir de régulier et de certain. Il faut donc s’appuyer sur une base incontestable pour offrir aux yeux et à l’entendement fixés, la perspective de la prospérité d’une nation, qui peut entretenir son territoire en bonne valeur, afin que dans tout État qui décline, on puisse aspirer au rétablissement et en connaître le point les moyens, comme aussi de découvrir et de dénoncer les vices, qui peuvent en opérer la destruction, pour qu’on puisse les éviter.

Des trois propriétés ci-dessus, celle de la terre ne présuppose pas nécessité de fortes avances primitives, moins encore celles d’avances annuelles, parce qu’il suffit qu’elles soient une fois connues et partout sous-entendues dans les détails de la régénération, de la distribution et de la consommation perpétuelle des richesses ; et c’est pour cela qu’on n’en a fait mention aucune dans le tableau, qui n’est au fond qu’une exposition sommaire de la communication et de la régénération des richesses, quoiqu’il renferme l’âme entière de la plus profonde, de la plus nécessaire, et jusqu’ici de la plus inconnue des Sciences. Il est pourtant vrai qu’on peut regarder comme avances primitives de la propriété des terres, les bâtiments qui sont une annexe nécessaire du fond productif, même bien plus couteux que le fond même, aux lieux surtout où l’on en a laissé dépérir la culture. Leur entretien peut aussi tenir lieu dans cette classe, des avances annuelles pour ceux qui en sont chargés. Mais de ces deux objets, on a regardé le premier comme le fruit accumulé des travaux et de l’économie de nos pères, et le second comme un objet trop immobile pour être représenté dans le tableau mouvant de l’organisation économique.

C’est néanmoins un objet de la plus grande conséquence dans un État que les bâtiments. Je ne parle point ici des temples, des lieux publics, des logements des Grands, et des Propriétaires des magasins et forteresses militaires, ni même des habitations attribuées à toute l’immense partie de la classe stérile. Tous ces objets, qui forment ensemble un amas prodigieux de richesses accumulées ; mais inactives, à la réserve de la portion qu’elles demandent chaque année à la classe productive pour leur entretien ; tous ces objets, dis-je, ne servent guères qu’à attacher l’homme à son séjour, à le lui rendre plus commode, plus agréable, plus sûr, et n’entrent point dans notre objet, qui se borne à calculer le produit. Je parle donc seulement des logements nécessaires à l’exploitation des fonds de terre.

En ceci, comme dans tout autre point, la nécessité de la réunion et de l’alliage des différents objets de culture se montre aisément à l’œil attentif. Sans contredit les grands et forts ateliers de labourage sont la base d’une forte agriculture et de la prospérité d’un État, comme donnant le plus grand produit net, ainsi que nous le démontrerons ci-dessus. Il faut pour en établir de tels, attribuer à chaque bâtiment une assez grande portion de terre, pour occuper, entretenir une forte exploitation. Cependant si les pays susceptibles de ce genre de culture, n’ont à leur portée des cantons, ou un plus grand nombre d’habitations qui serve d’abri à une plus forte population, les Fermiers ne pourraient moissonner dans le temps faute de secours, et deviendraient dépendants de peuplades attirées de fort loin. Heureux le pays où la nature variant les climats, le sol, les aspects et le genre des besoins, répand, pour ainsi dire, de sa main les genres de culture diverses et destinés à s’entre-prêter la main. Les vignobles, par exemple, qui ne peuvent être cultivés qu’à bras, demandent un plus grand nombre d’habitations, attendu que plus le Vigneron embrasserait de culture, moins la vigne rapporterait, et cet excédent de peuple prête une main peu dispendieuse à la grande culture dans les temps de la récolte, où le Cultivateur à bras, tel que le Vigneron, n’a rien à faire.

En tout la multitude d’habitations champêtres démontre un peuple heureux, et un État prospère. Il ne faut pas même les regarder comme les Casemates de simples Cultivateurs resserrés, et rétrécis dans leurs moyens, et qui par conséquent absorbent tout produit net et disponible dans la portion à laquelle ils ont coopéré. Car outre que les Savoyards, Auvergnats, Limousins, gens du pays de l’Aix, etc. trouvent par le moyen de leurs transmigrations lucratives, à étendre leur entreprise de culture, bien au-delà de leur petite propriété ; outre cela, dis-je, les Paysans tant soit peu aisés et leurs fermes, font par leur travail sédentaire dans les mauvaises saisons et les longues nuits d’hiver, ainsi qu’on le voit en plusieurs régions, une partie des ouvrages les plus nombreux et préparatoires des secondes façons de la classe stérile, les Filatures de tout genre et d’autres sortes d’ouvrages de tricot, de grosse dentelle, de menue quincaillerie, etc.

Il est donc d’utilité, ainsi que d’humanité, que les maisons se multiplient sur un territoire ; mais cela vient de soi-même, comme une suite de la prospérité et de la libre circulation en tout genre, d’où suit qu’il est inutile de traiter en détail de cet objet.

Ce sont les avances de la classe productive qu’il faut attentivement considérer, attendu que c’est l’âme et la racine de tout. Commençons d’abord par les avances primitives, en ne calculant que la charrue qui est l’outil créateur du produit net, du revenu, et de presque toute richesse des nations agricoles.

Pour arrêter les calculs sur un point donné, il a fallu prendre un taux de numéraire. On sent que cette valeur n’est jamais que de proportion convenue ; qu’on a donné au marc d’argent, par exemple, tantôt une valeur, tantôt une autre, puisque sous Louis XII il valait 11 liv. 8 f. Sous Louis XIII 23 liv. 5 f. et sous Louis XV 54 liv. pourvu que le prix des denrées et des marchandises se rapporte à cette valeur, ou se soutienne à son taux de proportion, tout cela est égal. Ce n’est que l’intermittence des prix qui fait la perte et l’usure, et qui détruit tout, alors surtout qu’elle porte sur les denrées de premier besoin, qui donnent les revenus, et qui assurent la conservation des richesses qui les font naître elles-mêmes. On s’est donc rapporté quant aux estimations, à peu près au prix actuel qui a cours entre les Nations commerçantes, et qui comme de droit, suppose la liberté du commerce extérieur des productions du cru, qui assure une valeur vénale à ces productions, dont une partie doit être nécessairement échangée avec l’étranger pour d’autres richesses qui complètent celles de la nation. C’est au moyen de cette condition qui donne au blé un prix constant de 16 à 20 liv. ou environ, le tiers du marc d’argent, pour la valeur du septier de Paris pesant 240 livres, qu’on a évalué le produit d’une charrue en grande culture opulente. C’est sur les différents rapports de ce prix que nous calculons le montant des avances.

Les avances primitives de l’établissement d’une charrue attelée de quatre forts chevaux et ses dépendances, consistant en bestiaux, outils, engrais, fourrages secs et autres amas indispensables, nourriture et salaires anticipés de domestiques et d’ouvriers, et les dépenses d’entretien et de subsistance du Fermier et de sa famille, pour entreprendre et exécuter la première cultivation antérieure aux produits, sont ici évaluées 10 000 liv. Bien des gens entendus ont trouvé cette évaluation trop forte, et ont prétendu que dans les pays même les mieux montés à cet égard, on avait pour environ 5 000 liv. tout l’attirail nécessaire à l’exploitation d’une charrue ; ce qui peut avoir lieu dans des pays malheureux, où le trop bas prix des denrées permet de faire à bon marché de mauvais établissements d’une culture languissante, et non dans les Provinces où le débit entretient le bon prix des denrées, et où une forte culture se soutient à plus grands frais et à plus grands profits. Il faut encore remarquer que lorsque l’on fait de semblables estimations, ce n’est pas quand il s’agit de continuer le labourage d’une ferme que l’on occupe déjà, ou de transporter l’atelier sur une autre, puisque, dans notre hypothèse, nous supposons dans le début de travail, les achats de quatre forts chevaux, d’un troupeau et autres bestiaux, des semences, (ces premiers achats seuls, sont de 5 000 liv.) de l’ameublement, des harnois, et instruments de labourages et de charrois ; de la nourriture des animaux, nourriture et gages des domestiques, de la nourriture et entretient du maître et de sa famille, pendant dix-huit mois, avant d’en tirer aucun rapport, toutes ces dépenses faites complètement, par un entrepreneur aisé, étant bien calculées, on trouverait que nous ne nous écartons pas de la vérité dans les pays où la culture est en vigueur par le bon prix des denrées. En tout, plus les avances primitives sont fortes, plus elles rapportent, ainsi qu’on va le voir ; c’est dans cet état que nous les considérons ici, parce que c’est l’état où elles doivent être ; car l’épargne sur ces avances retombe en perte sur l’entreprise. Cette économie forcée n’a lieu effectivement, que parce que l’Entrepreneur n’a pas assez d’aisance pour subvenir aux dépenses d’une riche culture, et que difficilement il pourra y parvenir complètement.

Ces avances primitives sujettes à bien des accidents ruineux, et à un dépérissement continuel, doivent rapporter 9 ou 10% d’intérêts de leur fond, à reprendre sur la production annuelle qu’elles font naître. Elles rapportent ensuite, conjointement avec les avances annuelles, dont nous allons traiter tout à l’heure, tout le montant du revenu payé au Propriétaire, au Souverain et au Décimateur, et le restant entier de la production, pour les reprises du Cultivateur. Passons aux avances annuelles, mais non sans nous bien souvenir de l’importance des avances primitives, qui sont la base des avances annuelles, c’est-à-dire de la cultivation, et par elle de tous les biens de subsistance et d’usage, de nécessité et de commodité dont l’humanité peut jouir.

Les avances annuelles d’une charrue consistant dans les fonds employés chaque année à se préparer un produit, sont évaluées relativement aux estimations ci-dessus à 2 100 livres. Ces fonds d’emploi et de restauration, des avances primitives, ainsi que des frais de travail employés à l’exécution des travaux annuels d’une charrue, doivent concurremment, avec le fond des avances primitives, rapporter, par le moyen d’une bonne culture, qui présuppose toujours une circulation égale et des débouchés libres et faciles, un revenu net d’environ cent pour cent, distribué aux trois Propriétaires dont nous avons parlé, c’est-à-dire, un produit net de 2 100 liv. De plus, la restitution de ces mêmes avances, qui doivent recommencer indispensablement chaque année, c’est-à-dire, d’autres 2 100 liv. Plus, leur intérêt à 9 ou 10%, ainsi que nous l’avons attribué aux avances primitives, attendu qu’indépendamment du profit du rouage, il faut que celui qui avance son argent, en retire un revenant-bon, même proportionné aux risques. Ce troisième article comporte 210, ajoutez-y les 1 000 d’intérêts, attribués ci-devant aux 1 000 liv. d’avances primitives. Ces quatre sommes jointes ensemble, font, que le produit annuel d’une charrue, doit être dans l’hypothèse donnée, d’environ 5 500 liv. dont il y a 2 200 liv. pour le revenu, et environ 3 300 liv. pour les reprises du Cultivateur. Tout cela ne doit s’entendre que de la culture avec les chevaux.

Il l’est en effet, et ceci n’est point un calcul idéal. C’est là, en supposant le prix des grains sur le pied qu’il est établi, le produit de la grande et bonne culture ; et si le moindre de ces points venait à manquer, certainement le revenu déchoirait, ou le Fermier se ruinerait : disparaîtrait de dessus la terre ; ce qui est le pis de tout, et qui annonce la décadence d’un État, sa ruine irrémédiable, et sa marche graduelle vers la petite culture, les Métayers, les productions usuelles de vil prix, les friches, la désertion, et enfin l’invasion des peuples voisins ou le désert.

Ceci ne peut être qu’abrégé, il se rait inutile et peut-être nuisible d’anticiper les détails lumineux et circonstanciés qui paraîtront dans leur ordre, ainsi que les vastes résultats et les conséquences qui en dérivent. Passons au détail des avances de la classe stérile.

Nous avons énoncé ci-dessus, ce que c’est que la classe stérile, et nous venons de lui attribuer la propriété des richesses de rétribution. Il s’agit de traiter des avances nécessaires à ce genre de propriété. Il est nécessaire de revenir ici sur la démonstration des principes qui nous ont fait appeler stérile cette classe, et la réduire à la propriété des richesses de rétribution.

Sans le secours des hommes compris dans la classe stérile, on ne pourrait presque pas jouir des biens, que les hommes de la classe productive, font naître, et les derniers ne pourraient pas suivre leurs travaux, si les premiers ne les dispensaient pas de s’occuper à d’autres travaux et à d’autres services nécessaires pour satisfaire à leurs besoins. Cependant il ne faut pas moins envisager l’emploi de ceux-ci, comme purement dispendieux et stérile, et l’emploi de ceux-là, comme non dispendieux et productif, afin de reconnaître dans l’ordre économique, et l’usage utile et l’usage abusif qu’on peut faire de l’emploi des hommes, par la bonne ou la mauvaise distribution qui se fait de la dépense des revenus, objet que nous traiterons dans le Chapitre suivant.

Un homme à qui je paie 20 livres, pour la culture d’un champ de fraises, dont je tire 40 livres, ne m’enlève point les 20 livres de rétribution que je lui ai avancées, et qui me sont rendues par le produit de son travail, lequel me rapporte plus de 20 autres livres de produit net ; cet homme ne m’est donc pas dispendieux, puisque le fruit de son travail me décharge du paiement de sa rétribution, et qu’il me fait naître en pur profit, un revenu de 20 livres ; il est donc productif, puisqu’il produit lui-même sa rétribution, et que de plus, il me produit aussi un revenu : mais un Artisan qui me fabrique une étoffe pour me vêtir, me fait payer la matière première de son ouvrage, et la rétribution due à son travail, toujours inséparable de la dépense. J’acquière l’étoffe, il est vrai, mais je lui en paie toute la valeur. Il m’a donc enlevé autant de richesses, qu’il m’en a livré. Cet homme n’a donc ni fait naître pour lui sa rétribution, ni un produit net pour moi. L’emploi de ce même homme, quoique nécessaire, est donc dispendieux et stérile ; je dis qu’il est nécessaire, quand son travail est borné à nos besoins ; mais, s’il s’étendait à la fabrication d’étoffes de faste à un degré désordonné, son emploi serait préjudiciable à la prospérité de la Nation, ce que nous démontrerons ailleurs.

Si je considère encore ces deux hommes, relativement à leurs dépenses pour leur consommation, qui les rend utiles l’un et l’autre, comme acheteurs, en remettant dans la circulation les richesses de leur rétribution et celle du prix des matières premières que l’un d’eux a employées dans ses ouvrages ; j’aperçois que l’ouvrier ne fait que rendre ce qui lui a été payé pour sa marchandise et pour sa rétribution, et que le Cultivateur a apporté ce qu’il a fait naître lui-même pour sa rétribution ; que la dépense de celui-ci est en augmentation ou régénétion actuelle dans la circulation, et que la dépense de celui-là, n’y est qu’en restitution. Le premier porte plus loin encore l’avantage de la dépense, car il me fait naître de plus un revenu, par lequel je suis acheteur aussi, et ma dépense, ainsi que la sienne, n’est payée par personne, car l’une et l’autre naissent en entier de son travail, au lieu que le Fabricant ne pourrait pas dépenser, si sa dépense même n’était pas payée par d’autres, qui l’obtiennent par la production. Si la récolte de mon champ de fraises manque, la rétribution que j’ai payée au Jardinier, ne me serait pas plus rendue, que celle que j’ai payée au Jardinier qui ratisse les allées de mon parterre. C’est alors, de part et d’autre, ce que le vulgaire appelle de l’argent perdu, c’est-à-dire, de l’argent qui n’a pas été employé à profit. On peut même avouer que c’est véritablement de l’argent perdu ; car si l’usage de telles dépenses devenait général dans un Royaume, toutes les richesses de la Nation s’anéantiraient. Il s’ensuit nécessairement, que, si le produit des rétributions des Agents de la classe productive, diminuait par la diminution des achats à cette classe même, il en résulterait un déchet de richesses, qu’une augmentation de rétribution, payée à la classe stérile, ne pourrait réparer. C’est ce qu’il faudra démontrer dans la suite. Parlons maintenant des avances de cette classe.

Il n’est point question pour elle, d’avances primitives, à moins qu’on ne veuille considérer ici les maisons bâties pour le fond de l’établissement des grandes manufactures, et les engins couteux pratiqués à demeure pour faciliter leur exploitation. Le dernier de ces deux points, est utile en tant qu’il épargne de plus grands frais annuels ; mais c’est un très petit objet dans un État, comme ne pouvant être utile qu’aux Manufactures de grand prix, qui sont les moins rapportantes, et très nuisibles souvent à une Nation, qu’elles précipitent vers le luxe de décoration. À l’égard du premier point, c’est-à-dire, des bâtiments, il est presque toujours infructueux, lorsqu’il ne se borne pas au nécessaire, et qu’il va contre son objet, en ce que cet éclat visible avertit les autres Nations, qu’on veut se passer d’elles et leur devenir nécessaire, et qu’on y tend par un point que chacun peut s’approprier au moyen d’un peu d’attention. Il ne faut donc aucunement calculer ici sur les avances primitives des dépenses stériles, parce que les Entrepreneurs des ouvrages de cette classe, savent s’en dédommager dans les ventes de ces ouvrages, et que ces ventes sont calculées dans le tableau.

Les avances annuelles pour les dépenses des ouvrages de la classe stérile, ou pour mieux dire, ce que nous devons considérer ainsi, sont ces amas de denrées de toute espèce prêtes à être fabriquées ou réduites en marchandises pour fournir à la demande continuelle de la Nation et de l’humanité entière. Le Fabricant a dans son magasin des laines, des soies et des matières d’or pour fournir à sa fabrication. Le Tanneur a des peaux dans ses fosses, de même que le Marchand a des étoffes en pièces et le Cordonnier des cuirs tous coupés. Cet amas doit se renouveler sans cesse pour ne point dépérir, parce que la demande se présente toujours, et ce renouvellement complète dans le courant de l’année, fait le montant des avances annuelles. Elles sont inactives quant au fond, puisqu’elles ne gagnent rien ; si ce n’est peut-être, quelque propriété de durée attribuée à la garde de certaines denrées, quand on les destine à certains emplois, mais bien compensée par le dépérissement de la plupart des autres pendant leur séjour ; elles ne reçoivent d’activité que par la forme, et dès lors elles sortent du bloc des avances, à mesure qu’elles sont employées dans la fabrication et enlevées par le débit.

Cette remarque semble d’abord inutile ; elle ne l’est pas cependant, puisqu’elle constate une disproportion très forte encore entre les avances d’exploitation et celles de rétribution. En effet, il est convenu que l’activité est tout ce qui fait aller la machine économique. Or les avances d’exploitation sont tirées, pour la plus grande partie, des bestiaux dont l’influence n’est jamais inactive, puisqu’ils consomment et engraissent chaque jour au temps même du repos, ce qui ne peut être dit d’un ballot de soie ou de laine dans les magasins. Les bestiaux de travail ont en eux, indépendamment de la direction que leur donne la main qui les emploie, une force motrice qui les fait aller et qui décuple notre impulsion.

Les ouvrages de l’art au contraire sont morts, et n’ont d’autre action que celle que nous leur prêtons. En un mot, dans la partie productive, tant au courant que pour les avances, le travail dirige, et c’est la nature qui produit. C’est de cette alliance et de ce traité fait avec la nature, que provient la qualité exclusive de productive. Cette différence n’est pas susceptible d’un calcul de fait : quant à l’objet dont nous traitons il entre dans le calcul des prodigieux avantages de la bonne cultivation ; mais il ne doit pas échapper au calcul de réflexion, si nécessaire pour apprécier les choses, et si peu mis en usage néanmoins.

Les avances annuelles de la classe de rétribution, sont égales au quart des sommes des avances productives et du revenu prises ensemble. Tel est le fond d’avances annuelles pour les achats des matières premières des ouvrages ou marchandises de main d’œuvre qui se fabriquent dans cette classe. Ces avances proportionnées au revenu et aux avances annuelles de la classe productive, ne sont pas dans le même cas que ces avances annuelles dépensées à la classe productive, qui renaissent perpétuellement, et qui doivent être consommées tous les ans par les hommes employés à la reproduction, attendu qu’elles sont restituées tous les ans par la terre. Celles-ci au contraire, doivent être conservées, ou pour mieux dire, reprises à mesure qu’elles s’écoulent, sur le prix des marchandises de main-d’œuvre qui se vendent à la classe stérile. En un mot, cette classe doit toujours conserver en masse ses avances annuelles, parce qu’elle ne les fait point renaître par ses travaux. Ainsi à mesure qu’elle vend ses ouvrages, elle doit réserver la valeur du prix des matières premières pour remplacer celles qui ont été employées dans ces ouvrages. Les hommes de cette classe ne doivent dépenser que la rétribution qui est payée pour la main-d’œuvre. Cette rétribution est du fort au faible, environ la moitié des sommes qui reviennent à cette même classe, et l’autre moitié est réservée pour la restitution du fond des avances, comme nous le verrons tout à l’heure dans l’article de la distribution.

Résumons celui-ci en disant que les avances primitives, productives dans un État, peuvent être évaluées en général à cinq fois la valeur du revenu des Propriétaires, et les avances annuelles productives, à une somme à peu près égale à la valeur du même revenu. Ce serait une vérité de calcul, si le prix des grains soutenait cette proportion, et si tout le revenu d’un Royaume ou d’une Province provenait de la charrue, ou grande culture ; car nous ne considérons que celles-là. Il y a sur cela des variétés, attendu que les vignes, le jardinage, etc. exigent beaucoup moins d’avances primitives, et beaucoup plus d’avances annuelles que la grande culture ; mais les bois, les prés, les étangs, etc. qui contribuent aussi au produit du revenu total d’un Royaume, exigent beaucoup moins d’avances annuelles. Ainsi en les englobant les unes dans les autres, elles peuvent ensemble être estimées du fort au faible pour ces différentes parties prises ensemble, à peu près, sur le pied de celles de la grande culture.

Les avances annuelles de la classe stérile ou de rétribution, peuvent être dans la proportion marquée ci-dessus ; parce que c’est la dépense du revenu, et des avances productives qui décide des achats, qui se font à la classe stérile dans un Royaume agricole ; et par conséquent de la quantité de marchandises qui y sont fabriquées. Passons maintenant à considérer la marche et la route de toutes ces valeurs usuelles.

Il est fort difficile d’isoler, entièrement les différentes matières que nous traitons, et même de les ranger dans un ordre successif qui facilite l’intelligence par un arrangement exactement méthodique. Elles jouent toutes ensemble, elles n’existent et n’ont d’effet que les unes par les autres, et leurs corrélations sont si variées et si confondues avec elles-mêmes, qu’il est impossible de les séparer, de manière à pouvoir les ranger distinctement dans un ordre successif. Les plus abstraites, ou du moins celles qui sont le plus hérissées de calculs, sont la base des autres. Or tout édifice doit être commencé par les fondements. D’autre part, pour le faire entendre plus facilement, il faudrait engager par la déduction et le raisonnement, et finir par la démonstration et les calculs de détail, c’est ce que j’ai entrepris pour chaque Chapitre, où les calculs qui y ont rapport, seront, pour ainsi dire, exposés à part, pour ne pas partager et surcharger l’attention du Lecteur, et pour les retrouver plus facilement dans le besoin. Je me trouve ainsi engagé à faire une voûte, dont la dernière pierre fasse, par le moyen de l’ensemble, l’inébranlable solidité, au lieu d’une colonne simplement assujettie à la ligne de pondération. Les dimensions de cette dernière peuvent être seulement conformes à sa direction ; la voûte au contraire en a de relatives à l’effort, et aux diverses tendances de toutes ses parties. Je dois en conséquence m’y assujettir pour parvenir au détail de toutes les parties et à l’entier et plein développement.

Reposons-nous sur le tableau où tout est fixé et en ordre, cherchons-y la place de nos avances. On la trouve au-dessous de la ligne qui représente les dépenses. Les avances primitives de la classe productive n’y sont point détaillées ; nous l’avons déjà dit, parce qu’il eût fallu une colonne à part pour cette partie, ce qui aurait compliqué sans nécessité le tableau qu’on a voulu rendre le plus simple qu’il était possible. On y trouve les avances annuelles productives à droite sur la même ligne que le revenu, qui tient le centre, et les avances annuelles stériles à gauche. Qu’on se rappelle toujours que ceci peint la Société formée, complète et dans son vrai point de pleine prospérité. Des points tracés qui partent des avances annuelles et vont aboutir au revenu, montrent que ce sont elles qui produisent le revenu. Elles sont égales au revenu, parce que des avances annuelles complètes, et appliquées à une bonne et forte culture, doivent rendre cent pour cent de produit net ou de revenu, outre leur propre restitution, et l’intérêt des avances du Fermier. De l’autre part les avances annuelles stériles, quoique sur le même niveau, n’ont aucun trait apparent de liaison avec les avances productives, ni avec le revenu ; cependant on doit les appeler annuelles, parce qu’elles doivent annuellement être employées, débitées et remplacées ; mais leur amas primitif s’est peu à peu formé et complété, à raison de ce que la Société s’est vivifiée. Ainsi elles tiennent de la nature des avances primitives, quant à leur assemblage et de celles des avances annuelles, quant au courant de leur emploi, et de leur remplacement. Mais ce dernier objet se fait par des doubles reflets, et des circuits de détail, que le tableau n’a pas dû comprendre ; il suffit de poser ses avances en vue sur le pied d’estimation que nous avons démontré véritable dans l’ordre actuel du tableau, c’est-à-dire, montant à une somme égale au quart des sommes des avances productives et du revenu prises ensemble. Cette règle est générale, parce qu’elle est fondée sur les dépenses annuelles des avances productives et du revenu, d’où dépend l’existence et la mesure de la classe stérile.


CHAPITRE IV.

La Distribution des Dépenses.

(Le Tableau doit être encore répété ici.)

La vertu d’imprimer le mouvement est une faculté divine, et que l’Être créateur s’est exclusivement réservé. L’homme imite tout presque jusqu’à la perfection ; il ne lui manque que le prétendu vol de Prométhée, que le talent de faire mouvoir ses ouvrages pour accomplir les souhaits du Démon, pour égaler en puissance celui qui est par sa propre essence.

L’acte du mouvement porte sur deux balanciers égaux en force et en actions, à savoir, la destruction et la régénération. Telle est toute la machine de la Nature : son Auteur seul renferme en son sein la permanence et l’éternité ; et la cessation de l’action est à son gré le terme de l’existence pour les portioncules de ses ouvrages. Placé comme un point au milieu de ce cercle continu, l’homme ne peut se dérober à la loi universelle ; et pendant le cours espace qui lui fut donné, il doit se conformer, dans son petit empire, à la règle générale qui l’enveloppe de toutes parts, qui s’exécute au-dedans de lui, pour et contre lui ; qui le replacera, quant à la matière, où elle l’a trouvé, et qui lui marque la route qu’il doit suivre pour marcher ici-bas, selon les règles de la nature, et les ordres de son Créateur.

C’est surtout aux recteurs d’humains, vicaires temporels ici-bas du Dieu moteur et provident ; c’est aux Gouverneurs assis au-dessus des sociétés particulières, comme le grand Estre l’est au-dessus de la Nature entière, à se conformer aux règles invariables qu’il a établies, à chercher, dans l’accomplissement de cette Loi, le fruit réel de leurs travaux, et le succès de leur administration.

C’est dans l’emploi et la régénération, c’est-à-dire, dans la consommation et la reproduction, que consiste le mouvement qui condense la Société, et qui perpétue sa durée. C’est par là que les dépenses donnent la vie à la production, et que la production répare les dépenses. Cette circulation a, comme toutes les autres, des règles exactes de flux et de reflux, qui empêchent également et l’épuisement des canaux, et leur engorgement. Ce sont ces règles si importantes à connaître, non pour porter l’intervention d’une main téméraire dans des conduits dont le jeu naturel dépend uniquement de l’impulsion qui leur est propre, et qui ne souffrent aucuns secours étrangers, mais pour éviter ce qui peut leur nuire : ce sont, dis-je, ces règles si importantes, et néanmoins si peu connues, que nous allons anatomiser.

(ICI SE PLACE UN GRAND TABLEAU ÉCONOMIQUE. P 36)

Nous avons discerné les divers genres de dépenses, nous avons reconnu leurs sources, nous avons établi leurs avances ; considérons maintenant leur distribution.

On commence ici par l’emploi du revenu, quoiqu’il ne fait en effet qu’un rejeton de la production. Mais ce n’est qu’au revenu, et par le revenu, obtenu par le travail des hommes, que commence, dans l’état complet des Sociétés, le battement du balancier économique. Ainsi donc le revenu, quoique provenant de la reproduction, précède dans l’ordre de régénération, cette reproduction. Tout a commencé par les biens que la nature a accordés d’abord gratuitement aux hommes ; ce fut là la production gratuite ou le revenu primordial. Tandis que les hommes consommaient ce faible revenu, ils travaillaient à l’accroître, et à avoir plus de biens consommables par la récolte suivante. Ce surplus facilita un surcroît de travail ; le nombre des hommes s’accrut en raison de la subsistance. Ainsi d’année en année, et de progrès en progrès, on a obtenu une production gratuite ou de surcroît, un produit net, qui forme un revenu disponible. Or c’est par les dépenses des avances et du revenu que tout commence à agir, et c’est par elles que tout est reproduit par le travail des hommes. C’est la distribution de ces dépenses que nous considérons ici. Le Chapitre suivant renfermera le développement de ses effets, et désignera dans quel ordre il importe que le revenu soit dépensé.

On a supposé une Nation dont les biens fonds produiraient annuellement deux milliards de revenu, partagés à la dîme, aux propriétaires et à l’impôt. Le Tableau, comme nous l’avons déjà dit ci-dessus, représente le point fixe de la pleine prospérité. On y voit que la classe propriétaire, assise au centre de la circulation et en un gradin plus élevé, reverse la moitié du revenu sur la classe productive, et l’autre moitié sur la classe stérile. Ainsi, dans cet ordre de dépense de deux milliards de revenu, un milliard passe à la classe productive, et l’autre milliard à la classe stérile. Voilà la source. Voilà d’où part la circulation. Laissons un moment cette colonne, dont la direction et l’emploi sont visibles, et notés dans le tableau ; et passons à chacune des autres classes ; on y verra que les Agents de ces classes suivent, dans la répartition de leurs dépenses, le même ordre que les Propriétaires. L’examen de l’influence de ces dépenses, nous démontrera que le reversement réel ci-dessus, est doublé, quant aux effets, par le moyen du reflet et des versements réciproques, car tout achat ou échange suppose double richesse.

La classe productive, considérée maintenant comme un nouveau centre, suit la même rotation que la grande machine. Elle distribue aussi des deux mains le milliard qu’elle reçoit. La classe propriétaire distribue la moitié du revenu à la classe productive, pour acheter pour sa consommation les productions qui se tirent de cette classe, et moitié à la classe stérile, pour en obtenir les marchandises qu’elle fournit ; ainsi fait la classe productive. Elle distribue d’une main la moitié de son milliard à la classe stérile, pour y acheter les ouvrages ou marchandises de main d’œuvre qu’elle tire de cette classe. Les autres 500 millions sont employés, par ses Agents mêmes, à s’entr’acheter réciproquement, pour leur subsistance, les productions particulières que chacun d’eux fait naître.

D’autre part, la classe stérile, considérée maintenant comme un nouveau centre de reflet et de distribution, reçoit son milliard, et en reverse à l’instant la moitié sur la classe productive pour acheter les denrées, le pain, le vin, la viande que ses Agents consomment journellement. L’autre moitié est employée, par les hommes de cette classe, à s’entr’acheter réciproquement aussi, pour leur usage, les marchandises de main-d’œuvre, le drap, le linge, les souliers, etc. que chacun d’eux fabrique, et par conséquent à s’entre-payer mutuellement la rétribution due à leur travail, et qui doit fournir à leurs besoins, comme aussi à remplacer les matières premières, absorbées par la consommation journalière, c’est-à-dire, à rétablir continuellement leurs avances. Voilà donc trois ordres de commerce par lesquels s’explique toute l’énigme du Tableau ; commerce de la classe propriétaire avec les deux autres classes ; commerce mutuel entre celles-ci ; commerce entre les Agents mêmes de chacune de ces deux dernières classes. La circulation, l’ordre et les proportions de ces trois sortes de commerce sont tracées et évaluées dans le Tableau ; et c’est de là que dépend toute l’intelligence de la marche, composée de l’ordre économique.

On y voit que c’est par le reversement réciproque d’une classe à l’autre, présenté dans ce tableau, que toute la dépense des deux milliards d’argent de revenu, passe en détail et tour à tour d’une classe à l’autre, en sorte que la classe productive reçoit réellement les deux milliards, et que la classe stérile les reçoit aussi. Toute la différence consiste en ce que la première reproduit tout ce qu’elle reçoit, et que l’autre ne reproduit rien. Mais l’examen et la démonstration de cet article sont réservés pour le chapitre de la reproduction. Il ne s’agit dans celui-ci que des sortes de commerce dont on vient de parler ; et nous avertissons que l’explication du Tableau dépend principalement de ces trois ordres de commerce. J’en avertis, parce que j’ai aperçu que c’est la partie du Tableau que l’on a trouvé la plus difficile à entendre.

Cependant, lorsqu’on s’est seulement formé une idée générale de ces trois ordres de commerce, il est facile, au simple aspect du Tableau,
d’apercevoir que chacune des deux classes reçoit réellement la totalité des deux milliards. Cet aperçu me paraît, soit dit sans me défier de l’intelligence d’autrui, avoir besoin encore d’être développé pour être bien nettement présenté à l’entendement de tous. En effet, le Tableau fût devenu un hiéroglyphe indéchiffrable, pénible à l’œil, et ridiculement hypothétique à l’entendement, si l’on eût voulu y faire entrer toutes les branches de la circulation. Ce tissu de lignes entrelacées et répétées, n’aurait néanmoins rien eu de fictif dans le fait. Mais c’est à bon droit que l’inventeur s’est abstenu de compliquer de la sorte son tableau, et s’est contenté de présenter uniquement la source du fleuve, et la direction et l’entrelacement de ses grandes branches. C’est à ceux, qui viendront après, à suivre les rameaux de détail, à les peindre, si ce Tableau leur en est nécessaire, à en tirer les différents canaux propres à fertiliser leur canton particulier. Les cataractes de ce grand fleuve une fois connues, la direction et le retour de ses eaux au réservoir commun une fois saisis, il sera aisé de se désaltérer dans son courant, plus haut ou plus bas, selon sa portée.

Mais si la vue a sur l’énonciation, l’avantage de fixer et de convaincre avec moins de résistance, le raisonnement a de son côté, celui d’approfondir, de détailler et de développer. En conséquence, il faut entrer ici dans les détails que le tableau ne pouvait représenter. Je ne vous entends pas, me dit-on par exemple ici, vous venez de verser un milliard sur chacune des deux classes ; chacune d’elles en rend la moitié à l’autre, et reçoit d’elle pareillement une moitié de ce qu’elle reçoit, cela s’appelle vulgairement troc pour troc, et je ne comprends pas comment il résulte de là qu’au bout du compte chacune des deux classes a reçu le double de ce qui lui fut donné d’abord, je vois bien que vos chiffres me l’attribuent en addition au bas de la page, mais vous additionnez également, et les sommes que chaque classe donne à sa voisine, et celles qu’elle reçoit ; si cela ne s’appelle pas faire un double emploi, je ne sais où l’on en trouvera désormais. Examinons cette objection, car elle m’a été faite. Je veux même la défendre sur la partie la plus désavantageuse. En effet, elle paraît plus aisée à répondre en se rangeant du côté de la classe productive dont tout vient ; mais comment prouver que la classe stérile, dépendante pour la matière première, et pour tous ses besoins de la classe productive, qui n’a rien à prendre sur tout ce qui se consomme de la première main, touche néanmoins les deux milliards, c’est-à-dire la totalité du revenu, dont l’emploi le plus pressant et le plus indispensable est en productions qu’elle ne recueille point.

Tout l’embarras qu’on se fait sur cet article, ne provient que d’une seule erreur bien grosse, mais si habituelle, qu’elle fait maintenant comme portion innée de nos idées. Cette erreur confite à prendre le signe pour la chose, l’argent pour la richesse. Si je disais que la classe stérile reçoit tout le soin que doivent consommer les bestiaux, tout le blé qui sert aux Propriétaires et aux Cultivateurs, certainement on ne m’en croirait pas ; mais je dis que tout l’argent qui représente la valeur commerçable de ces choses, et qui est en circulation dans la nation, a passé également dans les mains des trois classes ci-dessus, et par conséquent dans celles de la classe stérile.

Il est vrai que la classe propriétaire ne lui attribue d’abord que la moitié de cette somme ; mais que fait-elle de l’autre moitié ? Elle la verse à la classe productive. Celle-ci porte d’abord moitié à la classe stérile ; c’est chose convenue. Voilà donc, comme on le voit dès le second échelon du tableau, déjà les trois quarts de la somme totale que la classe stérile a touchés. Suivons maintenant le reste : par la continuation de leur commerce réciproque, il en passe encore un quart de chaque côté, parce qu’à chaque achat qui se fait de part et d’autre, l’argent y change de maître, et passe et repasse dans les deux classes par sous-divisions graduelles, qui se terminent au dernier denier, comme cela se voit dans le tableau ; ainsi ce quart de l’argent passe en effet par double emploi dans chacune des deux classes : Par ce commerce mutuel et successif, toute la totalité de l’argent passe donc de part et d’autre. Mais pendant ce commerce réciproque entre les deux classes, il s’en exerce, comme nous l’avons déjà remarqué, un autre avec le même argent, entre les Agents de chacune de ces deux classes, où il se multiplie jusques dans le plus menu détail ; et au fond il en est de même du commerce réciproque entre les deux classes, qui, pour ainsi dire, n’est représenté que par masse dans le tableau, quoi qu’effectivement la somme totale d’argent, qui circule dans ces différents ordres de commerce, y fait toujours extrêmement divisée. Il en échoit, par exemple, une parcelle à George qui a vendu du vin ; il en a acheté du blé à Jacques ; Jacques a acheté un cheval ; Pierre qui a vendu le cheval, a acheté du bois ; Laurent qui a vendu le bois, a payé ses Bucherons ; ceux-ci partagent pour différents achats leur petit pécule, comme le trésor de l’État l’a été ci-dessus, moitié sert à acheter du pain, l’autre à acheter des vêtements, des outils à la classe stérile ; ceux qui les ont vendus paient leurs ouvriers ; ces ouvriers achètent du pain, du vin, des souliers, des bas, des chapeaux ; les Marchands qui ont vendu achètent du drap, de la toile, des épices, du sucre, du vin, du blé. Ainsi les différents ordres de commerce de chaque classe, et des classes entre elles, se trouvent tellement entremêlées, la somme totale d’argent circulant, tellement divisée, que l’imagination même n’en peut pas suivre le détail ; mais toujours peut-on s’en former une idée générale, par laquelle on comprend assez que l’emploi de l’argent y est extrêmement multiplié ; par conséquent le double passage de la totalité de l’argent dans la classe productive et dans la classe stérile, n’est pas un mystère incompréhensible, si on n’oublie pas qu’ici tout est ventes et achats, et qu’il ne s’agit pas seulement de la distribution de l’argent, mais aussi de la distribution des richesses achetées avec l’argent, et dont le prix indiqué en argent, forme des sommes doubles ou triples de la quantité de l’argent qui circule dans le tableau, forme, dis-je, des sommes qui ne sont pas des sommes d’argent, mais la valeur des marchandises comptée et exprimée en argent ; alors on trouvera que les sommes distribuées à chaque classe, ne surpasse pas la réalité des richesses qui satisfont au commerce représenté dans le tableau.

Quand un Laboureur évalue sa récolte en livres tournois, il n’oublie pas que ce sont des grains et non de l’argent, qu’il calcule ; quand un Marchand évalue son fond de boutique en argent, il ne perd pas l’idée des marchandises qui le compose ; mais un propriétaire, dont le revenu est toujours payé en argent, peut bien perdre de vue les productions de sa terre, et n’être attentif qu’à l’argent qu’il débourse dans ses dépenses ; ce n’est pas avec cette idée dominante de l’argent qu’il pourra comprendre et calculer la dépense des richesses annuelles et renissantes d’une Nation.

La vie et par conséquent la circulation, ne dureraient qu’une année, si les biens consommables n’étaient reproduits pendant le cours de l’année. Tandis que la classe productive reçoit le prix des denrées qu’elle a tirées de la terre par son travail, elle continue sans relâche les mêmes travaux, et se prépare ainsi de nouvelles richesses. Elle rapporte à la classe propriétaire l’argent qui est enfin revenu dans ses mains ; elle le reporte, dis-je, en tribut, en paiement de son fermage, en représentation du revenu ou portion disponible du produit ; et le branle recommence, ou, pour mieux dire, est sans cesse continué.

Telle est la marche de la circulation, qui multiplie à l’infini l’effet visible de la monnaie et sa quotité trompeuse, en ce qu’elle paraît partout où il y a des besoins, et de quoi y pourvoir, et qu’on attribue à sa quantité ce qui ne provient que de sa rapidité. Si les consommations diminuent, l’argent deviendra plus rare, et l’on s’en prendra à la rareté de l’argent, avec quelque raison sans doute ; car dans ce cas la diminution de l’apparition de l’argent, est le symptôme d’une diminution réelle de richesses ; mais le vulgaire, qui prend le symptôme pour la maladie, ne se plaint que de la langueur de la circulation, et croit que le remède ne consiste qu’à rétablir son activité. Si d’entre les différents part-prenants de l’une des trois classes, il s’en trouve quelques-uns qui forcent les rentrées, et qui exigent des autres classes au-delà de ce que lui doit rapporter naturellement la marche de la circulation ; alors l’argent est intercepté dans sa course, et la circulation est ralentie d’autant. Si ce dérangement ne provient que de l’avarice de quelque petit propriétaire, qui n’a pas la force en main, et qui se contente de guetter l’argent au passage pour en cacher quelques portions que la lésine refuse de remettre en circulation par la dépense ; ce désordre, en quelque sorte imperceptible, se répare par le commerce extérieur qui entretient partout, dans la même égalité, le cours des ventes et des achats. Mais si les grands propriétaires, comme l’État, etc. fondaient sur la circulation et en enlevaient l’argent dans toutes les mains, pour fournir à des besoins politiques, etc. alors l’argent disparaîtrait de fait par le dépérissement de la reproduction des revenus, et par la méfiance, qui, dans l’attente que l’orage fût passé, ralentirait les dépenses de l’exploitation ; en un mot, l’argent serait enlevé et cesserait de contribuer comme richesse intermédiaire à la vivification de toutes les Parties. Ce serait à bon droit qu’on se plaindrait de la rareté de l’argent. Mais qui voudrait examiner l’effet de cette rareté sur les richesses réelles, verrait que la même rareté s’étend sur toutes les espèces de richesses, sur les matières premières, sur les marchandises ouvrées, surtout enfin ; que l’épuisement est au niveau de la léthargie, et qu’on court à grands pas à l’extinction du mouvement est la mort.

Nous avons dit souvent, et nous ne saurions trop répéter, que le tableau représente l’ordre des choses, des dépenses, et des revenus dans son point de prospérité. Ci-dessus donc est tracée la balance que doit avoir observé la distribution des dépenses pour porter l’État à ce point de fertilité, et la société à ce point d’abondance. Tel est l’ordre qui doit s’y maintenir pour que cet État dure, et ne souffre aucun dépérissement. Le moindre dérangement y est dangereux, et entraîne, par une liaison inévitable, les plus fatales conséquences. C’est ce que nous tâcherons de démontrer par les suites de cet examen.

Mais cette science toute assujettie aux principes, demande à être fixée par les calculs. Tout est ici démonstration, et l’importance de la chose vaut bien la peine qu’on s’asservisse à la gêne de l’étude de ces calculs, qui n’ont rien que de bien simple. Rien n’est hypothétique dans ses évaluations que la somme première mise en fait ; mais la règle est la même pour un million comme pour un milliard, si ce n’est qu’un grand fleuve fait plus d’effort qu’un faible ruisseau. À cela près, les règles de distributions sont également fixes et constantes : le tableau les peint à l’œil dans leurs premières subdivisions : il s’agit uniquement ici de jeter des bases, et l’on ne saurait les rendre trop solides et trop inébranlables ; mais pour en démontrer la solidité dans tous les points, il faudrait entrer dans d’autres détails, qui ne peuvent être approfondis et discutés que par la supputation : les calculs sont les os de la science économique, qui seuls décident de sa force et de sa stabilité. Je l’ai dit, il est impossible de parler économie sans calculs. Qui dit ménage, dit calculs. Chaque Maison a son livre de compte ; chaque Régisseur parle à son maître par calculs. Montagne dit en la langue naïve de son temps, que les plus grands Souverains ne peuvent néanmoins s’asseoir que comme les autres hommes. À bon droit pouvons-nous dire que les dépenses et les revenus d’un grand État doivent se calculer comme ceux d’une famille. Les chiffres en un mot sont les noms et la langue des quotités. Le raisonnement les développe, mais seuls ils fixent et arrêtent le raisonnement. Sans eux on ne peut dans les sciences de fait se retrouver quelquefois soi-même au bout de six mois sur les points qu’on a le plus approfondis et calculés, et dont la trace nous échappe faute d’avoir en main les calculs tous faits ; et les vérités les plus incontestables sont exposées à être embrouillées par un raisonnement d’un esprit fallacieux.

C’est ce qu’a senti l’Auteur du Tableau ; en conséquence, il a voulu calculer le fond d’un État, ses dépenses, retrouver leur source, poser les bases de ces dépenses, et suivre leur distribution pour développer le cercle de leur marche jusqu’à leur reproduction. Il a fait ainsi sur le monde économique ce que les Physiciens ont en vain tenté de faire sur le monde physique. Ils ont voulu fouiller les entrailles de la terre pour découvrir la marche des eaux qui sortent sans cesse de son sein pour se rendre dans le vaste océan. Les uns ont prétendu que cet amas d’eau repoussait par d’autres canaux son superflu, qui venait reparaître sur la terre ; d’autres ont attribué la régénération continuelle des fontaines aux eaux condensées, après l’évaporation, et restituées par les pluies et les rosées. Cette incertitude est l’apanage de la faiblesse humaine dans tout ce qui n’est point nécessaire à la conduite morale et Physique ici-bas, et dans ce qui ne peut être ni compté ni mesuré. Mais la physique économique, toute sublime qu’elle est, a été cherchée, aperçue et démontrée par un seul homme. Pourquoi ? C’est que cette science, qui nous est indispensablement nécessaire, est partout susceptible de démonstrations décisives, et que par ce moyen cet homme a pu réunir en profondeur et en travail la tâche de plusieurs hommes laborieux et de plusieurs générations de ces hommes, et que tout ce qui nous est nécessaire a été promis au travail opiniâtre de l’homme ; et lui a été accordé.

L’article de la distribution comprend sur le Tableau, et met un calcul facile sous les yeux, tout le labyrinthe de la circulation. On voit à la tête la classe propriétaire jouissant d’un revenu de 2 000 livres, qui figurent ici pour les deux milliards convenus, afin d’éviter la multitude des chiffres, et la trop grande étendue du Tableau. Cette classe verse 1 000 livres sur la classe productive, et 1 000 livres sur la classe stérile. Chacune de ces deux classes fait passer à l’instant à l’autre la moitié de ce qu’elle a reçu ; et cet ordre de subdivisions se continue de la sorte jusqu’au dernier denier où se termine la dépense annuelle.

On ne doit pas oublier, et nous l’avons déjà dit plusieurs fois, que ce qui paraît ici graduel et marcher par échelons, n’est qu’un ordre fictif et de débrouillement, qui était nécessaire pour présenter, sous un aspect régulier et fixe les résultats décisifs de l’ordre réel, libre et confus. J’ai répété cet avertissement, parce que j’ai vu des Lecteurs, et même studieux, qui avaient supposé que chaque ligne formait une année, en cela fondé sur ce que chacune d’elles porte la reproduction. En ce cas la reproduction, de l’aveu du Tableau, diminuerait chaque année de moitié, ce qui ne serait pas notre compte.

C’est ici la Table de subdivision des sommes reversées et distribuées, pour ainsi dire par une même impulsion, dans les canaux innombrables de la circulation. On n’a pu présenter ces subdivisions que dans un ordre simple et uniforme. Toutes les parties du numéraire, qui frappent à la classe productive, donnent la vie et l’action à la multitude des coopérations animent cette partie ; et cette multitude de travaux réunis, est ce qui fait renaître le total de la reproduction pour l’année d’après.

C’est ce que nous considérerons quand nous penserons à cet article. Maintenant il suffit d’avoir vu la marche de la distribution des dépenses, et les règles utiles de cette distribution. Ce développement se trouvera enrichi, par l’inspection des effets des dépenses. Mais il paraît utile de résumer ce Chapitre de la distribution, par les résultats exposés sous un seul point de vue plus simple et plus réuni dans un Tableau, abrégé, et sommairement expliqué.

 

PRÉCIS DES RÉSULTATS

DE LA DISTRIBUTION REPRÉSENTÉE DANS LE TABLEAU.

(ICI SE PLACE UN TABLEAU ÉCONOMIQUE P. 44)

OBSERVATIONS

Le produit net qui renaît annuellement des dépenses de la classe productive est ici égal aux avances de cette même classe. C’est ce qu’on appelle alors rendre cent pour cent.

La somme des avances de la classe stérile, est égale au quart du total des deux sommes des avances de la classe productive et du produit net ou revenu, prises ensemble.

Le total des reversements de la classe productive à la classe stérile, est égal à la moitié des avances de la classe productive. Le total des reversements de la classe stérile à la classe productive, est égal à la moitié de la recette de la classe stérile.

La classe stérile reçoit 2 000 liv, dont 1 000 restent pour remplacer ses avances, et 1 000 sont employées pour la subsistance des ses agents.

Les Agents de la classe stérile sont environ moitié moins en nombre que ceux de la classe productive, dont la dépense est 2 000 liv. La classe productive dépense toutes ses avances de 2 000 liv. lesquelles lui sont restituées en entier par la reproduction, et de plus 1 000 liv. pour ses intérêts, et elle paie 2 000 liv. de revenu qui se partage au propriétaire, au Souverain et à la dîme : ce qui fait ensemble l’emploi des 5 000 liv. de la reproduction totale annuelle.

La dépense annuelle est de 6 000 liv. la reproduction totale n’est que de 5 000 liv. ainsi la dépense surpasse la reproduction, parce qu’une partie de la dépense qui se porte à la classe stérile, n’est pas en achats de production.

1°. Les matières des ouvrages que l’on paie à la classe stérile, ne sont que des rachats des mêmes productions que la classe productive lui a vendues.  

2°. Les dépenses de rétribution pour la main d’œuvre payée à la classe stérile, ne sont pas des achats de production ; c’est un paiement de salaire pour le travail des agents de cette classe.

3°. C’est pourquoi les dépenses annuelles surpassent la totalité de la reproduction annuelle ; mais cet excédent de dépenses n’est au fond qu’un double emploi successif de l’argent qui circule dans la nation.


CHAPITRE V

LES EFFETS DES DÉPENSES

 

Qu’on ne fait point étonné de voir souvent les mêmes principes reparaître dans les différentes parties de cette analyse, ils sont la base de toute cette science. À mesure qu’un édifice s’élève, il faut revenir à en mesurer l’aplomb.

C’est par les dépenses que tout commence à agir. Le corps humain même a besoin d’abord, et dès sa naissance, de trouver son aliment. Nous avons, en expliquant ce principe, établi pourquoi tout le jeu du Tableau commence par les dépenses.

Les choses à notre usage sont des biens par leur nature, mais ce ne sont que les dépenses qui leur donnent une valeur vénale, et la qualité de richesse, soit alimentaires, soit d’usage extérieur ; car sans besoin et sans l’emploi désiré des choses dont les hommes font usage, elles ne seraient ni recherchées, ni achetées, ni reproduites, ni préparées par le travail des hommes. Les effets généraux des dépenses sont donc la valeur vénale, la reproduction et la préparation des reproductions.

Les dépenses ont des effets différents dans l’ordre économique selon l’ordre même de ces dépenses, tant dans l’emploi du revenu, que dans la classe productive et que dans la classe stérile. C’est l’ordre de ces différents effets que nous devons maintenant considérer.

Il faut d’abord, pour bien asseoir ses principes, avant d’entrer dans le détail de l’examen de l’ordre des dépenses dans les trois classes, relativement aux effets de ces dépenses, prendre pour base le droit naturel sur lequel est fondée la société, et qui renferme toutes les mesures du droit positif. La propriété acquise médiatement ou immédiatement par le travail, doit être assurée pour assurer, exciter et perpétuer le travail. Les hommes doivent s’entr’aider mutuellement, et contribuer réciproquement aux besoins de la Société. C’est dans l’accomplissement journalier de ces deux devoirs que se rencontrent l’avantage public et l’avantage particulier. Passons à la preuve physique de cette vérité et à l’analyse de la manière dont elles s’exécutent.

Nous avons reconnu trois sortes de propriétés, celle des biens fonds, celle des richesses d’exploitation, celle de rétribution.

La propriété du bien fond vient originairement du travail et de la dépense de ceux qui mettent dés terres délaissées et inutiles en valeur ; c’est ce qu’on remarque en tout temps dans les colonies désertes ; chaque Coloniste est assuré, par le Souverain ou la communauté, de la concession du terrain, avant que de lui consacrer son travail et ses dépenses. Voilà le droit primordial d’acquisition, il est fondé sur le droit naturel, et ce droit naturel est fondé sur l’ordre physique même. Le terrain n’avait nul prix, nul valeur : il en a acquis par le travail et les dépenses de celui qui l’a défriché et cultivé : voilà l’ordre naturel. Sans la sûreté de la possession, le Cultivateur n’aurait pas sacrifié à la terre son travail et ses dépenses, elle serait restée en non valeur pour lui et pour la Société. La sûreté morale de la propriété est donc une condition requise et nécessaire à l’établissement de la valeur des biens fonds. Voilà le droit naturel. La propriété peut être cédée par aliénation et dédommagement, alors celui qui acquiert, fait par l’achat, la dépense de la valeur du bien fond qui lui est vendu. La propriété peut aussi être cédée par donation : dans ce cas, celui qui donne, a des motifs suffisants pour le déterminer à donner, et ces motifs satisfaits lui tiennent lieu de dédommagement. Enfin la propriété passe par héritage aux parents du possesseur, et devient patrimoniale, s’il n’y a quelques lois qui s’opposent par raison d’un plus grand avantage pour la Société. Je dis d’un plus grand avantage, car le droit d’héritage est lui-même avantageux à la Société, parce que le possesseur attaché à sa famille, est excité par cette prérogative au travail et à la dépense, pour l’entretien, l’amélioration et l’accroissement de son bien. Or le travail et la dépense sont les sources de la richesse et de la prospérité des nations. Il est donc évident que tout membre de la Société, occupé équitablement de son intérêt particulier, coopère au bien général. Examinons donc sous ce point de vue, les travaux et les dépenses des hommes réunis en Société.

Nous commençons par l’emploi du revenu, attendu que la marche du tableau commence par-là, comme on l’a déjà dit. Le revenu est la seule portion disponible de la production, et c’est de la manière dont on en dispose, que dépend tout le branle de la Société. Il faut d’abord que le revenu soit dépensé, car il n’y a que cela qui, en un sens, soit dépense ; tout le reste est communication seulement et non dépense. Je m’explique. Que Pierre consomme, lui et sa famille, le blé qu’il a recueilli, que ses chevaux consomment ses fourrages, qu’il se vêtisse de la peau de ses moutons et se nourrisse de leur chair ; tout cela est consommation, tout cela se peut sans donner aucune valeur vénale à ses denrées, sans l’obliger à aucuns rapports avec le reste de la Société. Le revenu au contraire suppose la valeur vénale du produit, car sans cela il n’y aurait point d’excédent commerçable, et chacun serait obligé de travailler de ses mains pour vivre, ou de vivre pauvrement de cette portion de fruits réservée dans chaque famille aux caduques et aux impotents. Le revenu suppose la Société formée, les rapports établis, les achats et les ventes en usage, et le numéraire convenu. Un plus grand revenu suppose de grands États, les chemins ouverts, les rivières navigables, les mers libres, les besoins multipliés, les arts perfectionnés, et la terre fertilisée par une bonne et forte culture. En un mot, le revenu est le thermomètre moral et physique de la santé, puissance et prospérité d’un État. Par le revenu, l’on peut connaître et juger la solidité des principes constitutifs d’un État, l’honnêteté des mœurs d’une nation, la force et l’intégrité de ses lois, la sagesse de son gouvernement, l’utilité de son commerce, le florissant de son agriculture, l’étendue de sa population, la masse de ses richesses, la quotité du numéraire circulant chez elle, et à peu de chose près la valeur de ses trésors. Ce que j’avance ici à cet égard, se démontrera dans la suite de cet essai.

Le revenu est donc le canevas de la dépense, proprement dite. Il importe que le revenu soit dépensé, car toute épargne sur le revenu est diminution de dépense, et par une suite directe, de production et de revenu. Celui qui épargne sur sa consommation, peut bien augmenter ses propres fonds aux dépens d’autrui, mais son épargne est autant de pris sur la rentrée générale. De là la malédiction qu’on voit suivre d’ordinaire les biens amassés par l’avarice sordide, bien différente de la sage économie qui prévoit les accidents qui l’obligeraient à des dépenses forcées, ruineuses si elles n’étaient prévenues. Nous ne confondons pas ici avec l’épargne sordide, l’aisance des particuliers qui s’accroît par l’emploi de ses richesses, car alors celui-là même qui ne croirait agir que pour lui, ne contribue pas moins au bien général, que s’il s’en occupait expressément. Mais l’avare fait nécessairement tort au public et à la Société, autant que son vice peut s’étendre.

Il importe donc que le revenu soit dépensé, mais il faut qu’il le soit dans la direction marquée par le tableau, dont le dérangement, comme nous le prouverons par les changements mêmes du tableau, entraîne les plus fatales conséquences. Le produit net ou portion disponible du produit total, qui excède les reprises annuelles du Cultivateur, est ici considéré, selon l’usage des Nations modernes, comme divisé en trois parts. 1°. La dîme portion du produit total prélevé selon les usages locaux, pour être employée au culte ou service des Autels, c’est-à-dire, à la consommation de leurs desservants. 2°. Le revenu des Propriétaires, qui ont aussi leurs devoirs d’action de surveillance ou de gouvernement des biens fonds, de la dépense des revenus et de leur coopération au bien général par leurs services, selon leurs différents emplois dans l’état. 3°. L’impôt ou portion du produit net, donné en contribution pour fournir aux frais de la police et de la défense de l’État. L’objet moral de l’application du revenu, est de faire subsister les différents Agents de toutes ces parties nécessaires à la Société, de manière qu’ils soient dispensés de trouver la fourniture de leurs besoins dans un travail mécanique qui les détournerait de leur tâche publique, qui ne doit souffrir aucune interruption. La distribution physique de leur dépense doit se conformer à son objet moral, c’est-à-dire, qu’elle doit pourvoir à leur subsistance, et leur procurer les différents se cours nécessaires à leur état qui implique leurs devoirs.

Tel est l’ordre naturel prescrit à la dépense, ordre simple et qui va de lui-même dans sa direction naturelle, mais l’ordre de contrainte qui cause un dérangement contre nature et raison porte invinciblement sur le moral, et sur la constitution fondamentale de la Société.

On regarde à bon droit les mœurs comme l’Égide d’une nation, mais c’est la culture, cette corne d’abondance, qui gouverne les mœurs. Quand les spéculations politiques d’une nation la dérangent, elles altèrent son fond ; les mœurs deviennent frivoles, les besoins forcent alors les hommes de recourir aux expédients les plus désordonnés ; car le détordre politique déconcerte les hommes. La pauvreté succède, l’âpreté et la rapine s’emparent des mœurs ; pourquoi ? C’est qu’où tous ont besoin, et où peu travaillent, là sont les voleurs ; la misère enfin. Alors tout est artifice, dérèglement, iniquité, querelle, animosité, parti. Si les produits de la propriété et la rétribution due au travail, se rétablissent et sont assurés, les hommes se replacent d’eux-mêmes dans l’ordre moral. Voilà les vrais fondements de la loi naturelle et de l’ordre civil. Si les Moralistes et les Politiques ne fondent pas leurs sciences sur l’ordre économique, sur la charrue ; leurs spéculations seront vaines et chimériques, ce sont des Médecins qui n’aperçoivent que les symptômes, et qui ignorent la maladie. Ceux qui nous peignent les mœurs de leur siècle sans remonter aux causes, ne sont que des Spéculateurs et non des Philosophes. Les Réformateurs et les Censeurs qui veulent s’opposer à un courant sans en changer la pente, s’exposent eux-mêmes à la dérision publique. Les mœurs sont des effets naturels des causes. Les causes destructives du fond détruisent les mœurs, les font dégénérer en ignorance, en intérêts particuliers, qui deviennent à leur tour la sauvegarde et l’appui des dérangements et de la perversion. En considérant, avec des yeux instruits, l’état des Nations, on trouvera toujours que les désordres moraux sont en proportion des dérangements politiques, et suivent la même progression.

Quelles sont donc les conditions annexées au revenu ? c’est, 1°. qu’il soit dépensé, 2°. qu’il le soit selon l’ordre naturel quant au moral ; 3°. qu’il le soit au physique selon l’ordre de prospérité prescrit dans le tableau. Considérons maintenant les effets des dépenses dans chacune des deux classes actives en commençant par la classe productive.

Cette classe travaille d’abord pour elle-même, malgré les plus grands Rois de la terre, le dernier boisseau de blé sera consommé par le dernier Cultivateur. Il ne s’agit donc pas de lui ravir sa subsistance, mais de l’engager à travailler pour celle d’autrui. La barbarie antique avait pour cela imaginé les esclaves, expédient dénaturé, dont l’expérience a montré l’invalidité pour le succès des grandes exploitations d’agriculture. La perte sur les produits d’un grand territoire cultivé par le travail des bras, la multitude de précautions atroces, que les lois anciennes établissaient pour la sauvegarde des maîtres, leur assujettissement et l’intercadence de leur bien-être aux lieux où cet usage tient encore, même dans des petites peuplades privilégiées pour des denrées de choix, et qui ne donnent néanmoins presqu’aucune fortune solide pour trois générations ; toutes ces choses, dis-je, démontrent combien vains sont les efforts humains quand la nature résiste. Il est en effet contre nature de poser et de constituer en ennemis deux êtres semblables, à qui leur secours mutuel et réciproque est nécessaire. C’est un ordre d’agriculture pervers et forcé, qui ne peut subsister dans un grand Royaume, qu’au désavantage de la Nation et à la ruine de l’État.

Le commerce libre qui favorise les dépenses, et rapporte leur effet aux lieux où il doit fructifier, a trouvé le seul moyen facile et prospère. Il dirige et excite les travaux par l’appas du profit, par l’effet de la volonté. Chacun est, ou se croit libre dans sa sphère, et chacun est entraîné par la vue de son propre bien à concourir au bien universel.

Toute la Magie de la Société bien ordonnée est que chacun travaille pour autrui, en croyant travailler pour soi. Cette Magie, dont l’ensemble et les effets se développent par l’étude dont nous traitons, nous démontre que le grand Être nous donna, en père, des principes économiques et de concorde, quand il daigna nous les annoncer et nous les prescrire en Dieu, comme lois religieuses.

Il faut que le Cultivateur tire par son travail de quoi nourrir toutes les classes de la Société. Pour cela il faut qu’il soit porté à tirer de sa terre le plus de produit possible. Il faut en outre qu’il soit aidé à la cultiver avec le moins de frais possibles d’exploitation. Car le plus grand produit total n’est pas l’objet le plus avantageux à la Société, si ce plus grand produit est consommé par de plus grands frais de culture. À la vérité il pourrait y avoir plus d’hommes sur les campagnes, mais il y aurait moins de revenu, et ces hommes ne seraient aucunement disponibles, et jamais cette grande population ne formerait une Nation riche et puissante : car la puissance d’une Nation exige d’autres moyens que la simple force des hommes, et ces moyens ne peuvent s’obtenir que par les richesses. Le temps et la sueur de ce grand nombre d’hommes seraient dévolus et nécessaires à leur travail. Sitôt qu’on en déplacerait une partie, sa portion de travail manquerait, et conséquemment le produit qui en résulte pour sa subsistance, cesserait, et l’État privé du revenu ne pourrait lui assurer sa rétribution. Or une telle Société, quelque fertile que fût son territoire, n’aurait nul jeu de rapports avec ses voisins, nulles dépenses, nul superflu, et serait exposée à tous les périls et vouée à toutes les privations qui résultent d’une association imparfaite et infructueuse. L’objet des dépenses de la classe productive doit donc être le plus grand produit net, les frais prélevés ; et leur effet, le plus grand revenu ou la plus grande richesse annuelle disponible. Passons aux dépenses de la classe stérile.

La classe stérile ne doit son être et son influence dans la Société qu’au commerce. Avant donc d’examiner les effets des dépenses de cette classe, je crois nécessaire de traiter ici sommairement de ce qui la fait exister et mouvoir. On trouvera ci-dessous un Chapitre exprès qui traitera du rapport des dépenses avec le commerce. Mais ce grand mobile doit être défini et statué relativement à ses principaux attributs et à ses conditions primordiales, pour examiner lumineusement d’autres objets, avant que l’on traite de celui-là dans les détails.

Le commerce, proprement dit, est un service public, qui consiste à acheter des denrées ou marchandises aux lieux de leur production, à les transporter et les vendre aux lieux de leur consommation. Le Commerçant ou Marchand est acheteur et vendeur de chaque main des mêmes marchandises ; ce qui le distingue du colon et de l’artiste, qui ne font que vendeurs de leurs denrées ou ouvrages, et du consommateur, qui n’est qu’acheteur pour son usage. Les uns et les autres de ces derniers peuvent porter, vendre ou aller acheter, sans être réputés Marchands.

Ainsi une Nation ne doit regarder l’exercice du commerce que comme un service public, dont elle paye la rétribution à ceux qui l’exécutent, et dont elle ne tire aucun produit net en accroît de biens, puisqu’elle paye au Commerçant les marchandises qu’elle lui achète, et qu’elle lui paye de plus sa rétribution. Cette rétribution est ce que le commerce dépense, et l’effet de cette dépense est de soutenir la valeur vénale des productions, et d’étendre la jouissance des richesses.

Le Commerçant ou Marchand, quoiqu’occupé à un service si utile et si nécessaire, n’est donc qu’un Agent mercenaire et stérile, qui peut même n’être pas Citoyen, sans être moins profitable à la Nation. L’Étranger même peut être plus profitable, s’il fait payer son service moins cher, que ne le serait le Commerçant Régnicole.

Cependant le Commerce, distingué du service mercenaire ou de la rétribution du Commerçant, et considéré comme échange ou permutation de richesses, et comme moyen d’accroissement de richesses par le produit des ventes des denrées du pays, n’est pas moins fertile que la terre. Sans le commerce, les productions ne seraient que des biens et non des richesses, et sans les productions de la terre, le commerce ne procurerait ni biens ni richesses.

C’est par nos ventes que le commerce peut accroître nos richesses ; et c’est par nos achats qu’il nous en procure la jouissance. Mais préalablement à toute jouissance procurée par le commerce, il faut vendre pour pouvoir acheter. La police, qui s’oppose à la vente des productions de premier besoin, pour assurer la subsistance de la Nation, au préjudice des frais et des charges du Cultivateur, jette la Nation dans la décadence et dans la misère. Sans la liberté du commerce, le nécessaire même tombe en non-valeur par la non-valeur du superflu. Les productions en non-valeur ne sont plus des richesses pour la Nation. Les Colons abandonnent la culture, les Propriétaires des terres, et l’État perdent leur revenu ; les professions lucratives languissent, l’Ouvrier manque d’emploi et de salaire ; toute la Nation tombe dans l’indigence, la population et la consommation s’anéantissent, les richesses d’exploitation périssent, et le territoire reste inculte. Si le commerce se ranime, tout se régénère successivement dans une Nation, en proportion des richesses d’exploitation avec lesquelles elle y pourra contribuer, et à proportion des denrées qu’elle pourra vendre.

Plus les Nations limitrophes se peuplent et s’enrichissent par la consommation et le commerce, plus le commerce s’étend, plus il provoque l’abondance, plus il relève la valeur vénale des productions, et plus il augmente la richesse et multiplie la jouissance des richesses.

Plus la politique d’une Nation favorise le commerce de ses voisins, plus aussi leurs dépenses augmentent, plus les acheteurs se multiplient, et plus elle profite de leurs richesses et s’enrichit elle-même. Plus au contraire on se refuse à ce concours d’opulence, dans le dessein d’appauvrir l’Étranger, plus on se détruit soi-même, plus on s’éloigne des vues de la providence, qui voulut établir la prospérité générale des Nations par le commerce loyal et réciproque des Nations. Ce sont différentes portions d’un même tout, qui s’entre-vivifient par les sucs différents qu’elles produisent et qu’elles s’entre-communiquent.

Plus les Nations se disputent l’exercice du commerce, et confondent la rétribution du Commerçant avec le profit national du commerce, plus, en conséquence, elles gênent et diminuent le commerce et ses autres avantages, plus elles s’opposent à la concurrence des acheteurs, et plus elles préjudicient à la vente qui est le principe actif des richesses, comme la culture est celui des productions, quand elle est animée par la sûreté et par le succès de la vente.

Le commerce d’exploitation, de marchandises de main d’œuvre, ne rapporte rien à la Nation au-delà du prix des matières premières, si ce n’est le paiement de la rétribution de l’Ouvrier, de l’Entrepreneur et du Commerçant ; et la Nation ne profite de ce commerce mercantile, que par la vente des denrées que ces Ouvriers achètent dans le pays, pour leur consommation et pour la fabrication de leurs ouvrages. Ce profit pourrait, à leur défaut, être remplacé par la vente de première main des productions du crû, achetées et exportées par tous les Marchands qui font le commerce de ces mêmes productions. Ainsi le commerce d’exploitation de marchandise de main-d’œuvre, n’assure pas plus le débit des denrées, et ne profite pas plus à la Nation, que le simple commerce d’exportation des productions naturelles du pays, quand ce commerce y est libre et facile.

Il est vrai que, quand les débouchés sont difficiles, l’exportation des marchandises de main-d’œuvre fabriquées dans le pays, peut être préférable par la consommation des subsistances, que les Fabricants y achètent, et par l’emploi des matières qu’ils réduisent à un moindre volume, qui les rend plus faciles à transporter. Ce commerce réunit alors, dans la vente à l’Étranger, le prix de la rétribution du travail du Fabricant, au prix de la matière première ; mais cette ressource précaire, qui peut être enlevée à chaque infant à une Nation, par l’industrie ou par les lois somptuaires de ses voisins, ne doit être considérée que comme un accessoire très subordonné à l’avantage d’un prompt et facile débouché, qui procure tout à coup un prix avantageux à la vente des productions ; et ce serait une politique aveugle et absurde, que celle qui tiendrait à bas prix les productions du crû, pour faciliter la subsistance des Fabricants et des Ouvriers.

L’avantage ci-dessus est le seul qui se montre dans le commerce mercantile, qui est peu intéressant pour une Nation qui a les débouchés libres et faciles pour l’exportation de ses productions. Elle ne doit pas même s’attacher à ce commerce ; car il provoque le luxe de décoration, et bientôt il la rendrait elle-même tributaire de ses propres agents. D’ailleurs, tous les effets de ce commerce, où les dépenses onéreuses éteignent les dépenses reproductives, comme on le prouvera dans la fuite, tournent alors contre la Nation fabricante, parce que ce commerce diminue la vente des productions naturelles, lorsqu’il augmente les dépenses onéreuses. Il préjudicie à l’agriculture, lorsqu’il paraît même l’accroître par la multitude d’Ouvriers qu’il occupe aux dépens des autres classes des Citoyens. Tous ces effets se montrent visiblement chez les Nations agricoles, éblouies dans ces temps modernes par l’état des manufactures. La discussion et l’analyse s’en trouveront ci-dessous.

Le commerce mercantile enfin, en le considérant simplement comme commerce extérieur, ne peut suppléer par le débit qu’il procure dans l’intérieur, aux avantages du libre commerce d’exportation des productions naturelles, qui peut seul leur assurer constamment et régulièrement le prix courant entre les Nations commerçantes. C’est là tout l’avantage auquel il faille tendre pour ses denrées. Seul, il perpétue les richesses de l’agriculture, et les soutient toujours dans une proportion réglée avec celles que ce même commerce procure à l’Étranger. C’est là ce qu’on ne peut obtenir par le commerce d’exportation de marchandises de main-d’œuvre, qui n’est qu’un petit commerce précaire, variable et fugitif, qui peut et doit même s’établir de préférence chez les Nations qui manquent de territoire, tandis qu’il est toujours ébranlé et incertain dans un Royaume, où l’intercadence du prix des denrées dérange sans cesse l’état et l’ordre des dépenses de ce frêle commerce d’exploitation.

L’augmentation du prix des denrées procurée par la liberté du commerce extérieur, n’a rien de semblable à la cherté causée par la disette inopinée des productions. Cette dernière est une calamité, la première est un avantage. En effet, une Nation ne peut que profiter de l’augmentation du prix de ses denrées, procurée par le commerce extérieur réciproque, parce que ce prix étant celui qui a cours entre les Nations, la dépense que nous faisons, par exemple, en valeur vénale de nos propres denrées que nous consommons nous-mêmes, ne peut être à plus haut prix que celle que font les Anglais des leurs. On ne saurait jamais alors payer le pain à Paris plus cher qu’à Lyon, à Nantes, à Londres et à Amsterdam ; car les Nations, qui sont actuellement dans l’abondance, trouvent à vendre leur superflu à celles qui manquent. Les unes ou les autres profitent tour à tour des mêmes avantages, et les denrées se tiennent toujours ainsi à leur niveau. Ces effets réciproques et alternatifs du commerce général, assurent, ainsi que le fait le démontre, l’égalité constante du prix des denrées, surtout des denrées de première nécessité, dont la consommation, bornée au besoin, est la même en tout temps, en sorte que l’abondance de productions assure toujours dans tous les pays où elle se trouve, une richesse réelle au Cultivateur, pour la vente de son superflu aux Nations qui en auront besoin. C’est une assurance que ne saurait donner la dépense en superfluités ; car elle est sans mesure. Les marchandises de second besoin n’ont point de superflu assuré. La consommation en est sans règle ni mesure, parce que ce superflu n’est pas nécessaire. La providence a livré ces dépenses à la prodigalité des Nations opulentes qui les achètent ; mais souvent elles se trouvent abandonnées aux fantaisies du petit nombre d’hommes de fortune qui gaspillent le peu de richesses, reliquat de l’ancienne richesse des Nations ruinées.

On voit cependant, que pour ce dernier point, comme pour l’autre, la liberté du commerce extérieur est, dans tous les cas, à l’avantage des vendeurs, et toujours favorable aux acheteurs.

Par la liberté du commerce extérieur réciproque, la valeur vénale des denrées, surtout celle des denrées de premier besoin, est assurée et compensée dans les ventes et dans les achats, de manière que chaque Nation ne perd ni sur le prix des denrées qu’elle vend, ni sur le prix de celles qu’elle achète ; c’est-à-dire, qu’en ne faisant pas tomber chez elle, par les entraves des Douanes et des prohibitions, le prix de ses denrées, elle en tire toute la valeur pour les achats qu’elle fait chez l’Étranger ; car jamais une Nation ne souffre de la cherté du superflu de ses denrées qu’elle vend, quoique celles qu’elle consomme vaillent le même prix, sur lequel il n’y a ni perte ni profit, puisqu’elle les consomme elle-même, et qu’elle ne compte que sur le prix de celles qu’elle vend. Il en est de même, dans le détail, des intérêts particuliers. Chaque Cultivateur ne compte pareillement que sur le prix de ce qu’il vend, et c’est ce prix, qui forme le prix des productions de la Nation. Il est donc de l’intérêt de la Nation, de vendre constamment ses denrées le plus cher il est possible. Il est ridicule de former, à cet égard, des objections fondées sur la division de la Nation, en vendeurs et en acheteurs. Les acheteurs, qui ne sont ni Cultivateurs ni propriétaires, sont vendeurs de leur travail et de leurs services, à raison du prix des productions ils achètent ; et la conformité du prix constant de ces ventes et de ces achats de différente nature, est infaillible. Ainsi la richesse générale d’une Nation consiste toujours dans le plus haut prix de ses productions, parce que dans une bonne culture, la totalité des productions surpasse de beaucoup les frais de l’exploitation, et que la cherté constante des productions provoque et soutient toujours la bonne culture. Le surcroît des productions au-delà des frais, et la cherté constante de ces productions, assurent donc toujours à une Nation agricole, une amplitude de revenu, ou de richesses disponibles, qui se distribuent à tous les sujets, et qui font la force de l’État.

Après cette sorte d’index de la nature et des effets du commerce, que nous détaillerons et prouverons au onzième Chapitre, passons à l’examen sommaire des effets des dépenses stériles, auxquelles le commerce donne l’être, la vie et le mouvement.

La classe stérile, envisagée dans un ordre général, doit être divisée en deux genres, savoir, la classe stérile industrieuse, et la classe stérile soudoyée. On pourrait même y ajouter la classe oisive, si les employés inutiles et ruineux, les rentiers ou faux propriétaires inutiles et à charge à l’État, les Joueurs, les Farceurs, les Filles de joie et les Mendiants fainéants, considérés comme oisifs, méritaient droit d’existence et de cité dans l’ordre naturel des choses, et n’étaient regardés comme excréments d’une société dégénérée et extravasée. Considérons les effets des dépenses dans les deux portions de cette classe.

La classe stérile, industrieuse et laborieuse qui est la portion considérée dans le tableau pour la fabrication des marchandises ; c’est celle qui achète, de la classe productive, la matière première de ses ouvrages, qui entretient par ces achats un fonds d’avances annuelles, égal en valeur à la moitié du revenu ; qui ajoute par son travail à la valeur de la matière première, le prix que le besoin où la fantaisie donnent à ses ouvrages, et qui vit de cet excédent de prix, qui lui sert de rétribution pour son travail.

Cette classe ne vit et n’existe que par le commerce, puisqu’elle n’a nul droit primitif à la production, nulle clé des premiers besoins, et qu’elle ne pourvoit qu’aux besoins seconds, enfants du commerce et de la jouissance. Son intérêt plus prochain encore, s’il est possible, que celui des autres classes, est donc la vivification d’une branche de commerce ; et comme le commerce le plus nécessaire, est certainement le plus constant, le plus vif et le plus assuré, son intérêt est, de fournir au nécessaire plutôt qu’au superflu.

Il s’enfuit de-là que l’industrie communément la plus estimée pour la décoration, est celle qui devrait l’être le moins, comme étant la plus dépendante du superflu, et la plus précaire. Il est un point important qu’on néglige de démêler dans l’accroît de la valeur vénale, effet de la dépense ; c’est la valeur foncière de la chose, d’avec la valeur de la rétribution du travail : deux valeurs très distinctes, qui se confondent l’une et l’autre dans le prix des marchandises de main-d’œuvre, et qu’on a confondues pareillement dans l’opinion. C’est ce qui a fait croire que, parce qu’avec 15 sols de fit une somme fait une dentelle de cent écus, ce fil même est devenu une richesse de cent écus. Tout est ainsi embrouillé dans la tête des hommes, et les a entraînés dans les plus grandes erreurs sur l’intérêt commun dans l’administration de l’économe politique. Ajoutez à ces 15 sols de fil, la valeur de la subsistance et de l’entretien de l’Ouvrière pendant son travail, et vous verrez alors ce qu’il y a de produit réel pour la Nation, dans l’échange de ce fil contre cent écus.

Il est vrai que la dépense de l’ouvrier accroît la valeur vénale de vos productions par l’achat des choses qu’il consomme ; et qu’ainsi, quoique le gain du travail ne soit pas un produit, un accroît de substance, un accroît de biens, c’est cependant un effet de génération de richesses, un accroît de qualité en valeur vénale, un accroît de jouissance enfin. Aussi n’ai-je jamais prétendu nier la nécessité de l’intervention de la classe stérile dans la Société, puisqu’elle est un des bras du Commerce, par qui tout se tient : cependant cet accroît de valeur vénale est l’effet de la dépense de l’ouvrier, et non pas celui de son travail. Car l’homme oisif, qui dépense sans travailler, produit à cet égard le même effet. Mais, direz-vous, s’il ne travaille pas il n’aura pas de rétribution ; faute de rétribution il ne sera point en état de faire de la dépense ; au lieu que l’Ouvrier ci-dessus tire de son travail sa rétribution aux dépens de celui qui achète et porte sa dentelle ; et elle assure ainsi sa dépense et les bons effets qui en résultent. Entendons nous.

Il est certain que, si l’homme oisif n’a ni revenu comme propriétaire, ni gages comme soudoyé, il ne saurait subsister que par le vol ou la mendicité, qui sont, à le bien prendre, des portions de revenu ou de rétributions, ravies ou escroquées ; sinon, il ne peut faire de dépense, et il périt. Que fait autre chose l’Ouvrier ci-dessus ? Il travaille, reçoit, en échange de son ouvrage, une portion du revenu que le curieux lui cède en rétribution de son travail ; il consomme enfin cette rétribution, qui est le fonds qui pourvoit à sa dépense. Ainsi, il n’y a de différence entre lui et le voleur et le mendiant, à cet égard, que la différence morale et la satisfaction de l’acheteur, qui se trouve entre la cession volontaire et convenue, et la rapine, et l’escroquerie. Mais quant à ce qui est de calcul et de produit, c’est tout un.

Cela pourrait être, direz-vous, si nous achetions et consommions toute la dentelle que peuvent faire vos ouvriers ; mais ils en vendent à l’Étranger, et tirent ainsi de lui leur rétribution, qui se consommant chez nous, hausse la valeur vénale de nos productions, et cause tous les bons effets déduits ci-dessus. Oh ! nous voilà donc revenus au plan de nous avantager sur l’Étranger. Faudra-t-il revenir sans cesse sur le principe incontestable, que la masse des achats de l’Étranger chez nous doit être balancée avec égalité par celle de nos achats chez lui, sans quoi nous ruinerions l’Étranger, s’il n’était pas aussi clairvoyant que nous ; et dans cette hypothèse chimérique, nous nécessiterions par contrecoup notre ruine réciproque et subséquente. Le Gouvernement qui aurait pour objet de prévaloir par le commerce sur l’Étranger, et qui y parviendrait, serait précisément la même opération que le particulier, qui, en mettant son bien à fonds perdu, trouve le moyen de doubler son faste et sa dépense. Je l’ai trop dit, je le répéterai sans cesse ; je voudrais pouvoir le graver en lettres d’or pour le livrer à la dispute des faux monnayeurs du commerce, et à la pratique des hommes éclairés et vertueux ; la prospérité générale et particulière des Nations, ne peut s’établir que par le commerce loyal et réciproque des Nations.

Voilà donc notre Ouvrière rentrée dans l’ordre commun de la classe stérile en général, c’est-à-dire, vivant sur le public, et d’une portion du revenu public. Il faut ensuite la ramener à sa subdivision particulière dans cette classe, qui est la partie industrieuse. Il s’agit maintenant de voir et de statuer quel est le rang qu’elle y tient.

Nous avons prouvé que toute la classe stérile en général profite également à la société en un sens principal, qui est sa consommation et sa dépense, qui procure la valeur vénale, et sollicite ainsi la production, seul principe d’accroissement de richesse publique. Il est pourtant vrai aussi qu’il ne peut y avoir d’artisan dans un État agricole qu’à raison du revenu de la Nation : ainsi, malgré les avantages que j’accorde à leurs dépenses, je ne m’y tromperai pas jusqu’à croire que ces avantages puissent par eux-mêmes étendre leur subsistance au-delà du revenu. Les Artisans contribuent, il est vrai, à l’augmentation du revenu, mais ce n’est qu’autant que leur nombre est de mesure avec le revenu même. La partie industrieuse, contenue dans l’état de proportion qu’elle doit avoir avec le revenu, ou si l’on veut avec son commerce, a cependant un privilège naturel correspondant à une utilité décidée, qui lui est particulière. Cette utilité consiste en ce qu’elle fournit des matériaux au commerce, et qu’elle multiplie les besoins et les dépenses, hausse la valeur vénale, accroît les jouissances, et excite de plus en plus les productions. Il est donc juste, en rangeant chaque tribut particulier du travail dans la classe industrieuse, de lui donner le rang en raison de ce qu’elle s’approche davantage de l’objet constitutif du privilège général : la classe entière, c’est-à-dire, d’estimer chaque Artisan en raison de ce qu’il fournit plus aux achats et aux ventes, et de ce qu’il emploie plus de matière première.

Si l’on me nie ce principe, il faut revenir sur tout, et retomber dans le pyrrhonisme de l’égoïste, qui doute de l’existence de son corps et de celle de toutes les autres créatures, et qui cependant boit, mange, s’habille, se fait servir, compte son argent, etc. Mais étant au moins attaché sérieusement à cette conduite, nos résultats encore ne lui seront-ils pas tout à fait étrangers ? S’il ne les accorde, il trouvera tout naturellement que l’idée que nous devons avoir, et l’estime qu’on doit faire des différents genres d’industrie manufacturière, est diamétralement contraire à l’opinion vulgaire. En effet, il y a plus de pieds qui aient besoin de porter des souliers, que de poignets qui aient besoin, j’entends un véritable besoin, de porter des dentelles ; et de surfaces de corps couvertes de laine, qu’il n’y en a qui aient besoin d’être couvertes de drap d’or. Il y aura plus d’achats et de ventes de souliers, que de dentelles et de riches étoffes d’un grand travail. Il y aura pareillement plus de cuirs employés que de fil de lin et de matières de soie et d’or, et nos terres nous rapporteront plus de profit à nourrir des bestiaux qu’on en retirera de l’usage des toiles de coton, et des étoffes de soie.

Mais, reprend-on, le profit de la main-d’œuvre est de 300 pour un sur la dentelle, et n’est pas de cent pour cent sur les souliers. Toujours du profit en frais ? Et sur qui prenez-vous cette sorte de profit ? Nous venons de tout réduire invinciblement à une masse commune et générale, et de démontrer que nous sommes indispensablement de moitié de perte et de gain avec l’étranger. Nous avons prouvé qu’il n’y a que deux choses dans le prix des ouvrages, matière première, et rétribution. Il entre dans 100 écus de souliers pour 50 écus de matière première, et il n’en entre que pour 15 sols dans les 300 livres de dentelle, différence grande pour les achats, la consommation, la valeur vénale, la dépense et la production. À l’égard de la rétribution, il faut que le Cordonnier vive, sans quoi il n’existerait pas. Il vit et consomme au moins autant que la faiseuse de dentelle. Ainsi, à cet égard tout serait égal s’il y avait autant d’Ouvrières en dentelle que de Cordonniers. Mais c’est chose impossible, attendu l’immense différence de besoins, de consommation et de demandes entre ces deux marchandises. Je ne voudrais autre chose pour faire tomber en risée toutes les subtiles inventions et précautions des peuples pour se cacher et dérober réciproquement leur industrie, sinon qu’il me fût permis de faire à tous une proposition de commerce au futur traité. Je leur céderais volontiers toute l’industrie somptueuse française, les porcelaines, les glaces, les gobelins, toutes les fabriques de Lyon, toute la fine quincaillerie et l’instabilité des modes de Paris, toutes les manufactures de faste en fin, pourvu qu’ils me cédassent en échange le privilège exclusif de fournir de souliers, de bottes, de selles et gros harnois de chevaux, l’Europe entière. Si le marché était observé de bonne foi, ils m’en demanderaient bientôt le résiliement, et je le leur accorderais, parce qu’il serait contre mes principes de les ruiner, et que je veux qu’ils nous enrichissent, qu’ils puissent acheter nos vins, nos huiles, notre sel, nos grains, nos chevaux, etc. et que nous ayons de toutes ces choses en abondance.

Tel est donc le plan vers lequel il faut diriger le travail de la partie industrieuse dans la classe stérile d’une Nation, c’est-à-dire, vers le plus commun besoin qui nécessite le plus prompt débit, la plus forte demande des matières premières, la plus ponctuelle et égale rétribution, la plus nombreuse dépense, et par conséquent la plus complète production. Tel est aussi le point vers lequel il importe que la dépense du revenu fait déterminée par les mœurs, si l’on veut que cette dépense tourne utilement vers son véritable objet, qui est de reproduire le revenu. C’est à ce point continuellement médité, qu’il faut ramener la décision de tout ce qui fut dit vaguement pour et contre la recherche dans les dépenses appelées le Luxe. Le sens droit et naturel de l’homme qui fait portion de cette lumière versée dans son âme par le Créateur, et qui compose la loi naturelle, ne se trompe point. De tout temps l’austérité et la vertu ont déclamé contre le luxe, et les hommes en général n’ont regardé les discours de ses Apologistes, que comme le jeu d’un esprit voluptueux, ou les vapeurs d’un cœur corrompu. Mais dans ces derniers temps, la fausse science enveloppée dans les halliers de ces fallacieuses inductions, a tellement embrouillé la matière de l’intérêt commun, que cette opinion absurde était redevenue question, et la source même de guerres désastreuses et inhumaines. Le flambeau du tableau économique la démêle, et son ordre la soumet au calcul. Le luxe est la dépense tournée du côté du travaille plus recherché, c’est-à-dire, vers le moindre besoin, vers la consommation la plus rare, vers la demande la plus incertaine, la rétribution la plus inégale et qui est l’unique fruit de ce travail, vers le moindre emploi de matières premières, et d’ouvriers agents et coadjuteurs, et conséquemment vers la moindre dépense réelle et la production la plus rétrécie. Cela dit, le débat est jugé pour ceux qui ne sont pas aveuglés par les préjugés vulgaires que nous avons encore à combattre.

Finissons l’article de la partie industrieuse dans la classe stérile, en rappelant le principe fondamental, savoir, qu’il ne faut pas attribuer au travail stérile, l’effet utile d’accroît des valeurs vénales, qui ne doit être attribué qu’à la dépense des ouvriers. Le travail productif même n’a pas cet avantage, quoiqu’il fait en effet le père de tout. Je m’explique. Nous avons dit ailleurs qu’un homme à qui je payais 20 livres pour la culture d’un champ d’artichaut qui me rendait 40 liv. ne retirait point la rétribution de moi, mais du champ dont le produit total me rendait d’abord la rétribution du travailleur, et ensuite autant en produit net. Cette rétribution est certainement un accroît de biens, fruit du travail de cet homme ; mais ce qu’il consomme de la production même qu’il fait naître, n’est point un accroît de richesses, en ce le cette consommation qui n’est pas achetée, n’influe aucunement sur la valeur vénale. C’est la dépense en total de cet homme qui fait son effet en génération de valeur vénale. Il dépense et verse de droit et de gauche le fond de sa rétribution pour se procurer ses besoins divers. Il donne ainsi dans sa sphère le branle à la machine ; mais ce branle, cette action provient de sa dépense et non de son travail. Car, si la production qui naît de son travail, fournissait à ses besoins et à lui seul, à l’exclusion de toute vente et de tout achat de sa part, ce se rait à la vérité un homme de plus et une production, mais une production isolée qui n’aurait aucune influence communicative dans la Société. Ceci nous conduit tout naturellement à la partie soudoyée de la classe stérile, dont l’existence n’a aucun objet, ni de production, ni de main-d’œuvre, et dont le service et la dépense a néanmoins la même influence sur l’ordre des choses et sur la reproduction.

Il est impossible de parler ici à l’inapplication, je le sens quelquefois avec chagrin ; car si jamais il fut nécessaire de se faire tout à tous, c’est sans doute au démonstrateur de cette science si importante pour tous. Les éléments néanmoins en sont d’autant plus épineux, que ce fut jusqu’à ce jour une terre en friche ; mais elle est forte, solide et féconde : encore un peu d’attention et tout s’aplanira. Posons maintenant en principe, que la valeur vénale est la base de toute richesse, que son accroissement est accroissement de richesses, que ce dernier point est un effet de la concurrence des acheteurs des productions, et non de celle des vendeurs de denrées ou de travail, qui même a souvent l’effet contraire et fait baisser les prix ; et qu’il résulte de tout cela que l’effet de l’accroît de la richesse par la dépense, ne doit être envisagé que comme provenant de la part de l’acheteur des productions, c’est-à-dire, que les hommes, quelqu’industrie qu’ils aient, ne profitent, économiquement parlant, à la Société, relativement à l’accroit des richesses, que comme acheteurs de subsistance, pain, vin, viande, et de toutes autres espèces de productions.

Qu’on me relise, on verra si j’hypothèse rien en ceci. Je le répète, qu’on me lise, il est impossible de m’échapper. Une fois réduit à convenir de ces principes, il en résultera nécessairement que plus les hommes sont en état de consommer, plus ils sont utiles ; que plus la rétribution du travail est forte, plus ils sont en état de consommer, et tout cela se retrouve dans la reproduction qui rend de plus forts revenus, qui procure même plus de rétributions que l’industrie, et qui les paye elle-même. À la vérité, il faut que ces revenus se dépensent, ce qui est également nécessaire dans la pauvreté, sans quoi tout finirait. Mais quand on reçoit gros et dépense gros, tout va bien. Et n’est-ce rien que d’augmenter le nombre des hommes, selon l’ordre de la providence divine ? N’est-ce pas tout en politique ? N’est-ce pas l’aisance, la joie, la bonne foi, la vertu, le bonheur, l’assistance des pauvres, si recommandée dans la Religion chrétienne où ces préceptes de charité peuvent s’accomplir dignement par les se cours de la grâce de son divin Instituteur ? Ceux qui cherchent à recevoir beaucoup, et dépenser peu ; sont de l’ordre de ces avares maudits de la Providence, dont leur aveugle cupidité attaque les plus immuables arrangements. Dieu leur permet, comme à Satan, de changer en désert le Paradis terrestre : mais les effets de leur rage ne font qu’augmenter leur soif et leurs tourments.

Considérons maintenant l’effet des dépenses dans la partie soudoyée de la classe stérile. La terre nourrit toute la société ; le Cultivateur sur le produit total, et tout le reste sur le produit net. La dîme destinée à l’entretien des Autels et de leurs Desservants, est encore prélevée, quant à la quotité, sur le produit total, attendu qu’elle n’a, ce semble, aucun égard à la différence des frais de culture, ni par conséquent à la rentrée des avances. Cependant, les usages locaux ont eu égard, dans l’établissement premier en chaque canton, aux charges foncières des terres, et aux différences de fertilité. À mesure que la culture tombe, ou qu’elle consomme plus en frais, certainement la dîme prise sur la récolte en nature, devient plus onéreuse. Qui prendrait une paire de bas sur douze, à une Tricoteuse, lui en prendrait plus qu’en en prenant deux à celui qui les fait au métier.

Le produit net ou gratuit, qui constitue le revenu, entretient tout le reste de la société. Il est remis d’abord aux propriétaires particuliers des fonds de terre et au propriétaire universel du territoire, qui est l’État. Ces deux parties du revenu, distinctes dans leur destination en apparence, n’ont néanmoins, dans l’ordre économique, ainsi que dans l’ordre moral, qu’un seul et même but, qui est de lier, d’unir, de défendre et de servir la société. Le Tableau économique nous démontre que, qui ne rend rien à la société, ne doit en rien attendre, et que celui même qui croit son existence la plus indifférente et indépendante, influe néanmoins de tout son poids physique sur la rotation politique, par l’effet de sa dépense, dans le cercle économique.

Nous avons traité d’abord de la dépense du revenu en général, en considérant les effets des dépenses dans la classe propriétaire. Nous avons dit alors ; et prouvé simplement, qu’il fallait que le revenu fût dépensé, et qu’il le fût dans l’ordre présenté dans le Tableau. Nous semblons à présent revenir sur la dépense du revenu, puisque nous embrassons presque tout ce qui paraît, au premier coup d’œil, dépense ; mais ce n’est en effet que la partie soudoyée de la classe stérile que nous allons examiner.

Tout ce qui est payé par l’État ou par les propriétaires est en solde, honoraires, appointements, gages, etc. ce qu’est la rétribution ou récompense dur travail, dans la partie industrieuse. Ces premiers articles sont ce qui compose la partie soudoyée. La partie soudoyée doit nécessairement grossir dans la Société en raison de ce que la Société s’étend, s’orne et se complique. Mais c’est ici un objet très délicat à démêler, en ce qu’il peut nous servir de règle pour juger de l’état de santé ou de maladie de la Société.

Pour expliquer cette vérité, il est nécessaire de subdiviser encore la partie soudoyée en deux portions, l’une libre, l’autre dépendante. En ce que la portion libre gagne, tout va bien. En raison de ce que la portion dépendante s’accroît, tout va de mal en pis. Expliquons maintenant ce que nous entendons par cette subdivision, et nous démontrerons après ce que nous venons d’avancer touchant la marche de ce thermomètre.

J’appelle portion libre tout ce qui travaille à choix et volonté sans rétribution fixe, soit journalière ou d’entreprise. Cette portion comprend tout ce qui travaille au commerce intérieur et extérieur, depuis le porteur d’eau, jusqu’à la plus haute place du commerce ; comme aussi tout ce qui est employé aux travaux publics et particuliers hors de la classe productive. J’appelle portion dépendante tout ce qui vit à gages, et appointements, depuis le Ministre et Général d’armée, jusqu’aux tambours et aux valets. Voilà leur définition. Venons maintenant à la preuve de ce que nous avons avancé.

Nous avons démontré ci-dessus de quelle utilité étaient les agents dit commerce, comme truchements des besoins, moteurs des dépenses, véhicules des ventes et des achats, héraults de la valeur vénale, et auteurs par conséquent de la production et des revenus. Si la consommation et les dépenses se jettent vers les superfluités et le luxe, sans contredit le nombre déchait, puisque la demande est moins forte, et de même qu’un seul vaisseau porterait de la dentelle pour un siècle de consommation de l’Europe entière, de même un seul commettant en fournirait les quatre parties du monde. Je crois cette simple lueur ajoutée à tout ce qui a été dit ci-dessus, suffisante en un précis aussi sommaire que le doit être celui-ci, pour faire sentir la vérité de ce que j’ai avancé à cet égard. On voit dans les temps de décadence des Nations agricoles, le nombre des Marchands de détail grossir dans les Villes principales, et ces Marchands n’être que des étaleurs de fantaisies ; mais l’œil de l’entendement devrait voir en même temps, que quand les campagnes sont opprimées et dévastées, tout le monde s’enfuit dans les Villes, comme devant l’ennemi, parce que c’est le seul abri et le magasin du peu de provisions qui restent. L’homme réfugié sur un stérile pavé, s’il n’y porte sa provision, n’a plus d’autre ressource, pour y subsister, que de vendre son temps et sa peau à celui qui fut plus heureux que lui. Voilà d’où viennent tant de boutiques où l’on varie les modes et les desseins, comme les filles au spectacle et aux promenades varient leurs grimaces et leurs afféteries. Chacun cherche des pratiques, voilà le mot. Mais combien d’honnêtes mariages ces misérables font avorter ; combien de fructueux et abondants commerces, ces pompons remplacent-ils dans la Société ? C’est ce que l’esprit instruit des principes, démêle et calculerait même aisément. En raison donc de ce que la dépense tourne plus vers le colifichet et les superfluités, les agents du commerce seront moins en nombre, en genre, en qualités ; et tous les avantages provenant de leur influence diminueront.

La seconde subdivision de la portion libre dans la partie soudoyée de la classe stérile, sont les ouvriers et entrepreneurs des travaux publics et particuliers, non ceux qui vendent leurs ouvrages, produit continuel de leur travail voué à la générosité des besoins : car ceux-là sont dans la classe industrieuse ; ce sont ceux qui se louent à la journée, ou prennent à la toise les ouvrages à l’entreprise. On ne saurait croire de quelle importance, est la direction de leur travail, et conséquemment de leur distribution vers les objets d’utilité, plutôt que vers les objets de fantaisie. On ne saurait croire, dis-je, combien cela importe à la prospérité publique et par la forme et par le fond. Expliquons ce que nous entendons ici par fond et forme, et nous trouverons dans cette énonciation, la preuve de ce que nous avons avancé, qu’en raison de ce que cette portion décroît, la Société souffre.

J’appelle en ceci fond, l’objet du travail du manœuvre, et forme l’espèce de son travail. Considérons le premier de ces objets, il nous mettra sur la voie de l’autre. Si l’objet du travail est d’améliorer le fond productif, il concourt à la prospérité publique. Si au contraire c’est un objet de pure fantaisie, la forme sert, mais le fond manque : Qu’un propriétaire emploie des pionniers à des remuements de terre, c’est un emploi utile de son superflu, comme dirigé vers la plus prochaine consommation, ainsi que nous le verrons ci-dessous. Mais il est bien différent néanmoins pour le fond, que ces Pionniers construisent une terrasse d’embellissement ou une chaussée d’étang ; qu’ils creusent la terre pour faire une pièce d’eau, ou un fossé de dessèchement. On voit tout d’un coup à cette esquisse, quel tort on fait par les mœurs au fond productif, quand on tourne les goûts des propriétaires en ce genre de dépense vers l’ostentation et la frivolité. Quand au lieu de promouvoir les travaux d’améliorissement et d’agriculture, toujours continus, intéressants et fructueux, on excite les goûts de décoration, les parcs, les jardins d’arbustes, les fontaines, etc. dépense employée à profit par la forme, mais argent perdu pour le fond. Voilà ce que nous avions à dire pour le fond dans l’objet du travail du manœuvre ; considérons-le maintenant par la forme.

J’appelle forme, ai-je dit, l’espèce de son travail. En effet, il suit des règles incontestablement établies ci-dessus, que plus la dépense tourne et court vers la consommation, plus elle tend directement à son objet véritable et fructueux.

J’entrais un jour à l’Opéra avec un de mes amis, et payant les deux places à l’amphithéâtre, je songeai que j’avais actuellement des hommes qui travaillaient à dix sols par jour. Ils en auraient eu vingt dans l’état de prospérité où nous envisageons les choses, et j’en aurais été bien plus riche. Voilà, dis-je, de quoi faire travailler trente hommes pendant une journée. Si j’avais poussé mon calcul sur l’objet qui m’occupe aujourd’hui, j’aurais dit, il faut ici mille écus pour faire une bonne chambrée ; ces mille écus nourrissent environ quatre-vingt Saltinbanques ou Manœuvres employés au jeu de cette machine, et puis font consommer le suif, la bougie, le rouge, la poudre et les gands de ce tripot ; au lieu de cela ils feraient vivre 6 000 hommes dont la rétribution va sur le champ, droit au pain, à la viande, au sel, à la boisson et à la laine la plus grossière pour leurs vêtements. Donc toutes choses étant égales pour l’utilité de ce qu’il résulte de leur rétribution, au lieu de trois lieux que je pourrais faire faire à mon argent pour arriver à son but, qui est la reproduction, je lui en fais parcourir 300 d’un pays qu’il dévaste sur la route. Qu’on juge d’après cette induction simple, si les mœurs n’importent pas autant au physique qu’au moral ; s’il est égal que pour l’amusement de notre jeunesse et de notre radotage, on multiplie désordonnément les spectacles, les Acteurs et Actrices, dont le luxe et les dépenses de recherche font les agréments et le gagne-pain, ou que l’on se pique d’avoir de beaux chevaux et de les bien monter, de belles armes et de s’en servir avec adresse, d’exceller dans les exercices du corps, d’être instruit chacun en son genre, d’entretenir dans sa compagnie de braves soldats, ou des savants célèbres, ou d’habiles agriculteurs ; s’il est égal qu’on faste peindre ses voitures comme des mignatures, qu’on charge ses plafonds de sculpture, ses murs de trois ors, ses cheminées de magots, ses planchers de tapis, faits pour meubler les chambres des Rois ; ou que dans de vastes et de solides maisons placées selon le dogme des anciens qui disaient, point de maison sans terre, point de terre sans maison, meublées d’une manière durable, on reçoive ses voisins, ses parents, ses amis, qu’on les traite simplement, abondamment et avec joie réciproque, que la nourriture des hommes employés au service et aux travaux du domaine, fait bonne et ample pour entretenir leur vigueur, leur activité, et animer leur affection, leur vigilance, leurs soins, leurs travaux ; qu’on découvre, qu’on touche au doigt, pourquoi le luxe est si promptement suivi de la misère ; pourquoi celui de Rome qui avait à épuiser toute la terre, ne put durer 200 ans, et qu’on décide enfin si la forme dans l’objet du travail de l’ouvrier n’est pas de la plus grande importance. Il est prouvé, je crois, que plus la dépense tourne vers la recherche et la vanité, moins elle occupe d’ouvriers, ce qui revient à la démonstration que j’ai promise, qu’en raison de ce que la portion libre dans la partie soudoyée de la classe stérile décroît, la Société souffre.

En parlant ici des mœurs relativement aux principes, on sentira aisément que nous traitons ce chapitre, le plus important de tous, quant aux effets extérieurs, mais aussi assujetti que tout autre quant au fort intérieur ; que nous le traitons, dis-je, en Calculateurs, qui offrent seulement les principes, et qui laissent aux Moralistes le digne et important emploi d’appuyer sur les conséquences salutaires de la loi ; mais quant aux besoins auxquels les hommes sont assujettis sur la terre, notre morale est la même que celle de l’Évangile, qui ordonne, sous peine d’anathème, de vêtir ceux qui sont nuds, de donner à manger à ceux qui ont faim, à boire à ceux qui ont soif, etc. parce que cette morale est la loi même de la providence divine qui se manifeste partout dans l’ordre immuable des décrets de l’auteur de la nature, qui a attaché notre bonheur éternel à cette loi suprême. « Venez, dit notre Sauveur, venez, vous qui avez été bénis par mon Père, posséder le Royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde ; car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ; j’ai eu besoin de logement et vous m’avez logé ; j’ai été nud et vous m’avez revêtu ; j’ai été malade et vous m’avez visité ; j’ai été prisonnier et vous m’êtes venu voir… Je vous dis et vous assure qu’autant de fois que vous l’avez fait (ces œuvres de miséricorde) à l’égard de l’un des plus petits de mes frères, c’est à moi-même que vous l’avez fait. »

La foi se réunit donc essentiellement dans la morale à l’évidence de l’ordre naturel, où tout est institué pour notre bonheur, où tout acte d’humanité et de justice est concours mutuel, alliance et récompense.

Qu’on se rappelle combien était nécessaire ci-dessus la distinction du fond et de la forme : le fond est l’objet du travail ; la forme est son espèce, disons-nous. Eh bien ! la même distinction subsiste dans la spéculation des mœurs, et sur l’utilité de cette forme : mais nous aurions cru sortir de notre sujet en traitant de l’importance dont elles sont à la Société quant au fond. Dieu lui-même a daigné dicter le résumé de cet article. Il a bien voulu nous prescrire comme culte volontaire, et nous demander comme obéissance méritoire, des détails de conduite qu’il savait être une dépendance de ces lois physiques, dont l’exécution est forcée sous peine de mort et d’extinction de la Société et de l’espèce humaine. Il ne nous appartient pas de nous ériger ici en Commentateurs de ses lois. Il nous donne assez de lumières pour en découvrir la liaison indissoluble avec les lois physiques de l’Univers. Toutes les conséquences du tableau aboutissent à des résultats compris, chacun en peu de mots concis, et décisifs. J’ose le dire, les hommes équitables conduits par leurs intérêts mêmes trouveront dans le tableau économique de quoi fixer les incertitudes et redresser les fauxfuyans, où l’esprit d’opinion et de dispute les a souvent égarés de la vérité sur l’intérêt général de la Société et du Souverain : car plus on approfondira cette vérité, plus on reconnaîtra que l’on ne peut profiter au préjudice de l’autre, et que de-là dépend la prospérité ou la ruine des États.

Les sciences qui exposent et démontrent cette suprême et importante Loi, n’attendent pas de notre suffrage un apothéose que les esprits faux ou barbares peuvent seuls leur refuser. On sait que l’opinion est la maîtresse des Souverains et des Tyrans mêmes du monde. On sait que ceux qui pensent gouverner, et se croient les arbitres du fort des faibles humains, ne tiennent qu’un poste, plus assujettissant encore que tout autre, à la tête d’une colonne qui les pousse plus qu’elle n’en est guidée, qui les entraîne dans la voie désignée par ceux qui les ont précédés, dévoyée par les erreurs de leurs prédécesseurs et parles leurs propres, et bouleversée par le torrent rapide de l’opinion. Que les dépositaires de tout savoir et du plein pouvoir tentent un instant de vouloir faire refluer le torrent, ils connaîtront alors ce que c’est que leur puissance. Le Sultan peut dans son sérail faire tomber devant lui toutes les têtes de ses enclaves : qu’il ordonne tout à coup d’aller profaner la mosquée, et prier à l’Église des Grecs ; qu’il tente de prendre une Épouse, que dis-je, un habit à l’Européenne, et ces mêmes esclaves qui tendent le col sous le fer extravagant, le lieront à l’instant comme insensé. Tel est l’empire des opinions. Mais les accoucheurs des pensées, disait Socrate, sont les véritables pasteurs des humains, le bras droit de la puissance ostensoire, les précurseurs indispensables de la vérité, les conservateurs de ses fastes, les garants de la stabilité du bonheur public. C’est à eux à verser la sagesse dans le cœur des Princes, la modération dans l’âme des Puissants, la résignation, la lumière et le repos dans les esprits des faibles. L’importance de leur digne et confiante coopération au bon ordre et au bien de la Société, est un texte au-dessus de mes talents. Qu’ai-je à dire ? Qu’y a-t-il au-dessus des paroles de la sagesse sublime que nous venons d’entendre ?

Mais les sciences réelles moins sujettes à tout embrouiller que l’opinion, rentrent dans mon sujet, en ce qu’elles prêtent à l’industrie un secours favorable et qui peut être calculé. Toutes les parties de la Physique, toutes celles des Mathématiques, etc. ont donné et donneront chaque jour des ailes à l’industrie, tandis que l’industrie prête sans cesse des secours au progrès des sciences. Les plus illustres savants avouent qu’elles sont encore à leur aurore. La bienfaisance de Dieu est sans bornes comme ses autres attributs, et les fruits qu’elle a promis à notre sueur, participent à son immensité. La sueur du savant est son étude. Le fruit général qu’il en retire, est le bien public, mais son avantage particulier, la rétribution qui ne peut lui être refusée sans injustice, c’est de l’honorer comme le bienfaiteur de l’humanité. Ce n’est que dans les Sociétés corrompues et devenues insensibles à l’intérêt public, que chacun se cantonne et se fait du dédain de ce qu’il n’entend pas, un palliatif contre le mal poignant du sentiment de sa propre indignité. La l’Histrion et le Chanteur auront des succès éphémères qui lui assureront une vie tissue d’applaudissements, au moyen de la précaution de changer sans cesse d’auditeurs ; et le savant utile étranger à la Société dominante, ne voit rien qui lui fasse espérer de vivre, même parmi les morts. Ce n’est point de la morale spéculative qu’on peut attendre le redressement de ces erreurs destructives ; c’est du rétablissement de l’ordre général, c’est du calcul, c’est de la renaissance des richesses et des besoins. Chacun retournant à son affaire, estimera l’homme utile, et dédaignera l’agréable baladin. Après ce peu de mots sur un point si important, suivons la marche de nos inductions.

Les travaux publics, plus considérables, plus forts et plus réunis que les travaux particuliers, se rapportent aux mêmes règles, et avec d’autant plus d’influence sur le tout, que les particuliers ne peuvent rien que sur la même trace, et selon la direction du Public. Le proverbe Regis ad exemplum, etc. est non seulement un axiome d’expérience, mais encore de nécessité. Que produiront mes efforts et ceux de mes voisins pour faire venir du blé, sinon une accélération de ruine pour nous, si le ministère public ne nous ouvre les débouchés, qui peuvent seuls donner une valeur à ma denrée ? Ce serait donc par la faute du ministère public, si tous les travaux d’amélioration étaient interdits. Or en prenant l’espèce pour le tout, on verra que les mœurs en tout genre sont forcées et entraînées par le malheureux concours de l’indolence, de l’indécence, ou de la fausse science publique. Si au contraire le gouvernement tourne ses vues dans l’emploi de sa puissance et de sa dépense à entretenir le plus grand nombre d’ouvriers de la portion libre dans la partie soudoyée de la classe stérile, à diriger l’objet de leur travail vers l’utilité du fond, tout prospérera à la fois, on ouvrira partout des débouchés, on aplanira les chemins, on percera les montagnes, on rigolera le territoire d’utiles canaux qui formeront des communications entre les rivières, on rendra navigables les petites qui conduisent aux grandes ; on doublera et triplera le revenu des bois sans les vendre plus chers aux consommateurs ; on diminuera les dépenses du commerce qui pèsent sur la classe productive, et la population s’accroîtra à raison de l’accroissement des revenus par la facilité des transports, et surtout des transports par eau, qui sont peu dispendieux, et qui ménagent le territoire en évitant la multiplication des grands chemins. Ces travaux qui appellent le commerce et qui diminuent les frais, sont les plus utiles de tous à la production, et leur effet direct est d’accroître le produit net et le revenu. En effet, les frais du commerce sont, ainsi que ceux de la cultivation, indispensablement prélevés sur le produit total, avant qu’on en puisse tirer un produit net. Une corde de bois à Paris, par exemple, coûtera également 34 livres à l’acheteur, soit que le bois vienne de près ou de loin, avec facilité ou à grands frais. Cependant s’il n’y a que 4 liv. de frais de voiture et 2 liv. de frais d’exploitation. Ce bois donne 28 livres de revenu au propriétaire. Si au contraire il en coûte 30 liv. pour le faire venir, il ne donnera plus que 2 livres de revenu ; mais, dit-on, ces 30 livres qui se mangent par les chemins, consomment le foin, l’avoine, etc. des propriétaires sur la route, et font portion du revenu de ces propriétaires, ce qui fait le même pour l’État. Oh ! nous voilà à l’embroglio qui fit qu’on s’opposa jadis aux moulins à eau et aux métiers de bas, parce que les moulins à bras et le tricot faisaient vivre plus de gens, et qui a depuis fait mettre en question, si le canal d’Orléans n’était pas nuisible en ce qu’il supprimait des Rouliers, comme la petite poste des Commissionnaires. L’esprit humain s’égare et se replie sans cesse dans toute recherche, si le flambeau des principes, le fil des conséquences et la sûreté des calculs ne l’éclairent, ne le guident et ne le soutiennent. C’est cette nécessité qui rend le tableau économique bien conçu, la plus digne offrande qu’on ait pu faire à l’humanité. Suivons donc le tableau à la main, la question qui se présente qui n’est pas aisée à débrouiller, si l’on n’a présents les principes et les conséquences ci-dessus.

Nous avons dit que l’effet des dépenses était la valeur vénale, la production et le revenu. Nous avons dit aussi que les dépenses les plus voisines de la consommation étaient les plus fructueuses. En ce sens les frais de commerce, de voiture etc. qui certainement sont des dépenses en forme et des dépenses de consommation, ont les bons effets déduits dans cette induction. Mais nous avons dit aussi et établi, comme la grande loi économique, que tout ne marchait librement et à l’avantage de l’État, de sa force et de sa puissance, que par la dépense du revenu, ou produit net et disponible ; que par conséquent tout devait tendre au plus grand produit net ou revenu, dont l’État qui est le propriétaire universel, tire une part proportionnelle à la totalité. Pour ne pas s’égarer d’abord dans notre grande spéculation, il faut marquer les rangs entre le consommateur, l’argent, et le propriétaire selon les règles du tableau. Ce n’est donc point le Propriétaire ni l’État qui emploie l’argent, et qui donne du bois au consommateur ; d’abord c’est le consommateur qui emploie l’argent ; c’est lui qui va l’offrir au propriétaire en échange d’une matière combustible. Sans cela, rien n’ira. Là où le commerce ne va pas, chacun coupe du bois pour son usage, et tout est dit. C’est donc l’intérêt du consommateur qu’il faut regarder premièrement, parce que de celui-là dérivent tous les autres. C’est lui qui fait agir le Commerçant, c’est lui qui constitue le Propriétaire ; car on n’est Propriétaire que de ce dont on peut disposer, et il n’y a de disponible dans la production que le revenu. Toute l’œuvre économique de la prospérité politique est de rapprocher le consommateur et la production. C’est ce que fait le commerce, et c’est en quoi nous l’avons prouvé si nécessaire. Mais cette coopération il fut la payer avec épargne ; car ces frais ne sont qu’une rétribution forcée en suppression de revenu. Ils sont en perte de temps, en dégât de productions. Plus donc on peut les diminuer, plus on rapproche les profits des achats et des ventes ; et plus on augmente ces profits, plus il y a d’achats et de ventes, ce qui est la vraie prospérité. Quand le monde entier serait peuplé, policé et uni d’intérêts, on ne s’aviserait pas d’aller chercher en Asie du thé pour la France à dos de mulets, de chevaux et de chameaux, par le Danemark, la Russie, la Perse, etc. On irait certainement toujours avec des vaisseaux, et personne ne demanderait pourquoi. Cependant cette caravane serait en chemin bien des provisions, des consommations et des vivifications ; mais au bout, la charge fût-elle de diamants, elle ne vaudrait pas la voiture. Eh bien ! la même règle existe de Paris à Orléans. Si l’on peut abréger les frais en ouvrant les passages et les communications, les denrées que les Rouliers consommaient en chemin et à vil prix, parce qu’elles n’avaient d’autre débouché, et qu’ils épargnaient le plus qu’il leur était possible, les frais prélevables sur leur rétribution ; ces denrées, dis-je, deviendraient d’autant plus voisines de la consommation, de la demande, etc. La valeur vénale haussera d’abord de la moitié du montant des frais supprimés en faveur du Propriétaire, et baissera de l’autre moitié en faveur du consommateur. Comme ce dernier ne veut que consommer, il grossira sa consommation et sa demande : il les grossira, dis-je, de tout ce dont il aura profité sur le prix de son premier achat, dès lors accroît de consommation de dépenses, de valeur vénale et de Production, c’est-à-dire, prospérité et population. En un mot, les frais de commerce sont comme ceux de cultivation, autant de pris sur le produit net, et sur le revenu, seule richesse disponible qui fait aller d’elle-même toute la machine. Partant tout ce qui tend à diminuer ces frais, tend directement à la prospérité et à la force de la Nation.

Tel doit être l’objet des travaux publics, telle est l’importance de leur direction. On n’a jamais peut-être tenté dans l’Univers, si ce n’est en Égypte autrefois, et en Hollande de nos jours, ce que pourraient donner de faveur à la circulation et à ses effets, les travaux publics dirigés par un sage gouvernement, ce qui suppose un peuple actif, animé par la rétribution due à son travail et à qui rien n’est impossible. Si cette étape a trouvé le moyen de se faire un territoire arraché au domaine des éléments contraires, que ne serait pas une grande nation agricole, jouissant d’un vaste et fertile territoire, et dont la puissance serait aussi solide que celle-là est précaire, qui vivrait et imposerait sur le produit gratuit ou revenu des biens, au lieu de vivre et imposer sur la rétribution des sujets. Cette déduction un peu longue, quoiqu’abrégée, sur la partie des richesses annuelles distribuées à la portion d’agents libres de la classe stérile était nécessaire. Passons maintenant à ce que nous avons appelé la portion dépendante.

J’ai dit que j’appelais portion dépendante tout ce qui vit à gages, solde fixe et appointement. En ceci nous ne considérons que l’essence des choses. Les personnes, les dignités, la supériorité, l’infériorité n’y font rien. Le mélange des qualités qui constituent les différentes classes économiques du tableau ramenées à des idées génériques, est un effet indispensable de l’annelure de la Société. Mais encore un coup, c’est l’essence physique des choses que nous considérons uniquement.

Plus cette portion dépendante grossit ou excède en nombre et en émoluments, plus s’accroît la détérioration de la Société. Ce principe se sent par la réflexion et se prouve par la démonstration. Il se sent par la réflexion ; il suffit pour cela de dire, la nature de l’homme le porte vers la liberté, c’est une suite de son libre arbitre, carrière que la bienfaisance du Père universel voulut accorder à l’homme pour lui laisser le mérite de faire son propre bonheur, en même temps qu’il l’enveloppa en effet et invinciblement dans la chaîne flottante en apparence de ses grandes et immuables lois. L’homme, en un mot, veut d’abord la liberté, mais il est contraint par la nécessité de sa subsistance. Il peut naturellement se la procurer par son travail. Quand il préfère à ce secours naturel le lien de la dépendance, quelque chose force la nature, et rend l’esclavage préférable à la générosité ou à la répugnance d’un travail commandé. Le principe ci-dessus se prouve encore par la démonstration. En effet ; celui qui est soudoyé ne peut l’être que pour satisfaire à ce qui est en soi du devoir de chaque Citoyen, à ce que l’ordre naturel dans les mœurs rendrait d’une exécution volontaire et de choix ; mais voici d’autres frais de Société sujets à la même règle que les frais de cultivation et de commerce, nécessaires comme eux, prélevables comme eux sur le produit et le revenu, et qu’il est de la plus grande importance de restreindre.

La même opération qui se faisait tout à l’heure par le commerce, entre les consommateurs et le propriétaire, se fait en ceci par le bon ordre entre la souveraineté et la propriété. Il s’agit qu’elle se fasse à moins de frais. Si les mœurs sont simples, douces, sages, les rangs et les droits respectifs, prescrits et posés sur de bons fondements, voilà ce qu’on peut comparer aux débouchés ouverts, aux communications établies ; un rien fait aller la machine, et la maintient. Si au contraire l’orgueil, la rapine, l’avarice, l’indécence et les prétentions de toute espèce s’établissent dans la Société, ce sont autant de halliers, de marais, de montagnes et de précipices qui interceptent les communications. L’Empire ne se soutient alors que par de grands frais de commerce politique, de justice, de police, de défense ; autant de prises sur le produit net et disponible, autant de corrosion et de détérioration du fonds.

Cette détérioration chasse nécessairement les hommes de la portion productive, et la pousse vers celle de la dépendance. Voilà donc l’intérêt particulier de la partie gagiste et stérile, qui prédomine. Quelle est aussi la tournure à laquelle nous avons dit tout à l’heure que la détérioration du fonds dégradait le commerce ? C’est, soit dit en peu de mots, se jeter vers la recherche des objets futiles, multiplier les colifichets, exciter les fantaisies, et corrompre les mœurs. Eh bien ! le même cercle entraîne les mêmes viciations dans le commerce politique. La Police se complique d’une multitude d’Ordonnances arbitraires et de Règlements, spécieux dans les détails. La Justice se confond et se perd dans un dédale de formalités. Les Charges et les Emplois, multipliés sans bornes, absorbent des millions d’hommes. Ces hommes veulent tous des rangs et du faste, et ces rangs et ce faste, des grâces et des émoluments, des survivances, des privilèges, des immunités. Le service de l’État et celui des Particuliers, sont livrés à la rapine et à l’astuce : chacun cherche à vivre dans la mollesse, et à rejeter le travail sur autrui, jusqu’à ce que le cercle rapide de misère, provenant de ce régime d’abandon général, enveloppe le tout ensemble, et faste périr cette nuée d’infectes usufruitiers sur les ossements, déjà desséchés, des propriétaires.

Arrivés à ce point, les Propriétaires réclament l’Agriculture sans en connaître l’enchaînement et la dépendance ; alors le même principe les égare dans les recherches, produit les mémoires sur les Reigrats, les Turnipes et la Garance, en un Pays où la culture des denrées du premier besoin sera toujours privilégiée par la nature du sol, du climat et des débouchés ; parce que chacun cherche à se sauver par quelque spéculation, quand le fonds manque, c’est-à-dire, quand les richesses d’exploitation sont anéanties : nous croyons que nous pouvons y suppléer par quelques expédients industrieux ; c’est la ressource des enfants qui se mettent à cheval sur des bâtons. Mais qui sont ceux qui nous proposent des expédients ou nouvelles pratiques d’agriculture ? Des habitants des Villes. Sans la connaissance des qualités des terres, qui ne s’acquiert que par une longue expérience, et qu’on ne peut point étudier dans des Livres ; toutes les spéculations de ces génies fertiles ne sont regardées par les Experts, que comme des Romans propres à amuser d’autres Bourgeois, de ces gens qui croient encore qu’il ne faut que des bras pour cultiver, qui ne savent pas quel est le produit des terres cultivées savamment dans les Pays peuplés de riches Laboureurs, vis-à-vis lesquels tout ce qu’on imaginerait dans le cabinet, ne serait que des inventions puériles. Croyez-vous, dans nos Villes, parce que vous ignorez l’Agriculture, qu’il s’agit de l’inventer pour la réparer dans les Pays où elle est dégradée ? Non. Mais tâchez de parvenir, par vos recherches, à découvrir les causes de cette dégradation. Si vous vous occupez de la pratique de cet Art, dont on ne peut découvrir les secrets que dans la nature même, que ce soit pour le connaître en lui-même, pour en connaître les dépenses et les profits ; pour en connaître les rapports avec l’État et avec toutes les différentes classes d’hommes d’une Nation : en un mot, que ce soit pour nous délivrer des préjugés qui nous ont aveuglés. Ne sont-ce pas ces mêmes préjugés qui ont produit d’ailleurs les pompons, les jolies quincailleries, les modes, les frivolités, qui produisent de même les multitudes d’Arrêts de règlements, de Brevets, de privilèges exclusifs, des prohibitions, des prévoyances contre la disette, qui causent la disette de subsistance, de richesses, d’exploitation, de revenus, de salaire, et la dépopulation.

Les richesses et la population se tiennent dans la marche politique ; tout est nécessité et forcé par la rotation de la machine économique. Facilitez le commerce, les dépenses et les consommations, vous accélèrerez les achats et les ventes, exciterez le travail, accroîtrez les productions, et assurerez les revenus. C’est la puissance, c’est le bonheur et la tranquillité, prise dans son vrai principe, dans le travail continuel ; travail toujours inséparable de la dépense ; et de-là les mœurs : c’est, comme nous devons le rappeler, la loi dictée par la nature et par l’Évangile ; car la reconnaissance et l’amour pour l’Auteur de tous les biens, est l’objet et la plénitude de la Loi, et une suite de la jouissance de ces biens. L’homme faible et pressé par des besoins rigoureux, a difficilement la force d’élever d’un plein vol les élans de pur amour jusqu’aux pieds du Trône du Père de l’Éternité. Mais quand il aime son voisin, son père, son Magistrat, son Roi, ce sont autant de gradins qui s’offrent à sa faiblesse. L’Être suprême, dont l’immensité embrasse tout, reçoit l’hommage du bon ordre ; et tout me dit qu’il recevra celui de mon travail pour le bonheur de l’humanité.

Mais il est temps de passer à d’autres objets : celui des effets des dépenses m’a mené un peu loin ; mais il est si essentiel, que je n’ai cru faire encore qu’en prendre la fleur. Passons maintenant à l’article de la reproduction.


CHAPITRE VI.

De la Reproduction des Dépenses.

 

Nous voici parvenus à traiter de la reproduction des dépenses, c’est-à-dire, du complément de l’œuvre économique, représentée, décrite et gouvernée dans le Tableau.

Tout n’est qu’un cercle ici bas. Continuer et recommencer sans cesse le cercle serait l’Éternité. Elle est seulement le partage du grand Auteur de tout, qui modifie et perpétue à son gré les parcelles de ses ouvrages. Toutes passagères, elles ont toutes une portion de ce souffle, de cette essence de perpétuité, germe de régénération. L’homme, créature favorite, fut non seulement privilégié de ce don, quant à sa propre espèce, mais encore relativement à la plus grande partie de ce qui peut, entre les choses créées, servir à ses besoins. Loin d’user de ce don selon les vues de son bienfaiteur, abandonnant son domaine naturel, pour usurper un domaine factice, le résultat de sa désobéissance est de tout ravager et de tout détruire, croyant tout ravir, et de tout s’approprier. C’est cette barbare illusion, c’est ce désordre impie sur lequel le Tableau économique a entrepris de nous ouvrir les yeux, de combattre les préjugés, de détruire la barbarie étudiée, de rétablir le règne d’Astrée, ou, pour mieux dire, le culte actif de l’Être suprême, l’obéissance et la coopération aux lois immuables qu’il donna à la nature, la jouissance de leurs biens, et l’amour pour leur Auteur et pour nos frères et nos coadjuteurs.

Nous touchons aux bornes de son explication. Nous avons vu tout partir des dépenses, et nous avons discerné ce que c’était, et quelles elles étaient. Nous avons découvert leur source, établi et apprécié leurs avances, suivi leur distribution, considéré leurs effets ; nous allons trouver et reconnaître leur reproduction. Cet objet nous mène au bout du Tableau, le grand accord sera complet ; il ne s’agira plus que de revenir sur les détails principaux pour polir l’ouvrage, rendre l’expérience complète, et le thermomètre certain. Reprenons maintenant nos principes, dont le flambeau doit nous conduire jusqu’à la fin. Il faut, non seulement les parcourir, les saisir, en convenir, mais encore se les rendre propres et habituels, s’en nourrir, et en faire sa propre chair.

Premier principe. Tout est produit, dans l’ordre économique, par les dépenses et pour les dépenses. La culture du grain, du raisin, etc. la Plantation des arbres, la nourriture des troupeaux, etc. ne fournissent des richesses que par les dépenses ; et ces richesses ne sont des richesses pour les hommes, que parce qu’ils les dépensent. C’est par la dépense de leurs richesses qu’ils font renaître de nouvelles richesses ; tout cela a été prouvé. Il a été démontré, dis-je, que ce n’est pas parce qu’on se me et recueille du blé, que nous mangeons du pain ; mais parce que nous mangeons et demandons tous du pain, qu’on sème du blé ; que plus il y aura de gens qui demandent du pain à nos Cultivateurs, : nos terres produiront du blé ; que plus, au contraire, on rétrécira notre demande en fermant la porte du grenier, pour conserver du pain aux gens de la maison, plus on rétrécira la production, ce qui enfin l’amènera à néant. On a, dis-je, invinciblement prouvé cela.

Deuxième principe. La reproduction des biens s’obtient par les dépenses, et les dépenses doivent être restituées avec surabondance par la reproduction. C’est-à-dire, qu’il faut que la reproduction totale annuelle, provenante de la cultivation, restitue le fonds des trois sortes de dépenses ; celles du revenu, celles de la cultivation, et celles de l’industrie. Je vis, par exemple, sur ma ferme, il faut que la récolte que je fais sur mon bien fasse rentrer dans mes greniers les frais de la culture et de la moisson, ceux de ma propre consommation, l’entretien de mes valets, et le paiement de tous les ouvriers qui fournissent à nos besoins à tous. Il faut que je retrouve tout cela, et même avec surabondance, pour pouvoir fournir aux cas fortuits et imprévus, et à quelques frais d’éducation, d’établissement, etc. pour ma famille. On sait cela. Il faut de plus que ma cultivation produise un revenu qui assure la subsistance des autres classes d’hommes de la Nation et la défense de nos possessions.

Troisième principe. Les biens produits par les dépenses, dans un État agricole, deviennent richesses par les dépenses facilitées par le commerce et par l’industrie. Les biens sont ce que la terre produit, ou spontanément, ou par notre travail, et qui sert à notre usage ; mais ils ne deviennent richesses, que quand le superflu peut, par le moyen de l’échange, nous procurer nos autres besoins. Mais pour que tout le monde trouve son compte ou son avantage dans l’échange, il faut que les productions ou les marchandises aient entr’elles une valeur de compensation régulière, sur laquelle les richesses superflues des uns leur procurent en retour le superflu des autres, devenu richesses pour leur usage, et vice versa, à raison de cette valeur de compensation réciproque des richesses. Cet échange est facilité par l’entremise d’une richesse intermédiaire, appelée argent ou monnaie. Le cours continuel des dépenses est ce qu’on appelle circulation. L’avare croit que la circulation a pour effet de favoriser la thésaurisation de l’argent, et pour objet l’épargne ; ce qui implique contradictoirement dans la marche économique ; car toute épargne sur la dépense est diminution sur la circulation. Ainsi, vouloir prendre sur la circulation, et épargner sur la dépense, c’est dessécher la source du ruisseau qui doit arroser le terrain. Le vulgaire, de son côté, n’envisage dans la circulation que l’argent, et sans savoir ni examiner si la terre produit des richesses, il espère toujours que la circulation se ranimera par le retour de l’argent dans le temps même où la Nation est et sera forcée à l’épargne par l’indigence. La notice des vrais principes, établie, divulguée et reçue dans toutes les têtes, peut seule faire disparaître tant et de si fatales erreurs. Quand l’argent devient rare, c’est qu’on n’a pas de denrées à vendre, c’est que la fève ne change pas en or, que le revenu s’anéantit par la non-valeur ou la diminution des productions de la terre. Quand il y a peu d’achats et de ventes, c’est qu’il y a peu de dépenses fructueuses. Par la diminution des dépenses les richesses s’anéantissent, et bientôt tous les biens. Pour ranimer le tout, pour faire reproduire les biens, transformer leur superflu en richesses, rétablir les achats et les ventes, ce qui est la marche graduelle et fixe pour rappeler l’argent, ou pour y suppléer, il serait inutile de compter sur l’épargne volontaire, puisque c’est l’épargne forcée qui a tout perdu, et que, de quelque genre que fait l’épargne sur les dépenses des productions, elle a toujours les mêmes effets sur les dépenses productives, et surtout ce qui en résulte : il faut au contraire pour multiplier les productions en rétablir la consommation. Comme le corps épuisé ne peut fournir à ce rétablissement, il faut appeler à son se cours les dépenses de l’Étranger par toutes les facilités du commerce. On ne s’avise pas de resserrer quelqu’un qu’on veut faire respirer, ou lui procurer le grand air.

Si nous étions encore à l’alphabet, on pourrait m’opposer ici que c’est présentement dans le temps où les Nations font les plus grandes dépenses qu’elles tombent dans l’épuisement ; ce qui contredit par le fait mes principes. Je réponds à cette frivole objection, qui paraîtra aux Lecteurs attentifs et instruits indigne de trouver place dans un Ouvrage aussi sommaire que celui-ci ; je réponds, dis-je, parce qu’il faut infiniment plus de ménagement et de patience pour ramener au vrai les esprits gâtés par les préjugés, qu’il n’en faudrait pour ne pas effaroucher les simples, pour faire raisonner les imbéciles, et parler les sourds et muets.

Je répondrai donc que quand les Nations paraissent s’épuiser par les dépenses, c’est au contraire par la cessation des dépenses qu’elles s’épuisent, je veux dire, par la cessation des dépenses fructueuses. Les Nations ne s’épuisent en dépenses que par la guerre ou par l’excès du luxe, ou par les exactions. Ces vérités ont besoin d’une prompte et précise analyse pour éviter qu’elles ne papillotent aux yeux de nos adeptes, accoutumés à prendre pour vraie lumière toutes les fausses lueurs. On ne doit pas être surpris que dans un ouvrage de la nature de celui-ci, le luxe revienne souvent dans nos discussions.

La nature ne se trompe point dans ses voies, mais l’esprit est sujet à l’erreur dans ses sentiments, et à s’égarer dans ses définitions. De-là vient que le luxe a toujours été l’objet de l’anathème public jusqu’à ce qu’on ait voulu le définir. Sans entrer dans des spéculations morales, étrangères à mon objet présent, je n’admets ici qu’un luxe, c’est celui qui est nuisible à la reproduction ; et je le définis, pour le distinguer de la Prodigalité, qui est un désordre de ménage particulier, que l’on confond souvent avec le Luxe, et qui cependant n’est pas nuisible à une Nation, quoiqu’elle le soit souvent au prodigue. Je définis donc le luxe, terme de tout temps trop équivoque, un superflu de dépense préjudiciable à la reproduction des richesses d’une Nation. Je dis, superflu, pour le distinguer des autres dépenses infructueuses, qui peuvent être nécessaires, et indispensables ; par exemple, la guerre et les dépenses stériles de besoin. Je dis, préjudiciable à la reproduction, pour la distinguer de la prodigalité des petits, et de la profusion des grands, qui peuvent n’être pas des dépenses infructueuses, et pour la distinguer généralement des dépenses de subsistance, qui ne nuisent pas à la reproduction, et qui au contraire la favorisent. Cette explication peut avoir sa place ici pour déterminer une bonne fois ce que c’est que le luxe. On dira peut être encore qu’il faut distinguer le luxe relatif, mais il n’est que pour des Particuliers, et non pour une Nation, où toute dépense superflue et déréglée, qui nuit à la reproduction de ses richesses, est luxe ; et quand il passe l’équilibre du tableau, il est excès de luxe. Mais c’est dans l’hypothèse d’un Royaume agricole, qui est au faîte de la prospérité, dans un Royaume où la culture est si complète dans toute l’étendue de son territoire, qu’il ne peut étendre plus loin ses richesses par les travaux de la classe productive. C’est dans cet État, dis-je, que le Tableau partage également les dépenses du revenu entre la classe productive et la classe stérile ; parce que cet ordre économique de dépense assure perpétuellement le même revenu. Mais dans un Royaume où la culture est dégradée, faute de richesses d’exploitation, il y aurait excès de luxe aussi dans cette distribution égale de dépense. Car dans ce cas, il faudrait, pour réparer l’Agriculture, porter la dépense plus du côté de la classe productive que du côté de la classe stérile, jusqu’à ce que la Nation fût parvenue à son plus haut point de prospérité. Nous donnerons dans la suite la démonstration de ce principe d’économie ; l’esprit apercevant dans ses recherches sur cette matière le pour et le contre, ne peut se décider exactement qu’après avoir mesuré et calculé, et le Tableau nous présentera clairement les éléments de ce calcul.

Les mauvais effets du luxe d’une Nation s’étendent jusqu’à ses voisins. Ainsi, l’excès du luxe pourrait s’appeler luxe étranger ; mais cette dénomination le confondrait peut-être avec la consommation des denrées ou des marchandises étrangères. J’ai démontré au contraire, qu’au moyen de la liberté qui établit le commerce loyal et réciproque entre les Nations, nos achats chez l’Étranger font la balance de nos ventes, grossissent les revenus de l’Étranger, qui font la balance de nos revenus, accroissent les dépenses de l’Étranger, qui font la balance de nos dépenses, excitent la reproduction de l’Étranger, qui fait la balance constante et stable de notre reproduction. En conséquence, plus nous achetons de l’Étranger, plus nous lui vendons, et chaque branche de la famille d’Adam ne peut constamment profiter qu’en raison de ce que les autres branches de la famille entière profitent. Tout est donc dit sur ce que nos faux Monnayeurs du commerce entendraient d’abord par le mot de luxe étranger. Mais il est impossible que ma langue ne soit aussi éloignée de la leur, que mes idées le sont de leurs idées ; et cette impossibilité me force à entrer dans bien des détails. Pour parvenir donc à me suivre, il faut s’attacher beaucoup plus à mes principes qu’à mes expressions ; et pour m’entendre maintenant, il faut ne point perdre de vue la communauté d’intérêts que j’ai démontré établie par la nature entre les différentes branches de la famille d’Adam. Puisque les bons effets sont communs entr’elles, les mauvais le doivent être aussi. J’ai prouvé dans le précédent Chapitre, que le luxe national ruinait un peuple, parce qu’il tenait les dépenses vers la moindre consommation, et la moindre dépense reproductive. Cet effet devient sensible chez l’Étranger par le contrecoup indispensable que nous venons de démontrer. Nous lui demandons de plus belles choses au gré de notre goût gâté, mais dans le fait devenant moins riches, nous lui demandons moins ; alors, suivant la marche proportionnelle du commerce réciproque, il nous demande moins aussi : et le luxe, et le dépérissement que ce luxe entraîne, s’établissent aussi dans toute la famille.

Il est singulier de voir en combien de manières stupides la fausse politique marche et opère, sans le vouloir ni le savoir, contradictoirement à ses propres calculs. Deux habiles Ministres du siècle passé, se disputaient avec acharnement la faveur d’un grand Roi, et l’on disait d’eux qu’ils se poignardaient sans cesse, l’État entre deux ; l’un était chargé de la guerre, et travaillait sans cesse à entraîner son maître de ce côté-là ; l’autre, de l’économique, du commerce, et des arts de la paix, auxquels le Maître était sensible en grand Prince. Eh bien ! de ces deux hommes si constants dans leurs desseins contradictoires, et si habiles à les faire succéder, le premier établit les Postes et relais, invention de Paix s’il en fut jamais, et qui même, en ce dont elle aide la guerre, Par la facilité des ordres de correspondance, etc. la rend de nécessité, très passagère par l’excessive explosion qu’elle donne à ses préparatifs et à ses dépenses : l’autre mit en vogue les tarifs et les prohibitions, vexa les Marchands étrangers, et fit des ennemis éternels à son Maître. Ainsi l’un et l’autre alla contre son propre objet. Ainsi tournent nécessairement chaque jour contre nous-mêmes nos propres précautions. Un gouvernement qui tourne son étude et son travail vers l’établissement et la perfection des manufactures de luxe, est tout surpris de voir ses voisins suivre le même plan et y réussir. Loin de voir qu’à cet égard la propension d’une des branches nécessite celle des autres, que sitôt que nous tournons vers la recherche dans les dépenses et la moindre consommation, nous déterminons nos voisins à se conformer nos gouts, ou à renoncer à faire désormais aucun commerce avec nous ; loin de voir, dis-je, la chaîne indispensable de ces rapports, on ne cherche qu’à en arrêter le concours ; on charge l’industrie étrangère pour apprendre à l’étranger à charger la nôtre ; on emprisonne le secret de nos manufactures ; on tend en un mot par tous moyens à se river de la seule ressource qu’on se soit réservée. Tous ces moyens haussent les frais du commerce et des rapports, et diminuent encore les consommations des denrées, et le revenu ; et l’on travaille ainsi sans relâche à se procurer la misère avec un soin et un travail double et centuple de celui qu’il faudrait pour atteindre le plus haut degré d’abondance et de prospérité, en suivant la route tracée par la Nature.

Le commerce repoussé des pays voisins devenus savants dans l’art de se détruire par le plus court chemin, va chercher au loin le moyen de faire son métier ; et comme le propre des fantaisies est de varier sans cesse, il est en cela secondé par le cours du petit nombre de fantaisies qui composent désormais tous les achats. Moins une marchandise est connue, plus elle a de vogue et de prix auprès des goûts gâtés, qui président aux demandes. Cependant plus une marchandise vient de loin, plus elle coûte de frais, de transport et de commerce, moins elle offre de profit aux vendeurs et de bon marché aux acheteurs. De loin en loin néanmoins, de recherches en recherches, le commerce est repoussé jusqu’à la Chine, aux Indes, etc. et voilà la circulation languissante, et nulle au centre, rejetée aux extrémités, et semblable à la sorte de vie qui subsiste dans les cadavres à qui la barbe et les cheveux poussent encore pendant quelques jours, tandis que le cœur et les alertes n’ont plus de vie ni de mouvement. C’est là que j’appelle luxe étranger, voilà comment il ruine les Nations. Il est aisé de comprendre que c’est par la cessation des vraies dépenses qu’il opère ce désastre.

Venons maintenant à la guerre que nous avons dit être le second principe de ruine. La guerre nécessite des préparatifs, des achats, des dépenses enfin qui épuisent le gouvernement, et l’on induit de-là que c’est par l’accroissement des dépenses qu’elle est ruineuse. Mais un instant de retour sur les principes dissipera cette erreur. Ce n’est point par les dépenses, c’est par la cessation des dépenses que la guerre est ruineuse. 1°. La guerre, surtout celle que l’on fait à ses frais chez l’Étranger et qui épuise les richesses, réduit doublement à l’épargne sur les dépenses qui font renaître les richesses ; car la guerre prive la Nation de la jouissance de ses richesses au préjudice de la reproduction. Elle détourne et interrompt le commerce et par conséquent les ventes et les achats, la valeur vénale et la reproduction. Elle concentre chaque branche chez elle, et intercepte les rapports avec les Étrangers. Ce que nous avons dit et répété ci-dessus, démontre assez, je crois, que le tableau économique embrasse dans ses infaillibles règles, l’Europe et l’humanité entière ; que la prospérité générale est astreinte aux mêmes lois que celle d’une nation particulière. Plus on étendra l’empire du tableau, plus la prospérité sera générale, plus aussi la prospérité particulière aura de force et de stabilité. La guerre ravit à cette influence prospère et respective, les Nations ennemies ; le tableau devient domestique et particulier. Voyons maintenant s’il peut subsister en cet état.

2°. Voilà donc le tableau économique resserré, et la Nation réduite à vivre sur ses propres chairs, et à subsister dans la diette. Heureuse, si en retranchant de son exercice, elle peut soutenir ce régime jusqu’au temps où le rétablissement du bon ordre et de la correspondance avec ses voisins lui rendra la subsistance et la vie. Il faudrait pour cela serrer la voile et tenir le vent au plus près, observer, comme je l’ai dit, une exacte modération, s’astreindre dans l’intérieur à la plus précise observation des règles du tableau, faire en sorte que les dépenses gardassent au moins un continuel équilibre entre les deux classes, non dans l’espoir de voir renaître les revenus dégradés, sans doute, de toute l’augmentation de valeur vénale, que les demandes étrangères apportaient aux productions, mais afin d’en conserver une partie avec certitude, et de les voir déchoir du moins avec quelque régularité. Mais cette précaution si nécessaire est par la nature même de la guerre une chose impossible. La guerre est le pays des hasards. Les dispositions requises dans les pays du hasard, sont d’espérer beaucoup, de craindre et de prévoir de même. Il faut donc que les apprêts, les conseils, la conduite participent de la nature de la chose. Dès lors il faut donner beaucoup au hasard, pratique entièrement opposée aux lois du tableau économique, où l’on voit que tout est calculé, tout est astreint à des règles fixes de prospérité ou de dépérissement. La guerre force l’emploi des revenus, le déplacement des hommes disponibles et de ceux qui ne le sont pas. Tout s’y consomme en frais de cette portion du commerce civil qui constitue l’attaque et la défense ; rien ne retourne vers la reproduction.

Quand je différencie ici l’attaque et la défense, ce n’est pas sans une grande raison, dont le développement démontrera la fausseté des opinions du vulgaire sur les objets mêmes qui l’intéressent de plus près. La guerre que le peuple croit la moins désastreuse, est celle qui en effet l’est le plus. Peu de mots suffiront pour cette démonstration. Les hommes accoutumés à penser par écho, ont cru d’après l’opinion des temps où les guerres n’étaient que des invasions, et leurs opérations que des brûlements et des pillages, ont cru, dis-je, qu’il était avantageux de porter la guerre chez son ennemi, dans des pays éloignés, et ont appelé cela vivre aux dépens d’autrui. Mais on voit qu’ordinairement le pays qui est le théâtre de la guerre, j’entends la guerre entre les Souverains, où le droit des Nations n’est pas violé, profite plus de la dépense de la guerre du Conquérant actuel, que celui-ci, après avoir épuisé ses forces hors de ses États, ne retire à la paix de dédommagement de ses conquêtes passagères, quand il ne veut pas s’exposer, en sortant des règles, à de funestes représailles, et à faire dégénérer des guerres politiques en guerres barbares. Le tableau économique leur apprend que la guerre qui consomme chez soi, reproduit chez soi, et conséquemment que la défense est préférable à l’attaque. Il leur apprend ce que l’expérience eût dû, sans lui, leur démontrer, pourquoi les armées formidables de Xercès transportées dans la Grèce n’eurent d’autres succès que d’épuiser la vaste et plantureuse Asie, et de laisser leurs richesses et la force en tout genre, sur les stériles rocs de la Grèce ; pourquoi un grand Roi du siècle passé se soutint avec éclat contre les attaques de l’Europe entière, et succomba dans sa dernière guerre, où ses alliances lui livrèrent l’Italie, l’Allemagne et l’Espagne ; pourquoi au commencement de ce siècle un guerrier redoutable qui ébloui de ses victoires, voulut étendre ses conquêtes jusque dans les déserts de la Tartarie, ruina son Royaume, et termina sa gloire par un désastre irréparable. Tout, et le hasard même, les ressources, la valeur, la capacité et la fortune des héros, tout, dis-je, est soumis aux règles du Tableau économique, qui ne sont autres que celles de la nature. Si les prodiges de quelques conquérants ont fourni des exemples à l’imprudence d’une multitude de Souverains qui ont voulu les imiter, les revers de ceux-ci ont instruit tous les autres des funestes succès de la témérité de ces entreprises.

C’est donc aussi par la cessation des dépenses productives, et non par l’accroissement de ces dépenses, que la guerre ruine les Nations. Après ces éclaircissements nécessaires pour développer et confirmer nos inductions, rentrons dans l’ordre de nos preuves, et reprenons l’analyse des lois de la reproduction.

Quatrième principe. La surabondance de la reproduction au-delà des frais, est ce qu’on appelle revenu. Il faut bien entendre ceci dans les détails ; car le revenu n’est pas ce que donne la récolte par-delà ce qu’en doivent consommer les Cultivateurs. Cela se rait ainsi en apparence, si la culture des terres était bornée à la petite exploitation, qui pourrait être exécutée par le travail même des esclaves ou des valets à gages ; car, après avoir prélevé le grain que ces esclaves ou valets doivent consommer effectivement pendant le cours de l’année, et jusqu’à la récolte future, tout le reste paraîtrait être le revenu du Maître. Cependant le montant des frais nécessaires pour fournir encore aux autres besoins de ces esclaves ou valets pour leur chaussure, vêtement, etc. n’entrerait pas moins dans les frais prélevables, et ne serait aucunement disponible, puisque faute de fourniture, ces ouvriers souffriraient, périraient et ne travailleraient plus. Il faudrait encore prélever la nourriture des chevaux de charrois pour les transports, l’entretien et réparation des outils, etc. toutes choses que nous avons désignées sous la dénomination d’avances annuelles de la culture et du commerce des denrées, comme aussi l’entretien du fond et des avances primitives : ce n’est donc qu’après les reprises de toutes ces avances, et les intérêts de ces avances pour les réparations casuelles qu’elles exigent, que le restant est en produit net ou revenu. Ainsi donc, ce n’est point tout le superflu destiné à la vente, qui constitue le revenu, puisqu’une partie de ce que vend le Propriétaire, Laboureur, Vigneron, Pâtre, etc. est dévolu à lui procurer son nécessaire indispensable, qui fait partie de sa consommation, et n’est aucunement disponible. Il en est de même dans l’ordre de la société fraternelle, où chacun conserve sa propriété, le propriétaire celle du fond ; le Cultivateur, celle de ses richesses d’exploitation ; et le fabricant, celle de ses avances et de son travail toujours inséparable de la dépense. En cet état, ce n’est point d’après l’estimation des frais de la cultivation et du produit total de la récolte, qu’on peut fixer le montant du produit gratuit ou revenu. Cette enquête, variable à l’infini, serait entièrement fautive et insuffisante. Il entre de droit dans les reprises du cultivateur, non seulement tous les articles indéfinis que nous avons déduits ci-dessus, mais encore le montant de ses précautions contre les cas fortuits ; celui de l’entretien de la portion de sa famille qui est invalide, comme enfants, vieillards, et lui-même quand il est malade, etc. lui seul est juge de tous ces besoins, et l’on peut s’en fier à la concurrence du grand nombre de ses semblables qui cherchent de l’emploi, pour satisfaire aux mêmes besoins. Il faut donc une règle pour statuer sur le montant des revenus, et cette règle ne peut se trouver que dans les baux ou actes qui constatent les conditions du fermage. L’intérêt du propriétaire y balance avec connaissance de cause l’intérêt du Fermier. Plus les denrées sont à haut prix, plus le Fermier peut hausser le bail. Que les productions soient à bon prix ou non, il faut que les Fermiers retirent annuellement leurs frais, leur rétribution et l’intérêt de leurs avances ; et c’est à ces reprises déterminées et convenables à leur état qu’ils bornent dans tous les cas leurs prétentions. Ainsi les avantages ou les désavantages du haut ou du bas prix des denrées décident du prix du fermage et sont entièrement pour le compte des propriétaires.

Il résulte de tout ceci, 1°. que l’état des revenus d’une nation ne peut être constaté que par le prix du fermage ; 2°. que le haut prix des denrées hausse nécessairement les baux ; 3°. que ce haut prix qui est à l’avantage des revenus, n’est au désavantage de personne ; car tous les états dans la société doivent être considérés, dans le point de vue actuel, comme vendeurs et non comme acheteurs. Le propriétaire vend la fertilité de son fond à tel prix annuel qui constate le revenu. Le Cultivateur vend son travail et l’emploi de son atelier que le propriétaire lui paye par déduction du restant de la production. Le fabricant, l’artisan, etc. vendent leur temps et leur industrie au prorata du tarif où se trouvent les denrées pour leur subsistance, et les marchandises pour leur entretien. Les soudoyés et gens à gages vendent leur liberté, leurs talents, leurs travaux sur le même taux. Tout le monde est vendeur ; c’est dans ce sens qu’il faut considérer tous les individus qui composent la société. Or comme les vendeurs ont tous un intérêt commun au bon prix des productions, qui non seulement rehausse les salaires, le prix des ventes de toutes espèces, mais qui les multiplie aussi à l’avantage de tous les vendeurs, il s’ensuit que le haut prix des denrées est l’intérêt général et particulier de la société.

J’espère qu’on ne m’opposera pas ici, 1°. que tout ce cercle prétendu de haut prix, où tout renchérit à proportion de l’état constant d’un plus grand revenu, ne consiste au fond qu’en dénominations, puisqu’aussitôt qu’il faut dans un pays un louis d’or pour avoir ce qu’on avait ci-devant pour un écu, et qu’il faut également se défaire de l’argent qu’on reçoit pour se procurer ses nécessités, tout cet accroissement de richesses ne consiste qu’en surcharge de poids de métaux ; que cette surcharge a plusieurs inconvénients, en ce que, 2°. elle met une nation hors de mesure quant au commerce réciproque avec ses voisins moins opulents ; 3°. qu’elle écarte les étrangers quant à l’habitation et aux voyages, puisqu’ayant leurs revenus fondés en un pays de non valeur relative, ils ne peuvent vivre dans le pays de haute valeur, sans s’épuiser par une dépense fort ordinaire quant au fond ; 4°. que l’abondance des métaux donnant une valeur vénale à toutes choses, la charité de fait, l’hospitalité, l’abondance des consommations réciproques et autres vertus sociales d’usage dans les cantons de non-valeur, sont bannies promptement, attendu que personne ne s’avise de faire litière de ce dont on lui propose tout à l’heure de l’argent ; 5° que l’argent étant une richesse mobile, circulante et transportable, la facilité d’en avoir, fait que personne ne se tient plus à sa tâche constante ; que les propriétaires cherchent les Villes, les Cultivateurs des ateliers plus étendus, le Commerçant à étendre son état et à en sortir, l’industrieux à chercher la perfection de sa profession, ce qui est un ralentissement de son travail et de son influence ; le soudoyé et le gagiste à changer d’emploi et de maître, et se donner au plus offrant. Il serait aisé de répondre à toutes ces objections, et de montrer que la plupart d’elles viennent de la rechute dans la confusion des valeurs avec l’argent, et que les autres dérivent de l’erreur d’attribuer à la richesse des désordres résultants de la pauvreté. Mais avant que de déroger et de descendre à la portée de telles objections qui se contredisent, présentons ici de nouveau les principes pour épargner du moins aux esprits sevrés les détails dans lesquels la charité fraternelle pour les autres nous engage.

Les ventes et les achats ne sont que des échanges de marchandises qui se font par l’entremise de l’argent. Le vendeur ne fait l’échange de marchandises en argent que pour échanger cet argent en d’autres marchandises. Ce double échange revient au fond à un simple échange, à une simple permutation de marchandises pour d’autres marchandises que l’on veut acheter. Or se procurer ainsi plus de marchandises, c’est se procurer plus de richesses et plus de jouissance. Si avec un septier de blé qu’un Français vend 20 liv, il achète d’un Hollandais 20 liv, de poivre, il a une fois plus de poivre pour un septier de son blé ; que s’il ne vendait ce septier de blé que 10 liv. Cet exemple suffit pour démontrer qu’une nation qui tiendrait volontairement ses marchandises à bas prix, se ruinerait par son commerce réciproque avec l’Étranger. Dira-t-on qu’une Nation qui tire de son sol toutes les productions qui lui sont nécessaires pour sa subsistance, n’a pas besoin de commercer avec les Étrangers ? Entend-on bien ce qu’on veut dire par le nécessaire pour la subsistance d’une Nation, qui ne peut se défendre contre les entreprises de ses voisins qu’à l’aide de ses richesses ? Comment une Nation peut-elle parvenir à ce point de puissance, sinon par la vente de son superflu à l’Étranger ? Comment ce superflu sera-t-il richesse et se perpétuera-t-il, s’il n’acquiert cette qualité de richesse par la vente à l’Étranger ? Comment l’état relatif de son revenu et de sa puissance sera-t-il dans la proportion qu’il peut avoir avec l’état du revenu et de la puissance de ses voisins, si elle tient le prix de ses productions au-dessous du prix courant entre les Nations commerçantes ? Et comment entretiendrait-elle cette puissance, sinon par la jouissance même des richesses, qu’elle peut se procurer en vendant son superflu aux autres Nations ; par cette jouissance, dis-je, qui fait renaître les richesses ? Toutes ces bévues sont trop grossières et trop absurdes pour occuper ici nos Lecteurs de discussions ridicules.

Rentrons dans l’intérieur du Royaume. Il est composé de plusieurs Provinces qui commercent entr’elles, comme différents Royaumes commercent entre eux. Les unes produisent des huiles, les autres du bois, les autres du vin, les autres du blé, les autres des chevaux, les autres des bœufs, etc. Toutes ces productions doivent avoir une valeur de compensation proportionnelle aux dépens de la culture et au revenu que doivent rapporter les terres qui les produisent. Or il faut que chacune de ces Provinces se procure les productions qui lui manquent, par la vente du superflu de celle qu’elle produit. Il faut donc que cette vente restitue au Cultivateur ses frais, sa rétribution, et l’intérêt de ses avances. Il faut donc aussi qu’elle fournisse des revenus aux propriétaires, dont la dépense assure la rétribution aux autres classes d’hommes qui ne sont ni Cultivateurs, ni propriétaires. Il faut encore qu’elle fournisse le contingent de l’impôt nécessaire pour les dépenses du gouvernement et de la défense du Royaume. Il faut donc, je le répète, pour subvenir à tout cela, que les diverses productions des différentes Provinces aient entr’elles une valeur de compensation proportionnelle à tous ces besoins. Réduisez-en le prix au niveau des reprises du Cultivateur, puisque vous croyez trouver votre avantage dans le bas prix des productions de la terre ; car je vous avertis que vous ne pouvez pas les avoir à plus bas prix, parce qu’autrement le Cultivateur ne pourrait pas soutenir les dépenses de leur production. Mais alors si vous n’êtes pas Cultivateur vous-même, comment pourrez-vous subsister dans un Royaume, où la Nation, ni l’État n’auraient point de revenus, dans un Royaume, dis-je, où le prix des productions ne fournirait rien au-delà des reprises du Cultivateur. Ce qu’il y a de plus surprenant dans la thèse du bas prix des productions, c’est qu’il n’y aurait que des citadins qui pussent tenir à des opinions aussi absurdes que celles que nous avons rassemblées dans les objections que nous venons d’exposer ; mais ils n’aperçoivent donc pas que ans leur système, il n’y aurait ni citadins, ni propriétaires, ni rentiers, ni gagistes, ni agioteurs, ni artistes, ni savants, ni soldats, ni marine militaire, et qu’il n’y aurait plus que des Cultivateurs et leurs agents, s’il était à supposer qu’on pût cultiver les terres avec sûreté, dans un Royaume qui serait sans défense. Apprenez donc, Messieurs les Citadins, qui voulez tant abaisser le colon, que vous ne pouvez pas exister sans revenu ; que les terres ne peuvent donner de revenu, qu’autant que le prix des productions s’étend au-delà des reprises des Cultivateurs, et qu’il doit être le plus haut prix qui a cours entre les Nations commerçantes ; c’est ce prix qui donne le plus de revenu, qui fournit le plus de rétribution aux autres classes d’hommes qui ne cultivent pas la terre ; le prix enfin qui règle les richesses relatives des Empires. Vous ne pouvez donc prétendre au bon marché que vous souhaitez, qu’en renonçant à vivre : ou si vous voulez vivre, et vivre dans l’aisance, renoncez à ce bon marché qui vous séduit si grossièrement. Direz-vous encore, que vous ne comprenez pas comment il y a à gagner à avoir plus de revenu ou plus de rétribution, et payer plus cher ce que l’on achète ? Si vous savez calculer, vous pénétrerez facilement ce mystère ; si votre science ne s’étend pas jusque-là, livrez-vous à la foi, et n’attaquez pas des vérités qui vous intéressent si essentiellement. Je pourrais me dispenser de répondre à des objections qui ne sont qu’une suite de l’erreur dont on vient de reconnaître l’absurdité. Mais pour éviter au moins les répétitions, je me rabattrais à les combattre par des raisonnements aussi vulgaires que ces objections sont triviales et ridicules ; et comme elles ne sont pas toutes dictées par l’ignorance, et qu’il y en a d’un genre plus spécieux, imaginées par des intérêts particuliers, bien décidés à ne pas entendre raison. Nous les exposerons en plein jour avec tout leur appareil séduisant dans la suite de cet ouvrage, afin qu’on soit en garde contre un brigandage plus funeste à une Nation, que les Renards de Samson ne le furent aux moissons des Philistins. Bornons-nous ici à dissiper des erreurs, ou à éclaircir des difficultés. On croit qu’un plus grand revenu serait absorbé par le renchérissement des dépenses, qu’ainsi il est égal d’avoir un moindre revenu qui par la diminution des dépenses assure la même jouissance, ou le même fond de richesses usuelles.

Je répondrais à ce raisonnement superficiel, qu’il est tiré des registres des avares dont nous parlions ci-dessus, qui croient que la circulation a pour objet de favoriser la thésaurisation de l’argent, et pour effet l’épargne. Certainement leur espérance sera déçue en un pays riche, autant qu’en un pays pauvre, et plus encore ; mais j’ai démontré que cette espérance implique contradiction, et opère destruction. Ce n’est pas que je sois attaché à la plus forte quantité de la masse d’argent circulante, et moins encore à la plus haute dénomination de sa valeur, qui d’ordinaire est une plate ruse de la disette.

Qu’il y ait dans un canton deux cens millions de marcs d’argent monnayé, ou qu’il n’y en ait que cinquante millions de marcs, assurément cela est parfaitement égal, pourvu que la balance des dépenses soit tournée de manière que l’argent désigne régulièrement et partout les valeurs dans l’échange, et passe au besoin dans toutes les mains, ne séjourne et ne manque dans aucune, ou que l’on y supplée par des arrangements par écrit. À plus forte raison est-il indifférent que ce marc s’appelle 27 liv. ou 54 liv. pourvu que les conditions foncières de leur distribution soient observées selon les règles du Tableau. On ne m’entendra jamais bien tant qu’on en voudra revenir à cette malheureuse idole de Molok, l’argent. Fondez l’idole, faites-en des vases pour le service du Temple du Dieu vivant, qui est l’humanité et la fraternité, elle sera dès lors fort utile. Vous m’entendrez alors, vous saurez, vous me promettrez de ne plus oublier que je n’entends, par circulation, que la communication des biens usuels ; que l’argent est nécessaire à cette communication ; mais, attendu que peu m’importe d’avoir dans ma garderobe cent paires de souliers pour 12 ans, puisque je sais fort bien que les Cordonniers ne manqueront pas ; de même je ne me soucierai point d’avoir en réserve l’argent qui les représente, sitôt que je saurai que l’argent reviendra toujours en raison de mon revenu ou de mes émoluments ; que je n’ai besoin que d’ordre et non de réserve, pour assurer journellement ma jouissance, et même pour l’accroître par l’emploi actuel et fructueux de mon argent. L’avarice détruit tout certainement : Mais ce sont les mauvais arrangements anti-économiques qui font les avares. Dès que les rentrées sont incertaines, les magasins ont de droit et de prudence. Tous les maux d’une Société décadente qui se montrent à nous sous tant de faces, ne sont autre chose que l’avarice ; et celle-ci, que la prévoyance dictée par le temps qui court. Quand au contraire on est assuré du retour perpétuel de ses revenus ou émoluments en raison du bon et continuel emploi des dépenses, tout est ordre, tout est repos. L’économie populaire n’est point privation. Tel qui porte par goût ses souliers ressemelés, quoiqu’il sache où en avoir de neufs, est désolé d’user de cette ressourcé, s’il est dans l’incertitude du retour. C’est cette assurance que donne la circulation, c’est l’effet utile de l’argent ; car toutes les ventes partent de-là, et toutes les reproductions, tout le travail, et tout ce qui fait aller la circulation. Le bon prix constant des denrées fait le bon travail confiant du Cultivateur, et la bonne et constante production des revenus. Tenez seulement la main à cela ; et laissez aller le reste. Je ne réponds pas ici directement à l’objection du renchérissement des dépenses qui annule, dit-on, l’accroît du revenu qui résulte de la cherté des productions ; cette idée s’effacera d’elle-même par la suite des détails que nous avons encore à parcourir ; elle a été anéantie dans d’autres ouvrages par des démonstrations décisives, et particulièrement dans un Mémoire sur l’agriculture adressé à la Société d’Agriculture de Berne, inféré dans la cinquième partie du livre de l’ami des hommes ; mais à mesure que nous suivrons l’ordre des dépenses et de leurs rapports avec le revenu, le Tableau assurera partout, et dans tous les cas, par compte et mesure la certitude de ces rapports.

Je répondrais à la seconde objection, qu’il n’est pas vrai que la richesse mette une Nation hors de mesure, quant au commerce réciproque avec ses voisins moins opulents. La preuve en est que ce sont les Nations les plus riches qui sont les plus commerçantes. On me dira, peut-être, que je transporte l’effet et la cause, et que c’est parce qu’elles sont commerçantes qu’elles sont riches. Je pourrais démontrer, qu’en fait de distinction entre les racines et les branches, je ne suis pas plus apprentif qu’un autre. Mais ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans cette discussion. En accordant cet article, cela revient toujours au même quant au point actuel, puisqu’elles sont riches et commerçantes en même temps, quand elles vendent leurs productions à haut prix. D’ailleurs, dans mon plan de prospérité constante et réelle, que je fais porter sur la balance loyale et réciproque entre les Nations, l’argent est compris dans cette balance ; il suit même les richesses, et il deviendra commun par le commerce réciproque. Dès lors il n’y aura plus de disparité qu’en dénominations. Or qu’une livre signifie un louis en Angleterre et vingt sols en France, peu importe puisque l’on s’entend.

La troisième objection se jette dans les infiniment petits, caractères favoris des paralogismes de la fausse science. L’envie d’avoir les Étrangers, selon l’idiome de cette finesse, était celle de fouiller dans leur poche pour en tirer la rognure des ongles du Dieu Molok. Oh j’avoue que l’argent d’autrui ne m’a jamais fait envie, et que je ne suis pas homme d’État par ce bout-là ; que n’étant pas Antropophage non plus, la distinction physique des Nations m’échappe, et que je ne me suis jamais senti moins parent d’un Allemand et d’un Anglais, que d’un Français à moi inconnu. Mais raisonnons sur le désavantage ci-dessus : il est pareillement de Régnicole à Régnicole. Quelque liberté qu’on donne au commerce, quelque facilité qu’on procure aux débouchés, la nature a déterminé à cet égard des disparités, et jamais les montagnes ne seront des plaines et des ports de mer. En conséquence, le propriétaire d’un Pays reculé vendra toujours moins cher ses denrées que celui qui est à la porte ; et si je veux les aller consommer sur les lieux, je profiterai de tout ce qu’auraient emporté les frais de commerce. Au lieu de cela je vis à Paris où tout est cher, et tous y concourent comme moi. Mais, dira-t-on, ce sont les affaires, la société, les plaisirs, etc. Eh bien, il y aura plus d’affaires, de société, de plaisirs dans les Pays riches, et par conséquent plus de concours.

La quatrième objection serait très importante si elle était réelle, mais elle est de toute fausseté. Le proverbe qui dit, quand la pauvreté frappe à la porte d’une maison, vertu s’en va par la fenêtre, n’est que trop juste, n’est que trop vrai. Qu’on ne m’oppose pas le retranchement des secours dus à la pauvreté réelle, et à la charité vigilante en même temps. La pauvreté volontaire n’est point pauvreté ; elle est richesse au contraire, puisqu’elle ne saurait être renoncement au nécessaire, mais seulement à une dépense frivole, à un superflu d’opinion en échange d’une plus grande richesse d’opinion et de désirs suscités et dominants. L’homme n’est point une engeance perverse. Nous sommes une race d’honneur et de sentiment. La loi intérieure nous pousse au bien même sans le secours de la réflexion. Nous nous intéressons au fort des autres sitôt que nous sommes tranquilles sur notre propre fort. La charité et l’hospitalité, je dis plus, la noblesse et la générosité n’ont d’asile que chez les Nations opulentes ; car les asiles des fortunes des gagne-petits, quelque riches qu’ils puissent paraître, dans un pays dont les habitants ne sont plus que des squelettes décharnés, peuvent bien ne nous montrer que les temples du gain sordide ou de l’idole de l’avarice suggérée par la prévoyance et l’inquiétude ; mais si cela est, considérez le fond, et vous verrez que ce ne sont que des monuments de la sollicitude et de la pénurie. On pourra nous opposer encore les mœurs généreuses des anciens Germains et celles de nos pères, comme aussi la dureté de nos riches actuels. La réponse à cela est aisée. Les anciens Germains ne connaissaient d’autres richesses que leurs tentes, leurs armes et leurs troupeaux. Ils avaient abondamment de tout cela ; et ils étaient hospitaliers, parce qu’ils étaient solidement riches. Nos pères participaient de ces avantages d’une part, et de l’autre aussi de ceux de la valeur vénale. Ce n’est point ici le lieu de démontrer que ce n’est que depuis deux siècles que les valeurs des denrées, et avec elles celles de toutes les rétributions, soldes, appointements, gages, etc. sont tombés ; mais c’est une chose prouvée par les anciens tarifs rapportés au taux des monnaies d’aujourd’hui ; il faut seulement faire une remarque essentielle relativement aux richesses, c’est qu’il n’y en a point d’assurées chez les nations agricoles, où la valeur vénale des productions est en désordre. Nous avons, nous dira-t-on, enflé les dénominations, et diminué d’autant l’essence des choses. Hélas ! de nos jours mêmes, M. de Vauban écrit que, pour que le Laboureur se sauve dans nos Provinces méridionales, et que pour que tout le monde soit bien, il faut que le blé vaille 20 livres la charge ; on le dit encore. Le marc d’argent était cependant de son temps à 37 livres. Il est aujourd’hui à 54 livres ; mais, en reprenant cette mesure, pour vérifier ce qu’était la paye de l’homme d’armes du temps de Saint Louis, celle du Fantassin du temps de François Premier, on serait effrayé de notre misère. À l’égard de la dureté de nos Riches, qu’on prennegar de que c’est de l’inconstance dans leur revenu, de leurs Principes, et des moyens de leur fortune, qu’on leur rapporte ce que je viens de dire des asiles des gagne-petits ; rien de solide dans le fond, rien d’honnête dans la forme ; inquiétude partout dans l’incertitude des redevances et des émoluments. Que peut-on tirer de-là ? Et puis encore, s’il paraît quelque phénomène : générosité, le verrez-vous sortir de-là ? En un mot, qu’on nous laisse devenir riches, mais riches de vraies richesses, de richesses permanentes, ainsi que nous le dirons ci-dessous, et les vertus naîtront parmi nous ; car partout où l’ordre manque, les hommes sont réduits aux expédients irréguliers. La morale pure est l’ordre, et ne peut subsister que dans l’ordre.

La cinquième objection n’est qu’un prestige et un faux raisonnement, qui revient à la barbare politique de ceux qui veulent que le Peuple soit abruti pour qu’il ne plaide pas, qu’il soit surchargé pour qu’il travaille, qu’il soit assujetti à la corvée pour le rendre obéissant, et autres principes décidés, qui seraient punis de la foudre, si Dieu ne différait sa vengeance. Ce n’est point par la misère qu’il faut retenir les hommes sur leur fond, à leur tâche, à leur emploi. C’est par le bien être actuel, par la sûreté de leur propriété et du fruit de leur travail, par l’espérance d’un accroissement de profit et de bien être. C’est alors que les hommes trouveront dans leur devoir, leurs affaires ; dans l’avantage de bien faire leurs affaires, leurs plaisirs ; et dans la réunion avec les coopérants à leur tâche, leur société. C’est ainsi que tout rentre dans l’ordre naturel, dont la recherche et les fausses notions avaient tout écarté. C’est ainsi que chacun travaille et vit pour le public, en croyant vivre et travailler pour soi ; ce qui est le vrai point de la prospérité : et tout cela se rencontre dans le haut et constant prix des productions, qui forme les gros et assurés revenus, les fortes et assurées rétributions, la forte et exacte solde, etc. toutes les autres conditions de la distribution des revenus par les dépenses étant d’ailleurs observées selon les règles du Tableau.

Cinquième Principe. Le revenu fait subsister diverses classes d’hommes, et particulièrement les hommes disponibles d’une Nation, et fournit les richesses nécessaires pour les dépenses de l’État. Quand le Gouvernement s’avise de penser aux productions, quand les Magistrats s’en occupent, quand les Municipaux s’en inquiètent, ils feignent de ne penser qu’au blé, à la Boulangerie, à la crainte de manquer de pain. Ils semblent ignorer que ce froment, semé dans mon champ, doit germer en munitions de guerre, en artillerie, en vaisseaux, etc. Que sera l’État, sans toutes ces choses, et d’où sortiront-elles si mon champ ne les produit ? Au lieu de cela l’on ne s’occupe que du blé nommément, et qu’à en diriger le prix selon leurs vues particulières ; ce qui est précisément la voie de n’en avoir bientôt plus, pas même pour la subsistance. Je leur demanderais volontiers, Messieurs, pourquoi voulez-vous tenir irrégulièrement le blé en non-valeur dans la plupart des Provinces, et à un prix excessif dans d’autres ? Ils me répondraient : c’est pour que le Peuple vive. Dem. Voulez-vous donc en différents lieux le nourrir dans l’oisiveté ? Rép. Non, mais ce qu’il gagne ne suffirait pas pour le nourrir si le pain était plus cher. D. Et d’où vient l’argent qu’il gagne ? R. De ceux qui le font travailler. D. Et d’où vient l’argent à ceux qui le font travailler ? R. De leur revenu, sans doute. D. Et d’où viennent les revenus ? R. Du prix des denrées. Eh bien donc, laissez hausser le prix des denrées pour qu’ils accroissent les revenus ; ceux-ci, les rétributions qui mettent le Peuple en état d’acheter le pain le prix nécessaire pour faire renaître annuellement les revenus par leur retour dans les mains du Laboureur. Ne craignez pas que ce dernier fasse l’usure sur sa marchandise. L’usure ne vient, ne peut venir que de la rareté de la chose demandée, en proportion de l’abondance : la demande. Cette rareté ne saurait exister avec le bon prix, parce que toutes les terres cultivables sont propres à porter du blé, que tous les blés du monde sont propres au transport et à faire du pain, et que le concours universel des Laboureurs garantit du monopole les consommateurs. Au contraire, vous l’établissez, ce monopole, par vos aveugles et criantes mesures, en procurant la rareté ; car vous appréciez le pain au taux de votre police insidieuse, en arrêtant le transport du blé, de crainte qu’il n’aille chercher ailleurs, où le peuple est dans la disette, son prix naturel. Je vous observe ici ; or me soutiendrez-vous encore, que vos menées ont pour objet d’assurer au peuple sa subsistance à bas prix ? Si on faisait baisser le prix du blé dans les Provinces qui avoisinent une grande Ville, qui consommerait près de cent mille muids de blé, qui serait acheté dans ces Provinces si bien policées 12 liv. ou 13 liv. le septier pour l’approvisionnement de cette Ville ; et qu’on trouvât, par comparaison du prix du blé, et du prix du pain dans cette même Ville, une erreur de 6 ou 7 millions : le zèle de cette régie si occupée du bien public, paraîtrait-il bien édifiant ? Voilà un des Contes des mille et une nuits qui pourrait avoir son application à la police des vivres. Ainsi, en ne paraissant envisager que le pain et le bas prix du blé, on n’ignore pas que le blé n’est pas simplement du pain, mais une marchandise dont on peut apercevoir qu’il y en a qui connaissent très bien le commerce. D’ailleurs, peut-on supposer que la police se borne à faire baisser dans la plupart des Provinces, au préjudice des autres, le prix du blé, afin de faire baisser le salaire que l’on paye au manouvrier ? Mais elle anéantirait les revenus de la Nation et ceux de l’État, et les besoins indispensables de l’État achèvent de dépouiller la Nation. Personne ne peut travailler à perte ; chacun cesse de cultiver, par impuissance, par mécontentement, et par prudence. Les grains deviennent donc rares, la demande est toujours la même ; car les grains sont de premier besoin. De-là s’ensuivrait le monopole et l’usure, par les singulières précautions de la police, si la population ne diminuait pas avec les moissons et avec les revenus ; car non seulement les bonnes choses, mais encore les plus funestes, les bourreaux, les faux témoins, les usuriers, se font payer cher en raison de leur rareté. Mais ici ce n’est pas même la cherté que nous avons à craindre ; car la cherté ranimerait la culture : c’est le dépérissement total des biens et des hommes ; c’est cette maladie langoureuse de l’État qui le fait passer par tous les degrés de marasme et d’extinction.

Livrons-nous volontiers à votre faux coloris, et supposons donc que vous parveniez à tenir les denrées à bas prix, et cependant à en avoir. Mais alors les revenus, je le répète encore, déchoiront en proportion du baissement des prix des denrées, les rétributions suivront cette dégradation, et vous serez obligé de faire baisser encore le prix du pain. De déchéance en déchéance, les revenus enfin deviendront à rien. Alors la population se ra nécessairement bornée aux hommes occupés à la reproduction et aux artisans employés à la fabrication des ouvrages, dont les Cultivateurs ont besoin. Tout manquera d’ailleurs pour le service de la Nation et de l’État, ou pour mieux dire, il n’y aura, plus ni Nation ni État. Adieu les Villes, la Magistrature, les armées de terre et de mer, les Cultivateurs eux-mêmes et leurs Agents, et enfin le gouvernement et les Rois. Tout cela ne subsiste que sur les revenus. Tendez donc uniquement au plus grand revenu, qui ne peut provenir que du plus haut prix constant des denrées, ou avouez que vous vouliez démolir l’État, sous prétexte de le policer ; comme vous avez été forcé de convenir tout à l’heure que vous affamiez le Peuple et lui liiez les mains, sous prétexte de le nourrir du fruit de son travail.

Sixième Principe, qui résulte de ceci, c’est que le principal objet de la reproduction dans une Nation agricole, est le revenu. Le gouvernement économique ne doit donc pas tendre simplement à la plus grande reproduction, mais au plus grand revenu possible. Quoique ce soit nous remettre à l’alphabet que de discuter la nature des revenus, les fausses idées à cet égard sont tellement établies de fait et d’habitude, qu’un ouvrage rigoureux en ce genre, tel que l’est celui-ci, ne doit point supposer que tout soit su sur cet article, quoique tout soit dit, que tout soit démontré. Au reste, qui peut douter qu’il est de la plus simple vérité que le revenu n’a d’autre source que les terres, puisqu’elles seules ont un produit, dont la valeur vénale forme le revenu.

On oppose à cette vérité, en confondant des comptoirs avec des Empires, les exemples des Pays qui, n’ayant qu’un très petit territoire, ont néanmoins des revenus publics et annuels plus forts que ne le se rait la valeur foncière des terres, en les estimant au plus haut prix. Ces revenus publics se lèvent sur les consommations ; et comme les affaires du commerce et d’autres avantages de refuge et de liberté attirent un très grand concours d’hommes dans ces étapes, leur consommation soutient, avec règle, ces revenus publics. Si dans un ouvrage sérieux il était permis de jouer sur le mot, on pourrait appeler cela des surcharges et non pas des revenus ; car ce ne sont que des revenus précaires, des revenus postiches, qui ne sont appuyés que sur une base fautive et passagère, qui peut à chaque instant être ébranlée par l’activité et la vigilance des autres Nations négociantes ; car le siège de ce commerce est ambulatoire, et fugitif. La nature même de son revenu est telle, que son accroissement dessèche le fond qui la produit. L’impôt sur les consommations est autant de pris sur le commerce, en diminuant le profit ; et cet impôt ou revenu si prodigieux dans un comptoir, ou petit État maritime de Commerçants, serait imperceptible dans un grand Royaume, où il faut à l’État des revenus bien plus considérables, bien moins préjudiciables, et bien plus assurés que ces revenus bornés, qui rongent le fond, et qui se détruisent eux-mêmes à proportion qu’on voudrait les accroître : au contraire, l’accroissement des revenus publics des Empires, provenant de la production des terres, est, ainsi que celui des revenus particuliers, une suite de l’accroissement des productions, et par conséquent en profit constant et assuré pour tout le monde. En un mot, il n’est de vrai revenu que des terres, et il n’y a que ceux-là qui aient une base fixe, et qui soient visibles et assurés à l’État. En rejoignant la Hollande au restant de la famille entière de l’Europe, on verra que les impôts de ce Pays-là sont pris sur le produit des terres, comme les entrées de Paris, et que nous avons le plus réel intérêt à ne pas forcer ces Commerçants à grossir leurs revenus publics, et à se ruiner, en accablant leur commerce qui nous est avantageux, comme ils en ont eux-mêmes un autre pressant à ménager cette ressource forcée, qui engloutit les profits de leur industrie, et qui surcharge d’autant, vis-à-vis les concurrents avec lesquels ils doivent disputer le prix de la course, au profit des Nations dont ils commercent les productions. Le commerce précaire est, par sa nature, un État républicain, qui a ses richesses dispersées chez les Nations étrangères, où elles sont indépendantes de l’autorité qui le gouverne. L’impôt régulier ne peut y être qu’une espèce de don gratuit accordé par les contribuables, qui seuls connaissent leurs facultés et l’état de leur commerce. Ainsi plus une Monarchie néglige l’exploitation de ses terres, et plus elle se livre au commerce précaire, plus elle corrompt sa constitution, plus elle s’affaiblit à mesure que ce genre de commerce s’étend au préjudice de l’Agriculture, et que l’impôt dégénère et se perd en impositions confuses.  

L’existence précaire et destructive des revenus fictifs a tout dénaturé dans l’ordre économique. L’oubli et le renversement des principes ont forcé les dépenses des États et des particuliers. De-là sont venus les emprunts, et cet abus contre nature (puisqu’emprunter n’est autre chose que répondre du futur si incertain pour nous) a engendré l’ordre rongeur des rentiers. Cet ordre, fondé sur l’argent devenu cause, d’effet qu’il était de sa nature, devenu principal, d’accessoire qu’il était ; cet ordre, dis-je, a établi le règne de l’argent, et jeté toutes les vues troubles du côté de l’argent. On entend traiter, sans hausser les épaules, des moyens d’empêcher l’argent de sortir des Royaumes, des moyens d’attirer l’argent et autres pusillanimités qu’on dit et répète sans savoir que c’est un vain son, qu’on étudie et qu’on pratique sans se douter que chaque pas qu’on fait en faveur de ce système de délire, va précisément contre son objet. On a été, à cet égard, jusqu’à voir des pays où tout manquait, et production et main-d’œuvre, et qui avaient des mines en leur possession, établir les Lois les plus sévères pour empêcher la sortie de l’or de chez eux, enceindre à cet effet leurs ports de gardes, etc. Qu’on juge quelle pouvait être l’obéissance à telles Loix. L’avidité du fisc convoitant toujours l’argent de la Nation, n’a pas même fait attention, dans l’établissement de ces Lois ridicules, que l’argent est une richesse facile à cacher, par conséquent immune ou exempte d’impôt en elle-même, qu’elle ne se donne pas à l’Étranger pour rien, qu’on l’échange pour d’autres richesses plus usuelles et plus visibles, et par-là plus exposées à la visite et à la rançon des douanes, et à la saisie dans la perception de l’impôt qui ne serait pas payé ponctuellement.

Le culte de l’argent une fois reçu, la police d’état a fait sur cela les mêmes bévues que nous avons démontrées ci-dessus, pratiquées par la police civile sur les blés. On établit le monopole sur les blés, en les emprisonnant sous le prétexte de les garder pour soi. Il en est de même de l’argent. En arrêtant l’argent, vous arrêtez les dépenses qu’il représente, le commerce qu’il facilite, et par conséquent les seuls vrais moyens d’attirer l’argent, par les retours de circulation et de permutation réciproques dans le commerce extérieur. L’attachement que la détention forcée inspire pour ce métal dans les Nations, le fait paraître plus précieux que sa valeur de compensation avec les autres richesses, et provoque le goût de l’avarice, l’ennemie secrète du fisc. Il devient rare en conséquence, et dès lors, au lieu de l’avoir en échange, pour le donner de même, ce qui est sa vraie fonction, il faut l’acheter pour s’en procurer l’usage. Cet achat ne peut être qu’onéreux, puisqu’il apprécie et paye dans cette marchandise une qualité qu’elle n’a pas, et qu’elle a seulement droit de représenter par convention : dès lors il s’établit un genre de commerce et de marché, où le profit d’une des parties contractantes est fondé sur le détriment de l’autre, monstruosité contre la nature du commerce et de l’échange, dont la base est le profit respectif, réciproque ou mutuel. Dès lors fondation et établissement, dans la Société, de l’avarice sordide, dont nous avons dit que l’objet était d’intercepter la circulation pour en accroître la thésaurisation, et les prêts à intérêt.

Voilà donc toute la partie riche de la Société, ou qui veut le devenir, tendant à la thésaurisation et à l’épargne. L’autre, il est vrai, tend à la dépense et à remettre en circulation. En conséquence l’intérêt de la Société déformais divisée et mi-partie, serait que le second de ces deux partis, c’est-à-dire, celui qui tend à remettre en circulation, l’emportât sur l’autre. Voyons maintenant si la chose est possible.

L’on n’emprunte l’argent que pour l’employer. Pour que l’emprunt ne fut favorable à celui qui veut l’employer, il faudrait qu’il y eût plus d’argent que d’emploi à lui donner, auquel cas l’argent se présenterait de lui-même à l’emploi, loin de se faire acheter. En supposant que la masse du numéraire, existant dans l’État, fût telle que cette condition pût être remplie, les avares mettraient bon ordre à l’empêcher ; car sitôt que l’argent est devenu non seulement marchandise de prédilection, mais encore principe de revenu, ceux qui ont occasion et moyen de l’intercepter dans sa source, assurés de s’établir des revenus sans autres frais, sans autre soin, sans autre travail que celui de vendre l’argent, et de charger la Société de dettes tributaires, qui mettent tous les travaux d’autrui à contribution, n’ont désormais plus d’autre objet que ce perfide commerce ; cette contribution pèse sur le prix des marchandises, retombe sur toute la Nation, et cet abus devient une gangrène active et rapide, dont rien ne peut désormais empêcher les progrès.

La fausse spéculation du juste équilibre entre l’ordre rentier et les autres classes d’hommes dans un État, égara jadis un grand et éclairé Ministre du siècle passé. Il croyait l’ordre rentier nécessaire, jusqu’à un certain point, pour le maintien et le lustre de la Capitale, qu’il regardait comme l’aliment de ses chères quincailleries. Il appelait les rentes sur l’Hôtel de Ville, le pot au feu de Paris. Il n’ignorait pas le ravage que l’accroissement de cet ordre devait faire dans l’État. Il ne pouvait pas ignorer non plus que le paiement de ces rentes se lève sur les revenus des biens fonds et sur l’exploitation de ces biens qui payent tout ; que l’attrait de ces mêmes rentes devait prévaloir sur la propriété même des biens et sur la culture chargées de les payer, et exposées à des pertes, et que par conséquent il bouleversait l’ordre économique ; mais il croyait ce désordre utile, en le contenant, selon son hypothèse chimérique, dans de justes bornes, et il imaginait l’assujettir à une balance possible à maintenir. La suite a fait voir le péril de sa spéculation. Nous en allons démontrer la fausseté et les désordres, en montrant que cet équilibre est impossible, et absurde.

Pour établir un juste équilibre entre l’achat de l’argent, appelé emprunt à intérêt, et son emploi, il faudrait partir d’après une juste mesure du profit que peut procurer cet emploi. Tout emploi d’argent doit porter sur quelqu’objet d’industrie, de commerce ou de cultivation. En ramenant chacune de ces choses à son principe, selon les règles incontestables que nous avons mises sous les yeux de nos lecteurs, il se trouve que c’est sur la production que tout profit doit être prélevé. Quand je dis sur le produit, ce n’est point sur le produit total, mais sur le produit net, non celui que nous avons considéré comme faisant le revenu simple, mais le produit net commun à tout genre de rétribution, la consommation première du Cultivateur prélevée. Pour établir donc le juste équilibre que nous cherchons, il faudrait non seulement savoir quels sont les frais de la cultivation, quel est son Produit, quels sont les arrangements du gouvernement en faveur de la liberté du commerce, de la sûreté de l’emploi, de l’immunité des avances ; quelle est la tournure des mœurs, la célérité des dépenses plus ou moins astreintes aux règles du tableau. Il faudrait, dis-je, non seulement connaître parfaitement tout cela au présent, mais le deviner, le calculer, le prédıre au futur, avoir le secret de la guerre et de la paix, le cœur des favoris, des Ministres et des Princes dans sa main, avoir en un mot le don de Prophétie, ou, pour mieux dire, la prescience de Dieu. À moins de cela, la balance d’aujourd’hui ne pouvant être celle de demain, une pluie, un orage, une grêle, une mortalité changeant le tableau des calculs par hypothèse, la balance incline de nécessité du côté de celui qui est à l’abri des cas fortuits, et tout le détriment demeure à l’autre. Vainement alléguerait-on que le futur peut amener des avantages ainsi que des désavantages. Cette supposition est contraire à la nature des cas fortuits. Qu’on demande au plus borné des contractants, si jamais on a entendu, par ce mot, les profits, au lieu des pertes. Il n’en est point, de profits fortuits, si ce n’est à la loterie ; tout profit possible dans l’agriculture est à peu près tout prévu et entre en prix commun dans le bail convenu entre le propriétaire et le fermier. Or tout vient ici bas de la cultivation dont les profits sont amenés par des causes préparatoires, laborieuses, dispendieuses et calculées. Mais les dérangements ou les pertes inopinées dépendent d’une infinité de causes qui surpassent la prévoyance humaine. Il est donc impossible de trouver l’équilibre ci-dessus ; il est impossible d’en faire la base du marché d’argent à intérêt, qui est entièrement étranger à celui du propriétaire et du fermier, et qui dévore le revenu du propriétaire ; ainsi toute l’incertitude qui demeure dans ce marché, ne peut être qu’au détriment de l’acheteur d’argent. En un mot, il est impossible qu’il y ait équilibre entre les choses qui n’admettent point de contrepoids, tels sont le revenu et la soustraction du revenu.

Si l’on veut maintenant réunir toutes les causes et toutes les inductions que nous venons de présenter, on verra que sitôt que le marché ci-dessus est en pleine liberté dans une nation, il est impossible d’empêcher que la partie avare et oisive n’empiète à chaque instant sur la partie laborieuse, et que toute l’activité d’une Nation, tous les arrangements et les soins du gouvernement, pour exciter son industrie, ne tournent au profit du rentier stérile. On m’opposera l’exemple de Nations, où l’abondance du travail et des profits opère le bas prix de l’intérêt de l’argent, et d’autres où le baissement de cet intérêt a été ordonné par les rentiers eux-mêmes, comme loi économique. Je répondrai à cela, que le premier de ces exemples ne signifie pas que le bas prix de l’intérêt soit le fruit de l’abondance, mais seulement qu’un petit intérêt de l’argent prêté est moins nuisible à l’abondance qu’un gros intérêt, et que ce pays qu’on veut appeler Nation, est un comptoir libre, où les engagements de l’argent ne font que momentanés et pour un emploi passager, dont la marche est connue, où tous les habitants sont voués au travail et éloignés par goût et par habitude, des revenus oisifs. Nulle part les marchands ne sont grands faiseurs de contrats ; ils sont tous occupés de leur commerce et de son extension, l’argent qui entre par emprunt dans leur commerce, n’est qu’un trafic rapide et commun avec celui des marchandises : trafic facile à évaluer par les gens du métier. Ces commerçants continuellement vendeurs et acheteurs, il leur arrive souvent que leurs achats précèdent leurs ventes, c’est-à-dire, la rentrée de l’argent pour les achats, et qu’ils ont besoin de suppléer, par des emprunts momentanés, à cet ordre renversé, et qui n’est pas moins un ordre d’arrangement dans leur commerce ; ces mêmes circonstances se trouvent souvent, encore, par rapport aux termes de l’échéance des paiements des lettres de change et autres engagements qu’il faut remplir exactement. Ce trafic de l’argent est donc inévitable dans ces comptoirs de commerce, où il se fait en lieu public, comme celui des marchandises dans une foire, et la concurrence des acheteurs et des vendeurs y décide du prix : mais cela ne conclut rien pour les Nations agricoles. Les commerçants empruntent, pour leurs achats, de l’argent qui leur revient peu de temps après par leurs ventes, et qu’ils peuvent rendre. Il n’en est pas de même des emprunts à intérêt perpétuel, pour des emplois où le capital est absorbé. Un Laboureur qui emprunterait de l’argent à intérêt pour former son établissement, ne retirerait de cet argent que le profit annuel de sa culture qui lui serait enlevé par le rentier. Il ne peut gagner pour acquitter le capital, l’intérêt le privant du fruit de son travail : ainsi il resterait chargé d’une redevance perpétuelle. Il n’y a donc pas de comparaison à faire entre les emprunts à intérêt des Nations agricoles, et ceux des comptoirs marchands. Cependant l’intérêt, dit-on, est établi dans ces pays commerçants et à un taux qui ne paraît bas qu’en raison de celui qu’on offre chez leurs voisins ruinés. Les riches placent leur argent chez ces voisins, et le canton où ces riches établissent le luxe, voit déchoir ses mœurs et son commerce. Je réponds encore, que le second de ces exemples, où l’intérêt diminue, est le fruit de la réflexion des rentiers dans un pays où souvent la masse d’argent excède l’emploi profitable de l’argent, dans un pays où tout le monde réfléchit, qui se voyant exposé au remboursement du capital, a consenti à diminuer l’intérêt pour le conserver ; que cette opération est celle de se couper un bras pour sauver le corps ; elle est une suite de l’irrégularité naturelle de la marche du commerce de revendeur, où l’accumulation de l’argent est embarrassante pour les possesseurs de l’argent oisif.

S’il est un pays encore, mais qui n’est pas simplement marchand, où l’agriculture fleurit, quoique l’ordre rentier y fait aussi riche et abondant au moins que partout ailleurs, il faut considérer ce pays comme un commerçant qui soutient son état sur son crédit par les revenus réels de son territoire. Sa table est universellement bien servie, ses maisons de ville et de campagne sont bien tenues, tout roule dans l’abondance, tant que les revenus réels ne déchoiront pas et pourront soutenir la dette nationale. Ainsi ce pays renommé qui remue et engraisse si bien ses terres, les vivifie par son commerce de débouché, n’en impose donc aux autres Nations qu’en empruntant sur lui-même à toutes mains pour exercer sa puissance. Mais si la dette publique était portée à un excès, où l’état de rentier fut l’état de choix et de préférence, adieu la dépense, les rentiers, le commerce, les terres, tout se ra aliéné, tout sera dérouté, tout tombera en ruine.

Quelle est l’honnête maison, où l’on ne regarde comme le premier objet, en fait d’affaires, celui de rembourser les contrats dont la maison est chargée. Quel est le père de famille, désireux d’une fortune indépendante quant à la dépense, et d’une vie oisive quant au séjour, à qui l’on n’ait oui dire, depuis l’extension de ce malheureux usage, que pour être à son aise, il faut avoir au moins le tiers de son bien en contrats. Preuve donc que chacun voudrait avoir des rentes, et que personne n’en voudrait payer, preuve que les rentes sont au profit de qui les reçoit et au détriment de qui les paye ; preuve donc que l’argent prêté à intérêt est désavantageux à ceux qui l’empruntent. Ce qui choque l’intérêt d’une famille, choque l’intérêt de toutes les familles. Un état n’est autre chose qu’une grande famille, composée de plusieurs familles ruinées. Ce qui ruine les familles, ruine l’État et la Nation. L’Univers n’est qu’un État composé de plusieurs de ces grandes familles qu’on appelle Nations. Ce qui ruine une Nation, ruine l’Univers et l’humanité entière.

C’est d’après ce principe simple que le père universel des humains proscrit comme usure, dans sa loi révélée, tout intérêt du prêt d’argent. Nous sommes tous liés les uns aux autres par le devoir de la charité, c’est-à-dire, du se cours gratuit. Il ne le peut être longtemps. Dieu seul, l’essence et la source de tous biens, peut donner gratuitement. Quant à nous, faibles mortels, et placés de niveau des mains de la nature, nous avons tous besoin de secours, et la charité qui peut être épurée par une volonté désintéressée, n’est autre chose, quant au fait, entre nous, le ce secours mutuel. Toute communication entre nous se fait à titre d’échange, ou à titre de restitution. Ce qui est à titre d’échange, est censé soldé du moment de la conclusion du marché, et ne laisse point de queue après soi. Ce qui se prête à titre de restitution, suppose n’être prêté que jusqu’au temps où nous pourrons nous en passer ; et ce n’est plus prêter, c’est louer, que de tirer, par le reflet de l’utilité générale du prêt, qui devrait être gratuit, un produit de ce qu’on prête.

Voyons donc maintenant quels sont les titres légitimes qui autorisent la location, pour juger s’ils sont applicables au prêt de l’argent. Les titres de la location sont, je crois, 1°. Que ce que l’on prête ait un usage de jouissance réelle ou de produit ; 2°. La nécessité de vivre du produit de la chose que l’on prête ; 3°. la nécessité de l’entretien de cette propriété qui s’use par le temps et par l’usage. Examinons si ces conditions sont applicables à l’argent.

L’argent peut-il être une propriété ? Il faut ici s’attacher à la nature des choses. La propriété ne peut s’asseoir au physique que sur ce qui est bien usuel, c’est-à-dire, propre à fournir aux besoins naturels de la vie. Quand les Souverains, les Communes, les Seigneurs, etc. prétendent la propriété d’une rivière, c’est, ou la navigation, ou la pêche, ou l’eau pour la dériver, ou le lit pour le dessécher, qu’ils entendent par là. Personne n’en prétend les brouillards, l’écume, l’humidité et la perspective. Quand je possède une maison, elle couvre des injures de l’air ; un cheval, il tire ou porte ; un châlit, il sert de meuble ; une montre, elle règle mon temps. Mais l’argent monnayé n’a aucunes propriétés. Il les a toutes par représentation ; mais la propriété est fondée sur la nature et non sur une condition putative : n’a été adoptée que pour l’usage public, comme celui des poteaux placés pour marquer les routes ; chaque passant a droit à l’usage, et personne n’en a la propriété absolue et exclusive. Par leur nature, l’or et l’argent sont des métaux comme les autres. Si vous les réduisez en meubles et outils, ils sont à vous, et vous les pouvez prêter comme tous autres. Nous traiterons tout à l’heure de la rétribution permise à ces sortes de prêts. Mais tirer rétribution de leur essence de représentation, c’est chercher dans un miroir la figure qu’il représente. Ce n’est point ainsi que se fonde la propriété. Vous avez emprisonné un certain nombre de ces pièces qui ont toutes leur valeur dans la circulation, qui n’en ont aucune dans votre cassette. Portez cette cassette chez des peuples où la convention sur la représentation de la monnaie n’ait point passé, et vous verrez si vous êtes vraiment propriétaire. Portez-y quelqu’autre chose usuelle que ce puisse être, elle aura son prix sitôt que l’usage sera reconnu ; et la nature indique cet usage : au lieu qu’elle ne dit rien sur l’usage de l’or. On n’est donc point un propriétaire qui puisse jouir réellement de l’or considéré comme monnaie, on n’en saurait donc être vraiment possesseur à ce titre : première condition refusée.

La seconde condition, qui est la nécessité de vivre, paraîtra d’abord plus rapprochée de la prétention des prêteurs ; elle ne l’est cependant pas davantage. Je reçois, me direz-vous, une somme d’argent de mes parents, c’est tout mon bien : je n’ai ni talents, ni industrie, ni santé, il faut bien que je vive, et je vis de la rente que me fait de mon argent, celui qui a de toutes ces choses, qu’il fera profiter par le moyen de mes fonds. À l’égard des deux premières privations dont vous vous douez ici, cette étrange prétention est une suite de l’introduction du désordre que je combats dans la Société. Je n’ai, quant à cet article, qu’à vous demander ce que vous auriez fait dans le monde avant que cet abus fût introduit. Comme vous n’êtes pas seul né de votre espèce, il doit y avoir bien plus de malheureux dans les pays où l’intérêt est bas, que dans ceux où il est haut, car leur unique ressource y est des deux cinquièmes moins forte. L’expérience démontre néanmoins le contraire, et les misérables n’y sont point semés sous les pas pour effrayer les yeux et endurcir les cœurs comme dans les pays emprunteurs, ce qui répond à l’article de votre santé. Mais tandis que vous vous aheurtez ici à me démontrer que vous n’avez d’autre ressource que celle de nuire à vos frères, en nourrissant votre oisiveté du fruit de leur travail, il me semble que je vous en trouve une toute simple, votre argent devenu monnaie, représente tous les biens usuels. La location de ces biens entraîne une rétribution permise. Réalisez, devenez propriétaire, et vous vivrez du produit de vos locations.

La troisième condition qui est celle de l’entretien des choses propres qui s’usent par le temps et l’usage, est celle qui va fixer le vrai point de l’usure, et se trouve tout aussi contraire à ce malheureux commerce que les deux autres. Le droit naturel parle à cet égard dans nos cœurs, si la corruption des mœurs et de l’usage ne le fait taire. Le mot usage semble déterminer sa signification. Mon cheval s’use par le temps et le travail ; ma maison par le temps et les services. Je tire une rétribution par ce prêt, correspondante au prix foncier des avances primitives d’achat ou de construction, et aux avances annuelles de dépérissement ou d’entretien ; mon droit est évident. Mais ma tasse que je prête après avoir bu, passe dans dix mains où elle rend son utile service sans s’user ni décroître. Je lui suppose néanmoins un déchet si j’en tire rétribution, je crée l’usure, je suis usurier.

Qu’on ramène à ce peu de principes toutes les questions et les subterfuges sans nombre dont je suppose que l’esprit d’intérêt a embrouillé cette matière. Je n’ai jamais étudié sur les bans de l’école, ni nulle autre part, et peut-être n’en suis-je que plus sensible aux lumières de la droite raison qui eût été offusquée de subtilités dès mon enfance. Mais j’ose dire que les Théologiens eussent rendu un grand service à l’humanité en tenant ferme au sens précis des paroles de leur divin maître. On eût également emprunté ? Aussi va-t-on chez les filles de joie ; mais on s’en cache si l’on n’est absolument effronté, et l’on ne s’en cacherait pas si le concubinage était toléré par la loi du Prince, et avait ses effets civils. Les Théologiens ont cru devoir obtempérer aux emprunts à titre d’engagement absolu de l’argent, sans terme pour le remboursement de cet argent qu’à la volonté du débiteur, et tolérer à ce prix les intérêts au taux marqué par la loi du Prince. Il est certain qu’un titre connu, avoué et consigné dans les registres publics, perd au moins le caractère de fraude faite à la Société ; que quoique les mariages d’intérêt soient un désordre qui prive la Société des fruits réels de la plus fructueuse des unions, quand elle est formée selon les lois de la nature, néanmoins ces mariages en détériorant l’espèce humaine, fournissent pourtant une sorte de contingent à la Société : au lieu que les liaisons clandestines lui nuisent sans rien produire. Mais il n’en est pas moins vrai qu’il est indispensable de s’en tenir au principe des choses quand il est aussi clairement dicté. Les Théologiens ont cru leur accession nécessaire à la loi du Prince, tandis que la loi du Prince n’eût jamais existé sans leur accession. Tant et tant d’exemples de révolutions arrivées dans tous les temps et chez toutes les Nations, par la nécessité sourde ou manifeste de secouer l’insupportable fardeau des dettes, ou pour mieux dire, le dérangement des débiteurs, aisé à démontrer comme le principe le plus réel de toutes les révolutions : cet objet, présenté à l’appui des principes, et du texte précis de la loi de l’Évangile, eût sauvé les Nations qui ont eu le bonheur de le recevoir. De cette première condescendance il a fallu passer à un autre relâchement bien plus voisin de l’usure sordide et prescrite par le droit naturel. C’est de se prêter à la sûreté des dettes à jour d’échéance, qu’on a regardé comme aussi indispensable que celui des dettes contractées dans le commerce. Le plus simple examen d’après les principes eût démontré combien cet arrangement passager de commerce si peu analogue aux prêts à intérêt perpétuel, méritait peu d’être mis en parallèle ; mais ç’a été toujours à l’ombre du commerce que l’usure a fait tant de progrès.

Il est certain qu’il faut de l’argent au commerce, ne fût-ce que pour pouvoir acheter à temps, sans être forcé de vendre à contretemps. Mais cet argent est ce qui constitue les avances du commerçant, qui fait lui-même partie de la classe industrieuse à laquelle le tableau a accordé des avances. Ces avances doivent porter un intérêt, et le tableau l’a précompté. Mais cet intérêt n’est pas l’intérêt de l’argent, car l’argent échangé en marchandises, en instruments, en matières premières d’ouvrages de main-d’œuvre, n’est plus de l’argent. Tout genre d’exploitation fait sortir continuellement l’argent de l’atelier de l’exploitant. Cet intérêt se trouve dans la rétribution due au travail, au risque, à l’utilité du commerce : et comme le commerçant est promptement averti par la concurrence, qu’il ne peut profiter dans sa profession, qu’en mettant son travail au rabais le plus qu’il peut, il se contente de profiter peu pour vendre souvent : car plus la vente est prompte, plus l’emploi de l’argent se répète, et plus le profit que lui rapporte l’emploi de son argent se répète aussi. Le profit que rapporte l’emploi de l’argent, n’est donc pas ici comme dans l’agriculture, réglé en produit annuel ; il est consécutif et continuel à raison de la rapidité successive du débit. Ainsi il y aura plus de profit dans un même espace de temps, si les ventes et les achats ont été plus prompts et plus multipliés. Le profit que rapporte l’emploi de l’argent dans le commerce, ne suit donc point l’ordre du loyer annuel de l’argent prêté à intérêt : c’est pourquoi on n’attribue pas dans le tableau d’intérêt annuel aux avances de la classe stérile ; le gain sur l’emploi de l’argent des agents de cette classe se réunit à leur rétribution consécutive et continuelle, et quand je dis l’argent, il ne faut pas oublier cependant que le commerce roule plus sur le pur crédit, sur les lettres de change, que sur l’argent, et qu’au fond il ne s’agit que de rétribution dans le commerce de débit. En effet ce n’est qu’une rétribution obtenue à l’aide de leurs avances et du simple crédit, et par leur travail dans l’exercice stérile de leur profession ; c’est leur profession même qu’ils regardent directement comme la source de leur gain, et ils n’envisagent l’argent et le crédit que comme des moyens de l’exercer, de s’y soutenir avec sûreté, tranquillité et indépendance ; ainsi que sera chez un particulier quelque petite somme qu’il a devant lui pour la dépense courante, et qui ne lui profite que de la tranquillité d’esprit, en ce qu’il est moins en peine du retardement des échéances de son revenu. Si au contraire cet argent que le commerçant emploie, doit d’abord 5% à l’oisif qui le lui a prêté, son commerce est surchargé d’autant ; il n’est plus libre, il est dépendant de ce tribut fixe, imposé et prélevable avant tout, sur les ventes et sur les achats, et par conséquent sur tous les avantages de la Société qui résultent tous des ventes et des achats. Mais je ne considère ici que le commerce. En un mot, n’est-il pas vrai qu’il est plus utile pour le commerçant de trouver l’argent à 3% qu’à 5 ? Il le sera donc plus de le trouver à un qu’à 3, et par conséquent que l’intérêt fait nul tout à fait ; en ce cas la situation du commerçant sera dans son état naturel, surtout relativement à la privation de l’intérêt de l’emprunt à constitution de rente annuelle.

Mais, dit-on, c’est une hypothèse fictive ; c’est chose impossible ; on ne prêtera point, et l’industrie qui naît communément dénuée, se trouvera pour jamais bannie de toutes les voies du profit, et dans l’impossibilité de rien entreprendre pour son compte, faute de pouvoir se procurer des fonds. À l’égard de l’impossibilité, autant en auraient dit les raisonneurs des siècles où l’intérêt était à 12%, si l’on eût voulu supposer le temps où on l’aurait eu à 3. Ils auraient traité la chose d’hypothèse fictive ; car dans l’ordre des calculs, il y a plus loin de 12 à 3 que de 3 à zéro. Point du tout, reprend-on, car la distance de 3 à zéro est de quelque chose à rien, et celle du plus au moins, quelque grande qu’elle soit, ne lui peut être comparée. Ah ! C’est où je vous attendais. Si l’intérêt de l’argent est nécessaire au commerce, certainement il n’y aura plus de commerce quand il n’y aura plus d’intérêt d’argent. En conséquence, le commerce renaît à mesure que l’intérêt s’établit. Il accroît quand l’intérêt accroît, et se trouve des plus fort quand l’intérêt est à 18, que quand il est à 3. Considérez maintenant les annales de l’humanité, et voyez où en était le commerce, en le supposant établi sur l’emprunt à intérêt, chez les Nations accablées par cette énorme usure, Voyez quel il est dans les lieux où l’intérêt est tombé.

Mais, dira t-on, si l’intérêt, il y a quelques siècles, était à 12%, et qu’il soit, pour ainsi dire, à zéro à présent ; pourquoi donc vous plaignez-vous aujourd’hui du prêt à intérêt, lorsque l’abus en est diminué au degré où il est actuellement ?

Il est vrai que le taux de l’intérêt a beaucoup baissé, mais les prêts à intérêt se sont infiniment plus multipliés, et ce désordre est à son comble aujourd’hui. L’emprunteur redoutait autrefois une redevance à 12%, et le commerce ne s’exerçait pas par l’entremise de semblables emprunts ; le pur crédit entre Marchands, comme nous l’expliquerons dans la suite, est la ressource naturelle du commerce. Autrefois les prêteurs eux-mêmes se portaient vers des biens plus solides que ce genre de revenu d’intérêt d’argent ; ils n’aspiraient qu’à l’acquisition des biens-fonds qui étaient précieux alors, parce que l’ordre naturel économique n’était pas bouleversé comme aujourd’hui. La propriété du fond, de l’exploitation et du revenu était assurée. L’ambition était d’être propriétaire et non usurier, c’est pourquoi on prêtait si peu ou si chèrement à intérêt. Le numéraire de l’argent toujours si incertain, jetait une grande défiance sur les rentes pécuniaires, qui tombaient à raison de ce que le numéraire haussait ; ce qui faisait même préférer les redevances en fruits de la terre à celles en argent : l’expérience du passé avait instruit les Citoyens riches, qui alors habitaient les campagnes, de l’expédient dont usaient les Souverains pour faire tomber les rentes pécuniaires par l’augmentation du numéraire de l’argent. Être propriétaire du domaine et du revenu, était la maxime de nos pères ; mais les événements changent les maximes. Aujourd’hui les campagnes sont dévastées, le reste des richesses est absorbé par la capitale, et les revenus sont dégénérés en intérêts ou rentes pécuniaires. La conduite des sujets est toujours conséquente à l’ordre ou au désordre de l’administration économique. Les extrêmes se touchent. Un intérêt excessif d’argent suppose des prêts usuraires dont l’existence ne saurait durer. Tout intérêt licite de l’argent fut-il anéanti par les lois, il y aurait toujours des prêts sur gages pour les dissipateurs, et des emprunts à la petite semaine par les bas entrepreneurs du menu troc. La république de Platon n’est point du tout la base de nos spéculations. Il suffit de bannir les maux autorisés et de ne pas tomber dans l’erreur grossière de prendre pour marque de santé les symptômes les plus certains d’une dangereuse maladie. En un mot, comment va le commerce dans ces cantons où l’on emprunte si peu ? Les riches agissent de concert, soudoient les actifs et industrieux en raison de leur vigilance et de leurs talents. Par là même ces derniers participent aux profits du commerce en raison de leur industrie, et les riches en raison de leurs fonds. Ainsi chacun tire une juste rétribution de sa mise dans le commerce, le pur crédit entre les achats et les reventes s’établit sur la marchandise même qui est en débit, et y tient lieu d’argent : Voilà l’expédient le plus naturel et le plus ordinaire de de ce service public. Par ce moyen convenable aux vendeurs et aux revendeurs, le commerce marché, s’étend, s’éveille, redouble de forces, anime la circulation, et vivifie la société. Où donc est la nécessité qu’en jetant de la poudre aux yeux à quelques dupes, chaque aventurier puisse au moyen d’engagements sourds et couverts, paraître dans la carrière revêtu d’un manteau d’opulence empruntée, qui cache ses haillons naturels, y vienne déshonorer le commerce par mille fraudes résultantes de la fausseté de son état primitif, et finisse par noyer ses dupes, et ébranler les fortunes les mieux assises, et cela sous les auspices de la confiance qui règne dans un État, où l’honneur et le succès de la fortune exigent l’exactitude, la sûreté des engagements. Est-ce là ce qu’on appelle, ce qu’on doit appeler le commerce ? Vouloir justifier l’intérêt par la nécessité du passage de ces feux follets trompeurs, c’est justifier la plus criante usure, faciliter la dissipation des jeunes gens qui fait rouler les spectacles et les tavernes.

Somme totale, l’intérêt de l’argent ruine la Société, en transportant les revenus dans les mains de gens qui ne sont ni propriétaires, ni producteurs, ni industrieux, et qui, bannis par leur essence, des trois classes comprises dans le tableau économique qui composent vraiment la Société, ne peuvent être tenus que pour frelons qui vivent du pillage de la ruche politique. Les rentiers engloutissent non seulement les revenus, mais encore les fonds ; car attendu que la partie prêteuse force les conditions du prêt en raison de ce que la partie emprunteuse devient plus nécessiteuse, il est impossible que le taux n’excède la mesure des vrais revenus, et les rentes engloutissent ainsi les fonds et les avances de tous les genres. Le rentier jette les mœurs vers le luxe ruineux de décoration, attendu que n’ayant pas de biens-fonds visibles, et pouvant dépenser, il est tout simple qu’il cherche à acheter ce qui reluit le plus, et ce qu’il y a de plus rare. Il déplace et entasse les dépenses, attendu que sa rente allant le chercher partout, il est tout simple qu’il choisisse le séjour le plus commode ; et le séjour le plus commode des abus est toujours la foule. Le rentier ruine l’industrie en l’assujettissant à ses fantaisies, à sa consommation moindre et plus recherchée, et en l’éloignant des matières premières pour l’entraîner à sa suite. Il ruine enfin le commerce, en imposant un tribut onéreux et constant sur les profits légers et fortuits, en infestant toutes ses voies d’aventuriers qui détruisent la confiance et la bonne foi ; il enlève les secours de toutes les bourses au concours des associations, des entreprises, des ressources du commerce même. Ce sont enfin les emprunts, c’est ce monstre appelé Crédit (j’entends le crédit d’emprunt à intérêt ou le crédit politique) qui a tout perdu dans l’humanité, qui a inventé et établi les fausses richesses, qui a banni les notions simples, de calcul, et de la science économique, qui a corrompu les mœurs et mis les Citoyens dans l’état d’oppression entr’eux-mêmes. À peine Néhémias relevait les murs de Jérusalem, que son ouvrage fut interrompu par les justes clameurs des débiteurs au désespoir. On ne peut lire sans attendrissement ses reproches aux riches qu’il avait amenés de Suze, Nos ut scitis redimemus fratres nostros Judæos qui venditi fuerant gentibus, secundùm possibilitatem nostram : et vos igitur vendetis fratres vestros, ut redimamus eos ? Quel est l’homme de bien, le Citoyen, qui ne peut faire le même reproche au crédit ? Nous défendons nos frères dans les armées, nous les jugeons au tribunal, nous les aidons en santé, nous les soignons en maladie, nous les rachetons, autant que nous pouvons, de toutes les entraves étrangères ; et vous cherchez, vous tendez, vous parvenez à les ruiner et à les obliger à se vendre de nouveau. À peine Rome fut solidement établie, que le poids des dettes obligea le peuple à se retirer à la montagne sacrée. Qu’on suive la marche de toutes ces révolutions, depuis les époques reculées jusqu’au dix-huitième siècle, si fameux en désastres de ruine dès ses commencements, on trouvera toujours le même principe au moyen des redevances. Dieu connaissait bien le penchant de la cupidité humaine vers cet écueil destructif de la société, quand il ordonna dans la loi de Moyse le Jubilé tout les 50 ans, que les dettes alors fussent bissées et annulées, et que chacun rentrât dans ses droits et dans ses champs. Cette loi si digne d’une société fraternelle, si propre à tourner la cupidité de vigilants en secours gratuits et de charité, ne pouvant avoir lieu parmi nous, du moins faut-il tendre au même but par tous les moyens économiques ; et le plus instant est de voir l’ordre rentier si étranger au commerce et tel qu’il est, de tendre par tous moyens permis à son extinction. Le crédit enfin est ce qui a fait perdre la mesure des vrais revenus, rendu le fisc onéreux à l’État, et qui cantonnant chaque individu dans son intérêt particulier, lui fait non seulement renier la patrie, mais encore l’attaquer de tout son pouvoir.

Mais quels sont les moyens légitimes d’éteindre ces rentes qui absorbent les revenus de l’État ? Car les prêteurs doivent être censés ne connaître d’autres règles morales sur la légitimité du prêt à intérêt et à rente de constitution, que la loi du Prince. Or les emprunts qui se font pour les besoins d’un État, prouvent dès lors l’insuffisance des revenus de cet État. Quels sont, dis-je, les moyens légitimes par lesquels cet État peut s’acquitter ? le rentier croira-t-il que pour être u moins payé de son revenu annuel, le Souverain peut augmenter les impôts ou les emprunts ? Mais ce désordre n’est pas le moyen légitime que je cherche. Il ne peut qu’accélérer la ruine de la Nation, celle de l’État et de ses créanciers. Le rentier ne peut pas même se dissimuler qu’il vaudrait mieux éviter ce mal général, par un mal particulier inévitable. Salus populi, suprema lex esto. Par quelle voie l’État peut-il donc parvenir à se libérer légitimement ? Il n’en est aucune autre que celle d’accroître ses revenus par l’accroissement de ceux de la Nation. Cette voie est bien connue, elle n’exige pas même des vues supérieures : elle est toute tracée et manifestement indiquée par la nature, par la loi invariable de l’intelligence suprême.

Quelqu’étendu qu’ait pu paraître cet article sur l’intérêt de l’argent, il ne saurait être assez discuté relativement à l’importance de son objet dans l’ordre essentiel de nos études économiques. C’est cet abus principalement qui détruit tout, c’est celui qu’une Nation éclairée doit réprouver avec le plus d’attention et de connaissance de cause : je dis de connaissance, attendu qu’il est bien des nuances de participation et d’industrie qui peuvent embrouiller les cas en ce genre, et enchevêtrer les notions, de manière qu’on n’imaginerait pas de milieu entre l’usure destructive, telle qu’elle est publiquement avouée aujourd’hui parmi les Nations policées, et le prêt gratuit qui ne peut jamais exister dans la société fraternelle qu’à titre de présent ou de charité. Pour éviter l’imputation de n’avoir pas à cet égard assez approfondi moi-même ma matière, après avoir présenté les points généraux de la morale naturelle, et particulièrement de la marche du commerce qui sert de voile à l’usure, je crois devoir entrer dans le détail des différentes espèces de prêts relativement aux usages de la société, et terminer cette discussion par une analyse des différents cas de prêts ou d’emprunts à intérêt plus ou moins conformes, ou plus ou moins contraires à l’ordre et au droit naturel.

Il faut d’abord distinguer les rentes de constitution, du loyer, ou intérêt passager de l’argent prêté, et dont le prêteur peut exiger le remboursement à échéance ou à volonté.

Les rentes à constitution sont ou privilégiées ou hypothéquées. Les privilégiées sont celles où l’argent prêté est employé par le prêteur à l’acquisition d’un bien-fond, lequel produit un revenu qui fournit le paiement annuel de la rente. Dans ce cas le paiement n’est point aux dépens de l’emprunteur qui n’a pas payé de son argent cette portion de revenu. Alors le prêteur doit être regardé comme coacquéreur de ce revenu ; en cédant d’ailleurs à l’emprunteur tous les autres droits de propriété, c’est-à-dire, la jouissance du bien à son gré, l’amélioration, l’aliénation, etc. sans pouvoir exiger dans aucun de ces cas ni accroissement de rente, ni remboursement du capital. Cette redevance alors est très conforme au droit naturel.

Les rentes hypothéquées des biens-fonds sont réellement usuraires ou ruineuses. 1°. Elles sont ruineuses, parce qu’elles privent le propriétaire du revenu que la rente lui retranche, et dont il était foncièrement propriétaire, et que le prêt est présumé un secours accordé aux besoins de l’emprunteur. 2°. Elles sont usuraires, parce que le prêteur a une sûreté dans l’hypothèque qui le préserve de tout risque, qui charge un bien libre d’une rente dont la garantie engage le fond, menace le possesseur d’un déguerpissement presque inévitable. La rente détériore l’état de l’emprunteur, et améliore celui du prêteur ; l’un risque tout, et l’autre ne risque rien ; ainsi nulle égalité de conditions réciproques dans ces engagements nécessités par les besoins de l’emprunteur, et où le prêteur avide viole les droits de l’humanité. Aussi pour signifier qu’un homme est bien malade, se sert-on de cette expression, il est bien hypothéqué.

Mais il est des cas où ce genre de rentes est absolument injuste. Telles sont certaines rentes établies sur l’impôt : Si les emprunts se font pour des besoins évidents de l’État, le Citoyen qui prête sans encourir ni causer de dommage, remplit un devoir. S’ils se font pour subvenir à une avidité et à une dissipation manifeste, celui qui prête favorise non seulement un abus, mais en tirant un revenu sur la Nation, il se rait coupable du crime de péculat. Les prêts illicites sur l’impôt ont quelquefois été défendus fous peine de mort. Ces rentes abusives sont d’autant plus préjudiciables à la Nation, que non seulement elles la surchargent de dettes, mais elles sont toujours monter l’intérêt de l’argent à un taux qui n’existerait pas sans de pareils emprunts.

L’intérêt ou le loyer passager de l’argent prêté à échéance, ne peut être toléré que dans la portion du commerce où l’argent lui-même se trafique dans un ordre de concurrence publique qui en détermine le taux. Tel est dans les Villes commerçantes le trafic de l’argent dans les marchés que l’on appelle bourses, où les prêts se bornent à un ordre de Citoyens admis par leur état à ce trafic, qui limite par les effets de la concurrence du moment le loyer de l’argent, et qui exclut toutes les autres classes de Citoyens.

Il faut même distinguer les emprunts à intérêt des commerçants, de ceux des Marchands débitants en détail, qui surabondent toujours dans les Villes, et dont le nombre excessif est très à charge en toutes manières à la Nation. Ce n’est pas à leur égard que l’on peut dire que le prêt à intérêt est avantageux pour animer le commerce et l’industrie, et provoquer la circulation de l’argent. Car cet emploi d’hommes superflus, et cette circulation qui augmentent les frais ou la dépense stérile du commerce, qui détourne l’argent de son usage utile au commerce rural et à la reproduction annuelle, sont d’autant plus préjudiciables à la prospérité d’un État, que ces prêts contribuent davantage à augmenter ce désordre.

Les prêts à intérêt passager faits sur billets d’état et autres papiers publics, causent un dérangement qui fait non seulement passer l’argent, mais le foyer même de l’argent en agio ou commerce général et public, sans autre objet que l’usure même tirée sur le prêt ou l’emprunt ; commerce qui a introduit, dans tout emploi de l’argent, la fatale distinction de l’intérêt de l’argent même, d’avec le gain ou la rétribution que l’on retire de l’emploi que l’on fait de l’argent ; en sorte que toutes exploitations de commerce, d’industrie, et d’entreprise, ne sont plus simplement des occupations ou des professions lucratives ; ce sont préalablement des trafics d’argent et d’intérêt d’argent, où l’on se fait payer par la Nation une contribution sur l’argent même ; ce qu’il faut bien distinguer de l’intérêt de l’argent ou des avances de l’exploitation reproductive qui est payée par la terre même, c’est-à-dire, par le bénéfice de la reproduction, à ceux qui sont les agents de ce surcroît annuel de reproduction, et fait subsister toutes les classes d’hommes qui ne cultivent pas la terre ; en sorte que les intérêts du Cultivateur ne sont que la portion qui lui appartient dans l’ordre de la répartition du don gratuit de la terre, et que son travail étant dans l’ordre économique le plus fructueux et le plus indispensable, il doit être soutenu par le profit pour la sûreté de la reproduction annuelle des richesses de la Nation. C’est pourquoi le tableau économique retire de la masse de la reproduction les intérêts des avances de la classe productive, et n’en admet point pour les avances de la classe stérile, parce que celle-ci ne produit point d’intérêts, puisqu’elle ne produit rien, et que son gain ne peut être qu’en rétribution entièrement payée par la Nation, au lieu que la Nation ne paye ni la rétribution du travail du Cultivateur, ni les intérêts de ses avances, lesquels rentrent dans les progrès de la reproduction. C’est lui-même qui les fait naître, ainsi que les autres richesses qui se partagent annuellement aux autres classes d’hommes de la Nation. Il n’y a donc que le don gratuit annuel de la terre qui, dans l’ordre et dans le droit naturel, puisse payer des intérêts. Tout autre droit mercenaire ne peut être que salaire.

Les prêts à intérêt passager ne sont guères en usage dans le commerce rural, commerce si essentiel à la reproduction, qu’il mérite toute indulgence et toute protection, et il n’y a, rigoureusement parlant, dans une Nation agricole, que ce genre de commerce qui puisse légitimement avoir droit à l’intérêt de l’argent de l’emploi accordé au commerce, comme nous l’avons exposé ci-dessus. Mais dans les pays où le commerce de Juiverie, de traités d’agio, de manufactures de luxe, domine le commerce rural, ce commerce primitif, coadjuteur immédiat de l’agriculture, est presque inconnu, dédaigné, négligé du gouvernement dans quelques Nations bouleversées ; il est empêché, opprimé par des prohibitions, des entraves, des impositions qui le détruisent et qui anéantissent les revenus des biens fonds. L’exploitation de ce commerce est payée, comme l’exploitation de l’agriculture, de la rétribution et des intérêts de ses avances, par le produit même de la terre, en déduction du produit net qui forme le revenu de la Nation. Cet arrangement, comme nous le verrons dans le chapitre suivant, se fait de lui-même dans l’ordre économique, de forte que le revenu ne peut être évalué que, défalcation faite des dépenses et des reprises ; de ces deux genres d’exploitation. Les intérêts de leurs avances leur sont donc assignés par la nature même, et prélevés par les exploitants sur le produit total, avant que d’entrer en compte sur le produit net. C’est pourquoi nous ne reconnaissons d’intérêt d’avances d’exploitation, que ceux de l’agriculture et de son commerce, parce qu’ils se trouvent naturellement dans l’ordre économique, et que dans tout autre genre d’exploitation, c’est la Nation elle-même qui en paye les frais et la rétribution sans distinction ; et sans entrer en compte sur des intérêts, qui ne pourraient être établis que par un pur arrangement de convention étranger à l’ordre naturel et économique, si ces intérêts ne sont pas même de convention, ils sont illicites en toutes manières. Or ils ne peuvent pas être de convention, parce qu’ils exigeraient des distinctions de détails qu’aucune loi ne peut démêler ni déterminer. Ainsi l’intérêt de l’argent, pris sur l’argent, est une invention captieuse et inique. Les prêts d’argent à intérêt passager, de même que les rentes perpétuelles, ne sont pas une ressource pour l’agriculture. Il y a, heureusement, peu de prêteurs qui se déterminent à constituer des rentes sur le mobilier d’une exploitation, exposée à des risques et à des évènements, qui ne laissent pas de sûreté pour le capital d’une rente, et ils n’en trouvent guères plus pour les prêts à intérêt, jusqu’à un temps limité pour le remboursement de la somme prêtée. Ainsi les emprunts à intérêt passager ou perpétuel, ne peuvent pas être justifiés par leur usage en faveur de l’agriculture et du commerce rural où ils sont très rares. Ils ne portent donc, excepté les rentes foncières, que sur la classe stérile, où ils sont ruineux pour la Nation.

L’agriculture, quand elle est un peu en vigueur, et lorsque les prêts à intérêt ne dominent pas dans un État, trouve une autre ressource dans les richesses de ceux qui veulent l’aider avec profit pour eux et pour les Cultivateurs, qui ont besoin de leurs se cours. Ils fournissent à ceux-ci des bestiaux, et partagent avec eux le profit, sans préjudice du fond qui est réservé à ceux qui en font les avances. Ainsi le profit est fourni par une richesse productive. Ce secours ne doit donc pas être confondu avec le prêt à intérêt ; mais malheureusement il est trop rare chez les Nations agricoles livrées à l’usure et à l’agio.

Quand je dis donc, que le gouvernement économique doit tendre au plus grand revenu possible, je suppose qu’on se garde bien de confondre les faux revenus avec les vrais revenus. Quand on pourrait faire un relevé du montant de toutes les rentes établies dans un État, si l’on prenait ce tableau pour être celui des revenus qui sont dans l’État, on se tromperait du blanc au noir, on prendrait un surcroît de dépenses stériles, un dépérissement de revenu, pour le revenu même ; puisque c’est précisément dans les temps malheureux qui forcent le public et les particuliers à emprunter, que les rentes accroissent et que l’État se ruine.

Les rentes sont l’État même, mis à fond perdu au profit d’un certain nombre d’oisifs qui en jouissent ; plus les rentes grossissent, plus la durée de l’État est courte. Il est vrai que si la constitution de l’État tient encore, quand il est au bout de son fond, sa constitution peut conserver assez de forces pour secouer le fardeau des dettes et tenir encore après. Mais cela ne se peut, sans changer la constitution et peut-être empirer de beaucoup l’état général de la Société, énerver les lois, détruire les mœurs et le respect pour l’autorité. En un mot, les rentes sont la perte des revenus, loin d’en faire partie.

Les gages, les émoluments, profits, pensions, loyers de maisons, etc. loin de rentrer dans l’état des revenus, sont des charges sur les revenus. Les rentes annuelles provenantes de la location, comme maisons places, étaux, boutiques, ports, quais, etc. sont des étapes et des auberges de portion de revenus circulants, mais ne sauraient entrer dans la masse des revenus réels. Le vrai revenu, le revenu réellement renaissant et gratuit ne peut se tirer que des terres qui changent la pluie en richesses. Vous qui croyez que le commerce, les manufactures, l’industrie sont des sources de richesses, supposez donc que la pluie manquât pendant deux années entières sur la surface de la terre ; que deviendraient votre commerce, vos manufactures et votre industrie, vos rentes ; vos loyers ; que deviendrait le genre humain ?

Septième principe. Une grande reproduction peut s’obtenir au préjudice du revenu, 1°, lorsqu’elle emploie trop d’hommes et exige trop de dépenses, 2°. lorsque faute de commerce extérieur, l’abondance fait tomber les productions en non-valeur, d’où s’ensuit promptement disette et cessation totale de revenus. 3°. Lorsque les taxes sur les denrées surchargent et absorbent la valeur vénale des denrées et augmentent en pure perte les dépenses de la reproduction. Examinons chacun de ces points séparément.

Il est convenu qu’avant de statuer le revenu qui est le produit net, il faut prélever les frais de la cultivation : d’où il résulte que plus cet atelier consomme, moins il reste de produit net pour former le revenu. Il paraît impie au premier coup d’œil, de dire qu’il est égal que cette consommation soit faite par des hommes ou par des bestiaux, etc. mais nous ne considérons ici que les règles du calcul, qui démontrent que le plus grand profit en produit net, est à l’avantage des hommes et de l’intérêt public. L’homme, en particulier, n’a point de sûreté sans l’État, ou l’ordre public ; et l’État ne subsiste que par les hommes. Ces deux points de vue doivent entrer en compte dans le calcul. Toute la consommation qui entre dans les frais de la cultivation, est en pure perte pour le revenu ; et si la diminution de ces frais paraît diminuer la population dans la partie productive et cultivatrice, nous retrouverons de reste le remplacement de ce décroît dans le surcroît des des hommes des autres classes, procuré par l’accroissement des revenus.

Mais, dit-on, l’augmentation du nombre des Cultivateurs est de tous les moyens le plus sûr pour opérer un accroissement de reproduction : d’où il arrive que par le moyen d’un plus grand nombre de Cultivateurs, vous avez une plus grande reproduction, qui nourrit le surcroît des Cultivateurs, et assure en sus le surcroît des revenus. S’il en était ainsi, il faudrait être pire qu’Antropophage pour se refuser à la plus grande population cultivatrice ; car les Antropophages ne dévorent pas leurs propres Concitoyens : mais il en est tout autrement. En général le travail à bras d’hommes cultive, défonce et brise avec plus de soin un petit terrain, que ne le saurait faire le Laboureur à l’aide des bestiaux et des outils de labourage à la charrue. En conséquence, ce petit terrain passé à la bêche, comparé avec un autre terrain labouré, de pareille étendue, rapportera davantage. Mais, loin que ce surplus se trouve pour le tout, ni même pour partie en surcroît de produit net et revenu, un homme qui n’aurait pour subsistance que ce qu’il tirerait de la terre par le travail de ses bras, vivrait très misérablement, et n’aurait pas de quoi faire subsister sa famille. De là vient que les friches restent incultes dans les Provinces, où les hommes n’ont pas les facultés de cultiver à l’aide de la charrue et des bestiaux. C’est là ce qui fait que les avances de l’agriculture et les richesses d’exploitation sont en bestiaux et autres agrais, et non en hommes. L’intérêt aurait appris à un gros fermier qui vient prendre à entreprise l’exploitation d’une grosse ferme, qu’il lui suffit d’amener beaucoup de manœuvres pour cultiver à bras, et non tant de chevaux. Ce genre d’avances serait plus honorable et plus utile, attendu que l’homme est propre à tous usages. Mais l’homme a besoin non seulement d’être mieux nourri, mais chaussé, vêtu, secouru, etc. Il n’a pas la même force que les chevaux et les bœufs pour traîner un foc. En un mot, son travail est trop dispendieux, et le Fermier, pour assurer ses reprises et le fermage, a besoin de n’en employer que ce qu’il en faut pour diriger le travail des animaux, ou pour les travaux d’intelligence et de soin qui ne peuvent s’exécuter que de la main, par exemple, la culture des vignes et le jardinage.

Il est des cantons escarpés où les animaux ne peuvent aider à la culture, et dont les hommes tirent par adresse et par labeur des portions de subsistance de peu de frais et de vil prix. Mais ces hommes après avoir vaqué à leur culture, sont obligés, pour pourvoir à d’autres besoins, de se transplanter pendant une partie de l’année dans des pays abondants en revenus fournis par le labourage, et qui payent une rétribution à leurs services. Cette ressource leur est surtout nécessaire, s’ils font partie d’un État dont le fisc étend ses rameaux sur toutes les portions du territoire, sans considérer si leurs productions forment des revenus ou seulement une simple subsistance. Comme quelque remède est toujours à côté du mal, ces États ont toujours quelques cantons où les revenus se dépensent avec plus d’abondance, et assurent des salaires. Les Montagnards viennent chercher de l’ouvrage dans ces cantons. Ils économisent sur leurs rétributions pour en rapporter le plus qu’ils peuvent à leur domicile. Au retour, ils ont à peine de quoi payer leurs charges et les avances que quelques notables ont faites à leur famille pour subsister pendant leur absence. Au moyen de quoi, il est clair que c’est sur leur rétribution et non sur le produit de leurs terres, que ces Montagnards vivent et payent l’impôt. Si au contraire ces montagnes forment des cantons libres, où le fisc ne demande rien, cette forme d’État qui n’est qu’une association franche et paisible, ne se soutient que par les arrangements politiques de ses voisins et par sa propre modération, et le peuple de la campagne y vit heureux, en supposant qu’il est un débouché confiant pour le superflu de sa population chez l’Étranger ; car chez lui il ne saurait jamais former des Villes, et se procurer les moyens multipliés de subsistance, qui ne peuvent provenir que de l’abondance et de la circulation des revenus. Il est donc constant que, quand la culture emploie trop d’hommes ; et exige de trop fortes dépenses, en ce cas une plus grande reproduction s’obtient au préjudice du revenu et de la prospérité de l’État agricole, dont les terres peuvent supporter une culture plus économique et plus propre à donner des revenus.

Le second point, que nous avons à examiner ici, est le cas où, faute de commerce extérieur, l’abondance fait tomber les produits en non-valeur, d’où s’ensuit promptement disette, et cessation de revenus. Si jamais on pouvait faire l’application de la malédiction portée dans le Pseaume, aures habent & non audient, oculos habent & non videbunt, ce serait à un pays où on se verrait forcé à redouter une récolte abondante, parce que les deux précédentes ont été favorables ; où l’on se dirait par écho, les vins vont être jetés dans la rue, les blés se pourrissent dans les greniers, et le peuple ne pourra plus payer[3] ; et où tout en disant cela, on mettrait en question dans des assemblées nouvelles, inventées pour relever l’agriculture, s’il faut ouvrir aux denrées du pays les débouchés étrangers ; où l’on argumenterait pour et contre sur cette question, et où l’on finirait par le résultat d’Arlequin date mi un mémorial. Doctes arbitres du sort des humains, leur dirais-je, pensez-vous que si le Vigneron jette ses vins cette année, les ayant vendus à perte l’année passée, et n’en ayant pas retiré la valeur des façons la précédente, pensez-vous, dis-je, qu’il en ait beaucoup à jeter les années suivantes ! Quand l’homme voudrait être dupe trois ou quatre fois de suite ; et dupe de l’emploi journalier, pénible et continu de son année entière ; quand, dis-je, faute de pouvoir faire mieux, il consentirait à demeurer cloué et crucifié à cette malheureuse condition, le pourrait-il ? Il vit, il travaille sur ses chairs, sur le peu d’avances qui lui restaient, sur les emprunts qu’il a pu faire depuis trois ans. Peut-il continuer sur de tels appuis ? Quand il le pourrait encore, absolument parlant, ce qui ne peut être que pour un petit nombre, en comparaison de ce qui aura déjà succombé sous le poids des non-valeurs ; quel est l’espoir qui peut soutenir son existence ? Ce ne saurait être qu’une mauvaise année future, une grêle, une gelée dont il sera seul excepté comme la peau de Gédéon. Ne voilà-t-il pas une espérance bien fondée, bien consolante, un appui bien solide pour nos revenus ? Et ne voyez-vous pas que ce sont les malheureuses digues dont vous avez comblé les débouchés de la denrée, qui l’ont réduite au seul débouché de votre propre consommation, à laquelle, pour la plupart, nous ne pouvons atteindre ; parce que la rétribution nous manque, au milieu de cette abondance, qui ne produit ni revenu ni rétribution, et qu’alors le plus bas prix des denrées est par contrecoup, une cherté inaccessible à ceux que ce bas prix réduit à la misère. Or, sitôt que notre consommation se trouve dérangée par des déplacements politiques, que la pauvreté des sujets, suite des mêmes causes, fait baisser forcément la valeur dans les achats, rien ne s’offre qu’à peine, tout séjourne, et le commerce forain, qui n’a nulle habitude, nulle route permise pour venir chercher nos denrées de tout temps excommuniées par nos arrangements de police et de fiscalité ; ce commerce, qui rendrait la vie universelle à celles de nos productions que les autres Nations possèdent ainsi que nous, et une vie privilégiée à nos vignobles, que nous possédons exclusivement ; ce commerce, dis-je, l’unique remède à nos maux, l’unique soutien de nos revenus, et par là de vos entreprises, menacé des armes offensives de nos prohibitions, rit de notre chute inévitable et calculée, tandis que nous nous en tenons, pour toute ressource, à prier le Ciel de nous refuser sa rosée et la graisse de la terre. Ô profondeur ténébreuse des résultats et des ressources de l’esprit de recherche et de discussion !

Ceci nous conduit à examiner le troisième point, qui suppose que des taxes sur les denrées surchargent et absorbent la valeur vénale des denrées, et augmentent les dépenses de la reproduction. Toutes les taxes levées sur les denrées sont prises sur le commerce ; car on ne vient point chercher les denrées sur le champ du Cultivateur, ni dans la cuisine du Consommateur ; c’est sur leur passage de l’un à l’autre qu’on enlève le droit. C’est donc sur le commerce : et nous avons assez démontré que tout ce qui prend sur le commerce, prend sur les dépenses et sur les achats et les ventes, sur la valeur vénale, sur la production, et par conséquent sur les revenus. À entendre cependant les protecteurs de ces sortes de taxes, c’est pour le soulagement du peuple et du peuple producteur surtout, qu’il faut, disent-ils, les conserver. Comme si le peuple mercenaire avait d’autre intérêt que l’accroissement des revenus qui peuvent seuls lui procurer accroissement de salaire ! Comme si le peuple producteur avait d’autre intérêt que la plus forte dépense et consommation, qui procure à ses denrées une valeur vénale plus forte et plus assurée, et un profit plus certain de son travail ! Si, d’après ces principes simples, vous proposez la suppression des taxes redoublées et ruineuses établies sur les vins ; et comment, vous répond-t-on aussitôt, remplacerez-vous ce que le Clergé et la Noblesse payent sur cette partie ? Il résulte de cette confiance fiscale, que ces protecteurs du peuple bien ou mal intentionnés ( car il en est d’uns et d’autres) s’applaudissent d’une surprise qu’ils ont fait aux privilégiés selon les lois et les usages constitutifs : que bien instruits que ceux-ci n’auraient pas souffert patiemment qu’on donnât atteinte à l’immunité de leurs terres, pour établir dessus un impôt direct, on a trouvé moyen de les faire contribuer par leur propre consommation : que personne n’étant directement et personnellement en droit de s’opposer à cette loi commune, on a, dit-on, trouvé par ce détour le moyen de rétablir la balance juste et naturelle, et de faire contribuer le riche quelconque en raison de sa consommation : qu’aujourd’hui en supprimant ces parties, il faudrait recommencer à les rétablir pour étendre la contribution sur ceux qui jouissent de revenus exempts d’impôt. J’admire les ressorts d’une aussi noble et sublime politique. J’ai d’autant plus de foi aux embarras et difficultés de l’administration, que je n’ai jamais gouverné les humains, et à Dieu ne plaise, que je fusse destiné à le faire à la suite d’une longue habitude de régime insidieux, dont la base fut la séparation des intérêts du Prince d’avec ceux de son peuple, dont l’effet immanquable doit être une méfiance confiante de la part du peuple, sur tout ce qui lui vient du gouvernement. Mais en rétablissant les causes, ne pourrait-on pas espérer de rétablir les effets ? Il est certain que l’intérêt du Prince est de ramener toute l’autorité à son gouvernement, et par conséquent de réprimer l’ambition exclusive des Magnats. Mais pourquoi cet intérêt ? C’est que c’est l’intérêt de son peuple. L’ambition des Magnats une fois prédominante, ne tendrait pas à le réunir et le maintenir, mais au contraire à le diviser et l’envahir ; ne tendrait point à lui procurer l’aisance, mais au contraire à le dépouiller et l’appauvrir. L’intérêt de l’autorité souveraine n’est donc en ceci, comme dans tout le reste, autre chose que l’intérêt du peuple, que l’intérêt public. Si le privilège choque l’intérêt public, il est juste de l’attaquer mais par des voies légales et patentes ; puisqu’une opération dictée par la loi naturelle, sera certainement appuyée de l’accession et du concours universel. Si au contraire le privilège n’est que de pure notabilité, et ne détruit rien quant à l’essence des choses, l’attaquer est une invasion domestique, une guerre civile. Mais dans les deux cas un moyen insidieux, détourné et souterrain, est indigne d’un gouvernement légitime et sage, il est ruineux pour l’agresseur, non seulement comme déshonorant, mais comme allant contre son propre objet, et faisant un effet contraire à celui qu’il s’en était promis, ainsi qu’il en arrive de toutes les fausses marches qui aboutissent toujours à s’égarer. Examinons tous ces objets en les résumant en deux points : voyons d’abord si les privilèges sont dignes de l’animadversion du Souverain comme contraires au bien public ; ensuite si le moyen ci-dessus dont on s’est servi pour le rendre vain, est du genre convenable à un gouvernement légitime, sage et éclairé sur le bien public. Nous trouverons peut-être dans cet examen les raisons de l’opposition opiniâtre dont se plaignent nos modernes restaurateurs, et non seulement la justification, mais encore l’utilité de cette opposition.

Les privilèges du Clergé et de la Noblesse sont, ou personnels, ou territoriaux. S’ils sont personnels, ils n’entrent point dans la classe de nos inductions ; car il résulte de tout ce que nous avons dit jusqu’ici de toute l’explication du tableau économique, de la notice des principes simples, et de la nature absolue des choses, que l’impôt n’étant qu’une partie du revenu, ne peut provenir que d’où proviennent les revenus. Or comme l’homme n’est point la fève qui produit les revenus, tout impôt personnel ne peut être considéré que comme une taxe passagère dans des cas pressants et hors de règle, ou comme un désordre d’intérim reçu dans une Société malgré ses inconvénients notables, en attendant qu’on ait eu le loisir de donner à une partie aussi essentielle que l’est le revenu public, une forme constitutive, régulière et assurée. Dans la nature des choses donc, qui est la base sur laquelle toute institution doit être posée pour être durable, tout privilège d’exemption d’impôt ne peut être que territorial. Si ce privilège signifie le droit de participer aux avantages de la Société, sans contribuer à ses charges, sans contredit il le faut détruire ; car c’est un être contre nature que celui qui reçoit sans rien donner : mais je doute qu’il y ait jamais eu de privilège authentique et reçu qui soit fondé sur cette base-là.

Les revenus attribués à l’entretien du culte extérieur, ont toujours été regardés dans toute Société comme une charge publique nécessaire : c’est donc un impôt sur le public. Or tirer l’impôt sur l’impôt, est une opération qui se fait au moyen des routes détournées, que le fisc, séparé de l’intérêt du Prince et de celui du peuple, a trouvé moyen de s’ouvrir, ainsi que nous le démontrerons dans la suite ; mais c’est une supercherie et un désordre qui tend à tout jeter dans le mécompte, dans le double emploi, et à tout détruire. Que cette portion attribuée au culte, soit en revenus ou en fonds, quoique le premier de ces deux points soit plus analogue à la nature de la chose et à son objet, cette alternative peut néanmoins être considérée de même œil. Quand Joseph rendit aux Égyptiens la propriété de leurs terres, de leurs bestiaux, etc. au moyen d’une redevance du quint sur le revenu de leurs terres, il en exempta les terres sacerdotales. Joseph inspiré par le Dieu vivant qu’il adorait seul, ne regardait certainement pas comme sacrées les terres vouées au culte d’Iris et de Serapis ; mais il sentit, en grand et digne Ministre, qu’en même temps qu’il ne pouvait rien sur la religion du pays, dont il réprouvait sans doute l’aveuglement et l’absurdité, sa conservation et son culte saint par essence, et abominable par erreur, était un lien nécessaire et principal de la Société ; que cela posé, si l’on enlevait un quint aux terres destinées à l’entretien de ce culte, il faudrait le remplacer par ailleurs ; car donner et retenir ne vaut. Il comprit que cet entretien était de sa nature à la charge de l’autorité, puisque l’autorité n’a d’autre objet ou d’autre emploi que de vaquer au bon ordre public ; que ce privilège était donc au profit du Prince, et qu’au fond il ne résultait de cette exemption qu’un plus grand respect mécanique du peuple, toujours frappé par les objets extérieurs, pour les Ministres de la religion, agents du Prince en cette partie.

Si l’on veut ensuite revenir sur nous-mêmes et considérer quel est l’état de cette partie parmi nous, on trouvera que la portion principale attribuée au Clergé, consiste en dîmes, c’est-à-dire, en revenus sur le produit total des terres ; et qu’en conséquence, c’est un tribut qui est fourni par le peuple pour le service public, et qui étant affermé, est assujetti à l’impôt dont on charge le fermier. À l’égard des terres que le Clergé possède, à la réserve de quelques petits terrains attribués au service plus particulier des Églises, elles n’ont jamais été regardées comme terres sacerdotales ; et leur franchise, qui n’est nullement de fait, est réduite à un ordre particulier d’impositions distinguées, par lequel dans le fond on les fait autant contribuer que les autres. Il est vrai que c’est en partie par voie d’emprunts, dont les intérêts seuls joints aux taxes dont on a chargé leurs fermiers, enlèvent une grande portion de leurs revenus ; de manière que ces terres prétendues franches, sont les plus engagées de toutes par le fond et par les fruits. Leur franchise n’est donc qu’une charge plus forte quant au fond et quant à la forme ; elle ne consiste qu’en ce que la levée des deniers qui se perçoivent sur leurs revenus, est confiée au Corps même de ceux qui en ont l’usufruit et la régie.

Le privilège de la Noblesse regardé comme personnel, est un abus ; comme territorial, il dérive du dévouement au Public de ces mêmes terres tenues pour franches aujourd’hui. La Noblesse avait et la Juridiction et les droits utiles sur les terres accordées au service militaire. Le possesseur devait, à ce titre, son service en guerre à son Suzerain et par lui à l’État. Au moyen de ce devoir, qui était une charge, sa terre propre était franche de toute autre redevance. Quand, par un autre arrangement, on fit consentir les communes à se racheter du passage et de l’entretien des gens de guerre par des tailles, qui mettraient le Souverain en état de soudoyer les troupes pour la défense, la Noblesse ne voulut point de ce soulagement, et se chargea de continuer, et continua en effet de consommer les revenus de ses terres au service de la patrie. Les terres nobles, selon l’ancien usage, furent donc exceptées alors du recensement des terres qu’on voulut estimer pour asseoir l’imposition dessus avec quelque règle. De là le privilège de ces terres, auquel la Nation tient comme au renseignement et à la trace presque unique de son ancienne constitution, et elle y tiendra avec raison, jusqu’à ce qu’on lui en présente et lui en fasse agréer par les voies de droit une meilleure.

Ce privilège, s’il s’étendait sur une forte quantité et qualité de terrain, serait vraiment abusifs, en supposant qu’il n’obligeât pas ceux qui en jouiraient, à des dépenses pour le service du Public, au moins équivalentes à sa valeur, si la constitution était solidement établie quant au régime fiscal, et de manière que l’impôt fût directement levé tout entier sur le revenu des terres ; mais la manière dont on s’y prend pour en éluder l’effet par le moyen des droits sur les denrées, fait précisément l’effet contraire à son objet. En effet l’objet prétendu est de soulager le peuple. Pour y parvenir, il faudrait prendre sur ce qui l’intéresse le moins, et vous prenez précisément sur ce qui le touche le plus ; car un homme, qu’il ait un million de revenu ou qu’il n’ait rien, a néanmoins à peu près les mêmes besoins physiques que son voisin. Ce Cordonnier qui n’a que ses bras, qui entre sa famille et ses garçons a quinze bouches à nourrir, doit consommer tout autant de boisson que son voisin qui a un grand revenu, et plus même, car ils travaillent, et le voisin et ses valets ne font rien. Or voyez la proportion entre ces deux hommes pour les droits que vous prenez sur les boissons et sur les autres denrées. Quand donc vous me donnez, pour raison conservatoire des droits sur les denrées, que c’est pour grever les Notables, il faut séparer de votre intention la seule raison qui la puisse justifier, qui est celle de soulager le peuple de tout ce dont vous surchargez les autres. La raison est mauvaise ; en épuisant les riches, vous affamez les pauvres que les riches seuls font vivre : Mais elle est spécieuse, et c’est ce spécieux même que vous abandonnez en ceci. Vous montrez à découvert que c’est en vain qu’on espèrerait de combler le gouffre de Carybde, qu’il a son reflux pour engloutir les petits bateaux, son tournant pour amener à lui les grands navires, et toujours la même voracité. Vous montrez, dis-je, cet écueil à découvert, et vous ne voulez pas qu’on résiste même au bon vent qui paraît venir de là, qu’on se bouche les oreilles contre les propositions les plus apparentes en utilités ? Commencez par traiter avec les peuples comme avec des hommes, par avouer les principes, par les établir, par Proscrire à jamais tout ce que les temps de barbarie, ceux de licence, ceux enfin de déception, ont introduit dans le régime économique, de contraire aux principes, au droit, et à la nature des choses ; les propriétaires des biens contribuables et le peuple s’empresseront eux-mêmes à vous demander l’abolition de ces impôts destructifs, insidieusement établis pour leur soulagement, dans la fausse idée d’augmenter les revenus du fiscaux dépenses des privilégiés ; et ils se chargeront d’assurer sans déprédation la durée et la totalité de ces revenus, et d’en procurer l’accroissement par l’augmentation des produits de leurs biens. Vous trouverez alors de la facilité pour les remplacements nécessaires. Tous les hommes ci-devant saisis à la fois de l’épidémie, résultante, des temps qui vous ont précédés, sont corrompus en ce qu’ils regardent comme leur intérêt particulier, j’en conviens ; mais tous sont soumis à la lumière et à la droiture naturelle en tout ce qui leur est le moins préjudiciable ; vous les vaincrez les uns par les autres. Tous vous aideront à surmonter les premiers abus, et quand ensuite le tour particulier de chacun d’eux viendra, ils se feront justice. Ainsi un seul homme armé de la vérité peut ramener un monde entier qui se refusait à la connaître ; et s’il est dit qu’il faillé échouer nécessairement sur la mer dangereuse de l’administration, c’est ainsi qu’il est beau d’échouer, c’est dans une telle entreprise qu’il est permis de succomber. Mais persévérer, mais languir dans une fausse route, sans autre espoir que de pousser le temps avec l’épaule, sans autre étude que celle de pallier le mal, et se justifier par la prétendue répugnance des hommes à souffrir qu’on fasse leur propre bien ; c’est en imposer aux simples, à ses flatteurs et à soi-même ; c’est abandonner le timon, et prouver que l’équipage a raison de tenir fortement à la cape, et de refuser d’obéir à la manœuvre.

Nous venons de déduire les principales questions qui importent à la reproduction des dépenses. On en trouve l’effet au bas du tableau. On y voit que dans l’ordre qui y est suivi dans les dépenses, le revenu de l’année courante se retrouve égal au revenu de l’année précédente ; ce qui prouve que cet ordre économique est essentiel à la reproduction constante et perpétuelle des richesses d’une Nation agricole ; et que cet ordre même du tableau n’est point arbitraire, qu’il est assujetti à cette condition fixe de la reproduction successive et continuelle des mêmes richesses. On y voit que les 2 000 livres de revenus circulants représentent 6 000 liv. à la dernière ligne par le double reflet de la somme des revenus sur les classes productives et stériles. C’est là seulement qu’on pourra trouver avec certitude la masse du numéraire circulant dans un État. La quotité de la reproduction établit la quotité de cette somme. Tout le reste est aussi peu important qu’impossible à connaître. Que des millions en barre et lingots résident dans ma cave ou dans celle de mon voisin, et de voisin en voisin dans les caves de l’Hôtel de Ville d’Amsterdam ou de Hambourg, cela est parfaitement égal pour l’État et pour tout le monde. Il ne sortira d’aucune de ces caves, pas plus de la mienne que de celle des autres, que quand le besoin des choses usuelles l’appellera. Il est donc uniquement question d’avoir de ces choses usuelles, qu’elles aient par le moyen du commerce libre, une valeur vénale, et le commerce ne peut être excité que par les dépenses. Les dépenses et les consommations sont l’âme de la reproduction des revenus, et c’est la quotité des revenus qui fixe celle du numéraire circulant dans un État, qui est le seul numéraire réel.

Ces vérités se trouveront encore sous nos mains dans les divers développements qui font la matière des six chapitres suivants. Nous avons établi tous les principes dans les six premiers : nous allons maintenant en faire l’application aux différentes parties qui entrent dans la composition de l’édifice économique de la société. Commençons cette tâche en considérant les rapports des dépenses entr’elles. Ce Chapitre sera la contre-preuve arithmétique de la certitude des principes que nous avons exposés et expliqués. Tout y sera compté, mesuré, vérifié. Les dépenses, leur emploi, leur distribution, leurs effets, leur régénération y sont comptables réciproquement, les unes relativement aux autres, de l’ordre, de la sûreté, et du succès de la bonne administration économique. Terminons celui-ci en mettant encore sous les yeux du lecteur le précis figuré des résultats de la distribution représentée dans le Tableau, tel que nous l’avons placé à la fin du Chapitre de la distribution. On ne saurait trop accoutumer l’œil studieux à se familiariser avec ces diverses effigies des principes alimentaires.

 

PRÉCIS DES RÉSULTATS

DE LA DISTRIBUTION REPRÉSENTÉE DANS LE TABLEAU

(Ici se place le tableau)

La reproduction totale est égale à toutes les sommes qui se réunissent et se dépensent à la classe productive,  
SAVOIR  
Les avances de la classe productive 2 000
La portion du revenu qui passe immédiatement à la classe productive 1 000
Total des reversements de la classe stérile à la classe productive 1 000
Les avances de la classe stérile employées pour les achats des matières premières à la classe productive 1 000
TOTAL 5 000
Ainsi la reproduction totale est 5 000, dont le Cultivateur retire pour ses avances et les intérêts de ses avances primitives et annuelles 3 000
Reste pour le revenu 2 000
TOTAL 5 000
MASSE TOTALE des richesses comprises dans le Tableau.  
La reproduction totale 5 000
L’argent du revenu 2 000
Les avances de la classe stérile, toujours conservées par les Agents de cette classe 1 000
TOTAL 8 000

OBSERVATIONS.

Le revenu de l’année courante se retrouve égal au revenu de l’année précédente ; condition essentielle à l’ordre économique représenté dans ce Tableau.

Le produit net qui renaît annuellement des dépenses de la classe productive est ici égal aux avances de cette même classe. C’est ce qu’on appelle alors rendre cent pour cent.

La somme des avances de la classe stérile est égale au quart du total des deux sommes des avances de la classe productive et du produit net ou revenu, prises ensemble, et doit se retrouver égale à la moitié de la recette de la classe stérile.

Le total des reversements de la classe productive à la classe stérile, est égal à la moitié des avances de la classe productive.

Le total des reversements de la classe stérile à la classe productive, est égal à la moitié de la recette de la classe stérile.

La classe stérile reçoit 2 000 liv. dont 1 000 restent pour remplacer ses avances, et 1 000 sont employées pour la subsistance des ses agents.

Les Agents de la classe stérile sont environ moitié moins en nombre que ceux de la classe productive, dont la dépense est 2 000 liv.

La classe productive dépense toutes ses avances de 2 000 liv. lesquelles lui sont restituées en entier par la reproduction, et de plus 1 000 liv. pour ses intérêts, et elle paye 2 000 liv. de revenu qui se partage au propriétaire, au Souverain et à la dîme : ce qui fait ensemble l’emploi des 5 000 liv. de la reproduction totale annuelle.

La dépense annuelle est de 6 000 liv. la reproduction totale n’est que de 5 000 liv. ainsi la dépense surpasse la reproduction, parce qu’une partie des dépenses qui se portent à la classe stérile, n’est pas en achats de production annuelle. Car

1°. Les matières premières des ouvrages que l’on paye à la classe stérile, ne sont que des rachats des mêmes productions que la classe productive lui a vendues.

2°. Les dépenses de rétribution pour la main d’œuvre payée à la classe stérile, ne sont pas des achats de production ; c’est un paiement de salaire pour le travail des agents de cette classe.

3°. C’est pourquoi les dépenses annuelles surpassent la totalité de la reproduction annuelle ; mais cet excédent de dépenses n’est au fond qu’un double emploi successif de l’argent qui circule dans la nation.

Ces observations seront communes à tous les Tableaux dont l’ordre sera assujetti à la reproduction permanente du même revenu, dans tous les autres cas où les avances de la classe productive rendent plus ou moins que 100% de produit net ou de revenu.


CHAPITRE VII

Les Rapports des Dépenses entre elles.

 

I. Idée sommaire de ce Chapitre.

Nous avons considéré la nature et l’essence des dépenses, nous avons analysé leurs effets ; examinons maintenant leurs rapports avec les produits, et avec toutes les parties économiques et mobiliaires lui composent la charpente et le massif de l’édifice de la société. Les six premières parties ont établi l’essence des choses et leur jeu naturel ; c’est leur jeu de rapports que les six derniers vont développer. Commençons par les rapports des dépenses entre elles considérées en détail, relativement à leurs différents genres, à leur emploi, à leurs quantités, à leurs proportions avec les différents genres de reproductions, avec le revenu des propriétaires, avec la rétribution des Agents de la classe productive et de la classe stérile, etc. toutes parties correspondantes et compatibles les unes avec les autres, de leur emploi et de leurs propriétés réciproques dans la constitution économique. C’est un objet profond, nous n’arriverons que par les routes de la simplicité, en suivant l’ordre physique, l’ordre réciproque des causes et des effets, abstraction faite de toute marche irrégulière d’administrations politiques, parce que nous ne tendons qu’au but de la plus simple vérité, par l’exposition élémentaire de toutes les pièces de rapport qui entrent dans la construction de la machine économique. Il a fallu d’abord prendre connaissance de tout le jeu de cette machine régénératrice. Il s’agit ici de la disséquer, et d’en découvrir l’organisation par la démonstration anatomique de toutes ses parties et par le développement de leurs entrelacements, de leur connexion, et du concours de leur action mutuelle.

Tout n’agit dans la nature que par les rapports. On a dit que les éléments se combattent, ils se maintiennent au contraire, ils s’entretiennent réciproquement. La tendance de chaque principe vers la prédomination est ce qui fournit à son contraire les forces de la résistance et de la réaction vivifiante. Le condensement et l’action sont les effets du combat et de l’opposition, et la renaissance et la durée des ouvrages de la nature résultent du condensement et de l’action de ses grands effets. L’ordre et la marche de cette machine admirable sont fixés décisivement par son auteur. La grande règle établie pour le tout s’étend sur les subdivisions, et gouverne les différentes parties.

ICI SE PLACE LE TABLEAU ÉCONOMIQUE

II. Notions préliminaires.

Les dépenses se subdivisent en différentes parties, qui toutes tendent à attirer de leur côté la plus forte portion, ou la totalité des revenus. Toute la science économique consiste à diriger leur marche vers la plus grande reproduction possible par la connaissance des résultats physiques qui assurent à l’action de la société la renaissance et la durée des dépenses. Pour pouvoir parvenir à cet objet simple, mais délicat et indispensable, il est donc nécessaire de démêler la nature des dépenses ; et surtout leurs rapports entre elles.

Ces rapports sons taxés et pour ainsi dire exposés aux yeux dans le tableau économique, de manière qu’on y aperçoit si exactement leur liaison essentielle et réciproque, qu’on ne peut supposer aucun changement dans la quantité ou dans l’ordre de la distribution d’aucune de ces dépenses, sans reconnaître démonstrativement tous les effets que ce changement doit produire dans le système général de l’ordre économique. En effet le résultat de ce changement se trouvera tout à coup décidé par la certitude du calcul au bas du tableau, dans le total de la reproduction annuelle évaluée par le prix qui a cours entre les Nations commerçantes, qu’on trouvera augmenté ou diminué, selon que le changement survenu sera profitable ou nuisible. Changez un chiffre de cet ordre proportionnel, ou de la valeur vénale en argent, l’influence de ce changement s’étendra sur toutes les parties du tableau, et exigera une nouvelle supputation générale qui conduira de toutes parts à d’autres résultats.

On voit dans le tableau que les dépenses productives sont l’origine des richesses. On y suppose 2 000 livres d’avances ou dépenses annuelles productives, et que toutes les conditions posées pour les succès de la culture du territoire subsistant, ces dépenses reproduisent cent pour cent de revenu, et la restitution de ces mêmes dépenses et celles des avances de la classe stérile, dont la dépense annuelle à la classe productive fait naître les intérêts du capital des avances primitives du Cultivateur. On voit à la tête du Tableau les richesses préexistantes, dont la dépense fait renaître annuellement les mêmes richesses, savoir, 2 000 livres d’avances à la classe productive qui ont produit 2 000 liv. de revenu, et qui ont rendu 1 000 livres d’avances à la classe stérile ; et par la dépense de ces 5 000 livres qui reviennent en totalité à la classe productive, renaissent 5 000 livres par l’emploi productif des avances mêmes de cette classe.

C’est donc de la conservation ou de la croissance des avances qui font renaître annuellement les richesses, que dépend la prospérité des Nations agricoles. Car si ces avances ne sont pas suffisantes pour reproduire avec cette surabondance qui donne le plus grand revenu possible, la Nation perd sur le produit qu’elle pourrait retirer de son territoire. Mais, si elles sont si faibles qu’elles ne puissent que se reproduire elles-mêmes, alors le revenu manquera, les avances de la classe stérile s’anéantiront, toute la production sera bornée rigoureusement à la subsistance du Cultivateur et de ses ouvriers. Ce sera aussi à cet ordre d’hommes réduits au simple aliment nécessaire pour exister, que se bornera la Nation, qui dès lors ne pourrait plus se soutenir qu’autant qu’elle serait isolée de manière à ne pouvoir être exposée aux entreprises des autres Nations. Quelque faible, dure et bornée par les Lois, que fut la subsistance que les Ilotes fournissaient aux Spartiates, il est certain que si les terres de Sparte n’eussent rapporté que ce qu’il fallait pour nourrir leurs Cultivateurs, les Spartiates auraient péri ou a été forcés de chasser leurs esclaves, et de cultiver eux-mêmes leurs terres ; au moyen de quoi ils seraient eux-mêmes devenus Ilotes, abandonnant les exercices gymnastiques, les tables communes et la défense de la patrie.

Les propriétaires et les gouvernements, souvent trop peu clairvoyants, n’envisagent dans le dépérissement de l’agriculture, que le dépérissement même des facultés du Cultivateur, et ils l’envisagent avec indifférence, sans considérer que ce sont eux qui seront les premiers ruinés ; car tout sera anéanti, ou le dernier épi sera au moins pour le Cultivateur. Ce n’est donc point l’état du Cultivateur, qu’on envisage d’un œil si tranquille, qui doit fixer l’attention de la Nation. L’état du Cultivateur sera assuré lorsque la Nation s’attachera avec connaissance à assurer le sien. Le Cultivateur borné à lui-même, n’aurait besoin que de simples productions pour vivre. Mais la Nation a besoin que la terre produise le plus qu’il est est possible, et que les productions deviennent des richesses par la plus grande valeur vénale possible ; car c’est de cette valeur que résultent son revenu et ses richesses. En effet, si la valeur vénale ne soutient pas le prix des productions au-dessus de celui des dépenses de la culture, il n’y aura ni revenu ni richesses, quelque abondantes que soient les productions ; et tous les hommes seraient forcés de travailler à la terre, si ses productions ne leur procuraient que l’aliment, à l’exclusion de tout échange et de toute valeur de compensation pour d’autres jouissances : car aucun n’étendrait son travail jusqu’à la production d’un superflu qui lui serait inutile. Tous les hommes seraient égaux et indépendants les uns des autres. La force même, la force physique ne dominerait pas. Car les résultats de l’intérêt commun n’aurait alors d’autre objet de sûreté que celui de la réprimer. Elle n’aurait aucun moyen d’association pour s’assurer la supériorité ; car là où les productions et les services ne seraient pas payés, là, dis-je, où il n’y aurait pas de prix de compensation, il n’y aurait ni commerce, ni engagement, ni maîtres, ni valets, ni force militaire, ni gouvernement civil. Un tel état de société ne serait qu’un état passager aussitôt envahi par ses voisins, ou un pays de sauvages, ou de pâtres, abandonné à la dispersion de ses habitants.

Une Nation agricole doit donc s’attacher à soutenir, au plus haut prix possible, la valeur vénale de ses productions, attendu que la cherté en fait naître le plus qu’il est possible, et que de là résulte la plus grande opulence possible ; car le revendeur (ce qui comprend toute une Nation) ne peut jamais en ce cas souffrir lui-même de la cherté de ses productions. C’est là cependant, c’est cette crainte qui cause l’inquiétude des esprits bornés et la décadence des Nations agricoles, qui ignorent des vérités si essentielles et si faciles à démontrer, qui se perdent dans des raisonnements fallacieux sur la vraie source des richesses, et qui font diminuer à leur dam et ruine la valeur de leurs Propres productions. C’est cette crainte si absurde chez une Nation dont le territoire est fertile en blé, tandis que celles qui n’ont pont de territoire, ne prennent aucune précaution relative à cette crainte ; c’est elle, dis-je, qui établit les règlements contre la cherté de cette prétendue denrée, tandis qu’en favorisant le haut prix, elle pourrait par la facilité de son commerce et l’étendue de son territoire, parvenir au plus haut degré de puissance et de prospérité.

Ce ne sont donc pas simplement les productions du territoire d’un Royaume qui forment les revenus de la Nation, il faut encore que ces productions aient une valeur vénale qui excède le prix des frais de l’exploitation de la culture. Il n’y a que cet excédent qui puisse fournir le revenu ou le produit net. Ainsi plus cet excédent surpassera les frais, plus la Nation aura de revenu. Les revenus et l’impôt se tirent en argent. Donc toutes les dépenses et tous produits doivent être évalués en argent. Donc la valeur vénale en argent est la base de toute estimation et de toute supputation dans l’économie politique, et de tous rapports de richesses entre les Nations. Donc les opérations du gouvernement ne peuvent préjudicier à la valeur vénale en argent, qu’au dépérissement du Souverain et des propriétaires, et qu’à la subversion de l’ordre économique de la Nation, et de l’ordre e ses richesses relatives à celles des autres Nations. Si vous faites abstraction de cette valeur en argent, convenue dans tous les pays, vous n’avez plus de mesure pour évaluer vos richesses, ni celles des autres États, et le mot de richesses n’a plus de signification déterminée. Il faut donc pour évaluer les richesses annuelles d’une Nation, et pour connaître leurs rapports entre elles et avec celles des autres Nations dans le commerce et dans la puissance ; il faut, dis-je, examiner tout ensemble, 1°. la quantité des productions, 2°. leur prix en argent. Ces deux conditions sont relatives à trois autres, 1°. à la qualité des biens-fonds, 2°. à l’état de la culture ; 3°. à l’état du commerce des productions.

De ces trois dernières conditions, les deux premières décident de la quantité des productions, et la troisième de leur prix en argent. On ne peut donc déterminer le revenu effectif d’une Nation agricole, que par la connaissance exacte de ces cinq conditions, et l’administration de l’économie politique ne peut conserver ou augmenter ce revenu, qu’à la faveur de ces mêmes conditions, parce qu’elles ont une liaison et des rapports essentiels avec le revenu, et avec toutes les richesses annuelles de la Nation.

Mais aussi ces cinq conditions ont elles-mêmes des liaisons et des rapports essentiels avec d’autres conditions. L’examen de cette annelure de rapports entraîne nécessairement, dans une analyse des richesses d’exploitation, des produits, des revenus, des hommes, des rétributions fournies par les dépenses, l’emploi des revenus et le jeu économique de tous ces ressorts. Cette opération va être calculée d’après l’état d’étendue et de prospérité présenté dans le tableau. Cet état de prospérité n’est point imaginaire, il existe dans les Empires bien administrés. En 1698 on s’occupa efficacement en Angleterre du rétablissement de l’agriculture, par la liberté du commerce extérieur des grains, et par l’abolition de l’imposition personnelle et arbitraire. Le cadastre des terres dont le continent est 50 000 000 d’acres pour le seul Royaume d’Angleterre, chargeait le revenu net de 2 sols pour livre d’impôt en temps de paix. Cette taxe qui fournit au fisc 19 000 000 liv. se trouve aujourd’hui réduit, par les progrès de la culture, à environ se pt deniers pour livre du revenu net des propriétaires. Ainsi ce revenu, qui n’était en 1678 que de 190 000 000 liv. est actuellement d’environ 800 millions, abstraction faite des autres impositions. L’acre de terre est les  de l’arpent royal de France. Ainsi les 50 000 000 acres font 45 000 000 d’arpents, ce qui forme à peu près le tiers du territoire du Royaume de France. Si par un nouveau cadastre, les terres étaient chargées, comme dans l’institution, du dixième du revenu actuel, elles rapporteraient au fisc environ 80 millions, et le doublement, en temps de guerre, fournirait 160 millions, indépendamment des revenus des Royaumes d’Écosse et d’Irlande, et des Colonies, et des profits du métier de commerce de trafic. L’état de prospérité que nous supposons, se trouve donc encore beaucoup au-dessous de la réalité de celui de la Nation dont on vient de parler, et que nous exposerons plus en détail ci-après. Mais si à ce degré de prospérité en France, on supposait, sans aucun autre impôt, les deux septièmes du produit net des terres contribuables pour le revenu Royal, combien la puissance du Souverain ne surpasserait-elle pas celle des autres Potentats de l’Europe ? Il est donc démontré par un fait très voisin de nous, que nous n’exagérons en rien dans l’état de revenu présenté et calculé dans le Tableau. Mais d’autres exemples des richesses et de l’état de la population en France même, en différents temps rappelés dans la fuité de cet ouvrage, seront encore plus décisifs. Il n’y a donc rien d’imaginaire dans le fond de ces évaluations.

La bonne culture suppose donc des avances suffisantes pour l’exploitation, un profit assuré pour l’exploitant, et d’ailleurs diverses dépenses pour l’amélioration des qualités défectueuses des terres, dépenses, qui pour la plupart doivent être faites par le propriétaire. Mais le succès de ces dépenses exige des connaissances que n’ont pas les Cultivateurs, ni les propriétaires qui ne sont pas livrés à des recherches, à des essais, à des expériences suffisantes, pour assurer la réussite, des diverses dépenses qu’exigent les différentes qualités des terres. Ce sont ces connaissances et celles de la science économique, qui doivent occuper les académies d’agriculture, que la sagesse du gouvernement vient d’établir dans les Provinces du Royaume ; car elles peuvent se dispenser d’étendre leurs études sur le technique de la culture même des terres. Les Cultivateurs n’ont pas oublié leur métier dans les pays où une riche agriculture est soutenue par toutes les conditions qui peuvent en assurer la prospérité, et où la culture rapporte au moins cent pour cent de produit net. Il faut penser à parvenir dans toutes les Provinces du Royaume à ce point par les moyens connus aux maîtres de l’art, avant que d’en chercher d’extraordinaires et contraires à une pratique si avantageuse et si assurée.

 

III. Du Commerce considéré relativement à ses dépenses, et relativement aux revenus des biens-fonds.

Le Commerce, nous en avons parlé, et nous en parlerons souvent ; car ici tout est commerce, revenus et dépenses, et les objets généraux se présentent sans cesse dans les détails sous différentes faces ; le Commerce, dis-je, doit être examiné relativement à ses dépenses ou à ses frais, et relativement au revenu. On doit démêler relativement à ses dépenses celles qui se font aux dépens des biens-fonds, en soustraction d’une partie du produit net, et celles qui se payent par le revenu ou produit net qui revient aux propriétaires. Ces deux cas sont à envisager, 1°. pour rechercher les moyens de diminuer les frais de ce commerce, en augmentant la consommation dans les Provinces, où la vente de la première main des productions du cru rend peu de revenu, ou bien en procurant des débouchés faciles, par la répartition des canaux qui diminuent les frais de transport ; 2°. pour discerner les Consommateurs, dont la dépense, dans le commerce intérieur des denrées, porte sur les bons fonds en diminution du revenu, et ceux dont la dépense est payée par le revenu effectif des propriétaires, qui circule annuellement et successivement dans la Nation. C’est pourquoi il y a des Marchands qui ne fondent leurs espérances pour le succès de leur commerce, que sur la circulation de l’argent, et d’autres plus clairvoyants ne dirigent leurs vues, dans leurs entreprises, que sur la consommation et sur l’abondance, ou la disette actuelle des denrées.

Une production se vend à différents prix en différents lieux d’un Royaume ou d’une Province. Quelle est donc alors la véritable valeur de cette production dans le Royaume ? Une corde de bois apportée à Paris de loin ou de près, se vend également 40 liv. Si elle ne coûte que 3 liv. de frais de transport, et 3 liv. de frais d’exploitation, le propriétaire peut la vendre sur pied 34 liv. mais si elle coûte 34 liv. de frais de transport et 3 livres de frais d’exploitation, le propriétaire ne peut la vendre sur pied tout au plus que 3 liv. Cependant la corde de bois n’est pas d’un moindre prix dans le dernier cas que dans le premier, puisque par sa valeur à Paris, elle fournit à la dépense de 34 livres de frais de transport, et à celle de 3 livres de frais d’exploitation, et au paiement de 3 livres que le propriétaire en retire ; ce qui fait en total 40 livres. La valeur de la dépense du transport est aussi réelle que celle du prix payé au propriétaire, puisqu’elle satisfait à la rétribution du Voiturier et à la dépense de la nourriture de ses chevaux. Mais je ne dois pas confondre avec le revenu du propriétaire cette valeur de 34 livres, qui n’est pas prise sur les 3 livres de produit net. C’est, si l’on veut, 34 livres de retranchées du revenu du propriétaire, mais non pas une dépense payée pour les 3 livres de son revenu effectif. Ce genre de dépense ne doit donc pas entrer dans le compte des dépenses des revenus effectifs des propriétaires. Elle ne fait pas non plus partie de leur revenu, puisqu’elle en est soustraite par le Marchand pour la restitution de ses frais. On ne peut pas non plus la faire entrer dans le compte des dépenses du revenu de celui qui achète à Paris cette corde de bois, puisqu’il ne l’a pas achetée plus chère que si elle n’avait coûté que 3 livres de frais de transport. Il payerait même le bois plus cher à Paris ; s’il n’en venait pas de loin. C’est donc le fond du propriétaire du bois qui fournit cette dépense au préjudice du produit net ou revenu du propriétaire. C’est pourquoi cette sorte de dépense pourrait se rapporter à la classe stérile, si elle était comprise dans l’ordre de la distribution de la dépense même du revenu qui passe à cette classe ; mais étant au contraire prise immédiatement sur le produit même des biens-fonds, à l’exclusion du revenu ou du produit net, elle doit se rapporter aux dépens de la classe productive, sans la confondre cependant avec celles de cette même classe qui sont employées à l’exploitation même de la culture, et qui sont renfermées dans le tableau, où leur reproduction doit restituer annuellement les reprises du Cultivateur. Ces dépenses du commerce rural doivent donc aussi être distinguées de celles du commerce des marchandises de main-d’œuvre, parce qu’il n’y a point pour celles-ci de bien-fond sur lequel elles puissent porter directement et immédiatement ; car la rétribution de celui qui vend de la première main une marchandise de main-d’œuvre, est payée immédiatement par celui qui achète cette marchandise, or ce paiement est fourni médiatement ou immédiatement par le revenu effectif même des propriétaires, comme on le voit dans l’exposition de l’ordre de la distribution des dépenses de ce revenu.

Cette explication était nécessaire pour connaître la totalité du produit des biens fonds, pour s’en rendre compte dans les dépenses d’exploitation de la culture, et dans toutes les opérations du gouvernement économique, et distinguer la distribution des dépenses de différents genres d’exploitation d’avec les dépenses du revenu des propriétaires, et des dépenses de la rétribution des Agents de la classe productive, et celle des Agents de la classe stérile, telle qu’elle est tracée dans le Tableau, où l’on s’est borné aux dépens du revenu d’une Nation, et à celles qui lui sont annexées, et qui sont toutes mutuellement assujetties à l’ordre de leur distribution réciproque ; parce qu’il n’y a en effet que le revenu qui soit une richesse disponible. Tout le reste a son emploi dont on ne peut rien détourner sans causer un dépérissement dans les richesses annuellement renaissantes d’une Nation agricole.

Cependant les richesses d’exploitation, leurs dépenses et leurs reproductions doivent être connues, parce qu’elles ont des rapports si essentiels avec la reproduction annuelle du revenu, que l’augmentation ou le dépérissement de ces différentes richesses influent réciproquement sur les unes et sur les autres.

Il faut toujours se rappeler qu’il y a trois sortes de richesses qui se dépensent annuellement, 1°. Les richesses des avances annuelles de la classe productive de 2 000 l. 2°. celles du produit net ou revenu de 2 000 l. 3°. celles des avances annuelles de la classe stérile de 1 000 l. Ce qui indique ici une consommation annuelle de productions de 5 000 liv. par laquelle on sous-entend une masse de dépenses annuelles de cinq milliards, non compris quelques autres genres de dépenses annuelles particulières, comme celles dont on vient de parler ci-devant, qui n’ont pas un rapport immédiat avec la production et la dépense du revenu effectif, et qui par cette raison n’ont pas pu entrer dans l’arrangement du Tableau. Nous ne comptons pas non plus les dépenses de rachat des matières premières des avances de la classe stérile, qui avec les 5 000 liv., dont nous venons de parler, font paraître dans le Tableau 6 000 liv. de dépenses ; c’est en effet au moyen de l’argent circulant, 6 000 liv. de dépenses, mais non pas 6 000 liv. de consommation, car ce rachat est, comme on l’a dit, un remplacement en matières consommables, et non en matières consommées ; celles-ci peuvent être remplacées, mais elles ne peuvent pas remplacer, puisque ce qui est consommé n’existe plus. Ainsi les avances de la classe stérile présentent une double dépense ; celle des matières qui s’y consomment annuellement : et celles du rachat de pareilles matières qui le remplacent. Cette quantité de consommation et de reproduction annuelles que nous exposons ici, suppose un grand Royaume, dont le territoire est richement cultivé, qui assure la conservation de ses richesses d’exploitation, et qui a un commerce libre et facile pour assurer aux productions la plus grande valeur vénale possible, et où l’administration éclairée et fidèle de l’économie politique, réunit les conditions essentielles à la prospérité d’un État.

Il semble que les ventes et les achats que l’on fait chez l’Étrangers doivent jeter beaucoup de confusion dans la supputation des dépenses annuelles d’une Nation, calculées sur la production annuelle de ses richesses ; mais lorsque l’on fait attention qu’on ne peut faire d’achats qu’à raison des ventes que l’on fait de ses productions, la confusion disparaît et l’on voit que dans l’ordre des dépenses régulières d’une Nation, les achats supposant les ventes, qui ne sont au fond qu’un échange, on peut faire abstraction du commerce extérieur réciproque dans la supputation des dépenses calculées pour le produit annuel des richesses de la Nation.

Il suffit donc d’exposer en détail le produit annuel de ces richesses, pour pouvoir entrer ensuite dans le détail des dépenses annuelles ; car tout doit être dépensé pour pouvoir être reproduit. De là vient que l’on dit que consommation et revenu sont synonymes.

 

IV. Explication détaillée des rapports des dépenses et des produits exposés dans le Tableau.

On voit au bas du Tableau que, suivant l’ordre de la distribution de la dépense du revenu qui y est tracée, la reproduction du revenu y est égale au revenu dépensé, et que la terre restitue de plus les avances annuelles de la culture qui ont été dépensées aussi, et qu’elle gratifie encore le Cultivateur des intérêts au 10% du capital de ses avances annuelles et de ses avances primitives. Mais on ne retrouve point dans cette reproduction totale, celle des avances annuelles de la classe stérile, parce que ces avances ne renaissent point de leur dépense qui se fait à la classe stérile qui en fournit le fond primitif, et qu’elles sont rendues annuellement à cette classe par la distribution même des dépenses annuelles du revenu. Cependant ce fond n’est pas anéanti par sa dépense ; il passe annuellement à la classe productive pour les achats des matières premières qui se tirent de cette classe. Il y passe, dis-je, en totalité, et y est retenu. C’est pourquoi on ne le voit point dans le tableau suivre l’ordre des reversements réciproques d’une classe à l’autre. Mais la dépense de ce fond portée à la classe productive n’y est pas stérile ; car c’est de ce fond de dépense même que naissent annuellement les intérêts des avances de la classe productive. Ainsi ce fond primitif qui fait partie des 5 000 liv. de richesses qui se consomment annuellement, contribue proportionnellement à la reproduction des 5 000 liv. de richesses qui renaissent annuellement, c’est-à-dire, des 2 000 liv. d’avances annuelles, des 1 000 liv. d’avances de la classe stérile, et des 2 000 liv. de revenu, qui toutes ensemble forment les 5 000 liv. de dépense de consommation, d’où renaissent les 5 000 livres de reproduction.

Par la distribution du revenu, par les achats et par les retours réciproques d’une classe à l’autre, on voit que 5 000 liv. de reproduction reviennent annuellement à la classe productive. Elle en paye 2 000 liv. aux propriétaires ; elle en dépense deux mille liv. et en conserve 1 000 liv. pour l’intérêt de ses avances annuelles ; réserve, qui est destinée à la réparation des avances primitives, au dédommagement des accidents auxquels les récoltes sont exposées, etc. On voit aussi que 3 000 liv. circulent dans la classe stérile, savoir, 1 000 liv. de rétribution qui sont dépensées par les Agents de cette classe, 1 000 liv. d’avances dépensées sur le propre fond de cette même classe, et remplacées par 1 000 livres qu’elle se restitue par épargne, et qu’elle emploie au rachat des matières premières qu’elle remplace successivement : ainsi la masse des richesses qui circulent entre les deux classes, est de 8 000 l. savoir 5 000 liv ; de productions que la classe productive a fait naître ; 2 000 liv. de richesses pécuniaires qui ont payé le revenu, et qui rentrent constamment dans la circulation pour les ventes et les achats des 5 000 liv. de productions ; et 1 000 liv. d’avances qui sont fournies par la classe stérile, et qui lui sont rendues par la circulation des 2 000 liv. de richesses pécuniaires, dont 1 000 livres sont employées au rachat des matières premières qui remplacent celles qui s’y consomment annuellement ; ce qui compose le fond des 8 000 liv, dont il s’agit.

Mais de ces 8 000 liv. il n’y en a que 5 000 liv. qui se reproduisent annuellement, parce que les 2 000 liv. de richesses pécuniaires ne se consomment pas et qu’elles restent toujours dans la circulation pour les paiements des achats et des ventes. Il en est de même des 1 000 l. d’avances de la classe stérile. C’est un fond que cette classe remplace continuellement ; elle ne fait, pour ainsi dire, que se le prêter et se le repayer annuellement à elle-même, en le reprenant chaque année sur les 2 000 liv. qu’elle reçoit, et dont elle ne dépense pour elle-même que 1 000 liv. qui font sa rétribution ; à la différence de la classe productive qui reçoit aussi 2 000 liv. qui les dépense et qui les fait renaître pour elle-même, par lesquelles elle entretient toujours le fond de ces avances annuelles, qu’elle dépense et qu’elle fait renaître annuellement. C’est dans cette dépense même de 2 000 liv. que consistent les frais qui font renaître le revenu. Ainsi les dépenses des agents de la classe productive, sont doubles de celles des agents de la classe stérile. Celles des propriétaires sont de 2 000 livres, ce qui forme, en tout, les 5 000 liv. de dépenses annuelles en consommations effectives, qui naissent, qui s’achètent, qui renaissent, qui se reprennent et qui retournent annuellement à la classe reproductive.

Dans l’hypothèse du tableau actuel où les avances de la classe productive font naître cent pour cent de revenu ; ce revenu qui se dépense dans l’année, passe en totalité à la classe productive, et en totalité à la classe stérile par les revirements réciproques d’une classe à l’autre ; et ce revenu renaît aussi en totalité par la reproduction de l’année, ainsi qu’il est représenté dans le Tableau qui termine le chapitre précédent.

Il faut toujours se rappeler que ce sont les achats, payés par les 1 000 liv. d’avances stériles à la classe productive, qui font renaître à cette classe les intérêts des avances du Cultivateur ; en sorte que si quelque dérangement dans la conduite de l’administration économique causait du dépérissement dans les avances de la classe stérile, ce dépérissement influerait sur la reproduction des intérêts des avances de la classe productive, au point que le dépérissement de la reproduction de ces intérêts, serait égal au dépérissement des avances de la classe stérile. Ainsi, quand il y a un dépérissement, qui rend ces avances insuffisantes pour satisfaire aux intérêts du fond des avances du Cultivateur, ces intérêts sont refournis aux dépens du revenu.

 

V. Rapports des dépenses et des produits de la culture des grains.

La plus grande partie du produit annuel du territoire s’obtient par le travail de la charrue, et l’autre partie, par d’autres genres de culture ou d’exploitation des biens-fonds. Dans un territoire de 120 ou 130 millions d’arpents de cent perches quarrées, la perche de 22 pieds, comme celui du Royaume de France, il y a environ 60 millions d’arpents qui peuvent être cultivés par la charrue, et le reste comprend les bois, les prés, les vignes, les terres ingrates, les habitations, les rivières, les étangs, les chemins, etc.

Nous avons observé, que 60 millions d’arpents de terre peuvent être exploités par 500 mille charrues de grande culture. Ainsi, c’est 120 arpents pour l’emploi de chaque charrue, lesquels se partagent en trois parties égales chacune de 40 arpents, qui successivement sont ensemencées, l’une en blé, une autre en grains de Mars, et la troisième reste en jachère ou en repos, pour être préparée pendant l’année par les engrais et les labours, à porter la récolte du blé l’année suivante, et l’autre année d’après la récolte des grains de Mars.

Pour estimer, en argent, le produit de la récolte du blé par arpent, du fort au faible, on sous-entend que, par la liberté du commerce extérieur d’exportation et d’importation, la valeur vénale des grains est dans toutes les Provinces du Royaume sur le pied du prix courant entre les Nations commerçantes ; que le prix du septier de blé de 240 livres pesant est, comme il est d’ordinaire en pareil cas, environ le tiers du marc d’argent, ou 18 livres de notre monnaie actuelle. Sur ce pied, chaque arpent de terre, rapportant du fort au faible six septiers et demi de blé, dîme comprise, le produit total de l’arpent est de 117 liv. La récolte des grains de Mars peut être estimée environ aux de celle du blé, c’est-à-dire, 45 liv. Ainsi le produit annuel de l’emploi d’une charrue serait environ 6490 liv. Mais nous avons estimé tout le blé sur le pied du prix du froment. Or, en supposant que dans l’état florissant où nous supposons l’agriculture du Royaume, il y ait cependant un quart de la récolte du bled en seigle, qui ne vaut que les deux tiers du prix du froment, les 6490 liv. seront réduites à 6120 liv. il faut encore défalquer la semence pour l’ensemencement prochain du blé et des grains de Mars. Ainsi, toute déduction faite, le produit annuel total de l’emploi d’une charrue est environ 5 500 l. et le produit total des 500 mille charrues 2 750 000 000.

Il y a un autre produit annexé à cette partie aratoire, c’est celui des bestiaux de profit, savoir, les moutons, bœufs, vaches, porcs, volailles, etc. Ce produit ne sera rapporté ici que pour mémoire, parce qu’il sera absorbé par des dépenses qui le dérobent entièrement au produit net ou revenu. Cependant il ne laisse pas d’être un produit au profit de l’exploitation et de la population ; car les dépenses qui l’absorbent, sont la nourriture des animaux de labour et les gages et nourritures des bergers et servantes qui gouvernent les troupeaux et la basse cour. Cet accessoire à la charrue, considéré séparément, peut être estimé à 450 000 000.

Ce produit de 450 millions joint à celui de 2 milliards 750 millions forment le produit total de la partie aratoire, ci, 3 200 000 000.

Les produits de l’autre partie qu’on peut appeler champêtre, parce qu’elle est fort diversifiée, et qu’à la réserve des vignes, il y a peu de culture de labourage. Tels sont les bois, les prés, les herbages, les étangs, les vergers, les landes, les montagnes et autres pâturages déserts, les carrières, les mines, la pêche en mer, les rivières, etc. Ces différents produits peuvent égaler à peu près celui de la partie aratoire, et former tous ensemble un produit total d’environ 6 000 000 000.

La partie champêtre est en grande partie livrée aux bestiaux de profit, outre les troupeaux et les vaches. Elle fournit le pâturage des chevaux, bœufs, vaches et autres animaux de pâture que l’on élève, et de ceux qui se vendent pour la boucherie. Ainsi le produit des bestiaux doit être dans cette partie champêtre, au moins aussi considérable que celui des bestiaux de profit de la partie aratoire. Mais il semble qu’il n’y a pas autant d’animaux de travail dans celle-là que dans celle-ci.

Il paraît aussi qu’il n’y a pas autant d’hommes et de femmes occupés à garder et à gouverner ces bestiaux de pâturage, parce que les landes et autres lieux déserts un peu vastes, exigent un moindre nombre de pâtres pour la garde de ces mêmes bestiaux. Cependant nous mettrons de même ce produit en compensation avec les frais de la nourriture et des gages des personnes qui y sont employées, et de la dépense pour la nourriture des animaux de travail de cette partie champêtre, afin que le produit de ces bestiaux et de ceux de la partie aratoire pris ensemble, se trouvent, du fort au faible, en compensation avec les mêmes frais qui absorbent totalement ces produits de part et d’autre ; mais c’est à la décharge des autres genres de produits et à l’avantage de la population, par la part de la rétribution que les hommes retirent de ces frais pour leur subsistance. Il est certain que ces produits ne peuvent d’ailleurs fournir aucun produit net ou revenu qui ne fût pris au détriment de ces productions et de la population ; mais, quoiqu’ils n’entrent pas en compte pour le revenu, ce ne sont pas moins des productions qui servent à la nourriture des hommes et à d’autres usages pour leurs besoins ; ce qui donne au produit que l’on retire de ces animaux compris tous ensemble, une valeur vénale qui les fait entrer, dans la masse des six milliards de richesses annuelles de la Nation, pour environ 900 millions.

Les 5 milliards de produit qui figurent dans le Tableau, n’y sont pas bornés aux simples rapports de compensation entre les productions et les frais ; car ils y présentent un ordre de rapports beaucoup plus composés ; des rapports de productions avec les frais et le produit net ou revenu ; des rapports avec les dépenses des productions, des frais et du revenu ; des rapports avec les avances et les revenus, et la production des avances et du revenu ; des rapports avec la distribution annuelle de ces richesses, et la rétribution des hommes de chaque classe. C’est pourquoi il faut voir le total des différentes parties qui fournissent le revenu, avant que de faire l’application des calculs actuels au tableau économique.

Le produit annuel de l’emploi d’une charrue a été estimé à 5 500 liv. dont le Fermier retire pour la rétribution de ses avances annuelles 2 142 liv. et pour les intérêts de ses avances annuelles et primitives 1 216 liv. en total 3 358 liv. reste pour le revenu 2 142 liv. dont les 4 septièmes ou 1 224 liv. sont pour le propriétaire, les deux septièmes ou 612 liv. pour l’impôt, un septième ou 306 liv. pour la dîme ; sur ce pied chaque arpent de terre est réputé produire annuellement l’un dans l’autre 45 liv. dont il y a 10 liv. pour le propriétaire, 5 liv. pour l’impôt, 2 liv. 10 f pour la dîme, et 27 liv. 10 f pour les reprises du Fermier.

La dîme est déterminée ici dans un point de vue général. Car, dans le détail, cette redevance est très irrégulière, parce qu’elle n’est pas fixée partout au même taux, et parce qu’elle se lève à raison du produit total, qui n’est pas toujours à beaucoup près dans une même proportion avec le produit net, en sorte qu’elle excède de beaucoup le septième du produit net dans les terres de médiocre qualité, et qu’elle est au double et au triple dans les terres, dont le produit des récoltes ne rend guères plus que les frais de la culture, et où cette redevance se lève au treizième du produit total. Mais étant envisagée au général du fort au faible, et eu égard aux genres de biens qui en sont exempts, et à l’irrégularité du taux auquel elle se lève sur les terres qui en sont chargées, elle se trouve à peu près, à l’égard du produit net, dans la proportion où nous l’avons évaluée.

Dans le détail des reprises du Fermier, nous n’avons parlé que de la reproduction de ses avances annuelles et des intérêts, sans avoir rien dit encore de la rétribution due aux soins, aux travaux et aux risques de son entreprise ; parce que cette rétribution se trouve confondue dans les dépenses de ses avances annuelles et dans le produit des bestiaux de profit, qui lui rend les frais de la nourriture, en avoine, de ses chevaux de labour, sur le pied de 600 liv. Cette déduction de frais d’exploitation, qui entreraient en compte dans la dépense de ses avances annuelles, n’y seront point compris. Ainsi elle revient au profit du Laboureur sur la dépense de ses avances, et ce dédommagement de dépense lui sera alloué pour la rétribution due à son emploi personnel ; en sorte que ses reprises en total pour l’emploi d’une charrue, sont de 3 958 liv. dont il y a, pour ses intérêts et sa rétribution, 1 816 liv : le reste est restitution de ses avances annuelles. Il ne doit pas dépenser annuellement toute cette somme de 1 816 liv. parce qu’il a besoin de se ménager une réserve pour les accidents auxquels ses récoltes et ses bestiaux sont exposés, et pour pourvoir à l’établissement de ses enfants ; mais il peut faire valoir et accroître cette réserve, en la faisant profiter dans son entreprise d’agriculture.

Les fermes exploitées par les Laboureurs Propriétaires ou Fermiers, peuvent être estimées du fort au faible à deux charrues. Sur ce pied il n’y aurait qu’environ 250 000 Fermiers ou Laboureurs dans un Royaume de l’étendue et dans le degré de prospérité où nous le supposons. On peut évaluer la dépense qu’ils font pour leur subsistance et celle de leur famille, à la classe productive, à 600 livres chacun, c’est-à-dire, à la moitié de leur rétribution qui est de 1 200 liv. pour l’entreprise de l’exploitation de deux charrues : C’est en total, 300 000 000 liv. gagnées sur le total des avances annuelles de 1 071 000 000 l. des 250 000 Fermiers, lesquels dépensent la moitié du total de leur rétribution de 300 000 000 liv. à la classe productive, cette moitié est 150 000 000 liv. l’autre moitié se dépense à la classe stérile.

Il reste, de la dépense des avances annuelles pour la rétribution des Chartiers et autres Ouvriers occupés aux travaux de cette culture, 771 000 000, dont ils dépensent moitié à la classe productive, c’est 385 500 000 liv. et l’autre moitié à la classe stérile.

771 000 000 divisés par 500 liv. pour la rétribution de chaque homme chef de famille, payent la rétribution de 1 542 000 de chefs de famille employés à la culture de la charrue, qui, joints avec les 250 000 Fermiers, fait 1 792 000 chefs de famille.

1 792 000 chefs de famille, à quatre personnes par famille, c’est 7 168 000 personnes. 1 792 000 chefs de famille partagés à 250 000 fermes de 2 charrues chacune, c’est 7 chefs de famille par ferme ; savoir, un Maître, six Ouvriers, Chartiers, Valets de cour, Batteurs en grange, Moissonneurs, Maréchal, Bourlier, Charron, Journalier, qui pris les uns avec les autres, équivalent six Ouvriers continuel.

Qu’on se ressouvienne toujours que nous supposons un Royaume qu’une bonne et fidèle administration fait fleurir, où la Nation est dans l’aisance, où les denrées sont à un prix avantageux, où les Fermiers soutiennent une riche culture, qui donne au moins cent de Produit net ou revenu pour cent d’avances annuelles en frais.

RÉSULTATS des calculs particuliers aux parties déduites ci-dessus.

Produit total 2 750 000 000
Produit net, 2 142 liv. par charrue, ce qui fait 17 liv. 10 sols par arpent, compris l’impôt et la dîme. Total. 1 071 000 000
Total des avances annuelles 1 071 000 000
Total de la rétribution des Domestiques et Ouvriers 771 000 000
Total de la rétribution de 250 000 Fermiers à 600 liv. par charrue, 300 000 000
Intérêts de leurs avances, 1 216 liv. par charrue, 608 000 000

POPULATION.

Chefs de famille Maîtres ou Fermiers 250 000 1 792 000
Ouvriers et Domestiques 1 542 000
À quatre personnes par famille, fait 7 168 000 personnes

 

 

V. Rapports des dépenses et des produits des autres parties de l’agriculture.

La partie champêtre ne paraît pas comprendre autant de Maîtres ou Entrepreneurs d’exploitation, que la partie aratoire. Il y a cependant de gros propriétaires de vignes qui profitent du bénéfice de la régie de l’entreprise ; or, en supposant la moitié des vignes dont l’exploitation est payée ou régie parles Maîtres ou Propriétaires, ce serait, dans un Royaume comme la France, où cette partie étant mise en toute valeur par l’aisance de la Nation, et la liberté et l’immunité du commerce intérieur et extérieur ; ce serait, dis-je, environ 1 500 mille arpents sous la régie de propriétaires exploitants, qui étant, du fort au faible, chargés chacun de l’exploitation de dix arpents, le nombre de ces exploitants serait de 150 000 ; et leurs avances annuelles, à 100 liv. pour chaque arpent, seraient en total 150 000 000 liv. dont ils retirent au moins, quoique confusément avec le produit total, un intérêt au denier 10, sans quoi ils préféreraient d’engager leur bien à rente aux Vignerons, plutôt que de se charger des dépenses d’une exploitation si dispendieuse dont ils ne retireraient aucun bénéfice. Il faut donc évaluer, en total, l’intérêt que les 150 000 000 liv. d’avances leur rapporte, à 15 millions. L’autre moitié des vignes, réduites en de plus petites entreprises d’exploitation, exécutée par des Vignerons pour leur compte, doit leur rapporter le même intérêt, indépendamment de la rétribution due à leur travail. Ainsi 15 millions, qui, avec les 15 millions pour les propriétaires entrepreneurs, font 30 millions outre la rétribution fournie par les avances annuelles de 300 millions. Ici le produit net pour les propriétaires, pour l’impôt, pour la dîme, est au moins le cent pour cent des avances. Mais un tel produit net n’est pas connu dans les pays où il est aliéné pour l’impôt, au détriment de l’impôt, du revenu des propriétaires, de la culture de ce genre de bien, de la consommation et du commerce intérieur et extérieur des vins. Cependant il est aisé de démontrer que dans un tel Royaume, le produit total des vignes pourrait être au moins de 630 000 000.

Il y a des Provinces où l’on serait étonné d’entendre dire que les frais d’exploitation d’un arpent de vigne, pour la culture, pour la récolte et pour les tonneaux, etc. sont au moins de 100 liv. parce que dans les pays où les denrées sont en non-valeur, et où les vignes ont en arbrisseaux et fort négligées, les frais y sont peu considérables. Mais nous parlons d’un grand Royaume fort peuplé, où, par un commerce fort actif, les denrées seraient par tout à haut prix, où les Vignerons seraient en état d’attendre les temps favorables pour la vente de leurs vins, où l’augmentation des consommations et les immunités des droits d’impôt destructif augmenteraient le prix de la vente de la première main, et le débit, et où l’aisance et le profit animeraient partout l’agriculture, et procureraient les avances nécessaires pour obtenir le meilleur et le : grand produit possible.

La culture des vignes se fait par le travail des hommes ; et plus des trois quarts de l’emploi des avances annuelles que demande cette culture, est pour la rétribution due à ce travail. Cette rétribution étant d’environ 225 millions, payerait le salaire de 450 000 chefs de famille à 500 liv. chacun par an. Ce qui suppose qu’il y a 900 mille hommes qui travaillent à la culture des vignes pendant six mois de l’année. En effet, ce travail n’occupe chaque homme qu’environ six mois de l’année. Il est occupé d’ailleurs pendant les autres mois à d’autres travaux, à la récolte pendant les moissons, à l’exploitation des bois et à divers autres travaux pendant l’hiver.

RÉSULTATS des calculs particuliers à la partie des Vignes.

Produit total 630 000 000
Produit net 300 000 000
Avances annuelles en salaires et autres frais 300 000 000
Total du salaire des Ouvriers 225 000 000
Intérêts des avances 30 000 000

POPULATION.

Chefs de famille 450 000
À quatre personnes par famille, 1 800 000 personnes

Il y a encore dans la partie champêtre diverses sortes de Maîtres ou Entrepreneurs. Tels sont ceux qui achètent et font exploiter les bois, ceux qui se chargent en gros des engrais et du commerce des animaux de boucherie, ceux qui sont propriétaires de gros capitaux de bestiaux dans les herbages, pâturages, déserts, montagnes ; les Entrepreneurs de mines, de carrières, de pêches ; les entrepreneurs de charrois, et commerce intérieur des denrées du cru, etc. Tous ces Entrepreneurs ruraux peuvent être ramenés, du fort au faible, à l’état des Fermiers pour leur rétribution, et pour les intérêts de leurs avances annuelles.

Le revenu des bois, dans un Royaume tel que la France, dans un état de prospérité et bien peuplé dans toutes les Provinces, où, par conséquent la consommation assurerait le débit, peut être évalué, comme il est déjà déterminé dans le livre de la Théorie de l’impôt, environ à 300 millions et autant pour les dépenses d’exploitation qui font ensemble 600 millions, dont l’administration étant exercée par 24 mille Entrepreneurs qui y mettent chacun 25 000 liv. d’avances annuelles pour l’exploitation et le paiement des propriétaires, ce fond d’avances doit rapporter à chacun, comme dans tout commerce qui a des risques et où le retour des deniers avancés exige au moins une année, doit rapporter, dis-je, un intérêt de 10%. C’est 2 500 liv. et de plus 1 200 liv. pour la rétribution due au travail de la régie de l’entreprise. C’est ensemble 3 700 liv. et en total pour les 24 000 Entrepreneurs, 88 800 000 livres.

Le travail de l’exploitation des bois occupe à peu près autant d’hommes que le travail de la culture des vignes, environ 900 mille hommes qui se réduisent à 450 mille, parce qu’ils n’y sont employés aussi qu’environ six mois de l’année ; mais c’est dans le temps des petites journées. Ainsi leur rétribution en total se rait 225 000 000 l.

RÉSULTAT des Calculs particuliers à la partie des bois.

Produit total 688 800 000
Produit net 300 000 000
Avances annuelles 300 000 000
Rétributions des Ouvriers 225 000 000
Rétribution des 24 000 Entrepreneurs à 1 200 l. chacun 28 800 000
Intérêts à 10% de 24 000 Entrepreneurs, dont
les fonds sont de 25 000 liv. chacun
60 000 000

POPULATION.

Chefs de famille Entrepreneurs 24 000 474 000
Ouvriers 450 000
À quatre personnes par famille 1 896 000 personnes

L’exploitation des prairies exige fort peu de dépenses, non seulement parce qu’elles y sont peu considérables, mais encore parce que ce genre d’exploitation est exécuté en grande partie par les hommes employés dans les autres genres d’entreprises, et surtout par les Ouvriers de la partie aratoire. Cependant il peut y avoir à peu près la moitié des prairies qui ne sont pas comprises dans les autres entreprises, et dont les frais peuvent être évalués à 50 millions, ce qui fournit 50 millions de rétributions pour les hommes. Nous nous bornerons donc à exposer le produit net de ce genre de bien, qui, dans l’état de prospérité d’un Royaume comme la France, peut être évalué à 250 millions, ce qui demande 50 millions pour les frais d’exploitation ; la moitié des prairies étant tenue par des Fermiers, dont les fonds sont chacun de 10 000 liv. Cette entreprise demande 24 000 Entrepreneurs ; ils doivent avoir, comme dans toute autre entreprise rurale, l’intérêt de leurs avances à 10%, et leur rétribution.

RÉSULTAT des Calculs particuliers relatifs à la partie des Prairies.

Produit total 338 400 000
Produit net 250 000 000
Avances annuelles 50 000 000
Rétributions des Ouvriers 50 000 000
Rétribution des Fermiers 14 000 000
Intérêts de leurs avances 24 000 000

POPULATION.

Chefs de famille Entrepreneurs ou Fermiers 24 000 124 000
Ouvriers 100 000
À quatre personnes par famille 496 000 personnes

La partie des prairies semblerait donc exiger une exception relativement à l’ordre général des rapports entre les avances annuelles et le produit net.

Mais on remarquera qu’il y a dans la partie champêtre d’autres sortes d’exploitation, où tout le produit est presque entièrement absorbé par les dépenses, entr’autres, celui de la pêche en mer, des mines, des carrières et d’autres qui ne rendent guères que la rétribution des hommes qui y sont employés. Toutes ces sortes d’exploitations qui pourraient ensemble produire 300 millions, ne rendraient pas 80 millions de produit net. Mais elles font vivre par leur produit même au moins 400 000 Ouvriers chefs de famille, 20 000 Maîtres qui en tirent 20 millions d’intérêt et de rétribution.

Ces deux parties, dont l’une, je veux dire les prairies, est presque toute en produit net, et l’autre presque toute en dépense, s’entre-compensent en quelque sorte ; ce qui revient à peu près à l’ordre général des rapports, entre le produit net et les dépenses d’exploitation de la classe productive.

RÉSULTAT des Calculs particuliers à ces dernières parties.

Produit total 300 000 000
Avances annuelles 200 000 000
Produit net 80 000 000
Rétributions des Ouvriers 200 000 000
Intérêts de leurs avances à 10% 20 000 000

POPULATION.

Chefs de famille Entrepreneurs 20 000 420 000
Ouvriers 400 000
À quatre personnes par famille 1 680 000 personnes

Nous avons évalué le produit des bestiaux de profit de la partie champêtre, sur le pied de celui des bestiaux de profit de la partie aratoire, c’est-à-dire, à 450 millions de produit compensé avec 450 millions pour la dépense des animaux de travail employés à l’exploitation des biens de la partie champêtre, et pour la rétribution des personnes employées à la garde et au gouvernement de ces bestiaux de cette dernière partie. Le produit total des deux parties ensemble est de 900 millions, dont il y en a 600 millions pour la dépense des animaux de travail annexés à l’une et à l’autre partie, 200 millions pour la rétribution de 400 mille bergers ou chefs de famille, et 100 millions pour la rétribution de 800 mille servantes de basse-cour. Le capital des avances primitives des bestiaux de profit de la partie champêtre, peut être évalué au moins à 2 milliards, et les avances annuelles à 150 millions. Les intérêts à 10% de ces deux articles réunis, sont 215 millions d’intérêts pour les avances primitives et annuelles. Ainsi c’est 215 millions que retireraient les Maîtres ou les Propriétaires de ces bestiaux, dont il reviendrait à chacun, du fort au faible, 1 000 l. ce qui partage le total de ces intérêts sur le pied de 215 mille Maîtres pour la partie champêtre.

RÉSULTAT des Calculs particuliers aux dépenses et aux produits des Bestiaux.

Produit total 900 000 000
Ces 900 millions de produit total sont absorbés par les frais suivants.
Avances annuelles, pour la rétribution des bergers et servantes 300 000 000
Dépenses des animaux de travail des différents genres d’exploitations des Biens qui produisent le revenu 600 000 000
Intérêts des Maîtres de la partie champêtre 215 000 000[4]

[5]POPULATION.

Chefs de famille Maîtres 210 000 610 000 3 240 000 personnes.
Bergers 400 000
À quatre personnes par famille 2 440 000
Servantes de basse-cour 800 000

Le produit de la classe productive, qui est soustrait au revenu ou au produit net pour la dépense des charrois du commerce intérieur des denrées du cru, est au moins de 760 millions, dont 300 millions sont dépensés pour la nourriture des chevaux de voiture ou de charge, et 100 millions pour la rétribution des hommes employés à l’exploitation de ce commerce, où il peut y avoir cent mille Maîtres ou Entrepreneurs, qui, ayant chacun 2 400 liv. pour les intérêts à 10% de leurs avances et 1 200 l. de rétribution, ont en total 360 millions.

Ces dernières parties de la classe productive qui coopèrent à la production du revenu, mais qui ne donnent pas de revenu, je veux dire les bestiaux de profit, et les frais du commerce rural dont il s’agit présentement, ne sont point comprises dans le Tableau qui représente l’ordre de la distribution des dépenses et de la reproduction du revenu par la dépense même du revenu ; parce que ne donnant pas de revenu, elles ne peuvent entrer dans le Tableau de la distribution et de la reproduction des revenus, et qu’il suffit de les évaluer et de les ajouter ici à la masse générale de la reproduction annuelle, pour compléter la supputation détaillée et générale des rapports des produits et des dépenses.

RÉSULTAT des Calculs particuliers au commerce rural.  

Avances annuelles Dépenses des animaux de charge et de charrois, 300 000 000
Rétribution des Voituriers, 100 000 000
Rétribution de 100 000 Entrepreneurs à 1 200 liv. chacun 120 000 000
Intérêts de leurs avances à 10% 240 000 000
TOTAL des frais de commerce intérieur des denrées du cru 760 000 000

POPULATION.

Chefs de famille Entrepreneurs 100 000 300 000
Voituriers et autres Ouvriers 200 000
À quatre personnes par famille 1 200 000 personnes

RÉSULTATS généraux des Calculs des rapports de dépenses avec les produits.

Revenus ou produit net Charrue, 1 071 000 000
Vignes, 300 000 000
Bois, 300 000 000
Prés, 250 000 000
Mines, Carrières, etc. 80 000 000
TOTAL 2 001 000 000
Avances annuelles Charrue, 1 071 000 000
Vignes, 300 000 000
Bois, 300 000 000
Prés, 50 000 000
Mines, Carrières, etc. 200 000 000
TOTAL 1 921 000 000
Rétribution des Domestiques et Ouvriers Charrue, 771 000 000
Vignes, 225 000 000
Bois, 225 000 000
Prés, 50 000 000
Mines, Carrières, etc. 200 000 000
Bestiaux, 300 000 000
TOTAL 1 717 000 000
Rétribution des Entrepreneurs Charrue, 300 000 000
Bois, 28 800 000
Prés, 14 400 000
Commerce rural, 120 000 000
TOTAL 463 200 000
Intérêt des avances annuelles et primitives Charrue, 608 000 000
Vignes, 30 000 000
Bois, 60 000 000
Prés, 24 000 000
Mines, Carrières, etc. 20 000 000
Bestiaux de la partie champêtre, 215 000 000
Commerce rural, 240 000 000
TOTAL 1 197 000 000[6]

TOTAL de la reproduction annuelle.

Produit total Charrue, 2 750 000 000
  Vignes, 630 000 000
  Bois, 688 800 000
  Prés, 338 400 000
  Mines, Carrières, etc. 300 000 000
  Bestiaux de profit, 900 000 000
  Commerce rural, 760 000 000
  TOTAL 6 367 200 000

TOTAL de la population.

Propriétaires, 1 000 000    
Chefs de famille de la clase productive Entrepreneurs, 635 000 5 177 000  
  Domestiques et Ouvriers 3 542 000    
Quatre personnes par famille, 20 708 000  
Servantes, 800 000  
TOTAL des personnes, 21 508 000 21 508 000
Chefs de famille de la classe stérile Gagistes supérieurs ou Entrepreneurs à 2 000 liv. chacun 300 000  
Gagistes inférieurs ou Artisans à 500 l. chacun, du fort au faible[7] 1 800 000  
  TOTAL   2 100 000  
A quatre personnes par famille, 8 400 000
TOTAL des personnes des deux classes 29 900 000

COMPENSATION de la reproduction et des dépenses.

La reproduction annuelle est de 6 367 200 000
Le revenu, qui est de deux milliards, en achète pour 1 000 000 000
Les Ouvriers, Colons et Domestiques 883 000 000

RAPPORTS DES DÉPENSES,

Les Fermiers ou Entrepreneurs Pour leur nourriture 231 600 000
Pour l’entretien des avances primitives 598 500 000
Pour portion de leurs intérêts, mise en emploi ou en dépenses ; car toutes réserves ou épargnes sont remises successivement en emploi ou dépense, 598 500 000
Les animaux que l’on nourrit en consomment 900 000 000
La classe stérile en achète Pour les avances de ses ouvrages et du commerce d’exploitation 1 437 066 667 2 155 600 000
Pour la subsistance 718 533 333
TOTAL de la dépense des productions annuelles 6 367 200 000

Pour ne pas, laisser dans le simple état d’hypothèse les détails dans lesquels nous sommes entrés, nous pouvons prendre pour exemple un Royaume, où l’Agriculture est réellement parvenue à ce haut degré de prospérité, et où l’on peut évaluer par le prix des grains, par l’état de la culture, par l’étendue et les qualités du territoire, les richesses qu’il produit annuellement : Nous choisissons l’Angleterre parce que le territoire y est cultivé par de riches Laboureurs, et parce qu’on a tous les autres éléments nécessaires pour évaluer les produits de sa culture.

REVENUS du territoire de l’Angleterre proprement dite.

On fixe à 50 millions d’acres, ou 45 millions d’arpents, l’étendue du territoire de l’Angleterre proprement dite, et on estime qu’il y a environ 30 millions d’arpents qui donnent du produit.

Ces terres, du fort au faible, étant supposées d’une moyenne fertilité, peuvent, par une forte culture, rapporter, dîme comprise, six septiers de blé, semence prélevée. Les 30 arpents sont supposés divisés en trois parties, lesquelles parties sont considérées comme alternativement ensemencées, l’une en blé, l’autre en grains de Mars, et la troisième en jachère ou en repos ; celle-ci n’y a pas lieu, nous la supposons pour nous tenir au plus bas dans notre supputation.

La récolte en blé, suivant l’estimation ci-dessus, serait 60 millions de septiers, celle des grains de Mars aussi de 60 millions de septiers : on double le septier des grains de Mars pour le rendre équivalant à un septier de blé. Ainsi, la récolte de blé et celle des grains de Mars formeraient 90 millions de septiers, qui, à 21 livres le septier, font 1 890 000 000 livres, dont moitié, ou 945 millions, sont en produit net ou revenu, l’autre moitié est pour les reprises des Cultivateurs, conformément à l’état de la culture de ce Pays, où les avances, à cause du bon prix des productions, rendent 150%.

Nous savons qu’en Angleterre la récolte des grains n’est pas, à beaucoup près, aussi considérable que nous la fixons ici ; car on y occupe beaucoup de terres en prairies artificielles, en lin, chanvre, houblon, etc. parce qu’on y trouve plus de profit que dans la simple culture des grains. Ainsi notre calcul se trouve encore, en cela, au-dessous de la réalité. Nous ne parlons pas non plus des produits des prés naturels, des bois, de la pêche, des mines, etc. nous ramenons le tout à l’équivalant d’un produit que donneraient 30 millions d’arpents de terres médiocres bien cultivées en grain. Car si un terrain, qui peut être cultivé en grains, est employé, par exemple, en prairies artificielles, il n’est pas douteux que le Cultivateur ne compte et ne compense les frais et les produits de ces différentes cultures : ainsi, la valeur des grains, dans un Pays, indique celle des produits des prairies artificielles que l’on y préfère à la culture des grains ; et la valeur des produits des prairies artificielles, qui sont de même genre que les prés et les herbages, indique la valeur de ceux-ci, etc. Le prix des grains peut donc servir de base à l’estimation des autres produits que l’on préfère à la culture des grains sur lesquels nous avons établi notre supputation, qui est réduite aux  du territoire, afin que les résultats en soient plutôt faibles que trop forts.

Mais on trouvera, peut-être notre estimation beaucoup trop faible, si on s’en rapporte aux Auteurs qui prétendent « que sur les 50 millions d’acres du territoire de l’Angleterre proprement dite, il n’y en a pas plus de trois millions en non-valeur ; encore comprend-on dans cet état les Montagnes, les marais, les lacs et le terrain couvert par la mer dans les golfes, les baies et les sinuosités qu’elle forme au long des Côtes ». Cet état paraît trop borné ; d’ailleurs, il faut y ajouter le terrain des habitations, des chemins et des rivières. Mais on doit se resouvenir qu’il ne s’agit ici que du territoire et du revenu de l’Angleterre proprement dite, et non des autres parties de la domination du Royaume d’Angleterre : ainsi le revenu dont on parle ici n’est peut-être pas la moitié du revenu général de tous les États de ce Royaume[8].

L’excise ou l’impôt indirect, établi en Angleterre sur les consommations et sur les maisons, est de 159 millions et de 15 millions pour la Régie, en tout 174 millions. Ces 174 millions retombent nécessairement, comme on le verra ci-après, sur le revenu des Propriétaires.

Cet impôt indirect, de 174 millions, dérange les rapports proportionnels entre les avances annuelles de la culture et le revenu. Ainsi il faut, pour entretenir le même état de culture et la même reproduction annuelle, comme cela se maintient en Angleterre, où les avances rendent 150% ; il faut, dis-je, que les Fermiers des terres diminuent le fermage à raison de la perte que leur causerait l’impôt indirect, qui retombe d’abord sur la culture, c’est-à-dire, qu’ils doivent escompter aux Propriétaires les 171 millions prélevés par l’excise ; et même ce n’est qu’autant que leurs avances rendront, par la continuation du haut prix des productions, le même fond de richesses annuelles, qu’ils borneront la diminution du fermage à la simple indemnité des 174 millions d’impôts indirects, ainsi qu’on va le voir dans les deux Tableaux suivants.

On voit par ce détail qu’il n’y a qu’environ du territoire de l’Angleterre, proprement dite, qui soit au-dessous du médiocre : de médiocre et les font partie au-dessus du médiocre, et partie excellentes. Ainsi, il est évident que le territoire de l’Angleterre proprement dite, considéré du fort au faible, est, relativement à la fertilité, fort au-dessus du médiocre : on connaît d’ailleurs le bon état de la culture et le haut prix des grains dans ce Pays. On a donc tous les éléments nécessaires pour évaluer et calculer les revenus de ce Royaume.

TABLEAU de la réduction des revenus du territoire de l’Angleterre par l’excise ou l’impôt indirect.

(ICI SE TROUVE UN TABLEAU)

La production totale annuelle est égale aux sommes qui se dépensent à la classe productive ; savoir,

La recette de la classe productive 736 Abstraction faite de la rentrée des 174 millions de l’impôt indirect, dont l’impôt peut être ou retranché ou rendu à la circulation, et qui sera remis en compte ci-après.
Les avances de la classe productive 630
Les avances de la classe stérile, employées en achats de matières premières à la classe productive, ces avances réduites à la moitié de la recette sont 350
Reproduction 1716 au lieu de 1890, déficit 174. qui doivent rentrer dans la circulation par la dépense de l’impôt, comme on le verra dans le Tableau suivant.
Le Cultivateur retire pour ses reprises 945
L’excise ou l’impôt indirect enlève 174
  1119  
Reste pour le revenu 597 au lieu de 945 ; déficit, 348.

Ce funeste effet de l’Impôt indirect, qui s’étend sur l’Agriculture ; ne peut se réparer que par le rétablissement de l’ordre entre les dépenses de la culture et le revenu des Propriétaires. C’est l’intérêt commun des Propriétaires et des Fermiers qui décide de cet arrangement conformément à l’ordre représenté dans le Tableau suivant.

TABLEAU du rétablissement de l’ordre entre les reprises des Fermiers des terres et le revenu des Propriétaires, chargé de l’indemnité de l’impôt indirect de 174 millions que les Fermiers retranchent du revenu qu’ils payent aux Propriétaires ; ce qui le réduit de 945 à 771.

(ICI SE PLACE UN TABLEAU)

La reproduction annuelle totale est égale aux sommes dépensées à la classe productive, savoir,

La recette de la classe productive 867  
Les avances de la classe productive 630  
Les avances de la classe stérile, employées à l’achat des matières premières, à la classe productive 394  
Reproduction 1 891 , sauf quelques fractions, qui réduiraient exactement la reproduction, comme ci-devant, à 1 890 millions.
Reprises des Fermiers pour leurs avances annuelles et les intérêts de leurs avances annuelles et primitives, 945  
L’excise ou l’impôt indirect enlève annuellement 174  
TOTAL 1 119  
Reste pour le revenu 771 , au lieu de 945 ; le déficit est égal aux 174 millions d’impôt indirect.
Les 771 millions de revenu sont chargés d’imposition directe par la taxe double sur les terres en temps de guerre de 38 millions.
Par la taxe pour les Pauvres 30 millions.
TOTAL 68 millions.
Tout impôt direct et indirect défalqué, reste de revenu net pour les Propriétaires en temps de guerre 703 millions.

On doit observer que nous avons extrêmement restreint nos évaluations, que nous avons supposé un tiers du territoire en non-valeur, : nous avons mis un tiers des terres cultivées, en jachères ou année de repos, ce qui n’est pas en Angleterre ; que nous avons estimé toutes les productions sur le pied des grains ; mais, partout, un bon arpent de pré ou d’herbage rapporte plus de revenu qu’un bon arpent de terre cultivée en grain : d’où il est visible que notre supputation est trop faible. Mais il y a une erreur à relever.

Il est défendu, en Angleterre, d’exporter les laines brutes hors du Royaume, où elles sont achetées par les Entrepreneurs des Manufactures, beaucoup moins cher que si leur commerce était libre. Cette perte, sur le prix de la vente de la première main, est supportée en entier par les Propriétaires des biens fonds ; mais le Gouvernement croit que les Manufactures occupées à la fabrication des étoffes de ces laines, sont d’un grand profit dans le Royaume par le gain sur la main d’œuvre, et par l’étendue des Manufactures qui entretiennent une plus grande population, et une plus grande consommation des productions annuelles du territoire. Mais tous ces prétendus avantages, qui ont toujours séduit les Nations agricoles, disparaissent dans les résultats du calcul. Supposons que la perte sur la vente de première main, des laines brutes, diminue de 100 millions le revenu territorial de l’Angleterre, qu’elle le réduise de 945 millions à 845. Formons un Tableau de comparaison de ces deux États.

(ICI SE TROUVE UN TABLEAU)

La reproduction totale est égale aux sommes qui se réunissent et se dépensent à la classe productive ; savoir,

Recette de la classe productive 841
Avances de la classe productive 630.
Avances de la classe stérile, dépensées à la classe productive 418
Reproduction totale 1 890.

Soustraction de 945 millions pour les reprises des Cultivateurs ; savoir,

630 millions pour ses avances, et 315 millions pour ses intérêts.

100 millions de perte pour les Propriétaires sur la vente de leurs laines brutes, reste 845.

La recette de la classe stérile n’accroît que de 50 millions ; reste 50 millions de perte pour la Nation, il y a une diminution sur la population proportionnelle à cette perte : et toujours les propriétaires des biens fonds souffrent-ils une diminution de 100 millions sur leur revenu.

 

VII. Observations sur l’usage de ce Chapitre.

On a exposé à peu près le détail et la ventilation économique des produits d’un État, tel que le Tableau l’a supposé pour en faire la base de ses calculs. Cette mesure peut se rétrécir, ou s’étendre selon les limites réelles, et les propriétés territoriales et naturelles de l’état et de la Société qu’on voudra considérer. Mais toute spéculation, en ce genre, sera toujours assujettie aux bases essentielles à jamais établies et jetées à demeure ici. Cette estimation mécanique a pu paraître sèche à ces Lecteurs qui voudraient enlever une science par une lecture de toilette ou d’oisiveté. Ce n’est point ainsi qu’on s’instruit des choses, du moins de celles qu’il importe de savoir. C’est ici l’arbre de vie dans toute son étendue permise ; et puisque nous avons pris le soin de le chercher et de le découvrir, que ceux du moins qui prétendent user de ses fruits, se donnent la peine de suivre les jalons qui en désignent la route.

Il importe non seulement d’établir les rapports des dépenses, mais encore de fixer leur existence, leur nature, leur étendue, leurs attributions, d’examiner les répartitions selon lesquelles la subsistance se distribue, de désigner ce qu’il en demeure à chacun pour sa portion.

Tous ces aspects sont rassemblés dans ce Chapitre important des rapports, et non seulement les aspects, mais l’évaluation économique, distribuée par la nature, et calculée sur les plans de cette mère commune. La sécheresse donc des détails que renferme ce Chapitre, épargne celle qui eût dû être répandue sur la surface de tout l’ouvrage, et nous laisse libres de nous livrer uniquement dans presque tous les autres à l’exposition des principes, et au développement des conséquences. C’est donc ici le dépôt des calculs, le livre de compte de la maison, le plus nécessaire de tous à feuilleter et revoir, quoique moins amusant que les autres.

On y voit les rapports des dépenses avec la culture, avec le commerce, avec l’industrie, avec les richesses, qui font aller toutes et chacune de ces parties, avec la population, avec les subsistances et avec les frais de toutes ces parties, tant en dedans qu’en dehors. En établissant les mesures de chacune de ces choses, on désigne, on marque clairement le point de condensement auquel le combat de ces divers éléments de la société doit amener l’action physique ; pour établir la circulation perpétuelle par le moyen de la reproduction.

On voit clairement que si les dépenses prétendent à l’indépendance dans leur direction, à la parcimonie dans leur versement, à la dissipation dans leur explosion, ou momentanée, ou annuelle, elles enlèvent à la culture les richesses d’exploitation, elles barrent et dévoient le commerce, frustrent l’industrie, diminuent la population, dérangent et dessèchent les subsistances. On voit que si la cultivation attire à soi, au préjudice du revenu, une plus forte portion de la production, elle arrête la marche des dépenses, et par ce moyen attaque toutes les autres parties qui fortifient et assurent l’édifice. On voit que, si le commerce parvient à prédominer et à faire regarder ses gains comme des profits pour l’État, il institue erreur sur la nature des choses, fait prendre les frais pour des revenus, des contributions, pour des dépenses et ses gains pour une moisson. On voit que, si l’industrie fait recevoir ses ouvrages pour accroît de richesses, et regarder la protection de ses travaux comme un des premiers soins de l’État, elle dévoie les dépenses et cause tous les maux qui proviennent du dérangement de ce principe moteur. On voit que, si la population est considérée dans le nombre des hommes et non dans leur emploi ; dans l’emploi des hommes, et non dans les gains que leur procure cet emploi ; dans les gains des hommes, et non dans la subsistance que ces gains leur assurent ; dans la subsistance des hommes, et non dans la valeur vénale que leur consommation donne aux denrées, qui seule met le Cultivateur en état de poursuivre et d’accroître ses travaux et les revenus : on transpose les êtres, on fait de l’édifice de l’État une pyramide renversée. On voit enfin que, si les subsistances sont considérées dans leur qualité de biens et non dans celle de richesses ; dans leur quantité et non dans leur valeur vénale ; dans leur abondance ou produit total et non dans leur produit net : cette manière d’envisager la masse alimentaire usuelle, implique renonciation à tous les avantages résultants du revenu disponible, et par conséquent, à tout ce qui forme et corrobore un État, pour s’en tenir au plan spécieux de nourrir et maintenir des sociétés d’hommes sans richesses commerçables : spéculation impraticable, puisque la non-valeur des denrées anéantit les reprises du Cultivateur, les revenus des propriétaires et du Souverain, les rétributions qui font subsister les différentes classes d’hommes d’une Nation : qu’elle anéantit, dis-je, l’industrie, les manufactures, les arts, la force militaire, laisse un État sans défense, réduit les habitants à la misère et les force à s’expatrier.

Au mérite de présenter des démonstrations si nécessaires, ce Chapitre ajoute encore celui de faire la distribution des diverses productions annuelles. Ici la répartition est jointe à la ventilation des richesses de la société, et ces deux opérations deviennent inséparables par la nécessité même d’opérer la reproduction. En effet, comme c’est de la continuité des dépenses, du versement des dépenses, de la direction de ce versement, et de sa circulation égale et réglée dans toutes les artères de la Société, que dépend la reproduction et le renouvellement des dépenses ; il est nécessaire de parcourir et de discerner, d’établir et de borner les moindres canaux, d’anatomiser enfin la totalité de la machine, pour pouvoir s’assurer de la régularité de son action. C’est ce qu’a fait ce Chapitre pénible, mais d’autant plus essentiel, qu’il peut servir à jamais de flambeau intérieur, qui donnera la connaissance de tout mal politique, et ce n’est que dans l’ignorance de son principe que consiste la difficulté du remède.

Au reste, s’il a fallu tant de travail pour disséquer le corps politique, ce n’est pas à dire qu’il fait besoin d’avoir le scalpel à la main pour le maintenir en santé. Tant et tant de maux dont l’esprit de dérèglement a désolé le genre humain, ne sont point provenus, d’abord pour la plupart, de la cupidité qui s’y est introduite ensuite sous de belles apparences. La plus grande partie au contraire ne vient originairement que de ce qu’on a voulu ignorer que le monde va de lui-même. Il mondo va de se, dit l’Italien, mot d’un grand sens. Que l’ordre et la fidélité de l’administration se rétablissent, et qu’on laisse prendre à chaque chose son cours naturel, on verra, dès lors, tous nos principes avoir leur exécution en vertu de l’ordre inné des choses. Le gouvernement n’aura de soin alors que celui de leur faciliter les voies, de ranger les pierres de dessus la route, et de laisser mouvoir librement les concurrents ; car ce sont eux qui assurent l’état des richesses d’une Nation.

Mais il n’était pas moins nécessaire de fixer et de présenter les principes, pour écarter à jamais les idées vagues, sur une matière qui est partout susceptible de démonstration, et qui est du ressort de tous, parce qu’il importe également à tous de subsister et de vivre. On se plaint assez généralement dans les âges pénibles de décadence, d’une forte de propension universelle de tous les esprits à discuter, chacun à sa manière, les matières d’administration : Cette plainte, qui n’est communément que l’expression de l’inquiétude de chefs prévaricateurs par corruption ou par faiblesse, ou de l’apathie des oisifs, dont ces discussions troublent la joie et les plaisirs, serait néanmoins bien fondée dans la bouche d’un peuple sage et laborieux. Mais il est facile de retenir les esprits inquiets dans de justes bornes, par des connaissances assujetties réciproquement à l’évidence. Il faut d’ailleurs que chacun s’attache à sa besogne, et il n’est pas de meilleur Citoyen que celui qui veille sans cesse à sa tâche, sans s’occuper de celle d’autrui. C’est de la réunion des lumières vives, modestes et naturelles de tels Citoyens, que les premiers Législateurs, que les décorateurs des Sociétés, ont tiré ces institutions puissantes qui résistent si longtemps au choc des âges et des passions. Mais sitôt que la solitude du cabinet, que le prestige des visions préside à la marche des choses, et veut ordonner l’allure économique d’une Nation, l’erreur prend la place de la vérité ; le premier pas dans ses obliques voies met tout l’ordre sur le penchant, et nécessite la course rapide vers le précipice. L’art factice dès lors prend en tout la place de la Nature. L’art de conjecturer en matière de subsistance, ne peut offrir que des idées spécieuses, et les hommes ne vivent pas d’illusions. Tout souffre ; et de même que dans la la maison d’un malade, tout le monde veut être Médecin ; ainsi dans un État qui s’épuise, chacun veut être, selon la marche de sa logique spéculative, politique et restaurateur. Vains efforts dirigés tous sur le modèle des préjugés régnants, et dont l’effet est de livrer à la contradiction et à la dispute des hommes, les matières les plus simples et les plus intéressantes. Au milieu de cette confusion, ce n’est point l’opinion de tel ou tel autre genre qui peut se faire entendre ; les principes seuls peuvent se faire jour ; les principes, dis-je, guidés par le calcul des objets réels et sensibles, peuvent seuls rétablir la vérité. Ainsi que des voyageurs égarés sont obligés de revenir par de longs et pénibles circuits au point dont ils étaient partis, de même les recherches lumineuses et suivies à pas sûrs, deviennent nécessaires, pour nous remettre dans les voies simples de la nature, et pour nous maintenir contre le penchant à rentrer dans les fausses routes de la science hypothétique. Tel est tout l’objet de notre travail ; il ne s’agit pas d’avoir dans la navigation continuellement l’œil sur la boussole, mais seulement d’y revenir toutes les fois qu’on pourrait craindre de s’égarer.

Il est temps de passer à d’autres objets, et d’analyser les différentes portions mobiliaires de notre inventaire. Commençons par la plus précieuse de toutes, la population.

 


CHAPITRE VIII.

Rapports des Dépenses avec la Population.

 

C’est ici le grand article, l’article par excellence quant aux intérêts de l’humanité, si, dans le vrai, l’étude des rapports et le soin d’approfondir tous les détails de la science économique ne nous avaient appris que tout se tient, de manière que le dérangement d’une partie entraîne celui de toutes les autres, et qu’ainsi il n’est aucun détail à préférer, précisément parlant, comme aussi aucun à négliger. L’intérêt de la population paraît néanmoins toucher de plus près que tout autre aux intérêts de l’humanité ; disons plus, c’est le seul objet du gouvernement économique et politique : car toutes les connaissances économiques, politiques et morales, et les devoirs des Souverains, ne doivent tendre qu’à la multiplication et conservation du genre humain. C’est le terme, c’est le but de la science du gouvernement des sociétés. Cependant il ne faut pas le considérer avec les sens d’une partialité aveugle, mais avec le télescope d’une charité éclairée et guidée dans ses recherches par la lumière des vrais principes.

C’est ici qu’il faut se rappeler la grande loi du condensement établi au commencement du Chapitre précédent, comme l’effet et le but des bornes d’opposition que la nature a établies contre le mobile de l’étendue et de l’invasion, inhérent à toutes les substances actives ici bas. Toute substance renferme dans son sein le germe de la perpétuité par le moyen de la régénération, et de l’accroît immense par le moyen de la multiplication. Comme tout est astreint aux besoins de la subsistance commune, l’étendue d’une espèce est une invasion sur le territoire prétendu par une autre espèce. De là vient que tout s’entredévore ici bas. Il résulte de cette loi inviolable de la nature, que le principe de la propagation est sans bornes, et que celui de sa réalité est astreint aux bornes de la subsistance, comme on l’a établi pour principe dans le Traité de la Population de l’ami des hommes. Cependant cette vérité si bien vue est assujettie à des rapports qu’on ne peut apprécier que par le calcul, et qui prouvent encore plus décisivement et plus précisément que c’est l’étendue de la subsistance qui règle aussi celle de la propagation même. Il s’enfuit de là que l’espèce vivante à qui la subsistance fut donnée avec le plus d’abondance, et par préférence à tous les autres, dut être ou devenir l’espèce terrestre la plus nombreuse. Telle est la règle invariable de la population.

L’homme ayant la faculté de faire usage et pâture de presque tout, et de plus ayant reçu de Dieu le don de contraindre en quelque sorte la nature à nourrir et élever les denrées les plus propres à sa consommation, est en conséquence devenu l’espèce prédominante. C’est à ces principes physiques qu’il faut se réduire d’abord pour se mettre dans la voie de statuer avec quelque certitude sur une matière aussi importante que l’est la population, considérée relativement au bien commun des hommes mêmes ; mais en ceci, comme nous venons de le dire, c’est par les bornes qu’on parvient à connaître l’étendue : qui n’aurait d’autre objet que d’aider à la fécondité indéfinie de la nature, en perdant de vue le contrepoids qui seul peut, selon l’ordre universel, opérer le condensement et l’action, s’égarerait entièrement de la véritable route. Ainsi le Législateur qui favoriserait uniquement la population, sans avoir égard aux mesures de la subsistance et aux moyens de la multiplier, ne réussirait qu’à multiplier un peuple misérable, brigand par nécessité, et en conséquence bientôt détruit, ou par ses propres besoins, ou par les attaques de ses voisins.

On est étonné de voir, d’une part, presque tous les anciens Législateurs occupés souvent d’une manière assez barbare, du soin de borner la trop grande population. On voit encore une grande Nation agricole retenir, aux extrémités de la terre, le cruel usage de faire périr dès la naissance les enfants contrefaits, et qui ne promettent aucune croissance, ou qui surchargent à l’excès les besoins les plus pressants des familles. D’autre part, on a vu toutes les Nations dont les annales sont connues, ou les exemples sont récents, établir, précisément au période même de leur décadence et misère, des lois, ou des usages pratiques propres à favoriser les mariages, et ces lois et ces usages manquer alors exactement leur objet. Tout cela n’est autre chose que l’objet important de la population, considéré sans autre boussole que celle des inconvénients actuels et visibles, sans aucune notion des principes. Les premiers Législateurs établissaient des colonies fortes et actives sur des terrains neufs et fertiles par nature. Le travail favorisé par des secours, étendait rapidement les subsistances, et la population suivait d’un pas égal. Le Législateur inattentif sur la vraie mesure, supposait la continuation de la fécondité, et s’inquiétait d’avance de cette future population. À la Chine où la prédomination de l’agriculture assure la durée de la production et la solidité des revenus, la population s’accroît pareillement en raison de ce que les lois cultivatrices sont plus ou moins bien observées, et comme les lois du pays et la singularité des mœurs, différentes de celles de toutes les Nations voisines, empêchent précisément l’écoulement du superflu de la population chez les voisins, on y est sujet à de grandes mortalités, et une grande partie de la Nation y est livrée à une indigence extrême, suites de la surabondance du peuple. Cet inconvénient chez une Nation encore livrée aux ténèbres du paganisme, a persuadé que c’était rendre service à la Société que de la soulager des membres inutiles et coûteux. Dans les Nations qui décroissent au contraire, la décadence ne provient jamais que du dépérissement des revenus. Ce dépérissement fait éclore tous désordres que nous avons prouvé ci-devant en être la suite, l’usure, les rentiers, les vices de l’administration des finances, les expédients destructifs, le brigandage, la spoliation, le luxe de décoration, la recherche dans les dépenses infructueuses, dans les mœurs, dans les idées, etc. On s’aperçoit que les classes du travail manquent de sujets, et l’on n’a garde de voir que cela vient de ce que les sujets manquent de travail, de profits, de salaires, de rétributions. En conséquence de cette adroite manière de voir, on songe à planter et à retenir des misérables, pour qu’ils soient forcés à travailler, mais ils meurent plançons sur une terre desséchée, s’ils ne peuvent être transplantés ailleurs. Bien plus fructueux sont ces autres aveugles, qui pensent mériter d’une société en y fondant des hôpitaux ; car ceux-là du moins, quoique maîtres des cérémonies de l’oisiveté, recueillent les restes de la misère errante et forcée, pour dénouer la tragédie de la société par l’établissement d’un vaste caravansera ou hôtellerie publique. S’ils étouffent la postérité, du moins recueillent-ils leurs contemporains ; au lieu que les autres, les Marieurs ; ne font autre chose par leurs soins et leurs dépenses, que décréter la misère paternelle, tout autrement affligeante, que la misère individuelle et isolée.

Ce n’est point ainsi qu’on fait le bonheur de l’humanité : il faut que les hommes vivent, qu’ils vivent de leur travail, et dans cette sorte d’abondance relative, qu’on peut appeler aisance, par laquelle chaque habitant puisse par sa dépense même contribuer à la prospérité commune ; que l’ordre de la société ne laisse d’asile nulle part à cette opulence oisive, avare et barbare, qui voudrait sacrifier l’humanité entière à ses fantaisies et à son superflu ; que les grands soient les distributeurs des grandes portions qui entraînent les grands soins ; que les petits obtiennent de forts salaires en proportion de l’assiduité et de l’aptitude au travail opiniâtre et confiant ; que chacun remplisse ici la carrière de la vie, et résigne en en sortant sa portion de travail et sa portion de fruits à un successeur aussi laborieux que lui. C’est ce cercle de labeur et de jouissance qui est l’objet de la vie physique de l’homme. Hors de là, la population s’accable elle-même, et n’est que rejet et excroissance de la nature. C’est donc dans ce cercle uniquement qu’il faut considérer la population pour la rendre utile, abondante, durable, assurée dans ses effets et dans sa conservation.

Le Chapitre précédent, en faisant la description et la répartition de la Société d’après une mesure donnée, a fait aussi le dénombrement des hommes, et l’on pourrait s’en tenir aux proportions calculées, qu’il a prescrites relativement à cette partie intéressante, s’il n’était à propos d’étendre et d’analyser les vérités, dont il a seulement marqué le point assuré. Tout le reste de cet ouvrage ne sera proprement que le développement raisonné des proportions de tout genre données dans ce Chapitre capital. Nous allons commencer par l’article primordial, et qui fait aller tous les autres.

Pour entendre, en homme d’état, la vraie et simple politique, qui est l’art de rendre les hommes utiles, et pour parvenir à être doué d’une portion de ce génie bienfaiteur, qui fait les dignes fondateurs ou les solides décorateurs de la Société, il faut considérer la chose publique dans son principe, et l’ensemble entier de l’humanité, dans sa racine, la subsistance. Toutes les parties morales et physiques qui affermissent la Société, dérivent de là et lui sont subordonnées. C’est de la subsistance, c’est de ses moyens que dépendent tous les rameaux de l’ordonnance politique. Le culte, en un sens, n’est que purement spirituel, mais la loi naturelle nous inspire et nous parle aussi de devoirs relatifs à nos besoins ; les lois civiles qui ne sont autre chose primitivement que les règles de répartition de la subsistance ; les vertus et les vices qui ne sont que l’obéissance ou la révolte relatives à la loi naturelle ou civile ; le gouvernement, les sciences et les arts libéraux ou mécaniques, l’agriculture, le commerce, l’industrie, tout est soumis aux moyens de subsister. C’est là cette vertu fondamentale à laquelle tient tout ce que l’homme laboure, navige et construit, quæ homines arant, navigant, ædificant, omnia virtuti parent. Si l’on voit à cet égard quelque parité civile entre des sociétés dotées de produits absolument divers, c’est le commerce uniquement qu’il en faut remercier ou accuser. Le commerce qui rend communes les productions par le moyen de l’échange, transplante avec la semence les autres fruits de la société. Mais supposez tout à coup les Nations isolées, comme le sont les Lapons et les Samoyèdes dans leurs neiges, comme le seraient les habitants de l’Isse de Terre-neuve, bornés à subsister de leur pêche ; et voyez quelles lois de partage des terres, quel soutien de population, quelles impositions, quelles fortes d’arts vous pourriez faire recevoir à ces gens-là.

Les Législateurs modernes qui, sans examiner quelles pouvaient être les racines de ce genre dans les diverses Provinces d’un grand État, voudraient entreprendre de détruire toute différence dans les mœurs et usages, dans les Lois et Coutumes, dans les poids et mesures, construisent évidemment sur le sable. Les Princes et les Ministres qui voulurent autrefois asservir les Nations, ou par la violence, ou par la corruption, étaient aussi stupides que barbares. L’état naturel d’une société qui se réunit, est de vouloir se gouverner elle-même ; elle a peu de genres de biens, il faut peu de lois, c’est l’état de toute société naissante. Le corps entier de la Nation est Magistrat, et la loi n’a pas besoin de main-forte : c’est la République. Cet État naissant et occupé de ses besoins, craint aussi peu de chose, il ne vaut pas encore la peine d’être envahi. Pour multiplier les genres de biens, il faut multiplier les lois et pourvoir à la sûreté. Le désir s’éveille, chacun cherche à acquérir pour soi, et dépose sa portion de Magistrature publique. Il faut main-forte à la loi, il faut une puissance tutélaire et imposante pour garantir d’invasion la société laborieuse et florissante ; c’est la Monarchie légitime, mais souvent peu assurée et peu durable.

Que le gouvernement donc, qui veut assurer son pouvoir et le préserver de contradiction, loin de se noircir des atroces et périlleuses précautions de la tyrannie, ou de s’avilir à dégrader son peuple, cherche à le rendre participant de tous les différents genres de biens et à tous les raffinements de produits. Dès lors il doit prévoir les dangers de l’autorité anarchique qui lui est inspirée par des intérêts particuliers : je dis anarchique, car l’autorité qui rompt les liens de la société, détruit la puissance, et l’anéantissement de la puissance détruit l’autorité. L’abus est en tout ici bas bien voisin de l’ordre. Nous venons de donner la mesure de ce dernier. Je le répète, changez ou déplacez un chiffre, tout le calcul est dérangé. Un faux ton donné à l’harmonie de la société, tout l’instrument politique souffre et se démonte, et 1’accord est désormais aussi difficile à retrouver que le monde, le serait à se former par le concours fortuit des atomes d’Épicure.

En traitant donc ici de la population, branche principale et privilégiée des spéculations de la politique économique, il faut en chercher le principe dans sa vraie source, et partir d’après les idées mères à cet égard.

L’homme ici bas n’a que trois besoins primitifs ; 1°. celui de sa subsistance ; 2°. celui de sa conservation ; 3°. celui de la perpétuité de son espèce. Ces trois besoins lui sont accordés, ainsi qu’à toute espèce créée ; et avec le degré de vélocité relatif à la contexture de ses organes et à l’étendue de ses facultés. De ces trois, le premier est le seul impératif, le seul indispensable, le seul individuel. Bien des hommes ne veulent ou ne peuvent ni se défendre ni engendrer ; aucun ne peut vivre par autrui, Renoncer à consommer, c’est renoncer à vivre. C’est à ce besoin primitif qu’il faut rapporter la durée de l’humanité ; c’est aux moyens d’y pourvoir qu’il faut rapporter sa multiplication que nous appelons population. La subsistance, la dépense est donc la base de l’objet que nous considérons en ce moment, et la sève de la population. Cherchons dans les voies de la nature et dans les leçons de l’expérience, la manière la plus prospère de faire subsister et multiplier le genre humain.

On croit communément que le besoin est le principe de la volonté que nous appelons désir. C’est confondre l’homme avec la brute que d’en juger ainsi. La brute n’a de désirs que ses appétits actuels ; l’homme a des vues plus étendues sur le bonheur, et n’a, pour ainsi dire, d’appétits qu’en distraction de son attrait dominant, qui est de désirer la jouissance d’une félicité accomplie et continuelle, sans démêler bien distinctement l’objet de son désir et le but de sa jouissance. C’est le caractère distinctif et supérieur de l’espèce humaine. Ceux qui cherchent la satisfaction de ce désir par le raffinement sur les appétits, se plongent volontairement et infructueusement vers l’étable. Les autres se font des objets relatifs à leur caractère, à leurs préjugés, à leurs facultés, et plus ou moins satisfaisants, selon qu’ils sont plus ou moins dégagés des fers de la brutalité. De ce principe sont provenues les diverses idoles de nos passions morales, la liberté, la cupidité, l’ambition, la renommée, la sensibilité, etc.

C’est sous ce point de vue que la politique doit placer l’homme dans ses spéculations. Il est forcé à la subsistance et porté à la jouissance ; d’où dérive que la subsistance la moins pénible est naturellement celle qui lui convient le mieux. La politique donc, qui est l’art de rendre les hommes utiles, obligée à débuter dans ses soins par celui de leur procurer la subsistance, manque le principal mobile de son objet, si elle ne met en œuvre, pour y parvenir, que le besoin, et qu’elle néglige, ou par ignorance ; ou par fausseté dans ses vues, le ressort le plus actif et le plus ductile, qui est le désir. Elle ne gouvernerait que des hommes sauvages et brutes. La réunion de ces deux mobiles, le besoin et le désir, est le principe et l’effet de la société. Plus on les rapproche, plus on dirige leurs forces vers le même objet, plus on lie et corrobore la société : plus au contraire on laisse relâcher les liens qui les condensent, plus ils se séparent, plus aussi la société tend vers la dissolution.

Tel est le point dont il faut partir pour considérer en vrai politique les différentes formes de sociétés connues dans les temps anciens et modernes, et pour juger sainement des moyens de les accroître en biens, en forces et en population, trois choses indissolublement liées dans l’ordre naturel, base nécessaire de l’ordre politique. L’homme est forcé par le besoin à chercher sa pâture, et porté par le désir à se la procurer, et à se l’assurer au moins de frais et de travail possibles. Tel est le contraste qui rapproche sans cesse les humains les uns aux autres, et qui tend sans cesse à les séparer. Telle est la source de cette monstruosité dans l’état de désordre qui les tient presque toujours dans un état de guerre et de carnage vis-à-vis les uns des autres. Ce flambeau doit désormais nous guider dans la connaissance des principes des différentes sociétés.

Les premiers regards de l’homme virent des déserts abondants en biens alimentaires, relativement au petit nombre des premiers humains. Ils consommèrent d’abord sans effort les présents spontanés de la Nature, et jouirent de la liberté et de la paresse, premiers objets de désir pour l’homme inculte et ignorant. Mais les fruits n’ont qu’une durée passagère, et ne reviennent que l’année d’après, l’homme consomme tous les jours ; il vit la population s’accroître et les moyens de subsistance devinrent plus pénibles en proportion. Il fallut en conséquence chercher de nouveaux objets de pâture, cultiver la terre ; de là, les Nations agricoles ; rassembler et élever des animaux domestiques, origine des pâtres ; courir les animaux sauvages, leur tendre des pièges, ainsi qu’aux poissons, origine des Chasseurs et des Pêcheurs.

De ces trois façons d’être, dérivées de trois différents genres de subsistance, la première engendre les lois fixes, les poids, les mesures et tout ce qui est relatif à fixer et assurer les possessions. Il fallait, avant de livrer sa peine et sa sueur à la culture opiniâtre d’un champ, être assuré de la récolte et de la jouissance de ses fruits. La seconde conserva plus longtemps l’innocence et l’hospitalité, se livra aux sciences, à l’astronomie, à la spéculation. Une vie occupée sans effort, abondante sans excès, assujettie sans entraves, devait montrer la nature humaine dans son beau jour. Il ne fallait que bien peu de lois à des hommes que rien n’invitait à se soustraire aux lois de la nature. La troisième enfin, quoique la plus méprisable et assise sur la base la moins assurée, se trouva plus convenable en général au libertinage naturel, à l’homme brutal. Celle-ci ne put recevoir que des lois de réunion de forces offensives, des lois d’invasion ; car les lois de stabilité sont fondées sur les points physiques de subsistance qui tous étaient ici fortuits, incertains et épars. En vertu de ces mêmes principes, les premières de ces trois genres de société furent fixées, les secondes ambulantes, les troisièmes errantes, pirates, brigandes et toujours en raison de la nature et de l’espèce de leurs moyens de subsister.

De ces trois formes de société, la première put devenir en peu de temps nombreuse dans des espaces restreints à la fertilité du terrain, comme multipliant les moyens de subsistance. La seconde ne comportait qu’un petit nombre d’hommes commis à la garde des troupeaux ; petit nombre, dis-je, en raison de l’étendue du terrain nécessaire à la pâture. La troisième ne put être nombreuse qu’en raison de ce que la proie fournissait : et comme elle ne prenait nul soin d’entretenir et de renouveler ce genre de provision, elle dut promptement être forcée à se jeter dans le brigandage et à agir offensivement contre ses voisins réunis en sociétés laborieuses ou paisibles. Les plus anciennes, les plus sûres et les plus authentiques annales de l’humanité (abstraction faite de toute autre manière de les envisager) viennent à l’appui de nos suppositions prises dans la nature des choses. Caïn premier chef des agriculteurs, inventa, dit l’Écriture, les poids et les mesures. Abraham et Lot, fils de frères pasteurs, vertueux et liés d’amitié, sont néanmoins obligés de se séparer, comme ne pouvant subsister, croître et multiplier ensemble. Nemrod premier chef connu de Chasseurs, fut aussi le premier conquérant ; qualité qui ne peut être qu’une suite du brigandage.

Le temps et la multiplication de l’espèce ont dû naturellement amener ces différentes sociétés à se confondre et se réunir : les pâtres à se fixer et devenir agricoles, comme la race d’Abraham ; ou à s’écarter dans des régions reculées, comme les Arabes, les Tartares, les Nations primitives du Nord et les peuplades errantes de l’Amérique. D’entre ces Nations, celles qui ont plutôt ou plus tard reçu et exercé l’art primitif de l’agriculture, ont plutôt ou plus tard joui des avantages de la société, de ceux de la réunion, de la population, des bonnes et équitables lois, des arts et des connaissances relatives ; les autres ont vieilli dans la barbarie, décliné, en quelque sorte, chaque jour en nombre, en connaissances et en facultés de toute espèce.

Je dis que ces différents genres de sociétés se sont réunis et confondus, parce qu’en effet il a fallu, pour rendre une société complète, qu’elle reçût et renfermât dans son sein le germe et les qualités de chacun ces genres primitifs. L’agriculture a fait la base ; mais le nourrissage de bestiaux lui est devenu nécessaire pour réunir les plaines aux montagnes, les dépaîtres aux moissons, les engrais à la cultivation. L’art offensif reçu dans la société, comme devenu nécessaire à la sûreté du territoire, dut bientôt y dominer, et par le poids de ses forces, et par la direction et l’emploi de son tems, dévoué aux soins publics, tandis que chacun vaquait à sa chose particulière. Cette prédomination nécessairement astreinte à des règles équitables sans lesquelles elle eût fait invasion, détruit et dispersé la Société ; cette prédomination, dis-je, fut la base de l’autorité souveraine formée par les lois. Comme l’art politique, soutenu par la force, a besoin d’un chef, le gouvernement devenu susceptible de quelque étendue, dut naturellement, tomber dans les mains d’un seul. De là, d’abord la Monarchie tutélaire.

De la complication et du rapprochement des différentes sociétés, naquit un nouveau genre de sociétés secondes et postiches moins assurées dans leurs bases et dans leur durée, comme aussi moins susceptibles d’étendue, insuffisantes pour former de grands empires, cependant libres, riches, puissantes dans leurs petites limites, mais variables et passagères par leur excès, par la négligence, ou par les entreprises de leur voisin et par la nature de leur condition constitutive trop exposée à la concurrence. Ce sont les sociétés marchandes.

Nous avons dit que le partage des terres fut nécessairement la première loi de réunion des sociétés agricoles. Voilà le tien et le mien établi sur le fond ; il ne le fut que pour assurer cette distinction sur les fruits. L’échange du superflu de ces fruits contre le superflu du voisin dont l’espèce nous manque, est une suite naturelle de cet arrangement, et le commerce d’échange fut en conséquence le premier lien de la Société. Le commerce mercantile et de revendeur, quoique n’ayant qu’une base seconde et dépendante de la cultivation, était néanmoins si nécessaire, qu’il offrit un moyen assuré de subsistance. Qui dit moyen de subsistance, dit un gain, qui consiste en rétribution due au service de communication de biens entre les Nations. À côté donc des sociétés agricoles, il put, il dut se former des sociétés marchandes, comme les greniers se forment à côté des moissons. Le Gouvernement Républicain convient à ses Sociétés.

L’appui même et l’institution de ces sociétés renfermerait un germe de liberté. En effet la base de leur subsistance était leur industrie, la connaissance des routes et des séjours du superflu et du nécessaire, leur crédit acquis par l’habitude de les voir et revoir toujours propices, toujours exacts à tenir leurs engagements. Toutes leurs possessions consistaient en obligations dispersées et secrètes, en quelques magasins, en dettes passives et actives, dont les vrais maîtres sont en quelque forte inconnus, puisqu’on ne sait ce qui en est payé et ce qui en est du. Toute richesse de tête et de poche ne donne point de prise à la Souveraineté, et par conséquent ne lui cédera rien, vérité à répéter sans cesse aux gouvernements des Nations agricoles qui s’étudient avec tant de soins à les rendre marchandes, c’est-à-dire, à se dépouiller eux-mêmes. Le gros Marchand, Commerçant, Banquier, etc. sera toujours un membre de République. En quelque lieu qu’il habite, il jouira toujours de son immunité inhérente à la nature de ses biens dispersés et inconnus, dont on ne voit que le lieu du comptoir. En vain l’autorité voudrait-elle en tirer les devoirs de sujet, elle est obligée, pour l’engager à concourir à ses desseins, de le traiter comme maître, de l’intéresser réellement, pour qu’il contribue volontairement au revenu public. Telle est son essence, telle il importe même qu’elle soit.

Les sociétés marchandes, désignées sous le nom de comptoirs, et en conséquence composées d’êtres libres par nature, mais obligées de se faire des lois d’association, de dépôt et de sûreté, durent recourir à la Souveraineté, sans laquelle rien ne résoudrait les cas majeurs, rien n’assurerait l’état du public et des particuliers ; mais à une Souveraineté mixte, variable, selon les variations dans les objets de profit, dans les moyens de subsistance précaire. Ce genre de Souveraineté ne comporte qu’un petit nombre de lois fondamentales, parce que la base de celles-ci est la stabilité, et que peu de choses sont d’une nature stable dans un tel état de possessions. En revanche elle comprenait un grand nombre de règlements de détail et de police, parce que tout étant ici fondé sur l’action continuelle et changeante selon la diversité des circonstances, il fallait à chaque instant pourvoir à la décision des cas, et ramener les incidents multipliés au bon ordre, objet général de toute législation. Il s’ensuit de là, qu’une telle Souveraineté n’a pas besoin d’un chef, et ne saurait même résider sur une seule tête. Il faut que les part-prenants au corps et aux avantages de la société, veillent eux-mêmes à l’instruction et à la coopération de la Souveraineté ; c’est la République : cet état d’ailleurs n’a pas continuellement besoin de force militaire. Bienfaisant pour ses voisins et occupé à leur service, il les civilise en les rendant riches, ou pour mieux dire en donnant la qualité de richesses à leurs biens. C’est plutôt de son propre orgueil, enfant de la prospérité, qu’il a tout à craindre. S’il change de nature et s’élève jusqu’à l’ambition, il périra ou par ses succès qui bientôt lui seront trouver un maître dans son sein, ou par l’interruption ou évasion de leur commerce, ou par les revers qui le réduiront en Province de quelqu’État voisin, c’est-à-dire, son petit territoire maritime ; car pour le commerce il échappe et échappera toujours à la conquête et à l’oppression, par le moyen de la suite et de la transplantation de ces hommes qui ont leurs richesses dispersées en différents pays. Ainsi plus ces Nations précaires seront paisibles, actives et parcimonieuses dans leur prospérité, plus elles seront utiles et recommandables aux États agricoles qui les avoisinent, et plus il sera de l’intérêt de ceux-ci, bien conduits, de les favoriser et de les soutenir.

Telle est l’origine, la base et la forme des différents genres de sociétés. Pour les considérer ensuite dans notre objet actuel, la population, on trouvera qu’il ne peut subsister, et ne subsiste en effet aujourd’hui le trois sortes de sociétés ; sociétés agricoles, sociétés marchandes, société errantes et barbares. Celles du dernier de ces trois genres ont rompu tous les liens qui les unissaient au reste des humains. Elles doivent être considérées comme isolées et destructives d’elles-mêmes dans leurs déserts, incapables de porter leur population au-delà des moyens bornés, épars et presque fortuits de leur subsistance. Redoutables par leurs brigandages, quand elles sont portées par leurs besoins à faire effort et saillie hors de leurs déserts, à bon droit ravagent-elles tout ce qui se rencontre sous leurs pas. Le butin amovible, comme les bestiaux, les esclaves, etc. sont tout le profit qu’elles puissent faire. Les prises sur mer sont les ressources de celles qui se livrent à la piraterie. Les chevelures sont tout le butin de celles qui ne sont purement que chasseresses sauvages et barbares. Pour jouir vraiment d’une conquête, il faut s’attacher au sol, c’est-à-dire, s’asservir, au travail productif du territoire ; mais la liberté est ce que ces peuples ont de plus cher. Quoi qu’il en soit, leur population est restreinte par les invincibles lois, qui bornent celle des fauves dans les forêts.

Les sociétés du second genre, c’est-à-dire, les sociétés marchandes, ne sont qu’une dépendance de celles du premier, qui sont les sociétés agricoles. Ces dernières sont seules naître et multiplier les biens, auxquels le commerce donne une valeur d’échange et la qualité de richesses : car si les biens ne reçoivent la qualité de richesses, on n’aura ni la volonté, ni le pouvoir de les faire naître. Ainsi ces deux genres de sociétés sont étroitement liées ensemble. La cultivation et le commerce ont contracté un mariage indissoluble. La mère est destinée à engendrer, mais elle ne le peut, si elle n’est fécondée. Il ne s’ensuit pas que cette figure décisive puisse être également appliquée à l’union de ces diverses sociétés de la France et de la Hollande, par exemple, en ce que la France peut donner asile dans son sein à des étapes ou comptoirs de Commerçants : mais toujours sans préjudicier à la liberté de concurrence de l’Étranger, parce que cette concurrence est totalement à l’avantage de la Nation qui ne peut trop se procurer d’acheteurs et de vendeurs. Tout état agricole doit à la vérité protéger chez lui le commerce rural le plus important de tous : mais c’est dans la sûreté et l’immunité que doit consister cette protection : car du reste, le Commerçant régnicole aura dans ce commerce tous les avantages sur l’Étranger, qui est moins à portée de faire commodément, avec moins de frais et en temps et lieu ses achats et ses magasins. Cependant les sociétés agricoles, maritimes même, ont besoin du concours des voisins réunis en sociétés marchandes, pour s’assurer toujours le prix courant du marché général. D’ailleurs, il est vrai de dire que la liberté est tellement l’âme du commerce, qu’il est bien difficile qu’un territoire ombragé des étendards de la souveraineté militaire, quelque légitime et réglée qu’elle puisse être, lui soit aussi favorable que l’est la Souveraineté municipale, quoique sujette à dégénérer en factions. L’expérience nous le démontre, et dans tous les temps et dans tous les climats. Les grands efforts du commerce, les hautes entreprises, l’excellence du labeur et de l’économie en ce genre, font des fruits assurés des sociétés maritimes libres.

Quoi qu’il en soit de cette question relative à notre sujet actuel, la population la plus nombreuse doit, sans doute, se trouver au tour des sociétés marchandes, et l’on y peut juger de la prospérité de l’État par l’étendue de la population. Mais la parcimonie, que l’épargne qui peut ici favoriser la population et la prospérité, détruit l’une et l’autre dans les sociétés agricoles. Nous avons démontré que dans l’ordre naturel et indispensable, les hommes ne vivent que de productions ; et leur transmutation en richesses est la seule opération qui fasse aller la machine économique, qui forme et perpétue la société. Dès lors les uns sont payés comme Propriétaires, d’autres comme Cultivateurs, les autres enfin comme industrieux. Les étapes de commerce sont le siège et la capitale de l’industrie ; leur épargne accroît leurs fonds, elles ne vivent que sur le mouvement et sur l’action ; tous les hommes cherchant emploi et travail, s’y rassemblent en foule pour y trouver leur subsistance. Là point d’oisifs, puisqu’ils n’y trouveraient point de subsistance. Là tous sont employés à profit pour ceux qui les emploient, sans quoi la base même de leur salaire, et conséquemment de leur subsistance, manquerait subitement.

Mais toute cette abondance, ce travail, cette population, en prouvant la prospérité actuelle, dénotent aussi leur dépendance. Ce ne sont ici que des gens d’affaires qui emploient beaucoup de Commis et d’Agents, et qui dépendent ; ainsi que leurs sous-ordres, de la durée et de quantité des profits. On voit encore que l’étendue de ces fortes de sociétés est assujettie à des bornes fort étroites : car les profits du simple métier de commerce de revendeur ne peuvent enrichir que de petites Nations. La concurrence du commerce d’Amsterdam et de celui d’Anvers n’a pu se soutenir ; l’un a détruit l’autre. Ainsi de grands états ne peuvent subsister par le métier de commerce de revendeur. Ils doivent être vendeurs. Voilà leur commerce, et tel a toujours été celui des grands Empires, tant que l’agriculture y a été opulente. Tout le commerce des revendeurs en effet n’est fondé que sur l’agence des grandes sociétés. Les profits du commerce de revendeurs sont autant de frais pris sur la chose. Il est tout simple que chacun cherche à faire ses affaires au meilleur marché possible, et qu’il se présente à chaque instant de nouveaux Entrepreneurs qui tendent à les faire au rabais, et à épargner sur la dépense. La base donc de la subsistance de cette sorte de société est non seulement fort instable, mais encore et les efforts extérieurs et les siens propres tendent sans cesse à la rétrécir. Elle est forcée à chercher à diminuer ses frais, de crainte que quelqu’autre ne lui enlève les pratiques ; et comme de ces frais le plus onéreux de tous est l’emploi des hommes, elle réprouve elle-même sans le savoir, ou du moins sans y prendre garde, sa propre population. Qu’est-ce en effet autre chose que son soin pour les canaux, les ports, les recherches sur le gabaries des bâtiments, sur le genre d’agrès, Pour éviter les frais du travail des hommes ; qu’est-ce, dis-je, que tout cela, si ce ne sont les effets studieux et continus de cette réprobation ? Examinons ainsi la surabondance de la population dans toutes ses parties, et nous la verrons partout repoussée, justement proscrite en tous lieux ; et nous concevrons peut-être alors de quelle importance il était de découvrir la vraie racine de la population, de connaître son étendue utile, ses bornes et son véritable emploi. Hélas ! C’est faute de cette étude si nécessaire, que la terre entière n’a presque été jusqu’ici qu’un théâtre d’erreurs et de fraude ou de carnage, de misère et de dévastation.

 Les sociétés agricoles enfin sont la source de tous les biens et de de toute la population, et l’on ne connaîtra l’étendue dont elles sont susceptibles, quant à ce dernier point, que quand que l’homme sera certain d’être parvenu par l’opulence même aux dernières barrières de l’agriculture, de la fertilité de la terre et de la fécondité de la nature. Mais nous avons bien perdu notre temps en développant les principes renfermés dans les chapitres précédents, si le Lecteur pense encore qu’il suffit de remuer beaucoup de bras pour avoir beaucoup de subsistance, et par conséquent une grande population. La culture doit au contraire être regardée comme le commerce l’était ci-dessus, c’est-à-dire, comme autant de frais indispensables pris sur la chose, qui est le produit. Le point utile et naturel est d’obtenir la chose au moins de frais possibles ; et comme le plus onéreux d’entre ces frais est l’emploi des hommes, l’intérêt de l’agriculture est, ainsi que celui du commerce, d’employer le moins d’hommes possible pour obtenir un égal produit. La même recherche que le Commerçant met en vaisseaux, agrès, etc. pour faire à moins de forces d’hommes les mêmes voitures, l’Agriculteur doit la mettre en outils, animaux et autres aides de toute espèce moins dispendieuse que ne l’est l’homme dans son entretien, pour parfaire les mêmes travaux et obtenir la même fertilité. Mais il y a cette différence entre l’agriculture et le métier de commerce de revendeur, que plus l’agriculture diminue avec profit le travail des hommes, plus cette épargne retourne à l’avantage de la population, plus le produit net ou revenu augmente, plus il y a de richesses annuelles disponibles. Or on ne peut jouir de ces richesses que par le service des hommes ; ainsi plus il y a de revenu, plus il faut d’hommes pour jouir de ce revenu. Au lieu que le Commerçant ne ménage sur l’emploi des hommes que pour se mettre au rabais, et assurer son service dans la concurrence. Les ressources du manufacturier sont à peu près les mêmes. Il désire (par erreur) le bas prix de la subsistance, au préjudice des revenus du territoire, pour tirer par là du salaire, plus de profit sur le travail de ses fabricants.

Mais, dira-t-on encore, n’est-il pas vrai que plus il y a d’hommes, plus ils offrent leur travail à bas prix, plus on profite sur la diminution du salaire dans l’agriculture, plus on en retire de produit net ou revenu, plus on profite encore dans la jouissance de ce revenu du bon marché du service des hommes que l’on emploie, et des travaux et des ouvrages d’industrie. En supposant cette diminution de salaire, il faut supposer aussi la diminution de consommation des productions de bonne valeur, et en conséquence la diminution de leur prix, celle du revenu et des achats des ouvrages de main d’œuvre. Tout cela est assujetti à un ordre physique que la cupidité et l’inhumanité des riches ne peuvent éluder impunément. Ce divorce d’intérêts particuliers a été déduit dans les chapitres précédents ; il sera rappelé encore et remis sous les yeux, dans ceux où nous traiterons précisément de l’agriculture, du commerce et de l’industrie. Passons maintenant aux objets qui attaquent directement la population.

Par ce premier exposé des racines et des mesures de la population, nous venons de voir que dans l’ordre apparent qui se présente d’abord, elle est elle-même sa propre ennemie. En effet, l’homme, à le considérer dans son état primitif, a tant de soins à prendre, relativement à la multiplicité et à la continuité de ses besoins, tant de travaux à faire, tant de fardeaux à lever, qu’ayant sans cesse besoin d’aide ; et ne pouvant se faire aider que par sa famille, il est tout simple qu’indépendamment de tout autre attrait qui le porte à son accroissement, il désire d’abord de la voir augmenter en nombre. Il dira donc à sa famille : Mes enfants, croissez et multipliez ; tenons-nous ensemble et aidons-nous réciproquement pour fournir à nos besoins. En raison néanmoins de ce que la famille devient plus nombreuse, les besoins s’accroissent aussi, les limites du territoire s’écartent. Une autre famille suivait de son côté les mêmes progrès et la même extension ; à la fin il faut que les deux se rencontrent : et voilà la guerre motivée par la nécessité. La guerre est, sans contredit, le mal le plus destructif de l’humanité, et par conséquent de la population. Mais il faut encore sur cet article prendre bien garde d’être trompé par les apparences. Le meurtre, geste naturel de la guerre, paraît être son plus terrible fléau contre la population. L’homicide est la mort d’un homme et de sa postérité ; et cependant c’est par le retranchement des subsistances que la guerre est véritablement dépopulatrice par la surabondance même de la population. C’est ce que nous allons démontrer par une induction simple, tirée de l’exemple donné.

Voilà nos deux familles qui se rencontrent. Je les suppose, comme de droit, en ces premiers temps également braves, fières et unies : sans contredit au premier choc la plus nombreuse l’emportera ; l’autre sera obligée de se cacher et de se retirer. Mais je suppose cette dernière accoutumée à vivre d’un peu de ris, par exemple, et de viandes boucanées. L’autre, au contraire, agricultrice, ayant des bestiaux, et accoutumée à l’abondance, aussitôt que l’ennemi a disparu, est obligée de retourner à ses travaux. Supposé qu’elle ait choisi une saison de repos, qu’elle ait porté ses provisions avec elle et mené ses troupeaux, il faut que ces derniers s’étendent pour paître. D’autre part, les champs et les maisons restent sans défense, l’ennemi sauvage et prompt fort de ses retraites et ravage tous ces biens dispersés. Le vainqueur ne sait où accourir ; l’ennemi fuit devant ses pas, et l’incendie est derrière. La racine des subsistances est coupée, chacun se sépare, et courant à la défense de sa maison, va périr en détail.

Cette ébauche d’exemple prise en petit, suffit pour nous faire voir que la force d’une Nation à la guerre ne dépend pas du nombre d’hommes, mais des subsistances. Pour que les subsistances ne manquent pas, il faut que ceux qui les procurent ne soient point détournés de leur travail, et que pour y vaquer en sûreté, ils soient défendus par des hommes disponibles, c’est-à-dire, par des hommes dont l’emploi ne soit pas nécessaire ailleurs. Pour alimenter ces hommes disponibles, il faut que la production donne un excédent par-delà ce que les Cultivateurs doivent consommer, et cet excédent est ce qu’on appelle revenus.

C’est donc de la quantité des revenus, c’est-à-dire, de la quantité de richesses, que dépend la force militaire des Nations : d’autant que la population elle-même ne peut être que proportionnée aux richesses, puisque ce n’est, comme nous l’avons démontré dans les chapitres précédents, que la transmutation des subsistances en richesses par le moyen de la valeur vénale, qui peut opérer la pleine et entière reproduction des subsistances destinées à devenir richesses. C’est cette reproduction qui est l’objet essentiel de l’économie politique des Nations bien gouvernées. Les guerres sont donc plus difficiles et plus redoutables entre les Nations policées qu’entre les Nations barbares, quoiqu’elles soient moins effrayantes et moins désastreuses au premier coup d’œil. Pourquoi cela ? C’est qu’il y a infiniment plus à perdre. Là elle n’ébranle que des ébauches de société, et ne ravage que des déserts. Ici elle ne peut se soutenir que par les richesses ; elle détruit les richesses qui sont destinées à faire subsister les Nations employées à la reproduction des richesses. La guerre alors frappe par contrecoup, ce qui est le plus dangereux des accidents. On est tout étonné de voir les cantons qui ont été le siège de la guerre, se relever de dessous leurs cendres aussi forts que ci-devant, tandis que les Provinces qui n’ont été frappées que par le dérangement des dépenses attaquées dans la reproduction, languissent longtemps et quelquefois toujours dans la dépopulation et la stérilité. L’Espagne a porté, il y a deux siècles, la guerre avec fureur hors de son circuit, elle s’y est épuisée, son territoire a été dévasté et dépeuplé, et il l’est encore. À quoi attribue-t-on ridiculement un changement si subit et si durable ? À la paresse de ses habitants, à leur avidité de l’or du Pérou et à leur émigration. On n’aperçoit pas qu’opprimés, dépouillés de leurs richesses, déconcertés dans leurs travaux, la consternation, l’inertie, l’abstinence, l’évasion sont les effets naturels et nécessaires de ce désastre.

C’est donc dans ses accidents économiques qu’un vrai politique doit considérer le fléau de la guerre ; d’où s’ensuit que tout dérangement dans l’ordre économique est une guerre sourde, mais prompte et infaillible, atroce et cruelle, livrée à l’humanité. C’est ce que la suite de notre examen sur ce chapitre intéressant va nous détailler.

Revenons sur nos pas, ou pour mieux dire, ne perdons jamais de vue notre boussole dans une navigation difficile et semée des écueils des préjugés. Il est de droit naturel et d’humanité et de devoir indispensable, de multiplier le nombre de nos semblables. Mais il serait inhumain de les faire naître pour les livrer aux supplices de la misère ou des lois. C’est néanmoins le sort que nous leur préparons inévitablement, en cherchant à multiplier les hommes par tout autre soin que celui de multiplier les subsistances. Qu’un particulier opulent ou aisé fasse des mariages dans son canton, c’est certainement une œuvre édifiante et de bon exemple, que de ravir à la privation ou à la débauche des êtres faits pour se conjoindre légitimement. Si le sacrifice que fait le donataire, est seulement capable de fournir les premiers frais de l’établissement des conjoints, et tel qu’il les abandonne bientôt à leurs propres forces, il les séduit sans le vouloir, et les engage dans la route inévitable de la misère qui les attend dans peu de tems, à moins qu’ils ne trouvent quelqu’autre moyen journalier et renaissant de subsistance : auquel cas ils se seraient bien aussi utilement mariés sans lui, et son intervention n’est qu’un soin charitable, mais mortifiant, de faire des appoints. Si au lieu de cela il fonde en totalité leur ménage et leur subsistance future en les mariant, la portion de bien qu’il emploie à cette générosité, change de propriétaire ; mais comme cela ne fait aucun accroissement de subsistance, il n’y aura pas un homme de plus. Un gouvernement donc et une Nation qui regardent cet acte comme utile et fructueux pour la société, se trompent du tout au tout : car ils devraient gémir bien plutôt que de se voir réduits à ce régime infructueux, qui fut de tout temps signal de décadence, et chercher dans leur propre sein le ver rongeur qui les réduit à cette fausse et inutile spéculation, tandis que conformément au penchant de la nature, toutes les peuplades saines et vigoureuses, loin d’être réduites à exciter les mariages, ont toujours été embarrassées de l’excès de leur population. Qu’on donne d’autre part des immunités et des privilèges aux pères qui élèvent un nombre d’enfants, c’est agir conformément au droit naturel qui nous dit ; ce père paye un assez fort contingent à la société, pauperes satis stipendii pendere si liberos educarent.[9] Mais dans cet acte de justice, qu’on pourrait regarder comme objet d’émulation, on doit voir que c’est faire les plus grandes violences à la nature, que d’avoir rendu la paternité redoutable ; et que le vrai moyen de lui rendre ses droits, est de laisser aux pères la force d’élever leurs enfants, et de faire en sorte qu’une perspective réelle leur montre de l’emploi et des salaires pour eux quand ils seront en état de travailler.

Mais pour les trouver et les assurer cet emploi et ces salaires, il faut en revenir à nos principes, il faut chercher à multiplier les richesses ; et pour en trouver les moyens, il faut sortir des premiers âges de la Société, et voir l’ordre de la répartition des subsistances, le changer en ordre de rétribution proportionnée aux services et aux travaux des hommes ; tel enfin que le représente le tableau. Là tout est stipendié ou soudoyé par la terre fertilisée par ceux qui peuvent faire les avances des entreprises de l’exploitation. Ceux-ci ne travaillent et ne font travailler qu’à condition que la rétribution puisse renaître directement ou indirectement et avec profit de la rétribution même. Pour fonder cette espérance de manière à déterminer le Cultivateur à lui sacrifier ses avances, il faut que la valeur vénale des productions qu’il prépare, soit assurée par une habitude constante. Car c’est sur cette valeur que tout son calcul est fondé, lignum vitæ desiderium veniens[10], et c’est d’après elle qu’il apprécie son propre travail et le salaire de ses Coadjuteurs. Cette valeur n’a d’autre fondement que la consommation courante. C’est ainsi que la dépense prévient la cultivation ; qu’une plus forte dépense faisant hausser la valeur vénale excite un plus fort travail, une plus forte production, plus d’abondance et de subsistance.

Loin donc que pour avoir plus d’hommes il faille resserrer la dépense de ceux qu’on a, comme cela semble se présenter au premier coup d’œil, et comme l’enseigne d’abord un Écrivain bien accueilli et qui méritait sans doute au fond de l’être, puisqu’il a eu depuis la bonne foi de se redresser lui-même et d’avouer son erreur, après avoir bien tout mesuré, et calculé les rapports réciproques des causes et des effets dans l’ordre économique ; car il n’y a que le calcul qui puisse ici assujettir l’esprit à des notions exactes sur des vérités qui se présentent sous tant de faces : Loin, dis-je, qu’il faille resserrer les dépenses, il faut au contraire étendre et exciter la consommation des productions de haut prix ; puisque plus on en consomme, plus on en demande, plus on sollicite la terre, plus on obtient de richesses ou de productions de la meilleure valeur, et plus la puissance d’un État s’augmente. Plus au contraire on réduirait les hommes à vivre de productions de vil prix, plus la terre serait employée à fournir ce genre de subsistance, plus le revenu s’anéantirait, plus la population diminuerait et plus l’État s’affaiblirait.

En un mot, la population a ses bornes prescrites par l’étendue des subsistances ou des richesses ; et ce n’est que l’accroissement de ces dernières, qui peut accroître la population. Pour entretenir la plus grande population possible dans un État, il faut qu’elle soit proportionnée aux richesses annuellement renaissantes, et à la rétribution que ces richesses peuvent procurer au menu peuple, afin qu’il puisse, conformément à sa condition, étendre sa consommation sur les divers genres de denrées dont la valeur se soutient par cette consommation. C’est ce que l’aveugle avarice du vulgaire ne peut comprendre, que l’accroissement des salaires qu’il est obligé de payer, toutes autres choses étant d’ailleurs à leur place ; que le haussement des salaires, dis-je, est la démonstration, la cause et l’effet de l’accroissement des revenus.

Il y a toujours trop grand nombre d’hommes partout où l’emploi et le salaire nécessaire pour les faire vivre avec une sorte d’aisance leur est refusé. Si donc par le trop grand nombre d’hommes la rétribution était si faible et si partagée ; qu’elle ne pût leur procurer que le nécessaire rigoureux, en nourriture de vil prix, la valeur vénale des bonnes productions baisserait à proportion du déchet de la consommation. On verrait la terre se couvrir de maïs, de patates, de turnipes, de blé noir, de pomme de terre, etc. Les revenus et la rétribution baisseraient dans les mêmes proportions, et les hommes deviendraient encore plus malheureux, toujours au détriment des revenus et de la rétribution, et au dépérissement de la population même qui ne pourrait se soutenir, ni rétablir les revenus par sa dépense. Le grand Prince qui exprimait ses désirs pour le bonheur de son peuple, en disant qu’il voulait que chaque paysan eût une poule dans son pot, montrait autant la justesse de son esprit que la bonté de son cœur. Si la cupidité pouvait avoir des vues faines, elle parlerait le même langage ; et dirait : je veux que mon peuple mange du pain de pur froment, et laisse le son aux porcs et aux chevaux ; qu’il soit vêtu de laine, que ses vêtements soient bons et complets, qu’il ait des souliers et des bottines, qu’il ait son chaussage, qu’il consomme de la viande, qu’il boive du vin, ou d’autres bonnes boissons corroborantes. Il faut qu’il soit accoutumé à satisfaire en tout genre à ses besoins, parce qu’il veut trouver journellement dans son travail et dans son arrangement de quoi subvenir en tout à son bienêtre. Par ce moyen mes terres abonderont en productions de la plus haute valeur, mes champs seront couverts de bestiaux, mes coteaux de vignobles bien provignés, mes prairies bien tenues, bien arrosées, bien fumées, mes bois nettoyés, fossoyés, gardés, coupés à profit et dans leur temps, vidés dans la saison ; et les revenus de mon État où j’ai la grosse part, seront fort hauts, continuels et solides. J’exciterai même dans mon pays l’usage des fêtes, des noces, et autres irritants d’une plus grande consommation, et j’y trouverai deux avantages, l’un que mon peuple plus gai et plus refait travaillera mieux, l’autre que la culture et la production en seront de plus en plus excitées, les denrées plus abondantes, se soutenant toujours à un haut prix, mes revenus grossiront d’autant. Avec ces revenus j’en imposerai à mes voisins, et la crainte de ma puissance réprimera leurs prétentions et leurs entreprises ; comme aussi je me garderai de les dépenser pour leur nuire, non que je me soucie d’eux, mais parce que le déplacement de ma dépense dessécherait mes revenus, et parce que les guerres toujours nuisibles à tous, ne sont la plupart que forfanteries de nations, que des gestes de fausse-gloire, qu’une garniture gigantesque, grossière et rebattue de l’histoire des peuples barbares et policés. La force des armes décide rarement ; c’est la politique qui décide presque toujours des intérêts des Princes, et c’est leur puissance qui fait valoir leur politique. Avec de grands revenus, moi et les propriétaires, nous accroîtrons nos revenus, nous serons réparer les chemins, faire des canaux, ouvrir des débouchés, construire des ports, nous multiplierons les marchés, nous fortifierons les frontières, décorerons des Villes ; nous élèverons des monuments exemplaires, d’humanité, de sagesse et de puissance, toutes les Nations présentes et futures admireront les fastes de notre gouvernement et de notre prospérité sous le point de vue pacifique de tranquillité, de bonheur, de dignité, de splendeur, d’illustration. Tout Citoyen s’ingéniera à servir nos besoins et nos plaisirs, et à exciter les uns et les autres. Nos richesses naîtront de leur aisance ; tout vivra dans la plus souple dépendance, parce que chacun aura sa besogne et ne pourra espérer mieux ; et voilà encore pourquoi je veux le bien des autres, pour mon propre bien : car je ne m’oublie point, et la saine politique est de rapporter tout à soi. Ainsi parlerait la cupidité, même la cupidité la plus ardente ; ainsi agirait aussi la charité bien ordonnée, si les trames de la cupidité lui permettaient d’agir.

Ne cherchons point d’autre règle ; partout où les revenus décroissent, l’emploi des hommes et le salaire viennent à déchoir. Où l’emploi et le salaire manquent, il y a superflu de population. Le superflu de la population fait tomber les hommes en non-valeur, et les plonge dans la misère et dans le dépérissement, en entretenant même le dépérissement de la rétribution qui devrait les faire subsister. C’est d’après l’expérience du fait résultant de ce principe, que des Nations grossières ou des gouvernements à qui leur constitution ou les circonstances ne permettent pas d’appeler le commerce au se cours de l’accroissement de leurs revenus et des subsistances, bornant leurs vues et leurs espérances au produit actuel de leur territoire, se firent une loi d’exclure les Étrangers que la misère obligeait de s’expatrier, et qui étaient dépourvus de facultés ou de richesses nécessaires pour former un établissement qui pût les rendre utiles. Cette police est affligeante et paraît inhumaine ; et cependant c’est malheureusement par humanité pour les sujets naturels de ces États, qu’elle s’exerçait. Les Nations qui suivirent une autre politique à la fin du dernier siècle, dans le temps de faute capitale que fit un grand État en s’ouvrant le flanc de ses propres mains, ne s’en sont bien trouvées qu’en raison des richesses considérables que les bannis emportèrent avec eux, et en raison aussi de ce que le territoire, ou l’industrie des autres nations firent place à ces nouveaux venus. Les réfugiés peuplèrent, cultivèrent et vivifièrent la Prusse, la Souabe, etc. Ils n’apportèrent d’autres fruits en Angleterre et en Hollande que celui de rendre l’argent bien plus commun, et d’y faire baisser le taux de l’intérêt, seule portion du territoire politique qui pût leur faire place. Encore était-ce dans leurs facultés que consistait l’effet d’un reste de courage, dont le terme est l’action et l’espoir d’une retraite paisible. Mais le sort de la plus grande partie des malheureux habitants d’un Royaume qui tombe en décadence, est de languir et périr sur les débris de leurs foyers, dépourvus de toute rétribution ; et par conséquent de toute participation au restant des subsistances, comme ils le pourraient être sur une terre étrangère, où la loi dont nous parlions tout à l’heure serait en vigueur. Sixte-Quint, dont les premiers et les plus pénibles travaux d’administration avaient été de purger son État des brigands, refusait l’entrée de son pays aux Étrangers indigents et vagabonds qui voulaient s’y réfugier tandis que le Duc d’Olivares, Ministre d’Espagne, cherchait à favoriser, par les mariages, la population, alors même que la misère chassait les habitants de ce Royaume. Quand les faits de ces temps si voisins des nôtres seraient oubliés, la différence seule de ces deux conduites si opposées, démontrerait la distance de génie et de conduite entre ces deux hommes.

Les Écrivains qui nous ont transmis l’histoire des révolutions des États, ne nous parlent que de révolutions de trônes, et dédaignent celles des richesses des Nations, sur lesquelles seules cependant tous les trônes quelconques sont fondés. Sans doute que ces importantes remarques ne leur ont pas paru dignes de leur attention, ni propres à l’amusement des lecteurs. Ils pensent que le sort de la multitude ne touche pas les cœurs livrés aux passions, n’ébranle pas les imaginations avides de merveilleux. Mais ce n’est pas à de tels Lecteurs que l’histoire peut être utile ; et des historiens Philosophes ne devraient pas se borner à travailler si inutilement pour la prospérité, et à satisfaire les goûts des hommes futils. La ruine de l’Espagne sous le règne de Philipe II, cette révolution si durable et qui a eu tant d’influence sur les évènements arrivés depuis en Europe, n’a été remarquée ni dans ses causes ni dans ses effets. On a voulu la voir simplement comme une suite de la découverte des mines du Pérou qui ont enlevé une partie de la population de l’Espagne, dans le temps où ces mines funestes aux habitants du pays étaient la seule richesse du conquérant, le seul appui de sa domination, et la seule ressource de ses infortunés sujets, qui s’expatriaient et se retiraient en tous lieux. C’est cependant à l’or du Pérou qu’on a attribué la dépopulation de l’Espagne, tandis que c’était l’or du Pérou même qui étayait les ruines de cette Monarchie ; mais cet or n’a pas été suffisant pour la rétablir, pour lui restituer cette multitude de milliards dont ses guerres imprudentes et injustes, et ses intrigues imaginaires et insatiables l’ont dépouillée. Le Prince arbitraire, également ambitieux, cupide, vain et présomptueux, transporta tous les revenus, toutes les richesses d’exploitation du Royaume, toutes les dépenses hors de son pays, et chez les Nations mêmes qu’il voulait ruiner. Il leur donna des forces pour le combattre : et le terme de ce délire a été que ses successeurs héritiers d’un État dévasté et d’une politique désastreuse, virent la dégradation totale de l’Espagne et de ses moyens, et cette Monarchie déserte resta renfermée dans l’intérieur d’une enceinte circonscrite et défendue par la nature.

Nous l’avons démontré : dans l’ordre prescrit par l’Auteur de la Nature, la dépense des richesses doit nécessairement précéder la reproduction des richesses. Une Nation dépouillée de ses richesses ne Pourrait plus faire naître de richesses. En cet état, plus elle serait peuplée, plus les besoins se raient dévorants ; et plus elle se rait dans l’impossibilité de subsister et de se rétablir, si la désertion, dernière ressource, ne procurait des secours aux malheureux individus dans d’autres pays.

Il ne suffit donc pas d’avoir beaucoup d’hommes, ou, comme l’on dit, beaucoup de bras, pour avoir des richesses et des forces ; c’est par les richesses au contraire que l’on a des hommes et des bras. J’ai honte de répéter si souvent une vérité simple et palpable. Elle a néanmoins tant de préjugés grossièrement enracinés à combattre, qu’il est nécessaire de l’appuyer dans tous les sens, de la montrer sous tous les aspects. Ce n’est pas par le dénombrement des hommes qu’on doit juger de la puissance et de la prospérité d’une Nation, ni par ses nombreuses armées, ni par la quantité des impôts, c’est par l’aisance dans laquelle vivent ses habitants ; c’est, proportion gardée, par la quotité des revenus de la Nation même ; c’est en un mot par ses richesses. Ce n’est pas dans la plus grande multitude que consiste la prospérité et la force d’une Nation : car si la portion de dépense pour chaque individu devient trop petite, la Nation est réellement pauvre, parce que la population surpasse les richesses, et dégrade alors les richesses.

Qu’entendez-vous par là, me dira-t-on ? Nous voulons bien vous passer vos principes, quoique jusqu’à présent nous eussions su que le suc des plantes faisait vivre les hommes, mais non pas qu’il les fit naître ; néanmoins pour ne pas vous entendre de nouveau reprendre vos racines de richesses, nous sommes d’accord que c’est la riche dépense qui engendre la population. Mais en la dégradant de noblesse, ne veuillez pas du moins la rétrécir, et permettez que, puisqu’il faut qu’on consomme, par exemple, cent millions de septiers de blé pour en ravoir le même nombre de mesures l’année prochaine, nous les fassions consommer par soixante millions de nos semblables, au lieu de n’en souffrir que dix millions, qui, eux repus, donneront le reste à leurs chiens, leurs chevaux et leurs moineaux. Autrement autant vaudrait pour n’en pas faire à deux fois, les brûler, et la consommation du feu reviendrait sans doute au même pour la reproduction.

On ne m’aura pas lu, ou, qui pis est, on m’aura mal lu, si l’on m’accuse de rien outrer dans mes principes : l’existence de tant de pénibles calculs est une preuve de notre attention à chercher et fixer le vrai point pour nous y tenir. L’on y a vu que la dépense de chaque homme est au profit des autres hommes. Si au contraire les riches d’un Royaume achetaient annuellement, pour la brûler, la partie de la récolte que les Cultivateurs ont à vendre, ceux-ci pourraient à la vérité avec l’argent de cette vente faire renaître la même récolte l’année suivante ; mais ces riches se priveraient par ce procédé de la jouissance de leur revenu employé à anéantir la subsistance et la rétribution des autres classes d’hommes, auxquels ce revenu aurait été distribué, s’il avait été dépensé à leur profit. Or ces hommes dont la subsistance et la rétribution seraient directement ou indirectement anéantis, ne pourraient plus ni subsister, ni contribuer chacun par leur emploi à la reproduction successive des richesses. Nous avons vu par tous les détails dans lesquels nous sommes entrés, que dans le nombre d’hommes déterminé par la quotité des richesses, tous contribuent, tous concourent à la reproduction de ces richesses. Le calcul les a tous appréciés, et vous venez rompre ce cercle de prospérités, exprès pour me faire une objection aussi déplacée. Il n’est donc pas vrai qu’il suffise pour entretenir les richesses et la population d’un Royaume, que les reproductions s’y perpétuent en pure perte pour une grande partie des habitants. Nos principes fixés à l’ordre du tableau économique sont inébranlables : car l’ordre de ce tableau n’est qu’une formule de démonstration rigoureuse de l’ordre naturel. Ce n’est point comme fardeau sur la terre, que nous voulons livrer les subsistances à la consommation ; c’est pour suivre l’ordre de la nature et de son ordonnateur qui nous prescrit de demander le pain quotidien et rien au-delà, parce qu’il savait bien que le pain du jour est la semence de celui du lendemain. Qui dit consommation ne dit pas déperdition ; gâter les subsistances n’est pas les consommer. Il est nécessaire au contraire que les subsistances soient précieuses pour qu’elles soient abondantes, parce que comme il en coûte beaucoup de frais et de travail pour les faire reproduire, l’homme ne sacrifiera pas ses frais et sa peine pour obtenir des choses inutiles. Sans contredit si des riches payaient bien cher les productions pour en faire des déperditions extravagantes, cela paraîtrait revenir au même pour la reproduction, si l’on n’envisageait que le débit et non l’usage des biens, parce que le prix qu’elles leur auraient coûté passant dans les mains des Cultivateurs qui ne sont pas fous, et à qui leur profession défend de l’être, ceux-ci l’emploieraient à payer de bons salaires, à entretenir de forts ateliers, et à faire reproduire. Peu leur importe après ce que deviennent leurs denrées, pourvu qu’ils en reçoivent un bon prix : cela ne formerait dès lors et pour un moment, qu’une société tronquée, réduite à la classe des Cultivateurs, qui ne pourrait reverser à la classe stérile que l’argent du déprédateur. Or ce n’est pas simplement de l’argent qu’il faut à cette classe, ainsi qu’aux autres, c’est la subsistance même qui s’achète avec l’argent, et qui fait revenir l’argent dans les mains du Cultivateur, pour payer le revenu du propriétaire. Si donc la classe stérile dont la subsistance serait brûlée, avait recours à l’Étranger pour les achats de sa subsistance, l’argent qui passerait dans les mains des Agents de cette classe et même des autres soudoyés, ne reviendrait plus dans celle du Cultivateur, ni dans celle du déprédateur. Ces riches, tels que vous les supposez, ne sauraient donc être qu’une fiction, à moins que vous ne les supposiez dépositaires du prétendu secret de feu Nicolas Flamel : car on ne saurait être riche que de son propre revenu. Chacun sur son patrimoine forme un petit état assujetti aux mêmes lois économiques que les grands États que nous calculons. Celui qui écarte sa dépense du versement ordonné par ces lois, est un malfaiteur qui nuit aux autres hommes, et qui se ruine lui-même plus ou moins promptement, en raison de ce qu’il s’écarte plus ou moins de ces règles. À plus forte raison, s’il brûle sa dépense, brûle-t-il son fond. Un petit nombre de dissipateurs peut bien scandaliser la société dans un grand État, sans que leur dérangement soit sensible par ses effets, et bientôt leur patrimoine envahi reconnaît de nouveaux maîtres. Mais quand le courant des mœurs d’une Nation jette le plus grand nombre des propriétaires dans ces dérangements de divers genres selon les usages nationaux, et palliés sous ce joli mot de luxe ; alors le reversement des dépenses étant généralement intercepté, leur influence cesse, la production languit, les revenus dépérissent, la Nation tombe en décadence, et vainement se conforme-t-elle aux vues de la politique des Princes, qui s’épuisent en payant chèrement de fortes alliances, etc. toute détraction l’affaiblit, tout effort l’ébranle, toute guerre la dépouille. On est frappé de voir les revers toucher de si près à des temps de prédomination, on en accuse les causes secondes, et l’on ne voit pas que ces événements sont dans le principe destructif de la puissance, et que la Nation se serait bien ruinée et démembrée d’elle-même sans que personne s’en mêlât.

S’il est une Nation dans l’Univers où les grands propriétaires soient indépendants, c’est certainement en Pologne. On assure (car je n’y ai point été) que la haute Noblesse y tient toute la partie cultivatrice dans la plus absolue dépendance par la servitude, et toute la seconde Noblesse par la pauvreté. Nous savons certainement que cette fière Noblesse tient dans ses mains toutes les portions de la souveraineté auxquelles l’indépendance et une sorte d’anarchie combinée peuvent atteindre. En cet état, toute la glèbe lui appartient, et le colon borné à l’espoir de sa simple subsistance, ne travaille que pour elle. S’il était possible d’enfreindre les lois physiques de la nature, comme d’usurper sur les lois morales, certainement ces propriétaires seraient bien les maîtres de tout brûler ou de tout dépenser loin de leurs foyers. Ce sont cependant les plus résidents de tous les propriétaires, et la loi de l’indigénat est une précaution sage qui cloue la consommation aux portes de la reproduction. Leur constitution partiale ne met en œuvre que le besoin des Cultivateurs, et leur interdit le désir. De là vient la dépopulation de cette vaste et fertile contrée. Le faste des Grands est du moins pour eux un besoin à satisfaire par les produits de la culture, ce qui la soutient contre l’état de langueur où elle est. Ce besoin qui ne semble propre qu’à accroître leur luxe, la perdrait entièrement, si elle n’était pas la ressource unique de toute leur jouissance.

On voit par tout ce que je viens d’énoncer, qu’il s’en faut bien qu’il n’entre dans mes vues, de borner la population pour pourvoir à la voracité d’un petit nombre. C’est précisément ce que fait la misère contre laquelle je combats. Mais il est des proportions à tout, est modus in rebus, sunt certi denique fines quos ultra citraque nihil potest consistere rectum. Ce sont ces proportions en-deçà et au-delà desquelles on tombe dans l’erreur, que je cherche et que je tâche d’établir. Sur cent millions de septiers de blé, vous voudriez faire vivre soixante millions de personnes ; je le voudrais bien aussi : mais il faut environ trois septiers de blé par tête pour le courant de l’année, par conséquent si votre territoire ne peut porter que cent millions de septiers de blé, il n’y aura certainement que 33 millions de personnes sur vos soixante, qui puissent consommer du blé. Eh bien ! Direz-vous, ceux-là suffiront pour soutenir la valeur vénale de cette denrée, et les autres vivront d’autres menues productions : car nous avons besoin de pauvres pour tous les services pénibles de la société. Eh oui ! Je l’ai souvent entendue cette charitable réflexion. Vous avez besoin de pauvres pour les fouler aux pieds ; mais la nature, notre mère commune, s’oppose à ce fatal arrangement. Votre raisonnement serait fort bon, si la terre s’étendait devant vos calculs, comme le ciel devant la lunette des Astronomes. Mais votre territoire est circonscrit et borné ; ce qui en sera employé à rapporter ces productions mêmes que vous abandonnez au pauvre peuple, sera autant de dérobé aux productions de valeur. Car l’Étranger ne s’avisera pas de vous apporter de telles denrées pour les vendre au bas prix que vos pauvres en peuvent donner, qui ne payerait pas les frais du transport. Ainsi donc voilà vos terres livrées à des productions de vil prix et de mauvaise qualité, et qui ne vous rapporteront pas de revenu. Comme les pauvres engendrent, et plus que d’autres, la portion de terre en patates ou blé noir, dans votre hypothèse, augmentera chaque jour ; et petit à petit, voilà un État sans revenus, sans propriétaires, : soldats, sans chefs et sans Souverain. Nous avons donc démontré que tous ces pauvres ne subsisteraient qu’au préjudice de la reproduction des revenus, et que la terre, au lieu de changer la pluie en or, la changerait en marcassite du plus bas aloi.

Direz-vous que le remède est dans la multiplication même de l’espèce ; qu’on ne souhaite des pauvres que parce que la nécessité est mère de l’industrie ; que cette nouvelle peuplade s’ingéniera pour améliorer son état, entreprendra des manufactures qui auront partout la préférence, à cause du bas prix de l’entretien des ouvriers, qui favorisera le débit des choses ouvrées ; et que le produit des manufactures sera une nouvelle source de revenu, avec lequel nous achèterons les bonnes productions de l’Étranger. Ceci nous rejette dans le Chapitre de l’industrie que nous avons touché en passant, et que nous examinerons à fond ci-dessous. Il me suffit maintenant que vous soyez forcé à m’accorder, que votre peuplade de misérables envahira le terrain destiné à fournir aux aisés d’excellentes productions. Nous voilà donc tous réduits à vivre d’herbages et de blé noir, quant à notre fonds. Vous supposez qu’avec cela nous allons faire de belles choses, que ces belles choses nous apporteront de l’argent, et qu’avec cet argent nous achèterons les denrées de l’Étranger, c’est-à-dire, que nous fonderons ses revenus. Sans examiner si le proverbe qui dit que pauvres gens ne peuvent faire que de pauvres affaires, à tort ; sans vous demander avec quoi nous achèterons les matières premières que nous n’aurons plus, et formerons en un mot les avances nécessaires pour de tels travaux et de tels magasins ; sans m’enquérir si vous avez jamais vu la richesse faire son séjour au sein de la pauvreté, et un Marchand de vin qui ne but que de l’eau lui et tout son monde, je vous demande seulement si, en supposant la chose possible, vous comptez faire une bonne opération, en supprimant vos revenus fixes et productifs pour les retrouver chez l’Étranger, par l’entremise de vos commerçants qui ne compteront point avec vous ni avec l’État. Si vous pensez que le monde entier pût fournir de travail à 20 millions d’ouvriers de manufacture, auxquels vous sacrifieriez votre territoire pour leur fournir une nourriture de vil prix. Si en supposant la chose possible et avantageuse, vous voulez poser en fait aussi que les autres Nations ne courront pas sur vos brisées manufacturières. Je vous demande enfin ce que vous seriez dans un Etat où il n’y aura pas un homme disponible, où tous seront liés à l’atelier qui leur doit procurer leur subsistance, où, en vous replaçant sur le Tableau qui est l’emblème de toute existence politique, vous ne vous retrouverez plus que pauvres artisans dans une des trois classes, qui, dépourvue des deux autres, ne représente plus que le lit d’un torrent desséché. Vous devez sentir qu’il est heureux qu’un tel État soit un être de raison, et qu’à se repaître de rêves, il faut du moins en faire de gracieux.

Cependant je suis plus accommodant que vous ne pensez ; je ne borne point les manufactures dans un État, pourvu que l’excès ne retombe point sur la Nation, je les laisse aller d’elles-mêmes ; je ne provoque pas le luxe, je ne fais pas baisser le prix des productions du crû pour procurer du débit, en diminuant les dépenses des fabricants : car je soutiens qu’on ne doit pas leur sacrifier les revenus de la Nation. À cette condition je laisse les Entrepreneurs multiplier avec une libre concurrence de commerce étranger, les manufactures autant qu’il leur plaira. Mais n’espérez pas que cet emploi de fabricants puisse accroître la population, au préjudice des revenus du territoire, qui font subsister les autres classes d’hommes. Les Entrepreneurs de manufactures sont des gens prudents qui marchent avec poids et mesures, et l’on voit le point où ils doivent s’arrêter.

C’est néanmoins à cet état mesuré que se bornerait le plus fortuné succès de vos fausses idées sur l’accroissement de la population. S’il est donc nécessaire de l’étendre, il est nécessaire aussi d’accroître les revenus et les dépenses qui la font subsister ; or votre manière de l’accroître, est précisément ce qui la diminue, la détruit et l’éteint. Elle est restreinte à certaines bornes ; mais ces bornes ne sont pas arbitraires : elles tiennent à des règles par l’observation desquelles la nature servie et excitée selon ses propres lois, étendra chaque jour ses dons et les véritables subsistances. Les bornes physiques de la population invinciblement assujetties à ses productions, acquerront la même extension. C’est ainsi seulement qu’il faut être populateur. Nous avons donc le dénombrement de la population d’après une masse déterminée de revenus. Augmentez les revenus, la population s’étendra à mesure : sortez de cette règle, vous ne tenez rien. Tout est méandre, tout est égarement aboutissant toujours à la dépopulation et au désert.

Lorsqu’une Nation tombe dans le dépérissement, la population y excède toujours les richesses. L’indigence paraît par intervalles diminuer à mesure qu’elle chasse les hommes. Ainsi des Nations indigentes se sentaient soulagées quand elles envoyaient des peuplades faire irruption et s’établir dans d’autres pays. La fausse politique pense au contraire qu’il faut alors augmenter la population pour accroître les richesses et réparer le dépérissement d’un État, et que l’impôt peut toujours enlever les richesses, pourvu que les hommes se multiplient beaucoup pour accroître et perpétuer les richesses par leur travail. Un Laboureur qui retrancherait la nourriture à ses chevaux, penserait-il à en augmenter le nombre pour s’enrichir ? La fausse politique livrée à de telles erreurs est donc bien déréglée et bien aveugle.

La dégradation de la population dans les Provinces, ne suit pas d’abord la dégradation des richesses : car lorsque la culture dépérit, les revenus s’anéantissent avant que la terre refuse entièrement la nourriture aux habitants, qui peuvent encore par leurs faibles travaux se procurer de petites et misérables récoltes pour leur propre subsistance ; mais on ne peut plus les faire contribuer aux besoins de l’État, sans les forcer d’abandonner leur culture et de s’expatrier. Cette population indigente est donc une population infructueuse pour l’État, une population qui ne peut contribuer ni à sa prospérité ni à ses forces. Si l’on en déplace une partie, du terrain d’où elle arrache son nécessaire rigoureux, pour lui faire porter les armes, il faut la faire subsister, et c’est cette subsistance même qui manque, et non les soldats. C’est la subsistance des armées, dis-je, qui manque à une Nation indigente qui ne peut plus contribuer à la dépense des armées. Une population qui faute de richesses nécessaires pour une bonne culture, ne peut exister que dans la misère, est donc une population surabondante dans les pays mêmes où l’on manque d’hommes, parce que les richesses manquent aux hommes ; dans les pays, dis-je, où le vulgaire pense qu’il lui suffirait d’être fort nombreux pour s’enrichir, tandis que dans ces pays dévastés le nécessaire manque aux hommes pour exister, et qu’ils ont souvent les yeux tournés vers l’expatriation.

Un Royaume ne peut donc prospérer par sa population, qu’en raison de la rétribution et des salaires fournis par des revenus qui s’obtiennent par des richesses et par des avances. Les guerres désordonnées, les impôts sur les hommes et tout autre impôt illusoire, ou qui se tire en ricochet, une administration qui gêne le commerce, et qui anéantit par conséquent la valeur vénale des denrées ; en un mot, toute cause qui détruit les richesses, détruit radicalement les revenus, les hommes, et les forces d’une Nation.

La guerre et ses moyens sont l’instrument de la puissance, mais ne sont pas la puissance, il s’en faut bien. Ne voudra-t-on jamais s’appliquer à connaître ce que c’est que la guerre, et de combien ses succès ou ses revers influent sur l’état des Nations ? Quant à ce dernier point, sans aller chercher fort loin des exemples qu’on trouverait dans tous les temps, semblables à ceux que je vais citer, mais qui seraient moins présents à nos yeux, considérons le théâtre des guerres de Flandre. Dans cette longue suite de scènes sanglantes, que manqua-t-il aux Espagnols pour en remporter le plein succès ? Est-ce les bons soldats, les grands Capitaines, la constance, l’atrocité de la guerre ; les victoires, les trésors mêmes ? Rien de tout cela. Les redoutables bandes Espagnoles soutinrent et accrurent leur réputation dans cette école fameuse. Les Ducs de Parme et d’Albe, les Spinola, des grands hommes enfin dans tous les grands grades s’y couvrirent de gloire. Tout l’or du Pérou, toutes les richesses du territoire de l’Espagne bien plus précieuses encore, vinrent s’y perdre pendant près de 50 ans. Au bout de cela les Provinces-unies, entretenues, sans le savoir, par les trésors qu’on avait dissipé pour les détruire, se trouvèrent dans l’opulence. L’Espagne, plus instruite de l’art, militaire que de la politique de la guerre, étant épuisée, et au bout de ses ressources, ne put obtenir la paix de ses sujets indignement traités, qu’en leur accordant la liberté absolue, mettant également en oubli ses droits légitimes, le siège d’Anvers et tous les exploits que Strada fait sonner si haut. La ruine de l’État et du peuple demeura à la puissance débilitée, sa population excéda la subsistance et se dispersa ; et son ennemie, qui n’était encore qu’une émeute mal liée, devint tôt après Nation et Puissance. Qu’on lise dans le Chevalier Temple le détail de la négociation de Nimègue, pour terminer une guerre où la Hollande presque conquise, refusa elle-même la paix ; on verra que l’intrigue et l’adresse du cabinet à désunir et engager les alliés, firent tout le succès de ce traité. Si les victoires suffisaient pour donner la loi à son ennemi, la politique n’aurait pas eu besoin alors d’être si déliée. Au traité de Riswich, après bien des victoires et des conquêtes, les vaincus firent la loi au vainqueur. Enfin, après 60 ans de lauriers et de victoires, quelques échecs reçus au-delà de nos frontières mettent la France, affaiblie par tant de guerres ruineuses, à deux doigts de sa perte ; ses nombreuses armées et ses conquêtes n’en imposaient point à ses ennemis. Pourquoi cela ? C’est que les dépenses anéantissaient les revenus, la France avait recours à des ressources qui annonçaient la fin de ses forces ; ces petites ressources étant épuisées, elle offrit vainement de recevoir la loi de ses voisins. L’État encore entier, en apparence, allait périr tout à la fois, quand il dut son salut, non à des victoires, mais à des événements inopinés et indépendants des armes, à la mort d’une seule tête, à un changement d’intérêt entre les Puissances belligérantes et à une révolution de Cour. Non seulement les victoires sans la puissance ne peuvent être que des exploits militaires, passagers ; mais, depuis longtemps, c’est la politique de l’Europe qui préside aux traités de paix, et il ne reste de monuments de la plupart des guerres, que les gestes de la dissension des Princes.

Si les traités font cesser les hostilités, il en est peu qui aient le même pouvoir sur la guerre. Dans le sens réel, tout attentat contre son voisin est un acte de guerre. Il n’est pas d’attentat plus sensible que celui qui attaque la subsistance. Dans ce sens, le moment où le Conseil de France adopta les tarifs à imposer aux Hollandais, il décerna ce qui est arrivé depuis, c’est-à-dire, la guerre, jusqu’à extinction de puissance. Depuis Guillaume le Conquérant nous n’avons plus, que je sache, fait d’invasion en Angleterre ; cependant la guerre nous est toujours venue de là. Nous en avons fait sans cesse en Italie, et toujours en un état de paix avec les Italiens. Tant que les Nations couveront dans leur sein des projets attentatoires aux revenus, au commerce, à l’industrie de leurs voisins, elles doivent se considérer comme en état de guerre sourde avec eux. Que dis-je, couver dans son sein, la séduction de la fausse science ne nous a pas permis, dans les derniers tems, de nous renfermer dans des mesures de dissimulation. On a vu dans les Écrits publics, le génie des Docteurs de cette nouvelle loi disserter savamment, sur les moyens d’emporter la balance du commerce, de faire prévaloir son industrie, et toujours des monopoles, des tarifs, des prohibitions à la tête de tous ces beaux secrets. Sans pénétrer le mystère des cabinets, sans développer les intrigues des Cours, je n’ai pas besoin d’instruction particulière pour savoir que des voisins qui se regardent de la sorte, sont respectivement en plein état de guerre, et que, s’ils diffèrent les hostilités, c’est plutôt la puissance que la volonté qui leur manque, que c’est l’épuisement, en un mot, qui les contraint à cette cessation d’armes à peine palliée des apparences d’une trêve. C’est donc à l’impuissance, à l’épuisement, à la désolation des Nations, fructus belli, que se réduisent les fruits de ces guerres qui n’ont d’objet réel que des motifs illusoires et absurdes ; surtout pour des Nations agricoles, qui ne doivent tendre qu’à se procurer une grande concurrence d’acheteurs, pour vendre au plus haut prix possible, et de vendeurs, pour acheter an plus bas prix ; car c’est là le vrai et le seul moyen de faire pencher tout naturellement et amicalement la balance en faveur du commerce.

Nous avons invinciblement prouvé, et nous expliquerons ci-dessous plus en détail, comment ces précautions ennemies le font plus encore de ceux : les prennent. Dire que fi tout le monde perd à l’injustice, l’injuste y perd ici plus que tous ; c’est une vérité morale dont la démonstration est trop reculée par les vues courtes et prochaines de la cupidité. Mais en ceci cet axiome est démontré par les principes les plus simples. Bien que, si toutes les Nations et le général de chaque Nation y perdent, plusieurs d’entr’eux qui cherchent à nourrir, consolider et entretenir par leurs faux raisonnements le prestige à cet égard, croient y gagner. Le Marchand préfère la voie courte et trompeuse de s’assurer des gains, par l’exclusion de ses voisins, à la nécessité de les surpasser en diligence et en économie, et il n’aperçoit pas que, semblable au cerf de la fable, il perd la liberté de son commerce. L’administration prend goût à se mêler des affaires du porte-balle qui doit payer le droit de protection. Voilà les vrais Apôtres de la politique marchande, et toute une Nation de dupes croit sur parole leur prédication sans se rappeler le mot de la fable.

Tel, comme dit Merlin, cuide enseigner autrui

Qui souvent s’enseigne lui-même.

Mais ne nous écartons pas sur les dépendances de notre sujet. Tout y entre, mais chaque partie doit avoir sa place. Il suffit d’entrevoir, dans le peu que j’ai dit, que les guerres de mésintelligence entretenues par de faux principes de gouvernement, ne finissent pas entre les Nations quand les hostilités cessent ; que ; s’il est vrai, comme on ne peut le nier, que la racine de la population consiste dans les subsistances, tout ce qui attaque les subsistances est une guerre cruelle : d’où il s’ensuit que la paix ne peut se rétablir entre les Nations que par la connaissance, l’authenticité, et l’adoption des vrais et immuables principes économiques. Car la vraie morale, la Religion, ne peut exister dans la subversion de l’ordre ; l’ordre et le désordre impliquent contradiction : les faux principes de gouvernement ne peuvent être adoptés par une foi implicite ; ce serait le renversement de la Religion, l’infraction continuelle de la loi divine. C’est l’étude de cette loi suprême qui seule mène à la connaissance des règles de la conduite profitable et religieuse des hommes.

Mais la guerre intestine de déprédation est bien pire encore que la guerre des Nations. Car celle-là n’est susceptible ni de relâche, ni de contrepoids, ni de trêves, ni de traités. Qui se glisse sous le manteau du Berger, qui s’établit sous le beau prétexte du bien général, et dont le venin noircit tous les esprits, saisit toutes les âmes, corrompt tous les cœurs. C’est cette guerre qui, sous le nom de droits, de règlements, de privilèges, etc. sépare et divise une Nation au-dedans en une infinité de petites et perfides Nations, toujours en guerre les unes contre les autres ; qui tend sans cesse à surprendre la religion du Prince, et par laquelle une administration fiscale, insidieuse, et exercée par des agents avides, s’applaudit du succès de ses extorsions. C’est elle qui inventa les fraudes pour avoir le prétexte d’armer les fraudeurs du droit naturel contre les fraudeurs du règlement. C’est par elle, enfin, que in populum multa rapina cadit, et qu’en conséquence la population est séchée dans sa racine ; ce qui est tout autrement destructif que de l’attaquer dans ses branches, comme font les meurtres de la guerre, la peste et la famine dont les ravages ne portent que sur la génération présente, tandis que la spoliation des richesses productives détruit le fond et la postérité.

Revenons maintenant en précis sur les vrais principes de la population, et représentons la manière de la faire fleurir, de l’établir solidement et de l’accroître. Il n’est qu’un seul et unique moyen pour cela, c’est d’accroître les revenus. Le revenu provient de la valeur vénale des produits apportée par le commerce, et qui excite le Cultivateur à redoubler de travail et d’activité pour se procurer d’abondantes récoltes, qui deviennent des richesses appréciées par la valeur vénale. Ces richesses lui donnent les moyens d’exciter la reproduction. La reproduction plus abondante et toujours maintenue dans la qualité de richesse, accroît les revenus. La distribution des revenus en achat de denrées et de marchandises, met les Entrepreneurs de l’une et de l’autre classe en état de payer de bons salaires et de fortes rétributions qui emploient et font vivre le peuple. Ce peuple, en état de bien vivre, soutient par sa consommation la valeur vénale des productions et le taux des revenus. À mesure que ce peuple se multiplie, la demande est plus forte, la consommation augmente en chaque lieu sur le terrain même de la production, la valeur vénale hausse, le revenu accroît en proportion, le Cultivateur emploie plus de richesses et de forces à son exploitation ; la terre toujours reconnaissante lui donne plus de denrées, l’excédent qui compose les revenus devient plus fort ; la distribution du revenu emploie et nourrit plus d’hommes, toujours sur un pied de rétribution proportionné à la valeur vénale des denrées, et le cercle de prospérité va toujours croissant, jusqu’à ce que l’industrie humaine ait partout rencontré les barrières de la nature. Mais ces barrières renferment tant de moyens à mettre à profit, qu’elles semblent s’étendre à l’infini.

Nous avons donné en calcul dans le Chapitre précédent, l’état de la population selon la mesure donnée. Ce n’est pas à dire qu’elle se borne précisément à ce point, et qu’au tour de cette population apportionnée, il ne se trouve, ainsi qu’on le voit dans les grandes Villes, cet essaim de petits gagnent-deniers qui vivent de peu, et qui mangent les restes et les rebuts d’une bonne et abondante subsistance. Sans aller chercher bien loin des exemples qui montrent que nos calculs sur la population, placés dans le chapitre précédent, ne font rien moins qu’imaginaires, et demeurent au contraire fort au-dessous de la réalité, en conséquence de l’attention que nous avons toujours eue de nous tenir dans nos calculs au-dessous du mieux possible dans tous les genres ; pour se convaincre, dis-je, de cette vérité, on peut voir dans l’Histoire de France de M. Villaret, quelques citations concernant l’état de la population dans le quatorzième siècle. Il dit qu’en 1368 on comptait douze cents mille feux dans la seule Principauté d’Aquitaine, et que les parties conquises de cette même Province, qui devaient être rendues au Roi d’Angleterre par les propositions de paix en 1376, étaient de 1 400 Villes fermées, et de 3 000 forteresses. C’en était beaucoup d’échappées aux croisades et à l’oppression du gouvernement féodal, dont nos savants Écrivains modernes ont un peu exagéré la barbarie. En 1358, dit cet Historien, 3 000 maisons d’un faubourg d’Amiens furent consumées par l’incendie causée par les ennemis : aujourd’hui les Faubourgs de cette Ville ne composent pas 200 maisons. Au commencement du règne de Philippe de Valois, dit le même Auteur, tome 10, pag. 23, on comptait dans les seuls domaines de la Couronne, 2 millions 500 mille feux contribuables. Ces domaines alors n’étaient guères que le quart de l’étendue que renferme aujourd’hui le Royaume, ce qui indique qu’il y avait alors plus de 8 millions de feux contribuables, sans les Ecclésiastiques, les serfs, etc. qui étant réunis, et en estimant le feu à 4 personnes, comme on compte d’ordinaire, on voit que sur ce pied la population de toutes les Provinces comprises dans l’étendue actuelle du Royaume, était plus de 40 millions d’âmes, au lieu de 30 que nos calculs indiquent. Le récit que fait cet Auteur de la magnificence de la Cour et de la puissance du Comte de Foix, dans ces mêmes tems, nous paraîtrait incroyable aujourd’hui, s’il n’était certifié par une multitude de monuments authentiques. Nous aurons lieu de parler dans le Chapitre suivant des grands du Royaume dans un temps antérieur à l’époque à laquelle nous nous bornons ici. Mais il est toujours vrai qu’on ne peut regarder de population stable que celle que comporte une subsistance assurée sur un fond quelconque du revenu ou du salaire.

Nous avons, dans le Tableau économique, pris pour exemple une quantité de terrain, et nous paraissons en avoir porté le produit fort haut par proportion avec ce que rapporte sous nos yeux pareille étendue. Un temps viendra, peut-être, où notre hypothèse paraîtra un calcul de Pigmée, relativement surtout au prix des denrées qui n’a jamais été plus bas que nous l’évaluons, dans les temps connus avant et jusqu’à ceux où les règlements et le monopole, confrères inséparables, ont attaqué la subsistance du genre humain. Il ne faudrait pas chercher bien loin pour trouver un pays étranger, où grand nombre des erreurs destructives que nous venons de combattre sont encore en vogue, et où néanmoins les vrais revenus surpassent de beaucoup ceux que nous attribuons ici à l’état de la pleine prospérité.

On ne m’objectera pas, sans doute, que tous les prix étant de convention, il est indifférent que les denrées soient à un prix médiocre, pourvu que ce prix soit constant et assuré, et que les salaires soient de niveau ; attendu qu’il est égal au Cultivateur de n’avoir qu’un prix modique de ses denrées, pourvu qu’il puisse trouver tous les secours qui lui sont nécessaires à un prix proportionné ; qu’il est égal au journalier et à celui qui vit du salaire et de rétribution, d’être payé en proportion, pourvu qu’il trouve tous ses besoins à un taux relatif, et que cela revient au même : pareillement pour le propriétaire et pour le Souverain, qui ne reçoivent leurs revenus que pour les dépenser, et qui pourront par le moyen de l’égalité susdite, faire la même dépense, et jouir également qu’ils l’auraient fait avec le double, si les denrées coûtaient le double plus cher.

Toute cette objection porterait sur des principes illusoires. Car, 1°. pour l’État et pour les propriétaires, il faudrait pour que cela fût égal, supposer une Nation entièrement isolée, et qui n’eût aucuns rapports d’intérêt ni de puissance avec ses voisins. Car, si celui qui a cent mille livres de rente en Anjou, y est aussi riche en proportion que celui qui en aura deux cent mille en Normandie ; c’est, en supposant que le premier ne vivra que des productions de sa Province : qu’il perdra le superflu ; qu’il sera privé du nécessaire dans la disette ; de là nulle compensation qui répare les pertes ; toujours le Normand sera le plus fort ; et toujours son prétendu rival s’affaiblira. 2°. À l’égard du Cultivateur qui est obligé de payer les salaires plus chers, un Auteur connu, a prouvé dans un bon mémoire envoyé à la Société de Berne, que, les travaux de la cultivation et les frais du commerce s’exécutant en grande partie par le secours des animaux qui ne consomment pas des denrées de premier besoin, l’augmentation de leur prix ne porte pas sur les frais de ce genre, non plus que sur ceux qui vont par machines, ni sur les secours par lesquels on épargne les frais de transport, comme la navigation, etc. d’où il résulte que la moitié au moins de ce surcroît de prix demeure en pur profit pour l’entrepreneur de la culture. 3°. Dans le commerce réciproque étranger, le désavantage est immense pour la Nation dont les denrées sont à bas prix : tout ce qui s’achète et tout ce qui se vend par ce commerce, ne se rapporte point dans ce rapport de compensation sur lequel roule toute l’objection. Car le prix des denrées du crû d’une Nation, ne règle point le prix des marchandises des autres Nations, et on ne peut se dédommager ou profiter sur ces prix dans les dépenses, qu’autant que l’on vend soi-même ces marchandises au plus haut prix possible. 4°. À l’égard de celui qui vit de son salaire, le même mémoire traite cet article en détail, et nous ne pouvons mieux faire que de le placer ici sous les yeux du Lecteur.

« C’est une erreur profonde, invétérée, et pour cela même bien digne d’être combattue, de croire qu’il soit utile à quelque chose de tenir les grains à bas prix dans un État ou dans une Cité. Ce n’est que le surhaussement subit et imprévu, qui est redoutable et qui entraîne la misère du pauvre peuple ; à cela près, le bon prix de la denrée est utile à tous : Car, 1°. ce qu’on compte gagner sur la main d’œuvre par la diminution du prix des denrées, on le perd sur le produit net de la culture du sol, et l’on ruine la Nation pour enrichir quelques Commerçants. Or défiez-vous du Marchand qui tire ses profits sur la Nation, qui ne fait circuler de l’argent que pour enlever celui de ses Concitoyens. Plus la fortune s’accroît, plus elle sépare de l’agriculture les richesses qui font renaître les richesses, et plus cette fausse prospérité en impose à la Nation en faveur du commerce de son pays. Un État aratoire ne doit être attentif qu’au commerce qui soutient la valeur vénale des productions du sol. La facilité et la liberté du débit procure le bon prix ; le bon prix anime la culture et amène l’abondance ; l’abondance et le bon prix forment les revenus, favorisent la population, et procurent l’aisance des habitants. 2°. La diminution suivie du prix des blés dans un État, est aussi préjudiciable au bas peuple, qu’aux propriétaires des terres. Cette allégation a besoin d’être raisonnée et suivie. »

« Le prix ordinaire de la journée du simple Manouvrier a été de tout temps à peu près le vingtième du prix d’un septier de blé, évalué année commune. Si le prix commun du septier de blé, pesant 240 livres, est de 10 livres en monnaie, le salaire du Manœuvre est de 10 sols par jour, et le total pour l’année d’environ 130 liv. Si ce Manouvrier et sa famille consomment dans l’année 12 septiers de blé méteil, sa dépense en blé sera de 100 liv. il ne lui restera que 30 livres pour fournir à ses autres besoins. Mais, si le prix commun du blé était 30 livres, le Manœuvre gagnerait par an 390 liv. sa dépense en blé serait de 300 liv. Il lui resterait 90 livres pour ses autres besoins, c’est-à-dire, trois fois autant que dans le premier cas. On voit chaque jour, sans vouloir en examiner la cause, que le bas peuple abandonne les Provinces où le blé est à bas prix et en non-valeur, tandis qu’il court en foule aux lieux où la subsistance est plus chère. Se peut-il que des raisons aussi simples, appuyées de l’expérience, aient échappé aux calculs des Administrateurs subalternes qui, sous prétexte de la police des grains, croient bien servir le peuple et l’État, en arrêtant dans les Provinces le débit des grains dans le dessein de les tenir à bas prix en faveur du peuple, et qui l’exposent au contraire à de fréquentes famines par le dépérissement de l’Agriculture, et par le monopole qui s’introduit dans le commerce national des blés ».

L’idée d’un prix médiocre, qui assurerait également au-dedans des salaires proportionnels et suffisants, suppose absolument toute interdiction du commerce avec l’Étranger, et la circulation bornée à l’intérieur. Car si l’Étranger riche vient acheter à bas prix les blés d’une Nation pauvre, ce ne serait jamais qu’à son profit, et si cela était incertain et passager, autant presque vaudrait-il qu’il n’y vînt point du tout. Il est aisé de décider, lorsqu’on est assuré qu’une cultivation n’a nul débouché chez l’Étranger, que c’est une cultivation misérable, intercadente, resserrée, tendante chaque jour à son extinction, à la ruine de l’État, et à sa dépopulation.

Nous discuterons plus à fond cet article, déjà débattu ci-devant, quand nous en serons au Chapitre des rapports des dépenses avec l’Agriculture. Mais je ne puis m’empêcher d’écarter des objections spécieuses, et en vogue, quand elles se présentent sur un point qui est la base de tout. Concluons seulement à présent qu’on ne saurait trop priser l’avantage d’une rétribution suffisante pour favoriser la consommation et la valeur des denrées de tout genre. Car une rétribution, qui borne les hommes à la consommation des denrées de premier besoin, laisse tomber en non-valeur les divers produits des différents biens, et jette la Nation dans la pauvreté : À plus forte raison le salaire qui la force à prendre et épargner sur la nature des aliments, et à se contenter d’une subsistance misérable, la jette dans un anéantissement absolu. C’est ainsi, c’est par cette chaîne invariable que le bien général ne peut s’obtenir qu’en étendant la jouissance de chaque homme en particulier. C’est en vertu de ces règles inébranlables que la cupidité même devrait s’occuper de l’intérêt d’autrui, et que la vertu éclairée doit être sans cesse en action, et bénir la Providence de ne lui avoir imposé, dans la loi naturelle et divine, que le joug de son propre bonheur.

Il est temps de terminer un article bien cher, et sur lequel le cœur a déféré à l’esprit, bien certain de se retrouver ensemble au même terme. Chère et brillante image de ton Créateur, toi dont l’attitude naturelle est un élan vers le Ciel, et qui ne peux, qu’avec effort, te courber vers les biens que t’offre la terre de ton exil ; espèce privilégiée, à qui la bienfaisance, la tendresse et l’amour furent exclusivement donnés ; homme de qui l’Éternel voulut être aimé, tandis qu’il assujettit les astres et les mondes à l’impulsion ; océan de perfectibilité comme de déchéance, être de liberté, pardonne si j’ai tenté de soumettre au calcul ton existence, et paru l’astreindre à des lois fixes de combinaison. Pardonne, mais considère où te conduirait l’ignorance des grandes lois de la nature, mère universelle, qui embrasse et réchauffe dans son sein tous les êtres créés. Considère quelle était l’importance et la nécessité d’éclairer une carrière où les erreurs de la charité sont aussi dangereuses, aussi nuisibles que les prestiges de la cupidité. Tout être moral est immense, mais tout être physique est borné, soumis aux besoins, et conséquemment assujetti à la nécessité des subsistances. Sans cesse en guerre avec ta propre espèce pour la ravir, tu résistais à l’impulsion de la nature qui t’offre la source des biens, mais qui exige l’union et la concorde universelle entre les frères, pour s’entr’aider à puiser dans cette source commune. C’est par cette voie seule que tu peux remplir l’ordre du créateur de croître et de multiplier. Seule, elle peut te rendre heureux, par le bonheur même de tes semblables. Aidé d’un rayon de cette lumière équitable, qui ne se refusa jamais à l’intérêt bien entendu, à la droiture du cœur et de l’esprit, j’ai aperçu les principes, les chaînons et les conséquences de cette grande vérité, qu’il nous eût dû suffire de sentir : je les développe de mon mieux, et j’emploierai à cette œuvre de charité jusqu’au dernier souffle de ma vie.

Tels sont les rapports des dépenses avec la population ; que la dépense seule fait la mesure de la demande ; celle-ci, le faux de la valeur vénale. La valeur vénale décide de l’abondance des produits qui servent à la subsistance ; et l’étendue de la subsistance est la seule mesure de la population. Plus nous avancerons dans la carrière, plus cette vérité fondamentale sera développée et démontrée. Continuons cet examen en
l’étendant sur toutes les parties du labeur, et commençons par le premier de tous les labeurs, et celui auquel tous les autres se rapportent.

 


CHAPITRE IX.

Rapports des dépenses avec l’Agriculture.

 

« La nature (dit Varron) nous présente deux voies pour réussir dans l’Agriculture, qui sont l’expérience et l’imitation. Les premiers Cultivateurs tentèrent, et réussirent. Leurs enfants se contentèrent de les imiter ; ce n’est pas assez, nous devons faire l’un et l’autre. Nous devons nous livrer à des essais, sans toutefois perdre de vue la route de nos devanciers, etc. » Varron parlait à des Cultivateurs, ou du moins à une Nation qui dut toute sa force et ses prodigieux succès à l’heureuse constitution qui lui fut donnée par le grand Numa son vrai Fondateur ; constitution assise sur l’Agriculture qui seule donnait droit de servir, de gouverner et de défendre.

Quant à nous, qui, parmi toutes les adoptions de lois dont nous avons composé nos préjugés, nos usages et nos coutumes, n’avons reçu qu’une teinture de ces sages constitutions, si faible, qu’il est presque impossible de l’apercevoir, et absorbée par les préjugés citadins et destructeurs des Monarchies et des Nations agricoles : quant à nous, dis-je, si nous voulons remettre l’Agriculture à sa place parmi nous, c’est plutôt une institution à établir, qu’une régénération à opérer. Le goût de la Nation, ou plutôt ses besoins et ses méprises, semblent la tourner vers cet objet important et nécessaire : Mais les Sociétés d’Agriculture, qu’un zèle patriotique assemble de toutes parts, doivent apercevoir que ce ne sera jamais par les voies qu’indique Varron qu’elles y parviendront ; parce que le préliminaire établi de son temps, et dans sa Nation, manque au nôtre et à la nôtre. L’étude et l’enseignement des détails, les essais, et moins encore l’imitation, ne relèveront point l’Agriculture, ni même certaines petites découvertes dont les inventeurs exaltent les avantages, dans des temps où les grandes sources de prospérité paraissent inconnues. Il est une troisième voie qu’il faut ouvrir, c’est celle qui conduit aux moyens et à la sûreté des moyens, et dont la découverte, ou du moins l’érection en science démontrée, calculée, et triomphante des erreurs dominantes, était réservée à notre siècle ; je veux dire la connaissance des rapports de tous les instruments et des travaux de la vie humaine avec l’Agriculture. Cette voie nouvelle et lumineuse est si vaste, qu’elle embrasse tout : Cette voie, dis-je, épargne l’étude des détails, ou, pour mieux dire, la confie aux mains pures et laborieuses, destinées à la pratique. C’est le soin de les délier, ces mains, de les débarrasser des fers, dont la fausse science les a surchargées ; c’est le moyen de rendre la liberté et les forces à ces bras pourvoyeurs de l’humanité, qu’il vous appartient, Citoyens zélés et studieux, de connaître et d’approfondir, hæ tibi erunt artes ; et c’est aujourd’hui le mien.

Nous touchons à la grande base de l’existence humaine. Tous les biens usuels qui fournissent aux besoins de l’homme, se tirent de la terre qui a été livrée à son travail. Le besoin le force d’y chercher sa pâture. L’appétit le mène jusqu’à employer le travail pour se la procurer. Mais l’avidité dominante, pénétrant dans cette carrière, y apporte ses effets de dérèglement et de spoliation. De là l’anarchie, c’est-à-dire, la loi du plus fort, introduite dans tous les genres de propriétés. Le droit naturel, que les hommes ont tant étudié, séparément de sa base, l’ordre physique, et par là, si impuissant et si inutilement professé, ne favorise pas moins les droits des Puissances que ceux des Sujets ; et cependant on voit partout le germe et la trace du dérèglement, tandis que les Philosophes ont négligé d’approfondir et d’éclaircir l’ordre naturel, démonstrativement décisif, qui seul dicte les lois suprêmes, et présente des barrières invincibles à la domination tyrannique ; la serre dans ses forts, et la force à s’arrêter, à s’humaniser ou à périr dans sa propre enceinte. Partout on vit le plus fort se réserver, s’approprier les plus faciles portions de subsistance ; la pêche, la chasse, les trésors, biens communs à tous les hommes ; mais partout on voit les hommes obligés d’associer le commerce, et par conséquent la liberté et même le concours à ces fruits, ravis à la commune : tous sont forcés à cet arrangement par l’ordre naturel, qui défend à l’homme de pouvoir jouir seul, et qui tend à le sauver, par la nécessité et la dépendance, des effets voraces de la cupidité effrénée et de la tyrannie.

C’est en vertu de ce contraste que les ravisseurs, portés d’abord à s’approprier toute la terre par droit de conquête, mot fondamental de la loi du plus fort, furent ensuite obligés de renoncer à la possession de la glèbe, en se réservant quelque menu droit de supériorité, et de la livrer à la propriété, titre indispensable pour détourner les hommes de leur penchant au déplacement, et pour les engager à livrer leur labeur annuel à l’espoir de la renaissance des fruits de la terre. La propriété, à peine investie d’une forte de liberté, aspire également à l’exclusif ; mais elle est forcée ou à labourer elle-même un terrain borné, ou à renoncer, à temps du moins, à la possession du droit d’exploitation, en se réservant une portion franche sur le produit, et à livrer le reste au Cultivateur. Le fond de génie tendant à la tyrannie, subsiste toujours dans l’homme ; mais il s’humanise en raison de ce que son état le rapproche du besoin de l’association et de la communauté d’intérêts bien entendus. Le Cultivateur ne stipule que pour lui, mais il est obligé d’appeler de l’aide pour son travail, et le commerce à la communauté de ses fruits. L’adjudant voudrait garder tout son salaire, mais il est forcé de le dépenser. Le commerçant, une fois nanti, ne consentirait à vendre qu’à usure, mais il est forcé de s’accommoder aux moyens et aux besoins de l’acheteur, et plus encore à la concurrence des vendeurs. Ainsi tout le monde travaille pour foi selon son désir, et travaille pour autrui par l’enchaînement des besoins réciproques. Ainsi l’ordre naturel force, dans ses remparts, l’esprit de tyrannie, et rend au droit naturel tout ce qu’il peut arracher à son ennemi. Plus il lui rend, plus la société prospère : Plus au contraire il envahit et retient, plus la société chancelle et dessèche, et plus la tyrannie s’avilit et succombe. C’est sous l’empire et le règne de l’ordre naturel que se forment les revenus destinés à fournir les fonds publics et particuliers, et à soutenir la puissance souveraine. Telle est la route sur laquelle marche tout l’embranchement et le nœud de la société. Nous allons marquer le centre de cette roue, nous passerons ensuite aux rayons, et finirons par la circonférence.

Ce sont les rapports des dépenses avec l’Agriculture qu’il est maintenant question de développer. Je n’ai, pour cela, qu’à replacer dans son ordre rapproché les vérités répandues, et souvent répétées dans tout le cours de cet Ouvrage.

Ce sont les dépenses qui sont la source des richesses renaissantes par l’Agriculture. Si je consomme et dépense du blé, moi qui n’en ai point, il faut que je le paye ; l’argent que j’en offre lui donne la qualité de richesse, qu’il n’aurait pas s’il ne fallait pas le payer : car l’eau de la rivière, qui est aussi nécessaire que le pain, n’est que bien et non richesse, attendu qu’elle ne coûte rien pour l’avoir. La richesse part donc des mains du Cultivateur, et il faut qu’elle y revienne pour perpétuer les dépenses, et par elles ces mêmes richesses, qui forment, 1°. le revenu du Souverain, du Propriétaire et du Décimateur. 2°. La rétribution des agents de l’Agriculture : 3°. La restitution des avances : 4°. L’intérêt du capital de ces avances.

De ces quatre objets, les trois premiers ont été établis et détaillés ; le quatrième seul demande quelqu’explication. L’intérêt du capital des avances est une richesse de réserve, absolument nécessaire à l’Entrepreneur de la culture, pour le mettre en état de réparer les pertes et le dépérissement qui anéantiraient les avances primitives de l’Agriculture. Les avances annuelles sont restituées annuellement par la terre, mais avec l’incertitude qui résulte de l’inégalité des récoltes, et qui est entièrement aux risques du Fermier, toujours chargé d’assurer constamment le revenu dont il est convenu avec le propriétaire. Sans une richesse de précaution, il n’y aurait donc ni revenu certain, ni réparation des avances, ni exploitation assurée. Cette réserve, dont la propriété doit être assurée à l’Entrepreneur, est l’intérêt du capital de ses avances. Ce n’est pas moins que toutes, les autres, une richesse publique, une richesse qui assure la rétribution des agents de la cultivation, et les revenus de la Nation et du Souverain.

L’exploitation de l’Agriculture n’est pas un acte de création qui tire les êtres du néant, ce n’est qu’un acte de régénération, auquel il faut fournir le fonds de la reproduction qu’il opère annuellement pour la subsistance des hommes ; si ce fonds dépérit, la reproduction s’anéantit, et les hommes manquent de subsistance. De la conservation de ce fonds, qui consiste dans les reprises de l’Entrepreneur de l’exploitation, dépend donc la conservation des hommes. Cette importante vérité est la base de la science économique. Car tout Royaume agricole, bien peuplé de riches Cultivateurs, sera dans l’opulence ; et il suffit, pour assurer cet État de prospérité, de ne pas nuire au succès de l’Agriculture, d’assurer au Laboureur la propriété de ses richesses d’exploitation, et de le laisser cultiver conformément à ses intérêts. Tout se réduit donc, de la part du Gouvernement, à lui accorder sûreté et liberté ; et de sa part il assurera, à la Nation et à l’État, les plus grands revenus qui puissent naître du territoire. Le mouvement perpétuel de cette grande machine, animée et dirigée par ses propres ressorts, bien assurés et bien libres dans leur action, n’a pas besoin de direction étrangère. La constitution physique et morale de cet ensemble tient à un ordre naturel et général, dont la marche est réglée par des lois suprêmes, qu’il n’est pas permis de violer : La punition attachée à l’infraction de ces lois, est, dès ce monde, la ruine et l’abaissement des Puissances tyranniques, qui osent y porter la main. La sûreté de l’emploi des richesses de l’exploitation de l’Agriculture, est une condition essentielle à la prospérité et à la durée des États. De même que le produit net, ou revenu, est assuré à la Nation et au Souverain, ainsi les richesses qui les font naître doivent être assurées au Cultivateur. Le Fermier ne prétend rien au revenu, et il l’assure lui même, par ses engagements, au Propriétaire et à l’État. La validité de cette caution ne peut être assurée que sur la sûreté même et l’immunité de ses reprises, sur la liberté entière de son exploitation, et sur la valeur vénale de ses productions.

Cette institution n’est point soumise à l’administration des Puissances humaines. C’est une dépendance essentielle de l’ordre naturel, de l’ordre des décrets du Créateur ; et cet ordre est si manifeste, que l’impiété, même la plus perverse et la plus aveugle, ne peut le méconnaître. La justice divine, qui réprouve les méchants, n’a accordé qu’une autorité tutélaire aux Puissances qui gouvernent les Nations. Si elles sortent des bornes et du ressort de leur institution, elles violent l’ordre naturel de la loi suprême, et ne font plus que les instruments du désastre général et de leur propre dommage, toujours englobé dans le dommage public. La Justice est d’essence divine ; et celle de toutes les qualités sublimes dont les rayons pénètrent et se gravent le plus profondément dans le Cœur humain : Elle est la base de l’autorité, titre constitutif de la domination des Puissances établies sur les Nations par la loi et selon la loi, pour assurer l’observation de la loi même ; institution adorable, qui, par là même, se trouve disposée à demeurer dans notre entendement. Tous les hommes sont instruits des droits de cette autorité sacrée ; et l’équité de son administration est réglée par l’évidence, par la lumière même qui éclaire les hommes, par la beauté et la dignité de l’ordre par essence, qui proscrit la détérioration morale et physique du dépôt qui lui est confié. Les sophismes de l’iniquité ne peuvent obscurcir cette vérité essentielle, inspirée à tous les hommes par la Sagesse suprême, et qui découvre partout les voies de la Providence Divine, la coopération pré ordonnée de toutes les causes soumises à l’ordre général, et les dérèglements des causes libres et perverses qui s’en écartent. Quel est, relativement à l’humanité, l’objet physique de cette loi sublime ? L’AGRICULTURE.

Toutes les parties de l’Agriculture, et toutes celles qui lui sont relatives, ont entre elles une liaison nécessaire et absolue ; parce que l’Agriculture est elle-même une dépendance de l’ordre essentiel des causes qui assurent la conservation et la perpétuité du genre humain. La conduite des hommes, dans le gouvernement et dans l’exploitation de l’Agriculture, exclut tout acte arbitraire : Toutes les décisions de ses agents ne doivent être que des vues assujetties à la nature uniquement ; c’est-à-dire, éclairées par l’intérêt bien entendu. C’est la nature des choses qui, d’elle-même, désigne au Cultivateur la conduite à laquelle il est le plus intéressé relativement au profit, qui est son seul objet.

Toute direction supérieure doit être soumise rigoureusement à ces lois, qui sont plus obligatoires et plus absolues que celles de la direction même ; car, sans l’observation préalable de ces lois constitutives, la direction dégénèrerait en désordre. De deux choses l’une, en un mot, quand le Gouvernement veut se mêler de l’Agriculture, c’est, ou pour la diriger selon les lois de la nature, en ce cas il prend un soin superflu, et qui peut aisément devenir nuisible : superflu, dis-je, en ce qu’en se désistant pour jamais de cette prétention, les choses prendront d’elles-mêmes leur branle, sans que l’administration s’en mêle ; un soin qui peut aisément devenir nuisible, en ce qu’il n’y a qu’une intelligence universelle qui puisse embrasser tous les intérêts combinés ; et que celle-ci n’appartient qu’à Dieu, qui se repose du gouvernement des choses physiques sur l’immutabilité des lois qu’il leur a prescrit en les créant. Si, au contraire, les règles que le Gouvernement veut substituer à l’ordre naturel, sont arbitraires et erronées, elles dérangeront l’organisation ; le mouvement sera intercepté, les hommes cesseront d’agir ; ces prétendues règles seront sans aveu et sans succès : elles détruiront tout, et s’anéantiront elles-mêmes. En un mot, l’institution des lois de l’Agriculture n’a point été confiée aux faibles lumières des hommes. Tout y est prescrit par l’Auteur de la nature, et tout gouvernement humain s’y réduit à une simple manutention. Tout autre acte d’autorité ne peut tendre qu’à y introduire la corruption, le brigandage, la ruine du Souverain et de ses Sujets.

Mais qu’entendons-nous par le Gouvernement politique de l’Agriculture ? Est-ce celui qui a pour objet les succès mêmes de l’Agriculture, et qui est resserré dans des bornes fort étroites par les lois de la nature ; ou celui dont le plan se rait d’étendre les revenus du fisc du Souverain par la spoliation des richesses d’exploitation ? Ce dernier est si absurde et si pervers, qu’il faut croire qu’il n’a jamais dû séduire un Ministère éclairé, puisqu’il est évidemment impossible qu’on puisse réussir à augmenter l’impôt par une imposition destructive des revenus et des hommes : car il y a bien de la différence entre une imposition forcée exorbitante, que des soins pressants peuvent exiger, et une imposition destructive, qui enlèverait, par une contribution déréglée, les richesses radicales du Souverain et des Sujets. La première reviendrait bien, à la longue, au même que la dernière ; mais elle peut être supportée quelque temps sans opérer la spoliation : au lieu que l’autre n’est que désastre et extinction, qui doublent la marche de la destruction, et anéantissent l’impôt même en anéantissant la source de tout revenu. Quand il serait vrai que des Nations eussent été livrées à ce brigandage, on ne prouverait jamais que les Souverains eussent réussi à augmenter leurs revenus par des impositions ruineuses, qui dégradent l’Agriculture, qui enlèvent les richesses d’exploitation, et anéantissent le revenu. S’il se trouve quelque exemple de ce désordre, si l’on calcule la recette et le dommage, en comparant l’impôt régulier et proportionnel aux revenus, dans l’état de prospérité, en le comparant, dis-je, avec un impôt désastreux et illusoire, déduction faite du repompement inséparable de ce genre d’impositions, qui dévorent les revenus mêmes du Souverain ; on ne trouvera que de la perte pour le Souverain, la ruine de son État, et un avenir redoutable. Il ne faut donc pas confondre une dévastation avec un Gouvernement : Nous ne parlons ici que du gouvernement politique de l’Agriculture et de ses erreurs, lorsqu’il s’étend au-delà des bornes que la nature lui prescrit : lorsqu’il entreprend, 1°. de régler la culture et le commerce des productions. 2°. Lorsqu’il s’occupe à maintenir un équilibre absurde entre l’agriculture et l’industrie. 3°. Lorsque, dans un Royaume agricole, il favorise un commerce de marchandises de main-d’œuvre au préjudice de celui des denrées du cru. 4°. Lorsqu’il s’ingère d’assujettir à des règlements le commerce réciproque des denrées et des marchandises entre sa nation et l’étranger. 5°. Lorsqu’il prétend décider si une terre doit être en pré ou plantée en bois, en vignes, en muriers, ou semée en blé, en prairies artificielles, en turnipes, etc. Il arrive alors nécessairement qu’il pervertit tout l’ordre économique ; il perd de vue l’intérêt qui guide le Cultivateur, et oublie que ses ordres inexécutables n’engendrent que l’inertie et le désordre. Le Cultivateur dirige toutes ses dépenses sur le profit et sur le débit, et l’on ne peut pas penser que celui qui est le maître de faire ou de ne pas faire ces dépenses, ne calcule et ne décide à son tour, et que, pour ne pas désobéir, il s’arrêtera, ou sera forcé de changer de vue, de quitter la voie qui lui était la plus avantageuse, et de se livrer, selon son choix, à la nécessité de changer sa pratique ou son état, pour s’éviter un plus grand mal, qui se rait d’exécuter à sa perte ce qui lui est ordonné, et de cultiver au gré du cabinet et bientôt du monopole.

Les cinq objets que nous venons de présenter, touchent aux principales erreurs de la moderne méthode politique, qui détruisent l’Agriculture parmi les Nations policées, et qui précipitent en conséquence ces Nations vers la décadence et la ruine. Quoique nous ayons ci-devant démontré l’absurdité de la plupart d’entr’elles, et que les autres doivent trouver leur place ailleurs, cependant il est de droit de les combattre au chapitre de l’Agriculture, et l’on ne saurait guères inculper les répétitions sur des points aussi intéressants.

1°. Régler la culture et le commerce des productions, est un attentat contre l’ordre naturel, qui a été tenté, et qui pis est, exécuté parmi la plupart des Nations assez malheureuses pour avoir, dans ces derniers tems, été infectées de la manie des règlements. L’hydre principale, et la plus désastreuse qu’elle ait enfanté, s’appelle la Police des grains, mot plus funeste aux Nations qui l’ont connu, que les pestes, les guerres, les massacres et les proscriptions ne le purent jamais être aux lieux dont elles furent le théâtre, en ce qu’il a fait périr plus d’hommes. Ce mot signifie que le Gouvernement, et sous lui, les moindres Corps de Magistrature, les moindres Officiers Civils et Municipaux, les Archers, le Guet, la Truandaille, les Manufacturiers, le Peuple, les Mendiants ameutés, que sais-je enfin ! les rats, les fourmis et les charançons, s’attribuèrent l’inspection sur la culture et le commerce de la production la plus nécessaire à l’humanité.

Aussitôt, ce digne et prudent département établi, et si discrètement confié, on ne manqua pas de raisons spécieuses pour assurer qu’il est de l’intérêt public que les grains soient à bas prix ; ces raisons enfin paraissent décisives ; car un tel régime rend tout le monde pauvre. Or, comme il faut que les pauvres vivent, il faut qu’ils vivent à bon marché. Rien ne serait si juste, si c’était leur profit. Par une conséquence inévitable, il fallut aussi empêcher la concurrence ; car, nous dit-on, quoique les Étrangers n’aient pas grande chose à vendre à des gueux, cependant, comme ils ont de l’argent, ils songent à en avoir davantage : voilà, disent-ils, un Pays où le blé se vend forcément à bon marché, et où, en conséquence, il n’y a que des pauvres pour l’acheter ; il faut leur aller enlever toute leur récolte ; et puis quand la disette se sera sentir chez eux, nous le leur rapporterons avec ménagement, et bon gré, malgré, il faudra qu’ils vendent le reste de leurs ustensiles pour avoir du pain. Mais la Police pénètre leurs desseins, et les prévient en portant interdiction de la sortie des grains, et ensuite interception de leur commerce entre les Provinces de l’intérieur du Royaume.

En effet, lorsque nous ne nous gardions que de l’Étranger, nous ne nous apercevions pas que la Province frontière est précisément dans le même cas, avec celle qui n’est qu’en seconde ligne, et qui lui est limitrophe. Quand il s’agit de pain on ne saurait y regarder de trop près, et il n’y a plus de régnicole qui tienne auprès d’un intérêt ficher. Les troupes laissent de l’argent dans ces provinces-là ; il s’y forme des marchands ou monopoleurs, ce qui est tout un. Ces marchands emmagasineraient les blés des provinces de l’intérieur ; et moi, qui suis Administrateur particulier de cette Province, je veux veiller à ma Province. Ainsi donc interdiction de Province à Province : Mais dans chaque Province il y a pareillement des subdivisions d’élection et de canton, qui peuvent et doivent craindre le même monopole à l’encontre les unes des autres.

Ici ce n’est plus l’administration qui sonne l’alarme, mais c’est le peuple qui, à bon droit, inquiet dans sa misère, a si peu d’argent à mettre à sa subsistance, qu’il est toujours en peine de la voir manquer. Les précautions qu’il voit prendre à ses Administrateurs, l’ont rendu soupçonneux, et faussement prévoyant. Il craint toujours que le grain ne manque au marché voisin, et lorsque le prix hausse dans la province voisine, furtivement épuisée, il s’oppose lui-même à la sortie des grains de son canton. Les cris s’élèvent, la terreur s’empare des esprits, l’émeute s’ensuit. On accuse, on insulte, non seulement les Marchands, mais les Boulangers, les Fermiers et les Propriétaires, qui ont seulement, dans leurs greniers, une année de leur récolte, qui attend le moment de n’être pas vendue à perte. On arrête le blé sur les chemins, on force le Magistrat à venir en règle violer l’immunité domestique, et visiter les greniers ; et on livre au deshonneur, à l’anathème et à la malédiction publique, quiconque fut assez mal avisé pour offrir l’hospitalité à la denrée alimentaire du genre humain.

Quel peut être le sort du Laboureur au milieu de ce bagarre habituel de fanatisme et de prestige, lui qui, comme nous l’avons démontré, ne peut être excité dans son travail que par la valeur vénale des produits qu’il se procure à grands frais, qui doivent lui rendre ses reprises, les intérêts de ses avances, les charges de l’impôt, et le montant de ces engagements envers le propriétaire, outre et par-dessus sa subsistance. Après qu’il a employé ses fonds et sa peine à tous les travaux de la culture et de la moisson, s’agit-il d’en venir au remplacement qui le presse, puisqu’il n’a pas un instant à perdre pour recommencer ses travaux ? personne n’ose venir lui offrir un sol de sa denrée, quoique nécessaire à tout le monde, attendu que le Règlement, protecteur des marchés publics, défendait d’acheter au grenier ; que les chemins étaient infestés de coupes-gorges pour le blatier seul ; tandis que celui qui aurait porté de l’arsenic n’avait rien à craindre. Il fallait donc que le Fermier se déplaçât, lui ou ses valets, pour porter ou envoyer au marché. Là on ne lui offrait de prix qu’à perte ; s’il refusait, son blé lui était enlevé par des acheteurs inconnus, qui décidaient du prix de l’achat, par le bas prix même qui avait cours alors dans les marchés ; bas prix causé par une surabondance forcée, parce qu’on enjoignait aux Laboureurs de ne vendre leurs blés que dans les marchés, où la concurrence même des acheteurs n’était pas libre.

Cependant les fermiers, les propriétaires, les biens se ressentent constamment de ces calamités publiques, leurs effets, et la ruine qui en résulte, demeurent ; et les pays appauvris sont d’autant moins en état de consommer du froment, de la viande, du vin et d’autres bonnes productions. Les revenus tombent, les Propriétaires se retranchent, le peuple se résout à vivre de chétives productions ; les dépenses diminuent, et la cultivation, ruinée par les non-valeurs et le défaut de débit, déchait à leur niveau. Les richesses d’exploitation s’anéantissent, les terres médiocres demeurent en friche, les meilleures ne reçoivent plus que de chétives façons ; tout tombé en petite culture, devient nul quant au revenu, et en non-valeur pour l’État. C’est ainsi qu’une terre fertile, douée de la rosée du Ciel et de la graisse de la terre, des avantages de la situation et de la facilité des débouchés, livrée à des habitants naturellement actifs, industrieux et éclairés sur leurs intérêts, garantie d’invasion par l’éloignement et la sûreté de ses frontières, saine riante, et sous un ciel tempéré, serait brûlée par les procédés d’une administration abusive.

Si le cas arrivait chez une grande Nation, et qu’elle vît, surtout dans son voisinage, une autre Nation, son inférieure en avantages naturels de tous les genres, se soutenir, prospérer, la devancer dans les arts de la paix, lui en imposer à la guerre, et retrouver toujours des forces dans une agriculture toujours active, florissante, et mère de revenus solides et immenses ; que la méthode de celle-ci fit d’encourager, par tous moyens, la sortie de ses blés, et qu’elle ne souffrit jamais de disette ; à la fin les esprits s’éveilleraient parmi la Nation appauvrie par force, et les cris pour la liberté des grains s’élèveraient de toutes parts. Mais le bourdonnement des infectes, accoutumées à vivre sur le tas des produits abondants du monopole, chercherait à embrouiller, à cet égard, les idées et les opérations des plus dignes administrateurs.

Les compagnies, diraient les uns ; chargées de la haute police, ne souffraient jamais que cette portion de leur ressort leur soit enlevée. Les débouchés ne sont pas assez ouverts dans tout le Royaume pour que le blé circule librement. Le commerce absolu des grains une fois permis, les gens à argent, qui le cachent maintenant, ne trouvant pas l’emploi assuré, feront des magasins immenses d’une denrée nécessaire tôt ou tard. Vous voulez qu’on vende cher le blé pour que le peuple devienne riche. Mais, en attendant qu’il soit riche, il faut qu’il vive, et s’il voit sortir ses blés, il s’ameutera. Il faut attendre une bonne année, diraient les autres, être certain que le Royaume soit bien fourni. Faut-il donc donner d’abord la libre circulation au-dedans, permettre l’entrée des blés du dehors, et non la sortie ? ne serait-ce pas enrichir l’Étranger, épuiser l’argent du Royaume, et accélérer les progrès du dépérissement de notre Agriculture ? En un mot, on grossit les inconvénients, on représente que de rentrer dans l’ordre, est l’opération la plus dangereuse, et l’on jette les chefs les mieux intentionnés dans l’incertitude et dans l’inaction, lors même que le salut d’un État exige les secours les plus efficaces et les plus pressants ; et dans ces cas, l’indécision n’est pas moins funeste que l’inaction absolue ; car différer une opération nécessaire et urgente, est la manquer.

Le plus léger examen de ces futiles objections montrerait la mauvaise foi ou l’entière incapacité dont elles dérivent. Les compagnies ont droit de maintenir leur ressort, bien entendu que c’est dans la certitude que ce ressort est utile au bien public. Mais, sitôt que le Souverain lui-même aura renoncé authentiquement, pour lui et ses Successeurs, à cette portion d’autorité, la reconnaissant contre nature et destructive, quel sera le Tribunal qui voudra la revendiquer ? Les Druydes avaient autrefois le droit d’égorger des victimes humaines ; les Prêtres d’aujourd’hui, aussi jaloux de leurs droits, rejetteraient avec horreur celui-là. Les siècles s’éclairent. Les Tribunaux rougiraient aujourd’hui d’admettre la justification du combat. Eh bien ! la politique des grains est plus funeste, plus monstrueuse, plus impie, en ce qu’elle détruit infiniment plus d’hommes que ne firent jamais les Sacrifices de Saturne, de Teutatès et des Mexicains. Elle est plus absurde que le Jugement par le sort des armes. Qu’on combatte, qu’on détruise cette vérité déjà tant publiée sans contradiction publique, ou qu’on agisse en conséquence. Si la loi prononce une fois, ses dépositaires et ses interprètes seront les premiers à bénir le restaurateur des droits de la nature, et à lui présenter les vœux de l’Univers reconnaissant. Ils savent, indépendamment de nos principes, dont la tournure a peut-être quelque chose de nouveau, mais dont le développement ne passe l’intelligence d’aucun d’eux ; ils savent, dis-je, que la liberté est l’âme de tout commerce, qu’il n’est point de commerce plus nécessaire que celui de la denrée la plus précieuse ; il suffit de savoir cela pour regarder comme un attentat ; des règlements gênants pour le commerce des grains. En un mot, il n’est point de digne chef de police qui ne désire voir en cela son ressort devenir superflu, et manquer d’occupation. C’est taxer un Magistrat de prévarication, que de supposer qu’il pense autrement.

À l’égard des autres objections, elles ne méritent pas de réponse. Si les débouchés ne sont pas libres dans le Royaume, est-ce en les fermant qu’on les ouvrira ? Que demandons-nous autre chose, sinon cette liberté. Laissez passer les blatiers, les chemins en seront couverts aussitôt. Les détails de commerce les plus superflus sont combles de Marchands et de Débitants. Ne craignez pas que le plus nécessaire, et celui qui demande le moins d’apprentissage, en manque. Les gens à argent seront des magasins, et c’est ce que je demande. Que les bourses s’ouvrent en faveur de l’Agriculture, la terre sera plus inépuisable que les mines ; et en attendant que votre territoire vous rapporte le double de moissons l’année prochaine, les blés étrangers vous mettront en sûreté et à un bon prix, au moyen de la concurrence. Le Peuple criera ? et je vous dis que non. Le pauvre Peuple trouvera de l’emploi et des salaires ; il ne fait du bruit que quand des fripons, derrière la toile, lui donnent le ton. Mais il ne souffrira pas ; car les Cultivateurs, recevant de l’argent, étendront leurs travaux. L’Étranger, borné par la concurrence, ramènera chez vous le prix du marché général. Les Propriétaires, augmentant en revenus, achèteront plus d’ouvrages aussi, et payeront de meilleurs salaires aux manouvriers et artisans. La liberté donnera le branle à tout, et tous en sentiront les effets subits. Il faut, dites-vous, attendre une bonne année, et que le Royaume soit bien fourni ? Et c’est attendre de la pluie seule, d’abondantes récoltes, quand la terre restera inculte. Il peut pleuvoir, il est vrai, sans que je me remue ; mais il ne saurait y avoir d’abondance sans culture et sans bon prix, de bon prix sans commerce, de commerce sans liberté. Ce que vous appelez bonne année, n’est qu’un calme immobile, présage et précurseur ordinaire de la tempête, une stagnation de la circulation. Ce ne sont point-là de bonnes années, puisqu’on les craint autant qu’on les désire. Si j’avais à choisir, je prendrais une mauvaise année pour ouvrir tous les passages, puisque c’est en effet le seul remède dans la disette, puisque la forte demande fait la bonne vente, que la bonne vente éveille et amène des marchands ; puisqu’enfin ce fut le seul moyen dont usa le grand Sully, pour ramener à un taux constant en France les blés dont les guerres civiles avaient tellement dérangé les prix, que l’on était toujours exposé à des chertés fréquentes et déréglées. Vous voulez commencer d’abord par la liberté au-dedans ? Et comment, et à quelles conditions, ou plutôt, avec quelles restrictions ; ce n’est pas, à la vérité, l’intérêt public qui en dictera ; mais elles vous seront puissamment suggérées par l’intérêt particulier ; car, s’il n’intervenait pas, il n’y aurait aucune réclamation contre la liberté générale intérieure et extérieure même. Seriez-vous donc retenu par quelques représentations séduisantes, alors même que les ténèbres sont dissipées et que vous voulez suivre la lumière. Voudriez-vous commencer par une liberté intérieure, mitigée, variante et incertaine ? Mais si vous êtes si circonspect et si inquiet, comment n’inspirerez-vous pas beaucoup plus d’inquiétude à ceux qui doivent redouter vos règlements ? Quand vous commenceriez par accorder la permission d’une pleine liberté du commerce des grains dans l’intérieur du Royaume ; comment envisagerait-on cette demi-liberté, qui, par la raison même qu’elle ne serait pas une liberté entière, serait sans effet, et aurait ses inconvénients, qui attireraient quelques règlements dictés par de nouveaux préjugés : Que n’a-t-on pas à craindre d’une marche si chancelante ! En effet, comment pensez-vous que les Provinces frontières, par exemple, consentent à se dégarnir en faveur de celles de l’intérieur, si elles n’espèrent pas de recevoir, au besoin, de leurs voisins, par une liberté de commerce extérieur réciproque ? Nous consentons, dites-vous, à ce que les grains étrangers entrent, en cas de besoins, mais nous voulons que les nôtres ne sortent qu’avec connaissance de cause. Belles restrictions déjà pour l’un et l’autre cas. Où avez-vous vu des marchés où il fait permis d’acheter, et non de vendre ? Mais je veux que telle monstrueuse chose soit possible ; accordez-vous avec vous-même. Quand il s’agit de marchandises ouvrées, de quincailleries et autres misères, qui ne donnent de profit que le salaire des ouvriers, vous voudriez alors, selon les rits de votre politique mercantile, vendre de tout à l’Étranger, et n’en acheter rien ; et lors qu’il est question de la production la plus nécessaire à vendre, parce que c’est celle qui peut donner cent pour cent de profit, vous changez de système, alors vous voulez bien en acheter, mais vous n’en voulez pas vendre. Allez, sortez, de votre misère, et vous perdrez les soucis des gueux. Les riches ne craignent pas de manquer de pain. Songez à être hommes enfin ! Ce ne font pas les stratagèmes de la police vivandière qui assurent le pain, vous le savez, et tout le monde le sait bien aussi ; c’est le commerce ; les stratagèmes du monopole détruisent l’un et l’autre. Il n’y a donc que la pleine liberté de commerce qui puisse remédier à l’inégalité des récoltes des différents Pays. C’est néanmoins ce service public que votre police nous interdirait. Mais ce n’est point du pain seulement que doit se mer la main puissante du Laboureur ; je vous l’ai dit, ce sont des revenus des Villes, des arts, des métiers, des salaires, c’est de l’or, de l’argent, de l’étain, des épices, des pierreries, des pelleteries, du thé, du cassé, du sucre, de l’indigo, de la rhubarbe, de la casse, de la manne, des gommes, et tant d’autres marchandises étrangères ; ce sont des temples, des palais, des vaisseaux, des armées, des Magistrats, des Rois et des vertus. Oui, des vertus, vous dis-je. Si vous paraissiez obtempérer à de telles et si frivoles objections, ce ne serait pas votre jugement qui nous rassurerait contre leur fausseté et leur absurdité. Mais quelles difficultés pourraient donc vous arrêter ? Serait-ce un reste de ces préjugés dominants, suggérés par une prédilection démesurée pour les manufactures de luxe, devenues si pernicieuses à l’État et à elles-mêmes par la protection aveugle et destructive qu’on leur a accordée dans le temps où l’épidémie mercantile ravageait le Royaume, comme nous le prouverons dans le Chapitre suivant.

Quoique le blé soit, de toutes les parties de l’Agriculture, celle sur laquelle l’esprit de dérèglement a fait le plus de mal, comme étant la plus nécessaire, la plus étendue, la plus assujettie à l’ordre naturel, et celle, par conséquent, qui prête le canevas le plus vaste et le plus attrayant du monopole, cependant il n’a épargné aucune de celles qu’il put assujettir ; et toujours est-ce dans la sphère du monopole ou de l’exaction, qu’on invente et multiplie les règlements sous le prétexte de maintenir, ou rétablir l’ordre. Chacun est le maître de nourrir des chiens et des chats comme il lui plaît : on ne s’est point avisé d’instituer des Inspecteurs pour obliger les habitants d’en faire des déclarations au Magistrat, et de les faire passer en revue. Si le chat était un animal indispensablement nécessaire, il n’aurait pas été oublié dans ces règlements ; mais les pièges et la mort-aux-rats en tiendraient lieu si l’on était inquiété sur cet article. Il n’en est pas de même des chevaux, on ne peut s’en passer, et l’intérêt particulier se porte lui-même fortement à y pourvoir. Aussi a-t-on jugé de là que ces derniers étaient un bon objet de règlement. Le service commun d’une Nation exige des chevaux de toutes espèces, et ceux qui en élèvent, de quelle espèce que ce soit, trouvent leur gain : c’est de là qu’il faut attendre la multiplication, et la multiplication fournit les espèces d’élite. L’intérêt et la liberté favorisent cette multiplication. Mais on prétextera la nécessité de n’avoir que de belles races, et le résultat de tout cela sera que cette partie, surchargée d’abord de tous les frais destinés à l’entretien des agents du règlement, anéantira le profit à ceux qui seront des élèves, et l’espèce dépérira en conséquence. La griffe serrera en raison de ce qu’elle sentira glisser la proie. Le monopole, frère compagnon du règlement, vient à son tour ; mal façon et privilège sur les étalons, partialité choquante dans les revues ; contributions, présents à tout le grimoire, et tant se ra procédé qu’on ne verra plus que quelques malheureux riquets sur une terre autrefois si fertile dans cette espèce la plus utile et la plus nécessaire de toutes, et que l’État qui en fait une consommation immense pour ses troupes et ses armées, ainsi que les particuliers curieux, seront obligés de les aller prendre dehors.

Ce n’est point ainsi, c’est au contraire par une conduite entièrement opposée, qu’une Nation riche, à qui la nature avait refusé de pouvoir former chez elle de belles races, est parvenue à attirer, par ce commerce même, les plus fortes sommes dans son pays. Elle a soutenu le goût des courses et des paris. Elle a maintenu le terrien, le propriétaire des pâturages dans l’aisance qui lui a fourni le moyen de faire venir de toutes parts de beaux étalons. Ce goût a été porté jusqu’à la manie, et cette manie a tourné au profit public et particulier. On a vu des propriétaires s’unir pour fréter ensemble un bâtiment destiné à recevoir un esclave de l’Empereur de Maroc, qu’on avait gagné pour enlever un cheval des haras du Prince. Ces deux bêtes firent 50 lieues en une course, et arrivèrent à bon port. L’étalon revenait aux voleurs à près de 80 000 liv. et il en coûtait 25 guinées pour obtenir de lui faire faillir une jument. Mais tandis qu’on fait de telles dépenses pour avoir de beaux chevaux, il est permis à chacun d’élever des bidets du pays, ou tel autre criquet qu’il jugera bon être, surtout dans un Royaume où une riche agriculture exige une grande multiplication de chevaux. La liberté et l’immunité font les meilleurs administrateurs, comme le profit particulier, le plus sûr des guides. On sait cela, personne ne l’ignore, et je n’ai que le mérite de l’écrire. Mais que faire de MM. les Inspecteurs généraux et particuliers, et de toute l’armée réglementaire ? Si faudra-t-il bien que la bête de somme périsse sous le faix, ou qu’on la délivre du fardeau qui l’accable.

Les bois ont encore paru un objet principal. Il fallait construire des navires, des édifices, fournir au chaussage des Villes, des particuliers, des chaudières, et des ateliers de divers affinages et manufactures, etc. Il eût été trop court de faire ce raisonnement simple : laissons aller la valeur vénale des bois ; ouvrons-leur seulement les débouchés, pour que le prix qu’en donnerait l’acheteur, ne demeure pas par les chemins, et revienne au profit des propriétaires : bientôt nous verrons ceux-ci faire des semis dans leurs terres médiocres, fossoyer, enclore et nettoyer leurs taillis. Les plus riches seront bien-aisés d’avoir des futaies, tant pour l’agrément et la noblesse de ce genre de propriété, que pour garder une poire pour la soif, et une ressource pour l’occasion. On bordera les chemins de plantations ; et si quelqu’un défriche ses bois, c’est qu’il sera sûr de tirer plus d’avantage son terrain en le cultivant d’une autre manière, et par conséquent de nous procurer quelqu’autre genre de production plus profitable et d’un meilleur emploi de culture. Mais le plus grand nombre, content d’une sorte de propriété, sujette à peu d’entretien et de frais, et à moins d’accidents, sera le plus grand cas de ses bois. Quand la valeur en sera forte, les dégâts cesseront par nécessité ; on travaillera pour découvrir de la tourbe, du charbon-de-terre, et autres richesses ensevelies pour nous et si utiles à nos voisins ; et cette nouvelle richesse fournira à nos chaudières, fourneaux, etc. Cette manière de raisonner eût été simple, cette façon d’agir serait prospère ; mais le cher règlement n’aurait rien à faire là. Il trouvera bien plus beau d’espolier les possesseurs des principaux droits de la propriété résultants de la liberté ; il croira devoir instituer des Tables de Marbre, des Chambres d’Eaux et Forêts, des Maîtrises, des Avocats, des Procureurs, des Gardes-Marteaux, etc. tous gens de bon appétit, revêtus de charges financées, de droits onéreux à la chose, sans compter le tour du bâton, i est le grand article chez un Peuple bâtonné par tous les bouts. Il résultera de là qu’on ne verra plus de futaies ; que, si l’on a planté dans les cantons voisins de la Capitale, partout ailleurs les bois dépériront ; que les propriétaires eux-mêmes hâteront la dégradation de leurs bois, pour se tirer de la juridiction ruineuse du Forestier, et obtenir, sur requête et procès-verbal, permission de défricher ; car un tel défrichement, avant-coureur de l’émigration, se présentera encore à l’esprit dérouté, comme la dernière ressource d’un peuple misérable.

Sur les vignes et sur combien d’autres objets moins considérables, mais tous exposés à cette corrosion, aurait-on pu voir, d’après nature, les désastres résultants de l’erreur, de vouloir régler la culture et le commerce des productions ? Les bornes d’un Ouvrage sommaire nous défendent plus de détails ; et d’ailleurs les voies de la Nature sont uniformes, universelles, et s’étendent sur tout. Une fois convenus des principes, on les trouvera applicables à toutes les parties.

. Lorsque les Inspecteurs du Commerce s’occupent à maintenir un équilibre absurde entre l’Agriculture et l’Industrie. Cet équilibre consiste à tenir un niveau entre le prix des denrées qui doivent servir à la consommation des Ouvriers, et celui qu’ils peuvent tirer de leurs ouvrages en facilitant la vente ; l’objet de cette spéculation, d’autant plus pénible qu’elle ne saurait avoir de point d’appui, est de se conserver le privilège des Manufactures. Pour se débarrasser tout à coup de cette étude vaine et fatiguant, et pour en sentir l’abus et les inconvénients, il faut, comme dans toute carrière, remonter à la nature des choses, en fixer dans sa tête le point fondamental, et partir ensuite de ce point, sans jamais le perdre de vue.

Tous les biens viennent de la terre : le commerce leur donne la qualité de richesses, et l’industrie les approprie à l’usage du commerce. Voilà la série généalogique des objets du travail des hommes. Voilà ce qui rend le commerce nécessaire à l’Agriculture, et l’industrie nécessaire au commerce. Dans cet état, s’il est question de prendre un niveau entre ces trois objets, sur lequel de ces points faut-il le tirer, ou sur celui qui peut seul porter les autres vers l’accroissement, ou sur ceux qui, nés pour la dépendance, ne peuvent ramener à leur mesure que par la perte ? Par où faut-il arroser l’arbre, par la racine, ou par les branches ? Tout l’objet, je crois, de l’administration économique doit être de tendre à l’accroissement des richesses. On ne le peut que par l’accroissement des produits du cru, qui seuls peuvent nous enrichir, et nous enrichir d’autant que les produits surpassent les frais. Cet accroissement ne peut provenir, ainsi que nous l’avons démontré, que par le bon prix des denrées. Tendez donc uniquement à cet objet. Voilà la mesure, la vraie, la seule mesure, et tout est dit.

Mais, dira-t-on, c’est précisément par là que vous éteignez l’industrie, en lui ôtant ses profits. Vous avouez qu’elle est nécessaire, qu’elle entretient nombre d’ouvriers dont la consommation vivifie votre territoire ; mais ce ne se rait qu’une consommation superflue, un brûlement de denrées, si leurs salaires n’étaient payés par l’Étranger ; et celui-ci se rebutera, et bientôt vous enlèvera la pratique en devenant Fabricant lui-même, si le haut prix de la consommation des ouvriers, portant sur celui de vos ouvrages, les met à une trop forte enchère. Nous revoilà aux profits de l’industrie sur l’Étranger et au plan politique de lier les mains à l’Étranger, pour qu’il nous paye pour lui donner à boire. J’ai déjà fortement touché cet article en passant ; je le traiterai dans le chapitre de l’industrie. Il me suffit de dire maintenant que le plan de l’Auteur de la nature, en nous plaçant ici bas, ne fut jamais que ni l’espèce ni l’industrie pussent jouir et profiter sans travail. C’est au moindre travail qu’est donné par la nature le moindre profit. C’est au plus grand travail qu’est donné le plus grand profit. Tel est le texte, telle est l’immuable loi de la nature et de son auteur. Cela posé, voyons maintenant lequel d’entre nos deux contendants, l’Agriculture et l’Industrie, lequel, dis-je, propose la demande la plus conforme à cette Loi. L’Agriculture demande un plus grand profit, mais c’est pour faire un plus grand travail, et sous condition spéciale de rendre un grand produit. Non seulement elle veut travailler plus, mais elle veut donner plus d’ouvrage à tout le reste, au commerce, à l’industrie, à l’agriculture de ses voisins ; car il lui importe que ses voisins puissent acheter. Il lui faut du concours, des marchés communs, un usage constant de consommation de ses denrées au dehors comme au dedans. Elle ne demande que le prix commun des marchés de l’Europe ; et plus ses voisins seront riches, plus ils consommeront et achèteront, plus tout ira bien pour elle. L’industrie, au contraire, ne regarde que le profit, et que son seul profit. Elle veut bien travailler davantage, mais c’est à condition de retirer plus ; et comme elle sent que son emploi est borné, elle désire surtout qu’on empêche, par tous moyens la concurrence des autres, et provoque tant qu’elle peut la tyrannie. Ce point distinctif doit seul décider la question. Enrichissez, étendez l’Agriculture, et condensez l’industrie en l’obligeant à faire effort sur elle-même pour trouver son profit en dedans. Quand je dis, condensez, ce n’est pas à dire que je vous conseille de coopérer en rien en ceci. Il suffit de laisser agir l’ordre naturel, c’est la loi et les prophètes de l’administration. L’industrie sera occupée en raison des revenus de la Nation. Les revenus peuvent étendre l’industrie ; mais l’industrie ne peut pas accroître les revenus aux dépens des revenus. Examinez, discutez, calculez, toutes vos recherches vous conduiront à ces vérités. D’abord, tout le détail immense de la consommation usuelle et dépérissante se rapporte à l’industrie du canton. On ne s’avise pas de commander ses souliers en Périgord, où ils ne coûtent que 3 l. pour les porter à Paris où ils coûtent 6 liv. Ensuite elle s’élèvera jusqi’à des chefs-d’œuvre, parce qu’on aura le moyen de les payer, et d’être curieux. Il n’est point de prix courant pour la main-d’œuvre chez un peuple riche ; tout s’estime à raison de l’excellence de l’ouvrage et de la fantaisie de l’acheteur ; et s’il en faut revenir à notre manie de dégraisser l’Étranger, c’est par la curiosité que vous l’allécherez, et non par le besoin ; car, en ce genre, chacun trouve son besoin auprès de foi, ou peut y suppléer de différentes manières.

Si au contraire, renversant l’ordre naturel, nous entreprenons de tenir l’Agriculture au niveau des consommations de l’industrie, cette dernière ne trouvera jamais les denrées à trop bas prix. Cependant à mesure que les denrées perdront de leur valeur, les salaires baisseront aussi. Car c’est une règle invariable et naturelle, que les salaires sont toujours en raison du prix des denrées. La diminution du prix des denrées est diminution de richesses dans l’État, diminution de salaire, diminution d’aisance pour l’ouvrier ; tout cela a été démontré et calculé.

Dans quels arrangements nous jetterions-nous : Maigres salaires, maigres services. Les bons ouvriers nous quitteront, et iront chercher ailleurs de plus forts avantages. Avec eux fuiront la vraie supériorité de la main-d’œuvre, et le vrai débit. Nos manufactures déchoiront chaque jour, et nos fabricants achèveront de nous discréditer en cherchant à se sauver par la mal façon. Si vous voulez perdre sur le prix des denrées du cru, pour augmenter, si cela était possible, les profits de l’industrie dans son commerce avec l’Étranger, cet objet particulier, destructeur de votre patrimoine, pourrait-il dédommager la Nation d’une perte générale, qui s’étendra sur la totalité de la consommation des productions qui forment ses revenus. Abandonnez donc pour jamais ce fantastique niveau ; l’ordre naturel le donne de lui-même. Ne songez uniquement qu’à bonifier l’état et la condition de l’Agriculture, qu’à accroître ses profits. En raison de ce que vous étendez cette partie, vous ferez fleurir toutes les autres par les dépenses des riches propriétaires.

3°. Lorsque, dans un Royaume agricole, on s’occupe de favoriser un commerce de main-d’œuvre, au préjudice de celui des denrées du cru, ce faux calcul émane d’une erreur dont je dois parler avec ménagement. Un homme à qui je ne me saurais préférer, y donna d’abord. Il avait lu ou cru lire, dans l’ouvrage de Cantillon, vaste et forte tête, mais qui avait manqué les principes, que l’objet des manufactures devait être d’attirer les produits de l’Étranger, en échange de nos marchandises ouvrées, pour que ce produit servit à la consommation d’un excédent de population au-delà de ce que le territoire en aurait nourri. Mon homme, qui était alors grand populateur, saisit cette idée, et eût volontiers greffé les manufactures sur tous les sauvageons de son canton. Il fit plus, il prêcha l’abstinence volontaire, et promit indulgence à quiconque s’ôterait un repas pour le laisser à son voisin. Heureusement il trouva sur son chemin un autre prophète qui le redressa, et le mit sur la bonne voie, qu’il n’a plus quitté depuis. Il s’y tient, et nous devons en faire de même.

Qu’appelle-t-on marchandises ouvrées ? Ce n’est autre chose qu’une œuvre des mains des hommes. L’Agriculture ne demande en ce moment que d’être regardée comme manufacture, et c’est ce qu’on ne peut lui refuser. De trois objets qu’on considère dans la manufacture, qui sont, prix de matière première, prix de rétribution pour les ouvriers, et prix d’opinion de la part de l’acheteur : Il n’y a certainement que le troisième qui fait en profit ou produit net ; mais un produit net seulement pour le commerçant. Nous trouvons également ces trois objets dans l’Agriculture, prix des avances annuelles, prix de l’entretien du cultivateur ; produit net enfin, qui est ce qui constitue le revenu, produit net pour le Souverain, les Propriétaires et la dîme. C’est, de part et d’autre, ce produit net qui fait le profit de la vente ; et dans ce point de vue il faut regarder un Royaume agricole comme marchand : Or l’ordre naturel indique à tout marchand qu’il doit chercher à vendre ce sur quoi il y a le plus à gagner, il s’agit uniquement, pour savoir celui des deux objets sur lequel nous nous devons déterminer ; il s’agit, dis-je, de désigner celui sur lequel il y a le plus à gagner, Oh ! je demande si la chose est problématique. Combien il faudrait de manufactures pour équivaloir les produits renaissants de la terre et le produit net qu’elle fournit, pour fonder des revenus, un État, et la subsistance d’une Nation. En un mot, cela peut-il entrer en comparaison ? La nature travaille pour l’un ; l’autre n’attend rien que de l’art et de la rétribution. Enfin, la question seule se rait une dérision. Tournez-vous donc du côté du profit réel et immense, et laissez le glanage à ceux à qui la Providence a refusé la vraie propriété de la source des richesses. Favorisez le commerce des denrées du crû qui vous rend cent pour cent de bénéfice en même temps qu’il fait vivre tout le monde ; car le commerce de main-d’œuvre lui-même ne peut aller qu’en raison de celui-ci. Mais, direz-vous, ne peut-on pas d’ailleurs, sans préjudicier au commerce des denrées du crû, favoriser et étendre aussi avec succès, celui des marchandises de main-d’œuvre ? Que peut-on faire de mieux alors pour le favoriser et l’étendre, que de laisser faire ses agents ? Ce qui revient à notre axiome général de laisser aller les choses d’elles-mêmes, c’est-à-dire, selon l’ordre naturel auquel elles sont assujetties relativement les unes aux autres et au plus grand avantage du genre humain. Alors l’intérêt calcule, et le calcul décide sur un ordre immuable qui vous dispense d’en établir un de votre façon, qui ne serait bon qu’autant qu’il serait le même, qu’il s’ajusterait aux réalités démontrées par le calcul.

. Lorsqu’on s’ingère d’assujettir à des règlements le commerce réciproque des denrées et des marchandises entre sa Nation et l’Étranger. C’est ici le point de division entre les Nations policées, et le motif de la guerre sourde que j’ai démontrée ci-dessus, plus cruelle et plus confiante que ne le sont les hostilités. Ce fut l’avidité du marchand qui attira ce terrible fléau sur la terre. Le premier sentiment de celui qui a quelque chose à vendre est le désir de faire la vente la plus avantageuse. Le second, qui est une dépendance du premier, est lé désir d’écarter ses concurrents. Dans les temps d’ignorance, les marchands surent acheter la protection du Gouvernement ; dans les temps de raffinement, ils ajoutèrent le sophisme à leur antique et plus probante méthode, et surent mettre tout le monde dans leur parti. Le Gouvernement, qui conçut aisément la facilité de changer en droits fixes et en avances réglées les tributs accordés ci-devant à sa protection, les propriétaires qui aiment à vendre et à acheter, et à qui l’instinct faisait croire, que ce qu’on lève sur le commerce est autant d’épargné sur les terres, les Villes qui virent hausser leur loyer, la populace enfin que le commerce emploie ; rien de tout cela ne vit le point par lequel le commerce est vraiment utile à tous, en donnant aux produits la qualité de richesse, et assurant les revenus dont la distribution fait tout aller. Cette idée est trop simple pour que l’homme, qu’une malheureuse présomption naturelle porte toujours vers le composé, le recherché et le merveilleux, s’y arrêtât. Il suffisait de s’y arrêter néanmoins pour sentir que tout commerçant quelconque, soit régnicole, soit Étranger, satisfait au même service, et à l’épargne sur ce qu’on lui paye de rétribution, et était également propre à vivifier la société, à procurer le bien naturel ; que ce bien croissait en raison de la concurrence ; que l’avantage du marchand n’était à considérer, qu’autant qu’il procurait celui de la Nation ; que c’était l’avantage des produits qui forment des revenus, qu’il fallait toujours avoir en vue ; que les reproduits, offerts à l’enchère, ne pouvaient hausser que par la concurrence des enchérisseurs, et que loin de privilégier les uns sur les autres, il fallait au contraire les appeler tous par les forces attractives de l’équité et de la liberté, et ne jamais oublier que le commerce est réciproque, qu’il vend et qu’il achète ; et que tous les citoyens aussi sont vendeurs et acheteurs, que dans ce sens tous sont commerçants ou co-négociants par un concours mutuel de commerçants patriotes ou étrangers indifféremment ; que les uns et les autres doivent d’autant se correspondre, qu’ils favorisent tous leurs ventes et leurs achats, que c’est là negotium suum agere ; que le marchand revendeur enfin n’est qu’un agent intermédiaire dans leur commerce ; qu’il leur est à charge à proportion de la rétribution qu’il exige, que son exercice mercenaire ne connaît ni patrie ni patriotes, et que ni la patrie, ni les patriotes ne doivent de même le reconnaître ni pour patriote ni pour étranger ; que de telles prédilections sont entièrement hétérogènes au commerce, et inutiles aux Nations agricoles, c’est-à-dire, à ceux qui, absolument parlant, sont les vrais vendeurs et les vrais acheteurs, tous vrais co-négociants ; telles sont les Nations entr’elles-mêmes, par elles-mêmes ou par l’entremise des marchands revendeurs ou agents mercenaires du commerce. À l’égard de ceux-ci, les Nations en ont chez elles autant que leur pays le comportent, et elles ne peuvent forcer cette convenance qu’à leurs dépenses et au préjudice de la marche naturelle et la plus profitable de leur commerce. Faute de ce raisonnement simple, on se laissa persuader que le marchand régnicole était l’ami, et le commerçant étranger l’ennemi ; que l’un enrichissait l’état, l’autre l’appauvrissait ; et que par conséquent il fallait se faire un plan politique et économique d’appuyer l’un, et de grever l’autre.

Voilà ce beau principe établi et constaté ; mais tandis qu’il germe dans les têtes scientifiques, deux mobiles prédominants, quoique d’un genre bien divers, s’opposaient aux effets de cette moderne science. Ces deux mobiles étaient, 1°. L’ordre naturel, 2°. La cupidité du fisc. L’ordre naturel qui s’oppose impérieusement au plein effet de toute injustice, et qui décerna que les hommes ne prospéreraient que par la confraternité, que par la co-négocialité ; l’ordre naturel, dis-je, décide qu’une Nation, qui se refuse au concours de ses voisins, doit être isolée et semblable à une famille ennemie de toutes les autres familles. Le marchand patriote, ou soi-disant patriote, ne désire écarter les marchands étrangers que pour exercer le monopole sur sa Nation. Les communications sont nécessaires pour le service public ; mais pour se les conserver avec ses voisins, il faut les leur permettre avec nous. Ils nous sont également nécessaires pour le commerce, que nous leur sommes nécessaires ; ainsi pour ne pas rompre tout à fait avec eux, il fallut du moins obtempérer un peu à cette marche réciproque. D’ailleurs, le fisc qui veut conserver et accroître ses droits, s’oppose indirectement aux vues exclusives de nos commerçants, et travaille à opérer un effet tout contraire ; car, comme il n’a aucun droit d’habitation à lever sur le commerçant étranger, et qu’il en accable le régnicole, il grossit la facture et les frais de ce dernier de tout ce qu’il lève en ce genre sur lui, et par conséquent attire la concurrence, ou, au moins, la contrebande. Comme dans le commerce tout est au plus offrant, le commerçant fiscalisé ne pourra rien acheter, car il n’achète que pour gagner sur sa vente. Il ne peut avoir de gain qu’au delà de ses frais prélevés, et ces frais grossis par l’impôt, ne sont plus le compte du vendeur, sitôt qu’un autre marchand, plus léger de frais, peut offrir un meilleur prix. La conséquence naturelle de ces contrariétés fut d’abord de charger le commerçant étranger pour lui faire sentir le désavantage de n’être pas régnicole ; ensuite de le charger crument pour le mettre de niveau avec notre commerçant comptable en finance ; et puis de le charger triplement, de peur qu’il ne vînt faire préférer ses produits aux nôtres. Toutes ces surcharges proposées, trouvent d’autant moins d’opposition, de la part de l’administration, qu’elles font le profit apparent du fisc : Cependant c’est autant d’augmentation de frais, qui dégrade doublement le produit, et le revenu du Souverain et de la Nation. Ce genre de détérioration retombe donc au double sur la Nation exigente ; elle supporte donc seule, sur ses ventes et sur ses achats, la détérioration qu’elle cause : car il est toujours certain qu’un commerçant, soit régnicole, soit étranger, prélève les frais et l’impôt sans préjudice de son gain. Ainsi la Nation paye elle-même ce qu’elle impose sur ce qu’elle exporte et sur ce qu’on lui apporte ; mais, en ce genre d’imposition, on paye au quadruple : cependant cette détérioration insensée devient dans peu réciproque entre les Nations.

En effet, nulle part les hommes ne souffrent l’injure sans courir aux représailles. Les Etrangers se voyant ainsi traités dans les Ports de leurs voisins, leur rendent la pareille dans les leurs ; le vrai métier de Marchand n’existe plus que sous les noms d’Interlope et de Contrebande ; et il s’établit bientôt entre les Nations une manière de cartel, où, par convention publique, il est permis d’écorcher, à qui mieux mieux, ceux qui tomberont entre les mains des uns et des autres. Chacun dégrade ainsi son propre produit pour faire dépit à son voisin ; et dans cette carrière d’erreurs contre nature, la Nation la plutôt épuisée est celle qui nuit le plus à la vente de ses denrées. En effet, les Nations dont la constitution est pleinement marchande, ou mi-partie, trouvent encore quelques ressources au loin, comme aussi dans leur économie sur la Navigation, etc. Mais, comme le principal désastre tombe d’abord sur le produit, les puissantes Nations agricoles sentent le coup prochain et direct, déchaient subitement, et tombent bientôt dans l’épuisement. En raison de ce qu’il se fait sentir, le fisc destructif devenant toujours plus onéreux, est forcé de peser chaque jour davantage sur les droits et tarifs, d’étouffer son commerce par la prétendue ressource de surcharger l’Étranger pour conserver le niveau, d’accroître ainsi la dégradation des produits et l’anéantissement des revenus et des forces de État, et de persister dans ce cercle vicieux jusqu’à l’extinction.

Ce règne de malheureux, fondés en principes absurdes, ne finira que lorsque les Puissances prendront pour base de leur politique cette immuable vérité, que chaque Nation ne peut être vraiment riche qu’en raison de son produit ; qu’elle ne peut avoir de produit sans valeur vénale, et de valeur vénale sans commerce ; qu’en conséquence, il est de l’intérêt de tous de faciliter, par tous moyens, les voies au commerce, que le meilleur moyen pour cela est de le rendre libre et immune ; qu’à l’exemple des Ports francs et des foires franches, que ce seul mot fait tout fleurir, et tout agir d’une manière qui fait l’étonnement universel. La première Nation qui s’avisera d’être franche étonnera ses voisins par sa prospérité ; alors l’exemple du bien sera tout aussi promptement suivi que celui du mal ; ainsi le premier Prince qui donnera en ce genre le signal du rétablissement de l’ordre naturel, sera le Salomon, l’Hercule de son siècle, et le vénérable restaurateur de sa puissance et de l’humanité désolée par l’épidémie désastreuse des droits et des prohibitions.

5°. Lorsqu’on prétend décider si une terre doit être en pré ou plantée en bois, en vignes, en meuriers, ou semée en blé, en prairies artificielles ou turnipes, etc. Un voyageur qui s’égare voit les précipices se multiplier sous ses pas. De la ruine, provenue de la fausse intelligence, naît l’influence de la fausse intelligence, et du régime ruineux surtout. Plus l’administration s’efforce d’éluder l’ordre naturel, c’est-à-dire, de le contrarier, plus le désordre et l’accablement se font sentir, et plus l’administration se croit obligée à pourvoir à tout, et se surcharge de soins et de branches de police, qui lui rompent à chaque instant dans ses mains. En conséquence des erreurs multipliées que j’ai analysées ci-dessus, on vit la culture déchoir rapidement chez les Nations agricoles : Cette détérioration entraîna toutes les sortes d’inconvénients qui résultent de la pauvreté. Parmi ceux-ci on en attribua plusieurs à des causes fantastiques et adaptées aux préjugés courants. Mais il en était d’autres si visiblement inhérents à la chose même, qu’il était impossible de les méconnaître et de fermer les yeux. On vit, par exemple ; les guérets rester de toutes parts en friche, et de fréquentes disettes être la suite de la cessation du labourage. On s’avisa d’en accuser la culture des vignes, à laquelle on trouva que les propriétaires s’adonnaient trop. Il eût été, je crois, bien simple de penser, que personne ne cultivant la terre que pour en tirer de l’argent, et que le Laboureur n’y trouvant pas son compte, à cause du bas prix des grains, avait abandonné et négligé sa culture ; que le propriétaire ne pouvant vivre que de son fonds, avait été obligé de planter en vignes, parce que cette denrée, quoique dévorée et surchargée de droits, n’était pas du moins livrée à l’anathème public, et trouvait quelque débit chez l’Étranger privé de cette production ; qu’en conséquence, empêcher de gagner sur les boissons, ne forcerait pas à perdre sur les blés ; qu’il fallait bénir, encourager cette dernière ressource, ne pas s’en prendre à elle de la chute du labourage provenant de toutes autres causes, mais fomenter à la fois ces deux sortes de cultures, qui s’entre-prêtent réciproquement la main, qui varient les productions commerçables, qui en rendent l’une pour l’autre le superflu moins surabondant, et d’un débit plus assuré et plus avantageux ; et le tout conduit et compassé attentivement par l’intérêt particulier.

Au lieu de cela on conclut que malgré l’abandonnement de tant de terres laissées en friche, il fallait encore arrêter la plantation des vignes. Le Règlement et ses Officiers généraux saisirent avec ardeur cette ouverture, puisque c’était s’attirer le district des permissions. L’avidité de certains cantons privilégiés et de plusieurs propriétaires notables et puissants y concoururent aussi. Quid non mortalia pectora cogis, auri sacra fames, et l’on en vint non seulement à léser la propriété dans ses droits les plus sacrés, en empêchant le propriétaire de travailler son champ à sa manière ; mais on fut (nos neveux ne le croiront pas) on fut, dis-je, jusqu’à la barbarie d’ordonner la dévastation et de forcer le Vigneron à arracher ses plans en pleine vigueur. Ô terre nourricière, vous l’avez souffert ! Ô Probus, ô Charlemagne ! c’est dans les mêmes lieux où vous aviez transplanté et provigné ces dons précieux de la nature. Était-ce donc notre siècle aveugle que le Prophète avait en vue, quand il s’écriait : Depopulata est Regio, luxit humus, quoniam devastatum est triticum, confusum est vinum, elanguit oleum. On verra ci-après, par un petit calcul de fait, ce que c’est que la vigne, ce qu’elle rend à la Nation dans l’état de misère où les charges de toute espèce ont réduit ce genre de culture, et l’on pourra juger par là de ce qu’elle pourrait rendre en revenu foncier au Souverain et à la Nation, étant livrée au commerce dans son état naturel d’immunité et de liberté, ce qu’elle rapporte en outre pour la rétribution du cultivateur. On pourra comparer alors le revenu que l’on obtient de la terre, par cette culture, avec celui que l’on peut tirer de toute autre culture dans une même étendue de terrain ; car la culture la plus riche est celle qui fait rapportter à la terre le plus grand revenu ; et c’est par le revenu de la terre qu’il faut mesurer le revenu d’une Nation agricole, et par le produit total, qu’il faut juger de sa population. Si on perd de vue ces principes on tombe dans la confusion et dans le désordre.

Il serait trop long, et je pense, inutile, de s’étendre davantage sur les conséquences de l’attentat économique, de vouloir décider du genre et des espèces de culture, et de tenter de les diriger par des Ordonnances. On en voit une échappée dans des temps de restauration, qui défend de semer du blé sarrasin. Du moins ceux-là connaissaient-ils le désavantage de la culture des productions de nulle valeur ; mais personne ne se réduit là pour son plaisir ; chacun sème ce qu’il peut, et s’il en est empêché, il ne sèmera rien du tout. Le grand Prince à qui il échappa de signer une telle Ordonnance, prit une voie plus sûre pour bannir le mauvais grain de dessus son territoire en remettant l’ordre, la sûreté et la liberté dans son État.

Posons, en un mot, à jamais pour principe, que le Cultivateur, le Propriétaire et l’État ne peuvent profiter que de l’excédent du produit que la terre rapporte au-delà des dépenses. Ce profit dépend de la valeur vénale, du débit, et de l’état du commerce intérieur et extérieur des productions. Toutes ces combinaisons ne peuvent être assujetties à l’autorité des lois, instituées par des spéculations, qui ne peuvent embrasser ni régler les détails des causes physiques et des intérêts particuliers d’où naît le résultat général des effets avantageux ou désavantageux à la Nation. C’est aux intérêts particuliers à s’arranger avec les causes Physiques selon la diversité des objets et des circonstances. Car ce n’est que dans ces arrangements variables, modifiés à l’infini et indéterminables par des lois, que consistent les succès des entreprises de l’Agriculture. C’est encore de cette marche même, essentiellement libre par sa nature, que dépend le profit que la Nation peut retirer de l’excédent du produit que la terre rapporte au-delà des frais. Mais ce n’est que de la terre, (qu’on ne perde jamais de vue cette vérité) qu’on peut obtenir un profit au-delà des dépenses : tous les autres travaux des hommes ne peuvent rendre que la rétribution qui leur est payée. C’est pourquoi la stérile industrie ne peut subsister par elle-même.

Cette vérité, qui est la base de la science de l’économie politique, doit être aussi la règle fondamentale du gouvernement économique des Nations agricoles. Combien l’ignorance d’un principe si important a-t-elle causé de désordre ? Dans quelle décadence n’a-t-elle pas jeté les Royaumes qui ont éprouvé les égarements des Puissances, séduites par l’espérance insidieuse de la prospérité d’un commerce de marchandises de main-d’œuvre ? À combien de guerres ridicules et funestes ne s’est on pas porté pour étendre le progrès de ce commerce stérile, qui provoque le luxe, qui multiplie les entreprises des manufactures au préjudice des travaux de la culture, et qui enlève les habitants et les richesses du sol pour les employer à de pures fabrications, et à un trafic toujours dépendant des dépenses stériles au préjudice des produits renaissants ; d’où résulte le luxe, et la misère au milieu des apparences de la richesse : Et l’usure ensuite, toujours attentive à constituer de faux revenus sur ces entreprises de commerce, d’industrie et d’opérations de finances, achève de réduire les richesses annuelles d’un Empire à des richesses parasites, qui se rongent et s’éteignent réciproquement les unes les autres.

Nous avons assez démontré, je pense, que c’est uniquement par le revenu que tout peut marcher régulièrement dans un État ; que pour que la circulation ait son jeu plein, libre et prospère, il faut que le produit net ou revenu, soit porté à la classe propriétaire, d’où il se divise dans les deux classes actives, qui se le rendent réciproquement, et de manière que l’effet de cette balance est la reproduction du revenu, la perpétuité de la circulation, et la vie de la société, qui consiste dans le mouvement perpétuel. En raison de ce que cette circulation est dérangée, la reproduction, les rapports entre les différentes classes de la société, et la masse totale des richesses et des forces d’une Nation sont détériorées.

On a présenté dans la première explication du Tableau économique, qui est à la suite de l’Ami des Hommes, les conséquences de divers dérangements du Tableau. Mais les calculs, dont on a aidé l’intelligence du lecteur sur chacune de ces parties, ne sont que des Tableaux de dégradation progressive, et je crois nécessaire de représenter ici et de calculer en abrégé l’état fixe d’une Nation, où, par les défauts de la culture, les avances productives donnent un revenu au-dessous de l’état de prospérité, sur lequel les calculs du Tableau sont établis. Un tel état de détérioration peut subsister pendant quelque temps sans dégradation successive, parce que les deux classes actives se restituent réciproquement l’une à l’autre le montant de leur entretien au préjudice du revenu, et que cet état de faiblesse et de dépopulation pourrait même s’arrêter à un point fixe, si la Nation ne recevait point de chocs extérieurs ; mais on va voir quelle énorme dégradation cet état de langueur cause à la masse des richesses de la Nation, et par conséquent quelle diminution de forces, de puissance, de population, d’existence physique et politique enfin, dérive des moindres méprises en un genre dont si peu de gens ont encore voulu connaître les conséquences.

 

RÈGLES

Pour former en abrégé le Tableau dans tous les cas différents où les avances de la classe productive donnent plus ou moins que cent pour cent de produit net, et où l’on ne suppose point d’ailleurs de causes de dépérissement ni d’augmentation dans la reproduction annuelle.

Supposons, pour exemple, que les avances de la classe productive ne donnent que 20% de produit net, il faudra 2 000 livres d’avances à la classe productive pour produire un revenu de 400 livres.

Les 2 000 livres d’avances et les 400 liv, de revenu, forment ensemble 2 400 livres.

Les avances de la classe stérile doivent toujours se trouver égales à la recette de cette même classe. Dans le cas présent, la classe stérile recevra 1 200 livres ; ainsi les avances de cette classe seront de 600 livres : posons donc ainsi ces trois premières sommes.

(ICI SE TROUVE UN TABLEAU)

De la somme totale de 1 200 liv. portées à la classe stérile, cette classe en conserve 600 liv. pour remplacer ses avances, et dépense le reste, c’est-à-dire, 600 liv. à la classe productive pour la subsistance de ses agents ; ces 600 liv. étant portées à la classe productive, on voit que celle-ci n’a reçu, par toute cette distribution, que 800 livres ; et qu’il faut, pour obtenir le retour de ses avances de 2 000 livres, qu’elle emploie à la culture le restant de ces mêmes avances, qui est 1 200 l. qui ne rendent point de produit net, et qui renaissent seulement de leur propre dépense.

La dépense des avances de la classe stérile à la classe stérile à la classe productive contribue pour sa part, et dans la même proportion, que la dépense des avances de la classe productive, et le revenu, à la reproduction totale. Achevons le Tableau conformément à ces règles qui sont les mêmes que l’on a déjà vues à la fin du quatrième et du sixième Chapitre.

(ICI SE TROUVE UN TABLEAU)

La reproduction totale est égale à toutes les sommes qui se réunissent et se dépensent à la classe productive ; savoir,

Les avances de la classe productive 2 000 livres.
La portion du revenu qui passe immédiatement à la classe productive 200
Le total des reversements de la classe stérile à la classe productive 600
Les avances de la classe stérile employées pour les achats des matières premières à la classe productive 600
TOTAL 3 400 liv.
Ainsi la reproduction est 3 400
Dont le Cultivateur retire pour ses reprises 3 000
Reste pour le revenu 400
TOTAL 3 400

MASSE des richesses comprises dans le Tableau.

La reproduction 3 400
Argent du revenu 400
Avances de la classe stérile 600
TOTAL 4 400

Cet état de production ramené à l’emploi d’une charrue de près de 120 arpents de terre, serait très faible ; la dîme alors enlèverait elle seule au moins 290 liv., il ne resterait pour le Souverain et pour les Propriétaires ensemble que 110 liv. dont le Souverain ayant le tiers, la dîme payée, aurait en total 42 livres ou 7 sols par arpent. Si on en exigeait davantage, il y aurait de la perte pour le Cultivateur. L’exploitation tomberait en petite culture, exécutée avec des bœufs, qui est d’un plus petit produit, qui se fait à plus grands frais, mais qui n’exige pas des avances primitives si considérables que celles de la grande culture.

Mais si cet état de production était en culture de vignes, qui n’occuperait qu’environ 15 arpents de terre, il serait beaucoup plus profitable. La dîme, telle qu’elle se lève ordinairement sur les vignes au 50e du produit total, n’en lèverait que 80 liv. resterait sur le produit net des 15 arpents 320 pour le Souverain et le propriétaire ensemble, abstraction faite du droit que le Vigneron paye aux Aydes, que nous englobons pour ce moment dans les frais. Ainsi dans cet état de production, l’arpent de terre en culture de vigne rapporterait au Souverain et au Propriétaire 17 fois autant qu’un arpent de terre en culture de grains, exploitée avec des chevaux, et environ 14 fois autant qu’un arpent bien cultivé en grains avec des bœufs, où l’arpent rendrait alors environ 1 liv. au propriétaire et 10 sols au Souverain ; ainsi, dans ce cas désastreux, il y a un peu moins de perte dans la forte petite culture que dans la grande : aussi toutes les terres cultivables en grain tombent-elles alors en petite culture ou en friche.

Si on étendait ces observations sur le produit des prés, on trouverait qu’un produit net de 20% des frais, y serait extrêmement faible, et qu’il faudrait environ 200 arpents de prés pour donner un revenu de 400 livres ; ce serait par arpent, 10 livres de frais qui donneraient en sus 2 liv. de produit net ; ce produit est communément exempt de dîme ; ainsi 2 liv. se partageraient, au Souverain un tiers, ou 13 sols. 4 den. et au Propriétaire deux tiers, ou 1 livre 6 f. 4 d. Les prés qui alors produiraient si peu, seraient livrés au pâturage, parce qu’il y aurait à peu près le même profit.

Nous avons estimé d’abord les reprises du Laboureur à 3 250 livres par charrue ; savoir 2 000 livres pour ses avances, et 1 250 liv. pour les intérêts de ces avances primitives et annuelles ; mais une ferme comprend presque toujours des prés qui n’exigent pas, à beaucoup près, autant de frais que la charrue ; c’est pourquoi nous avons réduit dans le Tableau les reprises du Fermier à 3 000 livres, au lieu de 3 250 par compensation des différents frais des parties de son entreprise.

TABLEAU abrégé de l’état fixe du produit net de 50% des Avances productives.

(ICI SE TROUVE UN TABLEAU)

La reproduction totale est égale à toutes les sommes qui se réunissent et se dépensent à la classe productive ; savoir :

Recette de la classe productive 1 250
Les avances de la classe productive 2 000
Les avance de la classe stérile employées pour les achats des matières premières à la classe productive 750
TOTAL 4 000 l.
Ainsi la reproduction totale est 4 000 l. dont le Cultivateur retire pour ses reprises 3 000
Reste pour le revenu 1 000
TOTAL 4 000

MASSE totale des richesses comprises dans le Tableau, savoir :

La reproduction totale 4 000
Argent 1 000
Avances stériles 750
TOTAL 5 750

OBSERVATIONS.

Dans le Tableau, où les avances de la classe productive rapportent cent pour cent de revenu ou produit net, c’est ce revenu même que l’on a fait entrer dans la distribution des dépenses de la classe productive, quoique ce soient les avances de cette classe qui doivent satisfaire elles-mêmes à ces dépenses ; mais dans cet état de produit, le revenu étant égal aux avances de la classe productive, il est indifférent pour le détail de la distribution de la dépense de cette classe, d’employer le revenu ou les avances mêmes ; mais, comme il est alors plus simple et moins embarrassant de tracer la circulation de cette dépense dans le Tableau par le revenu que par les avances, on a préféré cette dernière forme, en sous-entendant toujours, que ce sont les avances qui sont employées en dépenses, et que l’argent des achats qui se font à cette classe par le revenu et par les reversements de la classe stérile, est rapporté aux Propriétaires pour le payement annuel du revenu.

Il n’en est pas de même des dépenses de la classe stérile ; car c’est le revenu et les avances de la classe productive, qui fournissent ensemble les dépenses de la classe stérile ; ainsi le revenu contribuant à ces dépenses-ci, on ne peut se dispenser de le faire entrer, dans les reversements réciproques, : dépenses de la classe stérile et de la classe productive. C’est pourquoi on s’est déterminé, pour rendre la forme du Tableau plus simple, à représenter la marche des dépenses d’une Nation agricole par la seule circulation du revenu, quand celui-ci est suffisant pour représenter lui seul la marche de ces dépenses et de leurs reversements réciques. Mais, quand il ne suffit pas, on fait passer la moitié des avances de la classe productive à la classe stérile, comme on le voit dans les Tableaux où ces avances ne rendent pas cent pour cent de produit net.

Si les avances de la classe productive ne donnaient point de produit net, voici quel se rait le précis des résultats du Tableau.

(ICI SE PLACE UN TABLEAU)

Avances de la classe stérile 500 Ces 3 000 rendus à la classe productive reproduisent 3 000 ; le Cultivateur retire 3 000 pour ses avances, et l’intérêt de ses avances primitives et annuelles. Reste pour le revenu 0.
Avances de la classe productive 2 000
TOTAL 3000

Si on veut construire le grand Tableau de la distribution détaillée des dépenses, dans ce cas-ci, il faut faire dépenser de prime abord, par la classe productive, une somme qui fois double de celle des avances de la classe stérile, et porter cette somme sous le zéro du revenu, suivant cette forme :

(ICI SE PLACE UN TABLEAU)

Si on veut faire le même Tableau, dans le cas où les 2 000 livres des avances de la classe productive ne rendent que 400 livres de revenu, il faut porter sous les 400 liv. de revenu une portion des avances de la classe productive, qui avec le revenu, forment ensemble une somme qui fait double de celle des avances de la classe stérile, suivant cette forme :

(ICI SE PLACE UN TABLEAU)

Le même procédé est pour tous les cas où les avances annuelles de la classe productive ne rendent pas cent pour cent de produit net, par exemple, si elles ne rendaient que 50%, le grand Tableau de la distribution détaillée, serait assujetti à la même règle.

(ICI SE PLACE UN TABLEAU)

On voit par ces inductions claires, calculées et figurées, comment il se peut qu’une pauvre Nation subsiste dans sa pauvreté, et se maintienne en un état de marasme par une circulation interceptée dans les parties actives et vigoureuses, mais agissante et continuée dans les rameaux inférieurs. On voit néanmoins qu’au lieu de 8 000 livres, c’est-à-dire de huit milliards, qui circulent dans le Tableau de prospérité, cette somme est ici réduite à 5 750 livres c’est-à-dire, à cinq milliards 750 millions. Il résulte de ce Tableau de revenu, sur le pied de 50%, des avances annuelles, comparé avec le Tableau de cent pour cent, il résulte, dis-je, qu’un milliard de moins de revenu éteint deux milliards 250 millions de distribution annuelle de richesses. Que serait-ce si le revenu était réduit à vingt-cinq pour cent des avances ? On peut s’en faire à loisir le tableau sur les mêmes proportions que celui-ci. On peut descendre encore, et réduire à rien le revenu, ainsi qu’il se trouve dans la plus grande partie des cantons livrés à la petite culture, comme on le démontrera ci-dessous. Si tout un Royaume en venait là, quant au labourage, les vignobles, les pâturages, les bois viendraient à rien aussi, quant au revenu. Bientôt un tel pays se réduirait à des hameaux de pâtres et à quelques bourgades de pêcheurs ou de commerçants, qui s’entre-déchireraient, à moins que quelque condensement politique, tel qu’on en a vu des exemples, ne les comprimât et ne les maintînt ; ou que la position physique d’un Royaume, tel que l’Espagne, par exemple, n’en défendît l’étendue, quoique déserte, contre les entreprises des Puissances étrangères.

Voyons à présent les choses sous une autre face. Nous avons fixé l’état de prospérité au point où la culture rend cent pour cent des avances annuelles, et c’est à ce point que nous avons fixé notre Tableau. L’humanité serait certainement fort heureuse que les choses en fussent à ce degré là chez les Nations policées. Ce n’est cependant pas à dire qu’elles ne puissent aller fort au-delà, au moyen des conditions économiques et politiques opposées à celles qui opèrent la dégradation de la culture : il n’est même guères possible de prévoir jusqu’où elles peuvent monter. Mais pour nous fixer dans cette spéculation à un point possible, relativement à nos connaissances de comparaison, nous supposons un territoire où l’état fixe de la culture rende 150% des avances annuelles des Cultivateurs, et nous présentons ici ce Tableau abrégé de la circulation, vue sous les mêmes aspects, et rédigée sur les mêmes proportions relatives que le précédent.

TABLEAU abrégé de l’état fixe du produit net de 150% des Avances productives.

(ICI SE PLACE UN TABLEAU)

La reproduction totale est égale à toutes les sommes qui se réunissent et se dépensent à la classe productive ; savoir,

Les avances de la classe productive 2 000 l.
La portion du revenu qui passe immédiatement à la classe productive 1 500
Le total des reversements de la classe stérile à la classe productive 1 250
Les avances de la classe stérile employées pour les achats des matières premières à la classe productive 1 250
TOTAL 6 000
Ainsi la reproduction totale est 6 000 l. dont le Cultivateur retire pour ses reprises 3 000 l.
Reste pour le revenu 3 000
TOTAL 6 000 l.

MASSE totale des richesses comprises dans le Tableau ; savoir,

La reproduction 6 000 l.
Argent 3 000
Avances stériles 1 250
TOTAL 10 250 l.

Pour avoir des idées exactes de ces rapports, il est nécessaire de les examiner conformément aux différents Tableaux que l’on vient de tracer. Le revenu peut accroître de deux manières ; savoir, par l’abondance des productions au moyen de l’amélioration des terres et d’une bonne culture, ou par le haut prix des productions. Nous partons toujours, pour établir nos comparaisons, du Tableau où les avances rendent cent pour cent de produit net ; parce que c’est, pour ainsi dire, le point central, sur lequel est fondée la marche de la distribution, représentée dans les Tableaux.

Examinons à présent les différents états du revenu et de la dépense selon les différentes quantités de productions sans augmentation ni diminution de prix. Pour désigner ces quantités, il faut en expliquer les quotités par la dénomination de mesures. Au lieu, par exemple, de dire 1 000 livres, comme lorsque l’on compte de l’argent, nous disons 1 000 mesures, ou plus ou moins, pour compter les quotités de productions par parties égales, et pour trouver les rapports et la proportion de la totalité des productions annuelles en tous genres, avec l’argent qui circule dans les classes, et de la dépense qu’elles peuvent faire en productions avec l’argent que ces classes reçoivent.

Dans le Tableau où 2 000 liv. d’avances annuelles rendent 2 000 liv. de revenu net, la totalité des productions est la valeur de 5 000 livres tournois, et peut entrer en compte à raison de 5 000 mesures, valant une livre tournois chacune. La classe productive, dont les avances sont de 2 000 livres, peut consommer 2 000 mesures ; le revenu, qui est de 2 000 livres, dont il porte moitié à la classe productive, peut y acheter 1 000 mesures ; la classe stérile, qui reçoit 2 000 livres, peut acheter 2 000 mesures. Toutes ces parties forment ensemble 5 000 mesures, lesquelles peuvent être fournies par la totalité des productions annuelles du Pays, qui est également de 5 000 mesures.

On trouvera pareillement les mêmes proportions entre la totalité des productions annuelles et l’argent, et entre la dépense en productions que chaque classe peut faire avec l’argent qu’elle reçoit, dans tous les cas où les avances donnent moins de cent pour cent de produit net, même dans celui où les avances n’en rendent point, et où il n’y a de commerce qu’entre la classe productive et la classe stérile. Car dans ce dernier cas, où le Cultivateur ne tire que les reprises de 3 000 livres, la reproduction totale n’est que de 3 000 mesures d’une livre tournois chacune, dont la classe productive dépense 2 000 mesures, et la classe stérile 1 000 mesures, conformément à la distribution représentée ci-devant dans le Tableau ; mais cet état ne peut exister que dans une Colonie naissante, soutenue d’un puissant monopole.

Lorsque les avances rendent 50% ; que 2 000 livres, par exemple, donnent 1 000 livres de revenu, la reproduction totale est de la valeur de 4 000 livres tournois, ou de 4 000 mesures d’une livre tournois chacune : la classe productive en dépense 2 000, la classe du revenu en achète 500 ; la classe stérile, qui reçoit 1 500, peut en acheter 1 500. Toutes ces parties ensemble sont égales à la totalité de la reproduction qui est de 4 000 mesures. Ainsi, dans ce cas, la dépense en productions que les classes peuvent faire, relativement à l’argent qu’elles reçoivent, est égale à la totalité de la reproduction annuelle de la Nation.

Représentons cette dépense suivant l’ordre du Tableau abrégé où les avances rendent 150%, et n’indiquent que la dépense relative à la totalité des productions du Pays.

(ICI SE PLACE UN TABLEAU)

Le revenu acheté à la classe productive pour 1 500 l. 1 500 mes.
La classe stérile, pour s’alimenter, y achète pour 1 250 l. 1 250 mes.
La classe stérile, pour se fournir des matières premières, y achète pour 1 250 l. 1 250 mes.
TOTAL, quatre mille livres pour quatre mille mesures 4 000 l. pour 4 000 mes.
Reste pour le Fermier 2 000 livres pour 2 000 mesures.

Le propriétaire dépense 3 000 livres pour 3 000 mesures, au lieu de 2 000 livres pour 2 000 mesures : l’augmentation de sa dépense est un tiers de plus que dans le cas où les avances rendent 100%, et l’augmentation de la production n’est que d’un sixième.

La classe stérile dépense 1 250 livres pour 1 250 mesures d’achat des matières premières ; elle dépense 1 250 livres, pour 1 250 mesures de productions pour sa subsistance ; en tout 2 500 livres pour 2 500 mesures ; l’accroissement de cette classe est d’un cinquième.

Le total de la reproduction est 6 000 mesures valant 6 000 livres.

Le total de la dépense est 6 000 mesures payées 6 000 livres.

Les reprises du Fermier sont 3 000 livres, ou 3 000 mesures.

Reste pour le revenu 3 000 livres, ou 3 000 mesures.

On voit, par tous ces calculs, que les Nations n’ont point de productions de leur crû à vendre pour thésauriser, et qu’elles n’ont que des portions superflues de productions de leur crû à échanger avec l’Étranger, pour d’autres denrées ou marchandises qui leur manquent ; ce qui est toujours sous-entendu dans l’examen des productions et des dépenses des productions : car ce commerce d’échange, qui convertit nos productions superflues en d’autres productions, que nous consommons, les remplace, et nous les représente en même valeur dans le compte des dépenses de nos propres productions ; c’est pourquoi les effets de ce commerce, qui ne servent qu’à compléter les dépenses de nos productions, ne doivent point nous distraire dans nos calculs.

Mais ce qui contrarie le plus décisivement les préjugés des Nations qui croient qu’on ne peut s’enrichir que par les ventes qu’on fait à l’Étranger sans lui rien acheter : c’est ce paradoxe singulier, fondé sur un calcul, qui démontre que plus une Nation agricole accroît ses productions et son revenu, plus elle a besoin d’acheter des productions de l’Étranger, et moins elle en a à lui vendre ; que plus ce besoin s’étend, plus elle s’élève à un haut degré de prospérité.

Cependant il ne faut pas se fixer à l’idée de l’achat des productions de premier besoin ; car un Pays où elles abondent en peut toujours fournir assez pour la consommation de ses habitants relativement à la dépense qu’ils peuvent faire à raison de leurs richesses, s’ils préfèrent d’acheter ces productions chez eux, et de ne faire d’achats chez l’Étranger qu’en productions de moindre besoin, et particulièrement en matières premières de marchandises de main-d’œuvre. La totalité des dépenses qu’ils peuvent faire, augmente, il est vrai, dans le cas où les avances rendent plus que 100% : mais dans la totalité des productions, il y en a qui excédent la consommation qu’on peut faire surtout en grains, dans un Pays qui a un grand et bon territoire ; parce que c’est le genre de productions qui abonde le plus dans un Royaume agricole bien cultivé.

Examinons sous un autre point de vue le cas où les avances rendent plus que 100%, où, comme dans l’exemple précédent, une reproduction totale de 5 000 livres augmenterait d’un sixième, à la différence que cette augmentation serait procurée uniquement par le renchérissement des productions sans aucune augmentation ni diminution dans leur quantité, de sorte qu’il n’y aurait toujours que 500 mesures de productions : mais qui, au lieu d’être à une livre tournois la mesure, serait à une livre trois sols quatre deniers. Alors les 2 000 mesures que le Fermier consommerait, vaudraient 2 333 liv. au lieu de 2 000 livres ; ainsi c’est 333 liv. à déduire sur les 1 000 livres de renchérissement, reste 2 667 liv. pour le revenu. Mais ces 2 667 livres ne pourraient payer que 2 286 mesures de productions : il n’y aurait donc que 286 mesures de bénéfice sur l’augmentation du revenu, laquelle est de 2 667 l., dont il n’y aurait réellement qu’environ le tiers en pur bénéfice pour le propriétaire. Nous verrons néanmoins ci-après que ce bénéfice doit s’étendre beaucoup plus loin, la classe stérile étant indemnisée, par les achats qui s’y font, du renchérissement qu’elle supporte dans ses dépenses ; et qui croit perdre, accroît, suivant les résultats du grand Tableau précédent, d’un cinquième. On peut, conformément à ces compensations, dans le point de vue actuel, qui est le moins avantageux possible dans le cas de liberté de commerce extérieur, on peut, dis-je, se représenter l’ordre des dépenses dans ce cas par le Tableau suivant.

(ICI SE PLACE UN TABLEAU)

Le Cultivateur consomme 2 000 mesures.
Le revenu en achète 1 143 mesures.
La classe stérile en achète pour sa consommation et pour remplacer ses avances 2 142 mesures.
TOTAL 5 285 mesures.

La totalité de la reproduction est 5 000 mesures ; ainsi la dépense en productions excéderait la totalité de la récolte du pays, de 285 mesures, ce qui ne pourrait se faire que par l’achat de cet excédent chez l’Étranger ; mais on ne peut acheter de marchandise à l’Étranger qu’en raison de ce qu’on peut lui vendre, ou lui payer en marchandise ou en argent.

Le commerce de la classe stérile et de la classe productive pourrait, comme on le voit par le Tableau, s’étendre de part et d’autre avec l’Étranger jusqu’à peu près la somme du revenu, c’est-à-dire, de 2 286 mesures ; celui de la classe productive s’étend ici à 2214 mesures : ainsi il ne s’en faut que 72 mesures qu’il ne lui soit égal ; et celui de la classe stérile est à 2 143 mesures ; il ne diffère que de 143 mesures ; c’est ensemble 115 mesures, qui, dans l’ordre ordinaire du Tableau, où les avances rendent 100%, pourraient se trouver entre ces deux classes pour compléter leur commerce, et diminuer l’achat qui se fait chez l’Étranger des 285 mesures, dont notre dépense excède notre récolte. Ces 285 mesures coûteraient, pour la part du renchérissement, 327 livres ; il faut donc que le renchérissement de 1 000 liv. retombe sur l’Étranger pour 327 livres, autrement le surcroît de 327 liv. de dépense de la Nation retomberait sur elle-même.

Il ne peut donc exister de bénéfice pour la Nation sur les renchérissements de ses productions, que par un libre commerce extérieur d’exportation et d’importation, et par la demande qui, dans le commerce, décide du prix des denrées et marchandises : car il serait aussi impossible à une Nation d’augmenter elle-même la valeur de ses productions par le renchérissement à sa volonté et à son profit, qu’il lui serait impossible d’augmenter la valeur de son argent par l’augmentation du numéraire.

Ce n’est donc que par une liberté de commerce extérieur réciproque, qu’une Nation peut augmenter le prix de ses productions, en participant au prix qui a cours entre les Nations commerçantes : alors elle peut profiter de l’augmentation du prix des productions qu’elle vend à l’Étranger, sans lui payer plus cher celles qu’elle lui achète. Car 1°. elle ne les achèterait pas moins cher quand elle vendrait chez elle les siennes à plus bas prix que celui qui a cours entre les Nations commerçantes. 2°. Le renchérissement des productions du pays n’influe pas sur la totalité des dépenses ; car il n’influe pas, ou fort peu, par exemple, sur le prix de la matière d’or et d’argent, ni sur celui des pierres précieuses, des épices, et des autres marchandises ou productions de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique, qui s’apportent et se vendent en Europe. Le renchérissement ne s’étend pas non plus sur l’épargne des frais de travail d’hommes, auxquels on supplée par le secours des machines, par les avantages de la navigation des mers, des rivières et des canaux, et par tous les moyens mécaniques, qui n’exigent point d’indemnité en compensation du renchérissement des productions du territoire ; car cette indemnité n’entre en compensation que dans la dépense des hommes et des animaux de travail du pays.

Ainsi, il y a beaucoup d’achats qui ne diminuent pas le bénéfice qu’une Nation peut tirer du renchérissement de ses productions qu’elle vend à l’Étranger. Il est donc facile de comprendre par ce développement, comment une Nation peut, à la faveur du renchérissement de ses productions, accroître ses richesses par son commerce réciproque avec les autres Nations. Par ce commerce, le bénéfice sur le renchérissement peut donc s’étendre beaucoup plus loin que celui qui résulte du calcul du Tableau, où l’on suppose, du fort au faible, un renchérissement égal pour tous les genres de productions, de marchandises et d’ouvrages. Car si les productions que l’on vend à l’Étranger, sont du nombre de celles dont le prix est le plus augmenté, et qu’on lui en achète en plus grande quantité de celles qui participent peu au renchérissement, le bénéfice qu’on retirera du renchérissement aux dépens de l’Étranger, sera beaucoup plus considérable que celui qui est indiqué par le Tableau.

Ne nous attachons pas à l’exemple de la culture, où les avances rendent plus de cent pour cent de produit, ce cas est rare ; l’état de culture où l’on doit tendre, et où l’on peut parvenir dans un Royaume bien gouverné, et où les débouchés du commerce des productions sont faciles, est celui où les avances rendent cent pour cent. Si nous avons suivi dans nos calculs sur les augmentations de revenu par l’enchérissement des productions, le Tableau où les avances rendent plus de cent pour cent, c’est que ces calculs ont été préparés par des remarques, qui étaient nécessaires à l’intelligence de ce Tableau même.

Mais il y a un avantage inséparable de l’accroissement du revenu par le haut prix des productions, qui doit fixer notre attention, c’est l’augmentation du revenu par l’abondance des productions mêmes, qui est toujours procuré par le haut prix. Toutes les terres cultivables sont mises en valeur, lorsque le haut prix anime l’intérêt du Cultivateur et du Propriétaire. Par ce double accroissement, en prix et en production, l’augmentation du revenu est plus des trois quarts en bénéfice. Ainsi les calculs, qui se borneraient à déterminer simplement le bénéfice de l’augmentation du revenu procuré par le haut prix, seraient infidèles. Car lorsque l’augmentation du revenu est procurée par les hauts prix, le bénéfice total se trouve toujours en raison composée de cette augmentation même, et de celle qui résulte de l’abondance. Pour en juger plus distinctement, supposons, par exemple, qu’avant cette augmentation de revenu, la reproduction totale ne fût que de 4 000 liv. ou 4 000 mesures d’une livre Tournois chacune, qui rendraient un revenu de 1 000 mesures, et que cette reproduction totale augmente de 1 000 mesures équivalentes à 1 000 livres ; la reproduction totale, qui sera alors de 5 000 liv. ou 5 000 mesures, rendra 2 000 livres ou 2 000 mesures de revenu, ainsi qu’on le voit dans le Tableau, où les avances rendent cent pour cent de produit net.

Mais si, à cet accroissement de reproduction, se trouve joint encore une augmentation de prix, et que cette augmentation soit aussi de 1 000 liv. la reproduction totale sera de 6 000 liv., qui paraîtraient devoir rendre 3 000 livres de revenu, selon le Tableau, où les avances rendent 150% de produit net ; mais le Tableau, qui décide dans le cas présent, est celui qui donne les résultats de l’augmentation de la valeur de la reproduction totale, par le seul renchérissement des productions : car les cas, dont il s’agit présentement, rentrent exactement dans l’ordre de ce dernier Tableau, où l’on suppose de même, que la valeur vénale de la reproduction totale de 5 000 mesures augmentée de 1 000 livres par l’accroissement du prix, fait monter cette reproduction à 6 000 livres, lesquelles donnent, sur l’accroissement de 667 liv. de revenu, un bénéfice réel de 300 mesures équivalant à 350 livres. Ajoutons-y les 1 000 livres de l’augmentation en productions provoquée par le renchérissement qui procure l’abondance, l’augmentation du revenu sera de 1 667, et le bénéfice réel se trouverait de 1 350, ou environ les trois quarts de l’augmentation du revenu.

Mais ce bénéfice doit être beaucoup plus considérable, comme on l’a déjà remarqué, si la vente que l’on fait à l’Étranger consiste, pour la plus grande partie, en productions qui participent le plus au renchérissement : telles sont les productions de premier besoin, parce que leur consommation continuelle et générale en soutient toujours le prix dans le commerce extérieur. Plus l’huile d’olive, par exemple, est chère en Provence, plus cette Province retire de bénéfice de cette production qui fait sa principale récolte, plus elle peut étendre ses achats en autres denrées ou marchandises, et plus la population de cette même Province peut se multiplier.

Il en est de même d’un Royaume abondant en blés, en vins, etc. faciles à exporter ; car plus ces productions sont chères, plus aussi il profite de ce haut prix dans son commerce extérieur réciproque. Nous avons choisi, pour faire connaître le bénéfice d’une Nation sur le haut prix des productions de son crû, le cas le moins avantageux que l’on puisse imaginer, tel que celui d’un renchérissement général, afin que l’on puisse juger par là de l’accroissement du bénéfice dans les autres cas plus avantageux, où ce sont des productions du plus haut prix, et les plus faciles à exporter que l’on a à vendre à l’Étranger.

Les habitants des Villes, qui s’imaginent que le bas prix des productions de premier besoin favorise la multiplication des Manufactures, des Arts et des Métiers dans leurs Villes, peuvent facilement se convaincre de leur erreur par les Tableaux économiques, où ils verront toujours que la classe stérile diminue nécessairement à proportion que le revenu diminue, et qu’elle augmente nécessairement à proportion que le revenu augmente. On a cru aveuglément que les succès de l’Agriculture n’intéressaient que les Laboureurs, tandis que toute la prospérité des Empires dépend entièrement des travaux des Laboureurs et de leurs richesses, parce qu’ils font renaître annuellement les richesses qui font subsister les hommes, qui forment l’opulence et la puissance des Nations.

 

OBSERVATION.

Il n’est pas nécessaire d’avertir que, dans le cas où les avances rendent plus que cent pour cent, le grand Tableau détaillé de la dépense du revenu, ne suit pas dans la classe productive le même ordre qui est observé dans le Tableau où les avances de la classe productive ne rendent que cent pour cent. Car, en suivant ce même ordre, il se trouverait que la dépense ou les reversements de la classe productive à la classe stérile monteraient à 1 500 livres, tandis que cette dépense n’est que de 1 000 livres, c’est-à-dire, égale à la moitié des avances de 2 000 liv. de la classe productive ; ce qui est conforme à la règle ordinaire, où cette classe dépense toujours la moitié de ses avances à la classe stérile. Dans le cas présent où les avances qui ne font que de 2 000liv. rendent un revenu de 3 000 livres, le Propriétaire dépense, comme à l’ordinaire, la moitié de ce revenu à la classe productive, et l’autre moitié à la classe stérile. La moitié que reçoit la classe productive étant de 1 500 livres, excède de 500 livres la dépense que cette classe fait à la classe stérile. Car cette dépense n’est qu’égale aux  de la moitié du revenu qu’elle reçoit ; au lieu que quand les avances de la classe productive ne rendent que cent pour cent, la dépense de cette classe est égale à la moitié du revenu, et pareillement égale aussi à la moitié des avances ; c’est pourquoi, en calculant cette dépense par la distribution de la moitié du revenu, ou par la distribution de la moitié des avances, cela revient au même. On a préféré l’ordre de la distribution du revenu, parce qu’il est plus commode en ce que l’arrangement du Tableau en est plus simple. Mais si, dans le cas présent, on veut suivre le même arrangement en formant le Tableau détaillé des dépenses, il faut que la classe productive reverse à chaque échelon à la classe stérile  de moins de la moitié de la somme qu’elle reçoit, et que la classe stérile continue à chaque échelon de reverser la moitié de sa recette à la classe productive. Voici donc quelle serait alors la marche du Tableau détaillé des dépenses.

(ICI SE PLACE UN TABLEAU)

Les Rapports du Revenu avec le prix des Grains.

Les avances annuelles de la culture des grains rapportent plus ou moins de revenu, ou de produit net, selon le prix des grains et la quantité de la récolte. Supposons que dans l’état d’une bonne culture, chaque arpent ensemencé en blé produit, du fort au faible, six septiers (semence prélevée) et que les avances annuelles de la culture du Royaume soient 2 000 livres, (deux milliards).

Si le produit net de ces avances est à 150%, le blé est à 21 livres 12 sols,[11] ; la reproduction totale est 6 000 livres, et le revenu 3 000 livres.

À 100%, le blé est à 18 livres ; la reproduction totale est 5 000 livres, et le revenu 2 000 livres.

À 50%, le blé est à 14 livres 8 sols ; la reproduction totale est 4 000 livres, et le revenu 1 000 livres.

À 25%, le blé est à 12 livres 15 sols[12] ; la reproduction totale est 3 500 livres, et le revenu 500 livrés.

À 10%, le blé est à 11 livres 7 sols ; les terres sont traitées par la petite culture. La reproduction totale du territoire est diminuée de moitié, en faisant abstraction des terres qui alors restent incultes. Cette moitié de reproduction serait 1 600. La dîme enlève presque tout le produit net ; il ne reste presque rien pour le fermage des terres ; c’est pourquoi le capital de l’achat des terrés est à si bas prix dans le pays où les terres font traitées par la petite culture à cause du trop bas prix des grains. Le produit de cette culture se réduit, pour ainsi dire, à la subsistance et aux frais du propriétaire, qui, faute de fermiers, est chargé lui-même de l’entreprise de cette culture qu’il fait exploiter par des Colons, qu’on appelle Métayers ; parce qu’ils partagent la moisson par moitié avec le Propriétaire, qui fait toutes les avances primitives, sinon ses terres restent en friche.

On pourrait relever ici une erreur de calcul, qui est, que l’on fait tomber sur la totalité du revenu attribué à une Nation, la dégradation du prix des grains, lorsque les calculs du recensement de ce revenu total, chapitre septième de cet Ouvrage, ne supposent qu’environ la moitié du revenu qui fait produit par le travail de la charrue en récolte en grains. Il serait aisé de ne rapporter les effets de cette dégradation qu’à la moitié de la totalité du revenu. Mais il faut, avant que d’admettre aucune réduction à cet égard, examiner l’influence des effets de cette même dégradation sur les autres sources du revenu total. Car, soit dit d’avance, la totalité du revenu dépend beaucoup de celui de la charrue ; et quand la dégradation qui arrive à cette partie, vient à un certain point, elle s’étend, à peu près, au même niveau sur la totalité. C’est pourquoi nous n’avons pas hésité à faire marcher le tout ensemble sur le même pied, sauf un examen suffisant pour parvenir à un développement plus circonstancié.

Si, du Tableau de 150%, le prix du septier tombe d’un sixième, c’est-à-dire, de 21 livres à 18, le revenu décroît d’un tiers, les avances et le produit net sont à 100%.

Si, du Tableau de 100%, le prix du blé tombe d’un cinquième, c’est-à-dire, de 18 liv. à 14 liv. 12. sols, le montant de la reproduction totale diminue d’un cinquième, et le revenu de moitié, et sera de 1 000 livres au lieu de 2 000 liv. : les avances sont alors, à l’égard du produit net, comme 100 à 50.

Si, du Tableau de 50%, le prix du blé tombe d’un huitième, ou de 14 livres 12 s. à 12 liv. 15 s. le montant de la reproduction totale diminue d’un huitième, et le revenu, de moitié : il sera de 500 livres au lieu de 1 000 livres. Les avances seront, à l’égard du produit net, comme 25 à 100.

Si, du Tableau de 25%, le prix du blé tombe d’un neuvième, ou de 12 livres 15 sols à 11 livres 7 sols, le montant de la reproduction totale diminue d’un neuvième ; alors il n’y a plus de revenu ; c’est-à-dire, nul produit au-delà des reprises du fermier. Dans cet état de valeur vénale, supposé fixe, il n’y a plus de propriétaires, plus d’impôt, plus de défense, plus de Nation, et il ne restera aussi ni Colons, ni Agriculture ; car les Fermiers, chargés de payer un fermage, pendant le cours de leurs baux, seront les premiers ruinés par la dégradation imprévue du prix de leurs denrées[13].

On voit donc aussi, par la raison inverse de cet ordre de dégradation, que les reprises du Laboureur étant remplies, et la valeur vénale des grains, étant, par exemple, accrue à demeure de 1 liv. le revenu des propriétaires augmente de 2 liv. c’est-à-dire, que l’état du revenu est toujours dans cet ordre de proportion, avec l’état constant de la valeur vénale des productions. Il est vrai que les propriétaires (quand je dis propriétaire, je comprends sous ce nom le Souverain même) payent eux-mêmes environ un quart plus cher les denrées, et les salaires à raison de 1 liv. d’augmentation de la valeur vénale du blé ; mais l’augmentation de leur revenu est de 2 liv. et ils profitent encore sur toutes les dépenses, qui n’augmentent point par l’augmentation de la valeur vénale des grains, sur toutes les marchandises que l’on achète de l’étranger, et sur toutes sortes de charges et de redevances fixes, et indépendantes du prix des grains.

Ouvrez les yeux, Recteurs des humains, erudimini qui judicatis terram, et voyez s’il est de Ligue, de Traité, d’Alliance, de Paix, etc. s’il est Puissance, en un mot, sur la terre, qui puisse vous faire la centième partie du bien ou du mal qui est dans vos mains, qui est sous vos mains ! S’il est état de contraction, de dérangement, de dettes accumulées, de désordre politique enfin, qui doivent vous décourager, tant que le territoire vous demeure, et si vous voulez suivre les véritables voies, les voies simples et naturelles du rétablissement ! Tout cela dépend de la charrue et de la liberté du commerce de ses productions : Cette partie principale revivifiera toutes les autres, et les revenus renaîtront avec une célérité dont les progrès vous étonneront. Mais il faut élever nos vues, il faut cesser de considérer, comme des objets dignes de notre attention, des parcelles de même profit prétendu de 10, de 12, de 15 millions. C’est par centaine de millions, c’est par milliards que doit compter le Gouvernement d’une grande Nation agricole. C’est au pied du mur des calculs que nous vous plaçons pour décider, aux yeux de tous, si nos inductions sont hyperboliques. Tolle & lege, vous crie la voix de la nature, prenez et lisez, lisez et calculez ; et si les ennemis publics ne peuvent nous convaincre de faux, ni se dérober à la lumière, qu’en élevant des brouillards extraits du limon qui séjourne sous leurs pas, et criant du fond de leurs ténèbres, que les calculs sont faux, sans oser en attaquer un seul, laissons les croasser dans leurs marais, et versons des torrents de lumière sur les repaires même de ces blasphémateurs.,

DÉTAIL des causes du dépérissement des revenus.

Après avoir mis sous les yeux le Tableau de la ruine provenant du décher des revenus dans un État, il est essentiel à notre objet de rappeler en bref les principales causes qui opèrent sa dégradation. Cette revue est nécessaire pour ramener aux règles simples et confiantes toute l’organisation économique, comme aussi, pour rapprocher des détails l’application de cette vérité déjà démontrée sur l’ensemble ; savoir, que c’est toujours la diminution des dépenses qui opère le déchet des revenus. Mais ce que nous devions plus particulièrement examiner, c’est les rapports de la dépense de l’exploitation de la culture avec la variation des prix des productions, qui paraît devoir augmenter ou diminuer ces dépenses, selon que le prix des productions augmente ou diminue, Car c’est principalement dans la consommation même de ces productions, que consiste la dépense de l’exploitation de l’Agriculture. Sur quelle hypothèse, nous dira-t-on, établissez-vous donc une dépense, ou des avances toujours uniformes, malgré une dégradation des prix des productions, que vous exposez dans les différents progrès, sans supposer, dans les avances du Cultivateur, ni augmentation, ni diminution graduelle ou proportionnelle aux variations des prix des productions. Pour répondre à cette objection, qui omet tous les cas où il peut y avoir des dépenses forcées et détachées de ces variations, il faut entrer dans le détail des principales causes de la disproportion des revenus avec les dépenses employées à l’exploitation de la culture, de la disproportion des revenus et de ces dépenses avec l’emploi des terres, et de la disproportion des avances primitives avec les avances annuelles, et avec le revenu. Toutes disproportions, qui dépendent immédiatement du bon ou du mauvais état de l’Agriculture d’une Nation, et qui sont conséquentes à la bonne ou mauvaise administration politique et au prix des productions des terres.

Pour me borner aux pricipales branches, je rapporte ici la diminution du revenu, disproportionnée aux dépenses, à douze causes principales 1°. La mauvaise qualité de la terre, et le défaut d’amélioration : 2°. L’insuffisance des avances primitives, relativement au meilleur produit qu’on pourrait retirer par une plus riche culture. 3°. L’exploitation de la culture aux dépens des biens fonds. 4°. Les petites entreprises, les petites fermes. 5°. La mauvaise qualité des productions. 6°. Le bas prix des productions. 7°. Le défaut des débouchés, et les grandes dépenses du commerce rural. 8°. Les impositions indirectes, et les impositions spoliatives. 9°. Le luxe de décoration. 10°. La surabondance de la population. 11°. Le déplacement des richesses aux emplois stériles. 12°. L’oppression personnelle des habitants de la campagne. Une partie de ces causes ont été traitées ci-devant, d’autres doivent être approfondies dans les deux Chapitres suivants ; plusieurs enfin sont profondément discutées dans l’ancienne explication du Tableau économique, dont je ne serai qu’un faible plagiaire. Ainsi, pour ne pas tomber dans de trop fréquentes répétitions, nous ne serons que noter en bref les principaux désordres de chacune de ces causes.

La mauvaise qualité de la terre, et le défaut d’amélioration. Quand Varron, consulté sur ce que devait faire le Propriétaire d’un mauvais fond, pour le bonifier, répondit qu’il fallait le vendre, et en acheter un bon, il parlait en simple Cultivateur et en Sujet d’un Empire que le luxe et les vues politiques qu’il suppose, avaient fortement incliné vers la décadence, et où, par conséquent, le déplacement devenait comme nécessaire à la subsistance. Le travail de l’homme force les dédains mêmes de la nature, labor omnia vincit improbus. Cela est si vrai, que s’il est de mauvais fonds par nature, il y en a peu qui ne devienne bon par l’art ; que dans l’estimation que les hommes font entr’eux des fonds de terré, il y entre des objets absolument étrangers au fond en lui-même. Un arpent de terre médiocre, ou même mauvais, aux portes d’une grande Ville, ou de tel autre débouché, qui assure la consommation et la valeur vénale de ses produits, sera amélioré, et se vendra beaucoup plus chèrement que le meilleur fond reculé et isolé : preuve donc que ce mauvais fond est néanmoins productif ; car s’il ne rapportait rien, il ne vaudrait rien : preuve aussi que la consommation est un agent de reflet, plus actif sur la production, que ne l’est la qualité même de la terre, d’où se tire la substance réelle des produits. Dans le fait, cependant, il faut que ce champ rapporte, et ce ne peut être que par l’amélioration. Cette amélioration suppose des frais ; et comme personne ne veut faire des frais en pure perte, il faut que le produit, pour lequel on a sacrifié ces frais, équivaille les frais, et apporte de plus le profit, qui seul a déterminé à les faire. Cela ne se peut, que par la consommation ou dépense des produits qui leur donne une juste valeur. C’est ainsi que les dépenses décident de la qualité des terres, et leur procurent l’amélioration. À mesure que les dépenses diminuent, les terres deviennent mauvaises, les améliorations ne se font plus, les produits diminuent, et avec eux décroissent les revenus. Un Fermier, cultivateur d’un terrain de médiocre qualité, qui n’y sera pas les dépenses nécessaires pour l’accroissement du revenu, et qui se bornera à peu près à la reproduction annuelle de ses reprises, se fixera à une culture où il n’y aura que des frais, et peu ou point de revenu ; cependant ce Fermier peut y trouver son bénéfice particulier, au préjudice du Propriétaire, qui pourrait tirer plus de revenu de sa terre, si elle était cultivée par un autre Fermier, qui, au moyen d’une plus grande dépense, pourrait de même retirer ses reprises, et payer d’ailleurs un plus grand revenu. Mais cela ne peut arriver que dans les pays où la prospérité de l’Agriculture rend les terres précieuses, et les fait rechercher avec empressement par les Fermiers. Voilà donc un de ces cas où il peut y avoir une grande disproportion entre les dépenses et le revenu. Or, ce cas dépend des causes de la prospérité ou de la décadence de l’Agriculture dans un Royaume ; et parmi ces causes, le haut prix ou le bas prix des grains sont sans doute les principales. Ce cas, dont nous parlons ici, est un objet capital, puisqu’il s’étend à toutes les terres médiocres du territoire d’un Royaume.

L’insuffisance des avances primitives, relativement au meilleur produit qu’on peut retirer par une meilleure culture. Le produit de la terre ne vient qu’en raison des frais qui l’ont attiré. Nous avons démontré que les avances primitives étaient la base de ces frais. Il faut considérer ces avantages, racine des avances annuelles, sous deux aspects différents. L’une est leur force et leur étendue, l’autre l’économie qui en résulte. Sous le premier de ces deux points de vue, l’insuffisance de ces avances consiste dans leur modicité. Sous le second, elle consiste dans leur maladresse, s’il est permis de parler ainsi : sous lequel de ces deux aspects qu’on veuille les envisager, on trouvera toujours que c’est la diminution des dépenses qui les affaiblit et dans le fond et dans la forme.

En effet, quant à ce qui est du fond, il ne peut provenir que de l’aisance, et même de l’opulence du Laboureur. Plus ce fond est considérable et bien conditionné, plus, sans doute, il coûte à son possesseur ; et certainement pour le mettre en état de faire ces avances, il faut que sa Profession l’ait enrichi ; car malheureusement pour les Nations actuellement civilisées, jamais la Profession du Laboureur ne fut assez honorée parmi elles, pour qu’un riche, né dans l’oisiveté, se détermine par ambition à l’embrasser. Ce ne peut donc être qu’une heureuse habitude qui contienne un homme aisé dans un état si digne, et pourtant si méconnu. Mais pour qu’il contracte cette habitude, il faut qu’elle lui réussisse ; comme aussi, pour le déterminer à risquer ainsi de gros fonds d’établissement à un emploi incertain et toujours périlleux, avant d’être fructueux, il faut qu’il y fait porté par une espérance de profit bien fondée. Ce profit ne peut lui venir que du prix de sa denrée, et sa denrée n’a de prix qu’en raison de la consommation qui multiplie les demandes, et met ainsi l’enchère aux produits. La consommation décide donc et du fond des avances, puisqu’elle assure la richesse du Laboureur, et de la culture, puisqu’elle excite et remplit l’espoir du Laboureur ; mais il faut aussi que la propriété soit assurée, car sans cette sûreté, il n’oserait en faire les avances primitives suffisantes pour une forte exploitation. Or, moins ces avances sont suffisantes, plus les avances annuelles sont considérables, relativement au revenu qui, dans ce cas, ne pourrait être que très médiocre.

Sous le même point de vue, considérons l’insuffisance des avances, relativement à la quantité des terres que l’on entreprend de cultiver. Un arpent de terre traité par la petite culture, qui s’exécute avec des bœufs, ne coûte que 20 livres de dépense, au lieu que pour la grande culture, qui s’exécute avec des chevaux, il en coûte 60 livres. Ainsi la dépense pour un arpent sera, dans ce dernier cas, égale à celle de trois arpents dans l’autre ; mais cet arpent donnera au Propriétaire 10 livres de revenu, et les trois arpents ne lui donneront ensemble que 3 livres. Ainsi les dépenses annuelles rendront dans le premier cas cent pour cent, comme on l’a expliqué ailleurs ; et dans le dernier, elles ne rendront pas 25% ; et il y a triple emploi de terre. En envisageant de ce côté le revenu, on voit que, par la différence de ces cultures, un arpent de terre rapporte dix fois plus qu’un autre arpent, qui peut être d’aussi bonne qualité ; encore ce dernier aurait-il, après une suite de récoltes, besoin, faute d’engrais, de rester plusieurs années en friche, pour se réparer. Ainsi cet arpent, au bout de plusieurs années, ne rapporterait pas la vingtième partie du revenu que produit un arpent richement cultivé ; et cette riche culture produit le quadruple, relativement aux dépenses. Les petites avances primitives multiplient donc les avances annuelles, et diminuent donc aussi le revenu. Par conséquent, c’est à cette cause qu’il faut attribuer la disproportion qu’il y a ici entre les avances annuelles et le revenu, et la disproportion qu’il y a entre ces dépenses, le revenu et l’emploi des terres ; et encore la disproportion entre les avances annuelles, les avances primitives et le revenu. La diminution des avances annuelles ne suit donc pas la diminution du revenu. Au contraire, ces avances augmentent dans presque tous les cas où le revenu diminue. Il faut donc examiner et connaître séparément l’état de ces mêmes avances et l’état du revenu, pour connaître décidément le rapport de ces avances mêmes avec le revenu ou produit net.

Quant à ce qui est de la forme de cet emploi, c’est-à-dire, de l’économie qui en résulte, nous trouverons encore qu’elle se rapporte au même principe. L’Agriculture dans cet état primitif, et qui n’a de mobile que le besoin, se borne à l’objet de fournir la subsistance du Cultivateur. En cet état, elle suffit à l’homme manœuvre, et ne peut rien pour la Société. Pour servir à la Société, il faut qu’elle fournisse des revenus, qui ne sont autre chose que l’excédent de la production, ou le produit net au-delà des frais. Pour tirer de la terre cet excédent, il faut que le Cultivateur redouble de travail, d’industrie et de dépenses. Le désir peut seul l’engager à cela ; et ce désir est fondé sur la certitude de payer son fermage, et d’accroître pour lui-même son fonds de richesse d’exploitation. Cette certitude, il la tire de l’expérience du passé et de sa ressemblance avec le présent qui lui sert de caution pour l’avenir. Tout cela ne peut être l’effet que des dépenses et de leur continuelle régularité. Sitôt que la continuité des dépenses assure celle de la demande, et celle-ci la valeur vénale des denrées, dès lors le Cultivateur redouble d’industrie, et augmente la dépense, pour se procurer le plus d’excédent qu’il lui est possible. Cette industrie est la véritable économie. L’économie rurale n’est point parcimonie sur le fond ; car le Laboureur sait bien que la plus ruineuse des dissipations serait l’épargne faite sur le travail, les labours, les engrais, etc. Il n’y a que la misère, ou l’incertitude de retirer sa dépense, qui puisse le forcer à économiser sur cela : mais il cherche à épargner sur le temps, en redoublant de vigilance, d’ordre et d’activité ; sur les frais annuels, en cherchant à faire à l’aide des animaux, ce qu’il eut fait avec des hommes, qui lui auraient consommé d’avantage ; en épargnant sur le nombre de ces animaux, par le choix, en ce que les plus forts et les plus prompts font le double de l’ouvrage, sans faire plus de consommation ; en leur donnant des conducteurs plus forts, plus habiles, plus vigilants, et qui, quoique mieux payés, qui coûtent bien moins, en ce qu’un seul fait l’ouvrage de trois, et que c’est leur consommation qu’il faut considérer comme frais onéreux, non leur salaire, qui est toujours proportionné au prix courant des denrées ; en s’aidant enfin de toutes les machines propres à faciliter le travail de son atelier, en mettant tout à profit ; en un mot, par tous les moyens d’ordre et d’économie, qu’on met en usage dans les Pays où la dépense des revenus soutient le prix des denrées et la bonne culture ; et que le prix des denrées soutient le revenu et les dépenses, tandis qu’on ne voit ailleurs que paresse, ignorance et pauvreté.

Ne vous y trompez pas, dignes Citoyens, qu’un zèle pur pour la Patrie et pour l’humanité rassemble et occupé conjointement du soin d’éclairer les Cultivateurs dans leurs travaux. Ce ne seront ni les leçons, ni l’exemple même, qui régénèreront parmi nous l’art nourricier, comme ce n’est point l’ignorance qui l’a fait tomber. L’encouragement et le dédommagement seuls peuvent le faire renaître ; l’encouragement n’est autre chose que l’espoir bien fondé du profit. Ce n’est que depuis qu’on a intéressé les Lois en Angleterre, à l’immunité de l’exploitation de la culture, à la sortie et au commerce extérieur des grains, qu’on a vu fleurir l’Agriculture dans ce Royaume, et qu’il a joué dans l’Europe un rôle si exorbitant. Les instructions en ce genre, les découvertes, dès lors se sont multipliées, et ont réussi dans cette contrée ; parce que les avances se sont multipliées par le profit, et que les grandes avances ont diminué les dépenses, et augmenté les revenus, par le concours de l’abondance et de la cherté. Cette heureuse influence a porté sur l’Irlande. Une Société d’Agriculture à peine a paru, elle a obtenu le se cours des Lois, à l’appui de ses spéculations. Chaque membre s’est trouvé en état de donner l’exemple, et de pouvoir appuyer et gratifier les essais, et de contribuer aux dépenses. Le commerce et l’industrie ensemble, appelés à la suite d’une puissante Agriculture, assise sur de fortes avances bien conservées, ont aplani les débouchés ouverts par les Lois. On a vu renaître le territoire, ou, pour mieux dire, on l’a vu naître, et sortir, pour la première fois, de son antique barbarie, ses produits aller chercher au loin les dépenses, et les rapprocher de leur source. On a voulu voir dans cette heureuse renaissance l’influence de la Société d’Agriculture, à bon droit, sans doute, puisqu’elle pourvoit aux dépenses ; qu’elle fait son principal d’être le truchement de l’ordre et des besoins publics auprès du Gouvernement ; et qu’elle en est écoutée. Mais c’est par ses leçons et sa protection, et non par sa doctrine, qu’elle a changé la face de son Pays. Procurons l’aisance aux Cultivateurs ; l’attrait d’un honnête profit leur apprendra tout le reste. Ils mettront cette aisance à se procurer de fortes avances, à les employer avec constance, activité et économie ; et tout sera dit. Mais ce n’est que par les dépenses des revenus, et par la valeur vénale, aiguillon du travail, qu’on peut lui procurer l’aisance, et accroître les revenus.

L’Exploitation de la Culture aux dépens des biens fonds. Faute de réduire la connaissance des avantages de l’Agriculture à ses véritables principes, on a souvent mis en question, en ce genre, des choses démontrées par le fait. Si l’on avait d’abord bien clairement aperçu que toute la marche économique consiste dans la dépense du revenu, et par conséquent dans l’existence et dans l’étendue du produit net, on aurait cherché d’abord à prendre une idée juste et précise de la quotité des frais, et de tout ce qui les compose, comme devant être tenu pour entretien en frais dans l’ordre de la circulation. Cet examen aurait bientôt fait apercevoir que toute terre pouvant produire, toute terre, dis-je, doit être destinée à donner un produit quelconque, et que par conséquent, toute portion de terre détournée de cet objet, est de la terre perdue, si l’on n’en tire aucune sorte de rapport gratuit, relatif à la culture des terres productives ; et que si au contraire elle a quelque sorte d’emploi subsidiaire à celles-ci, c’est de la terre dont le produit quelconque et l’emploi sont englobés dans le produit des terres cultivées.

C’est en tout sens, et en tout état de cause, un dommage réel et une diminution du revenu, que l’augmentation des frais, et l’un est toujours en proportion de l’autre. Mais cette proportion variable, recherchée en détail, est fort difficile à déterminer dans le genre en question. Car pour connaître ce qu’on perd en perdant de la terre, il faudrait savoir de quelle sorte de fertilité et de produit cette terre pourrait devenir susceptible par le moyen de la culture, du commerce, des débouchés, et enfin de la prospérité publique et privée. Quand une Société d’Agriculture, par exemple, aura assigné un prix à celui d’entre deux, ou plusieurs Cultivateurs, qui aura fait rapporter le plus de grain de la meilleure qualité, à un arpent de terre, elle ne considère dans la montre qu’un effet isolé de tout autre corrélatif, et ne peut récompenser dans l’effet que l’écorce vraiment de la cultivation, relativement à son objet et à ses dépendances ; car on ne juge absolument ici que le produit total relativement à l’abondance indépendamment de la qualité de la terre, des frais, de la valeur vénale, et du choix dans l’emploi de la terre et du produit net. Un sera gratifié pour une forte récolte en blé produite dans une pièce de terre, qui aurait porté une récolte beaucoup plus riche et beaucoup plus profitable en lin, en chanvre, en haricots, en prés, en herbages, etc. Ainsi le prix couronnerait une faute en Agriculture. Il est vrai que Pierre a fait rapporter plus de beau blé que Jacques, son voisin ; mais si l’émulation, ou le désir d’avoir le prix, dont la valeur excède de beaucoup les frais quelconques, l’a déterminé à faire passer à la bêche, et de foncer sa terre de 15 ou 18 pouces, comme un jardin, il est certain que sa récolte lui aura coûté plus de frais qu’elle ne vaut, et par conséquent que l’autre a tiré plus que lui de profit, qui est l’objet de l’Agriculture. De même, s’il a labouré à moins de frais et mis beaucoup plus d’engrais à améliorer une terre de moindre qualité, à la réduire à son meilleur emploi, et que cependant sa récolte, sans emporter le prix, fait la plus profitable, il paraîtra être resté en arrière, tandis qu’il avait vraiment pris les devants. Ces sortes de joutes devraient donc être faites à conditions absolument égales, comme elles le sont dans les courses de Paris en Angleterre : et dès lors les Juges du combat ne pourraient plus décider que de l’adresse de celui qui a tenu le foc, ou qui a semé, de son habileté ou de sa fortune dans le choix des heures et du jour. C’est ainsi qu’au moral comme au physique, nos décisions devraient être restreintes et désignées par parcelles. De là vient que les jugements de celui qui voit tout, sont si différents des jugements des hommes. Contentons-nous de juger des succès de la culture par les revenus des terres, par le fermage que les Cultivateurs peuvent payer librement aux Propriétaires : c’est la base des calculs, des richesses des Empires, et la pierre de touche de la vérification des calculs mêmes. Le meilleur revenu, obtenu par des avances quelconques, décide du bon emploi des terres et de celui des dépenses de la culture, par la raison qu’il est le meilleur revenu qu’elles puissent produire, et la quantité des avances, quelque indéterminée quelle soit, ne doit avoir d’autres bornes que celles que prescrit le meilleur revenu même.

Les distributions de prix, dont nous venons de parler à l’occasion de nos erreurs sur les produits de la culture, peuvent être utiles chez un Peuple que la misère a habitué à de mauvais usages, et qui a besoin d’être redressé et aiguillonné, quand d’ailleurs, la liberté et les moyens s’offrent pour recueillir et mettre à prix le fruit de ses travaux, et se portent à imiter d’abord la pratique de la riche culture des gros Fermiers. On peut ensuite s’appliquer à la recherche de méthodes encore plus profitables, inviter à des essais, etc. Ce n’est point là ce qui sera fleurir l’Agriculture, ni ce qui pourra former des Juges, et marquer le cran de ses progrès. Produit net, produit net sur toutes choses. Réduisons à cela nos prétentions, nos triomphes et nos vertus ; et pour ne point sortir de mon sujet, réduisons à ce but nos travaux ; car il est le père, le principe, le centre et l’objet de tous les travaux.

Sitôt qu’on aura cet objet en vue dans l’estimation des produits de l’Agriculture, et qu’en conséquence on sera convenu d’en distraire les frais, on sentira que la plus forte des distractions à faire sera celle de la valeur des terres, dont l’abandon est une annexe indispensable de l’exploitation de celles qui sont en chétive culture. Je m’explique : Jean laboure avec des chevaux. Toujours nourris à l’écurie, le fourrage leur est donné en sec, et ils ne perdent ni temps ni fumier. Jacques, au contraire, laboure avec des bœufs ; au sortir de dessous le joug, il les lâche dans des dépaîtres. Le terrain employé en ces dépaîtrés, foulés aux pieds, et qui ne font qu’amuser les bestiaux, est en pure perte pour Jacques, et eût été mis en valeur par Jean : premier déchet en perte sur l’emploi des biens fonds : car je ne parle que de ceux-là. Jacques est cependant obligé de donner, à l’étable, le foin de ses prairies à es bestiaux ; Jean, au contraire, trouve dans ses granges, pour ses chevaux et ses troupeaux, des fourrages que fournit une forte culture, et dont la consommation rend aux terres les engrais qui les fertilisent. Il entretient bien ses chevaux, qui se nourrissent eux-mêmes par les produits de leur travail. Toutes ses terres sont en valeur, et il vend le foin de ses prairies que l’autre consommait sans profit : second déchet pour Jacques. Ce dernier laisse errer ses moutons, qui sont en petit nombre, mal gardés et mal soignés, et qui parcourent en liberté des bruyères immenses, dans lesquelles ils perdent leur fumier, tandis que son compétiteur entretient un gros troupeau conduit avec beaucoup d’attention, par un berger expert et intelligent, qui le fait parquer sur ses champs, où l’engrais se trouve tout porté sans frais de transport ; il fait jeter à son troupeau, dans le parc, des fourrages, des herbes, etc. et pendant l’Hiver il lui fait consommer, à la bergerie, des fourrages que la grange fournit, et dont il retire une grande quantité de fumier excellent pour les terres un peu froides. Il défriche les landes sans s’inquiéter de conserver des promenades à ses bêtes. Tout cela est encore en déchet pour Jacques. De tous ces objets combinés de dégradation et de perte de terrain, d’engrais, et d’épargnes ruineuses, que nous devons envisager ici, se forme principalement l’énorme différence qui se trouve, quant au produit net, entre la grande et la petite culture ; différence qui, en général, est du tout au rien ; ce qui est manifeste par le prix du fermage, et de la vente des terres dans les pays où domine l’un ou lautre genre de culture.

Cette vérité, déjà annoncée, développée et calculée dans d’excellents fragments[14], est trop importante pour qu’on néglige plus longtemps de la démontrer sous toutes ses faces dans des ouvrages destinés uniquement à cet objet : Celui-ci est trop abrégé pour y pouvoir approfondir ce détail capital. Cependant comme, tel qu’il est, on a tâché d’y rassembler des preuves parlantes et calculées de toutes les vérités sommaires qui y sont annoncées, et qui s’en trouvent susceptibles, je vais placer ici les détails qui nous ont été communiqués, de deux Fermes employées selon ces deux différents genres de culture, pour qu’on puisse juger d’après les pièces de comparaison.

EXEMPLE DE LA GRANDE CULTURE.

Généralité d’Amiens, Élection de Saint-Quentin,

FERME DE LISOIR.

 
Cette Ferme contient 360 arpents, divisés en 3 soles, et cultivés par 3 charrues. Il n’y a point de prés ; les terres sont presque de pure craie, situées sur des coteaux, et sujettes aux ravages des torrents causés par les pluies fort fréquentes dans le Pays. On ne tire de ces terres le produit détaillé ci-dessous, que par beaucoup de fumier et un travail si difficile, qu’il faut quatre forts chevaux à une petite charrue, et encore fatiguent-ils extrêmement. L’état de cette ferme a été fourni par un habile Laboureur, qui en a été le Fermier.

AVANCES PRIMITIVES.

Chevaux de labour, moutons, vaches et suites, juments, truies, etc. 12 775 l.
Ustensiles de ménage 1 000
Instruments, machines et ustensiles de la culture, harnois de chevaux, etc. 2 000
Semences 2 500
TOTAL de cette portion des avances primitives 18 275 l.
Dépenses en avances pendant 18 mois pour les premiers travaux qui recèdent la première récolte suivant l’état des dépenses annuelles ci-dessous, de 6 760 liv. par an. Pour 18 mois 10 140
Dépenses pour la subsistance du Fermier et de sa famille pendant le même temps, ameublements, etc. 3 700
TOTAL des avances primitives 32 115

AVANCES ANNUELLES.

Nourriture des chevaux de labour, pour l’avoine seulement 2 250
Gages des chartiers, Valets de basse-cour, Servantes, Bergers, etc. et leur nourriture 2 000
Batteurs 1 000
Maréchal, Charron, Bourrelier, Cordier 500
Frais de récolte 600
Engrangement des grains et leur garde avant la moisson, faux frais et accidents 300
TOTAL des avances annuelles 6 650

PRODUIT.

Fermage 4 000 5 660
Taille 720 960
Capitation 240
Dîme qui se lève au 24e 700
Frais annuels, y compris la rétribution du Fermier, pour sa dépense annuelle, et celle de sa famille 7 496 11 244
Intérêts des avances primitives et annuelles du Fermier 3 748
PRODUIT total 16 904

Les avances annuelles, montant à 8 560, rendent environ 70% de produit net malgré le défaut de liberté du commerce des grains.

C’est le Fermier qui est l’arbitre du revenu ; c’est lui qui calcule, qui compense les dépenses et les produits : c’est d’après les résultats de son compte, que nous devons partir pour calculer les richesses annuelles d’une Nation, et la distribution annuelle de ces richesses, et nous assurer de leur reproduction.

ÉTAT de produits de cette Ferme mis dans leurs proportions réciproques, et réduits à l’ordre du Tableau.

(ICI SE PLACE UN TABLEAU)

La reproduction totale est égale aux sommes qui se réunissent et se dépensent à la classe productive ; savoir,

La recette de la classe productive 6 385 18 500
Les avances de cette même classe 8 560
Les avances de la classe stérile 3 555
Reprises du Fermier 12 840 18 500
Produit net 5 660

MASSE des richesses comprises dans le Tableau.

Reproduction 18 500 27 715
Argent du revenu 5 660
Avances de la classe stérile 3 555

C’est un cas particulier qu’on assujettit ici à l’ordre général ; mais les dépenses des particuliers, considérées en détail, ne suivent pas de règles uniformes ; elles se calculent, du fort au faible, conformément à l’ordre permanent de la totalité de la reproduction générale et annuelle.

EXEMPLE DE LA PETITE CULTURE.

GÉNÉRALITÉ de Limoge, Élection de Brive, Paroisse de Concezes ; Villages de la Roussalie et de Leycuras.

Il y a deux Domaines de bon fonds de terrain dépendants de la Ferme de Pompadour, qui contiennent 71 arpents, dont 21 de prés.

AVANCES PRIMITIVES.

Bœufs, vaches, brebis, juments, truies, etc. 1 035 l.
Charrues, charrettes, instruments et outils aratoires 300
Meubles et ustensiles de ménages 300
Semences 200
TOTAL de ce fonds d’avances primitives 1 835

À quoi il faut ajouter la dépense, pendant 18 mois, des avances annuelles pour les travaux qui précédent la première récolte. Cette dépense, selon l’estimation suivante des frais annuels, est pour 18 mois 309 liv. Ainsi le total des avances primitives est de 2 144 liv. dont l’intérêt, seulement au denier 20, est 197 liv. 14 sols.

Les avances annuelles consistent dans l’entretien des charrues, charrettes, instruments et outils, pour la culture, et la dépense faite par 11 personnes à nourrir, laquelle ne se monterait pas à plus de 19 livres chacun, parce que, comme on le va voir, le fermage, l’impôt et la dîme prélevés, il ne reste que 206 livres 9 sols, sur quoi il faut prendre l’entretien des instruments aratoires.

PRODUIT.

Le produit total de ces deux Métairies, suivant l’estimation forcée faite par les abonnateurs dans l’arpentement général de cette Province, est de 740 liv. à quoi ajoutant 58 liv, pour la dîme levée ici au dixième sur les parties décimables, fait en total 798 liv. distribuées ainsi.

Avances annuelles

450

Dépense des Métayers et de leurs familles au nombre de 11 personnes, qui, réduites seulement au pain et à l’eau et aux moindres vêtements, dépensent au moins 30 livres chacune, en tout, 330 450
Nourriture de 4 bœufs de labour, consommant par an chacun quarante quintaux de foin, à 15 sols de quintal, en tout 120
Intérêt seulement au dernier 20 des avances primitives faites par le Propriétaire 107 l. 14
TOTAL des reprises 557 l. 14 s.
Qu’il faut défalquer du produit total de 798 livres, reste pour le produit net 240 liv. qui se distribuent ainsi,

Produit net.

440.

Pour l’impôt Tailles 85 l. 19 s. 153 l. 11 s.
Fourrages et ustensiles 31 l. 2 s.
Capitations 36 l. 10 s.
Pour la dîme 58
Pour le revenu du propriétaire 28 l. 9 s.
  240 l.

L’impôt retire, par arpent, 2 l. 3 s. 6 d.
La dîme 16 l. 1 s.
Le Propriétaire 8 l.
  3 l. 7 s. 7 d.

Tels sont les résultats de l’évaluation établie sur le produit total de 798 livres des 71 arpents.

Pour savoir le produit des 50 arpents de terre, exploités ici par la petite culture, il faut le démêler d’avec celui des prés. La dîme qui est de 58 livres, ne se lève que sur la récolte des terres, et elle enlève ici le dixième du produit total. Ainsi, 58 liv. indiquent que le produit total des 50 arpents de terre est 580 livres, qui, défalquées de 798 liv. il reste, pour le produit total des prés, 218 liv. dont un quart, ou environ 55 livres, est en frais ; reste en produit net 163 livres chargées de 133 livres d’impôts, qui réduit le revenu du propriétaire à 27 livres ; c’est par arpent de prés 1 liv. 4 s. 9 den. et l’impôt retire 6 liv. 11 sols par arpent.

Le produit total des 50 arpents de terre est 580 liv., distribuées ainsi :

Reprises du Cultivateur Avances annuelles 395 l. 501
Intérêts seulement au dernier 20 106
Produit net La dîme 58 l. 79
L’impôt 15
Le revenu du Propriétaire 6
      580

Le produit net, par arpent, est 1 liv. 11 s, 5 den. au lieu que dans la Ferme de Lisoir, il est de 17 liv. 19 sols.

La dîme en enlève 1 l. 3 s. 2 d. au lieu de 1 l. 19 s.[15]
L’impôt retire       6 s. au lieu de 3 l.
Reste, pour le revenu,       2 s. 3 d. au lieu de 13 l.
  1 l. 11 s. 5 d.   17 l. 19 s.
Le produit total de 360 arpent de terre, comme ci-devant, ne serait ici que 3 750 l.[16] au lieu de 18 000 l.
  550 l. de produit net, au lieu de 5 660 liv. différence comme 1 à 10 et demie.

On dit qu’il faut ajouter, au produit des terres exploitées par la petite culture, le produit de la vente des bœufs que l’on engraisse après qu’ils ont servi à la charrue ; mais cette partie, qui a ses frais particuliers, doit être mise à part. Chacun peut acheter des bœufs, qui ont servi à la charrue pour les engraisser, s’il a des herbages ou d’autres productions pour cet engrais. On ne pourrait donc faire entrer en compte, dans les calculs de la petite culture, que le prix des bœufs usés et maigres que l’on retire de la charrue. Or dans cet état on perd dans la vente, sur le prix qu’on les a achetés, pour le travail de labour : cependant les fermiers de ces deux domaines, exploités par la petite culture, payent 380 liv. de fermage : mais ce fermage englobe les intérêts de leurs avances, qui devraient être de 212, c’est-à-dire, au denier 10, comme dans l’état de grande culture, le reste est pris sur quelques récoltes de châtaignes et sur le bénéfice des bestiaux de profit, que l’on élève dans les prairies et dans les friches. Cette partie de bestiaux engage même souvent à laisser des terres en friche pour le pâturage, par lequel ces terres rendent au moins autant de produit que celles que l’on cultive.

C’est pourquoi une grande partie des terres reste incultes dans les pays de petite culture, surtout dans les cantons où il n’y a pas de prés pour fournir le foin nécessaire pour la nourriture des bœufs de labour pendant l’hiver.

On nous dira peut-être que sans entrer dans de si grands détails de calcul, on apperçoit sur le champ que les 798 liv, de produit total, auquel on peut ajouter les 168 liv. de gain sur les bestiaux, etc. qui, tout ensemble, forment un total de 966 liv. on apercevra, dis-je, par une simple addition, que ces 966 liv. fournissent un revenu de 533 livres, qui se partagent au Propriétaire et à l’impôt ; savoir :

Au Propriétaire 380 533
À l’impôt 153
Reste pour les frais 433

Ramenons ce calcul à l’ordre des frais de la grande culture ; ne réduisons pas rigoureusement au pain et à l’eau les 11 personnes occupées à l’exploitation de ces deux domaines ; accordons à chacun d’eux, du fort au faible, pour les retenir dans le pays, au moins 50 livres, en total 550 livres : restituons à celui qui fait les avances primitives, les 212 livres d’intérêts pour assurer la durée de ces avances, et défalquons 58 liv. de dîme et 120 livres pour la dépense des bœufs de labour. Additionnons ces sommes à retirer sur les          966 liv.

550.
212.
58.
120.
940.

Il resterait ici, conformément à l’ordre des frais de la grande culture ; 26 livres pour l’impôt et pour le Propriétaire ensemble.

Mais, nous dira-t-on, ceci prouve que, relativement aux frais, il y a plus de profit, pour le propriétaire et l’impôt, dans la petite culture que dans la grande, en se dissimulant cependant la misère des Colons dans la petite culture ; mais c’est leur état, ils s’y dévouent eux-mêmes

Que l’on s’endurcisse donc, si l’on veut, sur la misère à laquelle ces Colons sont dévoués, ou plutôt à laquelle on les réduit ; mais fait-on attention que le produit total de ces mêmes 50 arpents de terre, devrait être de 2 600 liv. au lieu de 580 liv. que le produit net pour l’impôt, la dîme et le propriétaire ensemble, devrait être de 800, au lieu de 79 livres ; que ce produit net, bien et loyalement distribués rendrait au propriétaire les ou 450 livres, au lieu de 6 livres ; à l’impôt les  ou 225 liv. au lieu de 15 livres ; à la dîme des terres  ou 125 livres au lieu de 58 liv. (que relativement aux terres simplement, ces augmentations, comme on vient de le voir, seraient beaucoup plus considérables) que les reprises du Cultivateur devraient être de 1 700 liv. au lieu de 502 ; que ces reprises sont au profit de toute la Nation par leur distribution dans la dépense ; qu’enfin le terme de la petite culture est l’abandon des terres qu’on laisse tomber en friche, d’où s’ensuit l’anéantissement des revenus et de la population des Villes et des Campagnes ; faisant le vrai sens de ce proverbe équivoque du fisc, plus la bête est chargée, mieux elle va, c’est-à-dire, mieux elle s’expatrie pour se délivrer du fardeau.

On ne peut pas réduire à l’ordre du Tableau les produits de la petite culture, parce que les avances annuelles, pour la nourriture des hommes et des bœufs de labour, n’ont aucune distribution ni communication avec les autres classes d’hommes de la Nation. Les Colons réduits rigoureusement au pain et à l’eau, ne peuvent contribuer en rien à la distribution qui fait subsister la classe stérile. Ainsi, l’ordre du tableau n’est point applicable à ce genre de culture, qui n’exprime que la misère des cultivateurs, etc. réduits à cet infructueux emploi des terres. M. Dupré de Saint Maur[17] présume que les du total de la culture du Royaume sont en petite culture, dont il estime le fermage à 15 sols par arpents[18], sur quoi le Propriétaire est chargé de fournir les bestiaux à titre de cheptel mort, c’est-à-dire, sans intérêt : Point capital à éclaircir par les Académies d’Agriculture.

Je laisse au Lecteur à juger ce que deviendrait un Royaume où le labourage tomberait entièrement en petite culture ; à juger s’il est important de mettre le Cultivateur en état de s’élever à la condition de gros Fermier, de se munir d’avances primitives, capables de fournir à la grande culture et à la meilleure exploitation, de ne pas regretter les avances annuelles, qui d’abord paraissent plus coûteuses pour une culture où tout demandé un gros entretien et de forts salaires, mais qui retrouve bientôt tout cela à la récolte qui lui rend la rentrée des avances, leurs intérêts, et en sus de forts revenus pour les Propriétaires, ou plutôt pour la Nation. On est libre de m’opposer que je choisis ici deux exemples pris dans les deux extrémités. L’allégation serait fausse, mais je veux bien la tenir pour vraie, et accorder qu’il est entre ces deux exemples un grand nombre de classes diverses de culture plus ou moins profitables ou annihilées. Toujours sera-t-il vrai que ces deux, existent, et qu’elles peuvent, pour ainsi dire, devenir générales l’une ou l’autre, et établir la prospérité de l’État, ou le réduire à un degré de dépérissement qui l’anéantirait. On voit donc de quelle conséquence il est d’avoir égard aux frais et aux pertes qui sont toujours le premier objet à défalquer, et surtout à ceux du genre le plus important et le moins susceptible d’estimation. Apprécions donc la terre surtout, et préférons, d’entre les cultures, celle qui tire le meilleur parti du terrain. Mais on y vient naturellement à l’aide du même mobile, qui met en jeu tout le reste. Les dépenses, les consommations, les débouchés, la valeur vénale, voilà ce qui enseigne au Cultivateur à bien employer la terre. Voyez combien elle est précieuse, par le bon débit des denrées, auprès d’une grande Ville.

Les petites entreprises, les petites fermes, paraissent au premier coup d’œil tendre à l’objet que nous venons de désigner. Une famille qui n’a qu’une petite Ferme à exploiter, met tout à profit, et peut vaquer plus aisément à la culture de toutes les parties de son petit domaine. Par ce moyen, une grande Ferme divisée en quatre, au lieu de ne nourrir qu’une famille, en nourrit quatre, et le bien n’en est que mieux tenu. Tel est le coup d’œil apparent d’abord, mais un retour sur la règle uniforme et constante du produit net, nous détrompera de cette erreur. Certainement les quatre familles ci-dessus, à attention égale, tireront plus de produit total, mais ce n’est pas à dire que ce genre de culture soit plus profitable pour le revenu, qui est le seul objet pour le Propriétaire, pour l’État et pour la Société. Les habitants des Villes, qui s’imaginent que les Paysans labourent eux-mêmes les terres qui produisent les moissons, se sont tous décidés en faveur des petites Fermes et des petits emplois de culture, parce qu’ils occuperaient un plus grand nombre d’hommes, et entretiendraient une plus grande population, et par conséquent une plus grande abondance de productions, qui se raient à bas prix par la concurrence de ces Paysans, forcés de vendre pour payer les impôts dont ils sont chargés, et qui est lui-même un aiguillon pour les forcer au travail ; c’est ainsi que le Citadin croit avoir ses esclaves continuellement sous le joug, dans l’oppression et dans la misère ; mais il serait bien puni de cette abominable barbarie, si son sort dépendait réellement de cet absurde système d’Agriculture, fondé sur la multitude d’hommes, employés au travail de la terre. Pour le détromper, il suffit d’en rappeler ici un exemple. Une charrue tirée par quatre chevaux, et conduite par un homme, laboure autant de terre que trois charrues tirées par 12 bœufs, et conduites par six hommes ; or ce travail produit à peine le dixième du revenu que donne le travail de la seule charrue tirée par les quatre chevaux, et conduite par un seul homme. Sur ce pied il faudrait, pour l’exploitation d’un terrain qui peut être exécuté par 500 000 hommes, et qui rendrait plus d’un milliard de revenu, il faudrait, dis-je, par la petite culture des bœufs, 3 000 000 d’hommes, dont l’emploi ne rendrait peut-être pas aux Propriétaires 100 000 000 de revenu ou de produit net. Or c’est par le produit net de l’Agriculture que subsistent les habitants des Villes. Les campagnes pourraient être couvertes d’hommes, occupés à la culture de la terre, surtout s’ils labouraient eux-mêmes avec leurs bras ; et cependant, avec de tels travaux, les habitants des Villes, ces hommes si avantageux, ne pourraient plus subsister. Considérons le même objet sous ụn autre point de vue moins ridicule, et plus charitable.

On a supposé dans le Mémoire à la Société de Berne, déjà cité dans le Chapitre précédent, et qui établit les vrais principes, on a supposé, dis-je, une terre en pré, et qui produit 100 liv. en foin ou pâturage. Les frais de sa récolte coûtant 30 liv. reste 70 liv. de produit net. D’autre part, on suppose que cette terre en blé produira 150 liv. mais que les frais de culture et de récolte coûtent 100 liv. il ne reste plus que 50 livres de produit net, et l’on y a démontré qu’entre ces deux emplois de cette terre, le premier se rait le plus avantageux au Propriétaire, au Fermier, à l’État et à la population. Que reste-t-il après cela ? En général les petites fermes sont, relativement au grandes, dans le même cas où se trouve le champ de blé ci-dessus contre le pré. S’il y avait plus de produit total à la terre cultivée de la sorte, il y aurait certainement moins de produit net. Ces Cultivateurs multipliés, consomment la plus grande partie du produit total, et restreignent d’autant le produit net, le revenu, les dépenses, les consommations appréciées, la valeur vénale, et conséquemment la production et la grande Agriculture. Les grandes Fermes, les fortes entreprises de culture sont donc l’intérêt et le profit de tous. À la vérité, cette méthode ne peut avoir lieu partout. Il est des cantons montueux et coupés, où tout est divisé par parcelles, séparées par des sortes de frontières naturelles ; alors les possessions sont forcées à s’assimiler aux ordres de la nature. Mais ces pays rendent peu de revenus en comparaison des pays où la charrue s’étend à perte de vue ; et ils ne seraient pas cultivés, s’ils recevaient la vie en vertu de leurs rapports politiques et physiques, avec des pays où la grande culture est en usage, et qui sont vraiment la base de la richesse et du maintien des Sociétés.

Il faut, en un mot, de grandes entreprises d’Agriculture : Là le Fermier ne saurait être négligent que le poids de la masse dont il est chargé ne l’ébranle, et bientôt ne le déplace. Là les lumières de l’Entrepreneur, proportionnées à l’étendue de l’entreprise, animent et vivifient tout un canton. Il n’épargne point sur les avances primitives, parce qu’il est en état de les fournir, et parce qu’il en connaît l’importance et le rapport, Nécessairement instruit et intelligent dans les détails du commerce rural, il dirige toute l’action d’une grande machine vers les objets de la plus utile consommation. Il n’aura garde d’employer ces terres à porter de mauvaises denrées pour la nourriture des manœuvres qu’il emploie. Il tend au vrai débit qui lui procure de l’argent, avec lequel, il paye de forts salaires, qui lui attirent de bons Ouvriers dans les temps nécessaires. Ces Ouvriers ne sont point toute l’année sur ses crochets comme l’est la famille des petits Fermiers. La saison des moissons, qui est pour eux une récolte de salaires, qui les rétablit dans une sorte d’aisance, la saison des récoltes, dis-je, une fois passée, ils vont s’occuper à d’autres travaux sur leurs petits biens, au jardinage, aux vignobles, au bois, etc. Ils sont utiles ailleurs enfin, et cessent de peser en frais sur la culture, et en diminution des grands revenus. En un mot, les gros Fermiers sont l’âme de l’Agriculture, la bénédiction de la Société, le salut, la richesse, la force et la puissance des Nations agricoles. On n’inférera pas de là, sans doute, qu’il ne faille qu’une ferme dans une Province : tout a ses bornes, depuis le potager jusqu’aux Empires. Mais cherchons toujours à étendre, plutôt qu’à rétrécir la noble industrie, le talent, le génie et l’influence des chefs de la cultivation, génies alimentaires de la Société et de l’État.

La mauvaise qualité des productions. Nous avons prouvé, dans le Chapitre précédent, que l’emploi des terres, en mauvaises productions, entraînait, par une nécessité successive, l’appauvrissement et la ruine d’une Nation. Il serait inutile de répéter ici que c’est la valeur vénale des produits de la terre qui forme les revenus, et que ce sont les revenus seuls qui font aller les dépenses, balancier universel de la circulation, et lien indispensable de la société : toute portion de territoire, employée en productions de mauvaises qualités, est autant de perdu pour l’État. C’est une vérité constante et démontrée. Ainsi donc, les symptômes de santé ou de maladie de l’État, sont apparents et visibles. Le coup d’œil des terres suffit pour les déterminer. Sitôt qu’on verra les terres se charger de mauvaises productions, propres uniquement à servir de subsistance grossière et misérable à de pauvres Paysans, et non à devenir richesses, on peut être certain que tous les ressorts de la Société sont altérés. J’ai dit à de pauvres Paysans ; car les Habitants des Villes subsistent par le revenu ; le revenu retranché, les Villes sont anéanties. Mais quant au remède, que penserait-on d’un médecin qui, chargé d’un malade accablé de langueur et de dégoût par l’altération de tous les ressorts de la machine, chercherait à lui présenter des ragoûts de nouvelle cuisine pour réveiller son appétit, et lui redonner du mouvement. Semblables à ce docteur ignorant, se raient des sociétés d’Agriculture, qui penseraient la rétablir, en faisant des essais, publiant des recettes, inventant des semoirs, etc. De bons cordiaux, administrés par le médecin qui borne ses vues au symptôme ; pourraient avoir une sorte de petits succès passagers ; mais ils ne serviraient bientôt qu’à épuiser les forces, et qu’à accroître l’accablement du malade, si le succès de cette méthode n’était préparé par des soins également fructueux, tendant à rétablir tout le régime animal, les évacuations, la circulation et la liberté des organes. Ainsi, des se cours réels, accordés aux Cultivateurs, de la protection, l’emploi du superflu de quelques aisés à des améliorations du territoire, pourraient passagèrement donner un air de renouvellement à l’Agriculture ; mais son véritable rétablissement tient à des causes de plus d’étendue, à sa pleine et entière liberté de commerce, à ses proportions libres, relativement à l’industrie ; à sa simplicité de police et d’harmonie relativement à la justice, à sa régularité avec la finance, et par ces moyens divers, leur jeu naturel et prospère, aux dépens ; si l’on ne rétablit enfin le régime politique et l’ordre naturel et simple dans toutes les parties, les vains efforts, pour rétablir l’Agriculture, ne seront bientôt qu’une surcharge pour l’estomac. Les bonnes productions, attirées par ces dépenses éphémères, se présentant à la concurrence d’un marché déjà désavantageux, feront baisser encore et tomber tout à fait le peu de valeur vénale qui donnait un souffle de vie à ce qu’il en restait ci-devant. Les partisans de la mode, rebutés par le mauvais succès de leurs tentatives, n’y reviendront plus, et l’État n’en sera que plus mal après cette crise étouffée.

Le bas prix des productions est précisément le mal qui résulterait de ces tentatives imprudentes. Nous avons assez démontré que tout n’allait que par les dépenses ; qu’il n’y avait de dépenses, qui donnassent un branle favorable à la circulation, que celles des revenus ; que le taux des revenus était toujours proportionné au tarif des productions et de leur prix. Nous avons assez développé, dis-je, ces vérités fondamentales pour n’avoir plus à y revenir. C’est uniquement la valeur vénale des productions qui en décide le mérite et le prix, relatif à la Société. S’il était possible que la ciguë valût plus d’argent que le froment, le vin et le lin, il faudrait cultiver de la ciguë, et abandonner aux autres le soin des productions de premier besoin ; car nos terres nous fourniraient plus de blé, plus de vin, plus de lin, etc. que si elles étaient employées à la culture de ces productions ; l’herbe virulente, que l’on cultive à la Virginie, n’avait pas plus de valeur vénale il y a cent ans, que la ciguë ; et on préfère aujourd’hui, dans ce pays-là, cette culture du tabac à celle du bled. Telle est la véritable destination des terres, de rapporter des denrées de prix. Mais cette destination, je le répète, ne saurait avoir d’autre guide que l’intérêt même du Cultivateur, en état par ses richesses, de tirer le plus grand profit de sa culture. Toute autre direction ne peut que porter à faux, et lui être contraire. Ainsi l’a décidé irrévocablement l’ordre naturel, émanation et code immortel des lois de la Providence, que notre reconnaissance doit placer dans les temples déserts de cette divinité des anciens, le Destin.

Le défaut des débouchés et les grandes dépenses du commerce rural. Qui ôterait la Vistule à la Pologne, en serait bientôt un désert. Cette Rivière offrant un débouché pour le Nord, aux bleds que rapportent ces vastes campagnes, leur procure la branche de revenus que les Magnats se partagent, et dont ils se contentent, préférant la constitution politique, qu’à leur égard ils appellent liberté, aux avantages, que leur apporteraient d’autres branches de commerce en altérant leur constitution. On voit partout les fortes peuplades s’établir sur les rivières et sur les ports. Interrogez chacun sur les motifs de cette situation, partout on vous dira que c’est la commodité du débouché ; et dans les mêmes temps, ces Agricoles seront les premiers à demander ou à soutenir des privilèges qui leur attribuent exclusivement, autant qu’il est possible, ces avantages dont le prix leur est si connu ; aveuglement de l’esprit de tyrannie et de révolte contre l’ordre naturel. Bordeaux ne souffrira point que les vins du haut-pays arrivent à son Port avant la Saint André. Marseille, forcée à donner à tel temps un passage qu’on appelle Transit, aux vins de la Province, s’écrie qu’on la ruine, et qu’on renverse ses privilèges. Quand je cite ici les deux Villes, peut-être auxquelles je dois le plus d’attachement et de reconnaissance personnellement, mon dessein n’est pas de les inculper ni de sous-entendre ailleurs les traces plus fortes encore de la tyrannie quelquefois méconnue par ceux mêmes qui l’exercent. Partout où l’intérêt particulier trouve la loi du plus fort, il peut être sûr d’y trouver le détriment de l’humanité et la violence elle-même. Que les hommes offusqués et concentrés dans leurs petits intérêts particuliers, refusent, et ne tentent pas même d’apercevoir leur dépendance médiate de l’intérêt général, et pensent pouvoir s’approprier à eux seuls des avantages rendus communs par la mère commune, c’est une suite de l’erreur et de l’instinct animal. Le plus grand mal de l’injustice est qu’en vieillissant elle devient Coutume, et les pauvres humains finissent par l’appeler Droit. Mais qu’un Gouvernement, autorisé et puissant, ne regarde pas comme sa première affaire d’éclairer les Peuples sur l’importance et la nécessité du droit commun, de le faire régner puissamment sur les aveugles volontaires, d’effacer en un mot toutes les traces d’exclusif et de tyrannie entre ses Sujets ; certainement c’est différer le plus indispensable et le plus pressant de ses besoins.

La durée et la continuité de ces traces de barbarie, dans des siècles d’ailleurs éclairés, ne provient, je crois, que de ce que l’arbitraire, autre branche de la même tige, s’introduit dans les soins mêmes tendant à rétablir l’ordre et la paix de l’intérieur. Le règlement et l’ordonnance veulent créer des lois, tandis qu’ils ne devraient renfermer que la décision des cas conformément aux lois primitives, à l’ordre naturel. Dès lors l’intérêt exclusif des Particuliers n’a plus qu’à plaider devant l’intérêt exclusif des Chefs, et bientôt tout cela s’arrange aux dépens de la chose publique et de la Société. Une guerre sourde et opiniâtre s’établit dans l’intérieur. Chacun cite de son côté comme lois, les règlements de l’injustice ou de l’ignorance passés ; on rappelle l’ancienne constitution de l’État sans la connaître ni l’entendre. On recherche, on baptise de prétendues lois fondamentales, et personne ne réclame les droits puissants et imprescriptibles de l’ordre naturel. Ainsi, l’ignorance et la défectuosité dés principes rendent nuisibles les moindres changements, les moindres efforts faits pour le maintien et le rétablissement de l’ordre. Ainsi toutes les tentatives, en ce genre, portent le germe de leur propre inutilité. Ainsi, on verra le même gouvernement enlever d’une main les péages anciens, et peser de l’autre sur les droits nouveaux tout autrement onéreux, rayer d’une main les dépenses usitées des Villes, et de l’autre leur ordonner des emprunts onéreux ; faire d’une main signal de protection à l’Agriculture, et de l’autre l’étouffer en fermant les débouchés à ses produits. Ainsi, tout se contredit, tout se combat dans le maniement même de la chose publique, et la puissance tutélaire de l’uniformité, de la liberté et de la sûreté intérieure, cède à des irrégularités qui opèrent l’obstruction, et préparent la dissolution.

Il n’est qu’un fanal qui puisse nous empêcher d’échouer sur cette mer d’erreurs et d’écueils ; c’est la connaissance des principes, et la religieuse observation des règles qui en résultent. Je l’ai dit, le siège de l’établissement des fortes peuplades nous démontre que rien n’assure plus les subsistances que les débouchés. Quand Alexandre ridiculisa d’un mot judicieux le projet imaginaire de cet Architecte qui voulait faire du Mont Athos la statue du Conquérant, et que cette statue tînt une Ville dans une main ; quand ce Prince, dis-je, répondit, et de quoi vivront les habitants ? ce n’était pas le manque de territoire qu’il avait en vue, mais le défaut de communication. Quand le Conquérant, lui même, qui avait parcouru et soumis toutes les fertiles plaines de l’Asie, voulut fonder une Ville, et l’honorer de son nom, il choisit le bord de la mer et le débouché d’un grand fleuve. Changez les bouches du fleuve, comme il arriva à Bayonne par un débordement, la Ville languit, et n’est plus qu’un hameau désert, quoique possédant le même territoire. Un nouvel orage lui rendit son fleuve, son port et la vie, et cette Ville se rappelle sans cesse cet heureux événement, auquel elle dut sa restauration.

Voulez-vous couvrir de villes votre territoire, semez-y des rivières et des chemins ; levez tous les obstacles. Dès lors la consommation, placée de toute part à côté de la production, encouragera celle-ci, et lui sera faire des prodiges de fertilité. Le commerce rural, le premier de tous, ou, pour mieux dire, la racine indispensable de tous les autres, ne consiste que dans le courtage et la communication entre la production et la consommation. Plus il se trouve de distance entre ces deux choses nécessaires à rapprocher, plus les frais du rapprochement sont considérables ; et ces frais sont pris sur la chose, et en déduction du produit net ou revenu. Ces distances consistent non seulement en éloignement, mais encore en empêchements de communications. Les roches, les marais et les fondrières séparent plus que les distances ; on sait cela. Brisez, aplanissez ces obstacles, établissez les communications par eau le plus que vous pourrez, attendu qu’elles portent davantage, et coûtent moins : ne craignez pas de sacrifier à cet objet les plus grandes dépenses dans l’emploi même des revenus ; elles vous seront bientôt restituées par le doublement de vos revenus. Faites enfin que toutes vos terres participent, par la facilité des communications, à l’avantage du voisinage des grandes Villes, où vous voyez que les plus mauvaises se vendent à un taux excessif, en comparaison du prix des meilleures dans l’éloignement. Mais en faisant toutes ces choses, n’oubliez donc jamais, que c’est à la liberté des débouchés que vous faites ces sacrifices ; et en conséquence, commencez par enlever les embarras et les décombres dont la fausse science et l’intérêt particulier, interceptent les communications que la nature vous avait libéralement données, ou que vous vous formez par des travaux qui ont surmonté les difficultés ; soufflez sur ces droits onéreux, sur ces péages, sur ces douanes odieuses, qui égorgent vos fleuves, vos chemins et les portes de vos Villes, et surtout sur les raisonnements fallacieux, les terreurs prétendues, les inconvénients prétextés qui vous arrachent la permission d’attenter sur la liberté sacrée de vos denrées, de vos produits.

Les impositions indirectes et les impositions spoliatives. C’est ici le grand point dont la direction, bonne ou mauvaise, abîme ou vivifie ; point dont les dérangements ont ruiné tous les États, détruit tous les Empires, dispersé toutes les Sociétés ; point, qui couvrirait de ronces les débris des Capitales, comme il a semé les bruyères sur les ruines de Suze, d’Ecbatane et d’Antioche. C’est uniquement dans ses influences sur l’Agriculture que nous le considérons maintenant ; comme, à dire vrai, c’est par cela seul qu’il attaque tout. Ses dérèglements, en ce genre, sont ici considérés sous deux faces également importantes. Il faut, sans envisager aucun Gouvernement en particulier, les discuter l’une après l’autre dans leur nature et dans leurs inconvénients.

Les impositions indirectes tirent leur origine des efforts politiques des Gouvernements, qui, cherchant à prédominer sur l’indocilité des Magnats ou des différents ordres qui constituent les membres du corps politique, voulurent saisir, à côté des immunités et des privilèges qui servaient comme d’armure à ces corps et à ces particuliers, de quoi prévaloir en puissance, et parvenir peut-être à les ruiner un jour.

Dans les premiers temps de la formation des Sociétés, par la réunion et le concours, ou de leur révolution par l’invasion et la conquête, les courages sont tous ardents et élevés, chacun est prêt à servir de la main à la sûreté publique, et peu disposé à lui faire d’autres sacrifices. Tous ne respirent que la liberté, et croiraient y donner atteinte, en attribuant à la puissance tutélaire le droit de les faire contribuer au maintien de la chose publique, qui leur paraît toujours en danger par l’abaissement des courages et l’oppression de la liberté. En cet état, les Gouvernements, désireux d’accroître les revenus du fisc pour les besoins de l’État, imaginèrent, selon les notions grossières d’alors, une sorte d’invasion sur l’étranger, en pleine paix, à peu près semblable aux droits d’avarie, de bris de naufrage, dont les traces subsistent encore, quoique l’usage en ait été comme proscrit par la civilisation ; ils établirent, dis-je, des droits sur le commerce, c’est-à-dire, sur la respiration de la Société. Ces droits furent réciproques chez les voisins, avoués et constatés comme droits régaliens, souvent partagés par les Villes et les Magnats. Comme une obstruction en engendre bientôt une autre, cette méthode s’étendit bientôt dans l’intérieur. Les Portes-bales n’ont ni voisins ni amis, ni paroisses, ni syndics pour les défendre ; ils marchent sur la foi publique : il fut aisé de la leur faire acheter. On n’eut garde de s’apercevoir qu’ils ne payaient rien ; que quelque chose qu’on tirât d’eux, c’était toujours sur la denrée et sur la marchandise, qu’on prélevait indirectement, et conséquemment sur les propriétaires. Il suffisait à ceux-ci de ne point voir l’Huissier à leur porte, pour se croire francs ; et tandis que des Nations prétendaient encore jouir du droit constitutif de leur établissement, d’accorder ou de refuser des subsides aux besoins de l’État, de ne contribuer que par don gratuit, etc. elles laissaient au fisc le ressort arbitraire des impositions indirectes, c’est-à-dire, l’empire absolu sur la marche de la circulation.

C’est aux Sujets mêmes, et non aux Souverains, qu’il faut attribuer ces dérangements. Toute Nation qui n’a pas un revenu public bien désigné, bien compétant et toujours graduel, et proportionné à l’état actuel progressif de ses revenus, n’est véritablement pas, à proprement parler, une Nation. Car le revenu public, suffisant, ample et proportionnel aux forces d’une Nation, est une partie essentielle et constitutive d’un État. Cependant on ne voit presque point de Nations qui, dans l’institution de leurs gouvernements, aient assigné une partie déterminée et suffisante de ses revenus, pour former décidément et constamment un revenu public, un revenu toujours conforme et proportionnel à la masse totale des revenus du territoire ; quoique toutes les Nations aient connu évidemment la nécessité de ce revenu, et qu’elles s’y soient soumises indéterminément et obscurément sous l’idée absurde de contribution générale, mais toujours avec inquiétude sur l’impôt exigé par le Gouvernement ; parce que cet impôt n’a ni mesure ni règle proportionnelle avec la masse des revenus de la Nation, ni à l’état du revenu de chaque sujet. Ce n’est pas même précisément sur le revenu qu’on a prétendu régler l’impôt, c’est sur l’opinion arbitraire que l’on a des richesses que possède chaque particulier ; ainsi la contribution devient non seulement déréglée, mais généralement préjudiciable à la Nation et à l’État ; car ce qui est nuisible à la Nation est nuisible à l’État, et ce qui est nuisible à l’État, est nuisible à la Nation. Or dans un Royaume agricole, tout revenu public, qui n’est pas pris immédiatement sur le revenu du sol, est destructif. Ces vérités ont été si évidemment démontrées, qu’elles n’ont pas besoin d’éclaircissement. D’ailleurs, toutes les connaissances de l’économie politique en sont par elles-mêmes des preuves décisives. Dans tout Royaume agricole, le revenu public ne doit donc être ni contribution ni impôt, mais une forte portion déterminée de la masse des seuls revenus des biens fonds ; une portion telle qu’elle surpasse toute autre sorte de revenu public, qui ne pourrait être levé sans dépérissement par tout autre genre d’imposition. Le Souverain aura donc toujours alors le plus grand revenu possible que le Royaume puisse lui donner constamment et régulièrement sans détérioration de la masse totale des revenus de la Nation ; et il est fondé sur la proportion connue, qui établit d’elle-même convenablement les droits et les prétentions du Souverain sur les richesses de ses Sujets. Son revenu est alors une propriété décidée, et non une imposition confuse, indéterminée et ruineuse ; et chaque citoyen a sa portion de richesse en pleine propriété et immunité, qu’il ne peut augmenter sans accroître directement ou indirectement celle du Souverain. Ce partage, si conforme à l’ordre essentiel et constitutif des États, semble avoir toujours été éludé par les Nations mêmes dans leur origine et dans leurs progrès ; de là aucune institution régulière et fondamentale de gouvernement. Les Nations, en établissant une autorité pour la sûreté de leur propriété, semblent n’avoir pas pensé que cette autorité retomberait nécessairement sur leur propriété pour les besoins de l’État ; elles ne se sont appliquées, au contraire, qu’à inventer des formes contentieuses pour s’opposer aux écarts de l’autorité ; formes insuffifantes et absurdes, parce qu’elles sont dénuées de la condition essentielle à la sûreté même de la propriété mobiliaire et foncière, et de la tranquillité publique.

On voit partout, que c’est l’intérêt mal entendu des Nations mêmes qui a présidé d’abord à l’institution des Gouvernements, et que d’abord aussi l’autorité s’est prêtée avec complaisance aux fausses mesures des Nations. Il faut ensuite que l’autorité, fait qu’elle appartienne à un seul, ou à plusieurs, soumette la Nation à pourvoir, de quelque manière que ce soit, au plein exercice de la puissance et de la défense de l’État. Les Propriétaires riches veulent exempter leurs revenus. Les impositions indirectes se multiplient ; tous les objets visibles s’y trouvent assujettis. Les contribuables supportent, par la forme et la nature de ces impositions, le double, le triple et le quadruple de ce qui en revient au fisc, et toute la charge retombe, par contrecoup, sur le revenu des biens fonds au préjudice des Propriétaires. Cette marche s’étend sans ordre et sans mesure, parce qu’elle n’est établie sur aucune règle proportionnelle entre ce genre de contribution confuse, et les richesses de la Nation. Dès lors il n’y a plus, pour la Nation, ni propriété mobiliaire, ni propriété foncière. Car là où il n’y a pas de propriété mobiliaire assurée, il n’y a pas non plus de propriété foncière. Or lorsque le revenu public se prend confusément et arbitrairement sur les richesses mobiliaires visibles, les avances des Cultivateurs sont enlevées, la religion du Souverain et du Gouvernement est surprise ; enfin la Nation et la puissance succombent ; la misère disperse les Sujets, et anéantit les forces de l’État. Les Philosophes, les Sages égarés dans leurs spéculations politiques, et déconcertés par les événements, font des maximes, ils décident qu’il est impossible de former des arrangements stables entre les Souverains et les Sujets. Les Fondateurs des Empires instituent des lois publiques qui forment les liens de la Société, et règlent la forme du Gouvernement ; mais leur prévoyance ne s’étend pas décisivement et immuablement jusqu’à l’institution régulière du revenu public, qui est la partie fondamentale et essentielle de la constitution sage et solide d’un Gouvernement parfait et inaltérable. Ils s’en tiennent à l’idée vague d’une contribution générale et indéterminée, qui est le germe de la destruction de l’édifice.

L’Angleterre, qui a été le théâtre des plus funestes révolutions causées par l’impôt, et dont on nous vante aujourd’hui le Gouvernement, est, malgré sa prospérité actuelle, fondée sur une constitution ruineuse. Son cadastre, établi sur l’instabilité du prix capital des biens fonds, ne suit ni les progrès de la culture, ni l’accroissement de ses revenus annuels. Ainsi cet État est retombé dans le désordre des impositions indirectes et des emprunts immenses ; désordre qui s’étendra sans prévoyance et sans bornes, et qui enfin y suscitera, malgré les précautions politiques de cette Nation inquiète, les mêmes troubles auxquels toute Nation agricole, qui n’a pas un revenu public proportionnel à ses richesses annuelles, établi directement sur le sol, est exposée. Qu’on ne nous présente donc pas le Gouvernement de l’Angleterre comme le modèle d’une forme de Gouvernement parfait dans sa constitution ; qu’on parcoure l’histoire, on trouvera qu’il a tout le vice radical des Gouvernements des Empires qui ont été bouleversés par les ravages des impositions indirectes, et toujours par l’intérêt mal entendu des Nations, ou plutôt des propriétaires des terres, plus occupés à assurer la propriété de leurs biens, que celle de leurs revenus, en établissant proportionnellement et régulièrement le revenu de l’État. Revenons à la démonstration de la déprédation des revenus du Souverain et des propriétaires, causée par les impositions indirectes.

Il est certains Pays privilégiés pour des genres de productions précieuses et pour les débouchés, qui ont un Pérou sous la main, et un fleuve toujours renaissant de richesses, s’il ne leur plaît d’en tarir la source. Les Peuples du Nord à qui les boissons sont surtout nécessaires, les recevraient avidement et à un prix raisonnable de celles qui pourraient les leur fournir, et renonceraient bientôt à leurs boissons factices, qui altèrent leur santé, et ne sont en rien comparables au vin. Et quel commerce au monde peut équivaloir l’énorme profit que rapporterait celui-là ? Sait-on le tort que l’on fait à un État, quand on étouffe, par des prohibitions ou surcharges, un arpent de vignes en bon rapport, et tel que la demande et la forte consommation le procureraient bientôt, en excitant la vigilance, l’industrie et le travail du Cultivateur ? Pour mettre sous les yeux du Lecteur une esquisse de cet objet, je place ici, par exemple, le relevé du rapport d’un arpent de terre planté en vigne à Saint-Cloud. La consommation de Paris et de ses environs excite ici le Vigneron à un genre de culture inconnue ailleurs. Il donne à sa vigne quatre grandes façons et six petites. Il paye bien ses Manœuvres, le bois pour les tonneaux, et les échalas, la paille pour les liens, le fumier, les frais de vendange, de pressoir, d’entretien de cuve et de cellier ; il fait circuler la valeur vénale de toutes ces choses, et cet arpent rend encore un produit net de 60 liv. pour le Propriétaire, 10 liv. pour la dîme, et 90 liv. pour les divers genres d’impôts primitifs, sans y comprendre les entrées de Paris, qui, sur le pied où elles sont, rapporteraient en outre plus de 900 liv. Mais, sans comprendre cet article dans l’état qui a été pris sur les lieux, l’arpent de terre fournit un produit total de 500 livres et un produit net de 160 liv. ; et le vin, sur ce pied là, ne reviendrait pas à 3 sols la bouteille. Voyez, et jugez du préjudice des impôts indirects établis sur cette partie ; voyez ce qu’on enlève à la Nation et à l’État ; accourez, et venez arracher ces vignes, vous qui aviez entrepris de les détruire, et qui par vos règlements étiez devenus les arbitres de l’emploi des terres. Mais que n’examiniez-vous auparavant s’il y a aucun genre de production aussi étendu, et par lequel un arpent de terre puisse rapporter autant de produit net que rapporte un arpent de vignes, et un aussi grand produit total si profitable à la Nation par la subsistance des hommes qui le font naître, et par les autres dépenses.

PRODUIT de l’arpent de Vignes à Saint-Cloud[19].

Frais. Journées de Vignerons 104 l. 340 liv.
  Echalas 47  
  Paille 5  
  Fumier 56  
  Vendanges 24  
  Entretien de Cuves et Cellier 15  
  Pressoir 20  
  Entretien du plant de Vignes 9  
  Tonneaux 60  
       
Produit net Fermages 60 l. 160 liv.
  Impôts 30  
  Dîme 10  
  Droit de gros, augmentation, jauge, courtage, ce qui monte au septième de la vente, ci 60  
    PRODUIT total 500 liv.

Les 6o livres payées aux Aides sont prises, comme la dîme, sur le vin, mais par une forme d’imposition fort dispendieuse, qui ne rend qu’environ le tiers au Souverain, auquel l’arpent de vigne paye d’ailleurs 30 livres, ce qui forme ensemble pour le Souverain la somme de 50 livres.

Le fermage est, pour le Propriétaire de la terre, 60 livres, c’est un sixième de plus que la portion du Souverain.

Dans le cas de la suppression de l’imposition sur le vin, il y aurait 40 livres de plus pour le Souverain et le Propriétaire. Ces 40 livres étant prises sur le terrain immédiatement, et partagées au Souverain et au Propriétaire, dans la même proportion que nous venons de le remarquer, le Souverain en aurait 17 livres, qui, avec les 50 livres ci-dessus, se raient 63 livres. Le Propriétaire en aurait 23, qui, avec les 60 livres qu’il reçoit, seraient 83 livres. Les 60 livres d’imposition sur le vin causent donc un dommage de 40 livres, ou environ un quart de perte pour le Souverain et le Propriétaire.

On ne parle pas ici des autres droits qui se lèvent sur le commerce de cette production, cela entre dans un autre calcul.

Ici, le produit net est 49 livres pour cent des avances ; mais relativement à la terre, il est de 160 livres pour cent perches.

Le produit net de la grande culture de la charrue, étant supposé de cent pour cent des avances, n’est que de 18 livres pour cent perches ; ainsi, c’est environ huit fois moins.

Dans les frais, il y en a la moitié en journées d’ouvriers ; de l’autre moitié, un tiers est en fumier, un tiers en échalas, et un tiers en tonneaux[20]. Que les Propriétaires des terres, à qui une semblable production, dans ce canton, paraîtra exagérée jusqu’à un point imaginaire, viennent eux-mêmes sur les lieux s’informer de la vérité de ces détails, qu’ils suivent ceux de la meilleure culture des grains, ils trouveront la même disproportion entre ces différents genres de productions. Ce ne sera pas certainement dans les qualités du territoire qu’ils trouveront le principe de cette richesse. Ces coteaux sont dans une mauvaise exposition, et dans un sol presque opposé à celui que demande la vigne ; mais la consommation voisine et la sûreté du débit sont tout forcer. Il ne s’agirait donc que de mettre du débit partout. La vente qui se soutient à Paris, malgré les taxes dont elle est surchargée, ne provient que de la langueur du commerce de cette production dans les autres Provinces éloignées de cette Capitale où se fait la plus grande consommation. Le débit y serait néanmoins au double, si la surcharge de taxe ne subsistait pas ; mais elle y interdit l’usage de cette boisson au menu peuple, qui n’est pas en état d’en faire la dépense, et elle force les riches mêmes à épargner sur la consommation des subsistances, à se livrer par préférence au luxe de décoration, qui est excité par les hommes de fortune, rassemblés dans cette grande Ville, et à suivre de loin les modes et le délire du faste ; désordre qui s’étend jusqu’aux Ouvriers de toute espèce, toujours incertains de leurs salaires, assujettis aux fantaisies, toujours chancelants sur la base mal-assise d’une bonne subsistance journalière et réglée, se sont faits un usage d’en rétrécir le fonds habituel, pour aller consommer en un moment l’excédent en débauches, au préjudice de leur famille, qui ne participe qu’à la parcimonie de l’intérieur de la maison. Le prix naturel, rendu aux denrées, rendrait la vie à l’universalité des habitants ; on y consommerait au double dans l’ordre économique journalier, et la terre rendrait le double des productions ; cette régénération, qui serait aussitôt accompagnée d’un surcroît de population ou de consommateurs, aurait un effet bien plus présent sur toutes les autres parties du territoire, où l’on enlève tout, selon le régime actuel : là où l’on ne reverse rien, l’on n’y dépense rien. Les consommations seraient partout, et partout les productions, dont la surabondance enlevée par les Étrangers couvrirait tous les coteaux du Royaume de vignobles presqu’aussi rapportants que ceux de Saint-Cloud. Ce sera quand il plaira aux hommes, car il plaît à Dieu : pour moi, je ne fixe mes regards sur ces vérités que comme le Sage, qui contemple les astres, et qui s’écrie : Cæli enarrant glorian Dei ! la lumière divine me pénètre d’admiration et de respect !

Ce pas de proscription, fait sur les consommations du premier ordre, s’étendit bientôt sur toutes les autres, et produisit sur chaque partie le même effet. La cupidité, plus ennemie encore de ses propres foyers que de ceux des Étrangers, présenta des appas à tout ce qui put l’appuyer dans ses ravages. Elle trouva moyen de surprendre toutes les parties conservatrices de la Société, pour parvenir à la destruction de sa base, à l’étranglement du territoire. On permit aux Villes de charger à leurs portes la consommation, pourvu que le fisc en fût dédommagé. On afferma les farines, les boucheries, les beurres et les œufs. On voulait, disait-on, des Matelots, et l’on taxait à des droits énormes le poisson, sans songer que personne ne trouvera que ce soit la peine de pêcher pour payer des droits effrayants, qui ne se compensent point avec les frais. On voulait des bestiaux pour les campagnes, mais on privilégia des Marchands pour monopoler sur la viande, pour la forcer à venir dans les Villes, où le monopole public la surchargerait au double ; et l’on assura que ce prix se rait payé par le consommateur, comme s’il ne pouvait pas plutôt diminuer son pot, que le Fermier se passer de vendre son mouton et son bœuf. On surchargea, on boucla, on étrangla tout, en un mot, et l’on fut surpris après de voir venir des ronces dans un jardin, dont les plantations ne dédommageaient pas des frais.

C’est par les mêmes règles générales que toutes les impositions indirectes, qui portent en ricochet sur le commerce, sur la consommation, sont prises sur la valeur vénale, qui, seule, excite la production, et établit les revenus. L’État peut recevoir l’imposition directement et suffisamment des mains des Propriétaires, et mesurer sa propre jouissance et ses effets sur l’état de ses richesses, & imperium & fiscus abundabit utens subjestis locupletibus ; au lieu que les impositions indirectes, perçues sur les produits avant qu’ils puissent former des revenus, ne peuvent parvenir au fisc que par des voies également préjudiciables au Souverain et aux Sujets : Nam cæteris in rebus cum venit calamitas, tum detrimentum accipitur. At in vectigalibus non solum adventus mali, sed etiam metus ipse affert calamitatem. Il n’y a enfin qu’une seule raison à savoir ; qui est que les impôts directs, ou établis immédiatement sur les revenus des biens-fonds, ne sont pas même des impôts, mais un vrai et pur revenu, qui n’a aucun besoin d’entremise entre le fisc et les Sujets, et qu’au contraire, les impositions indirectes sont, de leur nature, et par les frais énormes de leur perception, extrêmement onéreuses ; et dès lors il n’y a plus à balancer entre ces deux méthodes, puisque, comme dit Tacite, neque sine publicano exerceri potest vectigal, & ubi publicanus est, ibi aut jus publicum vanum, aut libertatem nullam.

Les impositions spoliatives sont une suite du même principe qui donna naissance aux impositions indirectes. Au défaut du partage des revenus des biens-fonds entre le Souverain et les Propriétaires, on eut recours aussi à l’imposition arbitraire établie sur les personnes, suivant l’estimation hasardée de leurs richesses mobiliaires. Afin de pourvoir aux frais du Gouvernement, à la défense de la Nation, on intéressa les Magistrats et l’ordre des défenseurs, à l’admission de cette méthode nouvelle, par des privilèges perfides ; et l’intérêt personnel aveuglant les principaux Propriétaires, personne ne sentit ou ne voulut sentir le nœud indissoluble, qui lie les petits à la fortune des grands, et plus encore les grands à celle des petits. Le fisc ainsi s’insinua partout où il put faire trouée ; et le Laboureur étant, de toutes les classes de Sujets, celle qui en imposait le moins au-dehors, qui, la plus occupée, avait le moins de temps et de moyens de réclamation, mais qui devait être sous la sauvegarde de la Nation et de l’État ; le Laboureur, dis-je, fut presque partout arbitrairement chargé, et reçut en sa personne le coup accablant qui s’étendit sur toutes les classes des citoyens.

La première explication du Tableau économique, imprimé dans l’Ami des Hommes, renferme un tableau frappant, autant qu’impossible à débattre ni à réfuter, de la rapidité du désastre provenant des impositions spoliatives qui portent sur la charrue. En rapportant ce Tableau à ce que j’ai dit ci-dessus de l’énorme différence qu’apporte dans la circulation le plus ou le moins de produit résultant de la dépense des avances primitives et des avances annuelles appliquées à une bonne ou à une médiocre culture ; presque tout ce qui peut être dit sur cet objet, se présentera incontinent à l’esprit, et il serait inutile de le répéter ici. Mais, pour présenter sous toutes les faces un objet si important qu’il entraîne tous les autres, j’ai cru devoir montrer, par quelques états de dégradation simple et résultante des principes et des calculs les plus décisifs, ce que c’est que les conséquences du moindre coup porté à faux en ce genre. On jugera après de la multitude de connaissances et de rapports que devrait avoir dans la tête un homme assez hardi pour se prescrire ses propres voies, et s’écarter de celles de la Nature en matière d’impôts. Hélas ! le résultat de ces combinaisons serait, comme il l’est ici, de se conformer à l’ordre naturel, de se décharger sur la nature des choses d’une multitude de soins ruineux, et de lui permettre d’enrichir le Souverain et les Sujets.

CALCUL simple de dégradation progressive, provenant de la marche naturelle de la spoliation dans le cours d’un bail de neuf années.

Première année, 100 livres, enlevées à un ou plusieurs Cultivateurs sur les avances de la culture, éteignent en outre 100 livres de reproduction, ci. 100 l.
Perte 200 liv. à ajouter à 100 liv. qui se payent de même l’année suivante, et ainsi des autres consécutivement.  
Seconde année, 300 liv. ôtées éteignent une reprod. de 300 l.
Perte 600 livres.  
Troisième année, 700 liv. ôtées éteignent une reprod. de 700 l.
Perte 1 400 livres.  
Quatrième année, 1 500 liv. éteignent 1 500 l.
Perte 3 000 livres.  
Cinquième année, 3 100 liv. éteignent 3 100 l.
Perte 6 200 livres.  
Sixième année, 6 300 liv. éteignent 6 300 l.
Perte 12 600 livres.  
Septième année, 12 700 liv. éteignent 12 700 l.
Perte 25 400 livres.  
Huitième année 25 500 liv. éteignent 25 500 l.
Perte 51 000 livres.  
Neuvième année, 51 100 liv. éteignent 51 100 l.
Perte 102 200 liv. qui n’ont produit au fisc que 900 l.

Ce que la spoliation des richesses de la Culture éteint de revenu en 9 ans ; selon les différents taux d’impositions prises sur les avances.

5 liv. en 9 ans éteignent 5 100 l. qui, en ces 9 ans, ne produisent au fisc que 45 l.
10 liv. éteignent 10 200   90
15 liv. éteignent 15 330   135
20 liv. éteignent 20 440   180
25 liv. éteignent 25 550   225
30 liv. éteignent 30 660   270
35 liv. éteignent 35 770   315
40 liv. éteignent 40 880   360
45 liv. éteignent 45 990   405
50 liv. éteignent 51 100   450
55 liv. éteignent 56 210   495
60 liv. éteignent 61 320   540
65 liv. éteignent 66 330   585
70 liv. éteignent 71 540   630
75 liv. éteignent 76 650   675
80 liv. éteignent 81 760   720
85 liv. éteignent 86 870   765
90 liv. éteignent 91 980   810
95 liv. éteignent 97 090   855
100 liv. éteignent 102 200   900

Lisez, relisez, revenez sur ces principes, parcourez jusqu’à la démonstration, et voyez si nous exagérons. Mais, dira-t-on, s’il en était ainsi, il ne resterait bientôt plus rien sur la terre. À peine un grand État, conduit selon les principes de ce que vous appelez la fausse science, durerait-il deux baux de 9 ans. Oui, sans doute, j’en conviendrais avec vous, si les progrès rapides de la marche de cette spoliation s’étendaient en même temps sur tous les Cultivateurs, et s’ils n’étaient point arrêtés par la faillite même de ceux qui périssent avant le terme de leurs baux, par la progression rapide de l’anéantissement de leurs avances. Remarquez que cette spoliation est fixée ici à la durée ordinaire des baux des terres, et les Fermiers s’arrangent avec les Propriétaires sur l’état actuel de l’imposition, et alors c’est le Propriétaire qui supporte le surpoids survenu dans le courant du bail précédent. Si la spoliation s’établit derechef sur le nouveau Fermier, la continuité de la marche proportionnelle de ses progrès précédents est interrompue ; il faut qu’elle recommence par le premier échelon pour ruiner encore ce dernier dans le cours de son bail ; autrement les 102 200 liv. de déprédation, causée en 9 années, par une augmentation de taille de 100 liv. deviendraient en effet bientôt des millions et des milliards par la continuation de la même marche de progrès de spoliation. D’ailleurs, la spoliation n’exerce ses funestes effets que sur les Cultivateurs réduits à payer, aux dépens de leurs avances, le surcroît imprévu d’imposition qui leur arrive pendant leur bail. Car s’ils peuvent, en vendant leur lit, ou d’autres meubles de commodité, parvenir au paiement des 900 livres, en neuf ans ils se préservent de la spoliation de 102 200 liv. Supposons donc, pour distinguer tous ces cas, supposons, dis-je, une addition de 2 000 liv. imposée arbitrairement ou répartie, comme on le dit, au marc la livre sur des Fermiers engagés à payer la taille et autres impositions déjà établies sur les terres qu’ils ont affermées ; cette surcharge rapportera au fisc 18 000 livres en 9 années. Supposons encore que de ces 2 000 livres de surcharge il n’y en ait qu’un dixième ou 200 liv. qui tombent par augmentation annuelle sur des Fermiers, qui ne peuvent éviter que ce surcroît d’impôt ne se prenne sur les avances de leur culture. Ces 200 livres éteindront donc, en 9 années, 102 000 livres de richesses d’exploitation, et 102 000 livres de revenu annuel, dont les deux septièmes ou 30 000 livres faisaient partie du revenu annuel du Souverain. Ainsi, quand je se rois même dans l’horrible prévention que la régie du fisc doit être peu sensible à l’extinction du revenu des Propriétaires, à la ruine des Fermiers, et au dépérissement rapide de la population, c’est-à-dire, à l’anéantissement de la subsistance que les dépenses et les produits de la culture fournissent aux hommes ; je trouverais toujours dans ce petit échantillon des désordres de la spoliation, que 18 000 liv. aussi imprudemment enlevées en 9 années pour le Souverain, lui détruisent 30 000 liv. de son revenu annuel. Que ceux à qui les intérêts du Souverain sont confiés, calculent donc bien pour le Souverain même, ils calculeront bien aussi pour les Sujets. Car tout ce qui est réellement avantageux au Souverain, est avantageux aussi aux Sujets ; et l’on ne peut ruiner les Sujets sous les apparences d’un profit pour le Souverain, qu’on ne ruine réellement aussi le Souverain. Ce sont des intérêts si essentiellement et si inséparablement réunis par l’ordre immuable des lois divines, que leur conservation dépend nécessairement et démonstrativement de la conservation réciproque des uns et des autres.

Peut-on, en effet, ignorer des vérités si manifestes et si importantes ? Si vous n’apercevez pas la décadence des États livrés à ce régime de spoliation, ne serait-ce pas la faute de vos yeux, plutôt que celle de l’objet ? Mais pour en être frappés, parcourez les terres abandonnées et en non valeur. Vos vues seraient-elles si étroites et si resserrées, qu’un motif de 15, de 20 ou de 25 millions vous paraîtrait un objet digne de toute votre attention, tandis que les Administrateurs d’un grand État ne devraient compter que par centaines de millions et par milliards. Mais saisissez, s’il se peut, la véritable mesure des objets, et comparez. Pour ne pas vous effrayer par les distances, voyons d’abord le temps de nos pères, vous verrez ensemble 400 mille hommes de troupes réglées, mises à la fois en mouvement, et leurs subsistances tellement assurées, qu’il était impossible de prévoir où leur effort devait porter ; près de 200 navires de guerre de tous les rangs agissants en tous lieux et à la fois, et rétablis en un hiver quand ils reçurent quelqu’échec considérable ; ces forces en imposer partout en même temps ; Abraham du Quesne couler à fond les Corsaires de Tripoly sous le canon de Scio, forteresse du Grand Seigneur, et faisant tirer sur elle parce qu’elle osa tirer sur lui ; l’Ambassadeur demander et obtenir que l’Amiral de Sa Hautesse viendrait à bord du Vaisseau d’un simple Capitaine, lui demander pardon de quelques insultes faites par ses soldats à des gens de son équipage. Et dans le même temps où un Prince magnanime, mais père de fils qui ne le sont pas moins, faisait partout respester au loin sa Nation, voyez les Palais immenses sortir, pour ainsi dire, de dessous terre, les forteresses se multiplier ; une Cour bannie, royalement entretenue à ses dépenses ; partout les Cabinets ouverts, les Académies fondées, les Arts excités, que sais-je ! Mais, dira-t-on, tout cela ne s’est pu faire qu’en ruinant l’État. Et ce que vous faites aujourd’hui le faites-vous sur vos revenus ? Tout ce que j’ai voulu induire de là, c’est que si vous ne trouvez pas sous vos pas s’application démontrée de nos calculs de dégradation, c’est que vous n’y voulez pas regarder. Les mêmes calculs et la même attention eussent été fort utiles et fort nécessaires à ce même Prince, si grand et si fastueux, et qui aurait constamment pu être plus opulent et plus puissant, jouir d’un revenu supérieur à ses dépenses, si ses Questeurs ne se fussent pas fourvoyés et écartés de l’ordre naturel des impositions, et de l’administration régulière ; et il eût compris alors, que si l’explosion passagère de ses forces avait quelque chose de plus magnifique et de plus frappant, c’était un malheur pour lui, que l’ivresse de son temps, et la marche destructive de l’administration de ses revenus, l’aient induit à se faire une illusion fatale à lui-même et aux autres. Il n’en résulte pas moins cependant que nos calculs sont vrais, qu’ils partent d’après es principes naturels, et qu’ils ne sont que le résultat et le point d’appui de conséquences infaillibles.

Les Laboureurs, sans approfondir ces principes par les calculs, en sont si effrayés, qu’ils regardent la moindre augmentation qui leur survient, dans le courant de leurs baux, comme le germe de leur ruine. On ne doit donc pas être étonné de ce qu’ils préfèrent une médiocre exploitation de culture, à une meilleure qu’ils pourraient exécuter ; parce que s’ils paraissaient prospérer, ils s’attireraient le fléau de l’arbitraire, qui les rejetterait bientôt au-dessous de leur premier état, et qui les anéantirait enfin.

Mais, ajoute-t-on, il s’enfuit de votre hypothèse, que si vous donnez tous les ans 100 livres à un Laboureur, et qu’il emploie cet argent à sa culture, il aura dans 9 ans 102 200 liv. Oui, sans doute, en supposant, 1°. les conditions ci-dessus demandées pour que la production ait son libre cours, 2°. Qu’il remettra toujours en accroissement d’entreprise le produit de cette gratification, de manière que le tout fasse le fer à cheval. Pour vous en convaincre, donnez tout à l’heure un grain de blé à ce Laboureur, et qu’il ait le soin de semer, chaque année, ce qu’il en proviendra, sans en rien distraire absolument ni pour sa subsistance, ni pour ses frais, ce qui est conforme à l’ordre des progrès dont il s’agit ici, mais en un sens opposé, dans la spoliation ; et venez au bout de neuf ans compter, si vous le pouvez, les grains de blé qui seront provenus de celui-là seul. Mais pourquoi penserai-je que vous répugnez à vous rendre à l’évidence ; serai-je assez coupable pour soupçonner qui que ce soit de mauvaise intention, et de s’élever contre les vérités les plus respectables et les plus importantes au genre humain ? Car ce n’est ni pour contrarier, ni pour faire preuve de génie, ni pour annoncer le talent des découvertes, que nous approfondissons cette importante matière, c’est uniquement pour le bien général de l’humanité ; et c’est avec les mêmes intentions les plus fraternelles, qu’un tel examen doit être fait. Si nous errons dans nos principes, qu’on m’en oppose de meilleurs et de plus sûrs, et je regarderai l’Auteur d’une telle découverte comme le père des humains.

Ce ne sont pas seulement les impositions prises sur le Laboureur, et dont il est forcé de prendre le montant sur ses avances, qu’on peut appeler spoliatives. Toute l’imposition, je ne dis pas arbitraire, mais prise seulement hors de son assiette naturelle, produit par le reflet indispensable, une dégradation constante et graduelle sur la masse des revenus, et devient par-là même une imposition spoliative. Pour se convaincre de cette vérité, il faut replacer ici un tableau abrégé de l’effet de ces fortes d’impositions, conformément aux règles incontestables du grand Tableau, et l’on y verra clairement l’effet d’une imposition la plus simple, établie à côté de son point d’appui naturel, d’une capitation ou taille personnelle, par exemple, qu’on supposera nécessaire pour satisfaire aux besoins de l’État, et qui se lèvera sans frais et sans abus.

DE LA DÉGRADATION causée par l’imposition établie sur les Agents de la classe productive et de la classe stérile, sous prétexte de soulager les biens fonds dans la répartition d’un augmentation d’impôt.

On suppose 50 millions d’impôt personnel, levés sur les Agents de ces deux classes actives ; savoir, 25 millions d’un côté et 25 millions de l’autre. Cette distribution n’est qu’hypothétique, parce que l’imposition personnelle ne peut être elle-même qu’arbitraire et désordonnée, puisque la personne imposée n’est pas elle-même la richesse qui peut payer l’impôt, et que la richesse d’un particulier, qui ne consiste pas en biens fonds, ne peut s’évaluer que par une estimation arbitraire, sans distinction de la richesse effective et des dettes passives de la personne contribuable. Ce n’est pas non plus par le gain ou la rétribution due au travail, que l’on pourrait en juger ; car ce que l’on prendrait sur la rétribution serait repris sur ceux qui payent cette rétribution, qui ne peut souffrir de retranchement qu’au préjudice de l’ordre naturel de la société, et qu’au dépérissement des richesses de la Nation ; puisque le mercenaire, privé d’une partie de sa rétribution, serait forcé ou à s’expatrier, ou à épargner sur sa subsistance.

Dans le premier cas, la concurrence des Ouvriers diminuerait, la rétribution augmenterait, et l’imposition se rait payée par ceux-mêmes qui payent cette rétribution. Ce ne serait donc pas la personne imposée qui payerait l’impôt, ce serait le revenu ou les avances des Agents des deux classes, qui le payeraient au préjudice de ces avances mêmes ; ce qui retomberait alors en déchet sur la reproduction et sur le revenu, et causerait un double dépérissement dans les richesses de la Nation.

Dans le second cas, c’est-à-dire, dans le cas de l’épargne sur la subsistance des Ouvriers, les effets en seraient encore plus nuisibles. Car il y a entre le revenu, la rétribution, la dépense et la production, un ordre physique de régénération, que les hommes ne peuvent changer sans causer un changement dans la correspondance réciproque et essentielle de toutes ces parties qui se régénèrent les unes par les autres, et qui constituent la masse et la perpétuité des richesses d’une Nation agricole. Je dis d’une Nation agricole ; parce qu’il n’en est pas de même d’une Nation purement marchande, qui ne consiste que dans une seule classe, dans une classe stérile qui subsiste par la rétribution qui lui est payée par les autres Nations : celle-ci peut épargner à profit sur les dépenses ; parce qu’elle n’a point de classe productive, et que son épargne ne peut être préjudiciable qu’aux Nations agricoles, qui profiteraient de sa dépense. Mais dans un Empire composé de classes qui subsistent et prospèrent par la dépense des unes et des autres, l’épargne sur la subsistance causerait nécessairement une diminution de consommation, par conséquent un dépérissement de reproduction, d’où s’ensuivrait nécessairement aussi une diminution de revenu, qui est toute au préjudice des Propriétaires et du Souverain.

Vous direz peut-être que les denrées, qui ne seraient pas consommées dans le pays, à cause de l’épargne à laquelle on se restreindrait pour payer l’impôt, peuvent être achetées par l’Étranger, ce qui assurerait le débit de ces denrées à la décharge du cultivateur. Les ventes à l’Étranger font à la vérité une ressource pour le superflu d’une Nation, mais seulement pour le superflu qui est transportable, et non pour celui des autres denrées qui ne peuvent être consommées que dans le Pays. D’ailleurs le commerce étranger exige des frais de transport et de profit pour les Commerçants ; or ces frais retombent sur le prix de la Première main : d’où s’ensuit que le cultivateur ne serait pas dédommagé, par cette ressource forcée, de la dégradation que cause l’impôt dont il s’agit. Il faut donc se rappeler que dans les Nations agricoles, épargne n’est pas richesse, mais, au contraire, une extinction de richesse.

On pourrait penser que les progrès de cette extinction de revenu seraient arrêtés par la dépense même de la somme de l’espèce d’impôt dont il s’agit ici, qui en rentrant dans la circulation, reviendrait aux Ouvriers, et leur restituerait la portion de rétribution qui leur est enlevée. Mais ces 50 millions, que l’impôt leur enlève, ils les ont achetés ou payés par la vente de leurs ouvrages ou de leur travail, qui est inséparable des dépenses de leur subsistance. Car c’est la même chose que si on exigeait leurs ouvrages ou leur travail, sans les payer. Ce qu’on pourrait leur acheter d’ailleurs ne répare point la perte de ce qu’on leur a ôté. Il n’en est pas de ces 50 millions, qui privent les hommes du produit de leur travail ou de leurs ouvrages, comme de 50 millions qui se raient pris sur le revenu que la nature donne gratis, qui ne seraient eux-mêmes qu’une partie du revenu, et qui se distribueraient dans la Nation dans le même ordre que le revenu, de sorte que cette distribution a toujours les mêmes effets pour la Nation et pour lạ reproduction, par quelques Propriétaires qu’il soit distribué, soit le Souverain, soit le possesseur de la terre, soit le Décimateur. Mais les 50 millions ôtés aux agents des classes actives, ne peuvent leur revenir par la circulation, qu’il ne les rachètent ; car on ne les leur rendra pas pour rien. Ainsi ils ne peuvent retrouver, par l’argent de l’impôt qui leur revient, ce que l’impôt leur a ôté ; cette partie reste en pure perte pour eux ; il faut donc le retrancher de l’ordre de la circulation, qui a pour objet la compensation dans les ventes et dans les achats. Car il est visible que si on enlève à un Cordonnier l’argent d’une paire de souliers, on ne lui répare pas cette perte en lui achetant, avec cet argent, une autre paire de souliers.

Mais, dira-t-on, ne peut-on pas imputer les mêmes effets à toute espèce d’impôt, et conclure de là que tout impôt est destructif ? Non, sans doute, car il ne faut pas oublier qu’il y a bien de la différence à cet égard entre l’impôt pris immédiatement sur le revenu, et l’impôt établi sur les agents des classes actives. Le premier est, comme nous venons de le dire, une portion même du revenu qui se distribue, par la dépense du fisc, comme le revenu des autres propriétaires, selon l’ordre économique, pour la jouissance ou la dépense des hommes de toutes les autres classes, et pour faire renaître le revenu par cette dépense, comme il est démontré par l’ordre même de la distribution, représentée dans le Tableau : au lieu que l’impôt établi sur les agents mêmes des classes actives, intercepte cette distribution et cette jouissance, qui perpétuent le revenu et les avances de l’exploitation, qui les font renaître.

Les effets de cette sorte d’imposition m’ont engagé dans une discussion un peu détaillée et rigoureuse, parce qu’ils sont communs à tous les genres d’impositions indirectes, à la différence que celle dont il s’agit actuellement est la plus simple, la plus claire dans son produit, et moins dispendieuse dans sa perception ; et qu’étant cependant fort onéreuses aux Propriétaires et à la Nation, on peut par là juger de la déprédation que causent celles qui sont plus confuses, plus ignorées dans leur produit, plus dispendieuses dans la recette, et plus dommageables dans régie et dans l’exécution, et encore dans le repompement de l’impôt même qu’elles rendent ; ou qu’elles paraissent rendre au Souverain.

TABLEAU de la dégradation que cause l’Impôt indirect.

(ICI SE PLACE UN TABLEAU)

Reste pour le revenu 1 900 au lieu de 2 000 ; ainsi la diminution sur le produit net, est 100, parce que l’impôt de 50 millions retombe en entier sur la classe productive, et diminue ses avances annuelles de 50 millions, lesquelles rendent 50 millions de moins de produit net.

Voici donc comme il faut envisager la marche des effets de cet impôt dans un pays où il n’y a pas d’augmentation dans le prix des productions de la culture, qui répare le dépérissement des 50 millions sur les avances annuelles de la classe productive, par lequel 50 millions de revenu sont anéantis : voici, dis-je, le changement qu’un tel impôt cause dans l’ordre des dépenses et de la reproduction.

TABLEAU des résultats de la dégradation que cause l’Impôt indirect.

  
(ICI SE PLACE UN TABLEAU)

Reste pour le revenu 1 950, l’impôt payé aux dépens du Cultivateur.

Manque encore 50 sur le revenu, qui, avec la perte de 50 sur les reprises, forment ensemble un déchet de 100, que supporte d’abord le Cultivateur dans le cours de son bail.

MASSE des richesses comprises dans le Tableau.

Reproduction 4 950  
Argent du revenu 1 950  
Argent de l’impôt 50  
Avances stériles 1 000  
TOTAL 7 950 au lieu de 8 000
    Déficit 50
    Et 50 enlevés par l’impôt
    TOTAL 100 que coûte un impôt indirect de 50.

Si le Fermier, dont la perte est de primabord de 100, est obligé, par son bail, de continuer de payer, comme ci-devant, 2 00 de fermage, sa perte sera, la seconde année, de 200, ses avances seront réduites à 1 800 livres, et ses intérêts à 900 livres. La diminution du produit net, qui doit payer le fermage, suivra d’année en année le progrès de cette dégradation : ainsi ce genre d’imposition insidieuse, peut insensiblement causer, en peu d’années, un grand dépérissement dans la culture d’une Nation.

Les effets destructifs de ce genre d’impôt sont causés par le retranchement de la somme égale à la totalité de l’impôt, qui se fait en entier sur les avances annuelles de la classe productive. Ainsi, dans le cas présent, où l’impôt est de 50 millions, les avances annuelles de la classe productive souffrent un retranchement de 50 millions qui anéantit 50 millions de revenu. Les avances de la classe productive, qui étaient de deux milliards, se trouvent réduits à 1 950 millions, et le revenu qui était pareillement de deux milliards, se trouve donc réduit aussi à 1 950 millions : ainsi la soustraction totale, tant en impôt qu’en dépérissement, est de 100 millions. Si on déplaçait un tel impôt de 50 millions, et qu’on l’établît directement sur le revenu, les avances annuelles de la classe productive ne souffriraient point de retranchement, elles se trouveraient rétablies à deux milliards, et produiraient constamment deux milliards de revenu, qui fourniraient les 50 millions d’impôt dont on vient de parler. Ce revenu de deux milliards, y compris l’impôt, rentrerait dans la circulation, en se partageant également à la classe productive et à la classe stérile : ainsi il ne se trouverait aucune diminution dans les recettes de ces classes, aucune diminution dans la reproduction annuelle totale ; le revenu qui serait de deux milliards étant chargé directement des 50 millions d’impôt dont il s’agit, il resterait, cet impôt étant payé, 1 950 millions ; au lieu que dans l’autre forme d’imposition, il ne reste de même que 1 950 millions de revenu : mais il y a de plus une perte de 50 millions sur les reprises des Fermiers. Ces deux sommes forment ensemble 100 millions dont 50 sont enlevés par l’impôt, qui les retranche des avances productives, ce qui les réduit à 1 950 millions, qui ne reproduisent plus que 1 950 millions de revenu : ainsi il y a 50 millions d’anéantis. Alors les Propriétaires du revenu sont forcés d’indemniser chaque année cette classe, de la totalité de l’impôt qu’elle avance, et des 50 millions de produit que cet impôt anéantit : autrement le même impôt, renouvelé chaque année, causerait une perte progressive sur les avances productives et sur le revenu. Ainsi le dépérissement de la classe productive, et du revenu, accroîtrait de plus en plus dans le même ordre que le dépérissement que cause la spoliation dont nous avons parlé ci-devant : ce qui n’arrive pas, parce que le Fermier, qui se règle sur l’augmentation de ses frais, provenants du renchérissement des ouvrages de main-d’œuvre et des salaires, causé par l’impôt dont il s’agit, ne s’engage, s’il ne survient pas d’augmentation dans le prix de ses productions, à payer au propriétaire que 1 900 livres de fermage au lieu de 2 000 livres.

Les Cultivateurs très experts dans la connaissance des dépenses et des produits de la culture, se décident facilement dans les différents cas sur le prix du fermage qu’ils peuvent payer aux Propriétaires pendant le temps fixé par leurs baux : Or dans le cas dont il s’agit, ils évitent, s’ils le peuvent tout d’abord, la dégradation dont on vient de parler, en formant avec les Propriétaires un arrangement conforme aux calculs du

TABLEAU de l’indemnité supportée par les Propriétaires, pour arrêter le progrès de la dégradation de l’Impôt indirect.

(ICI SE PLACE UN TABLEAU)

Reste pour le revenu 1 900. L’impôt prélevé sur le revenu, il y a en outre 50 anéantis.

MASSE des richesses comprises dans le Tableau.

Reproduction totale 4 950
Argent de l’impôt 50
Argent du revenu 1 900
Avances de la classe stérile 987
TOTAL 7 887 au lieu de 8 000.

Reste en perte sur les avances de la classe stérile 12 et demi, qui, joints à 50 de perte sur le revenu, au-delà de 50 de l’impôt, font ensemble une perte de 62 et demi, qu’il n’y aurait pas, si l’impôt était établi immédiatement sur le revenu.

On ne retrouve plus ici que 1 950 millions d’argent, au lieu de deux milliards. Les 50 millions d’argent qui manquent, ne sont pas anéantis ; car l’argent ne se détruit pas, mais il s’expatrie. Dans les dépenses des marchandises ou denrées, que l’on achète de l’Étranger, il supplée insensiblement au déchet du revenu, qui exigerait une diminution de dépense à laquelle une Nation ne se réduit pas exactement.

TABLEAU de l’abolition de la dégradation causée par l’impôt indirect, en changeant cet impôt en impôt direct.

(ICI SE PLACE UN TABLEAU)

MASSE des richesses renfermées dans le Tableau.

Reproduction totale 5 000
Argent du revenu des propriétaires 1 950
Argent de l’impôt 50
Avances de la classe stérile 1 000
TOTAL 8 000. Ainsi point de déprédation.

L’imposition indirecte n’est pas moins désavantageuse au Souverain qu’à la Nation, puisqu’il est le grand Propriétaire du territoire du Royaume, et qu’il en partage les revenus avec les possesseurs des terres ; or ce qui anéantit les richesses d’exploitation, et éteint la reproduction, détruit son revenu. Le rétablissement de l’ordre dérangé par l’impôt indirect, ne peut donc se faire que par l’indemnité entière de toute la perte que cet impôt cause aux Cultivateurs, laquelle doit retomber sur les Propriétaires du revenu et sur le Souverain lui-même à raison de la part du revenu qui lui appartient, qui s’accroît, et qui lui est assurée directement par les succès de l’Agriculture, soutenue et fortifiée par la conservation et par l’accroissement des richesses d’exploitation. Car le premier effet de l’impôt indirect est la destruction de ces richesses et l’extinction de la reproduction annuelle ; et cette perte est supportée entièrement et sans retour par les Fermiers des terres, en attendant le terme du renouvellement des baux, où l’arrangement de l’indemnité des Fermiers pour l’avenir se fait aux dépens du revenu des propriétaires. Mais avant que cet arrangement arrive, les avances des Fermiers dépérissent, et l’arrangement se fait alors sans réparation du passé, mais conformément à l’état du dépérissement actuel.

Le dépérissement des richesses d’exploitation peut, à la vérité, se réparer, avec le tems, dans un Royaume où la faveur du commerce extérieur des productions du crû, les avances de la culture peuvent, comme, en Angleterre, rendre plus que 100% de produit net : car, comme on l’a vu ci-devant dans les remarques sur le Tableau de 150%, le revenu fournit alors à un excédent de dépense qui peut prévenir, jusqu’à un certain degré, le dépérissement des avances de la culture et le déchet de la reproduction, qui pourraient être causées par un impôt indirect. Je dis, jusqu’à un certain degré, car l’augmentation du prix des productions qui peuvent indemniser le Cultivateur dans le courant de son bail, évite la dégradation de la reproduction ; mais au renouvellement du bail, cette augmentation qui devrait accroître le revenu, entrera toujours en compensation avec l’augmentation des frais qu’a causé l’impôt ; ainsi le propriétaire sera toujours privé, par cet impôt même, du bénéfice de l’augmentation du prix des denrées qui devrait accroître son revenu ; et rigoureusement parlant, il arrive toujours qu’un tel impôt, si mesuré qu’il soit, retombe au double sur les Propriétaires ; et le Souverain a beaucoup moins de revenu que les du produit net qu’il retirerait pour sa part, si l’impôt était établi directement sur le revenu des biens fonds richement cultivés.

On objectera peut-être que, dans le calcul du Tableau, on charge la classe productive et la classe stérile de tout l’impôt indirect ; or la classe propriétaire, c’est-à-dire, le revenu du possesseur du bien fonds, l’impôt levé sur le bien fonds et la dîme, en payent leur part à raison de la dépense qu’ils font, et à raison de la capitation ou taxe personnelle qui est imposée ; et ce qu’ils payent est égal au moins au tiers de cette imposition indirecte, il n’y en a donc que deux tiers qui soient levés réellement sur la classe productive et sur la classe stérile. Ainsi le calcul, qui, fait porter le tout sur ces deux dernières classes, ne doit pas être exact. Il faudrait donc prendre tout d’abord sur la masse du revenu total des biens fonds, la portion qui est payée immédiatement par la classe propriétaire. Il est vrai que les portions de ce revenu qui, dans le Tableau, passent, sans aucune soustraction, à la classe productive et à la classe stérile, se raient diminuées à raison du retranchement de ce qui est payé immédiatement par la classe propriétaire ; qu’ainsi ce retranchement exclurait environ un tiers du dédommagement ou de l’indemnité qui doit revenir à la classe productive et à la classe stérile. Il faut donc faire attention que l’imposition indirecte, qui est payée par la classe productive et la classe stérile, cause dans ces classes un dommage qui, comme on l’a prouvé, retombe au double sur le revenu ; au lieu que la portion de cette sorte d’imposition, qui est payée immédiatement par les Propriétaires mêmes du revenu, n’est retranchée qu’aux Propriétaires tout simplement, sans entraîner d’ailleurs aucune indemnité envers les autres classes : l’effet de cette indemnité, retirée par les classes productive et stérile, ne s’étend donc qu’aux portions de cette sorte d’imposition payées par ces classes mêmes. Il n’y a donc que ces dernières portions qui retombent au double sur les propriétaires. Le calcul du Tableau exagèrerait donc ici de 10 ou 12 millions le double effet de surcharge que cause l’imposition indirecte établie sur une Nation où cette imposition diminue les richesses d’exploitation, et éteint le revenu. Ne doit-on pas conclure de là que si on veut conserver la forme du calcul suivie dans le Tableau, comme la plus simple et la plus commode, il faudrait au moins avertir de retrancher sur le résultat des 50 millions d’anéantissement de revenu, retrancher, dis-je, les 10 ou 12 millions qui excédent, comme on vient de le voir, et réduire cette déprédation environ à 40 millions.

Cette correction semblerait en effet nécessaire pour l’exactitude du calcul ; mais on a envisagé une autre perte que cette même sorte d’imposition fait retomber sur le revenu du Souverain par le dépérissement qui arrive au revenu total des biens fonds. Le Souverain est un des Propriétaires de ce revenu. Or supposons qu’il doive en retirer les , et que le revenu total soit déchu en pure perte d’environ 38 millions ; le Souverain perdra 11 millions pour sa part des  du dépérissement du revenu total : perte qu’il éviterait, si l’imposition dont il s’agit était établie immédiatement sur le revenu des biens fonds, pour compléter les  qu’il en retirerait pour sa part. Ces 11 millions, joints à l’anéantissement des 38 millions sur le revenu des biens fonds, forment un dommage d’environ 50 millions ; ainsi le calcul du Tableau n’exagère point la perte réelle que cause l’imposition indirecte dans une Nation, où cette même imposition cause un dépérissement inévitable sur les richesses d’exploitation et sur le revenu.

Supposons encore ici une imposition indirecte plus étendue, plus dispendieuse et plus confuse, qui lèverait sur le commerce des denrées ou marchandises 300 millions, qui par conséquent seraient imposés entièrement sur la classe productive et sur la classe stérile, et dont un tiers serait payé au Souverain (soit dit d’après les calculs de M. de Sully) et les deux autres tiers absorbés par la régie et les frais de perception, etc. On peut voir quels en seraient les effets.

(ICI SE PLACE UN TABLEAU)

Ceux qui ont besoin d’être instruits des résultats de ce calcul peuvent l’achever conformément aux calculs précédents. Évitons ces détails.

Il y a, de plus, des dommages que l’on ne peut calculer : nous n’avons pas pris, dans toute son étendue, l’exemple que nous fournit M. de Sully, qui trouva l’imposition quintuple de l’impôt qui revenait au Roi : et on ne voit pas que l’on eût, dans ce temps-là, des doutes sur les calculs du Surintendant des Finances.

On voit, par toutes ces démonstrations générales et par tous les calculs particuliers, sur les impositions indirectes, que la Providence ne permet pas que l’on enlève impunément aucune portion de la rétribution due au travail, ou, ce qui revient au même, que l’on impose sur les consommations des hommes, ni sur les dépenses d’exploitation de l’Agriculture, de l’industrie et du commerce ; et que ce n’est que le produit net que la terre accorde gratuitement aux travaux des hommes, qui doit satisfaire aux charges publiques : c’est cet ordre immuable que nous devons sans cesse consulter ; c’est la Sagesse suprême qui éclairé le genre humain ; c’est la loi divine que nous devons observer et adorer, qui nous prescrit ces règles, d’où dépendent le sort des Empires, la sagesse et la gloire des Souverains et le bonheur des Peuples. Personne ne doit payer l’impôt ; l’idée de la contribution générale, établie sur les hommes, n’est que l’erreur d’une cupidité déréglée des Propriétaires qui se trompent eux-mêmes. L’homme n’a point en lui le germe des richesses ; dénué de tout par sa nature, il ne trouve en lui que des besoins à satisfaire ; ce n’est donc pas sur lui-même qu’on peut lever l’impôt ; est-ce donc sur sa subsistance, sur son emploi, sur sa rétribution, qu’on établit une contribution ? Mais taxer le travail, c’est le renchérir, c’est restreindre le travail même, c’est prendre sur le fond des dépenses productives, c’est détruire.

L’imposition du tribut ne peut être établie que sur des richesses ostensibles, toujours renaissantes et commerçables. Elles fournissent les revenus du Souverain ; et il peut y trouver de plus des ressources assurées dans des besoins pressants de l’État. Le produit net des biens fonds se distribue à trois Propriétaires, à l’État, aux Possesseurs des terres, et aux Décimateurs. Il n’y a que la partie du possesseur du bien qui fait aliénable, et elle ne se vend qu’à raison du revenu qu’elle produit ; car c’est ce produit qui règle le prix de l’acquisition : la propriété du possesseur ne s’étend donc pas au-delà. Ce n’est donc pas lui qui paye les autres propriétaires qui ont part au bien, puisque leurs parts ne lui appartiennent pas, qu’il ne les a pas acquises, et qu’elles ne sont pas aliénables. Le possesseur du bien ne doit donc pas regarder l’impôt ordinaire comme une charge établie sur sa portion ; car ce n’est pas lui qui paye ce revenu, c’est la partie du bien qu’il n’a pas acquisse, et qui ne lui appartient pas, qui e paye à qui il est dû. Mais dans les cas de nécessité, tous les Propriétaires peuvent même contribuer, sans déprédation sur leurs portions de revenu, à la subvention passagère que les besoins pressants de l’État peuvent exiger. Ainsi dans les Nations agricoles, où l’Agriculture est opulente, il y a toujours pour l’Etat des ressources assurées dans les revenus des biens fonds, où elles ne causeront pas de dépérissement tant qu’elles ne seront levées que sur le produit net immédiatement, et non sur les personnes, ni sur les dépenses de la culture, d’où elles retomberaient au double, au triple, etc. sur les Propriétaires, et sur l’État.

Le luxe de décoration. Nous avons défini le luxe dans les Chapitres précédents, nous en déduirons les principaux effets dans le Chapitre des Rapports des Dépenses avec l’Industrie, où nous renvoyons ce détail, quoiqu’essentiel et inhérent à notre sujet actuel, mais seulement pour éviter la trop grande étendue de ce Chapitre déjà bien long. Tout notre plan, qui n’est point arbitraire, mais qui est au contraire dirigé et calqué sur le plan même de la nature, se rapporte dans toutes ses parties à l’objet primordial et général, l’Agriculture, que nous traitons actuellement ; de-là vient que des détails, qui lui sont essentiellement relatifs, se rencontrent à chaque pas dans les Chapitres mêmes, dont l’objet parait le plus distinct et séparé de celui-ci. Rien ne lui est étranger dans l’ordre politique et économique ; tout se rapporte là. Mais il faut parler à chacun sa langue ; il faut montrer à tous d’où ils dérivent, de qui ils dépendent, et où ils vont. C’est à cette idée, plus aisée à concevoir qu’à rendre, c’est à l’exécution de ce plan, plus facile à imaginer qu’à remplir, que tendent tous les développements distribués dans nos différents Chapitres. L’ensemble sera peut-être plus aisé à saisir par nos Lecteurs, qu’il ne nous le fut de le concevoir et de le départir en Sections, distributions et conséquences ; supposé toutefois qu’ils s’y trouvent arrêtés, je ne puis que leur donner mon secret. Aimer et saisir le fil des principes simples et naturels, s’y tenir invariablement dans la découverte et la route du dédale économique, qui n’est devenu tel que par la multitude de fausses routes, dont les esprits gauches et subtils l’ont découpé ; chercher partout le simple, suivre partout le vrai, lire dans le Livre même de la Nature, et non dans les contrefactions publiées par le préjugé, par l’ignorance, par la supercherie, par les coutumes abusives, par l’esprit mercantile, par les intérêts prédominants, par la politique des temps et des lieux, etc. lire, dis-je, dans le Code suprême de l’humanité, où tout est pré ordonné, où tout est certain, où tout est juste et profitable, où l’intérêt du Souverain est l’intérêt même des Sujets, où toute propriété particulière des biens est assurée, où cependant tous les biens sont communs, où il est décidé que les Propriétaires des biens fonds ne seront pas riches si les autres sont pauvres, et que conformément à cet ordre sublime, les hommes qui ne seront pas possesseurs de biens fonds, et qui ne seront pas inutiles et oisifs, ne seront pas pauvres. Voilà tout mon génie, voilà tout mon secret, et je l’offre à ceux d’entre mes frères qui voudront être enfants comme moi.

Quoi qu’il en soit, je pense avoir assez démontré ci-dessus que le luxe de décoration dirige les dépenses vers la recherche, vers le moindre emploi des matières premières, et conséquemment vers la moindre utilité des dépenses, lorsqu’au contraire l’effet utile des dépenses est de multiplier les consommations, d’échauffer la valeur vénale, et d’accroître la production. Le luxe de décoration est donc un désordre et un dérangement dans les dépenses, qui attaque l’Agriculture dans son centre et dans son foyer.

La surabondance de la population. Je n’ai, pour cet article, qu’à renvoyer au Chapitre précédent, où j’ai démontré, 1°. que la Population était toujours surabondante partout où les salaires manquaient, pour procurer à l’excédent de la population une subsistance forte et aisée. 2°. que sitôt que l’aisance était refusée au Peuple, il était forcé à épargner sur sa subsistance et à ne consommer que des denrées de médiocre ou de mauvaise qualité. 3°. Que sitôt que la consommation du grand nombre était ainsi déchue, toute la portion du territoire destinée à sa subsistance, était en non-valeur pour les revenus, pour les Propriétaires et pour l’État, ou, pour mieux dire, purement en friche, ou l’équivalent. 4°. Que par ce moyen les revenus déchus ne pouvant plus fournir aux Salaires, la misère ne faisait que croître dans ce cercle vicieux, les misérables devenir chaque jour plus inutiles et plus à charge ; et en conséquence, plus la population diminuait dans un État par la misère ; plus ce qu’il en restait formait encore une population surabondante et nuisible. Il résulte de ce cercle de conséquences, que tout le secret, pour accroître la population, est de la rendre utile ; qu’elle ne peut devenir utile que par le moyen de l’accroissement des revenus dont la distribution en salaires sur toutes les têtes laborieuses, met le Peuple dans l’aisance en état de consommer, d’aider de son contingent innombrable au haussement de la valeur vénale, et par la même, au surcroit de la production et à l’augmentation des revenus. C’est ainsi que la population ceste d’être surabondante, et que plus il y a de subsistance, plus il y a de Peuple, plus l’Agriculture fleurit, et l’État avec elle.

La diversion des richesses aux emplois stériles. Cet article semble être dépendant de l’avant-dernier, où j’ai noté les causes du dépérissement provenant du luxe de décoration. Mais ceci demande un plus grand détail, et renferme des objets importants, qui n’ont pas une liaison directe avec le luxe. Certainement les Manufactures du luxe, comparées avec celles des marchandises de premier et simple besoin, forment un déchet et une différence sur laquelle un vrai Citoyen ne peut que gémir. Il est impossible de ne pas sentir quel avantage ce serait pour le débit de nos laines et de nos cuirs dans l’intérieur, et par conséquent pour l’engrais de nos campagnes, pour nos moissons, pour nos revenus et pour l’État, si chaque paysan avait, comme en Angleterre, et en Allemagne, son habit de drap noir aux bons jours, son habit de grosse étoffe, et son surtout ; des souliers, des bottes, du bon linge ; ce que des millions de paires d’habits, réduits maintenant en guenilles par la misère, feraient travailler d’Ouvriers et de Fabricants, et donneraient de valeur vénale aux denrées. On gémit encore, quand on compare cela au profit fait sur des étoffes de foie, d’or et d’argent, dont la matière première n’estrien et vient de dehors, à des glaces et des porcelaines fragiles, dont le sable et la poussière font tout le fond. Mais les rentes, le commerce d’argent, l’usure, les trésors, etc. sont des objets de diversion de richesses aux emplois stériles, qui méritent la plus grande attention, comme directement destructifs de l’Agriculture, par leur propre essence, et comme aussi précipitant invinciblement une Nation vers l’usure, et le luxe de décoration.

Nous avons assez détaillé dans les précédents Chapitres, l’abus et l’injustice de l’usage des rentes, et le désordre qui en provient, tendant à miner chaque jour et subvertir enfin tout l’ordre des propriétés. Tout est dit en morale et en langue économique, en disant que les faux revenus, fondés sur les prêts en argent, ne sont qu’une contribution imposée sur la Nation ; que cet abus entretient l’oisiveté aux dépens du travail. Le commerce d’argent, considéré comme agio, en est une suite. L’usure et la thésaurisation ne seront jamais que les effets rares d’une passion vile, sourde, solitaire et qui n’a point de prochain, chez les Peuples où les rentes seront préférés. Car sitôt qu’il est permis par les Lois de devenir propriétaires à titres fructueux, et jamais onéreux, usufruitiers sans fonds productifs, sans cas fortuits, sans déchet et sans entretien, on ne connaîtra d’autres richesses que l’argent, objet funeste du dérèglement économique ; le commerce d’agio, l’usure, la thésaurisation, le fond perdu et tous autres renoncements aux pactes primitifs de la Société seront en vogue, et l’effet naturel du régime dominant et des affections humaines dévoyées par ce régime. Cependant le but et l’effet de toutes ces pratiques et manœuvres ennemies est d’engraisser l’ordre précaire aux dépens de l’ordre foncier, et d’établir les jouissances postiches et momentanées aux dépens du fonds ; quoique plus le fond est détérioré, moins il fournisse au retour des dépenses. En conséquence, le petit nombre de Rentiers, agioteurs, usuriers et avares, qui se sont emparés du restant des revenus clairs, se trouve en quelque sorte resserré par ses propres ravages dans la jouissance de leurs fruits. Le fond productif et alimentaire se refuse, ils se rejettent sur le fond stérile et de décoration ; et toute la Nation, livrée à la contagion du luxe, refuse le peu de dépense qui lui reste à faire, à sa destination naturelle, c’est-à-dire, à la consommation des produits, et l’emploie au contraire en singeries de décoration, et à parer de clinquant le squelette et les haillons de cette prospérité sycophante. C’est ainsi que la misère et les désordres politiques, résultants des emprunts publics et particuliers, nécessitent non seulement le détour des dépenses, mais encore leur égarement, et concourent également, par un déchet visiblement forcé, et par une erreur volontaire en apparence, à éteindre les revenus, et à bannir l’Agriculture. Mais un tel dérèglement n’arrive pas sans cause ; et cette cause est fort connue, puisqu’elle détermine les volontés. La propriété des biens-fonds et des richesses de l’exploitation de la culture n’est point assurée ; alors il n’est pas même permis aux hommes d’habiter les campagnes ; tous les biens y périssent. Peuvent-ils être l’objet de la fortune des Citoyens ? Ne voyez-vous pas, me dira-t-on, que tout ce dérèglement ne serait qu’un torrent qui suit une pente forcée ? Il faudrait donc qu’on levât les obstacles, pour le faire rentrer dans son lit naturel.

L’oppression personnelle des habitants de la campagne. Nos Aïeux étaient barbares, disent nos infaillibles civilisés. Écoutons ces barbares s’expliquer sur la sûreté des habitants de la campagne, et sur l’immunité sacrée de tous les Agents et participants quelconques de leur exploitation. Agricultores, (ceci est tiré des Constitutions de Frédéric II) & circa rusticitatem occupati, dum villis insident, dum agros colunt, securi sint quacunque parte terrarum : ita ut nullus inveniatur tam audax, qui personas vel boves, agrorum instrumenta, aut si quid aliud fit, quod ad operam rusticalem pertinet, invadere, capere, aut violenter auferre præsumat. Si quis autem hujusmodi statutum ausu temerario violare præsumpserit, in quadruplum ablata restituat, insamiam ipso jure incurrat, imperiali animadversione nihilominus puniendus, « Que dans toute l’étendue de notre Empire les Agriculteurs et tous leurs Agents quelconques, que tous les habitants de la campagne, que tout ce qui a quelque trait à la cultivation, enfin, soit sous notre Sauvegarde impériale ; ensorte qu’aucun, tel qu’il puisse être, ne soit assez hardi pour détourner, prendre ou revir ni les personnes, ni les bœufs, ni les instruments du labourage, ni rien enfin de ce qui appartient à l’Agriculture. Si quelqu’un est assez téméraire pour enfreindre cette loi, qu’il restitue au quadruple le dommage, qu’il encoure l’infamie de droit, sans préjudice des peines que notre animadversion impériale jugera à propos de lui infliger ». C’est ainsi que s’exprimait un Prince guerrier et conquérant. Qu’aurait dit ce grand Prince, s’il eût pu voir dans un Siècle civilisé, non seulement emprisonner pour la taille, mais enlever violemment tous les ustensiles des Colons ? S’il eût vu l’esclavage de fait établi en mille manières sur les habitants de la campagne, les impositions personnelles et arbitraires, les milices, les classes et les corvées ? D’entre ces divers genres de tortures, les unes entraîner les amendes et les emprisonnements, les autres la proscription et la mort, et tout cela s’établir sous le prétexte du service public, comme si le Public devait être servi par la voie de la contrainte, de l’injustice et de la torture ; comme si la subsistance n’était pas le premier des services publics, et pouvait être fournie par d’autres que par les habitants de la campagne ? Et nous appellerons grossiers les temps où, comme dit Pline, on regardait comme sacré le bœuf de labour, et où l’on croyait avoir contrasté avec lui une sorte d’alliance : socium enim laboris agrique culturœ habemus hoc animal, tantæ apud priores curæ, ut si inter exempla damnatus à Populo Romano, die dictâ qui concubino procaci rure omasum edisse se negante, occiderat bovem, actusque in exilium tanquam Colono interempto. Ne nous y trompons pas, la véritable barbarie consiste dans le fond des mœurs et non dans leur forme. Partout où la cupidité peut opprimer le faible, où l’oppression est prochaine et autorisée, la réclamation distante et traitée en criminelle, où l’honnêteté croit pouvoir être compatible avec l’indifférence sur le fort de ses inférieurs ; là est la véritable barbarie de droit et de fait, et toujours le dérèglement le plus funeste à la Nation et au Souverain, quoiqu’en puissent dire ces âmes atroces, qui croient que l’autorité ne peut dominer qu’avec la verge de fer.

Je ne m’étendrai point ici sur les désastres résultants de ces méthodes meurtrières. La plupart sont si sensibles, que l’usage seul, la succession des abus et la multiplicité d’objets de réformation également pressants, sont les seules raisons qu’on ose alléguer contre leur abolition ; car le conflit et la multitude des maux est souvent une raison à la faiblesse, pour refuser d’entreprendre la cure d’aucuns. Les autres ont été traités ailleurs, avec plus d’étendue et de solidité qu’ils ne le sauraient être ici ; et tout lecteur, à qui le nom seul de ces choses n’en rappellera pas tous les inconvénients, sera bien peu avancé dans la connaissance de l’ordre immuable des Lois suprêmes de la nature et de la constitution physique et fondamentale du droit public, des lois qui sont, d’institution naturelle et par essence, les lois du Gouvernement parfait des Empires.

Telles sont, à peu près, les principales causes de la diminution des revenus, du dépérissement des Nations agricoles, et de la décadence des Empires. Si, après cela, l’on me demande la déduction des causes du grand revenu, et de la splendeur et prospérité des Nations, je pourrais répondre, que ce sont ces lois de l’Être suprême qui nous prescrivent une marche toute opposée à celles que l’on vient de détailler.

Il n’est pas difficile, après cet exposé des causes ruineuses qui anéantissent l’exploitation de l’Agriculture et qui éteignent les revenus, de répondre à l’objection, qui suppose que les avances annuelles doivent être moins considérables, à proportion que le prix des grains et le produit net diminuent. On a dû voir, au contraire, que plus le prix des grains baisse, et que plus le revenu diminue, plus les avances primitives s’anéantissent, et plus les avances annuelles où les dépenses sont considérables, en comparaison du revenu, et que cette disproportion peut s’étendre à un tel point, qu’il n’y ait point de produit au-delà de la dépense. Il faut donc toujours, pour indiquer par la valeur vénale, les rapports du revenu avec les dépenses, prendre une mesure de dépenses, qui serve à faire remarquer tous les différents rapports du produit net avec cette même mesure de dépenses.

Mais il y a une autre mesure encore pour juger de l’état du revenu d’un Royaume, c’est la mesure du terrain avec les différents rapports de quantité du revenu qu’elle produit. Par exemple, dans l’état du revenu à cent pour cent des avances, il est à 18 livres pour cent perches de terrain ; et quand il est à 30% des avances, une grande partie des terres cultivables du Royaume sont abandonnées et en friches, une grande partie aussi sont mal cultivées, ensorte que le rapport du revenu avec le territoire du Royaume n’est pas alors à une livre pour cent perches de terrain. C’est par cette règle, que l’on doit apercevoir que la diminution du revenu de la culture des grains s’étend à toutes les autres sources de revenu du territoire. Car le Royaume se dépeuple, et la consommation des productions de tous genres et leur valeur vénale diminuent, à raison de la dégradation des produits du territoire, et de la diminution du revenu de la culture des grains. Du défaut de revenu, résulte le défaut de rétribution ; du défaut de rétribution, résulte le défaut de consommation, et la nullité du superflu des productions qui ne peuvent être consommées que dans le pays ; tels sont les produits des bois, des prés, etc. Superflu qui anéantit la valeur vénale du nécessaire de même genre. De-là une perte énorme sur la production et sur le prix des grains, et un grand dépérissement sur les revenus, qui fait tomber la valeur vénale, et le revenu des autres productions qui ne se consomment que dans le Royaume. Ainsi le dépérissement du revenu de la culture des grains peut être regardé comme la mesure du dépérissement général des revenus d’un Royaume agricole.

Mais, pour ne rien omettre dans un Chapitre qui est le point central de réunion de tous les autres, et qui a déjà trop d’étendue pour que j’entreprenne de le rendre complet, je ne saurais mieux faire que de transcrire ici les vingt-quatre conditions[21] relatives au libre jeu de la machine de prospérité, telles qu’elles sont inférées dans le septième Chapitre de la première explication du Tableau économique, imprimé à la suite de l’Ami des Hommes. Ces vingt-quatre conditions, immuables comme les principes dont elles émanent et qu’elles renferment, disent tout ce qui est nécessaire pour assurer la prospérité des États, et ce serait altérer d’une main sacrilège ce trésor de science économique, que de vouloir seulement y toucher. C’est là le Livre des augures, le Code invariable des Nations agricoles et de toutes les Sociétés civiles attachées aux lois suprêmes qui assurent la prospérité des états ; et qui forment le lien fraternel de toutes les Nations, et par conséquent le vrai Palladium de l’humanité.

 

MAXIMES GÉNÉRALES du Gouvernement économique.

« On voit dans le Tableau de prospérité, que dans l’ordre de la circulation régulière des sommes du revenu annuel qui rentrent dans la circulation, ces mêmes sommes restituent chaque année à la classe productive les avances pour la reproduction du même revenu et des mêmes avances. La continuation de cette reproduction suppose donc :

I.

« Que la totalité des sommes du revenu rentre dans la circulation annuelle ; et la parcourt dans toute son étendue ; qu’il ne se forme point de fortunes pécuniaires, ou du moins, qu’il y ait compensation entre celles qui se forment et celles qui reviennent dans la circulation ; car autrement ces fortunes pécuniaires arrêteraient la distribution d’une partie du revenu annuel de la Nation, et retiendraient le pécule ou la finance du Royaume au préjudice de la rentrée des avances, de la rétribution du salaire des Artisans, et de la consommation dans les différentes classes d’hommes qui exercent des professions lucratives. Cette interception dû pécule diminuerait la reproduction des revenus et de l’impôt. »

II.

« Qu’une partie de la somme des revenus ne passent pas chez l’Étranger sans retour, en argent ou en marchandises. »

III.

« Que la Nation ne souffre pas de perte dans son commerce réciproque avec l’Étranger ; quand même ce commerce serait profitable aux Commerçants, en gagnant sur leurs Concitoyens, dans la vente des marchandises qu’ils rapportent ; car alors, l’accroissement de fortune de ces Commerçants est un retranchement dans la circulation des revenus, qui est préjudiciable à la distribution et à la reproduction. »

IV.

« Qu’on ne soit pas trompé par un avantage apparent du commerce réciproque avec l’Étranger, en jugeant simplement par la balance des sommes en argent, sans examiner le plus ou le moins de profit qui résulte des marchandises mêmes que l’on a vendues, et de celles que l’on a achetées. Car souvent la perte est pour la Nation qui reçoit un surplus en argent ; et cette perte se trouve au préjudice de la distribution et de la reproduction des revenus. Dans le commerce réciproque des denrées qu’on achète de l’Étranger, et des marchandises de main-d’œuvre qu’on lui vend, le désavantage est ordinairement du côté de ces dernières, parce qu’on retire beaucoup plus de profit de la vente des denrées du cru. »

V.

« Que les Propriétaires, et ceux qui exercent des professions lucratives, ne se livrent pas à des épargnes stériles, qui retrancheraient de la circulation et de la distribution une portion de leurs revenus, ou de leurs gains. »

VI.

« Que l’administration des finances, soit dans la perception des impôts, soit dans les dépenses du Gouvernement, n’occasionne pas de fortunes pécuniaires, qui dérobent une partie des revenus à la circulation, à la distribution, et à la reproduction. »

VII.

« Que l’impôt ne soit pas destructif ou disproportionné à la masse du revenu de la Nation ; que son augmentation suive l’augmentation du revenu ; qu’il soit établi immédiatement sur le produit net des biens fonds, et non sur le salaire des hommes, ni sur les denrées, où il multiplierait les frais de perception, préjudicierait au commerce, et détruirait annuellement une partie des richesses de la Nation. Qu’il ne se prenne pas non plus sur les richesses des Fermiers des biens fonds ; car les avances de l’Agriculture d’un Royaume doivent être envisagées, comme un immeuble qui doit être conservé précieusement pour la production de l’impôt et du revenu : autrement l’impôt dégénère en spoliation, et cause un dépérissement qui ruine promptement un État. »

VIII.

« Que les avances des Fermiers soient suffisantes pour que les dépenses de la culture reproduisent au moins cent pour cent ; car si les avances ne sont pas suffisantes, les dépenses de la culture sont plus grandes à proportion, et donnent moins de produit net. »

IX.

« Que les enfants des riches Fermiers s’établissent dans les campagnes pour y perpétuer les Laboureurs ; car si quelques vexations leur font abandonner les campagnes et les déterminent à se retirer dans les villes, ils y portent les richesses de leur père qui étaient employées à la culture. Ce sont moins les hommes que les richesses qu’on doit attirer dans les campagnes ; car plus on emploie de richesses à la culture des grains, moins elle occupe d’hommes ; plus elle prospère, et plus elle donne de revenu. Telle est la grande culture des riches Fermiers, en comparaison de la petite culture des Pauvres métayers, qui labourent avec des bœufs ou avec des vaches. »

X.

« Qu’on évite la désertion des habitants qui emporteraient leurs richesses hors du Royaume. »

XI.

« Que l’on n’empêche point le commerce extérieur des denrées du cru ; CAR TEL EST LE DÉBIT, TELLE EST LA REPRODUCTION. »

XII.

« Qu’on ne fasse point baisser le prix des denrées et des marchandises dans le Royaume ; car le commerce réciproque avec l’Étranger deviendrait désavantageux à la Nation. TELLE EST LA VALEUR VÉNALE, TEL EST LE REVENU : Abondance et non valeur n’est pas richesse. Disette et cherté est misère. Abondance et cherté est opulence.

XIII.

« Qu’on ne croie pas que le bon marché des denrées est profitable au menu peuple ; car le bas prix des denrées fait baisser leur salaire, diminue leur aisance, leur procure moins de travail et d’occupations lucratives, et diminue le revenu de la Nation. »

XIV.

« Qu’on ne diminue pas l’aisance du bas peuple ; car il ne pourrait pas assez contribuer à la consommation des denrées, qui ne peuvent être consommées que dans le Pays, et la reproduction et le revenu de la Nation diminueraient. »

XV.

« Qu’on favorise la multiplication des bestiaux ; car ce sont eux qui fournissent aux terres les engrais, qui procurent les riches moissons. »

XVI.

« Qu’on ne provoque point le luxe de décoration, parce qu’il ne se soutient qu’au préjudice du luxe de subsistance ; qui entretient le bon prix et le débit des denrées du cru, et la reproduction des revenus de la Nation. »

XVII.

« Que le Gouvernement économique ne s’occupe qu’à favoriser les dépenses productives et le commerce extérieur du cru, et qu’il laisse aller d’elle-même les dépenses stériles. »

XVIII.

« Qu’on n’espère de ressources pour les besoins extraordinaires d’un État, que de la prospérité de la Nation, et non du crédit des Financiers ; car LES FORTUNES PÉCUNIAIRES SONT DES RICHESSES CLANDESTINES QUI NE CONNAISSENT NI ROI, NI PATRIE. »

XIX.

« Que l’État évite des emprunts qui forment des rentes financières, qui le chargent de dettes dévorantes, et qui occasionnent un commerce, ou trafic de finance, par l’entremise des papiers commerçables, où l’escompte augmente de plus en plus les fortunes pécuniaires stériles. Ces fortunes séparent la finance de l’Agriculture, et privent les campagnes des richesses nécessaires pour l’amélioration des biens fonds et pour l’exploitation de la culture des terres.

XX.

« Qu’une Nation qui a un grand territoire à cultiver et la facilité d’exercer un commerce des denrées du cru, n’étende pas trop l’emploi de l’argent et des hommes aux manufactures et au commerce de luxe, au préjudice des travaux et des dépenses de l’Agriculture ; car, préférablement à tout, LE ROYAUME DOIT ÊTRE BIEN PEUPLÉ DE RICHES CULTIVATEURS. »

XXI.

« Que les terres employées à la culture des grains soient réunies, autant qu’il est possible, en grandes fermes exploitées par de riches Laboureurs ; car il y a moins de dépense pour l’entretien et réparation des bâtiments, et à proportion beaucoup moins de frais, et beaucoup plus de produit net dans les grandes entreprises de l’Agriculture, que dans les petites. Ces dernières occupent inutilement, et aux dépens des revenus du sol, un plus grand nombre de familles de Fermiers qui ont peu d’aisance, et dont le terrain et les facultés sont trop bornées pour exercer une riche culture. Cette multiplicité de Fermiers est préjudiciable à la population, et à l’accroissement des revenus ; car la population la plus assurée, la plus disponible pour les différentes occupations et pour les différents travaux qui partagent les hommes en différentes classes, est celle qui est entretenue par le produit net. Toute épargne faite à profit dans les travaux qui peuvent s’exécuter Par le moyen des animaux, des machines des rivières, etc. revient à l’avantage de la population et de l’État, parce que plus de produit net procure plus de gain aux hommes pour d’autres services ou d’autres travaux. »

XXII.

« Que chacun soit libre de cultiver dans son champ telles productions que son intérêt, ses facultés, la nature du terrain lui suggèrent pour en tirer le plus grand produit possible. On ne doit point favoriser le monopole dans la culture des biens fonds ; car il est préjudiciable au revenu général de la Nation. Le préjugé qui porte à favoriser l’abondance des denrées de premier besoin préférablement aux autres productions, au préjudice de la valeur vénale des unes ou des autres, est inspiré par des vues courtes qui ne s’étendent pas jusqu’aux effets du commerce extérieur réciproque, qui pourvoit à tout, et qui décide du prix des denrées que chaque Nation peut cultiver avec le plus de profit. Ce sont les revenus et l’impôt qui sont les richesses de premier besoin dans un État, pour défendre les Sujets contre la disette et contre l’ennemi, et pour soutenir la gloire et la puissance du Monarque, et la prospérité de la Nation.

XXIII.

« Que le Gouvernement soit moins occupé du soin d’épargner, que des opérations nécessaires pour la prospérité du Royaume ; car de trop grandes dépenses peuvent cesser d’être excessives par l’augmentation des richesses. Mais il ne faut pas confondre les abus avec les simples dépenses ; car les abus pourraient engloutir toutes les richesses de la Nation et du Souverain. »

XXIV.

« Qu’on soit moins attentif à l’augmentation de la population qu’à l’accroissement des revenus ; car plus d’aisance que procurent de grands revenus, est préférable à plus de besoins pressants de subsistance qu’exige une population qui excède les revenus ; et il y a plus de ressources pour les besoins de l’État quand le peuple est dans l’aisance, et aussi plus de moyens pour faire prospérer l’Agriculture. »

« Sans ces conditions, l’Agriculture qu’on suppose dans le Tableau produire cent pour cent, serait une fiction ; mais les principes n’en sont pas moins certains, ni moins les vrais principes de la science du Gouvernement économique, que l’on ne confond pas ici avec la science triviale des opérations spécieuses de finance, qui n’ont pour objet que le pécule de Nation, et le mouvement de l’argent par un trafic d’argent, où le crédit, l’appas des intérêts, etc. ne produisent, comme au jeu, qu’une circulation stérile. C’est dans la connaissance des véritables sources des richesses, et des moyens de les multiplier et de les perpétuer, que consiste la science du Gouvernement économique d’un Royaume. »

« Le Gouvernement économique ouvre les sources des richesses ; les richesses attirent les hommes ; les hommes et les richesses font prospérer l’Agriculture, étendent le commerce, animent l’industrie, accroissent et perpétuent les richesses. » De ces sources abondantes dépendent les succès des autres parties de l’administration du Royaume. Le Gouvernement économique affermit la puissance de l’État, attire la considération des autres Nations, assure la gloire du Monarque et le bonheur du Peuple. Ses vues embrassent tous les principes essentiels du Gouvernement parfait, où l’autorité est toujours protectrice bienfaisante, tutélaire, adorable. Elle n’est point susceptible d’écarts ; elle ne saurait trop s’étendre ; elle ne peut inquiéter ; elle soutient partout les intérêts de la Nation, le bon ordre, le droit public, la puissance et la domination du Souverain. »


PROGRESSION DE LA RÉPARATION DE L’AGRICULTURE, par l’abolissement des causes de son dépérissement. MÉMOIRE communiqué à une Société d’Agriculture.

PRODUIT ACTUEL de la culture des Grains dans un Royaume où l’Agriculture serait dans un état de dépérissement[22].

REVENU Dîme 50 millions
  Impôt territorial 38
  Revenu des Propriétaires 76
  TOTAL 164 millions.
  Les avances annuelles sont environ 450
  qui font naître 164 millions de produit net ; ainsi le produit net est, à peu près, à 35% des avances annuelles.  
  Le produit total du revenu et des avances annuelles est de 614
  Les avances primitives sont le quadruple des avances annuelles, par conséquent elles sont de 1 800
PRODUIT total annuel. Le produit total ci-dessus. 614
Les intérêts des avances annuelles et primitives sont peu considérables, parce qu’on n’en retire que dans les Pays de grande et forte culture ; et il faut y joindre l’indemnité des impositions indirectes, corvées, etc. qui, le tout ensemble, peuvent être évaluées à plus de 646[23]
  TOTAL 1 260 mill.
TOTAL des richesses de la culture des Grains Produit total annuel 1 260
  Avances primitives 1 800
  TOTAL 3 060 mill.

Si le blé augmentait, par la liberté du commerce, d’environ 4 liv., le produit total annuel de cette augmentation serait d’environ 360 millions, ou environ un quart en sus du produit total actuel de 1 milliard 260 millions. Ainsi ce produit serait de 1 milliard 620 millions, au lieu de 1 milliard 260 millions. Cependant les avances annuelles ne seraient guères que de 526 millions. Car toutes les dépenses du Cultivateur n’augmenteraient pas de plus d’; par l’augmentation de 4 livres. Ce calcul est établi sur l’équivalent de 90 millions de septiers de blé, à environ 14 liv. par septier, du fort au faible, ou d’autres grains à proportion[24]. Le surcroît de 4 liv. par septier, le porte environ à 18 liv. : à ce prix, les 90 millions de septiers font un milliard 600 millions. Le blé augmenterait fort peu auprès de la Capitale ; mais il augmenterait bien au-delà de 4 liv. dans les Provinces éloignées, en montant partout à 18 livres, par la liberté du commerce d’exportation.

Avances 550 millions.
Les intérêts des avances annuelles et primitives qu’on ne retire que dans les Pays de grande et forte culture, accroîtraient par l’augmentation du prix du blé ; mais il y a de plus le dédommagement des impositions indirectes et corvées, etc., qui, sans s’accroître à raison de l’augmentation du prix du blé, peuvent avec l’intérêt monter 676
Le revenu avec la dîme et l’impôt territorial 418
TOTAL 1 644 millions.
Les reprises du Cultivateur seraient de 1 260 mill. au lieu de 1 096 millions.
La dîme de 124 mill. au lieu de 50 millions.
Le revenu des Propriétaires 172 mill. au lieu de 76 millions.
L’impôt territorial 88 mill. au lieu de 38 millions.
TOTAL 1 644 mill. au lieu de 1 260 millions.

Le commerce intérieur et extérieur des grains, accordé en toute sûreté et liberté, ne pourrait parvenir à son rétablissement complet et à son plein effet que par degrés dans l’espace au moins de 5 ou 6 ans.

Si on supprimait les impositions indirectes, corvées, etc. tout rentrerait en quelques années dans l’ordre naturel des dépenses et des produits de la culture.

Les avances des Cultivateurs seraient alors de 965 Reprises des Cultivateurs 1 447
Les intérêts de leurs avances primitives et annuelles 482
Le total du revenu pour les Propriétaires et l’impôt territorial serait de   786
La dîme, de   179
TOTAL   2 412 mill.

Or les deux tiers du revenu, dîme prélevée, appartiennent aux Propriétaires, l’autre tiers au Souverain. Les Propriétaires auraient donc les  de 786 millions ou … 524 millions, au lieu de … 172 millions.

L’impôt territorial pour le Souverain, serait de … 264 millions, au lieu de … 88 millions, non compris la partie territoriale des autres fonds, comme vignes, prés, etc. ce qui donnerait alors, sans dépérissement, un impôt direct qui surpasserait de beaucoup ce que l’impôt actuel peut rapporter au Souverain, et qui se lève aujourd’hui presque tout par des impositions indirectes, destructives, et qui retombent au double, au triple, au quadruple, etc. sur les revenus des terres. Aussi est-il démontré que ce que le Souverain perd sur sa part du déchet, des revenus des biens-fonds, excède de beaucoup ce qu’il retire des impositions indirectes qui ruinent les Propriétaires des terres. Mais cet accroissement de revenu qui excède de 672 millions, au-delà du premier état du revenu, qui n’est que de 114 millions, dîme prélevée, ne reviendrait en entier aux Propriétaires et au Souverain, que par gradation dans l’espace de 9 ans, où se serait successivement le renouvellement total de tous les baux des terres affermées. Car chaque Fermier profiterait, jusqu’à la fin de son bail, de l’augmentation du produit net, et ce bénéfice réparerait d’autant les richesses d’exploitation de la culture. Mais il y aurait tous les ans des baux qui finiraient. Or, en supposant le renouvellement d’un neuvième des baux chaque année, il en résulterait qu’en neuf ans, la moitié de l’accroissement du revenu passerait aux Propriétaires et au Souverain, et les Fermiers profiteraient de l’autre moitié, les uns plus les autres moins, selon les différentes échéances du terme de leurs baux.

Le total de cet accroissement de produit net étant de 672 millions par chaque année, soustraction faite du premier fonds de revenu, qui, avec l’impôt, était de 114 millions ; ce surcroit, dis-je, de 672 millions de revenu, donnerait, dans les neuf années, 6 milliards 48 millions, dont il passerait aux Propriétaires et au Souverain 3 milliards 24 millions, et sautant qui resterait aux Fermiers ; ce qui accroitrait de 3 milliards 24 millions les richesses d’exploitation de la culture. Mais il surviendrait de plus, par l’emploi annuel et successif de cet accroissement de richesses d’exploitation, il surviendrait, dis-je, de plus, un nouveau surcroit de produit net qui augmenterait encore les richesses du Cultivateur, et le revenu pour les Propriétaires et l’impôt. Pour concevoir cet accroissement graduel et cumulatif de richesses, il faut l’assujettir ici à une progression arithmétique établie sur les 672 millions du premier fonds d’accroissement de revenu, afin que cette progression nous conduise à la connaissance de l’accroissement total des avances annuelles des Fermiers, qui se sont formées par accumulation pendant les 9 années, où les Fermiers ont augmenté annuellement leurs richesses d’exploitation par le profit que leur a procuré le premier fonds d’accroît de bénéfice de 672 millions. Car lorsqu’on connaît le résultat de l’accroissement progressif des avances annuelles des cultivateurs, on peut facilement juger de l’état actuel du revenu que les avances annuelles reproduisent chaque année. Ainsi, l’objet du calcul suivant est de parvenir à la connaissance du total de l’accroissement cumulatif des avances annuelles pendant les 9 années, où les Fermiers profitent annuellement de plus en plus sur le premier fonds d’accroît de bénéfice de 672 millions.

(ICI SE PLACE UN TABLEAU)

De ce 1 milliard 481 million, dîme prélevée, il y aurait deux tiers ou 988 millions pour les possesseurs des terres, et 493 millions de revenu pour le Souverain, non compris les autres parties du revenu du territoire.

Mais ce surcroît d’un milliard 481 millions n’est pas à beaucoup près, dans la réalité, aussi considérable qu’il le paraît par la progression arithmétique qu’on vient de voir.

1°. Parce que l’on y suppose que les avances annuelles rendent annuellement cent pour cent de produit net pendant le cours de 9 années, comme il arriverait en effet dans les terres bien améliorées depuis longtemps par des engrais suffisants ; mais elles sont d’abord ici dans un état tout opposé, dans un état de dégradation et d’épuisement par la langueur de la culture et l’indigence des cultivateurs. Or la grande base de la progression arithmétique, ci-dessus, suppose que les terres sont tout d’abord dans le meilleur état de culture, ce qui ne pourrait arriver qu’après 8 ou 9 années, c’est-à-dire, vers la fin de la progression supposée où il ne resterait plus que peu de baux à renouveler. Ainsi il est facile d’apercevoir que cette progression ne s’étend pas à la moitié de ce surcroit apparent.

2°. Cette progression suppose une abolition de toutes impositions indirectes : mais pour compléter le revenu du Souverain, dans les premiers temps, jusqu’à ce que sa part de l’accroissement du produit net soit au moins parvenue au degré suffisant pour y satisfaire, il faut une imposition indirecte de supplément la plus simple, la moins confuse et la moins chargée de frais qu’il est possible : néanmoins cette imposition diminuera encore, malgré ces conditions favorables, de plus d’un quart, le surcroît de produit net résultant de notre progression arithmétique.

3°. Parce que les réparations des biens en friche ou dégradés exigent, outre les avances primitives et annuelles, des dépenses préalables pour les défrichements et pour la réparation des bâtiments abandonnés, et la construction des nouvelles fermes dans les cantons où elles sont détruites. Ces dépenses, inévitables, ralentissent encore de plus d’ ; la marche de la progression du surcroît de produit net.

4°. Les conditions essentielles à cette progression, telles que sont la multiplication des animaux de travail et des bestiaux de profit, et l’accroît de la population, ne peuvent pas suivre complètement la marche de cette progression ; elle doit donc encore être ralentie par l’insuffisance de ces conditions indispensables. Ainsi tous les obstacles que nous venons de détailler, nous font voir que le surcroît des avances primitives et annuelles ne parviendrait pas, dans les 9 années, à plus d’  de celui qui paraît résulter de notre progression arithmétique, qui finit au terme du renouvellement total des baux des Fermiers ; car alors le surcroît du produit net ne contribue plus à l’accroissement des richesses d’exploitation des Fermiers. Ainsi, l’accroissement progressif de ce surcroît de produit net, et des richesses d’exploitation, est arrivé à son terme fixe au renouvellement total des baux.

Cependant, si on fait l’application de la marche rapide de la simple progression arithmétique, ci-dessus, à de fortes Colonies d’un grand territoire, qui peut être cultivé par le travail des animaux, secondées par de fortes avances, fournies par une riche Métropole, on aperçoit que de telles Colonies peuvent faire, en peu de temps, un très grand progrès. 1°. Parce que des terres neuves défrichées donnent un grand produit. 2o. Parce qu’on y paye peu ou point d’impôts. 3°. Parce que ce sont les cultivateurs eux-mêmes qui sont propriétaires, et que par conséquent tous les profits de la culture sont continuellement et toujours employés à l’accroissement des richesses d’exploitation : Car il est visible, en effet, que, si les baux des Fermiers, que nous fixons ici à 9 étaient de 18 années, ce qui serait alors au désavantage des propriétaires et de l’impôt, il est visible, dis-je, que si les obstacles que nous venons de détailler, disparaissaient entièrement dans les premières 9 années, notre progression arithmétique aurait lieu réellement pendant le cours des 9 années suivantes, et s’étendrait même bien au-delà des bornes du territoire d’un grand Royaume. Mais nous devons assujettir notre supputation à la durée ordinaire des baux des Fermiers, et aux obstacles qui, pendant cette durée, retarderaient les progrès de notre Agriculture, malgré les grands avantages que nous avons vu qu’une bonne administration peut procurer. Notre progression arithmétique serait donc retardée, comme on vient de le remarquer, au moins des . L’accroît des avances annuelles, qui paraît par le calcul, d’un milliard  518 millions, se bornerait donc réellement à 151 millions, qui, réunis 965 millions d’avances annuelles, qui existaient déjà avant ce dernier accroît, formeraient un total d’avances d’un milliard 116 millions. On va voir le Tableau de l’état où se trouverait la culture à la dixième année, c’est-à-dire, à la fin du renouvellement total des baux, mais il y aurait eu auparavant six années pour parvenir au rétablissement complet et au plein effet du libre commerce des grains, ce qui fait ensemble 16 années. Mais ces 16 années ne sont pas un temps d’interception de la jouissance des richesses qui accroissent ; car les Fermiers dépensent tous les ans leurs avances annuelles ; ils dépensent aussi pour leurs avances primitives ; et le revenu des Propriétaires, qui augmente à mesure que les baux se renouvellent, rentre aussi dans la distribution annuelle des dépenses de la Nation ; et tel serait enfin le Tableau des dépenses (sauf tout incident imprévu ) au terme de l’accroissement des richesses annuelles à la fin du renouvellement total des baux.

ICI SE PLACE UN TABLEAU.

La reproduction totale des grains est égale à toutes les sommes rendues annuellement à la culture de cette production ; savoir :

Les avances de la classe productive 1 116 millions.
La recette de cette même classe 1 116
Les avances de la classe stérile pour les achats des matières premières à la classe productive 558
TOTAL 2 790 millions.

Ainsi la reproduction totale des grains est de deux milliards sept cent quatre-vingt-dix millions, dont les Cultivateurs retirent pour leurs avances un milliard cent seize millions 1 116 1 674
Pour l’intérêt de leurs avances primitives et annuelles, cinq cent cinquante-huit millions 558  
Reste pour le revenu un milliard cent seize millions   1 116
TOTAL, deux milliards sept cent quatre-vingt-dix millions   2 790
Ainsi le revenu de cette partie des biens-

fonds est

1 116 millions au lieu de 164
De ce revenu, de la culture des grains seulement, il y en aurait pour l’impôt les deux septièmes ou

 

318 millions au lieu de 38
Pour la dîme un septième ou 159 millions au lieu de 50
Pour les Propriétaires quatre septièmes

ou

639 millions au lieu de 76
TOTAL 1 116 millions au lieu de 164.

MASSE totale des richesses des grains, comprise dans le Tableau.

La production totale 2 790 millions.
L’argent du revenu 1 116
Les avances de la classe stérile conservées par les Agents de cette classe 558
TOTAL 4 464 millions.

Quoique dans cet état fixe, où le revenu de l’année courante, se trouve égal au revenu de l’année précédente, les Propriétaires, l’impôt et la dîme enlèvent tout le produit net, il y a cependant encore des moyens, mais beaucoup plus lents, de procurer à l’Agriculture de nouveaux progrès, si les qualités et l’étendue du territoire d’un Royaume en étaient susceptibles[25]. 1°. La diminution du luxe de décoration, qui augmenterait d’autant les dépenses à la classe productive. 2°. Le bon emploi des intérêts des avances primitives et annuelles des Fermiers, par lequel ceux-ci peuvent encore bonifier leurs entreprises d’Agriculture. 3°. Le progrès d’amélioration des terres, qui pourrait encore parvenir par lui-même à un meilleur état. 4°. Les profits de la culture, qui attireraient des Villes dans les campagnes, de nouveaux et riches Entrepreneurs d’Agriculture. 5°. L’amélioration et l’accroissement de revenu des autres genres de biens fonds, qui tous contribueraient mutuellement à la prospérité commune. 6°. Les Propriétaires qui, par l’augmentation de leur revenu, pourraient contribuer eux-mêmes à la réparation, et à l’amélioration de leurs biens. Ce développement de la progression du rétablissement de l’Agriculture, fait comprendre facilement la marche rapide des succès de l’administration de M. de Sully.

ÉVALUATION des revenus des Terres par la Dîme des récoltes.

On oppose de vaines difficultés à la manière de s’assurer du revenu des terres par le prix des baux.

1°. Parce qu’il y a beaucoup de terres exploitées par leurs Propriétaires, où par conséquent il n’y aurait pas de baux pour connaître le revenu.

2°. Parce qu’on pourrait, dit-on, frauder sur les baux.

Quoiqu’il soit facile d’aplanir ces difficultés, il serait possible encore, si on le jugeait à propos, de s’assurer du revenu par le moyen de la dîme des récoltes ; c’est-à-dire, par le nombre des gerbes que les terres de chaque particulier produiraient chaque année, en assujettissant les Moissonneurs à former, à peu près, les gerbes à un poids ou à une mesure décidée ; alors on pourrait connaître la valeur de la récolte de chaque Cultivateur, par la quantité de gerbes qu’il faut au septier chaque année, et par le prix du septier de grain dans le cours de l’année, ce qui indiquera exactement la totalité du produit évalué en argent ; ainsi les reprises du Cultivateur en étant soustraites, se on l’estimation connue dans chaque pays, le reste formerait la somme totale du revenu ou produit net, dont un tiers appartiendrait au Souverain, sauf les égards qu’on devrait avoir aux dépenses extraordinaires que les Propriétaires auraient faites pour l’amélioration de leurs biens.

On emploierait pour cette régie les Dîmeurs ordinaires, qui seraient payés par les Décimateurs, et qui seraient assujettis dans chaque canton à la vigilance d’un Inspecteur Royal, payé par la communauté.

Les Dîmeurs auraient un peson pour peser les gerbes en cas de doute sur le poids, et un rôle où seraient inscrits les noms des Cultivateurs, et ils y ajouteraient le nombre des gerbes qui se trouveraient dans chaque pièce de terre, dîme prélevée ; et l’Inspecteur, à la fin de la moisson, ferait en leur présence, et en la présence de chaque Cultivateur, le relevé total de la quantité de gerbes que chacun aurait recueilli.

On pourrait étendre cette régie sur les prés, sur les vignes, sur les bois contribuables, sur les dîmes affermées, etc.

Dans un Royaume où les terres sont mal cultivées et en friche, et où le Gouvernement tend au rétablissement de l’Agriculture, et de l’ordre dans la répartition de l’impôt, on ne peut pas constater le revenu des terres par l’estimation de la valeur du fonds ; car les terres n’ont pas d’autre valeur que celle que leur donne la culture, et leur prix varie autant que l’état de la culture même ; ainsi un cadastre, où le revenu est évalué par l’estimation des terres, ne peut pas être stable dans un pays où l’Agriculture n’a point d’état assuré. L’impôt établi sur une telle base, serait toujours hors de proportion avec la réalité du revenu. Un cadastre serait donc alors une règle très fausse relativement à l’Agriculture, au revenu du Souverain, et au revenu des Propriétaires. Ainsi dans un Royaume où l’on s’applique au rétablissement de la culture, il n’y a point d’autre règle pour s’assurer de l’état solide du revenu du Souverain, que celle qui peut indiquer continuellement ou le dépérissement, ou l’accroissement successif du revenu des biens-fonds.


CHAPITRE X.

Rapports des Dépenses avec l’Industrie.

 

Nous venons de découvrir la base de la vie humaine, de fomenter la racine, et de vivifier le tronc de l’arbre économique. Considérons maintenant cette belle plante dans ses branches ; démêlons leur dépendance, leur objet et leurs rapports avec les parties nourricières. Dégageons-les de la mousse parasite qui les dessèche ; prévenons les superfluités dans leurs rejets, qui les porteraient à s’étouffer réciproquement par l’embarras de l’embranchement. Cherchons, en un mot, la véritable direction de la nature, mère constante de la perfection physique et morale, dont la perfection politique n’est qu’un dérivé. C’est en suivant les lois et l’indication de cette mère bienfaisante, que nous avons jusqu’ici embrassé, par une méthode simple, les plus grands ressorts de la vie humaine, dans le cercle de notre étude, qui n’a qu’un objet, en apparence, borné, l’objet de la subsistance. Mais tout tend à cela, comme tout en dérive, et la suite de nos spéculations le fera voir.

L’industrie humaine est tout ici bas, elle a tiré l’homme hors de rang d’avec la brute, elle engendra les Sciences et les Arts ; seule elle développe nos organes, étend les lumières naturelles, conduit à la connaissance de l’ordre, de la Loi éternelle, de la morale, et de la satisfaction même de nos sens. Sans elle nous ne jouirions de rien et ne saurions sur quoi asseoir la modération que nous enseigne la morale, la réciprocité que nous dicte la Loi suprême, la reconnaissance, l’amour et l’espoir, vertus inséparables de l’ordre. L’industrie humaine est tout, je le répète. Les hommes dispersés et peu nombreux, qu’une vie errante a fait renoncer à ses avantages, n’en ont presqu’aucun sur les fauves qui habitent les forêts. À la vérité ils les ignorent ces avantages ; ils les dédaignent, parce qu’ils les ignorent, mais ils ne peuvent dans cet état ni se multiplier, ni former de grandes et puissantes Nations. Et il y a toujours ici la différence de l’état de privation à l’état de jouissance ; différence bien réelle entre les degrés de bien être et de satisfaction, entre souffrir les injures des saisons et les incommodités de la vie, ou les éviter ; entre ignorer des biens délicieux, ou les connaître et en jouir, entre rester dans les ténèbres de l’ignorance, ou étendre les lumières de la raison. En un mot, l’industrie est accordée à l’homme pour se procurer les avantages et les secours nécessaires à l’exécution des travaux indispensables aux besoins de la vie et aux progrès des Arts et des Sciences qui s’entre-aident mutuellement. Les Apôtres des peuples sauvages sont louables d’apporter parmi leurs Néophites, les talenrs de l’industrie avec les lumières de la foi. La grâce est un secours nécessaire ; mais en même-tems, il est bon de disposer l’esprit de l’homme à recevoir les vérités sublimes, et les pères de l’industrie furent toujours regardés comme les premiers bienfaiteurs de l’humanité.

À considérer l’industrie sous ce point de vue noble et vrai, elle embrasse d’abord les Sciences et les Arts supérieurs, qui ont la première influence sur l’instruction, l’anoblissement et l’élévation de l’homme ; ensuite les Arts mécaniques, qui servent à sa subsistance et à sa commodité. Les premiers d’entre ces objets, dont l’homme a souvent abusé, comme de tout le reste, renferment tant d’avantages, souvent méconnus de ceux mêmes qui s’y attachent, que leur déduction par ordre, et l’exposition de leur étendue, d’où résulte celle de leurs bornes, doivent entrer dans le plan de cet ouvrage, dont l’objet est le bien général, et la recherche de tous les moyens de parvenir au plus grand avantage de l’humanité. L’idée simple, juste et précise des choses étant l’opposé de toute erreur et, la base de notre travail, elle doit être aussi la règle essentielle de notre conduite.

Les Sciences doivent être regardées comme spéculatives et comme pratiques. Les Sciences spéculatives sont ou réelles ou hypothétiques. Ces dernières ne sont dignes que du plus grand mépris, ainsi que les Sophistes qui nous en infectent. On n’en saurait dire autant de mal qu’elles en causent dans l’ordre public.

Mais les Sciences spéculatives réelles sont le flambeau de toutes les opérations de l’esprit dans la conduite civile et politique, et dans l’exercice de toutes les Sciences pratiques, et de tous les Arts qui exigent des connaissances lumineuses. Ces Sciences renferment :

1°. Les Mathématiques, qui sont le guide infaillible de toutes les Sciences pratiques, et de tous les Arts où il y a à compter et mesurer, entr’autres, l’Arithmétique, la Géométrie, les Mécaniques, l’économie générale et particulière, la Géographie et l’Arpentage, l’Astronomie et la mesure des tems, la Navigation, l’Optique, l’Hydraulique, la Statique, l’Architecture civile et militaire, l’Artillerie, et tous les Arts manuels et assujettis à quelque précision.

2°. La Physique. Par ce mot, je n’entends pas, comme les Philosophes visionnaires, la Science des causes primitives, mais l’enchaînement des effets et des causes immédiates et sensibles, c’est-à-dire, la connaissance de l’ordre naturel, ou des lois de la nature auxquelles tous les travaux productifs des hommes, tout l’ordre économique et toutes les Sciences physiques et pratiques font assujetties.

3°. Le droit naturel, lequel est essentiellement lié à l’ordre naturel, et qui n’existe que dans l’ordre naturel même.

Arrêtons-nous à ce principe, qui est la base de toute règle, le guide de la raison et le titre fondamental de tous les droits de l’humanité. Il n’est point d’erreurs où l’orgueil insidieux de l’esprit humain ne puisse se perdre, s’il manque d’asseoir ses raisonnements sur la certitude des vérités concrètes et manifestes.

Le sentiment du droit naturel, qui vit au-dedans de nous, a de tout temps forcé les hommes à disserter sur sa nature et sur ses attributs. Les esprits subtils, tentés de parcourir cette carrière, comme toutes les autres, en suivant le fil des idées abstraites générales, se font engagés et enfermés dans le lacis même de leurs abstractions, et ont perdu la route lumineuse qui pouvait les conduire solidement à la connaissance la plus essentielle au genre humain. Mais à la lueur d’une logique hypothétique, ils ont décidé avant que de toucher, de voir et d’observer l’ensemble, les réalités particulières, leurs rapports essentiels et réciproques, et leurs combinaisons physiques et morales. Livrés sérieusement à des idées générales, à des catégories imaginaires, toute leur raison, toute leur science, toutes leurs déductions se sont englouties dans le gouffre ténébreux de l’idée factice, confuse et absurde du hasard. Ils vous diront sérieusement que les animaux respirent, parce que le hasard leur a fait des poumons ; que les oiseaux volent dans l’air, parce que le hasard leur a fait des ailes ; que les poissons nagent parce que le hasard leur a fait des ouïes et des nageoires ; que les animaux voient, parce que le hasard leur a fait des yeux ; que les hommes qui agissent selon les lumières de leur raison, qui sèment pour avoir des moissons, qui fabriquent des étoffes pour s’habiller, etc. sont formés et instruits par le mouvement confus d’un chaos d’atomes. L’intelligence même, le discernement, les desseins, les décisions finales, le choix des moyens, etc. sont rapportés au hasard. Dès lors nulle idée distincte du hasard, de l’intelligence, de causes et d’effets réglés. Dans cet égarement, dans cet état de folie, ils ont perdu toutes traces de la raison universelle, de l’intelligence suprême, toute idée de juste et d’injuste absolu, d’ordre et de désordre, de bien et de mal moral, n’ayant envisagé toutes ces choses que sous l’aspect des fantômes d’idées abstraites, générales, confuses et contradictoires avec l’essence des êtres, avec les connaissances distinctes et évidentes, avec l’ignorance même, et ils ont élevé sur ce chaos, le trône de l’impiété. Mais n’attribuons pas ces fictions absurdes à la Philosophie, et ne confondons pas ces visionnaires, extravagants avec les Philosophes, avec ces hommes lumineux qui détestent l’abus des sciences hypothétiques.

De tels délires et de tels attentats n’eussent point été conçus, si l’on avait seulement établi et fixé la question, QU’EST-CE QUE LE DROIT NATUREL ? C’est l’accord de l’ordre moral-civil avec l’ordre physique le plus avantageux au genre humain. Le Pyrrhonisme moral ne peut combattre la réalité métaphysique du droit naturel, sans nier la réalité évidente de l’ordre physique. Le droit naturel absolu est donc fondé sur des rapports réels, évidents, immuables, qui constituent la règle exacte et fondamentale de toutes les lois positives et des mœurs régulières de toutes les Nations. Cette règle intellectuelle, relative à l’homme, n’est accessible qu’à la raison ; et c’est cette loi invariable, propice, obligatoire, instituée par la Sagesse suprême, qui assure la subsistance, et fixe, par compte et par mesure, les droits et les devoirs réciproques des hommes. Si cette loi, que nous trouvons si rigoureusement juste, contrarie les passions des hommes pervers, qu’ils ne disputent plus avec nous, qu’ils contestent avec Dieu, avec leur souverain Maître qui l’a gravée dans notre âme, ou plutôt qu’ils tremblent. S’ils doutent de la sanction d’une loi si impérieuse, si évidente, si admirable, ce doute, qui ne peut naître que de leur égarement, les effrayera et les tourmentera eux-mêmes : car en ce point le doute même est terrible. Que les Souverains et les Ministres à qui cette Théocratie est confiée, jugent par là de l’importance et du danger de leur emploi.

4°. La Métaphysique, qui conduit l’esprit, non pas à l’évidence intuitive, mais à la certitude de l’existence de la cause première et universelle, de l’Être par excellence, de l’intelligence par essence, de la volonté suprême d’une Puissance infinie qui gouverne l’Univers. Si on ne suppose la démonstration de cet Être nécessaire, même par les causes physiques, la Métaphysique n’est plus qu’une science hypothétique et dangereuse.

5°. La Grammaire, qui est le développement, l’énonciation, la communication et la transmission de nos idées. C’est l’Art qui scrute, qui analyse, qui généralife, qui spécifie, qui combine, qui arrange, qui copie les idées. Sans les dénominations abstraites, concrètes et composées des formes, des qualités et des évaluations des choses, sans l’exposition et l’ordre méthodique des idées, par l’élocution et par l’écriture, il n’y aurait point de Métaphysique des idées, point de connaissances distinctes des opérations de l’esprit. Ainsi la Grammaire n’est pas simplement un Art assujetti à des préceptes et à des règles ; c’est une Science primitive, contemplative, fort étendue, fort instructive, essentielle à la perfection de l’intelligence humaine. Elle est le truchement de toutes les autres Sciences, de la communication des idées des hommes, de tous les engagements et de toutes les instructions réciproques.

6°. L’Histoire qui instruit, par l’expérience, des actions des hommes, et des évènements qui nous ont précédé ; qui nous avertit de nous tenir en garde contre les dérèglements des hommes, et nous assure de la marche confiante et bienfaisante de l’ordre naturel et physique.

7°. La Logique, la Rhétorique, la Poésie, qui sont des Arts et non des Sciences, parce qu’elles n’ont pas pour objet immédiat les connaissances, mais l’habileté du raisonnement et de la diction persuasive et agréable, établies sur des règles et des préceptes qui provoquent, étendent et guident l’esprit et le génie. On doit envisager de même les autres Arts supérieurs de goût et d’ostentation, qui décorent les Nations et qui leur attirent l’estime et la considération des autres peuples.

On peut juger, par ce coup d’œil jeté rapidement sur les Sciences et sur les Arts sublimes, de leur fécondité et de leur influence sur la prospérité et la conservation des États, sur les progrès de l’industrie, sur l’instruction, sur la jouissance, sur les mœurs, sur la législation, sur la Police, sur la Jurisprudence, sur la Médecine, sur la Politique, sur le repos des Nations. Représentez-vous des hommes privés de ces secours intellectuels, vous les verrez réduits au rang des bêtes féroces, dépourvus de toute sûreté les uns envers les autres, et de toutes les lumières nécessaires pour conduire à la jouissance des droits de l’humanité, et à l’existence du plus grand nombre d’hommes.

Les hommes ne doivent pas se conduire simplement par des connaissances, ils doivent être guidés par les Sciences, c’est-à-dire, par le développement des connaissances, pour marcher des effets aux causes, et des causes aux effets. Sans cette extension de lumière, ils ne peuvent rien établir ni réformer avec intelligence dans l’ordre civil ni dans l’ordre économique. Or, l’ordre civil et l’ordre économique s’étendent depuis le Gouvernement général d’une Nation jusqu’au Gouvernement particulier de chaque famille et de chaque emploi du Citoyen. Ce sont donc les Sciences qui assurent les succès de la conduite et des travaux des hommes, et la prospérité des Empires. Les Sciences ne sont redoutables qu’à ceux qui ont intérêt qu’on ne lève pas le voile qui couvre les malversations, et l’imposture.

Telle est l’élévation d’où la vraie politique doit considérer le premier effort, les progrès, la marche et l’emploi des Sciences et des Arts. Ce point de vue sera sentir que c’est à bon droit que l’humanité révère les Princes et les Ministres qui ont considéré l’avancement des Sciences et la protection des Arts, comme un des principaux devoirs de leur emploi. Souvent, il est vrai, le faste, l’ostentation et le goût de la flatterie ont défiguré ce soin paternel, en l’infectant d’un vernis de corruption, de prodigalité et de dérangement. Mais si les abus entraînaient le décri de la chose, quelle est celle qu’il ne faudrait pas proscrire ici bas ? Les abus sont dans l’homme et dans sa liberté ; mais les vertus y sont aussi, et même en leur place naturelle. Tout ce que l’homme peut imaginer et exécuter, tout, dis-je, a sa place et son rang naturel dans les actes et la plénitude de la vertu. Tous les déplacements en ce genre ne proviennent que de l’erreur et du défaut de lumières, de la perversion, de l’intérêt mal entendu. On ne peut marcher que par le secours des jambes ; mais on a à craindre les faux-pas. Pour éviter ce danger, écouteriez-vous ces réformateurs sceptiques, qui épuiseraient toutes les ressources de leur éloquence à prouver la nécessité de l’amputation des jambes. Les hommes sont tous entraînés par un penchant invincible vers le bonheur ; éclairez la carrière, ils verront tous la route la plus égale et la plus droite, et la parcourront avec sûreté. Un Gouvernement qui néglige les Sciences, qui dédaigne les Arts, est l’ennemi de la société humaine, et le ministre du chaos.

Après ce premier coup d’œil jeté sur la carrière de l’industrie éclairée, il faut, selon notre plan, nous borner aux considérations sur l’industrie économique, nous borner, dis-je ; et cependant un regard de vérité jeté sur cet objet, découvrira que tout ce que l’industrie humaine a de plus sublime est assujetti aux règles constantes et fixes qui ne semblent astreindre d’abord que les Arts simples et mécaniques de premier besoin.

L’industrie, envisagée dans toute son étendue, et conformément aux besoins des hommes, et à la proportion convenable des dépenses qui l’alimentent dans l’ordre économique d’une Nation agricole, s’établit d’elle-même régulièrement, à raison et dans les proportions du revenu du territoire, quand sa marche naturelle n’est pas dérangée par le Gouvernement politique. Tel est le principe d’où doit partir un bon Économe d’État, qui tend à étendre l’industrie. En conséquence, il voit d’abord ce que demande le besoin ; il en laisse le district à la nature, et se charge uniquement de celui du désir. Je m’explique.

Voici un terrain plantureux de sa nature qui m’est donné à vivifier ; mes Premiers soins sont ceux que nous avons traités dans le Chapitre précédent, savoir, d’ouvrir les débouchés pour attirer la valeur vénale qui va couvrir la terre de colons, et les sera redoubler de travail. Voilà donc le Principal fait. Venant ensuite à ce qui concerne l’industrie, je considère d’abord ce qui est du ressort du besoin, certain que la nature fera d’elle même cette partie. Mes colons ont besoin d’être logés, couvert et vêtus. Certainement, sitôt qu’ils auront quelques richesses, il s’établira autour d’eux des hommes propres à leur construire des cabanes quelconques, des chaussures informes, des vêtements grossiers, mais le tout correspondant au premier besoin. Tout ce qu’il me reste donc à faire, est d’éveiller en eux le désir de rapprocher d’eux l’art de logements plus sains et des chaussures plus commodes, de vêtements plus complets. Je concours, par des revenus que je reçois des produits de la terre, aux avances, aux premiers frais de l’établissement de cette nouvelle industrie parmi eux, afin que les marchandises se présentent en une sorte de niveau avec les richesses de mes nouveaux colons. Dès lors le désir s’éveille parmi eux, chacun aspire à jouir de ces nouvelles commodités ; ils redoublent de travail pour se procurer un surcroît de richesses qui les mette à portée d’y atteindre. Les Agents de l’industrie, dès lors soudoyés suffisamment, se fixent dans la contrée. Leur consommation accroît le débit et la valeur vénale des denrées, et par là les revenus qui les soudoient. Mon peuple devient riche et dépensier ; il consomme, il travaille, il produit, et c’est là ce qu’on appelle prospérité. Si par hasard il se trouve, dans le nombre des objets de désir, que j’ai voulu présenter à mes colons, quelque chose dont la fabrication entraîne plu de frais que la richesse foncière du Canton n’en saurait payer, cette chose tombera d’elle-même, ainsi que la manufacture qui l’apporta ; et loin que cette chute soit un mal, c’est un bien : car l’ambition de la posséder aurait bientôt ruiné mes colons. C’est ce que nous examinerons tout à l’heure. Quoi qu’il en soit, voilà la vraie et seule manière de semer, de provigner l’industrie, et de l’asseoir à demeure sur notre territoire.

Si, au contraire, je fais ce raisonnement-ci : Voici une Nation qui m’est confiée, je veux la rendre riche et puissante. Il est notoire que le commerce fait la richesse des Nations ; par conséquent je veux la rendre commerçante. Le profit d’un commerçant est de vendre, d’où s’ensuit qu’il faut que mon peuple soit vendeur. Ce qu’il est le plus à propos de vendre, est ce que l’on vend le plus cher. Cet avantage se trouve dans les ouvrages d’industrie, et toujours plus grand en raison de ce qu’ils sont plus précieux. Je dois donc établir chez moi l’industrie ; et la plus recherchée sera la meilleure. Ce raisonnement, faux dans tous ses principes et dans toutes ses conséquences, me rejetterait, dans le fait, à mille lieues de mon propre dessein, me serait bâtir sur le sable, amonceler des cailloux roulants, cimenter avec de la cendre, échafauder en carton, couvrir le tout de clinquant, et le premier orage disperserait même les débris de mon édifice. Car, 1°. je ferais un peuple commerçant, c’est-à-dire, une légion errante, servile, qui a ses richesses dispersées, partout personnellement libre, chez elle sujette en apparence et libre au fonds ; un peuple, en un mot, qui ne peut jamais être Nation. 2°. Une légion d’acheteurs au dehors, puisque le fonds négligé chez moi rendrait si peu de chose ; et de vendeurs chez moi : d’où il s’ensuit, que leurs profits seraient aux dépens du peu qui me reste. 3°. Donc plus ils vendraient, plus le dommage serait grand pour moi. 4°. Mes ressorts, pour encourager et soutenir son industrie, rompraient à chaque instant dans mes mains : car les Nations plus soigneuses de leur territoire, et par conséquent plus en état de soudoyer l’industrie, me l’enlèveraient sans grand effort. Le bas prix des subsistances, il est vrai, servant de mesure au bas prix de la solde des Ouvriers, me mettrait en état d’espérer quelque préférence dans la concurrence. Mais ce spécieux avantage si désastreux, en ce qu’il est la cause et l’effet du dépérissement de mes revenus ; si faux, en ce que la véritable et permanente industrie est la fille de l’abondance ; cet avantage prétendu, dis-je, disparaît à l’instant même, en ce que l’industrie des Nations pauvres est obligée d’aller chercher la consommation au loin, et que celle des Nations riches l’a sous la main. En un mot, tout séchera visiblement sous mes pas et le fonds et la forme, et je me trouverai tout à coup, non seulement pauvre en manquant de tout, mais encore ruiné.

C’est pourtant sur ces principes qu’on a prétendu, dans le siècle passé, fonder l’industrie d’une grande et florissante Nation agricole. On considéra dans l’industrie uniquement l’avantage d’attirer l’argent étranger dans le Royaume, et l’on intercepta les véritables canaux pour accroître ce fonds postiche et stérile, qui n’est fourni que par une rétribution fondée sur le bas prix des productions du fonds productif. En effet, occupé seulement de faire prévaloir la main d’œuvre du pays dans le marché universel des fantaisies de l’Europe, on s’appliqua à tenir à bas prix les denrées de premier besoin, afin que la subsistance des Ouvriers, plus facile, mît leurs ouvrages au rabais. J’ai assez démontré quelle ruine provenait d’une telle erreur, pour n’avoir pas à la répéter ici, l’entretien d’une telle machine devint pénible en raison de ce qu’elle était mal assise. La Nation s’appauvrissant chaque jour, devenait chaque jour moins capable d’entretenir ses propres manufactures, et voyait ses découvertes servir de renseignement à ses voisins, moins industrieux par nature, mais plus en état d’occuper l’industrie de besoins, à l’avantage même du débit des productions du territoire. Mais en cherchant à les corrompre par la contagion de notre luxe, il a fallu, dès lors, faire des secrets de nos fabrications, s’armer de prohibitions, bientôt réciproques, contre l’imitation étrangère, et enfin intéresser le régime politique, la violence et les armes au maintien d’une industrie, d’autant plus intéressée à devenir exclusive, qu’elle était moins assurée d’une consommation voisine et favorable. L’effet de tant d’efforts fut, comme il le devait être, contraire à leur objet. La Nation s’appauvrit encore par les prohibitions et les guerres. Toutes les manufactures destinées à sa consommation tombèrent, parce qu’elle n’était plus en état de consommer, et il fallut que le fantôme politique de l’industrie se rejetât vers les manufactures du luxe le plus raffiné et le plus frivole, pour irriter les désirs des Étrangers dont on ne pouvait plus fournir les besoins. La bijouterie, les glaces, les tapis, les porcelaines, les soieries en desseins recherchés et passagers, les étoffes d’or et d’argent furent alors les ornements du caducée de ce nouveau conducteur du Fleuve du Léthé. On excita le goût du Prince pour la magnificence, érigeant ainsi une maigre et pusillanime passion en maxime d’État, et l’on fit d’un magasin de colifichets, de quincaillerie et de variations de modes, le principe alimentaire d’une Nation à qui la nature avait prodigué la rosée du ciel et la graisse de la terre.

Comment néanmoins pourrait atteindre à tout cela une Nation déjà misérable et ruinée ? En supposant qu’elle parvienne à croire bien réellement que ce soient là des richesses de revenu annuel, elle se trouve nécessairement dans le cas des sic vos non vobis…… de Virgile. C’est donc le luxe des gala d’Allemagne et des cérémonies publiques d’Angleterre, qu’il faut humblement servir. Nos étoffes enchéries par tous les droits, dont le fisc doit nécessairement surcharger l’industrie d’une Nation qui n’a presque plus d’autre fonds, deviennent chères et mauvaises ; bientôt imitées chez toutes les Nations riches, elles nous raviraient ce reste de moyens, si notre goût pour les desseins, l’arrangement et l’effet des couleurs, les colonnes tantôt droites tantôt torses, les guirlandes, la calandre, les picots, la chenille, les soucis d’hanneton, etc. n’était inimitable et sans pair. Voilà donc toute l’industrie et l’aisance d’une grande Nation fondée sur le talent de quelques jeunes gens, (non au-dessus de 24 ans, car passé cela, l’imagination n’est plus assez vive) qu’on envoie faire leur cours dans les grandes Villes, étudier aux promenades l’effet des couleurs au grand jour, et aux spectacles leur reflet aux flambeaux, pour venir ensuite dans un cabinet revêtu de toutes les nuances émanées du prisme de Newton, imaginer de nouveaux desseins et des assortiments merveilleux… Je ris, quoique plus porté, peut-être, à imiter Héraclite, quand je jette un œil de frère sur les erreurs, c’est-à-dire, sur les malheurs de l’humanité.

Cependant cette ombre même de richesses ne peut se soutenir qu’en engloutissant les restes des produits d’un état languissant. Les Notables, à l’exemple du Prince, veulent se distinguer par l’ostentation et le luxe de décoration, et ce principe d’appauvrissement se joignant encore à celui qui provient du dépérissement de leurs terres, ils ne peuvent déformais subsister qu’à la solde du fisc, ou par de viles manœuvres de péculat provenant de la vente de leur crédit. Ce crédit, enfant de l’assiduité et de l’intrigue, demande une présence continuelle au séjour du monopole confiant, et par conséquent un exil perpétuel des lieux de leurs Domaines. Ils leur refusent ainsi la sauvegarde et les avantages du reversement de leur propre dépense, que nous avons dit être si nécessaire partout. Ils ne cherchent, au contraire, qu’à en tirer le plus qu’ils peuvent, et qu’à les mettre à contribution ; plus d’entretien honnête ni utile aux lieux de la résidence de leurs pères, plus de liens entre eux et leurs Fermiers, plus de miséricorde et d’appui pour les tenanciers ; on abat les futaies ; on rase ou l’on laisse périr les maisons ; on aide soi-même au ravage de son fonds, et tout viendrait se perdre dans le gouffre de la Capitale. Là tous les riches seraient obscurs, et tous les obscurs pourraient espérer de devenir riches. Alors l’économie dégénèrerait en luxe, le commerce en monopole, le Gouvernement en législation fiscale, le fisc en impôt illusoire, la contribution en imposition indirecte, en spoliation, en pillage sur l’interception du commerce, de l’industrie et des consommations. Alors tous les genres de déprédation assailliraient ensemble une Nation. Les branches d’administration se multiplieraient pour étendre partout et en toutes manières les exactions du fisc. Chaque branche exercerait son avidité en concussions particulières (et toutes auraient leurs abonnés) et coopéreraient de concert à l’oppression et à la dévastation générale et aux abus d’une sous-administration dépravée. La ville s’enflerait de riches oisifs, entretenus et engraissés de profits illicites, incalculables et certains. Ces riches, qui par leur état et par la nature de leur chevance, ne sont tenus à rien ni envers la Société, ni pour le fonds du territoire, ne croiraient pas user de leurs richesses, s’ils n’en abusaient. Ils donnent d’autant plus vivement dans tous les abus de la recherche, qu’ils n’ont point été élevés aux règles de la mesure et de la décence.

Les Agents du luxe leur tendent, autant qu’ils peuvent, tous les pièges de la décoration, plane quidam villas opipare extruunt, & domos ditissimè exornant, & familias numerosissimè comparant. Sed in istis omnibus in tanta affluentia rerum, nihil est indignum præter quam dominus ædium. C’est ainsi qu’une Nation ruinée s’achève elle-même par un luxe ruineux. Nous allons tâcher de traiter à fonds, par les principes, quoique sommairement, cette grande question du luxe. Répétons auparavant cette maxime fondamentale en faine économie, par laquelle nous avons débuté, que l’industrie envisagée dans toute son étendue, conformément aux besoins des hommes et à la proportion convenable des dépenses qui s’y distribuent dans l’ordre économique d’une Nation agricole, s’établit d’elle-même régulièrement, à raison des revenus du territoire, quand sa marche naturelle n’est pas dérangée ou forcée par le Gouvernement politique.

Le luxe qui l’anime et qui suit la gradation des conditions et des fortunes régulières des Citoyens n’est pas un luxe nuisible. Ce n’est pas même, rigoureusement parlant, un luxe. Ceci demande un juste discernement fondé en principes ; et la démonstration de celui-ci nous oblige nécessairement à rappeler en bref nos principales maximes économiques.

Le luxe est un superflu de dépense préjudiciable à la reproduction. Pour comprendre facilement les effets destructifs du luxe excessif de décoration qui augmente les dépenses dans la classe stérile, il faut faire attention au principe fondamental de la reproduction des richesses annuelles d’une Nation agricole, qui est celui-ci. L’Agriculture fait renaître la subsistance de ses Agents, et celle qu’elle vend à bon prix à ceux qui ne cultivent pas la terre.

Cette reproduction totale exige donc préalablement trois conditions. 1°. Que les Agents de l’exploitation de l’Agriculture aient d’avance leur subsistance pour satisfaire à leurs besoins pendant les travaux de cette exploitation. 2°. Que la subsistance des Consommateurs des autres classes leur soit achetée pour qu’ils puissent la faire renaître, et pour former des revenus. 3°. Qu’elle leur soit payée à un prix qui restitue les dépenses de l’exploitation de la culture, et qui fournisse de grands revenus.

Cette partie de reproduction, qui fait subsister les hommes qui ne cultivent pas la terre, forme le revenu des Propriétaires des terres, et la rétribution des hommes occupés aux travaux et aux services de la classe stérile. Ce revenu et cette rétribution n’appartiennent pas aux Agents de la classe reproductive, puisque c’est le fonds de la subsistance des autres hommes. Mais pour que l’un et l’autre soient continués, il faut que ce fonds soit reproduit, et qu’il repasse dans les mains de la classe reproductive. C’est ce qui se fait par la vente des productions qui représentent ce fonds qui revient en entier au Cultivateur pour les faire renaître ; car toutes dépenses payées à l’Agriculture doivent être restituées par l’Agriculture. Mais la subsistance des Agents de cette même classe doit leur appartenir entièrement ; autrement, l’exploitation de l’Agriculture et la reproduction dépériraient, et s’anéantiraient enfin.

Donc si les Propriétaires ou l’impôt tiraient un revenu plus fort que le produit net que fournit la culture au-delà des frais, ils détruiraient leur revenu.

Donc tout retranchement de dépense d’exploitation fait à la classe productive est ruineux pour une Nation.

Donc tout accroissement de dépenses d’exploitation procuré à cette même classe, est accroissement de revenu pour une Nation.

Donc si le luxe de décoration augmentait les dépenses dans la classe stérile, au préjudice des achats des denrées du cru à la classe productive, il diminuerait l’exploitation de l’Agriculture et la reproduction des richesses annuellement renaissantes, et appauvrirait la Nation.

Or il est évident que l’excès du luxe de décoration diminue les achats des denrées du cru ; car il ne peut exister que par l’épargne sur ces achats même, puisqu’on ne peut, avec une quantité de richesse déterminée, augmenter en pure déprédation les dépenses d’un côté, qu’on ne les diminue de l’autre.

 Mais, dira-t-on, si le luxe augmentait lui-même les richesses, il
pourrait subsister en augmentant les dépenses dans la classe stérile, sans
les diminuer dans la classe productive ; puisque les dépenses de la première reviennent à la dernière, et réciproquement et perpétuellement ainsi de l’une à l’autre.

On ne contesterait point alors la totalité de ce retour réciproque, mais toujours s’agirait-il de prouver cet étrange paradoxe, que l’excès du luxe de décoration est lui-même une source de richesses, par laquelle il peut augmenter le nombre et la subsistance de ceux de la classe stérile. Car, pour cet effet, il faudrait un accroît de subsistance au-delà de celle qui renaît annuellement des travaux et des dépenses de la classe productive. Autrement, nous le répétons encore, ce luxe ne peut exister que par l’épargne sur les achats des denrées du cru ; épargne qui diminue les travaux de la classe productive, en augmentant ceux de la classe stérile.

Dira-t-on, et on le dit en effet, que cette épargne est incompatible avec le luxe de décoration, même avec ce luxe le plus excessif, parce que l’augmentation d’Ouvriers et de subsistance dans la classe stérile se perpétue par les achats de cette subsistance même à la classe productive ; et qu’ainsi le retour total de cette dépense, dans la classe stérile, est toujours assuré à la classe reproductive ?

Cela peut-être ainsi à l’égard de la dépense des achats du luxe borné à l’ordre du Tableau de prospérité ; mais ce n’est pas de celle-là dont il s’agit, c’est de la dépense même de ceux qui se livrent au luxe de décoration qui excède cet ordre économique, et qui se dévouent à une épargne sur les achats des denrées du cru, sans laquelle cet excès de luxe de décoration ne pourrait exister, et par laquelle l’Agriculture est privée de plus en plus des richesses qui payent les dépenses de l’exploitation, qui fait renaître annuellement les richesses que les hommes consomment journellement. Car voici le point mystérieux de la meilleure distribution des dépenses, qu’il faut bien entendre et ne jamais oublier ; c’est que plus la dépense des revenus d’une Nation se fait immédiatement à la classe productive, sans passer par la classe stérile, plus il en reste à la classe productive, au profit de l’exploitation et de la reproduction des revenus. Plus, au contraire, la dépense se fait à la classe stérile, plus il s’en dérobe à l’exploitation de la classe productive, et plus la reproduction annuelle diminue. Ceci n’est pas à la portée du simple raisonnement. C’est au calcul qu’il appartient d’en décider.

Ne pourrait-on pas dire encore que l’excès du luxe de décoration ne serait nuisible qu’aux Nations qui n’ont pas la facilité ou la liberté du commerce extérieur des denrées de leur cru ; parce que celles-ci ne peuvent suppléer, par la vente de leurs denrées l’Étranger, au débit des productions, arrêtées dans leur commerce intérieur par l’excès du luxe ? Mais la facilité et la liberté générale du commerce extérieur ne suffisent-elles pas pour remédier à ce dérangement ? Ce commerce extérieur retarderait peut-être beaucoup les progrès des effets destructifs de l’excès du luxe de décoration. Mais ce commerce même ne s’étend pas à l’exportation de tous genres de denrées du cru ; car la plupart ne peuvent être consommées que dans le pays qui les produit. D’ailleurs, ce commerce extérieur lui-même ne peut se soutenir qu’autant qu’il est réciproque. Le Commerçant lui-même veut porter et rapporter, pour gagner ses frais et se procurer du profit. Or, par quels achats une Nation, livrée au luxe de décoration, entretiendra-t-elle avec l’Étranger le commerce de la vente des denrées de son cru ? Ce n’est pas en achetant de l’Étranger même des denrées de ce genre ; car son luxe l’a réduit à l’épargne sur la consommation de ses denrées. Sera-ce donc encore par des achats de marchandises de luxe de décoration ? Mais alors ce commerce extérieur ne servirait qu’à hâter plus promptement les progrès de sa ruine. De plus, il faut toujours faire attention que le commerce n’est qu’un véhicule dispendieux du débit des richesses, et non une source de richesses. Si l’on suppose encore que l’Étranger achètera nos marchandises de main-d’œuvre, ne faudra-t-il pas qu’il vende quelques autres marchandises pour pouvoir acheter. D’ailleurs, cela se rapporterait à son luxe et non pas au nôtre. Or, c’est le nôtre qui nous intéresse, et c’est de lui uniquement dont il s’agit ici.

Quand le luxe de décoration domine dans une Nation, il s’étend à toutes les classes d’hommes, et l’on ne peut, comme nous l’avons prouvé, y satisfaire que par l’épargne sur la consommation des productions du cru, et qu’au préjudice de la rétribution des Agents de la classe productive, et par conséquent aussi au détriment de l’exploitation de la reproduction et du revenu. Les différents degrés de cette déprédation sont faciles à calculer, par le changement de l’ordre des dépenses, qui peut être représenté dans le Tableau. Supposons donc que pour satisfaire à ce luxe de décoration, les Propriétaires, les hommes de la classe productive et ceux de la classe stérile fassent passer un dixième de plus de leur dépense à la classe stérile. Quelle diminution ce changement causerait-il dans la reproduction annuelle du revenu, et quels seraient les progrès successifs de cette diminution ! On peut faire aussi une semblable opération, pour calculer les effets avantageux de l’état inverse, où une Nation s’épargnerait sur le luxe de décoration, pour étendre ses dépenses sur la consommation des denrées du cru, et l’on verrait que la reproduction augmenterait dans le dernier cas, dans la même proportion qu’elle diminue dans le premier.

Quand la distribution d’un revenu de 2 000 livres (ou de deux milliards) se fait également entre les deux classes, et que les avances de la classe productive rendent cent pour cent de produit net, la reproduction totale est de 5 000 livres. Cette somme de 5 000 livres (ou de cinq milliards) est égale aux sommes de 2 000 livres d’avances de la classe productive, de 2 000 livres de revenu, et de 1 000 liv. d’avances de la classe stérile, qui font ensemble 5 000 livres.

La dépense de 2 000 livres d’avances de la classe productive reproduit ces mêmes 2 000 livres d’avances.

Celle de 2 000 liv de revenu, reproduit ces 2 000 liv, de revenu.

Celle dès 1 000 livres d’avance de la classe stérile, fait renaître les 1 000 liv. d’intérêts des avances primitives et annuelles du Cultivateur.

La masse des richesses, qui circulent dans le Tableau, est de 8 000 livres ; savoir :

La reproduction 5 000 liv.
L’argent circulant, ou l’argent du paiement du revenu 2 000
Avances de la classe stérile 1 000
TOTAL 8 000 liv.

Voyons la déprédation qu’un dixième de la dépense d’une Nation, porté de plus à la classe stérile, causerait dans les richesses d’un Royaume.

(ICI SE PLACE UN TABLEAU)

La reproduction totale est égale aux sommes qui se réunissent et se dépensent à la classe productive ; savoir :

La recette de la classe productive réduite à 1 880 au lieu de 2 000.
Les avances de cette classe réduites par son surcroît de luxe, à 1 800 au lieu de 2 000.
Les avances de la classe stérile qui reviennent à la classe productive, et qui, par le surcroît de luxe, sont montées de 1 000 à 1 320  
TOTAL 5 000  
Dont 320 On repassé, et sont retenus à la classe stériles, où ils ont augmenté de 320 les avances de cette classe, qui seraient restées à 1 000, si le luxe n’avait pas augmenté.
Reste 4 680  
Dont le Cultivateur retire pour ses reprises 3 000  
Reste pour le revenu 1 680 au lieu de 2 000.
TOTAL 4 680  

La perte de 320 livres, que le calcul fait tomber en totalité sur le revenu étant repartie également sur les avances de la classe productive et sur le revenu, est pour chacun 160 livres ; ce qui réduit la reproduction des avances de la classe productive à 1 840, et celle du revenu également à 1 840.

C’est sur cette réduction égale que doit se calculer, l’année suivante, le dépérissement causé par la continuation du surcroît de luxe, en se ressouvenant que les avances de la classe stérile sont montées à 1 320 livres, au lieu de n’être qu’égales au quart du revenu et des avances productives prises ensemble, comme elles étaient avant le surcroît de luxe. Ainsi cette augmentation doit, l’année suivante, se retrouver en entier à la classe stérile. Mais on verra qu’elle décroîtra annuellement par la continuation du même surcroît de luxe, parce que les richesses diminuent de toutes parts par cet excès de luxe, qui d’abord paraît enrichir la classe stérile.

Ainsi on voit que non seulement l’excès de luxe ne peut jamais être avantageux à la classe stérile, mais qu’il est impossible aussi de l’enrichir au préjudice de la reproduction annuelle ; soit par l’augmentation des reversements sur cette classe  ; soit par la diminution des prix des denrées du cru, pour faire vivre les Fabricants à meilleur marché, aux dépens des revenus de la Nation ; soit en retenant dans le Royaume les matières premières des ouvrages de fabrication, s’il en arrive une perte à la classe productive, sur le prix de la vente de la première main de ces matières premières ; soit par l’imposition sur les entrées dans le Royaume des marchandises de main d’œuvre de l’Étranger, car l’Étranger ne paye point l’impôt d’autrui établi sur le commerce, il faut qu’il trouve son compte, sans quoi le commerce extérieur s’anéantirait ; soit enfin en faisant supporter les charges de l’État aux Agents de la classe productive, pour le soulagement de ceux de la classe stérile, etc. tous expédients funestes à une Nation agricole.

TABLEAU de la seconde année de la continuation d’un cinquième de surcroît du luxe.

(ICI SE PLACE UN TABLEAU)

La reproduction totale est égale aux sommes qui se réunifient et se dépensent à la classe productive ; savoir :

La recette de la classe productive 1 729  
Les avances de cette classe, réduites par l’excès de son luxe, de 1 840 à 1 656  
Les avances de la classe stérile de 1 320, desquelles il n’est dépensé cette année que 1 214, dont 106 sont pris sur les 1 320 de ces mêmes avances, et conformément à cette reprise, elles se trouvent réduites à 1 214  
TOTAL 4 600  
Dont 294 ont repassé, et sont retenus à la classe stérile, et y soutiennent les avances de cette classe à 1 214, lesquelles, sans l’excès de luxe, n’auraient été que 920, c’est-à-dire, égales au quart des sommes des avances productives, et du revenu, prises ensemble.
Reste 4 306  

Le Cultivateur retire pour ses reprises Avances 1 840 l.
  Intérêts 920
TOTAL 2 760
Reste pour le produit net 1 546 au lieu de 1 840.
TOTAL 4 306

Ce déchet de 294 étant reparti entre les avances de la classe productive et le revenu, les réduisent de part et d’autre, à 1 703.

Ainsi, en deux années le déchet sur les avances de la classe productive, est de 307, et autant sur le revenu ; en total, 614.

Les avances de la classe stérile, qui augmentent d’abord par le surcroît du luxe, dépérissent ensuite rapidement par la continuation de cet excès de luxe même. Dans le cas du surcroît de luxe, que l’on suppose ici, elles diminuent dès la seconde année de 106, et cette diminution est un pur anéantissement, ainsi que le déchet progressif que souffrent les autres classes, et qui s’étend proportionnellement d’année en année sur la classe stérile.

L’excès du luxe est donc une dépense fort préjudiciable à la classe stérile même. Ceux qui le protègent ou le provoquent en faveur des Manufactures, en attirent au contraire la ruine et celle de l’État. Le luxe et la frugalité sont père et mère de la pauvreté dans un Royaume agricole.

Nous nous sommes livrés rigoureusement ici aux résultats du calcul ; cependant nous n’avons pas dessein d’insinuer que les progrès des dépenses volontaires d’un surcroît de luxe, suivent effectivement l’ordre successif des deux Tableaux que nous avons tracés, pour démontrer les effets destructifs d’un luxe excessif qui pourrait anéantir une Nation en peu d’années, s’il existait réellement dans cet état progressif. Il est certain au contraire que les progrès de dépenses de ce luxe doivent se ralentir à raison de la diminution des richesses : car les progrès de la diminution des dépenses de subsistance d’année en année s’étendraient bientôt sur le nécessaire absolu. Le luxe entièrement désordonné ne peut exister que chez les gens de fortune ; mais plus ils font nombreux, plus ses progrès font rapides et ruineux.

Mais, dira-t-on, que sont donc devenues les sommes absorbées par la classe stérile ? Ceux qui font cette question, bornent leur vue à l’argent circulant, et ne pensent pas que l’argent lui-même a plus ou moins les effets de richesses, selon qu’il se porte plus ou moins à la classe productive. Pourvu que sa masse ne diminue pas, ils croient toujours retrouver leur compte. On aurait peut-être de la peine à leur faire comprendre que le fond des richesses d’une Nation consiste dans un courant de consommation et de reproduction ; et que c’est dans l’augmentation ou dans la diminution de ce courant que consiste aussi l’augmentation ou la diminution de ces richesses. Or, c’est cette augmentation ou cette diminution, et non l’argent, qui est calculée dans les Tableaux. Pour ramener tous nos Lecteurs à ce même point de vue, je vais moi-même leur proposer une question, et je compterai assez sur leur compréhension, pour ne pas attendre leur réponse.

 Depuis plusieurs années, j’ai payé annuellement à quatre hommes, 200 livres chacun. Deux de ces hommes étaient employés à ratisser les allées de mon jardin, les deux autres cultivaient deux champs d’artichaut, qui me rapportaient chacun 400 livres, en total 800 livres, j’employais cette somme à payer les quatre hommes, et ceux-ci la dépensaient dans le Pays à acheter leur subsistance.

Cette année j’ai changé de conduite, j’occupe trois de ces hommes à ratisser des allées, et un à cultiver des artichauts. Je demande ce qui m’arrivera de ce changement. La culture des artichauts me rapportera-t-elle le même revenu ? Pourrai-je payer avec ce revenu la même somme que je payais à ces quatre hommes ? Ces hommes pourront-ils dépenser dans le Pays autant qu’ils y dépensaient les années précédentes ? Le problème, je crois, n’est pas difficile à résoudre.

 Je serai meilleur économe l’année prochaine ; je n’emploierai qu’un homme à ratisser des allées, et trois à cultiver des artichauts. Je pourrai payer, comme précédemment, 800 livres de salaire à ces quatre hommes ; et de plus, mon revenu sera augmenté de 400 livres, et ma jouissance augmentera d’autant, par l’augmentation de la dépense que je pourrai faire, sans dépérissement.

Ce n’est donc pas notre argent, mais les produits de l’emploi de l’argent, c’est-à-dire, les produits de l’emploi des dépenses qu’il faut calculer, pour connaître l’état de nos richesses. Mais gardez-vous bien de confondre dans votre calcul l’argent et les produits.

L’argent est un fond commun de richesses d’adoption, qui ne se consomme point, qui n’est point renaissant, qui passe continuellement et intermédiairement des mains des Acheteurs dans les mains des Vendeurs, où il représente successivement une multitude innombrable de sommes d’argent, quoiqu’il soit toujours à peu près le même en substance et en quantité dans un Royaume en prospérité ; et lorsqu’il paraît y en avoir plus ou moins, c’est que la circulation y devient plus ou moins inégale ou irrégulière, ou que valeur vénale des productions est dérangée, ou leur quantité diminuée ou augmentée : C’est de là que dépend l’état de votre Finance ; ne vous en occupez donc point ; car il sera toujours conforme à l’état et au prix de vos productions. Ce n’est qu’une richesse putative qui ne doit pas être confondue avec les richesses de jouissance, qui doivent renaître annuellement, et qui seules sont l’objet physique du bonheur et de la sollicitude des hommes.

Ainsi, quand je dis que mon champ d’artichaut me rapporte 800 livres, je veux dire seulement qu’il me rapporte une richesse de la mesure de 800 livres, que par divers échanges, cette richesse paye le salaire de quatre hommes ; ce salaire paye leur subsistance, et c’est dans cette subsistance même que consistent alors les frais de la reproduction ; mais si un quart de cette dépense de 800 livres est porté de plus au stérile, cette même richesse diminue de moitié, c’est-à-dire, de 400 livres. Au contraire, elle augmentera de moitié en sus, ou de 400 livres, si ce quart est dépensé de plus au productif ; ces diminutions et augmentations de richesses arrivent effectivement toujours dans la même proportion, selon l’emploi productif ou stérile de nos dépenses.

Quant à l’argent, que nous importe qu’il y en ait peu ou beaucoup dans le monde, puisque nous pouvons en avoir toujours notre part, proportionnellement à nos richesses de jouissance que nous pouvons vendre, et à la liberté de notre commerce.

Si vous voulez faire l’application de cette règle et de l’exemple familier que je viens d’exposer aux impositions dispendieuses, qui occupent une espèce de ratisseurs beaucoup plus dommageables, vous verrez clairement que ces dépenses se perdent de même dans la classe stérile, et causent, en raison de leur dérangement, les mêmes dommages et la même destruction dans les revenus des Propriétaires et du Souverain.

Dans votre exemple de ratisseurs d’allées et d’impositions dispendieuses, il ne s’agit, me dira-t-on, que de dépenses qui ne laissent point d’ouvrages que l’on puisse vendre, et même plus cher qu’ils n’ont coûté. En effet, un Entrepreneur de Manufactures, ne retire-t-il pas des étoffes de luxe qu’il fait fabriquer, plus qu’il n’a payé aux Fabricants ? Oh ! ne doutez pas que je n’aye aperçu que l’Entrepreneur ne fait pas cette dépense pour son compte, mais pour le compte de ceux qui achèteront ces étoffes de luxe pour leur usage. Or, ceux-ci retirent-ils autre chose de leur dépense que la jouissance de ces étoffes, de même que le Maître du jardin a aussi pour dédommagement de sa dépense, la jouissance de ses allées ratissées. Mais calculez bien, vous trouverez toujours que de telles dépenses, de part et d’autre, sont également préjudiciables à la reproduction.

Le calcul des deux Tableaux du surcroît de luxe est fondé sur la supposition que toutes les matières premières des ouvrages de la classe stérile s’achètent dans le Pays ; mais les matières premières d’un luxe de décoration recherchée, sont pour la plupart étrangères, et même séparées du commerce extérieur réciproque des productions usuelles. Ce sont des matières précieuses, des pierreries, des métaux rares, des productions de Pays fort éloignés, qu’on ne se procure que par un commerce simplement passif et de pure déprédation, qui est d’autant plus dominant que le luxe de décoration est démesuré. Alors la dépense en ce genre de matières premières surpasse celle de la subsistance des Ouvriers du luxe, au préjudice de la classe stérile et de la classe productive.

Il est à remarquer de plus que ce luxe destructif serait surtout annexé aux fortunes de ceux qui enlèveraient les richesses de l’Agriculture ; ce qui accélèrerait doublement les progrès de la ruine d’un État. Or, ce luxe ruineux étant toujours en raison de ces fortunes ruineuses, leurs funestes effets marchent ensemble, et peuvent être calculés les uns par les autres, dans les supputations des causes de la décadence des Nations livrées à ces dérangements.

Mais si nous considérons la distribution des dépenses dans un ordre inverse, où une Nation s’épargnerait sur le luxe de décoration, pour augmenter les dépenses d’exploitation de la culture, on verra que cette Nation augmenterait son revenu à raison de son épargne à la classe stérile, et de son surcroît de dépense à la classe productive.

TABLEAU inverse du premier Tableau du surcroît d’un cinquième de luxe, représentant au contraire une diminution d’un cinquième de dépenses à la classe stérile, qui est portée de plus à la classe productive.

(ICI SE PLACE UN TABLEAU).

Recette de la classe productive 2 239 Sommes rendues à la classe productive, 4 814. Les achats qui se font à la classe stérile n’étant que de 1 470, elle n’a besoin que de 735 d’avances ; mais la quantité des Agents de cette classe sera peu diminuée ; ainsi, malgré l’épargne qu’ils seront aussi sur le luxe, leur dépense pour subsister sera au moins de 950, pris sur la recette de 1 470, dont il ne reste plus pour les avances que 520. Ces avances doivent être de 735, il faut que les avances de l’année précédente qui sont de 1 320, et qui excédent ici de 585, y suppléent pour 214, ce qui les réduit à 1 106, où il se trouvera encore un excédent qui, les années suivantes, sera par degré employé de même à compléter les avances de cette classe, jusqu’à ce que sa recette soit devenue suffisante pour fournir en entier les avances, et la dépense des Agents de cette même classe.
Avances de cette classe 1 840
Avances de la classe stérile 735
Reproduction 4 814  
Reprises du Cultivateur 2 760  
Reste pour le revenu 2 054 au lieu de 1 840.
Accroît 214, qui, étant partagé également entre les avances de la classe productive et le revenu, les fait monter de part et autre à 1 947.

SECOND ANNÉE.

(ICI SE PLACE UN TABLEAU).

Recette de la classe productive 2 313 Sommes rendues à cette classe, 5 039. La classe stérile dépense, pour la subsistance de ses Agents, 950 sur sa recette, qui est de 1 558. Il ne lui reste que 508 pour ses avances, qui doivent être égales à la moitié de sa recette, c’est-à-dire, de 779 ; les avances de l’année précédente qui sont de 1 106, et qui excèdent ici de 327, y suppléent de 271 : ce qui réduit l’excédent à 56.

La recette de cette classe est augmentée de 88 ; elle augmente ainsi successivement, au lieu que dans l’excès du luxe elle diminue d’année en année, comme on l’a remarqué ci-devant.

Avances de cette classe 1 947
Avances de la classe stérile 779
Reproduction 5 039  
Reprises du Cultivateur 2 920  
Reste pour le revenu 2 119  
Accroît 172, qui, étant partagé également entre les avances de la classe productive et le revenu, les fait monter de part et autre à 2 033.

Cette épargne, sur le luxe de décoration, a procuré en deux années à l’Agriculture un accroissement de 386, qui accroissent le revenu de la Nation de 193 millions.

Voilà les effets différents et infaillibles des divers ordres de la distribution des dépenses. On peut juger delà si un surcroît de charrues n’enrichit pas plus une Nation qu’un surcroît de superbes Manufactures, qui, en provoquant le luxe de la Nation, dérobent à l’Agriculture des dépenses, dont le mauvais emploi éteint la reproduction des richesses, tarit la source du revenu du Souverain et de la Nation, et dégrade l’administration du Ministère même du Gouvernement économique.

La vente de nos Fabrications de luxe, quelque éblouissante qu’elle soit, ne dédommage pas de la déprédation de l’excès de luxe. Il vaut mieux éviter le mal que de chercher dans sa cause même un dédommagement perfide, qui n’est favorable qu’à des Marchands, dont les gains paraissent accroître les richesses de la Nation. Ce commerce séduit et occupe vainement le Ministère à le varier, à l’arranger, à le modifier de mille manières. Il suscite des guerres aussi illusoires dans leur objet que ruineuses par les dépenses. Il fait dédaigner, tourmenter et intervertir le commerce des denrées du cru ; il déplace les richesses de l’exploitation des biens fonds, il inspire des dégoûts et du mépris pour l’Agriculture ; les Villes regorgent pendant un temps de Fabricants, d’Artisans et de Marchands attirés par les soins et la prédilection du Gouvernement, et par la volupté. Beati qui habitant Urbes, dit Salomon, et nos terres seront en friche. De là le Proverbe : Habit de soie, ventre de son.

Les rentes établies sur le revenu royal, qu’elles surchargent, on le même effet que l’excès de luxe, puisque c’est une portion onéreuse de ce revenu, qui passe de plus à la classe stérile qu’à la classe productive ; car ceux qui retirent cette portion de revenu ne sont pas Cultivateurs. Il en est de même de toutes les autres rentes d’intérêt d’argent qui n’est pas employé en acquisition ou en exploitation directe ou indirecte[26] des biens-fonds. Elles sont également préjudiciables à la reproduction de revenus d’une Nation. C’est pourquoi elles ont toujours été reconnues usuraires, c’est-à-dire, ruineuses. Mais ne pourrait-on pas en dire autant du revenu lui-même ? Non, par la raison même qu’il est revenu, c’est-à-dire, produit net ou gratuit, annuellement renaissant, et qu’il doit être dépensé pour être reproduit ; mais sa dépense doit être distribuée dans l’ordre qui en assure la reproduction, ou qui l’augmente ; c’est cet ordre, prescrit par la nature même, qui règle la sagesse des Lois du Gouvernement économique.

Supposons, au lieu de ce tas énorme de Rentiers, qui jouissent sans soins ni frais d’entretien, sans crainte de cas fortuits, sans aucun des rapports naturels, enfin, entre les fonds et le produit net, qui forme les revenus des Nations civilisées, supposons dis-je, que les revenus y soient distribués, dans l’ordre naturel, dans les mains d’abord des Propriétaires, d’où la distribution s’en fait dans les deux classes laborieuses ; on trouvera dans la nature des choses, la règle déterminante des mœurs et usages, et le principe de la régularité de cette distribution. Pour s’en convaincre, il suffit de jeter les yeux sur le plus grand Propriétaire et sur la plus haute classe de la dépense, je veux dire, sur la dépense de l’État : en ce sens, le Prince doit être regardé comme un grand Propriétaire suzerain. 1°. La résidence lui est fixement prescrite au milieu de son Domaine ; et quelque merveilleux qu’ait pu être dans le temps le carnaval de Venise, telle ou telle autre fête ou occasion dans une terre étrangère, il est contre sa dignité, je le sais, mais plus encore contre la nature de son opulence, d’en aller prodiguer ailleurs la dépense. 2°. Quelque goût, enflé par la flatterie, qu’il puisse avoir pour les joyaux, pierreries, ameublements, vêtements et autres somptuosités du luxe de décoration, quoiqu’exige même en ce genre la représentation indispenfable de son état, comparez les parties de sa dépense, versées sur ces sortes d’objets, avec celles qui vont en entretien d’hommes, de chevaux, d’agrès de toute espèce, qui consomment directement dans la classe productive, ou en tirent les matières premières de leur entretien journalier ; et cette comparaison vous démontrera clairement que le faste et la dépense royale désavouent le luxe, et gratifient la classe productive. 3°. La multitude de Conseils et de Tribunaux, dont le Souverain est environné, l’assiduité de son travail quotidien, sa sollicitude sur tous les accidents qui peuvent attaquer les parties les plus reculées de son Domaine, et où l’on rend compte régulièrement au Gouvernement, vous démontrent l’emploi du Propriétaire, et vous apprennent si un usufruitier oisif mérite ce nom. 4°. L’embarras de l’étiquette à laquelle il s’assujettit volontairement, en apparence, mais dans le réel, par décence d’état et par nécessité, fous peine de désordre et d’irrégularité dans le jeu de tous les ressorts qui émanent de lui, vous prouvent que dans l’ordre naturel de la société, l’assujettissement du riche compense le travail du pauvre. Passez de là, de grades en grades, à toutes les classes de Propriétaires, et vous verrez, dans une disproportion immense, il est vrai, mais pourtant dans un ordre assujetti aux mêmes règles, que si les Grands d’un État, et les Propriétaires de tout genre vivaient vraiment de leurs revenus, et non de gages ou d’affaires de Finance, que si les revenus étaient dévolus aux Propriétaires des fonds, et non à des Rentiers, qui connaissent à peine le nom de leur hypothèque, les riches connaîtraient l’importance du bon entretien de leur Domaine, et verseraient fréquemment leur dépense dessus ; qu’ils dépenseraient beaucoup plus en dignité et en subsistance, qu’en luxe et en décoration ; qu’ils se raient attentifs au bon ordre dans leurs Domaines, à leur réparation, décoration de domicile et rétablissement ; qu’ils se croiraient enfin obligés, par décence d’état, et par égard pour ceux qui dépendent d’eux, à un ordre dans les mœurs, et à une régularité dans la dépense, dont les rentiers ou les hommes de fortune n’ont seulement pas d’idée.

Plus un État déchait et s’appauvrit, plus la misère s’y fait sentir, plus on y voit le luxe choquant multiplier ses grimaces et ses fantômes de richesses. La raison en est toute simple. L’ordre des riches obscurs, vernis et engraissés des misères publiques, y grossit dans ses proportions avec tout le reste ; et leur repaire, théâtre de leur dépense, contraste chaque jour d’avantage, par son odieuse volupté, avec le tableau de misère répandu sur tout le reste du territoire ; mais ce symptôme du mal en réagrave chaque jour les accidents, au moyen de l’effet confiant des règles que nous venons de déduire. Voulez-vous étouffer le luxe préjudiciable, et rétablir les mœurs en même temps ? rétablissez le revenu foncier du fixe, arrêtez les fortunes spoliatives, travaillez constamment à éteindre les rentes établies sur l’État, à restreindre chaque jour l’intérêt des dettes des Particuliers, ce qui se fait de soi-même quand l’État cesse d’emprunter ; rendez toute leur vigueur aux Lois qui veillent à l’extirpation de la vermine usurière. Bientôt, par ce moyen prospère, on ne se plaindra plus du luxe dans votre État. Les mêmes dépenses de décoration néanmoins y subsisteront, et même avec plus d’abondance et d’égalité ; mais elles ne seront plus que l’emploi d’un superflu renaissant, dont la base et la durée seront bien établies, par une fructueuse circulation entretenue par les dépenses de subsistance, et par le libre jeu du commerce.

Le luxe alors suivra les gradations des conditions et des fortunes régulières des Citoyens ; et par ce moyen, loin d’être nuisible à l’industrie, il l’animera, la perpétuera, et lui servira d’aiguillon, ainsi que de lustre à la société.

Le commerce d’exploitation des ouvrages de l’industrie, naturellement subordonné au commerce extérieur des denrées du cru, n’a besoin d’autre direction que de la facilité, la fidélité et la liberté du commerce. Que la vente des ouvrages de l’industrie à l’Étranger soit d’elle-même subordonnée à la vente des denrées du cru ; c’est une assertion qui résulte de tous les principes que nous avons établis, discutés et prouvés dans tout le cours de cet ouvrage. C’est d’ailleurs une question qui paraît se rapporter plus encore au Chapitre du commerce, que nous traiterons tout à l’heure, qu’à celui-ci ; mais elle est si importante, si méconnue, si contrariée par les préjugés courants, et souvent, qui pis est, par l’administration qui en résulte, qu’elle doit être raisonnée dans tous ses détails, et qu’elle est d’ailleurs partout à sa place dans mon ouvrage, dont l’objet unique est la prospérité confiante des Nations.  

Quel est l’objet primitif et fondamental de l’industrie ? C’est de procurer aux hommes leurs besoins, commodités et agréments, par le moyen de l’appropriation des denrées à ses divers usages. L’industrie est-elle travail premier ou travail second, travail indépendant ou subordonné ? Il résulte de sa définition même, que l’industrie est travail second, puisqu’elle ne sait qu’apprêter et approprier les denrées, et qu’elle ne les produit pas. Elle est donc subordonnée à la production, qui seule peut lui fournir la matière de son travail. Dans cet ordre de dépendance, les règles de prospérité du travail second, sont-elles les mêmes que celles du travail premier ? Les mêmes précisément. Elle a la même marche et la même méthode ; elle ne peut avoir le même objet, puisqu’elle ne reproduit pas ; et c’est ce qui confirme surtout sa qualité de travail second. À cela près, elle a des avances annuelles qui sont évaluées et placées dans le Tableau, et son objet est d’obtenir, par la vente, la rentrée des avances annuelles et le remplacement des avances primitives. Elle fournit ainsi, elle étend, elle fait circuler la valeur vénale, et contribue ainsi à la reproduction des richesses, quant au fond, et à leur emploi, quant à la forme. Ceci prouve que les règles et la marche de ces deux genres de travaux sont les mêmes ; mais en résulte-t-il qu’ils n’aient qu’un seul et même intérêt ? Sans doute, et pour mieux se convaincre de cette vérité, il faut envisager cette question sous deux faces ; dans l’ordre de l’industrie, considérée séparément d’abord, ensuite dans l’ordre de réunion de ces deux objets, conjoints et faits pour entrer concurremment dans le grand plan de la société, qui est de rendre les hommes utiles et heureux.

Selon le premier de ces aspects, on trouvera que les dépenses, la consommation, la valeur vénale et le bon prix des ouvrages sont l’intérêt de l’industrie, comme celui des denrées est l’intérêt de la cultivation ; parité d’intérêts dans ces deux parties considérées comme isolées.

Dans le second aspect, c’est-à-dire, dans l’ordre de réunion de ces deux objets, on trouvera que, par la raison qui fait qu’il faut planter et cultiver un arbre par sa racine, il faut appuyer l’industrie par le fondement de la cultivation, puisqu’elle est la vraie racine de l’industrie, non seulement parce qu’elle fournit la matière de son travail, mais encore parce que ce n’est que la cultivation qui peut lui fournir la sève et la nourriture. En effet, nous avons assez démontré que la production des biens usuels était la base de toute subsistance ; que pour exciter la reproduction de biens, il fallait leur procurer la qualité de richesses ; que cet avantage ne s’obtenait que par la dépense qui leur attribuait la valeur vénale ; qu’au moyen de la valeur vénale, la reproduction abondante entretenait les avances primitives, remplaçait les avances annuelles, et fournissait en outre un produit net, dont se formaient les revenus ; que la dépense et la distribution de ces revenus faisaient vivre toutes les classes ouvrières de la société, qui de leur part contribuaient, par leurs dépenses de la portion du revenu, à elles échue pour prix de leur travail, à la valeur vénale et à la reproduction des revenus, dont la dispensation devait perpétuer leur salaire. Telle est toute la machine simple, mais invariable, de l’intérêt général et particulier. Dans cette rotation uniforme est englobée l’industrie de tout genre, comme tout le reste. Il n’y a, dans toute la masse de la reproduction, que le revenu de disponible ; tout le reste est destiné au remplacement de la chose productive. Il n’y a donc que le revenu qui puisse être dépensé en ouvrages agréables d’industrie. Plus on aura de revenu, plus on dépensera en matières ouvrées. C’est donc dans l’augmentation de revenu que se trouvent les dépenses, la consommation, la valeur vénale et le bon prix des ouvrages de l’industrie, que nous avons dit, tout à l’heure, être son intérêt isolé.

Cette démonstration renferme, je crois, la preuve absolue de la subordination décidée dans l’ordre naturel, de l’industrie à l’Agriculture. Mais comme il ne faut rien négliger dans une matière tant embrouillée et défigurée de préjugés invétérés, il faut débattre la question sous le point de vue proposé d’abord uniquement, pour ne rien laisser à dire sur cet article.

Nous avons dit d’abord que le commerce extérieur des ouvrages d’industrie doit être subordonné au commerce extérieur des denrées du cru. Il suffirait, ce semble, pour rendre cette assertion inattaquable, d’avoir prouvé que ces deux choses n’ont qu’un seul et même intérêt, qui se réunit et se concentre dans l’intérêt primitif de l’une des deux ; mais je veux bien encore détailler cette question séparément, comme si elle n’était pas une suite des autres.

L’avantage de l’exportation n’est, je crois, qu’un préalable subsidiaire à l’avantage des dépenses, des consommations, de la valeur vénale et de la reproduction. Toute vente est une exportation. Le Laboureur qui vend son grain à son voisin, l’exporte de chez lui, et d’exportations en exportations privées, vient enfin l’exportation nationale, ou chez l’Étranger, ce qui ne fait rien du tout aux grains, et n’est relatif qu’à des différences de domination. Il est avantageux de vendre à l’Étranger, parce qu’il est absolument nécessaire de vendre ; et il vaudrait même beaucoup mieux vendre à son voisin qu’à l’Étranger, parce que plus la denrée s’éloigne, plus il s’en perd par les chemins. L’unique intérêt donc de la chose est sa consommation, qui procure sa vente avantageuse ; et le plus sur moyen d’obtenir cet avantage, c’est de mettre le voisin en état de consommer. C’est ce que nous avons prouvé dans les Chapitres précédents. C’est là le grand secret de cet axiome, qu’on a cru moral, sans doute, jusqu’aujourd’hui, savoir, que le Prince est riche des richesses de ses Sujets ; mais qui est parfaitement et inviolablement physique. Quand tous consommeront dans un État agricole, tous seront riches, et la reproduction sera encore plus forte que la consommation. C’est ce surabondant qui serait un superflu dans la Nation, et à qui l’exportation chez l’Étranger, donne une valeur vénale assurée et constante, et c’est en cela que consiste l’avantage de l’exportation. L’avantage de l’exportation est donc subordonné à l’avantage de la production, puisqu’il en dérive, et ne peut être tenu pour utile que comme étant un surcroît de consommation. Reprenons maintenant la partie de l’industrie, et voyons si elle s’échappe en ceci des liens qui la tiennent en tout le reste, attachée et unie d’intérêt avec la partie productive.

Nous avons compris que l’intérêt de l’industrie était la dépense, la consommation, la valeur vénale et le bon prix de ses ouvrages. La consommation la plus voisine, toutes autres choses étant égales, est celle qui lui convient le mieux, par la même raison qui attribuait tout à l’heure cette consommation à la production. Pour que l’on consomme, il faut qu’il y ait des revenus ; et pour qu’il y ait des revenus, il faut appuyer sur toutes les conditions que nous avons dit être nécessaires à la production des revenus. Plus on s’appliquera à améliorer ces conditions, plus les revenus croîtront, et plus l’industrie profitera sur la dépense de ces revenus. La base des profits de l’industrie une fois bien assurée sur la consommation de ses voisins, un accroissement de profits la mettra en état de faire et fournir un surcroît d’ouvrages qui serait un superflu dans la Nation, et à qui l’exportation, chez l’Étranger, donne la qualité de richesses, multiplie les échanges de commerce réciproque extérieur, et étend, par cet accroissement de commerce, la jouissance d’une Nation opulente. C’est en cela ; c’est, dis-je, en cela seulement que consiste l’avantage de l’exportation d’industrie chez l’Étranger.

« Mais, dira-t-on, si l’argent n’est pas richesse, vous avouez du moins qu’il en est le représentatif, qu’il est la matière mobile qui a donné tout le branle à la circulation, a introduit la valeur vénale, et par elle donné à tout la qualité de richesses. C’est le tein, en un mot, de la glace qui multiplie les valeurs en les représentant, et donne ainsi la vie à toute la machine économique. L’argent est tout ce que demande le Laboureur, pour prix de ses travaux, en échange de ses produits, bien certain qu’avec de l’argent il aura tout le reste. C’est donc quelque chose, c’est tout que d’attirer de l’argent dans l’État ; et l’attirer par les voies les plus courtes et les plus abondantes, est un objet digne de toute notre attention. Or, si nous trouvons que les ouvrages les plus curieux et les plus raffinés ont, au moyen de notre supériorité d’industrie de main-d’œuvre, une vogue constante chez l’Étranger, et que tous les riches emploient leur superflu à se les procurer, pourquoi ne prendrions-nous pas un soin tout particulier d’acquérir et de nous conserver cette voie d’avoir leur argent, comme la plus courte et la plus avantageuse ? Vous ne voulez considérer dans nos ouvrages de main-d’œuvre que deux sortes de prix combinés ; savoir, prix de la première main, et montant de la rétribution des Ouvriers. Cela peut être, et même encore avec quelque restriction, dans la main-d’œuvre grossière à laquelle vos vues, exclusivement bornées à la charrue, veulent donner toute préférence. Mais dans la main-d’œuvre curieuse et recherchée, il y a une troisième portion toute aussi réelle et bien plus forte que les deux autres, qui est le prix d’opinion. C’est cette portion qui est en profit, et qui répond à ce que vous appelez le produit net de l’Agriculture. Car, prétendre que, dans la bijouterie de Lempereur, dans l’Horlogerie de Le Roy, dans l’Orfèvrerie de Germain, etc. il n’y entre que le prix des diamants, des matières d’or, d’argent et d’émail, et puis le prix tout juste de la rétribution due à leur travail et à leurs talents, et qui leur assure un état d’aisance conforme à la supériorité de leur génie et de leur habileté, et au temps et aux dépenses qu’il leur en coûte pour les acquérir ; ce serait nous suffoquer de paradoxes. Ce profit donc ou produit net, qui doit surpasser les revenus des terres les plus richement cultivées et même favorisées par cette liberté du commerce, que vous réclamez si ardemment, arrive en argent dans l’État. Cet argent se dépense comme tout autre ; et quand le signe se dépense, c’est preuve que la chose représentée se dépense aussi. Ce profit donc vivifie la production par toutes les cascades que vous avez déduites, et certainement il vous faudrait un furieux volume de blé, pour faire, en un trait, le profit que nous faisons sur toutes les fournitures en tout genre, pour une seule grande noce en Allemagne. D’ailleurs tout le monde a le privilège de faire naître du blé, s’il a le terrain qui peut le produire, conditio sine qua non. Chacun a chez soi les denrées qui naissent de la terre, et à la réserve, peut-être, de quelques vins de Bordeaux, ces denrées ne sauraient jamais avoir de prix de fantaisie ; au lieu que l’Empire du luxe et des modes, toujours déterminé en notre faveur, nous assure un tribut confiant de la part des autres Nations ; nous abandonnons donc en effet le district de la charrue, comme ne devant pourvoir qu’à bas prix et suffisamment à la subsistance de la Nation. Si nous en dirigeons la police, c’est uniquement pour empêcher en ceci, comme en tout autre chose, le riche d’étouffer le pauvre. Mais nous ne saurions considérer nos colons comme des ilotes destinés à un travail opiniâtre, pour nourrir des Étrangers. Ce qu’il faut envoyer aux Étrangers, c’est ce qu’ils payent chèrement, ce qui nous coûte peu et nous rapporte beaucoup ; c’est ce qui constitue une haute valeur en peu de volume, et ce qui fait circuler parmi nous beaucoup d’argent, que nous n’avons pas eu la peine d’aller chercher dans les mines ».

Voilà, je crois, un petit traité entier et complet, comprenant en substance toutes les raisons des Patrons de la Mercerie. Plusieurs d’entre ces raisons ont été prévenues et déjà terrassées dans divers endroits de cet Ouvrage. Mais nous n’avons pas entrepris une œuvre aussi importante et capitale que l’est celle-ci, sans nous être auparavant résignés à tout le travail de la démonstration la plus sensible et la plus répétée. Si quelquefois, si trop souvent, peut-être, j’emploie le ton de l’anathème, contre les erreurs que je combats, celui qui m’a donné la voix m’est témoin que je n’insultai jamais à l’opinion de personne en particulier ; mais dans la carrière que je parcoure, les erreurs sont trop fatales à l’humanité, pour les voir régner d’un œil tranquille. Je ne décide que sur ce que j’ai profondément étudié ; je ne crée rien ; je n’annonce que le règne de l’ordre naturel, que l’Être suprême institua au jour de ses œuvres, et je ne combats que ceux qui, voulant s’élever au-dessus de ses immuables décrets, n’ont opéré par les efforts de leur orgueil, que la confusion des langues, et la dispersion des Nations. Mais tout assuré, tout certain que je doive être, et que je sois moi-même de la vérité, je ne dois point oublier que c’est pour mes frères et à mes frères que je parle ; que, tous mes égaux ou mes supérieurs en lumières, ils ne doivent point se rendre à de simples allégations, mais seulement à la certitude la plus évidente, et je ne dois épargner aucun travail, pour les y conduire. Tel a été le motif de l’objection ci-dessus ; et celui qui me dévoue à répondre en détail, quoiqu’en bref, autant que je le pourrai, à tous les articles qu’elle renferme.

L’argent a vraiment toutes les propriétés dont on l’investit dans l’objection ; mais qu’on se souvienne que l’argent ne sert qu’à circuler, qu’à parcourir toutes les classes de la Société, selon l’ordre que nous avons présenté à la vue ; que cet usage de l’argent a des bornes au-delà desquelles un excédent en argent n’est plus une richesse ; c’est, au contraire, un dépérissement de richesse. Car les richesses, avec lesquelles on achète l’argent, doivent renaître incessamment par la circulation de l’argent même ; si ces richesses ne renaissent pas, il y a extinction de richesses, appauvrissement dans la Nation : l’argent oisif et amoncelé est donc une richesse destructive. Qu’on se rappelle, dis-je, et qu’on ne perde pas de vue ces vérités démontrées ci-devant par le raisonnement et le calcul, nous en aurons besoin dans la suite.

Que le commerce extérieur et la vente des marchandises de main-d’œuvre les plus recherchées soient la voie la plus courte et la plus avantageuse pour attirer l’argent de l’Étranger dans l’État, c’est ce que je nie formellement. En effet, vous avouez que cette consommation ne peut convenir qu’aux riches, et comme dans toute Nation les riches sont en infiniment petit nombre, eu égard à toutes les autres classes prises ensemble, vous êtes obligé de convenir que la consommation du genre de marchandises, auquel vous donnez la préférence, sera très bornée. Mais, direz-vous, le nombre des riches comprend néanmoins ceux qui ont tout l’argent. C’est encore ce qui vous trompe, et ce que vous n’auriez point avancé, si vous aviez jeté un regard studieux sur le Tableau qui peint toute circulation quelconque dans toute Nation. Vous appelez riche, sans doute, la classe propriétaire des revenus, qui seule paraît avoir des deniers disponibles ; mais si votre police, sur les productions de la charrue, était observée partout, aucune Nation ne serait riche, aucune Nation ne pourrait vous acheter ces précieux ouvrages d’industrie qui doivent vous enrichir. Supposons cependant que les autres Nations soient plus attentives à accroître leurs richesses par la valeur vénale des productions de leurs territoires, vous devez apercevoir alors, que dans l’ordre de la circulation, l’argent ne fait que toucher barre chez les propriétaires des biens fonds, en suivant le battement du balancier économique, pour retourner tout de suite faire son tour dans les deux classes de service ; ou pour obtenir, par le commerce réciproque extérieur, une compensation entre les ventes et les achats, qui obvie au dépérissement des richesses. Les propriétaires ne touchent pas plus d’argent que les autres. Il est vrai que, comme ils sont en plus petit nombre, chaque individu y voit de plus grosses sommes ; mais ces sommes ont leur emploi prescrit dans l’ordre de la circulation, et si le propriétaire imprudent et amorcé par l’étalage de vos raretés, détourne partie de ces sommes en faveur de votre industrie, il tarit d’autant la source de ses revenus et diminue la quotité de vos chalands. En un mot, ou la Nation qui vous achète se gouverne selon l’ordre naturel, ou elle a éprouvé des dérangements semblables aux vôtres. Dans le premier de ces deux cas, les propriétaires des revenus chez cette Nation, le sont aussi des fonds, et alors le proverbe qui dit, aux grandes portes frappent les grands vents, est fait pour eux. Ils ont de grandes dépenses à faire, soit d’entretien, soit de faste relatif à leur état ; la partie donc de leurs revenus, qui excède ces dépenses de devoir et d’habitude, est fort peu de chose en comparaison de la totalité, et ce peu devient une source très faible pour les profits auxquels vous vous bornez. D’ailleurs, vous retirerez peu d’argent des Nations opulentes ; car elles ne sont opulentes qu’autant qu’elles trouvent dans leur commerce extérieur une compensation entre leurs achats et leur vente ; vous ne leur vendrez donc que marchandises pour marchandises : ainsi point de transmission d’argent ou très peu, Le commerce étranger est rarement un commerce d’exportation d’argent ; il n’y a dans nos régions que des Compagnies des Indes qui exercent un pareil commerce, qui certainement n’est pas à l’avantage de l’Europe. Ceux qui n’ont aucune idée du commerce étranger, nous disent continuellement, qu’il faut vendre à l’Étranger pour avoir leur argent, et ne rien acheter d’eux pour éviter qu’ils n’enlèvent le nôtre. Nous qui avons voulu nous ériger en Nation commerçante, nous sommes encore infatués de ces maximes ridicules ; et nous ne connaissons encore les avantages du commerce extérieur, que par ce que nous appelons balance du commerce ; et voilà où vous en êtes encore vous même actuellement. Quittez le métier, car vous enrichiriez le Marchand, et vous vous ruineriez. Suivons cependant votre marche. Je viens d’observer combien vous avez peu à espérer d’argent par la vente de vos raretés aux Nations habiles dans le commerce. Voyons si vous réussirez mieux avec des Nations qui ne connaîtraient point d’ordre économique ; et supposons que les mêmes erreurs aient cours chez les peuples où vous allez vendre, et y eussent les mêmes effets que chez vous, alors les propriétaires des fonds sont pauvres et ruinés, et il n’est point question d’eux quand on parle de riches. Les vrais propriétaires des ceux-ci, leur argent s’accumule et guette, de leur coffre, l’infant de grossir, par une vile usure, la liste de leurs revenus. Ainsi ce n’est encore qu’une très petite portion de cet argent qui vous peut revenir. D’ailleurs, les riches d’un État, qui se ruine par cette voie, riches de revenus disponibles et qui ne les lient à rien, se cantonnent et se cachent dans les Villes. Les profits résultants de leur dépense, y ramassent une infinité de dépourvus qui ne peuvent vivre que d’industrie. D’entre ces industrieux, les uns vivent de jeux, d’intrigue, ou de prostitutions ; mais le plus grand nombre qui n’a pas ces avantages à sa portée, s’ingénie en tous les genres de luxe et de colifichets pour piquer la fantaisie des riches oisifs, et détourner de son côté les profits résultants de leur dépense ; ainsi le luxe national trouvera chez soi à satisfaire ses goûts, ses dégoûts, et même ses délires ; et ses Artisans ne vous laisseront de pratique que pour quelques raretés. C’est donc là, c’est sur ce maigre filet de commerce que vous fondez tous les profits de votre exportation, pour enrichir les Entrepreneurs des Manufactures d’un Empire privé, par une administration spécieuse, des revenus de son territoire. Daignez maintenant, perdant un instant de vue cette trompeuse idole, suivre dans sa marche l’ordre naturel, et considérer avec nous, si vous ne tournez pas précisément le dos au profit que vous cherchez.

Selon les principes naturels que nous avons déduits ci-dessus, et que vous ne pouvez contester, le véritable profit de l’industrie est la forte consommation. Vous ne sauriez nier que les denrées que je veux fournir, comme matériaux à l’exportation, à la place de vos merveilles, n’aient pour elle l’avantage du grand nombre de consommateurs ; car tout le monde mange et boit, tandis que très peu de gens, en comparaison, portent des dentelles. Mais, direz-vous, tous ces consommateurs, 1°. sont pauvres : 2°. quand ils ne le seraient pas, personne ne paye le pain un prix de fantaisie et au-delà du prix courant. 3°. Le pain se trouve partout ; on n’a communément que faire de le tirer de si loin ; et s’il vient du dehors, les frais de transport, considérables en raison du fort volume de la denrée, comparativement avec son prix, ces frais, dis-je, sont aux dépens du vendeur ; car, il faut toujours que le bas prix du pain se trouve, ou que la consommation en diminue. Je réponds, 1°. que je n’ai pas besoin de riches pour pratiques. Je vends le pain quotidien, et il m’est payé du salaire quotidien, sans lequel le pauvre n’existerait pas. Un menu profit fort multiplié, et répété trois cent soixante-cinq fois dans l’année, vaut le centuple d’un profit cent quatre-vingt fois plus grand, en prix d’opinion ou de fantaisie fortuite, et qui ne se serait qu’une fois dans l’an. C’est précisément, en un mot, parce que mes pratiques sont pauvres que j’en ai un grand nombre, d’où résulte un grand profit par une multitude de petits profits répétés. 2°. Personne, il est vrai, ne paye le pain un prix de fantaisie volontaire, qui a trait à votre prix d’opinion, dont je traiterai tout à l’heure, mais on le paye un prix de besoin. Oh ! je vous demande, en tout état de cause, lequel de ces deux mobiles, la fantaisie ou le besoin, lequel des deux, dis-je, est le plus puissant. Ce n’est point dans un prix aventurier que nous cherchons notre profit. Ce profit ne saurait durer ; et nous voulons, un profit constant et durable. Mais vous qui dédaignez les gains résultants de la vente des denrées, savez-vous ce que c’est que ce profit-là ? Savez-vous les milliards de richesses que la Nation peut exciter annuellement ? Faites un instant à l’Agriculture l’honneur de l’élever dans vos spéculations au grade de Manufacture ; c’en est une, en effet, qui a son canevas, ses outils, ses matériaux et ses Ouvriers ; mais elle a un privilège tout particulier ; c’est que son canevas est productif de lui-même ; que c’est le se in même de la nature qui reçoit la semence, l’engrais et la sueur de l’Ouvrier, qui centuplent le tout en silence, et à l’aide de l’influence de tous les éléments combinés. D’après cette remarque, à la vérité de laquelle personne ne peut se refuser, jetez l’œil sur le Tableau ; voyez les profits énormes qui résultent de ce travail, qui fait vivre tout le reste, et calculez, si vous le pouvez, quel gain peut revenir de la vente des marchandises provenantes du travail d’une Manufacture intarissable, et qui donne d’autant plus de profit net, que la consommation de ses produits est plus forte, et que l’Acheteur paye non seulement la forme de la marchandise, mais le fond même engendré gratuitement par la nature.

Vous dites que le pain se trouve partout ? Tant mieux, s’il en est ainsi : car dès lors il y aura partout des consommations et une fertilité qui attire et accumule les consommateurs. Le Commandement du Créateur sera accompli ; croissez et multipliez. Son objet n’est pas une multiplication de pièces d’or et d’argent. La créature qui borne là ses vues, pervertit l’ordre. Je veux pousser, si vous le voulez, la fertilité de la terre jusqu’à l’excédent ; mais la Population, qui n’attend de toutes parts que de voir croître les subsistances, ne fournira-t-elle pas tout aussitôt un surcroît de consommateurs ? À la Chine, cet Empire si étendu et si fertile, l’abondance des consommateurs n’y surpasse-t-elle pas l’abondance même des productions ? Les nouvelles Colonies ont fait naître du blé en abondance dans des pays déserts ; et cette production de surcroît ne se trouve-t-elle pas toujours, comme auparavant, proportionnée à la quantité des consommateurs qui se sont multipliés aussi dans ces Régions qui étaient inhabitées ? La Population agricole est la pépinière d’hommes la plus abondante, parce que la Jeunesse s’y marie dès l’âge de puberté, étant dès lors en état de former un établissement, par lequel elle peut pourvoir aux dépenses du ménage, attendu que ces dépenses elles-mêmes sont productives. Il
n’en est pas de même de l’établissement du Citadin, il lui faut apprendre une profession, s’y rendre habile, et attendre le moment favorable d’un mariage où il puisse subvenir aux dépenses d’une famille qui
ne lui se ra qu’à charge. Les trois quarts de sa vie se passent donc avant qu’il puisse parvenir à un établissement si inquiétant. Ainsi l’Agriculture, en faisant naître les consommations, est en même-temps le principal foyer de la multiplication des consommateurs. Aussi cette classe occupe-t-elle, à peu près, trois fois autant d’hommes qu’en occupe l’industrie.

Plus les Nations seront foncièrement riches, plus elles auront de grandes Villes, plus il s’établira des sociétés rassemblées dans des Cantons dépourvus de moissons, et subsidiairement alimentés, tels que la Hollande, Malte, etc. des Cantons de vignoble, des Pays de pâturage, des peuplades occupées à la pêche, au service du commerce extérieur, etc. qui veulent vous vendre le superflu des biens, dont la mère nature mélangea le théâtre de notre séjour ici-bas, et par conséquent acheter le vôtre. C’est là ce que vous devez chercher à vendre continuellement, puisque plus vous vendez, plus la matière de vos ventes devient abondante ; et il n’en est pas de même de vos joyaux.

Les frais de transport, dites-vous, sont considérables, en raison du fort volume de la denrée, comparativement à son prix. Eh ! que vous importe cela, pourvu que le Laboureur trouve son profit dans la vente ? Que dis-je, que vous importe ; c’est encore un avantage pour tous les genres de productions. Les frais du commerce sont des frais, il est vrai, qu’il faut déduire sur la masse des produits nets, et par conséquent qu’il faut tendre à réduire, autant qu’il est possible, toutes autres choses étant égales ; mais ces frais font vivre nombre de consommateurs qui contribuent de leur dépense à la valeur vénale, grand pivot de toute prospérité. Les agrès des voitures de toute espèce sont des productions auxquelles le commerce donne une valeur. En ce sens, plus d’exportation occupe d’hommes et emploie de matériaux, quand c’est à profit pour la production par les ventes, plus elle fait de bien. Le tout est que le Laboureur trouve son profit dans la vente de ses denrées ; que ce soit pour les consommer à sa porte, ou pour les porter à Cadix, cela revient au même pour lui. Cela lui donne le moyen de faire aussitôt reproduire et d’opérer le plus grand bien de l’État, qui est de perpétuer et d’accroître ses revenus.

Mais c’est le prix d’opinion que vous recherchez, c’est-à-dire, le prix de fantaisie et de hasard. Il est certain que nos denrées n’ont aucune prétention à cet honneur-là ; et c’est cette privation attachée à leur valeur naturelle, qui fait leur principal avantage. Notre climat produit naturellement les meilleurs grains et les vins les plus salubres de l’Europe. Il n’y a à cela ni fantaisie, ni opinion, leur valeur est décidée par le besoin ; ils auront toujours leur prix assuré, qui n’a point à craindre de préférence. Vous avouerez, je crois, que je ne m’avantage point sur le mot, en rendant votre prix d’opinion synonyme avec le prix de fantaisie ; car, quand Lempereur monte des diamants, sa façon, plus recherchée que celle d’un autre Ouvrier, n’en augmente ni le poids ni la beauté réelle, mais seulement l’éclat apparent ; non plus que Germain, l’utilité et la valeur intrinsèque de la vaisselle ; soit dit sans dédaigner l’excellence du travail réservée à un fort petit nombre d’Artistes. Vos étoffes de l’année n’ont pas plus de valeur réelle que celles qui les ont précédées ; le changement des modes fait leur mérite. Tout cela git donc en fantaisie, et vous le savez bien, puisque toute votre étude du jour est de ne pas ressembler à la veille. Oh ! ne voilà-t-il pas un produit net bien assuré, que celui qui est assis sur l’accession et le réveil de la fantaisie, qui fait le bénéfice de l’Artiste et rien de plus ? Le Laboureur peut aussi, par son savoir faire et son habileté, étendre sa fortune ; mais il assure de plus un revenu au Propriétaire, à l’État et au Décimateur. L’Artiste le plus célèbre partage-t-il avec quelqu’un le fruit de son travail et le bénéfice du prix d’opinion, même de celui qu’il se fait payer par ses Concitoyens ? Ce prix de fantaisie n’est donc que dépense pour la Nation ? Quant à ce qu’en paye l’Étranger, ce n’est qu’un bénéfice réservé à l’Artiste. Fais-moi rire, dit à Arlequin le Prince Férocel déchaîné, dans la Comédie, La vie est un songe. Le pauvre diable s’épuise en lazzis et en grimaces, pour faire rire son Dominateur impérieux, et n’en obtient que des dédains : Veux-tu donc me faire rire. Je crois voir une Nation fabricante, dépliant des étoffes devant le riche dédaigneux, etc. etc. etc. Mais enfin ce prix d’opinion, qui tient tant de place dans vos calculs, ne peut être, selon moi, qu’un attrait favorable au débit et au gain particulier de l’Artiste en ouvrages de luxe ; Artiste qu’il faut, dis-je, mettre ici, malgré son habileté la plus estimable, au rang de nos ratisseurs d’allées. D’ailleurs, ce bénéfice même, ce produit de la fantaisie des riches ne peut me paraître qu’une misère toujours chancelante dans sa base, que je ne puis croire réelle, vu le petit nombre d’Artistes qui peuvent se procurer ce prix d’opinion, et le petit nombre de gens qui, dans toute Nation, sont en état de donner à leurs fantaisies. Vous voilà donc réduit dans votre système au gain particulier de quelques millions pour les Artistes, à l’exclusion des milliards que l’Agriculture peut faire naître du territoire, et qui seraient bien mieux prospérer la Population, votre Commerce, vos Manufactures, vos Arts même, vos Arts supérieurs, et votre prix d’opinion, par l’accroissement de vos revenus. Considérons ce petit système dans ses effets, pour n’avoir pas à nous reprocher d’avoir rien négligé.

Si votre prix d’opinion peut en effet être assimilé à notre produit net, il doit, comme lui, former de grands revenus et des fortunes durables. Vous vous dites privilégiés en ce genre, et en possession de cette singulière prédomination ; vous y avez donc beaucoup profité. Cherchons la trace de ces profits. Votre prix d’opinion qui, selon vous, équivaut au produit net de l’Agriculture complète d’un grand territoire, doit passer dans les mains qui représentent les Propriétaires, c’est-à-dire être le revenant-bon du Fabricant, au-delà de ses dépenses et de la rétribution conforme à son état ; ce doit être, dis-je, un revenu annuellement renaissant, et annuellement rapporté gratis à des Propriétaires ou à la Nation. Où sont donc ces Propriétaires qui le reçoivent pour eux ou pour la Nation ? Sans cette condition, point de revenu réel pour la Nation ni pour l’État. Appelleriez-vous revenu les taxes levées sur le commerce, où l’on ne distingue pas les ouvrages de prix d’opinion d’avec les autres, et que nous payons par le renchérissement de toutes ces marchandises ? Est-ce là un produit net ? Où sont donc du moins les fortunes fabricantes parmi nous ? ces fortunes formées au moins autant à nos dépenses qu’à ceux de l’Étranger ? Le Siècle passé a vu des fortunes de commerce maritime. Celui-ci vit, etc. etc. etc. etc. et quelques Revendeurs et Artisans quitter de bonne heure leur Profession, et acheter des maisons et jardins de Campagne ; mais je ne vois point de grandes terres de Lempereur ou de Germain ; et quand je les verrais, encore prierais-je le Seigneur de me montrer le Fief allemand ou anglais, ou russe ou portugais. Mais, hélas ! s’ils les intitulaient ainsi, par reconnaissance, du nom des Cantons dont est venu le profit, qui mit le nouveau maître en état de les acquérir, l’un s’appellerait Quartier de Richelieu, un second, Place de Vendôme, un troisième, la Cour, un quatrième encore hypothéqué, Faubourg S. Germain, et l’on verrait que le profit étranger y entre pour bien peu de chose. Ainsi, ceux qui préparent le verd de gris, l’orpiment, la litarge et les poisons, sont-ils les premiers à ressentir les effets de leurs drogues dangereuses ; ainsi se vérifie l’ancien Proverbe, que je puis répéter ici.

Tel, comme dit Merlin, cuide enseigner autrui,

Qui souvent s’enseigne lui-même.

Quoi qu’il en fait, le prix d’opinion peut bien faire, par une de ces bouffées de délire qu’enfante l’air épais des Villes corrompues, la  fortune de quelques Fabricants ou Artisans, en cela aussi heureux que le furent de nos jours l’Inventeur des Pantins, Ramponneau, l’Opéra-comique, etc. Mais c’est une manivelle fautive, trompeuse, nulle et à tous égards indigne d’être ni connue, ni sentie, et moins encore comptée pour quelque chose par l’administration des grands Empires, si différente de l’administration des Comptoirs ou des petits États commerçants, fabricants, revendeurs.

Ôtons donc d’abord à cette misère la qualité de produit net. Quand après cela, vous dites que le profit qui en résulte arrive en argent dans l’État ; que cet argent s’y dépense comme tout autre ; que quand le signe se dépense, c’est marque que la chose représentée se dépense aussi, et que ce profit vivifie la production par toutes les cascades que nous avons déduites ; alors même que vous réduisez, par votre police vivandière, le travail de la charrue au seul usage de fournir suffisamment, et au plus bas prix, la subsistance à la Nation ; alors même que cette portion sacrée serait livrée au monopole, au moins est-il de fait qu’elle se trouve réduite alternativement à la non-valeur et à la famine : vous retombez dans les brouillards, qui, dans ces derniers temps ont offusqué toute la politique moderne, et tout jeté dans un dédale de contradictions, dont le terme fut la destruction des hommes, l’abandon des terres, l’anéantissement des revenus, l’aliénation des Nations contre les Nations, des Campagnes contre les Campagnes, des Cités contre les Cités, des Familles, contre les Familles, des individus contre les individus, et le résultat naturel de tout cela, l’ébranlement de toutes les sociétés, toutes tendantes vers leur ruine. Pour marcher à travers cette confusion, à la lueur divine, éclipsée par les nuages de l’erreur, voile ténébreux de l’iniquité, il faut nous assujettir à l’ordre immuable des décrets de la Sagesse éternelle, de décomposer les idées falsifiées, et réduire aux principes simples et naturels les vérités évidentes auxquelles toute créature intelligente ne peut se refuser. Appliquons donc les mesures de notre Tableau à la totalité de votre prétendu profit, et ses règles immuables à la marche des différentes parcelles de ce même profit. Je veux bien, pour un instant, vous rendre les trois parties, dont nous avons à peu près anéanti celle des trois qui tenait le plus de place dans vos espérances. Voici donc ces trois parties. 1°. Prix des matières premières. 2°. Prix d’opinion. 3°. Prix de rétribution des Ouvriers. Dans notre hypothèse actuelle, qui consent à réaliser un instant vos prétentions d’égalité, la première de ces parties correspond à la classe productive ; la seconde, à la classe propriétaire ; la troisième, à la classe stérile. Voyons maintenant ce que deviennent ces trois portions de profit, pour juger si elles parcourent l’ordre complet de circulation, qui seul peut rendre l’abondance toujours renaissante et perpétuelle.

Pour parvenir à l’objet de cette recherche, il faut suivre chacune de ces portions de profit dans sa marche et dans son emploi.

La première, qui est le prix des matières premières, nous échappe d’abord dans tout ce qui s’appelle marchandise de luxe et de recherche ; car les diamants, les métaux, les matières d’or et d’argent, les belles soieries, etc. ne sont point des fruits de notre climat, des productions de notre terre. Partout il faut renoncer à cette portion.

Loin de parcourir chez nous le cercle entier de la circulation, tout l’argent qui, correspond à cette portion n’est qu’un rendu, qui, tout de suite, et de la main à la main, va rechercher de nouvelles matières. Posons donc zéro d’abord sur cette portion.

Quant à la partie qui compose le prix d’opinion, c’est, ainsi que nous l’avons dit, le profit gratuit du Fabricant, il faudrait, pour qu’elle vivifiât la production, par toutes les causes que nous avons déduites, que non seulement le Fabricant dépensât tout son profit, mais encore qu’il l’employât en dépense de subsistance. Ce n’est pas, je crois, ce que vous attendez de lui ; cette conduite ne serait pas conséquente aux déportements du luxe si favorables à votre système. De deux choses l’une donc, s’il fait de grands profits, ou il les dissipe en folies d’usage, c’est-à-dire, de luxe de décoration, provoqué par l’administration, et forcé par l’imitation ; alors il fait bientôt banqueroute, et son industrie est perdue pour l’État ; ou s’il faut vous en croire, il songe à établir solidement sa fortune et celle de sa famille, il accumule es profits. Mais vous savez que tout argent arrêté ne vaut pas mieux qu’une pierre dans l’État. Lorsque son trésor est assez grossi pour faire quelque placement, il devient rentier, c’est-à-dire, loup dans la société, ou Propriétaire de maison de plaisance et de délassement, ou de retraite pour la vieillesse, où il va dépenser ses faux revenus qu’il s’est formé en intérêts d’argent. La partie donc qui représente le prix d’opinion, est encore stérile ; elle est même ravie à la circulation, et manque toutes les cascades de vivification que nous avons déduites.

Reste enfin la dernière portion, c’est-à-dire, le prix de rétribution. Celle-ci sert à l’entretien des Ouvriers, et par conséquent, doit être passée en consommation. Mais prenez garde qu’un Ouvrier qui est payé 10 livres par jour, n’a pas plus de besoins réels, et en a peut-être moins que celui qui est payé 20 sols par jour. En conséquence, voilà neuf dixièmes de sa coopération à la circulation, à la reproduction, à l’abondance, à la richesse et à la prospérité, de retranchés, et employés, comme chez le Fabricant, ou en dépense superflue de décoration, ou en épargnes infructueuses et même nuisibles à la société. Il n’y a donc, en tout ceci, ni revenu, ni accroît renaissant, ni dépenses productives.

Voilà donc non seulement les mesures, mais encore l’emploi de votre prétendu profit déterminés, et la plus grande partie des avantages que vous en attendez, transformés en dommages pour la Nation. J’ai déjà répondu à ce que vous dites que les denrées ne sauraient avoir de prix de fantaisie, et démontré qu’une utilité confiante ne pouvait jamais avoir la fantaisie pour base. Vous abandonnez, dites-vous, le district de la charrue au peuple qu’elle doit nourrir, et vous n’en dirigez la police, que pour empêcher le riche d’étouffer le pauvre. Et moi je vous dis que la charrue doit nourrir tout le monde ; que là où cesse la charrue, là cesse le culte de l’Être suprême, là disparaissent les Rois, les Lois, les Empires, les Nations mêmes ; car les sociétés commerçantes, qui ne cultivent pas la terre, n’existent et ne prospèrent que par l’Agriculture des autres Nations : Que loin que votre police insidieuse empêchât le riche d’étouffer le pauvre ; elle serait le montant du monopole, qui ne serait autre chose que la plus criante tyrannie déguisée. Tout ceci a été assez démontré. Je vous dis, que votre comparaison des Ilotes est d’autant plus fautive, que les Ilotes nourrissaient des Maîtres impérieux et oisifs, bornés au nécessaire rigoureux, au lieu que le Cultivateur, indépendant et libre de vendre ses denrées, est lui-même le maître des mercenaires qui les achètent, obligés de travailler dans tous les genres, pour acquérir, par échange, ces produits si indispensablement nécessaires à leurs premiers besoins et à la satisfaction de leurs appétits. Je vous dis, enfin, que de toutes les Manufactures, celle qui coûte le moins, en raison de ce qu’elle rend, et qui par conséquent donne le plus de produit net, est, sans contredit, l’Agriculture, Manufacture d’institution divine, où le Fabricant a, pour Associé, l’Auteur de la nature, le Producteur même de tous les biens et de toutes les richesses ; l’action productive et vivifiante, dont il la doua dès l’instant de son institution, lui assura la fécondité exclusivement à tous les autres travaux des hommes. Par conséquent ce sont ces productions toujours renaissantes pour satisfaire à nos besoins, qui nous coûtent peu et nous rapportent beaucoup ; ce sont donc ces productions, dis-je, que nous devons préférablement envoyer à l’Étranger, selon votre propre intention.

Quant à cela, vous ajoutez qu’il faut que nos envois constituent une haute valeur en peu de volume ; vous espérez, sans doute, la découverte de quelque nouveau Pérou, où dans les premiers temps, au moyen de quelques petits miroirs, ciseaux, couteaux et sifflets, on rapportait des tonnes d’or. Vous en imaginez un nouveau ; dis-je ; car le premier est déjà épuisé, et la malheureuse humanité achète bien cher aujourd’hui, dans de profondes mines, cet or, boisson brûlante de l’hydropique avide, et pomme de discorde entre les Nations. Vous espérez voir renouveler à chaque siècle une nouvelle découverte en ce genre, sans diminution du prix ; car, à moins de cela, dussiez-vous fasciner tour à tour les yeux de chaque peuple au point de leur faire surpayer à l’excès vos richesses d’opinion, vous les auriez bientôt épuisées l’une après l’autre, et votre combat d’intérêt finirait de lui-même, faute de combattants. Mais il n’en est point ainsi : pourquoi cela ? C’est que les Nations qui pourraient vous acheter le plus chèrement et le plus constamment les marchandises de luxe de vos Ouvriers mercenaires, font celles qui vendraient le plus constamment et le plus abondamment les denrées et les productions de leur territoire, fruits d’une Agriculture libre dans ses débouchés. Et conséquemment elles ont une base solide de richesses, des revenus constants et un retour assuré d’argent, dont le superflu fait la loi, et tient à ses gages et dans une servitude réelle, votre industrie raffinée, travaillée, et coûteuse, au niveau du peu de rétribution dont ils daignent la soudoyer, et obligée de s’évertuer, pour attirer quelques regards de la part de ces maîtres dédaigneux.

Tel est l’emploi resserré, bas, dépendant et transfuge, contre lequel vous avez échangé la qualité de Propriétaire et de puissante Nation agricole. Tels sont les gains sordides, précaires et abusifs, pour lesquels vous avez renoncé à la rosée du Ciel et à la graisse de la terre, que la nature vous accorde sans mesure ; et ces gains misérables, tels qu’ils sont, tels qu’ils peuvent être, décroissent chaque jour dans vos mains, et sont tous prêts à vous manquer. La richesse rétributive et précaire ayant pris chez vous la place de la véritable abondance, ne peut s’étendre aux différentes classes d’hommes d’une Nation. Les besoins de l’État toujours croissants en raison de ce qu’il est plus difficile de recevoir un tribut d’un Peuple indigent, qui par conséquent ne tient par aucun lien à la Patrie et à la Souveraineté, que d’un Peuple riche des revenus du territoire, et conséquemment Citoyen attaché à son Pays et à l’État ; les besoins de l’État, dis-je, ne pouvant asseoir leurs levées sur vos revenus détruits, les établissent sur vos profits prétendus. Les taxes, les droits, les Douanes arrêtent la matière première, enchérissent les consommations et la main-d’œuvre, hérissent de buissons les débouchés, et renversent vos Manufactures. Voilà, peut-être, ce que vous appelez les revenus et les produits nets de l’industrie. Vous nous dépouillez et vous exaltez les revenus de la nudité. Ce sont les produits nets du travail en finance, que vous confondez avec le salaire de l’industrie et avec le revenu réel de production gratuite. Votre industrie surchargée s’expatrie elle-même, déchait rapidement et sensiblement ; vous perdez à la fois le fond et la forme. Sortez enfin, s’il est possible, de la plus insidieuse, de la plus ruineuse des illusions. Apprenez que l’industrie ne peut s’établir solidement qu’à côté des revenus et dans une proportion réelle des revenus, c’est-à-dire, en raison de la portion des revenus qui lui peut être attribuée dans l’ordre économique de leur dispensation et de la circulation. Dans cet ordre, l’industrie étend la jouissance qui s’obtient par le revenu et prévaut même sur le revenu, parce que le revenu n’est bon que pour la jouissance. Mais la jouissance ne doit pas anéantir le revenu ; car l’anéantissement du revenu anéantirait la jouissance. Or, dès que la jouissance est restreinte à l’ordre économique, l’industrie fondamentale, qui est celle qui satisfait aux premiers besoins de la multitude, s’établit et s’étend autour de vous en proportion de la dépense d’un Peuple innombrable, alimenté des produits d’une Agriculture inépuisable, salarié en raison des travaux multipliés, et en état de fournir amplement à ses besoins. Cette première classe fait alors la base solide d’un autre ordre d’industrie plus ingénieuse à multiplier les commodités et les agréments de la vie, et sert, par la consommation et par l’achat nombreux et favorable des matières premières, à la crue des revenus des dépenses de la reproduction, et par conséquent à son propre entretien. La moyenne industrie, qui fournit aux besoins raffinés, c’est-à-dire, aux commodités de la vie, vient ensuite et s’étend en raison du grand nombre d’aisés qui se trouvent dans un État enrichi par une forte et puissante Agriculture, mère des revenus constants. Celle-là, soudoyée par des Propriétaires qui vivent dans l’abondance, et qui ne sont point forcés d’épargner sur le fond ni sur la forme, commence déjà à porter au dehors sa réputation. L’industrie, l’entendement et l’économie des Ouvriers, la bonté des étoffes, l’invention, la solidité et la commodité des meubles donnent envie aux Étrangers opulents de se fournir chez une Nation dont les Ouvriers, solidement établis dans leur pays, joignent la probité au génie ; et ce qui sert chez vous aux médiocres, devient le luxe des riches étrangers. Sur cette seconde couche de l’édifice d’industrie tracée en pyramide, s’élève enfin la main-d’œuvre de décoration recherchée et magnifique, qui doit en couronner le faîte. L’abondance et la continuité de la reproduction entraînent l’accroissement solide et constant des revenus. Ceux-ci forment de riches Propriétaires, de vrais grands Seigneurs, et surtout un trois fois grand et puissant Souverain, qui s’enrichit à mesure qu’il dépense, et qui règne en paix avec sagesse, et presque sans inquiétude, sous la sauvegarde d’une force militaire bien disciplinée et bien soldée ; qui règne, dis-je, avec tout l’éclat de l’opulence et de la puissance sur un grand Peuple, d’autant plus docile qu’il est heureux et entièrement occupé, d’autant plus aisé à défendre, que personne n’ose ni ne veut attaquer ces hommes paisibles, bienfaisants et redoutables par leurs précautions et leurs ressources inépuisables pour la défense. In multitudine populi dignitas Regis, & in paucitate Plebis ignominia Principis.

Il n’y a point de Nation foncièrement militaire par constitution particulière ; car toute Nation qui a un patrimoine à défendre, doit être militaire. L’Espagnol, l’Anglais, le Français, l’Allemand, le Danois, le Suédois, l’Hongrois etc. sont également militaires, et, je crois, également braves sous la conduite de Chefs habiles ; cependant, toutes les Nations peuvent n’être pas également belligérantes, selon leur position et selon la sagesse des Princes qui les gouvernent. En général, une grande Nation en pleine prospérité, doit toujours être puissamment sur la défensive, pour éviter la guerre, en imposant par la force à ses voisins ; mais elle ne doit pas s’abandonner aux entreprises de conquêtes : car, non seulement les guerres violentes et fréquentes peuvent l’épuiser, mais elles lui sont encore bien plus funestes par le bouleversement qu’elles ne manquent presque jamais de produire dans le Gouvernement, en favorisant tous les expédients et tous les dérèglements d’une administration dévorante, sous le prétexte spécieux des besoins de l’État. Alors le désordre moral même s’oppose si puissamment au rétablissement de l’ordre physique, que les progrès de la dévastation ne peuvent s’arrêter qu’au terme fatal de la ruine totale de la Nation.

Les riches, enfin, les grands, et surtout le Souverain emploieront dignement leur superflu à exciter, instruire et récompenser le génie, à protéger les Arts et à les faire fleurir, à faciliter le commerce, en facilitant tous les débouchés par des travaux publics, qui font subsister une multitude d’hommes, et qui portent l’abondance dans toutes les Provinces. La construction des ponts, des canaux, la beauté et la commodité des routes, la magnificence des édifices publics, les productions de l’esprit, les prodiges de l’Art, et surtout l’abondance des moissons, des troupeaux, des fruits de la terre ; l’aisance et la gaieté des habitants exprimeront partout la grandeur et la gloire du Prince, l’excellence du Gouvernement, la splendeur de l’Empire et le bonheur des Sujets. On se tromperait fort si l’on nous soupçonnait d’avoir et d’annoncer à cet égard des préjugés gothiques. C’est pour le bien même de l’industrie que nous en prohibons le déplacement et la chute. L’industrie est un présent du Ciel, et la plus haute et rare industrie est, à cet égard, le plus brillant de ses dons. Les Arts ne peuvent être vraiment protégés, excités et récompensés que par la dépense, c’est-à-dire, par l’achat de leurs prestiges et de leurs miracles ; et cette dépense, suite de la richesse de la Nation, servira de digne ornement aux rangs supérieurs dans l’État et nécessaires dans la société. L’exemple d’une Nation fondamentalement prédominante, et à bon droit, distinguée à tant de titres entre toutes les autres, donnera aux Étrangers une digne émulation. Vous aurez alors de droit le sceptre volontaire de l’industrie, parce que vous emporterez la balance des biens réels. On rendra un juste hommage à vos Savants, à vos Gens de Lettres ; on vous demandera des Artistes et des Artisans. Loin de cacher, comme aujourd’hui, leurs prétendus et ruineux secrets, vous ne refuserez rien, vous enverrez vos meilleurs Artistes à vos voisins ; mais le voisinage de l’opulence, du goût, de la politesse et de la joie n’accompagnant pas le génie de ces expatriés, ils se trouveront tout à coup déchus, et l’on en reviendra à rendre hommage à l’industrie du Pays abondant et riche, à cet ensemble, dont on ne saurait subdiviser ni imiter le foyer. On sollicitera votre main-d’œuvre, loin de la faire valeter. Vous aurez ainsi tout à la fois, dans la mesure du moins où il est convenable et permis de vouloir tout avoir, et vous l’aurez sans jalousie, sans guerre et sans nuire à vos voisins. Vos richesses mêmes seront prospérer leur commerce, qui lui-même accroîtra votre opulence. Vous aurez, dis-je, tout ce qui peut se réunir dans le complément des richesses de votre patrimoine. Vous aurez tout, dis-je, non passagèrement, non furtivement, et par le tribut de la folie, mais solidement, à demeure et dans l’ordre d’une constante et fructueuse exportation.

Mais n’oubliez pas que la base incommutable de cette prospérité, qui n’a rien que de réel et de facile, c’est la source des revenus. Le seul moyen de grossir cette source, c’est de grossir la dépense. Pour grossir la dépense, il faut accroître la consommation des produits. L’exportation n’a d’objet que d’aller chercher la consommation, et de participer, pour assurer constamment la valeur vénale des productions, au prix courant entre les Nations commerçantes ; c’est donc l’exportation des produits, ou la liberté entière du commerce que vous devez solidement établir et maintenir constamment, et celle-là entretiendra toutes les autres, La consommation des ouvrages de main-d’œuvre est l’intérêt de l’industrie, comme la consommation des produits est l’intérêt de la production. La consommation intérieure des ouvrages d’industrie se ra toujours (nous l’avons prouvé) en raison de la consommation intérieure des produits. L’exportation, dans cette partie, comme dans la précédente, n’est autre chose que la recherche d’une plus grande consommation. Elle doit donc être astreinte aux mêmes règles. Donc l’exportation des ouvrages de main-d’œuvre sera toujours en raison de l’exportation des produits, et de l’importation des denrées et des marchandises des autres ; car les achats des marchandises des Étrangers provoquent la vente des vôtres, et leur assurent toujours le prix courant du marché général. De tout ceci s’enfuit, je crois, après une discussion peut-être trop détaillée, mais que j’ai cru nécessaire, puisqu’il fallait combattre des préjugés dominants ; de tout ceci s’ensuit, dis-je, que le commerce d’exportation des ouvrages d’industrie doit naturellement être subordonné au libre commerce des denrées du cru.

Cette exportation n’a besoin d’autre direction que de la fidélité, la facilité et la liberté générale du commerce.

De ces trois conditions, il y en a deux qui se rapportent à la manutention du Gouvernement ; savoir, 1°. la fidélité. Je n’entends point par ce ressort la police qui veille à la fidélité et à la sûreté de la fabrication. Cette portion de la fatale sollicitude du règlement ne fait, comme toutes les autres, qu’introduire la gêne, le monopole, les exactions et la destruction de la chose. On surcharge ainsi l’industrie de frais d’inspection, emplois donnés ensuite à l’ineptie favorisée, à l’ignorance, à la présomption, et, qui pis est, souvent à l’avidité de frais de maîtrise, de prohibitions, de difficultés malintentionnées, toutes inventions destructives de la liberté et de l’économie, qui sont l’essence de l’industrie. Nous avons vu l’Ordonnance rompre dans la campagne les métiers des pauvres gens qui n’étaient pas en état d’en ravoir d’autres, parce que les toiles devaient être de telle largeur et de tel aunage, comme si l’aunage en long et en large ne décidait pas également et visiblement pour l’Acheteur et pour le Vendeur, et comme si le discrédit de ces toiles anciennes ne devait pas faire de lui-même cette réforme, supposé qu’elle fût nécessaire. Mais le cabinet, maudit cabinet, toujours attentif à vivre sur le labeur des pauvres, et, qui plus est ? à les régenter tyranniquement, prétend mieux savoir que nous ce qui nous fait vivre ; il le sait si peu, qu’il est obligé de changer à chaque saison ses ordonnances et ses Inspecteurs, de changer chaque année l’ordre de leurs revues. Ce n’est donc point de cette sorte d’invasions sur le territoire de l’Industrie que je veux parler, quand j’attribue au Gouvernement le soin de la fidélité de la fabrication. Celle-ci ne peut être établie que par les mœurs, par l’aisance, et par la bonne réputation des Artisans. On fraude quand on ne peut faire mieux. Le fraudeur sait bien qu’il marche toujours dans la crainte d’être surpris, et qu’avec tout le bonheur possible il ne fournira guères que pour une saison ; car ceux qui auront été pris à sa malfaçon n’y reviendront plus : mais actuellement, forcé par la misère, il ne peut faire autrement. Les mœurs donc et la fidélité dépendent de l’aisance. Quant à celle-ci, nous avons assez déduit à quoi elle tenait, et tout cela est dans la main du Gouvernement, et le Gouvernement n’a presque rien à faire autre chose que de se dispenser d’agir. Plus il y a d’administration de détail, plus il y a d’occasions favorables à la malversation tyrannique. La sûreté du commerce est encore un garant de la fidélité de la main-d’œuvre ; et quant à ce point, c’est l’affaire du Gouvernement, tâche néanmoins fort aisée, d’assurer le règne de l’équité.

2°. La facilité se rapporte encore à ces soins, et il y pourvoit par l’institution de la dépense des travaux, des chemins, des canaux, des rivières et des ports pour la facilité des transports et des débouchés des denrées et des marchandises : tous travaux réellement productifs.

La troisième, savoir, la liberté, doit être abandonnée à la sagacité des Ouvriers, des Entrepreneurs et des Commerçants dont l’intérêt particulier agit toujours, par la liberté générale de la concurrence, à l’avantage du Public. Cette liberté générale de la concurrence, dans tous les genres d’exploitation, règle naturellement l’activité des ressorts de la machine, dont la multitude, les combinaisons et le détail des causes déterminantes surpassent infiniment l’intelligence et l’habileté de toute direction d’autorité. Celle-ci ne peut y introduire que des erreurs, du désordre, de la dégradation, de la séduction et de la perversion.

Il est inutile de s’étendre d’avantage sur un sujet que nous avons déjà amplement discuté, sur lequel il nous faudra encore revenir, et qui doit aller de lui-même, conformément à l’ordre économique des grandes Nations, qui savent tirer le plus grand revenu possible de leur territoire, et des petites Nations, qui, faute de territoire, y suppléent, autant qu’il se peut, par les gains que leur procure la fabrication des marchandises de main-d’œuvre et le commerce de revendeurs. Ces derniers subsistent de ces ressources précaires par leurs gains, et les premiers en jouissent par leurs dépenses proportionnées à leurs revenus. Il arrive ainsi que, par le commerce réciproque de ces revenus et de ces gains, comme on le remarquera ci-après, ces revenus et ces gains se perpétuent les uns et les autres, et au profit des uns et des autres.

Il est temps de passer à l’analyse de cette vérité, et de faire l’application de nos principes à ce mobile universel, tant pratiqué, tant recherché, et si peu connu, appelé Commerce. On y verra que dans cette union annoncée, des revenus et des gains, pour se reproduire réciproquement et se perpétuer, tout y marche, comme ailleurs, par les dépenses, et que les grandes règles de l’ordre naturel qui embrasse tout, sont constantes et uniformes comme la nature dont elles viennent, et dans le sein de laquelle elles doivent rentrer consécutivement.


CHAPITRE XI.

Rapport des Dépenses avec le Commerce.

 

La vertu n’est ici autre chose que la vérité ; le vice n’est autre chose que l’erreur.

L’erreur provient de trois causes : 1°. L’inapplication de l’esprit humain : 2°. L’orgueil, de l’illusion : 3°. La cupidité extraite du désordre des sens, combinée avec les deux principes vicieux précédents. L’inapplication de l’esprit humain se refuse à la connaissance des biens que l’homme a sous sa main, et par conséquent à la pure jouissance et à la juste sensibilité, ce qui ravit l’homme à son propre bonheur, et à la reconnaissance envers celui dont il le tient. L’orgueil de sa nature le porte toujours au plus ultrà, sentiment dérivé d’abord de l’excellence de sa destination, et d’autant plus dévoyé de sa vraie route, que son inapplication l’empêche de reconnaître son indigence et sa dépendance, et de sentir l’avantage de tout ce qui lui est donné. La cupidité enfin est l’acte provenant de ces deux principes, l’acte ennemi de toute justice et de toute vérité, l’acte du cœur, applicable à toutes nos vues, à toutes nos actions, et par conséquent le complément de l’erreur.

Quiconque donc veut attaquer l’erreur, doit la combattre dans ces trois principes, fixer l’inapplication de l’esprit humain, et l’arrêter à la considération de nos vrais avantages qui font fous notre main ; abattre son orgueil, en lui montrant l’illusion et la misère de tous les prestiges qu’il enfanta, le gauche et le faux de toutes ses mesures. Diriger enfin a cupidité vers le bien public et universel dans qui seul peut se rencontrer le bien particulier et individuel. C’est la méthode que je me suis proposé de suivre, parce qu’elle m’est prescrite par les lois mêmes de la nature ; par les décrets irrévocables de la Providence divine, qui a tout prévu et tout ordonné pour les besoins des hommes : je ne me suis point frayé un chemin, je n’ai point formé de système de gouvernement économique ; je suis entré dans les voies de la Sagesse suprême, clairement indiquées à tous les hommes ; et j’ose dire, avec bonne intention, que je les ai suivies le plus scrupuleusement qu’il m’a été possible, dans tout le cours de cet Ouvrage, dont l’objet embrasse toute la carrière physique et morale de l’homme ici bas : et ce sont ces voies lumineuses et infaillibles, que je dois suivre jusqu’au bout, avec d’autant plus de zèle et de confiance, que j’en trouverai les diverses parties plus embarrassées de décombres, enfants des préjugés, de l’intérêt mal entendu, et de l’imposture des hommes injustes.

Entre ces diverses parties, certes, il n’en est aucune où le travail de ramener tout au simple et au vrai, première manœuvre contre l’inapplication de l’esprit, soit plus effrayant à l’intelligence d’un homme médiocre par le génie, et uniquement soutenu par l’amour du vrai et de ses semblables, que dans celle que j’entreprends en ce moment. Nos derniers âges ont tout raisonné, calculé, rêvé, guerroyé, traité, discuté, imprimé ; commerce, tarifs, éléments, avantages et désavantages, etc. Au milieu de ce déluge d’opinions spécieuses, la plupart alambiquées, puériles, et fondées sur l’écho des Commerçants, bornés ou intéressés, des adeptes frivoles et inappliqués, il a paru des lueurs, des lumières même qui annonçaient la droiture du cœur et la justesse de l’esprit ; mais la base fautive des préjugés du temps, forçant la nature inquiète, y ramène à ces faux systèmes les principales vérités, et fait gauchir, malgré eux-mêmes, les esprits les plus droits, et marqués peut-être à l’empreinte des régénérateurs. Le plus beau génie de notre siècle, qui a jeté tant de pots à feu sur la carrière du droit public, lumière qu’il n’osa peut-être ranger en un ordre plus clair et plus suivi, n’a pas même tenté la recherche et la définition du vrai dans cette partie. Il a donné, comme les autres, le mot Commerce, en balot ; et s’il a conçu quelque chose au-dessous de lui-même, c’est sans doute en cette question si importante par son essence, par ses ressorts, par son influence et par la fatalité désastreuse de ses épidémiques erreurs. Comment donc oserai-je entreprendre une matière où tant de Grands Hommes ont échoué ? C’est en devenant comme un de ces petits, ainsi que le prescrit l’Évangile, c’est en m’assujettissant à l’ordre général et immuable, auquel tous les hommes doivent se conformer pour leur sûreté et pour leur bonheur.

Tout l’objet du travail de l’homme est sa subsistance et sa commodité. Il ne peut les obtenir que par son travail. Mais comme ses besoins sont multipliés, et que son travail doit se réunir au travail de ses semblables, ils doivent tous coopérer ensemble à l’œuvre général qui leur procure les biens nécessaires pour satisfaire à leurs besoins.

Cette union est donc scellée des mains de la nature, et les fruits en sont perçus par le moyen de l’échange. C’est cet échange qu’on appelle Commerce : d’où il suit que le commerce est l’objet et le lien de la société ; qu’il est aussi ancien que la Société ; que plus il se rapproche et se vivifie, plus il réunit et condense la société ; plus au contraire il se relâche et se raréfie, plus la société se dissout, s’affaiblit et se perd.

Ces principes simples, connus et fondamentaux une fois posés, il est question de considérer en lui-même le Commerce, cet être qu’on a voulu regarder comme isolé d’un tout dont il ne saurait être que partie ; qu’on a cru pouvoir attirer dans les États par une insertion extérieure, tandis qu’il ne peut naître que du sein même de la société, erreur semblable à la fraude de ces Charlatans, qui prétendaient rajeunir un corps usé, en injectant dans ses veines le fang d’un jeune homme ! Pour parvenir à sortir de cette carrière de prestiges, et de cet empire dénué, il faut regarder à nos pieds, et lever un plan simple et détaillé de notre marche terre à terre.

Tout est commerce, comme je l’ai dit, tout va par le commerce ; et pour ne pas se tromper sur la nature de ses différents ressorts, et pour ne pas confondre le commerce même avec le gain du service mercenaire du Commerce, il faut analyser et discuter ses différentes parties.

Il faut distinguer d’abord le Commerce de propriété ou de première main, et l’exercice du Commerce mercenaire ou de revendeurs. Le premier est tout au profit du revenu et sans frais pour l’acheteur, lors que ce commerce se borne à la vente de la première main, en faveur de celui qui achète pour consommer sur le lieu. Le second est un service public, dispendieux, plus ou moins onéreux, selon qu’il exige plus ou moins de frais de transport, et que les ventes et les achats se multiplient. Considérons séparément chacun de ces objets si divers ; considérons-les, dis-je, relativement aux immuables principes de l’ordre économique et de la prospérité, qui ne peut dériver que de là.

La base de ces principes est que tout marche, dans la société, par les richesses renaissantes, que plus on a de revenu plus on dépense, et que plus on dépense, selon l’ordre prescrit par la nature, plus on se procure de revenu par la reproduction. Cette vérité fondamentale a été assez développée et démontrée dans tout le cours de cet Ouvrage, pour n’y plus revenir ; Mais il faut se la rappeler sans cesse, comme le flambeau qui peut seul éclairer le dédale que les opinions humaines ont bâti dans l’avenue du temple sacré de la vérité. Sitôt donc qu’il est dit que le Commerce mercenaire, ou de revendeurs, est un service public nécessaire, mais dispendieux, il est certain que sa dépense est prise sur le revenu, ou sur les avances qui font naître le revenu, mais c’est encore aux dépens de ces avances ; car toute dépense est prise sur cela ; cette dépense diminue donc d’autant le revenu. Il s’ensuit de cette induction simple, qu’entre ces deux commerces que nous venons de distinguer, savoir, le Commerce de propriété ou de première main, et le commerce mercenaire ou de revendeurs, certainement c’est le premier qui doit être préféré, comme n’entraînant après foi aucune sorte de détraction sur le revenu, pour le paiement d’aucun service intermédiaire.

Arrêtons-nous à cette première vérité à laquelle il faudra ramener toutes nos spéculations sur les autres branches du commerce, branches d’autant plus utiles qu’elles seront plus simples, et qu’elles passeront par le moins de mains, toutes d’autant moins profitables, qu’elles emploient plus de revendeurs, et entraînent, en conséquence, plus de complication de dépenses.

Après cette énonciation simple de la nature et des avantages du premier de ces deux commerces, qui doit être l’étoile polaire de tous les Navigateurs d’État en ce genre, on nous demanderait, peut-être, d’exposer ici les moyens de mettre en vigueur ce commerce. Ils se présentent d’eux-mêmes dans la prospérité du Peuple et des Sujets. Mais ceci entrera dans nos déductions sur la nature et les effets du commerce mercenaire.

Nous avons dit que le second commerce est un service public dispendieux, plus ou moins onéreux, selon qu’il exige plus ou moins de frais de transport, et que les ventes et les achats se multiplient. Par exemple, un tonneau de vin apporté de loin, et commercé successivement par dix marchands, comprend dans son prix, sur le lieu de la consommation, tous les frais du transport et la rétribution de tous les Marchands qui l’ont commercé, abstraction faite, d’ailleurs, de la perte ou du gain fortuit qui peuvent arriver par la diminution ou l’augmentation du prix foncier de la marchandise même. C’est ce commerce mercenaire, ou de revendeurs, dont nous devons considérer toutes les nuances dans ce Chapitre, où il s’agit des rapports des dépenses avec le Commerce, et j’espère que le résultat de nos inductions démontrera clairement quelle est l’erreur des Nations agricoles, qui empruntent les préjugés des Comptoirs ou petites Nations de simples Marchands, et qui envisagent ce commerce dispendieux et si envié, comme une source de richesses pour les grands Empires, parce qu’il est la source des gains que font les Marchands aux dépens des Nations qui les payent ; et que l’on confond les différentes constitutions des États, celle de ces petits États maritimes, qui ne sont que des Comptoirs de revendeurs, avec les Empires ou Royaumes agricoles, qui sont les États des Peuples vendeurs.

Pour ne point perdre le fil qui doit nous conduire dans notre marche, il faut encore subdiviser ce commerce mercenaire de revendeurs en trois classes ; savoir, 1°. Le Commerce rural : 2°. Le Commerce en gros : 3°. Le Commerce en détail.

Le Commerce rural peut être comparé aux racines de l’arbre ; le Commerce en gros, au tronc ; et le Commerce de détail, aux branches. Dans le premier, les petites parties vont en se réunissant et se grossissant de plus en plus par leurs réunions successives. De là se forme le tronc, ou le Commerce en gros, c’est-à-dire, le commerce qui réunit les marchandises en grosses parties, et le commerce extérieur et réciproque, qui les exporte, et qui importe d’un Royaume à l’autre, et qui ensuite les distribue dans les Nations par les ventes et les achats successifs en divisions et sous-divisions, et dont les dernières distributions, entre les acheteurs qui les consomment, composent le Commerce de détail. Ainsi il est manifeste que tous ces différents étages sont autant d’échelons d’augmentation de dépenses, qui ne sont profitables qu’à ceux qui exercent ce commerce à la charge de ceux qui supportent ces dépenses, c’est-à-dire, au détriment des vendeurs de première main, ou des acheteurs consommateurs, ou communément des uns et des autres.

Dans le commerce de marchandises de main-d’œuvre, par exemple, les dépenses du commerce mercenaire sont à la charge du consommateur, parce que le prix de la vente de la première main, est toujours proportionné à celui de la fabrication de ces marchandises, lequel est limité par la concurrence même des Artisans des autres Pays où cette fabrication peut assurer la subsistance de ces Artisans. Ce n’est pas à dire que les frais qui portent sur le consommateur, et qui forcent celui-ci à consommer moins, son épargne dans sa consommation ne retombe toujours sur le vendeur de la première main, en ce qu’on lui achète moins de matière première. Mais on peut dire, dans la spéculation présente et particulière, qu’au-delà de la rétribution déterminée des Artisans, toute dépense du commerce de marchandise de main-d’œuvre doit être supportée par l’acheteur consommateur, autrement le salaire des Ouvriers, toujours limité par la concurrence, deviendrait insuffisant, et ils renonceraient à leurs travaux ; car tout métier doit nourrir son maître. Dès lors le prix convenable du salaire se rétablirait nécessairement et indépendamment de toutes dépenses du commerce de ces marchandises ; ainsi la rétribution du Marchand revendeur est toujours payée infailliblement et forcément sur l’acheteur consommateur.

Il n’en est pas de même du Commerce intérieur des denrées du cru, qui naissent en différents lieux, plus ou moins éloignés de ceux où elles se consomment. Car le prix de celles qui sont les plus voisines, comprend moins de frais de transport que le prix de celles qui sont plus éloignées. Ainsi, la défalcation de ces frais, sur le prix que le Marchand retire de ses denrées, règle le prix de la vente de la première main des denrées éloignées, au préjudice du revenu des biens fonds.

Ainsi, plus les Provinces, où sont situés les biens, sont habitées ou peuplées de riches habitants, en état de consommer sur les lieux, et pour ainsi dire, de la main à la main, moins les frais du commerce y suppriment de revenu. On sent cela sans en avoir approfondi les causes, et l’on voit se plaindre communément de ce que les riches Propriétaires s’en éloignent et se retirent à la Capitale et à la Cour. De prétendus Politiques opposent à cela que la puissance des Grands, résidents dans leurs Terres, pourrait être à charge aux habitants des Provinces, et de plus, donner un juste ombrage au Gouvernement. Certains Ministres, qui voulaient avilir la Nation jusqu’à s’en faire adorer eux-mêmes, et non le Souverain, et peut être assujettir les campagnes à la sous-administration arbitraire, alléguèrent cette politique, à l’appui de leurs précautions, pour forcer les Notables à venir languir dans leur anti-chambre : Ils se vantèrent d’avoir délivré les Provinces d’une multitude de petits Tyrans ; et la plate citadinerie, toujours certaine de parler un langage qui n’est point entendu de la nature, et qu’elle ne se donne point la peine de contredire, a répété par écho, en vers et en prose, l’éloge des prudentes mesures de ces Alcides de cabinet. Mais, 1°. il n’y a rien de si faux que cette prétendue tyrannie que l’on impute aux grands Propriétaires ; et je défie que l’on montre, dans nos vraies Annales, rien qui y ressemble. Si on m’allègue les temps et âges barbares et de servitude, je pourrais dire que ce n’est non plus là notre Monarchie que ne l’est le siècle de Dumonorix ; et encore, si l’on veut y regarder de près, on verra qu’on a commencé aux guerres des enfants de Clovis pour les partages, et en suivant les secousses tumultueuses de la Nation dans les temps que les Maires voulaient établir leur domination sur les ruines de celle de leurs Maîtres, et dans les temps des célèbres débats des enfants de Charlemagne, de la démence des derniers Rois de la seconde Race, des usurpations des Gouverneurs des Provinces, et de la faiblesse des premiers Rois de la troisième Race ; on verra, dis-je, que la barbarie de la Nation, et les désordres qui en résultèrent de toutes parts, ne provenaient que des tempêtes de la Cour, et de l’Anarchie du Gouvernement. Les malheurs de ces temps n’étaient point encore réparés, à beaucoup près, dans le 14e siècle, pendant lequel nous trouvons néanmoins les vestiges d’une multitude immense d’habitants, que nous avons cités au Chapitre de la Population. Ces petits Tyrans étaient donc Populateurs. La Jacquerie, les Maillotins, la Ligue, sont-ce les malheureux Sujets du Royaume ? Est-ce la Cour, enfin, qui les a engendrés, ou les petits Tyrans de campagne ? Le Grand Prince, restaurateur de la France, lui qui, plus que tout autre, avait souffert de l’insolence de quelques Grands, gâtés à la Cour par les partialités et les machinations, enfantées sous le Règne précédent, les renvoya néanmoins chacun chez eux, sitôt qu’il fut le Maître, et ne craignit pas que leur puissance châtelaine l’empêchât de policer ses États, en se fixant lui-même aux titres décisifs de la souveraine autorité et des droits de la Nation, et à la conservation de sa puissance par la conservation des richesses du Royaume. C’est la marche impérieuse de la vraie Monarchie ; c’était effectivement celle du Monarque même envers les Grands. Ils vous tracasseront, me pilleront, et vous chasseront, disait-il, à ses Ministres, si vous les rappelez. En effet, que les Rois se désabusent comme les autres, qu’ils ne s’y trompent pas, personne ne sert pour rien. On les servira pour l’honneur et pour la gloire, s’ils demandent des services de gloire et d’honneur ; on les servira pour les tromper, s’ils demandent de la flatterie ; on les servira pour le crédit et le pouvoir, s’ils veulent des favoris ; on les servira pour des gages et des profits, s’ils demandent des services mercenaires ; et à cet égard, si la dignité de leur rang exige qu’ils soient entourés de gagistes de cet ordre, la pauvre Noblesse vaut autant que la riche, et c’est là ce qui doit vivre des bienfaits viagers et domestiques du Souverain. Les Grands doivent remplir, auprès du Prince, les emplois qui sont de leur rang, avec désintéressement ; et ils doivent lui faire leur Cour dans les occasions, et le servir, d’ailleurs, en fomentant et entretenant leur patrimoine. Mais, 2°. quand j’accorderais ce que je nie formellement, lorsqu’on voudra bien distinguer, dans l’état de cette question, les Grands qui étaient Souverains eux-mêmes dans les temps de la Monarchie Aristocratique, d’avec les grands Propriétaires, des temps de pure Monarchie ; quand j’accorderais, dis-je, ce que je nie formellement, dans l’état de Monarchie, je le répète, le séjour de ces grands Propriétaires dans leurs Terres n’a jamais été nuisible au repos public ; devrait-on aujourd’hui, au milieu des effets trop hâtés, peut-être, de la civilisation citadine, de la police universelle, des postes établis, des troupes réglées répandues sur tout le territoire ; devrait-on, dis-je, avoir les mêmes ombrages qu’alors. Certes, s’il y a un Pays où les privilèges abusifs des Grands aient été abolis, c’est en Angleterre, où les forces Militaires en imposent moins que les Lois. C’est néanmoins le canton de l’Europe où la Noblesse passe le plus de temps, et très paisiblement, à la campagne. Qu’on me pardonne cette digression où j’ai été entraîné malgré moi, par la liaison qu’elle a avec mon sujet. Rien n’est plus dangereux auprès des Rois que les jalousies d’État. On n’ose, on ne doit pas même oser y répondre. Malheur à ces subalternes de régie fiscale, illégale et absurde, qui changeraient en lions les Bergers naturels des humains ; et notre marche économique n’a pas besoin de rencontrer sous ses pas les axiomes d’une fausse, sinistre et insidieuse police.

Il est donc utile, il est important, il est nécessaire, par les raisons économiques que nous avons dites ci-dessus, et qui seraient fort pressantes, surtout dans un Royaume ruiné, que les Riches, que les grands Propriétaires résident à portée de leurs revenus que leur consommation fait renaître. Mais l’effet des richesses, dans un Royaume en pleine prospérité, doit être la jouissance et la liberté. D’ailleurs, la liberté du débit, et la facilité des débouchés que les États doivent se procurer, peuvent diminuer sensiblement les frais du Commerce rural, et rendre ces absences beaucoup moins préjudiciables aux revenus des biens fonds.

À mesure néanmoins que le Commerce rural s’étend et s’éloigne, ses frais se trouvent également répartis sur le Vendeur de la première main, et sur l’Acheteur consommateur. L’augmentation du prix, causé par les frais de transport, doit toujours être prise sur la chose. Sans l’éloignement, le premier pourrait la vendre plus cher, et le second l’acheter à plus bas prix ; ce qui en augmenterait le débit, et par conséquent la demande et la vente de la première main. Ainsi l’exemption des frais se trouverait en compensation en faveur du vendeur de la première main et de l’acheteur consommateur ; et par la raison opposée, la surcharge, causée par les frais, doit être au préjudice de l’un et de l’autre.

N’oublions pas néanmoins que ces deux préjudices se réunissent en un seul, qui est le préjudice universel d’un État agricole ; car le consommateur, qui est démontré si nécessaire dans nos Principes, ne l’est que, comme foment indispensable du producteur. Tous ces rapports bien entendus, loin de se nuire les uns aux autres, se servent réciproquement, pourvu qu’ils soient à leur rang. On n’entendrait nullement dans nos idées et dans nos inductions, si l’on nous soupçonnait de proscrire les frais de transport ; et par conséquent du commerce ; mais voici leur place. Il faut d’abord appuyer et assurer, autant qu’il est possible, le commerce de la première main, et cela se peut en appuyant et autorisant le luxe de subsistance dans les lieux mêmes de la production ; car si j’ai besoin d’un veau pour ma consommation, je puis le recevoir directement de mon Fermier à compte du prix de son bail, sur le pied que ce veau vaudrait au marché, et j’y trouverai un profit considérable sur le prix que me coûterait la viande qui aurait passé par les mains des Marchands et du Boucher. Les dépouilles qui ne servent point à ma consommation, trouveront encore un débouché pour la fourniture des Fabricants qui emploient ces dépouilles. Mais alors si j’ai besoin moi-même d’une reliure en veau, je ne puis la tirer de mon Fermier que par l’entremise du Marchand, du Boucher, du Tanneur, et de je ne sais combien d’Artisans qui préparent ce mince reliquat ; aussi faut-il que tous ces gens-là vivent, par notre correspondance, sur la valeur primitive de nos productions. Le luxe de subsistance, une fois en vogue dans une Nation, déterminera naturellement les Propriétaires à se plaire sur leurs domaines ; car, sitôt que je mettrai mon plaisir et ma petite gloire à la qualité naturellement satisfaisante d’Amphitrion ; que je me plairai à traiter avec joie et abondance mes amis, mes voisins, mes domestiques, etc. j’emploierai beaucoup d’ouvriers à des travaux profitables qui amélioreront mon patrimoine ; j’animerai par ma présence et mon exemple, les travaux de mes Fermiers et des Habitants du canton ; je m’apercevrai promptement qu’il m’est beaucoup plus facile de tenir un grand état à ma campagne qu’à la Ville : 1°. Parce que j’y reçois presque tout de la première, main, au lieu qu’il faut fur-acheter toutes les denrées à la Ville : 2°. Parce que toutes les dépenses de décoration, qui ne satisfont guères au fond que celui qui veut s’attirer les regards des passants ; que l’argent employé en tabatières, vernis, dentelles, belles étoffes, etc. ; que toute la dépense de vaine décoration, en un mor, est autant d’épargné dans les lieux où chacun se connaît et vit à la fois simplement et grandement ; et la défalcation de ces dépenses ruineuses revient au profit du luxe de subsistance, de l’accroissement des revenus et de la vraie jouissance de la vie. 3°. La liberté, la joie et la salubrité de la vie champêtre venant à l’appui de ces raisons principales, il ne sera aucunement besoin de forcer les Propriétaires à résider une partie de l’année sur leurs fonds. Le commerce de première main étant ainsi favorisé et porté à toute son étendue possible, par un moyen simple, doux et naturel, son effet se ra un superflu de productions à qui le commerce de Revendeurs devient nécessaire.

Ce commerce deviendra donc d’autant plus fort, plus assuré et plus prospère, qu’on cherchera plus à le borner. Je m’explique, le commerce de Revendeurs n’a de base que la production. Plus il y aura de productions, plus il y aura d’objets de commerce. Mais pour accroître les productions, il faut accroître les consommations ; et pour accroître les consommations, il faut diminuer les frais de commerce qui les enchérissent, et qui par conséquent en diminuent d’autant la consommation. Ainsi le vrai moyen d’accroître le commerce de revendeurs, c’est d’en retrancher les frais, le plus qu’il est possible. Ceci se fait par des moyens doux et simples et résultants du premier ordre établi ci-dessus. Des campagnes fertiles, et fécondées par l’habitation et le reversement continuel et immédiat des revenus de Propriétaires riches et aisés, donnent chaque année des moissons plus abondantes. Le voisinage de l’abondance est nécessairement la population. Cette population occupée et entretenue par divers services, par divers travaux, par divers genres d’industrie à l’usage des aisés, donnent leurs œuvres en échange des subsistances, et le commerce des Revendeurs est le truchement de ces échanges. Mais il n’y a que peu de marge encore, car les industrieux se rassemblent autour des Propriétaires ; ils peuvent recevoir de la première main la plupart des choses nécessaires à leur subsistance. Si les Revendeurs veulent être reçus à leur épargner cette peine, elle est alors de peu de frais, et par conséquent, les dépenses du commerce font encore fort petites. Mais il suffit que cette épargne soit un profit pour la consommation et pour la production, pour qu’il devienne un avantage pour le commerce : et voici comment. Les profits de la production tournent en surcroît de productions, et ce nouveau surcroît doit chercher plus loin la consommation. Cette distance doit être payée au commerce, et le voilà qui s’agrandit. Car ce surcroît, simplement proportionnel à la masse de production, devient un plus grand surcroît à raison de ce que la masse augmente. Pour lui assurer et lui accroître en ses mains cet avantage, il faut encore continuer la même manœuvre contre lui en apparence, et tendre, par tous moyens, à diminuer ses frais. On ouvre les chemins, on creuse des canaux, on rend les rivières navigables, etc. et toutes ces facilités données au Commerce, sont autant d’articles qui reviennent à profit ; car, au fond, ces prétendus articles demeureraient dans les chemins, au désavantage de tout le monde. Mais, sans nous arrêter à ce point déjà discuté ailleurs, il résulte que cette épargne prise sur lui a toujours le même effet que ci-dessus, accroissement de consommation, de production, d’abondance, et par conséquent un accroissement de richesses disponibles, qui constituent la puissance de l’État, le bonheur et la sûreté de la Nation. C’est l’esprit vivifiant de tous les mouvements et de toutes les opérations libres du corps solide de la société et de l’ordre politique. C’est alors que le commerce de revendeur de nos productions apprendra la carte des chemins, des canaux, des fleuves et des mers ; c’est alors qu’excité par une concurrence, fruit toujours certain de l’active et réelle abondance, qu’instruit par une économie radicale, qu’enrichi par un fleuve toujours renaissant de moyens d’agir et de transporter, il parviendra à fournir nos voisins de productions d’une qualité plus recherchée et à aussi bon marché que les leurs propres ; il nous cherchera partout des consommateurs de nos productions surabondantes, et nous apportera en échange celles des leurs, qui peuvent varier notre jouissance, les ouvrages de leur industrie, tout enfin ce qui pourra nous convenir, et toujours à l’avantage de la restitution de notre produit net, et de la rentrée de nos revenus. Telle est, telle doit être la marche du commerce mercenaire ; c’est dans cette conduite seule que peuvent se trouver sa base, sa force, sa durée et son utilité ; c’est en tendant toujours à le réduire à son usage indispensable, qu’on parviendra à l’étendre et le perpétuer. Tel est enfin son rang dans l’ordre naturel économique. En tout évitons les frais inutiles. Plus il y a de frais de transport, plus les Marchands survendent, et plus le commerce est onéreux.

Il est un autre cas à considérer dans le commerce rural. C’est lorsque le marchand achète dans les temps où la denrée est à bas prix, pour la garder et attendre, pour la vendre, qu’elle monte à un plus haut prix. Alors les frais de cette sorte de commerce ne peuvent pas être exactement déduits du prix incertain que le marchand en retirera. Celui-ci doit donc régler ses achats purement sur le prix courant de la vente de la première main. Mais ce prix supposera toujours, dans les différents cantons, les frais à faire, selon l’éloignement des lieux de la consommation.

Le fruit de ce calcul est, à bon droit, au profit du commerce. Rien ne doit être plus autorisé en ce genre et plus utile, quant à l’indemnité et la liberté du commerce rural, que le Marchand acheteur, qui magasine dans les temps les moins favorables à la vente. Plus on le protégera, plus il se supprimera à lui-même par sa propre influence, ces profits illicites dont les aveugles, les sots, et fur-tout les Monopoleurs ont, ou feignent d’avoir tant de peur. En effet, plus on protégera ce commerce, plus les achats des denrées se multiplieront. La multiplication des achats est la vraie se maille qui accroît immanquablement la production ; et comme l’abondance est le contrepied de la disette, il est nécessaire que les achats, pour les réserves, entretiennent l’abondance en tout temps, et empêchent les dégâts du blé, que la non-valeur et le défaut de débit livrent à la nourriture des bestiaux. Il suit de l’exécution de ce commerce des denrées, que le Commerçant ne pourra jamais faire, fur ces parties de réserve même, que des profits licites et réglés. Ce commerce donc est si avantageux à l’Agriculture et à la Nation, qu’il ne peut être trop étendu et multiplié pour empêcher les dégâts des grains et les grandes variations de leur prix. Qu’il soit donc l’emploi profitable de l’épargne ou de l’argent oisif économisé prudemment pour les besoins prévus et imprévus, sur les revenus, sur les gains, sur les salaires par es habitants de tous états, jusqu’aux domestiques mêmes. Plus il y a d’acheteurs, pour mettre les denrées en réserve dans les temps d’abondance et de bas prix, plus la concurrence de ces acheteurs en soutient le prix et le débit, et entretient l’activité et les dépenses de l’Agriculture. Plus il y a de magasins, plus la subsistance est abondante dans les temps mêmes des mauvaises récoltes, et plus la concurrence des vendeurs en modère le prix. C’est par ce commerce que la production, la consommation, la valeur vénale confiante, et les revenus sont toujours assurés, sans qu’il soit jamais nécessaire, dans un Royaume agricole, de recourir à l’étranger pour les besoins de la Nation.

On ne saurait trop multiplier et étendre le commerce des denrées du cru. Nous avons assez démontré, dans les fréquentes occasions qui se sont présentées dans tout le cours de cet Ouvrage, de toucher à cette question, la plus importante de toutes, et la plus embrouillée, par les intrigues du monopole, sous le prétexte perside d’exclure le monopole même ; nous avons assez démontré, dis-je, que ce commerce est indissolublement lié à la liberté générale et indéfinie du commerce d’exportation et d’importation des denrées, et à la prospérité des Nations agricoles ; que ce dernier a tous les avantages à la fois ; mais surtout, 1°. celui de nous faire participer, relativement à notre subsistance, au prix courant et uniforme entre les Nations : 2°. D’établir et de maintenir à jamais les rapports des richesses relatives entre les Nations, et les rapports du commerce réciproque : 3°. D’assurer la subsistance et la condition aisée du menu Peuple : 4°. De soutenir, sur un pied constant et avantageux, les revenus des Propriétaires et de l’État, et les reprises du cultivateur : 5°. D’entretenir, par une égalité confiante de prix, l’égalité du prix même du vendeur cultivateur avec le prix de l’acheteur consommateur ; car, quoiqu’il paroisse par la somme d’argent, qui est la même pour celui qui vend et pour celui qui achète, que l’un retire de son blé le même prix, que celui que l’autre lui paye, il est pourtant vrai que ces prix deviennent fort différents, quand le prix courant du blé souffre successivement de grandes variations, et que la différence qui est d’un quinzième ou d’un dixième, et quelquefois plus, est en pure perte pour le revenu, et sans aucun profit pour l’acheteur ; en sorte qu’en formant un prix commun de plusieurs récoltes inégales et de prix inconstant, et que ce prix commun revienne à 18 liv. pour l’acheteur, il ne sera que de 16 liv. ou environ pour le vendeur[27] ; ce qui retombe en diminution du double sur le revenu, comme on l’a déjà fait observer ci-devant Chapitre 9. La crainte de me répéter m’interdit la faculté de traiter de nouveau ces différents objets, qui présentent néanmoins toujours de nouvelles lumières à un esprit nourri des vrais principes. Qu’on me pardonne seulement une observation de calcul simple sur le second de ces Articles, et d’autant plus admissible, qu’elle a trait à tout, particulièrement à nos principaux intérêts actuels.

Le commerce général actuel de l’Europe en blé est environ de dix millions de septiers, qui sont fournis par les Pays du Nord, l’Angleterre, les Colonies Anglaises, la Barbarie, la Sicile, etc. Si la France entrait dans ce commerce, la concurrence serait nécessairement baisser d’abord un peu le prix courant entre ces différentes Nations. Ce baissement diminuerait leurs richesses actuelles. Ainsi la France accroîtrait ses richesses de deux façons, foncièrement et relativement. Foncièrement par l’augmentation de la valeur vénale de ses productions ; et relativement, par la diminution de la valeur vénale des productions des autres États. Pour mieux faire sentir l’importance de cet objet, comparons, à cet égard, la France et l’Angleterre.

Comme l’Angleterre, loin de gêner ni déranger aucunement la liberté du Commerce des grains, l’encourage au contraire par des moyens superflus chez un Peuple actif et industrieux, le prix du blé y est toujours à peu près uniforme et constant, et l’on n’y éprouve point ces variations accablantes dont les suites sont si funestes. Nous voyons, par les relevés des tarifs, pendant une longue suite d’années, et sur l’évaluation faite des mesures et du taux des monnaies, qu’en Hollande et en Angleterre le septier de blé pesant 240 livres, s’y tient régulièrement au moins de 19 à 23 livres, ce qui fait en ce cas un prix commun tant pour le laboureur que pour l’acheteur de 21 livres, prix qui assure partout les revenus de la Nation et de l’État, la rentrée des avances annuelles d’une riche culture, les intérêts de ces avances, et la rétribution du laboureur ; prix, qui peut toujours soutenir la prospérité de l’Agriculture dans un Royaume, et qui lui procure des forces renaissantes, qui auraient dû être pesées dans les calculs politiques de ceux qui, dans un commencement de conflit entre deux Nations, disent pertinemment, ceci est une guerre qui finira à l’avantage du dernier écu. Elles finissent toutes de la sorte ; mais si j’ai 1 000 liv. de revenu, et seulement dix louis dans ma poche, et que je plaide contre un Porteballe qui a 300 louis en réserve, mon adversaire ira plus vite, et moi plus longtemps, je l’épuiserai et le forcerai à se désister.

Dans un Royaume, où les débouchés extérieurs sont fermés, où les communications intérieures sont interceptées, on voit sans cesse la cherté à côté de l’abondance et de la non valeur ; extrémités également funestes et préjudiciables, qui, d’un côté anéantissent, pour plusieurs causes, l’Agriculture et les revenus de la Nation, en ruinant le Cultivateur ; et qui, de l’autre, livrent le menu Peuple à la famine par des chertés inopinées, ou à la misère par des non-valeurs, qui suppriment les travaux et les salaires. Les défenses d’exporter au dehors, entraînent nécessairement les empêchements intérieurs ; et les prohibitions de canton à canton rendent bien plus difficile l’établissement d’un prix commun ; car indépendamment des variations excessives, qui se trouvent entre les prix des temps de disette et ceux des temps d’abondance, les prix sont si divers dans les différentes Provinces, qu’il est mal aisé de former un total sur ces points si diversifiés. On peut porter néanmoins le prix commun de l’acheteur consommateur de la plupart des Provinces du Royaume, où il est bien différent de celui de Paris, à 13 liv. le septier, pesant 240 livres, c’est environ 11 liv. 10 sols pour le Cultivateur.

Voilà notre état actuel, et relatif avec l’Angleterre. Considérons maintenant l’effet que produirait, sur ces deux parties rivales, un Édit qui permettrait et rendrait libre à jamais le commerce de nos grains au dedans et au dehors. Nous avons dit que la concurrence de la France, dans les marchés de l’Europe, se rait baisser d’abord le prix courant de 21 livres à 18 liv, tant pour le vendeur que pour s’acheteur. Je dis d’abord : car l’accroît de la population, qui suit l’augmentation des richesses, relèverait bientôt le prix partout. Or ce prix courant et constant, est, à cet égard, le taux des revenus de l’Angleterre ; ainsi donc l’effet de cet Édit serait, par rapport à l’Angleterre, de baisser, dans les premiers temps, d’un tiers, le taux des revenus de son Agriculture. D’autre part, ce prix courant et constant nous deviendrait propre aussitôt, et par conséquent triplerait au moins les revenus de nos terres. Ce rapport, d’ailleurs, doublerait bien vite l’avantage de la France par l’accroissement de notre Agriculture, que le prix et le débit libre de nos grains se raient prospérer avec une rapidité incalculable. Les deux Nations reprendraient ainsi leurs rapports et leurs proportions naturelles, ce qu’on ne doit attendre ni des Armes ni des Traités, qui cependant ont presque eu pour objet le commerce dans les vues politiques de la France ; mais quel commerce, quelle politique, quel succès ! C’est au Conseil du Commerce et à la Police des grains à en rendre compte.

Cet axiome ancien, qui est maître de la mer est maître de la terre, était bon pour les Pirates dans les âges d’enfance, où la Navigation était un Art nouveau et sans guide, et où les armées de terre n’étaient que passagères, sans discipline et sans artillerie. On supposait qu’une Puissance maritime et errante était fortifiée par une multitude de Brigands redoutables ; mais aujourd’hui, pour peu qu’on veuille se rappeler nos principes et nos démonstrations, on dira bien plus à propos, qui est le maître de la terre peut être le maître de la mer. Mais cette maîtrise de la mer n’est que le pouvoir inique des voleurs de grands chemins ; car la navigation appartient de droit à quiconque a quelque chose à voiturer par mer. Parlons vrai, ce n’est ni la mer ni le commerce que l’on se dispute aujourd’hui, c’est le métier de Voiturier, le métier du Marchand ; et les Nations s’imaginent être elles-mêmes les Marchands : Les Marchands Portugais ont étendu leur commerce étranger dans toutes les parties du Monde ; la Nation Portugaise en est-elle plus opulente ?

Eh ! revenons plutôt aux principes éternels immuablement et invinciblement prescrits par l’ordre naturel. C’est dans le commerce réciproque des Nations que consiste leur prospérité. La France ne peut établir es impôts, qu’elle ne charge le commerce de l’Angleterre, et ne se nuise à elle-même. L’Angleterre ne peut faire un emprunt qu’elle ne resserre en France la circulation. L’Angleterre, en ruinant le commerce de la France, ruine son propre commerce. La France, en brûlant un Port d’Angleterre, brûlerait ses propres magasins. Il n’y a pas une banqueroute en France qui n’ébranle quelque Banquier en Angleterre. Si ces liens étaient totalement rompus, les deux Nations tomberaient dans l’inertie et dans l’indigence. Jusqu’à quand nos passions aveugles nous armeront-elles contre notre propre intérêt ? L’intérêt des individus est l’intérêt des familles ; l’intérêt des familles est l’intérêt des États ; l’intérêt des États est l’intérêt des Nations en général. La richesse d’une Nation dépend de la richesse des autres. C’est dans ce principe seul que Peut se trouver la base d’une saine, franche et immuable politique.

Loin donc que les Anglais, malgré leur prétendu empire de la mer, aient intérêt à nous empêcher de reprendre le niveau naturel de nos revenus, il est, au contraire, de leur intérêt que notre territoire produise tout ce qu’il peut produire pour nous et pour eux. Notre puissance alors, dit-on, leur serait ombrage. Quel raisonnement ! Les soupçons et les craintes sont les compagnons du brigandage ; le désir de porter dommage engendre la peur d’être endommagé. Mais, dira-t-on, dans la démonstration même que vous venez de faire, en triplant le revenu de votre Agriculture, ne faites-vous pas tomber d’un tiers celui de l’Agriculture de l’Angleterre ; et n’est-ce pas là un dommage réel ? Oui, mais ce dommage doit peu inquiéter celui qui le supporte, parce que ce ne peut être qu’un dommage d’un moment. Car de l’autre côté, où il y aura accroissement de revenu, il y aura bientôt un accroissement de population et de consommation, qui se ra remonter le prix commun à son premier état, et même plus haut, au profit de tous les concurrents ; attendu que plus les Nations prospèrent, plus leur commerce réciproque se multiplie. Mais, direz-vous, l’Angleterre perdra du moins l’avantage de la supériorité du prix de ses denrées. L’Angleterre n’a joui de cette supériorité que par notre fausse police, et elle ne peut que s’applaudir d’avoir mieux conduit son administration économique. Mais à quel titre pourrait-elle empêcher les autres de profiter de son exemple, et de se procurer, par la même voie, les mêmes succès ? Elle n’en a aucun, sans doute, ou bien il faudrait convenir que tous eux qui vont vendre au même marché, devraient porter des pistolets pour éloigner leurs concurrents. Ce serait une redoutable forêt que la Société, si les Lois permettaient aux Particuliers ce qu’une politique effrénée veut s’attribuer, ou pour mieux dire, si l’homme simple n’avait le cœur plus droit, que l’homme composé n’a l’esprit juste.

Mais le premier pas, pour parvenir en France à un degré de vivification, aussi proscrit qu’il est avantageux, c’est que le commerce rural soit soutenu, protégé et provoqué de toutes les manières, loin d’être aboli et anathématisé, comme on le voit chez les Nations ruinées. Ce Commerce exige un grand fonds de richesses, parce qu’il doit faire toutes les avances des achats, et qu’il n’est pas réglé sur un débit courant. Ainsi il est très avantageux que tous ceux qui ont de l’argent oisif se livrent à ce commerce, et participent eux-mêmes, par ce genre de trafic, aux avantages qu’il procure à l’Agriculture et la Nation. Il faut donc qu’il soit exercé avec une entière liberté et sûreté. Oh ! combien les Nations ont erré sur cet article, le plus important de tous, jusqu’au temps où l’Angleterre, gouvernée par un Souverain, le plus pénétrant et le plus expérimenté des hommes, ouvrit les yeux, et prit une voie opposée, dont la réussite aurait dû être aussitôt une leçon décisive pour la France, qui, elle-même, en avait auparavant éprouvé les succès sous l’administration d’un Ministre, dont le zèle et la supériorité du génie rétablit sur les ruines du Royaume, la puissance du Monarque et la prospérité de la Nation. Quelles erreurs, quel vertige ne découvre-t-on pas dans nos Lois à ce sujet, sitôt que par notre aveuglement, nous nous sommes avisés de déranger l’ordre naturel ! Mais faut-il s’en étonner ? Ce n’est que de nos jours que l’économie politique a commencé à s’ériger en science, et pour notre malheur nous avons trop tardé à en approfondir les principes, les causes et les effets, et à la débrouiller d’avec la simple législation positive.

En France le Commerce des grains, dans l’intérieur des Provinces, a été assujetti à des formalités établies par les Édits de 1567 et de 1577, et même de 1599, temps fertile, comme l’Histoire nous l’apprend, en règlements singuliers, dont le Souverain reconnut les funestes effets, et en confia la réforme au célèbre et vertueux Sully, qui rappela l’abondance et les richesses dans le Royaume. Il était ordonné, par ces Règlements insidieux, que la profession de Marchand de grain ne pourra être exercée que par ceux qui en auront, obtenu la permission du Juge, et prêté serment entre ses mains. Elle est surtout prohibée aux Gentilshommes et aux Laboureurs. Arrêtons-nous sur ces premières conditions pour en considérer l’absurdité ; oui, l’absurdité, je le répète. Je sais le respect qui est dû aux Lois ; je sais qu’elles imposent souverainement et religieusement aux Sujets l’obligation de les observer exactement ; mais ce n’est pas sous ce point de vue que je les examine ici, c’est du côté des motifs de leur institution. Or les motifs de l’institution des lois sont avant les lois, et alors ils ne sont obligatoires, par eux-mêmes, qu’autant qu’ils pourront être conformes à la loi naturelle, et c’est ce que tout homme a droit d’examiner ; c’est même le premier devoir de l’humanité ; les meilleures lois positives ne sont que des copies imparfaites des lois suprêmes et éternelles de la Théocratie, qui est la règle fixe et invariable de tout gouvernement parfait. Les lois qui s’en écartent sont des lois injustes, surprises par des intérêts particuliers, des lois dommageables et furtives que la lumière doit faire rentrer dans le néant. Qui oserait réclamer cette loi qui, dans le temps de celles que nous venons de citer, fixa le prix de toutes denrées en particulier ; le prix de la livre de chandelle, du gros et du petit poulet, d’une poule, d’un chapon, d’un pigeon, d’un lapin de garenne, d’un lapin clapier, d’une perdrix, d’une bécasse, d’un bécassin, d’une caille, d’un ramier, d’un biset, d’une grive, d’une douzaine d’alouettes grasses, d’un pluvier, d’une sarcelle, d’un canard sauvage, d’un canard paillier ; d’un millier de tuiles, d’une corde de bois, d’un cent de bourrées, d’un cent de fagots, d’une paire de souliers, etc. ? Il fallait taxer aussi les vivres u chapon, du poulet, de la poule, etc. Il fallait de plus forcer, par cette même loi, les économes, les chasseurs, les marchands revendeurs, de pourvoir à l’abondance de ces productions, taxées en faveur des consommateurs au préjudice des vendeurs ; car autrement la disette et la cherté seraient infailliblement les effets d’une loi si absurde, qui ne peut être envisagée que comme une subversion de l’ordre public, de la prospérité prospérité d’un Royaume, de la propriété des biens. Tout droit naturel est aboli, tout est bouleversé en attaquant aussi désastreusement la culture des terres, source des revenus du territoire et des richesses de la Nation, le salaire ou l’existence même des hommes.

Voilà les dérèglements de ces lois surprises sous le prétexte insidieux d’assurer, à bas prix, la subsistance aux habitants des Villes aux dépens de leur subsistance même, c’est-à-dire, au préjudice de la reproduction des richesses et des revenus qui les font subsister.

La sûreté de l’approvisionnement de Paris ne peut pas se concilier, dit-on, avec la liberté du commerce des grains. Sent-on tout l’odieux de l’imputation dont on charge la Capitale et l’administration de sa police ? C’est donc Paris qui est la cause de l’anéantissement des revenus de la Nation, et de la ruine du Royaume ? Mais que deviendra Paris lui-même quand le Royaume sera ruiné ? On sait quel fut le sort de Rome quand Rome eut ruiné l’Empire. N’y a-t-il pas un Paris en Angleterre ? La Capitale de ce Royaume y ferme-t-elle les débouchés des productions de l’Agriculture ? Y anéantit-elle les revenus du territoire ? Le Gouvernement sait que les habitants de Londres doivent être des consommateurs profitables à l’État ; la police de cette Ville, assujettie aux mêmes vues, ne manque pas de moyens pour y assurer la subsistance, sans préjudicier au revenu des biens fonds, qui est lui-même la véritable source de l’abondance dans les Villes. On a voulu insinuer que la subsistance de nos armées a dû arrêter le commerce des grains. Mais ne sait-on pas que la consommation du pain est la moindre dépense de la guerre ? On est donc bien éloigné de penser, que de faire tomber les grains en non-valeur dans le Royaume, fait un bon expédient pour faire subsister les Armées et soutenir les forces de l’État : c’est par le prix avantageux et constant des productions du Royaume que l’on peut juger de la durée des forces d’une Nation, car c’est l’abondance et les débouchés de ces productions mêmes qui forment un commerce florissant, qui animent la culture, et qui soutiennent la puissance du Souverain. Toute Nation qui a ces avantages, et qui sera attentive à les conserver, en imposera toujours à ses voisins.

Il ne nous reste donc plus qu’à faire remarquer l’absurdité du système de la prohibition du commerce des grains, pour assurer la subsistance de la Nation. Qui est-ce, du vendeur ou de l’acheteur, qui a le plus besoin du débit ? Si le dernier n’achète pas, il ne jouit pas de ce qu’il aurait acheté ; au moins est-il dédommagé de ce défaut de jouissance par l’épargne en se réduisant, pendant quelques mois, à une subsistance de moindre prix que le bled, ou en en achetant de l’Étranger, qui, lui même, lui achètera d’autres marchandises. Mais celui qui manque de vendre perd la production dont il n’a plus le débit, ou dont il ne trouve plus le prix ; il perd les frais qu’il a fait, et les revenus qu’il a à payer aux propriétaires ; et cette production ne renaîtra pas, parce qu’elle n’a pas fourni la dépense nécessaire pour la faire renaître. Voilà donc une extinction de reproduction préjudiciable alors à l’acheteur, et ruineuse pour le vendeur, et un anéantissement de richesses pour la Nation. Or si c’est le vendeur qui a le plus grand besoin de chercher le débit, c’est-à-dire, de chercher des acheteurs, et s’il est si essentiel, pour éviter le dépérissement des richesses de la Nation, qu’il vende ses productions à un prix qui paye les revenus des propriétaires et du Souverain, et qui lui rende à lui-même les avances pour les faire renaître, et pour entretenir l’abondance, qui augmente la concurrence des vendeurs en faveur des acheteurs ; pourquoi donc faire des lois préjudiciables aux vendeurs, à la reproduction des richesses et à l’abondance qui accroît la jouissance des acheteurs, et les moyens de se procurer cette jouissance par l’accroissement des richesses mêmes, ou des revenus qui se distribuent à toutes les classes des citoyens ? Pourquoi donc rompre ce cercle de prospérité par un acte d’autorité si destructif ?

C’est parce que nous sommes religieusement soumis aux lois du Souverain, que nous ne pouvons éviter, ni nous empêcher de reconnaître le mal que causent celles qui s’obtiennent par les menées artificieuses de l’intérêt mal entendu ou de l’intérêt particulier ; car nous ne pouvons pas nous soustraire à la lumière de l’ordre naturel qui est la grande loi divine, la mère et le modèle de toutes les lois de détail ; elle réchauffe et corrobore celles-ci, et assure leur empire, tandis qu’elle étouffe ou arrache l’ivraie du champ fertile des législations humaines. Les ordonnateurs des Siècles passés méprisaient sans doute les lois qui portaient les épreuves du combat et du feu ; lois néanmoins aussi imposantes pour eux qu’elles sont absurdes en elles-mêmes. La prohibition du commerce des grains, à peine prononcée, était heureusement caduque parmi nous : mais une police spécieuse et active a rappelé ces lois ridicules et ruineuses, et en a fait, il n’y a pas longtemps, la base de ses fatales opérations, la destruction progressive qu’elle a causée, nous a enfin conduit à l’épuisement total. Le mal qui en a résulté est si grand, que le remède ne peut plus être que dans l’interdiction du feu et de l’eau, pour tout homme, tel qu’il puisse être, qui oserait s’ingérer à vouloir gêner ni diriger, en manière quelconque, et dans tous les cas, le commerce rural. Mais avant de prononcer sur les peines, examinons encore le délit, non en sa plénitude, puisque ce sujet nous a passé plusieurs fois par les mains dans le cours de cet Ouvrage, mais seulement d’après les dispositions particulières sur lesquelles nous venons de nous arrêter, et qui font relatives à notre objet actuel.

Il faudra donc, par la teneur de ces lois alléguées, avant de pouvoir faire le commerce des grains, 1°. avoir obtenu la permission du Juge : 2°. Avoir prêté serment entre ses mains. Et c’est parmi des Nations, où la mode est de raisonner sans cesse sur les avantages du commerce, qu’on ose rappeler de tels Édits. Mais, je demande, est-ce comme nuisible ou comme avantageux, qu’on a voulu refuser à ce genre de commerce, une condition qu’on convient généralement être la plus nécessaire de toutes au commerce en général, à savoir, la liberté ? Si c’est comme nuisible, il faut donc brûler tous les Livres contenants tous les résultats de la réflexion et de l’expérience, qui démontrent que c’est le commerce qui fait tout valoir, et tirer de la règle commune la matière la plus précieuse de toutes, et par conséquent la plus importante à faire valoir. Si c’est comme avantageux, qu’on veut se réserver ce commerce, et en donner les privilèges exclusifs, certes, ce serait la plus atroce des tyrannies, la plus cruelle des invasions de la loi du plus fort sur le territoire commun, sur la source des richesses de la Nation, sur la prospérité, sur le travail de l’Agriculture et de l’industrie.

« Mais, pourrait-on dire, c’est comme avantageux au premier chef, qu’on le tient pour plus recommandé que tout autre à la protection et à la vigilance publique, et comme pouvant devenir nuisible par le monopole, qu’on ne peut le confier qu’en des mains avouées, et qui répondent au Public de son intégrité ; vous voulez surtout qu’on appuie et qu’on étende, le plus qu’il est possible, le commerce de la première main. C’est en effet à ce commerce que nous réservons la denrée, de toutes la plus propre à circuler et profitablement par cette seule impulsion. Le grain n’est point de droit une matière transportable, ni qui ait besoin d’aller chercher au loin sa consommation : Tout le monde en consomme, tout le monde en demande, et il est nécessaire à tous. Quant au milieu de ce débouché constant et journalier, nous voyons s’élever des magasins et des monceaux de cette denrée alimentaire, qui se refusent à la demande quotidienne des indigents, que voulez-vous que nous pensions de cette opération contre nature, si ce n’est que c’est le fruit de quelque spéculation des riches contre les pauvres ? Ces gens-là ne trouvent pas, sans doute, le besoin présent assez urgent, puisqu’ils ne débitent pas ? Ils attendent donc un plus pressant besoin, qui force le pauvre à surpayer sa subsistance journalière, et c’est à quoi nous devons pourvoir. Prétendez-vous que ces magasins sont destinés à aller chercher le profit au loin ? Où en serait l’apparence ? Le prix de ces grains s’accroît, à mesure qu’ils voyagent, de tous les frais de transport. Si les étrangers manquent, ils auront les mêmes précautions que nous de retenir leurs grains chez eux ; d’ailleurs s’ils sont pauvres, ils ne pourront acheter ce qui vient de si loin. Le marchand sait cela, mais son objet réel est de profiter de l’épuisement du pays même qu’il effruite aujourd’hui. Profitons de l’avantage oisif, qui est assuré en toute chose, à celui qui peut attendre et vivre sur ses fonds ; il fait une spéculation sûre. Autant qu’il se présentera de grain à bas prix, autant il en retire de la circulation et de la consommation ; et ne fût-ce qu’en achetant tout à tout prix pendant les six premiers mois de l’année, il est sûr d’être le seul vendeur les six autres mois, et de mettre alors le prix qu’il voudra à la faim du Peuple. Si un tel monopole est permis, les associations de tous les riches surpasseront bientôt, en pouvoir, le montant des meilleures récoltes en abondance ; et les vaches maigres du songe de Pharaon dévoreront les vaches grasses de votre territoire. Voilà pourquoi nous ne voulons commettre ce commerce délicat qu’en des mains sûres, avouées connues, et qui nous répondent des abus qui pourraient résulter de leur coopération.

Voilà tous les préjugés des rues, Maître Yack-Pudding ; qui servent de prétexte à vos perfides précautions pour la subsistance des pauvres ? Mais je dois avouer que ce beau Plaidoyer est une supposition : car on doit être bien assuré qu’il n’y a aujourd’hui, dans la sous-administration, aucune personne qui ait dessein de défendre une cause si odieuse et si généralement dévoilée et détestée ; cependant, pour dissiper toute l’illusion des sophismes qui ont fait reparaître ces lois funestes, et surpris alors la religion du Gouvernement, reprenons-en les articles principaux. Vous dites que ce commerce est très avantageux en lui-même, et qu’il peut devenir très dangereux par le monopole. À ce que je vois, vous êtes peu entendu en généalogie, et vous regardez le monopole comme étant de la même famille que le commerce licite et libre ; mais on vous assurera qu’il n’est point d’être moraux d’une dynastie si différente, si opposée et si ennemie. Le commerce n’est autre chose que l’achat du dernier enchérisseur dans la concurrence libre et générale, et la vente au plus offrant. Le monopole au contraire est achat et vente exclusive, soutenus par autorité, l’un est blanc en un mot, et l’autre est noir ; ils ne peuvent subsister ensemble. La pleine liberté et la concurrence générale font les vrais attributs du commerce licite et le basilic du monopole. Jugez, après cela, si votre protection et votre fatale vigilance sont plus applicables au commerce des grains, qu’à celui du foin, des bois, de l’antimoine, de l’ambre et du verd-de-gris, ou du moins, si elles doivent avoir d’autre effet que celui d’assurer un plein et libre accès à tous les achats et à toutes les ventes, et de laisser chaque branche de commerce se munir d’autant d’entrepreneurs et d’agents que son étoffe peut en comporter. Vous voulez, dites-vous, réserver le débit des grains au commerce de la première main. J’ai dit, il est vrai, que ce commerce était le plus avantageux de tous, comme ne supportant point de frais d’entremise, et qu’il fallait surtout l’appuyer au profit du vendeur, et non, comme vous l’entendez, par votre manœuvre, pour faire baisser les prix, et faire tomber les revenus ; et j’ai démontré en même temps que, par une chaîne non interrompue, ce commerce entraînait aussi tous les autres, que ces derniers lui étaient indispensablement nécessaires comme donnant une valeur au superflu, et apportant ainsi la richesse sans laquelle il est impossible que le commerce de la première main se soutienne, et perpétue la reproduction et les revenus ; vous jetez le même Peuple dans la misère en affectant de lui assurer la subsistance ; car les pauvres n’ont rien à échanger entre eux ; ils ne peuvent rien payer que par le salaire qui leur assure les richesses du territoire. J’ai dit que, pour devenir riche, il fallait vendre à profit, que la vente la plus profitable était celle des denrées dont la nature avait fait plus des trois quarts des frais. Si vous gênez les Marchands, vous gênez le commerce. Nous devenons pauvres d’autant ; et de pauvreté en misère, il faut laisser les terres en friches et abandonner le pays.

Tout le monde demande et consomme du grain, ajoutez-vous, et il n’a que faire d’aller chercher son prix ailleurs. Et oui, tout le monde voudrait aussi des souliers, un habit et une redingote ; ils voudraient bien encore autre chose ; mais je m’en tiens à ce que chacun ne peut acheter qu’autant qu’il a de quoi payer, qu’autant que le revenu pourvoit à tout : Mais disette de revenu est disette de tout. Que ne défendez-vous aussi les magasins de cuirs, de drap, pour réserver ces marchandises au seul commerce de la première main dans les Manufactures ? Comment vos vues ne se sont-elles pas étendues jusque-là ? Cela est si conséquent à vos idées. Les Pauvres se passent, me direz-vous, de ces marchandises : mais ils se passent aussi de blé ; ils consomment le seigle, le blé noir, les châtaignes, les pommes de terre, etc. et c’est là le mal, le plus grand mal, non seulement contre l’humanité (cet objet n’entre pas dans cette discussion, parce que réellement il n’est pas dans celui des sophismes que nous combattons) mais contre vous-même, contre vos revenus, contre ceux de l’État, contre les Pauvres dont vous anéantissez le salaire, et que vous réduisez aux aliments de rebut et de non-valeur : et ce mal, ce sont précisément vos spécieuses précautions qui en sont la cause. Vous avez interdit, gêné, proscrit le commerce, qui pouvait seul hausser le revenu de vos terres, et rendre vos productions abondantes. La culture des terres est négligée, les revenus sont nuls, et les salaires aussi ; le Peuple, par conséquent, ne peut atteindre au pain dans le temps même où le pain est à vil prix ; prix ruineux, qui conduit à un autre prix ruineux, celui de la cherté, si vous prétendez avoir pour le même Peuple, privé de salaire, du blé au taux de son dénuement et de sa misère, faites-en donc semer dans le Paradis terrestre, où tout venait sans peine et sans frais : ou, puisque vous prétendez avoir un Peuple misérable, afin qu’il soit plus souple et plus dispos, renoncez aussi au projet de le nourrir de pain, et réservez le reste de vos grains à ceux qui peuvent avoir des souliers et des habits, sinon vous perdrez encore ce reste-là, et vous en serez bientôt à l’attente de la manne céleste.

Je vous ai assez expliqué, répété en mille manières, et de façon à être entendu de tous, si ce n’est des sourds volontaires, que plus on fera de magasins grands et petits, plus ces magasins seront une preuve de la multitude d’achats ; que ces achats ont, comme tous les autres, la vertu de donner la valeur vénale à la denrée, que la valeur vénale lui donne la qualité de richesses ; que celle-ci en provoque la production et l’abondance. Mais vous avez, malgré la liberté même de l’importation du blé étranger dans le Royaume, une frayeur qui ne laisse pas que de m’alarmer aussi. Car je ne puis disconvenir, que si une association de Riches, qui rassemblerait un fonds de cinq à six cens millions, ce qui produirait, à monopole et compagnie, une masse de pécule qui n’existe pas dans le Royaume, venait tout à coup à se répandre dans les campagnes, avec le projet de les dépouiller de tous leurs grains, à tout prix, pendant Octobre, Novembre, Décembre, Janvier, Février et Mars ; bien certains qu’au moyen de cet enlèvement général, qui, malgré la liberté des communications, ne laisserait plus de ressource de commerce entre les Provinces, il faudrait les leur racheter à un prix exorbitant, pour vivre ensuite en Avril, Mai, Juin et Juillet seulement, ce serait là une opération bien sûre et bien funeste. Il est vrai cependant qu’il serait beau voir d’abord une simple spéculation de commerce rural, trouver le moyen d’ouvrir les coffres forts de ces Messieurs tant resserrés aujourd’hui, qu’aucune espèce d’inversion, d’allure et de grimace de ce renard appelé crédit, n’en peuvent relâcher les verrouilles. Leur argent, remis d’abord dans les mains de pauvres contribuables, passerait promptement et sans effort dans les coffres du Roi pour faire les fonds de la campagne future. Mais après cela il faudrait vivre, et l’on verrait bientôt cette facile et abondante aisance, se changer en une disette et une dépendance absolue de ces Monopoleurs. Il est vrai encore, que le dégorgement faisant désenfler les Provinces maritimes, qui n’auraient plus de barrières, même malgré la guerre, qui ne tient point contre le profit certain, les blés du Nord, du Levant et de l’Afrique, rempliraient nos Ports, couvriraient nos Rivières, par l’impulsion du reflu général. Nos ennemis mêmes s’empresseraient à nous en rapporter, et nous avons souvent reçu d’eux des munitions d’artillerie pour les combattre. Mais dans un pareil cas vos Monopoleurs ne seraient-ils pas à plaindre ? Car nous l’avons déjà dit, ce sont les vendeurs qui ont le plus besoin de débit. Ils se presseraient donc d’entrer en concurrence avec l’Étranger pour se partager les acheteurs. Ne seraient-ils pas même bien fondés à faire des représentations au Gouvernement pour obtenir des gratifications ou des dédommagements, pour avoir répandu, sur le territoire, des richesses qui y porteraient une fertilité immense, qui dédommagerait bien de l’argent payé à l’Étranger pour ramener le blé de ces grands magasineurs au prix courant, et bientôt fort au-dessous de celui de l’Étranger ? La nouvelle moisson, qui n’est éloignée que de quelques mois, serait une perspective qui les presserait fort de hâter le débit de cette immense quantité de blé, qui surpasserait de beaucoup ce qu’il en faudrait pour la consommation des acheteurs. Les vendeurs, quand il n’y a pas de disette réelle, sont donc toujours beaucoup plus occupés que les acheteurs, du débit de leurs marchandises. Tout cela est vrai, mais tant de centaines de millions … ; Oh ! vous avez, je crois, raison ; il ne faut pas permettre aux riches de se mêler d’un tel commerce qui les ruinerait. Il faut, il est vrai, de l’or à l’Agriculture, qui seule a droit de produire et de reverser de l’or. Mais c’est aux Pauvres à se démener pour en faire. Qu’ils brûlent du charbon pour opérer, s’ils peuvent, le grand œuvre, et encore faut-ils que ces Pauvres soient gens sûrs et timorés. C’est chose rare ; mais en cherchant bien on trouvera, et le Juge ne donnera permission qu’à ceux-là, et il leur sera prêter serment entre ses mains.

C’est la formule du serment qui m’embarrasse. Essayons. Moi, N…. qui ne suis ni Gentilhomme ni Laboureur (car nous allons voir tout à l’heure, qu’on ne veut point de ces engeances-là) natif de telle Paroisse, né de bon père et de bonne mère, du moins on le dit, n’ayant dans ma race ni avares, ni usuriers, ni pendu, ni se mme galante, ni Gentilhomme, ni Laboureur, de bonne vie, mœurs et Religion Catholique, Apostolique et Romaine, promets à Dieu, au Roi et à la Justice, dans les mains de N…. Juge Royal de N…. Juré expert en toutes matières, concernant le commerce rural, comme pluie, grêle, vent, vimères, inondations, épidémies d’hommes et de bestiaux, etc. d’exercer légalement et en homme de bien, le commerce des grains, dans tel canton exclusivement, afin de ne point sortir des bornes de la Juridiction où mes patentes pourraient être légalement connues, et valablement autorisées ; de me comporter en homme de bien dans tout ce qui concerne icelui commerce ; de n’acheter qu’alors que personne ne me voudra vendre, et de ne vendre qu’alors que personne ne me voudra acheter, ou pour mieux dire, de n’acheter et ne vendre qu’à bas prix ; de ne point faire de magasins, et cependant de me tenir prêt à vendre au rabais en temps de cherté, de ne point faire d’associations frauduleuses, c’est-à-dire, avec aucuns possédants biens, Gentilshommes, Laboureurs, ni autres notables, ni riches quelconques ; enfin d’exercer mon petit commerce de manière qu’aucun de ceux qui auront faim, et qui verront du blé chez moi ne me l’envie ; de porter toujours au marché voisin, et d’y délier le fac soit à perte, soit à gain ; de me comporter modestement enfin en toute chose, ainsi que doivent faire tous honnêtes et intimes desservants du public et de la Justice, comme Records, Archers des pauvres, Exécuteurs, etc. qu’ainsi Dieu me soit en aide, et me fasse la grâce de tenir ce que je promets.

J’ai sué pour fabriquer cette formule, mais je me flatte d’y avoir réussi. Poursuivons maintenant, et tâchons d’analyser les autres dispositions de ces lumineuses Ordonnances lancées contre le commerce rural : cette discussion est longue et ennuyeuse : mais on doit me la pardonner, puisqu’il s’agit de règlement contre le commercé le plus essentiel. Or des règlements, quels qu’ils soient, ne peuvent pas être dédaignés, parce qu’ils sont revêtus de l’autorité, et qu’on les fait exécuter sinon par raison, du moins par contrainte ; alors l’examen en doit être fastidieux ; mais il s’agit de leur effet et de l’importance de l’objet. Il faut, quoique la matière ait été discutée à fond et à plusieurs reprises, dans le cours de cet Ouvrage ; il faut, dis-je, en démontrer en détail, et avec attention, les erreurs et les préjugés qui ont fourni les motifs de leur institution.

Le commerce des grains y est surtout prohibé aux Gentilshommes et aux Laboureurs. En effet, qui a jamais imaginé que ce serait à moi à y placer mes enfants. Un Gentilhomme est destiné à être toute sa vie battant ou battu, un Laboureur à tenir le foc de sa charrue, et il ne leur appartient aucunement de choisir leur temps pour le débit de leurs productions. On m’objecterait en vain que ce Gentilhomme, qui vit sur sa terre, et qui tâche d’en tirer de quoi soutenir ses enfants au service, doit faire feu des quatre pieds pour subvenir à tant de frais ; qu’en conséquence le revenu fixe, en argent, représentant le produit net, ne lui convient pas, comme à cet autre qui habite à la Ville ou à la Cour, ou que des emplois demandent dans des lieux éloignés de son patrimoine. Ce dernier a besoin de savoir exactement sur quoi compter. Mais l’autre, qui est sur les lieux, et qui a plus de loisir et moins de dissipations, pour recevoir sa portion de denrées en nature, ce qui est vraiment la première branche du commerce de première main. Les avantages qui résultent de cette correspondance, se partagent entre le Fermier et le Propriétaire. Le Fermier est déchargé du soin de commercer toute la partie de son produit qui correspond au produit net, et il fait autre chose pendant ce temps là. Le Propriétaire peut, au contraire, mettre son temps à profit en commerçant habilement sa denrée, qui grossit son revenu, sans que pour cela il en coûte plus cher à son Fermier. Mais point du tout, il est trop dangereux de permettre à ceux à qui appartient le blé d’abord, d’en retarder la vente : Car s’ils s’avisaient de le garder et de n’en faire part à personne qu’aux conditions qu’il leur plairait, en se résignant à se passer de vin, de bois, de viande, de souliers, de chapeau, enfin de toutes les autres nécessités de la vie, qu’ils ne peuvent avoir qu’en échange de leurs denrées, et en défendant aux rats et à la vermine de l’aborder et de vivre au tas. Ainsi seraient ces Gentilshommes, et par ce moyen ils donneraient la loi ; c’est ce qu’il faut empêcher.

Il y a néanmoins une réflexion à faire, c’est que si le propriétaire : (car enfin, la Gentilhommerie, dans tout état primitif de société, n’est autre chose que la possession de la glèbe) ; si le Propriétaire, dis-je, ni le Laboureur, ne vendent du grain, il ne partira jamais du tas, à moins que les premiers vendeurs n’aient besoin de leur fourrage.

Mais, dit-on, ce n’est pas cela qu’a voulu dire la loi. Chacun est libre de vendre son grain, mais c’est le métier de Marchand de blé, c’est-à-dire, selon votre propre définition, d’acheteur d’une main, et de vendre de l’autre, qui est défendu aux Gentilshommes et aux Laboureurs. Eh ! que le Grand Dieu, Créateur et Moteur de tout, vous pardonne d’avoir pensé que rien n’irait par ses lois dans le monde, si vous ne vous en mêliez. Certes, s’il vous eût consulté pour nous donner le Décalogue, ce Code divin eût été bien plus étendu et bien plus prévoyant. Eh ! ne voyez-vous pas que nécessairement, de deux choses l’une, ou l’ordre naturel dicte et prescrit ce que vous ordonnez après lui ; en ce cas, votre intervention n’était pas plus nécessaire que celle de la mouche du coche : ou l’ordre naturel vous défend de le déranger ; en ce cas vous forcez nature, vous tyrannisez, et l’effet de votre erreur devient en perte sur vous-même. Le point dont nous traitons est dans le premier de ces deux cas. Naturellement un Propriétaire n’est pas assez disposé à se faire Marchand, parce que le métier de Marchand est foncièrement un état de mercenaire qui se met au service du public ; c’est-à-dire, au service des vendeurs producteurs, et des acheteurs consommateurs, et qui vit d’un travail personnel servile. Or le Propriétaire qui croit vivre indépendant, qui, s’il est soigneux, ne manque pas d’objet dans l’entretien et la bonification de son patrimoine, ne peut, ni ne veut se faire Marchand. Un Laboureur de même est asservi à un travail et à une inspection journalière qui lui défend de se partager à des spéculations de commerce. Ceci cependant n’est dit que par rapport à eux-mêmes, et nous ne pourrions pas dire sérieusement que le commerce dont il s’agit ici fasse par lui-même acception des conditions, ni des états : ce commerce, borné aux dépôts de réserve, n’est ni un métier, ni un exercice personnel servile et de détail ; car, ce qu’il y a là de travail, s’exécute, comme dans le commerce en gros, par des Voituriers et Ouvriers à gages. Ainsi donc votre précaution était superflue, et par conséquent dérisoire ; mais, qui pis est, elle est injurieuse. Et pour qui ? pour les premiers genres d’hommes de l’État. Quand vous prétendez donner des Permissions, et recevoir le Serment des admis, ce n’est pas, sans doute, à des brigands et à des faussaires qui regardent comme jeu leurs serments ; et vous voulez interdire nommément de ce choix et de cette épreuve, qui ? Les hommes d’honneur par état, les gens de bien par profession. Et supposé que quelqu’un d’entre eux ait assez d’étendue de génie pour vaquer en même temps aux foins de l’économie productive et aux détails du commerce rural, pourquoi, s’il vous plaît, vous croyez-vous en droit de leur interdire le plein usage de leurs talents applicables au bien public et au leur particulier ? Rien a-t-il plus de trait à une juste, sage et fructueuse direction que de provoquer sans relâche le commerce d’exportation et d’importation ? Mais ce n’est pas tout encore, et nous allons voir jusqu’où peut nous égarer le premier faux pas et la fureur de juger et d’ordonner, en matière inconnue et impossible à connaître dans l’exécution de détail.

Par une suite des mêmes dispositions, il est défendu aux susdits prévenus de faire aucuns amas et magasins de blé, si ce n’est pour la nourriture du propriétaire et de sa famille, et pour deux ans seulement. C’est-à-dire, qu’on mesure ce que je dois manger de grain, moi, ma famille, les rats et les charançons ; ce que j’en dois donner aux Pauvres, prêter en semailles, en avances, réserver pour le besoin des familles de ma paroisse et de mon voisinage, qui, pour la plupart, sont obligés d’emprunter leur subsistance pendant une partie de l’année, surtout dans les Pays de vignobles, et dans les Pays où les hommes vont chercher du travail dans d’autres Provinces, et laissent, jusqu’au retour, leurs femmes et leurs enfants dans la nécessité d’emprunter des grains chez les Propriétaires et chez les Fermiers du canton : Voyez la barbarie de vos Règlemens ! Et quelle denrée au monde est ainsi sous la main de la loi ? La police se mêle-t-elle de compter les choux de mon jardin ? Est-ce parce que le blé est la plus nécessaire de toutes ; qu’on me défend d’en garder, et qu’on défend à qui que ce puisse être d’en tenir magasin ; c’est-à-dire, d’en acheter qu’au jour le jour ? Quoi ! mon Fermier n’a point d’argent, et ses denrées n’ont point de prix, il me doit 1 260 liv. de ma ferme ; il me prie de recevoir 90 septiers de blé à 14 liv. prix moyen, sur lequel nous avons fondé l’aperçu de ses frais ; il faut, si je les reçois, que je perde tout de suite un tiers ou moitié de mon revenu, pour vendre dans un temps où le blé est tombé à trop bas prix, ne m’étant pas permis d’attendre un temps plus favorable pour éviter cette perte, et tout cela sans raison ; car personne ne souffre de ce que je ne vends pas mon blé dans un temps de non-valeur, et personne encore ne souffre de ce que je le vends dans un temps où le prix est augmenté. On voit au contraire que cette conduite est à l’avantage de tout le monde, et qu’elle est même essentielle à la conservation de la subsistance, et à la conservation des revenus du Royaume.

Mais, dit-on, ces dernières dispositions ne sont pas toujours exécutées à la rigueur, et les Magistrats chargés de cette administration, ferment les yeux sur les contraventions, quand les circonstances l’exigent, se réservant de faire usage de la rigueur de ces lois pour empêcher les abus en temps de disette. Ici donc tout est subreptice, tout est arbitraire ; mon blé et moi nous sommes sans cesse in reatu, et à la merci d’un Magistrat qui ouvre ou ferme les yeux. Si je lui gagne son argent au piquet, ou si j’éclabousse, par malheur, la femme de son Secrétaire, il ouvre les yeux, et me trouve en fraude ; atteint et convaincu, par le fait, de monopole au premier chef. Je ne saurais garder mon blé à ce prix. Mais il me promet de ne s’éveiller qu’en temps de disette. Les disettes forcées arrivent souvent, et tout au moins tous les 4 ou 5 ans en un Pays régi par votre police. Tous les 4 ou 5 ans donc, au plus tard, on sera haro sur mon magasin, avant que j’aie eu le temps de le vendre successivement au marché, selon que les chemins et les travaux de mes domaines en permettent le voiturage ; et jusqu’à ce que tout le magasin soit vendu, je suis exposé à la sanction de la loi. Mais en faveur de qui m’obligera-t-on à évacuer mon blé ? Si c’était en faveur des Pauvres, je ne dois pas attendre d’y être forcé, si je le puis ; c’est un acte de première charité, et la charité s’exerce en détail. Ici, en effet, c’est tout le contraire ; le Pauvre n’est point en état d’atteindre au prix du marché, toujours trop haut pour lui, par les soins singuliers de l’administration. Quant aux disettes par stérilité, elles sont peu à craindre, même pour les Pauvres, car ces disettes sont fort rares, et elles le se raient beaucoup moins encore si votre police n’empêchait pas les réserves qui suppléeraient aux mauvaises récoltes. Les années de non-valeur interceptent ses salaires, le pauvre a vivoté, tant mal que pis, à bas prix ; mais il n’est nullement en avance pour pouvoir payer le bled, et les marchés ne se raient fournis avec intelligence qu’en faveur de monopoleurs exclusifs autorisés, qui ont entrepris de fourrager la Province sous prétexte de l’approvisionner. Au lieu que par la liberté du commerce des aisés, ceux-ci auraient pu fournir aux Laboureurs, par un prix plus avantageux, le paiement du fermage et la rentrée de leurs frais, qui doivent retourner au labourage. Le même Peuple, plus employé et mieux payé, pourrait toujours subsister dans une sorte d’aisance conforme à leur état ; et même le Paysan qui se trouverait dans l’indigence, serait toujours secouru, par des charités, en don et en prêt, à rendre à la récolte ; et c’est ce qu’aurait pratiqué une multitude d’honnêtes Laboureurs. Vita rustica maximè disjuncta est cupiditate, & cum officio conjuncta. Mais vous leur liez les mains sur cet acte de fraternité, car vous voulez savoir, jusqu’à un boisseau, ce qui est dans leurs greniers ; et tout ce qui eût été prêté aux Pauvres, serait, à votre Tribunal, censé avoir été vendu en fraude ; anathème de la plus sainte des charités.

Enfin vous voulez rendre cette denrée commune, et vous livrez à la huée publique, ceux qui ; par leurs achats et leurs réserves, en empêchent la déperdition. C’est donc l’esprit de pillage que vous voulez souffler par le vent de la loi, et le mêler à l’inquiétude, compagne naturelle de ces disettes fréquentes qui arrivent sans causes physiques.

Une décision enfin, (c’est ainsi qu’on l’appelle) de 1723, en renouvelant toutes les dispositions ci-dessus, y ajoute au marché tous les blés qu’on veut vendre, et défense, sous les plus grièves peines, de vendre dans les greniers. Qu’un tel règlement fût une précaution passagère et de circonstance dans un moment de disette, mais sans prohibition de vendre dans les greniers, la vente étant toujours, en quelqu’endroit qu’elle se fasse, ce que l’on doit exciter en pareil cas, on pourrait lui supposer quelque motif plausible ; mais que ce règlement défende de vendre dans les greniers, et qu’il soit fait dans une année où le prix du bled n’était qu’en proportion convenable au numéraire de l’argent, et qu’il soit établi en forme de loi constante, on ne peut l’envisager que comme une loi surprise sur de faux exposés, qui n’ont pu avoir d’autre objet que des intentions difficiles à pénétrer. En effet, on s’aperçut bientôt que cette affectation, d’obliger de ne vendre le bled qu’aux marchés, ne tournait pas à l’avantage du public ; aussi elle est devenue par ses effets très funeste à la Nation.

On força donc le Laboureur à être lui-même le colporteur de sa denrée. C’est, 1°. attaquer directement et à main armée le commerce de la première main. C’est, 2°. détourner le Laboureur, ses domestiques, ses chevaux de l’exploitation de la culture, c’est l’assujettir à des frais considérables pendant toute l’année, pour le transport de la totalité de ses grains. C’est 3°. lui prohiber tous les débouchés, et ne lui en laisser qu’un seul, qui est précisément celui qu’il n’aurait pas choisi, puisque c’est celui que l’administration a choisi pour enlever ses grains à vil prix. 4°. Ce qui est plus inhumain encore, sans le savoir peut-être, (car on ne sait pas toujours tout le mal que l’on fait) c’est, comme on l’a déjà remarqué, livrer à la mort les pauvres familles des campagnes en leur retranchant la ressource des greniers des Gentilshommes et des Fermiers de leurs Paroisses, qui leur prêtent des grains pour subsister, en attendant le temps de la récolte de quelques grains, ou des vignes qu’ils cultivent par ce se cours. 5°. C’est que la Police alors, comme on le sait, disposait d’autorité des marchés pour acheter et pour vendre les grains, n’y laissant pas même la liberté de la concurrence. Finissons cette discussion par les remarques minutieuses d’un étranger, qui vraisemblablement n’en imposeront pas à sa patrie.

EXTRAIT d’une Lettre à un Membre du Parlement d’Angleterre, qui propose des changements aux Lois portées au sujet du commerce du Blé.

« De tout temps, dit l’Auteur, il a été défendu, du moins tacitement, d’acheter du blé dans les fermes, ou ailleurs, que dans les marchés publics. L’encouragement que l’acte du Parlement accorde à la vente de toutes sortes de provisions dans les places fortes et marchés publics le prouve suffisamment. Il allègue aussi les statuts de la cinquième et sixième année d’Édouard, qui concernent les acheteurs en gros, et le statut de la cinquième année d’Élisabeth, qui règle et décrit les qualités que doit avoir une personne pour être en droit d’obtenir des permissions particulières ; mais il est facile, dit-il, d’éluder leur intention, tant à cause des embarras et de la dépense qu’emportent les provisions dans certains cas, que par la modicité des amendes prononcées contre les infracteurs. Il y a encore un autre inconvénient : c’est que les détailleurs, les Boulangers et les Facteurs obtiennent bien facilement des permissions, et achètent en conséquence des grandes quantités de grains chez les Fermiers, et les mettent en magasin. Si leurs propres magasins sont pleins, ils s’accordent avec le Fermier qu’il gardera le grain, jusqu’à ce qu’ils l’envoient chercher. Ainsi il vient bien moins de blé au marché, et son prix augmente. Si d’autres Fermiers en apportent beaucoup au marché, dans la vue de cette augmentation ; alors ces Marchands de blé ont soin d’y en faire porter tant qu’il en est surchargé ; au moyen de quoi le prix tombe tout d’un coup considérablement pour ce marché-là ; et ils ont des personnes attitrées, qui, sur la fin du marché, en rachètent autant au moins qu’ils en ont fait vendre : ce qui fait qu’ils ne perdent point. Alors ils vont courir de nouveau dans les campagnes pour acheter le blé que les Fermiers ne demandent pas mieux que de vendre, dès qu’on leur en offre un prix un peu plus fort qu’il n’a valu le dernier marché. Ainsi ces marchands en empêchant le grain, qu’ils achètent, de venir au marché dans une certaine quantité, ils sont en état de faire monter et baisser les prix selon que leur intérêt le demande. »

Il remarque encore que de souffrir que les Boulangers revendent « en détail le blé ou les farines, c’est manifestement aller contre l’intention des lois concernant la taxe du pain : car les Magistrats n’étant attachés à d’autres règles, et n’ayant d’autres guides pour faire cette taxe que le prix courant du blé dans les marchés, si les Boulangers peuvent faire eux-mêmes, ou influer sur le prix du blé, ce sont eux réellement qui fixent le prix du pain, et même l’étendue du gain qu’ils veulent faire. L’obligation à laquelle on astreint, en Angleterre, les acheteurs du blé et de la farine, de les revendre dans un mois, ne peut avoir lieu, quand on a acheté le grain pour aller dans le Pays étranger : et quand on l’achète dans un canton du Royaume pour l’envoyer par eau dans une autre partie éloignée, il ne peut guères arriver entre les mains des acheteurs plutôt qu’au bout du mois. Si la quantité exportée n’est que de cinq cens boisseaux, il faut obliger l’acheteur de le revendre en plein marché un mois après l’avoir reçu : mais si elle excède cinq cens boisseaux, et cependant qu’elle soit audessous de mille, on peut lui accorder deux mois pour s’en défaire, et trois mois si la quantité excède mille boisseaux, pourvu cependant qu’il ne dispose pas de moins de cinq cens boisseaux dans chaque mois. »

« La raison pourquoi, par l’acte premier de Guillaume et Marie, le blé était supposé à bon compte, quand il ne passait pas 48 shillings le quarter, mesure de Winchester, était, dit l’Auteur, que toutes sortes de grains, et surtout le blé, était fort cher lorsque cet acte fut passé, et qu’il continua ainsi plusieurs années ; de sorte que dans le pays de Kent, en 1693, les turnips faisaient une portion considérable du pain qui se mangeait alors : mais que personne maintenant, pas même ceux qui sont intéressés à sa vente, ne s’avise de le trouver à bas prix quand il vaut quatre ou cinq shillings le boisseau. Conséquemment les raisons pourquoi cette loi permettait l’exportation du blé, ne peuvent plus subsister : et comme le prix du blé peut être modéré dans un pays et fort dans d’autres, notre Auteur propose de décider qu’on ne pourra exporter le blé, moulu ou non, quand il passe 5 shillings le boisseau dans les principales villes à marché : et afin qu’on puisse aisément connaître le prix du blé, il propose que les Maires respectifs, ou autres principaux Magistrats, soient tenus une fois par mois, d’en envoyer des certificats aux Commissaires de la Douane, qui seront inférés dans les Gazettes publiques. Il remarque enfin que, quoique le propriétaire gagne davantage pour une fois, par le prix excessif du blé, il ne gagnerait plus si ce prix se soutenait longtemps, parce que toutes les provisions enchériraient à proportion ; que la taxe des Pauvres augmenterait, et par une suite nécessaire les gages et le prix du travail : toutes lesquelles choses pourraient bien ne point baisser, lorsque le blé tomberait de prix. »

RÉPONSE.

Toutes ces petites supercheries, dont on accuse ici les Commerçants de grains et de farine, ne peuvent être que très rares et très passagères, et locales ; et en les supposant vraies, elles ne pourraient être aussi nuisibles qu’on se l’imagine. C’est bien ici le cas où le mieux est ennemi du bien ; car dans un pays où le commerce des grains et libre, leur prix varie très peu ; cependant il faut un peu de variété dans les prix pour animer le commerce, pour procurer aux marchands un gain qui assure le débit des denrées du cultivateur, et le revenu de la Nation : Cette petite variété de prix ne peut jamais devenir considérable ni préjudiciable dans une Nation où le commerce est pleinement livré à la concurrence des Commerçants régnicoles et étrangers ; si elle cause quelquefois une faible augmentation passagère dans le prix du pain, aussitôt réparée par le cours libre du commerce, la Nation en est bien dédommagée par l’accroissement et la conservation de ses revenus, qui se distribuent annuellement à toutes les classes d’hommes, et qui leur assurent non seulement du pain, mais encore tous les autres besoins, et qui accroissent les forces de l’État. Si le prix des denrées était toujours exactement le même, il ne pourrait y avoir d’autre commerce que la vente de la première main sur le lieu. Il n’y aurait pas de marchands pour acheter en différents tems, en différents lieux, et revendre à profit dans d’autre temps et d’autres lieux : ce commerce, qui accélère le débit des denrées des Cultivateurs, et qui pourvoit à propos aux paiements de leur fermage et de leurs dépenses pour la culture, s’anéantirait ; il serait réduit au détail de la consommation journalière du canton ; et la plupart des Cultivateurs, pressés par le terme de leurs paiements, de vendre promptement, dans un même temps, surchargeraient les marchés à leur détriment et au détriment de la culture et des revenus. Si c’est là l’avantage que l’Auteur se propose dans la contrainte de porter les grains aux marchés, ses vues ne s’étendent pas loin sur l’intérêt des propriétaires et sur la prospérité de la Nation. Ce prétendu avantage n’a servi souvent qu’à masquer d’autres intentions de la Police dans les règlements qu’on réclame ici. Aussi tous ces règlements insidieux tombent-ils en désuétude aussitôt que la clameur publique en dévoile le mystère. Il faut que le Marchand qui achète, emmagasine, transporté en tous lieux des grains, et espère du profit dans cette entreprise, autrement il ne se livrerait pas à ce commerce : il faut donc lui laisser toutes les facilités de traiter avec le Cultivateur, c’est le moyen d’exciter la concurrence, qui remédie mieux que tous les règlements de Police à tous les abus ; et ce n’est que de cette manière qu’on peut faire fleurir le commerce rural ; qui fait prospérer l’Agriculture, et qui enrichit les Nations agricoles et marchandes.

Abandonnons, il est temps, ces dérèglements inséparables de l’esprit de règlement, toujours pressé d’empiéter sur le territoire de l’ordre naturel, et d’intervertir sa marche. Peut-être même ces détails sont-ils superflus dans un temps où l’évidence et l’excès des abus, et la destruction totale ont éclairé les Gouvernements et les tiennent en garde contre ces machinations artificieuses, par lesquelles la cupidité a enlassé tous les produits sous le spécieux prétexte du service public. On s’étonnera alors que j’aie mis tant de temps et de travail à prouver que le jour est la lumière. Nos successeurs y trouveront du moins développés les principes et les effets de notre misère, l’époque de notre restauration, et la sauvegarde contre les tentatives d’une nouvelle corrosion.

Revenons sur nos principes. Nul commerce n’est plus avantageux à l’Agriculture, et par conséquent à la Nation, que celui des denrées du crû. Plus il y a d’acheteurs, pour les mettre en réserve dans les temps d’abondance et de bas prix, plus la concurrence de ces acheteurs assure le débit dans les temps d’abondance, et plus aussi il y aura de magasins et de vendeurs dans les années stériles ; et plus il y aura alors de magasins et de vendeurs, moins il y aura de cherté. Ce commerce exige de gros fonds, parce qu’il doit faire les avances des achats, et qu’il n’est pas réglé sur un débit courant. Il est donc très important que tous ceux qui ont de l’argent oisif, quels qu’ils soient, se livrent à ce commerce. Et il est juste et nécessaire qu’ils participent aux avantages qu’ils procurent à l’Agriculture et à la Nation. Il faut donc que ce commerce soit exercé avec une entière sûreté et liberté.

Tous les autres commerces, entièrement livrés au débit courant, n’ont pas besoin d’un si grand fonds de richesses pour les avances des achats. La raison en est que ces avances reparaissent fréquemment, comme aussi ces achats se sont presque tous sur le crédit. Car le commerçant ne s’engage, pour les paiements, qu’aux termes où il prévoit la rentrée de ses fonds, par la vente d’une partie des marchandises qu’il trafique ; et par cet arrangement facile, ces Marchands ne sont, pour ainsi dire, que les commissionnaires les uns des autres ; la marchandise est, elle-même, le fonds qui s’ajuste au crédit courant et aux termes d’échéance. C’est pourquoi l’on n’a pas supposé, dans le Tableau, des avances proportionnées au fonds des marchandises commercées par l’entremise des lettres de change, qui sont des titres de crédit, et, pour ainsi dire, la monnaie du commerce fondé sur le courant du débit. On voit, en effet, que les Nations les plus livrées à ce commerce, ne sont pas les plus attachées à grossir leur pécule ; attendu que par les correspondances de commerce elles disposent du pécule de toutes les autres Nations, et que leur commerce étant réciproque, les marchandises s’y payent, pour ainsi dire, les unes par les autres. Ainsi l’argent n’est pas, comme le croit le vulgaire, l’idole de ces Nations commerçantes, même de celles qui sont les plus opulentes.

Il importe donc principalement à tout homme d’État, et à toute Nation éclairée, et livrée en conséquence au commerce et à ses avantages, de distinguer d’abord deux sortes de commerces fort différents quant au fond et quant au rapport ou produit, savoir, le commerce des denrées du cru, et le commerce des marchandises de main-d’œuvre. Le premier est un commerce de productions, et le second un commerce de rétribution d’ouvriers et de commerçants. Le premier vend des richesses reçues en don de la nature ; le second ne vend que des dépenses de salaire, et n’est que revendeur des matières premières des marchandises de main-d’œuvre dont les acheteurs consommateurs restituent les fonds et les frais qui y ont été employés. Ainsi ces ventes ne sont, dans la réalité, que des frais pour l’acheteur consommateur, et qu’une restitution de dépense pour le marchand revendeur. Il faut donc, pour faire aller ce dernier commerce, que de nouvelles richesses, tirées d’ailleurs, restituent au marchand les richesses primitivement dépensées, et payent sa rétribution et celle des artisans qui ont fabriqué les marchandises. De là il est facile d’apercevoir que ce commerce ne peut exister par son propre fonds, par sa propre marchandise, sans d’autres richesses, qui restituent en entier ses dépenses. De là vient que ce second commerce ne pénètre pas chez les Peuples qui habitent les déserts, avant que les terres y soient fertilisées par ces Peuples.

Le commerce des marchandises de main-d’œuvre n’est donc qu’une plante parasite attachée à un arbre, qui tire de la terre les sucs dont elle se nourrit.

S’il ne s’agissait ici que du commerce intérieur des marchandises de main-d’œuvre, on pourrait remarquer encore que cette plante parasite épuise l’arbre lorsqu’il en est surchargé, si, par le commerce extérieur, elle ne le dédommage aux dépens d’autres arbres étrangers. Elle n’en est pas moins cependant une plante parasite, qui tire sa fève de différents arbres, et la comparaison pourrait se borner là. Mais si ce commerce domine dans un Royaume aux dépens des richesses mêmes de la Nation ; si on le favorise au préjudice du commerce des denrées du cru ; si on lui sacrifie, par ce dérèglement, les revenus du Royaume, la comparaison aura dans ce Royaume même son application dans toute son étendue ; car alors le commerce de marchandises de main-d’œuvre ne pourrait être envisagé que comme un commerce désordonné et ruineux.

On a vu, par les calculs précédents, que le septier de blé coûte au Cultivateur pour la culture, dans le cas des impositions indirectes, depuis 11 liv. jusqu’à 14 liv., selon l’état suivant des prix du blé, qui augmentent ou diminuent les frais de la culture par l’augmentation ou la diminution des salaires qui se payent à raison du prix du blé : mais le blé et les autres grains ne forment guères que le tiers de la dépense d’une Nation ; et plus la culture y est riche, moins à proportion elle emploie d’hommes, et plus elle épargne à cet égard sur leur salaire.

Si le septier de blé se vendait 30 livres, il coûterait pour la culture 14 livres ; il resterait 16 livres de produit net pour le fermage de la terre, l’impôt territorial et la dîme.

On ne parle pas ici d’un prix passager, mais d’un prix permanent.

Si le septier de blé se vendait 27 livres, il couterait pour la culture 13 livres 10 sols, ou, ce qui reviendrait au même, le Cultivateur retirerait pour ses reprises 13 livres 10 sols ; il resterait 13 livres 10 sols de produit net.

Si le septier de blé se vendait 24 livres, le Cultivateur retirerait pour ses reprises 13 livres, il resterait 11 livres de produit net.

Si le septier de blé se vend 21 livres, il coûte pour la culture 12 l. 10 sols ; il reste 8 liv. 10 sols de produit net pour le fermage, l’impôt et la dîme.

Si le septier se vend 18 livres, le Cultivateur doit en retirer pour ses reprises 12 livres, il reste 6 livres de produit net.

S’il se vend 15 livres, le Cultivateur doit retirer pour ses reprises 11 liv. 10 sols, il reste 3 liv. 10 sols de produit net ; la dîme qui enlève le treizième des 15 livres et le treizième de la paille du septier de blé, emporte environ le tiers des 3 liv. 10 sols de produit net.

Si le septier de blé se vend 12 livres, les reprises du Cultivateur sont 11 livres, il reste 1 livre de produit net qui est enlevé en entier par la dîme, il ne reste rien ni pour le fermage, ni pour l’impôt territorial. Alors, l’impôt indirect déduit, le Cultivateur ne travaille que pour lui et pour la dîme ; autrement il renoncerait à la culture. S’il est engagé par un bail à payer un fermage et un impôt territorial, il ne peut y satisfaire qu’aux dépens de ses richesses d’exploitation et à sa ruine : alors la culture des terres s’anéantit radicalement et sans ressource.

Si le bled était réduit par le Gouvernement à ce dernier prix pour calmer les terreurs de la Police sur la sûreté des approvisionnements de Paris, qui sembleraient plus embarrassants et plus difficiles que ceux des armées aussi nombreuses que le peuple de Paris, et qui sont toujours ambulantes, on douterait trop de la capacité des Magistrats chargés de cette administration ; aussi ne parlons-nous pas sérieusement ici de cet objet. Si c’était en faveur des Ouvriers des Manufactures qu’on tiendrait le blé à si bas prix, ces Manufactures supprimeraient tout le revenu du territoire, ruineraient l’État, et se détruiraient elles-mêmes ; ou si c’était en faveur du bas-peuple, on le serait déserter, car dans un Pays où il n’y a pas de revenus, il n’y a pas de salaires ; et là où il n’y a ni revenus, ni salaires, il n’y a pas de pain pour le peuple. On sait que la journée du Manouvrier est à raison du prix ordinaire du blé, et qu’il est employé aussi à raison du revenu que l’on retire de la terre. Le bas prix du blé doit donc lui être extrêmement redoutable. À quelle misère n’est-il pas réduit, en effet, dans les Provinces éloignées de Paris, où le blé est à si bas prix qu’il ne peut gagner de salaire pour en acheter ! car, encore, faut-il en payer les frais ; il est forcé de se nourrir de blé noir, de châtaignes, de patates, et d’autres viles productions, qu’il tâche de se procurer par un travail déplacé, dont il ne peut retirer aucun salaire, Mais, dira-t-on, ne cultive-t-il pas pour lui du blé avec ses bras ? c’est que ce travail ne suffit pas pour la culture du blé. Si on n’avait pas d’autres secours pour cette culture, les Colons ne recueilleraient pas assez de blé pour se nourrir eux-mêmes : les autres classes d’hommes, ceux-là même qui inventent des règlements contre la franchise et la liberté du Commerce, n’existeraient pas ; les Propriétaires ne retireraient ni revenu ni capital de leurs terres ; mais ceux-ci, sans s’en apercevoir, meurent de maladie chronique, ils fixent leur confiance à des remèdes empiriques ; enfin le régime leur retranche les aliments et les épuise, leur patrimoine tombe en non valeur, et pour dernière ressource ils saisissent le mobilier de leurs Fermiers ruinés par les erreurs de la Police et des impositions, et achèvent eux-mêmes d’anéantir l’Agriculture. Combien cette marche a-t-elle fait de progrès ? comment s’est-elle dérobée si longtemps à la connaissance du ministère public, lors même que nous étions si bien instruits par la conduite de nos voisins ? C’est que nous courions après l’argent, et que nous connaissions mieux la valeur d’un écu que celle d’un mouton : mais l’écu ne produit rien pendant l’année ; le mouton augmente de prix, il donne une toison, il fertilise la terre, etc. Aujourd’hui le Gouvernement plus éclairé s’occupe supérieurement à rétablir l’ordre, à réparer les dépérissements de l’Agriculture, la vraie et l’unique source de nos richesses.

Les Manufactures et le Commerce qui paraissent aussi à quelques-uns une source de richesses, n’existent que par des dépenses ou des frais payés et gagnés réciproquement et également par les nations qui commercent entr’elles, et où les Agents des Manufactures et les Commerçants ont toujours leur rétribution assurée, qui leur est payée par les Nations mêmes qui commercent entre elles leurs productions. C’est cette rétribution, ou ce gain qui n’est que dépense, que le vulgaire envisage comme une source de richesses. Cela peut être considéré ainsi pour les Agents des Manufactures et pour les Marchands qui en profitent, et non pour les Nations qui en font réciproquement les frais, avec une telle compensation, que chacune d’elle y retrouve son compte : car aucune d’elle, sauf méprise, ne commerce pour se ruiner. Le Commerce n’a donc d’autre objet dans les ventes que d’assurer aux Nations la valeur vénale de leurs productions ; valeur vénale qui est toujours de part et d’autre une valeur de compensation de productions et de marchandises de main-d’œuvre que les Nations s’entre-vendent ; qu’importe qui en soient les Manufacturiers et les Marchands ou Voituriers, pourvu que le commerce soit également à l’avantage des Nations commerçantes. Ce sont donc les productions qui forment les richesses des Nations ; puisque ce sont ces productions qui fournissent les revenus, les rétributions et les frais des Cultivateurs, des Marchands, des Fabricants, des Artisans, des Gagistes, etc. Les Protecteurs des Manufactures et du métier de commerçant ont beau s’alambiquer l’esprit pour y trouver une source de richesses, ils n’en apercevront pas d’autres que celle du territoire. Ils nous diront peut-être que les Nations les plus rusées peuvent gagner dans leur commerce au préjudice des autres : cela peut arriver pour un moment : nous nous flattons en effet d’avoir profité dans le petit commerce de nos modes : mais il faut convenir aussi que nous avons été bien dupes du commerce de nos productions. Ce n’est pas sur un jeu de hasard que sont fondés les avantages du commerce réciproque des Nations, qui toutes veillent également à leur intérêt. Mais distinguons toujours le commerce des Nations d’avec le métier de marchand : car ce n’est que par cette distinction que l’on peut dissiper les fausses idées que les Marchands nous ont inspirées en faveur de leur métier. Je me souviens d’avoir vu dans la Préface du Distionnaire du Commerce de Savari une ventilation du commerce des Manufactures de Lyon, où, déduction faite de l’achat des matières premières, des frais de fabrication, des intérêts et des gains des Entrepreneurs des Manufactures, et des dépenses et des gains des Commerçants qui transportent et trafiquent les Marchandises fabriquées (abstraction faite des droits des Douanes qui retombent sur les acheteurs, surtout sur les acheteurs régnicoles) il est démontré que leurs Manufactures et leur commerce ne rendent rien au-delà des dépenses de l’exploitation : cela est évident, car leurs Agents ne sont occupés que pour la consommation, et ne travaillent point à la reproduction.

Mais le Commerce considéré en lui-même et distingué des frais du métier de commerce, peut être envisagé sous deux aspects, l’un relatif à la production à laquelle il donne la valeur vénale, l’autre relatif à la consommation des productions dont il procure la jouissance aux consommateurs. Le premier effet ne doit pas être détaché de l’agriculture, parce qu’il entre en compte dans les calculs des produits mêmes de l’agriculture, et que ce serait faire un double emploi que de le faire reparaître encore dans les calculs des produits du commerce. À l’égard du second effet qui est relatif à la consommation ; le commerce ainsi que les Manufactures, ne présentent d’autre avantage qu’un service qui est payé par les consommateurs, et qui dans ce point de vue, : trouve renfermé totalement dans la classe stérile.

Si l’on considère simplement le commerce d’exportation dans un Royaume agricole, : peut jouir d’un grand commerce extérieur des denrées du cru, lequel doit être favorisé préférablement à tout autre ; il faudra convenir alors que si cette Nation s’attache aussi à exercer elle-même un grand commerce extérieur de marchandises de main-d’œuvre, ce commerce sera immanquablement fort préjudiciable à son commerce de propriété, qui doit assurer les revenus de son territoire, et qui doit être provoqué par un commerce réciproque et abondant avec l’Étranger. Car une Nation qui s’emparerait de tous les genres de commerce, ne pourrait avoir avec ses voisins qu’un commerce fort borné. Toutes les Nations ont besoin de vendre pour acheter ; ainsi leur commerce ne peut exister que par des ventes réciproques. Tout autre système de commerce est chimérique. Il faut donc qu’une Nation fasse prospérer le commerce qui lui est le plus avantageux, en favorisant, par ses achats, le commerce des autres. Elle ne doit pas chercher à les en priver, ni se détourner du plein exercice et des avantages de son propre commerce, d’un commerce qui lui assure ses revenus, et la rétribution des ouvriers qu’emploie la production, pour s’appliquer à d’autres branches de commerce qui ne rendent que la rétribution. Elle ne doit pas, dis-je, s’y livrer sous prétexte que cette rétribution, payée par l’étranger, multiplie chez elle les consommateurs et la population. En effet, la culture et le commerce des productions qui assurent, dans un grand Royaume, beaucoup plus de rétributions et de grands revenus, étendent bien davantage la consommation et la population. Les artisans, employés dans un Royaume à fabriquer pour l’étranger, dépensent dans ce même Royaume, la rétribution que leur paye l’étranger. Jusque-là ils ne peuvent être envisagés que comme des pensionnaires qui résident chez autrui, où ils payent leur dépense, sans que l’on s’intéresse dans la maison d’où vient l’argent du payement, ni si ces pensionnaires travaillent pour payer leur dépense.

Quelles se raient donc les vues singulières d’une grande Nation agricole qui s’interdirait le commerce d’exportation des denrées de son cru, qui anéantirait ses propres revenus en faisant baisser la valeur vénale de ses productions, pour faire subsister à bas prix des artisans et des Ouvriers de manufactures, afin de se procurer un commerce extérieur dominant de marchandises de main-d’œuvre ? Pourrait-elle ne pas s’apercevoir qu’elle se ruine, et que c’est elle qui paye par la non-valeur de ses denrées, par la suppression de ses revenus, la rétribution des ouvriers et autres agents de ce commerce, qui ne peut avoir pour objet que la dépense de cette rétribution même de ces ouvriers et commerçants ? Serait-ce l’exemple du succès brillant du commerce de quelques petites Nations maritimes, qui n’ayant pas de territoire, n’ont d’autres ressources que les gains que peut leur procurer, par la navigation, le commerce de revendeurs et de rétribution de main-d’œuvre ? Il serait aisé de faire toucher au doigt que, dans ces étapes mêmes de commerce, les denrées s’y achètent à un prix courant, constant, et au moins aussi haut que nulle autre part. Mais ni plus ni moins l’abondance de salaires et l’emploi y attirent les hommes, qui, en général, ne demandent qu’à recevoir et dépenser ; au lieu que dans les cantons où les denrées sont à bas prix, il n’y a ni revenus, ni salaires, ni consommateurs. Mais ce serait faire tort à la solide puissance d’un État agricole que de la comparer en rien aux petits États qui vivent des profits variables et incertains du simple commerce de revendeurs. Ce trafic peut enrichir une Ville, un petit État ; mais les richesses de ces petits États, qu’on appelle commerçants, et dont l’histoire a stupidement célébré l’opulence, ne doivent pas séduire le Gouvernement des grandes Nations, qui périraient dans l’indigence, si elles se bornaient à de telles ressources ; et ce serait se méprendre bien grossièrement sur la vraie source de la prospérité des grandes Monarchies.

C’est sur ces principes bien entendus que l’Ambassadeur de Henri IV négociait avec les Hollandais. Mais cet Empire de la mer, leur disait-il, que vous partagez, sans contredit, avec l’Angleterre, on va vous le disputer ; et vous savez que vos richesses et celles de l’Angleterre ne subsistent que par la liberté du commerce. À l’égard de la France, riche de son propre fonds, et de ce qu’elle produit dans son sein, elle se met peu en peine de cet avantage.

Des flottes militaires peuvent soumettre de petites îles, elles peuvent aussi s’emparer de pays incultes ; mais elles ne subjugueront pas des Empires qui peuvent leur opposer des forces supérieures. Si les Armées navales des Romains vainquirent les Carthaginois, c’est que ceux-ci se livrèrent entièrement au commerce, et négligèrent un territoire immense, qui leur aurait fourni de grandes richesses et des Armées formidables. La République Carthaginoise se trouva réduite à une ville opulente, à un comptoir de Marchands, plus attachés à leurs trésors qu’aux intérêts de l’État. La République Romaine, vaincue ensuite par les Chefs de ses Armées, et dévastée par le despotisme, qui accumula dans la ville de Rome toutes les richesses des Provinces de l’Empire d’Occident, fut envahie à son tour par les Nations brigandes et pirates du Nord. Une Nation qui domine sur les Mers n’est donc redoutable qu’à des Nations faibles sur terre ; car toute autre Nation maritime, qui sera plus puissante que celle-là, par les richesse sou les revenus de son territoire, pourra toujours, s’il en est besoin, faire construire un plus grand nombre de Vaisseaux, et solder des Armées navales plus formidables. Ce sont donc les forces de terre qui dominent sur les mers, et non les forces de la mer qui soumettent les Royaumes de la terre. Les Romains qui avaient cru qu’on était maître de la terre quand on était maître de la mer, ont éprouvé qu’on n’est plus maître de la mer quand on n’est plus maître de la terre.

Jamais une Nation ne doit perdre, dans son commerce extérieur de marchandises de main-d’œuvre, sur le prix des matières dans la vente de la première main, en faveur de l’emploi de ces matières dans les manufactures du Pays. Car cette perte est au détriment des revenus des biens fonds, et elle ne peut porter que sur la Nation, à moins qu’elle ne procure un débit d’autres denrées, dont elle serait monter, avec profit, le prix dans la vente de la première main. Ce cas d’exception doit être bien rare, si ce n’est peut-être dans le produit des forges, qui relève le prix du bois dans les Pays où il serait en non-valeur. Mais la matière première du travail de ces forges, n’est pas, dans son état brute, du genre de celles qui sont recherchées par l’étranger ; ainsi cet exemple, qui est peut-être unique, n’apporte pas même d’exception à la règle générale.

Il nous reste à parler du troisième point de subdivision du commerce de revendeurs, celui sans doute qui est le plus à charge de tous ; c’est le commerce des marchands débitants, toujours d’autant plus onéreux qu’il se mble employer et faire vivre plus de gens. C’est dans ce débit que le vulgaire croit voir le commerce. Ce fut souvent cette partie qui fascina le plus les yeux de l’administration, par préférence à l’Agriculture, au commercé rural, et enfin au commerce en gros, déifié d’abord dans les rêveries politiques des Nations qui crurent quitter la barbarie de leurs pères, et se décorer des plumes du commerce de revendeur, ou plutôt du métier de Marchand en détail. Un Sage qui voit une Ville dont tous les rez-de-chaussées sont en boutiques, y reconnaît la ménagerie du luxe sans faire une plus ample recherche de ce qui s’y vend ; car il sait bien qu’une seule rue suffirait pour tous les Marchands destinés à établir le nécessaire d’une Nation moins livrée aux dépenses destructives. Une inspection plus détaillée, en effet, lui montrera bientôt le monopole du goût de la saison et de la mode exercé sur les marchandises les plus courantes ; les singeries de l’art et de la recherche, poussées jusqu’à l’enfance et au ridicule, dans tout le reste de ces réduits, les vapeurs et les maux de nerfs, transformés en parfums et en vernis, et toutes les inutilités morales et physiques, érigées en marchandises. C’est sur les Ports et les quais, c’est dans les marchés, dans les rues de rôtisserie et de boulangerie que le Sage cherchera la grande Ville, la Ville plantureuse. Un Bourgeois croit bonnement voir plus de commerce dans les sales du Palais et dans la rue Saint-Honoré que sur la Seine. Il est néanmoins très aisé de démontrer que cette prétendue prospérité, n’est autre chose qu’une surabondance de frivolités très onéreuses à une Nation agricole.

La surabondance de débitants est fort à charge, au public. Car, 1°. ce sont autant de têtes qui doivent vivre sur la chose, et subsister sur les frais entre le producteur et le consommateur. 2°. Ces Marchands détailleurs, surabondants, sont autant d’habitants inutiles, et qui doivent même se faire payer par la Nation une subsistance relative à la façon de vivre des citadins, plus fastueuse et plus chère que celle des gens de la campagne, bien plus utilement laborieux. 3°. L’existence de ces hommes précaires et oisifs, qu’on voit passer les jours entiers sur la porte d’une boutique, prêts à saluer les passants et à haranguer les marchandeurs, rend frauduleux ce commerce, si surchargé de détailleurs, par la nécessité d’y vivre d’expédients. Dans de genre, la multitude de marchands devient un monopole ; ils s’entre-affament, ils s’entre-forcent de survendre, et d’altérer même les marchandises. Le vulgaire, au contraire, s’imagine qu’ils se forcent réciproquement au rabais ; mais pour peu qu’on veuille calculer, ne voit-on pas qu’il faut que cette surabondance de marchands vive ; que les moins foncés d’entr’eux sont ceux qui sont forcés à faire les plus mauvais marchés, les plus mauvais achats, n’ayant ni les facultés, ni le crédit pour saisir les temps, les circonstances et les occasions d’acheter à profit ; qu’en conséquence, loin de pouvoir vendre à meilleur marché et loyalement, ce n’est que sur la malfaçon, et sur les fausses qualités des drogues, qu’ils peuvent se ravoir. Leur concours hausse la valeur des mauvaises marchandises ; ce surtaux porte, par contrecoup, sur les autres ; et le gros débitant qui peut attendre, profite aussi tranquillement du monopole, que tous ces moucherons ont introduit dans la marchandise aux dépens du public. 4°. Dix débitants peuvent remplir facilement, plus fidèlement, et à moins de frais la fonction de vingt, qui sont surabondance. C’est la plus forte des erreurs de croire que cette surabondance provoque le débit ; ces détailleurs font nécessairement un effet contraire, puisqu’ils le surchargent de dépenses à proportion de la surabondance des familles de marchands débitants, qui accroissent les frais de ce débit. Or il n’y a qu’une mesure fixe et certaine du débit ; elle est déterminée par le fonds du revenu. S’il y a 300 millions de revenu, il y a 150 millions de débit dans les villes qui ne doit occuper que le nombre d’hommes nécessaires pour satisfaire complètement à ce service public. Vous n’avez qu’une manière d’accroître le débit, c’est d’augmenter le revenu. Or vous en diminuez la reproduction de tout ce que vous en faites consommer par des habitants dont le service est à charge. Nous l’avons dit et prouvé. 5°. Tous ces habitants affairés manquent effectivement et réellement, eux et leurs facultés, dans les campagnes ; et tout cela n’est qu’un effet et un symptôme du dérangement général.

En effet, les marchands débitants surabondent dans les Villes ; ce n’est pas que l’homme se livre volontairement à la servitude et à l’avilissement de tenir auberge pour les fantaisies d’autrui ; c’est l’opprefion des campagnes, c’est l’interdiction du commerce rural, c’est le dangereux et cruel état du Laboureur, le peu de sûreté des personnes et des richesses étalées et employées sur le sol ; c’est tout cela, dis-je, qui force l’habitant à venir se cantonner sur un stérile pavé, et à tâcher d’y vivre du débit d’une nouvelle espèce de lunettes ou d’almanach. Somme tous, voulez-vous faire prospérer tout genre de commerce, songez à en restreindre les frais. Mais dans cette spéculation, chacune des parties du commerce doit être attaquée par les moyens d’attrait, conformes à l’ordre naturel ; chacune, dis-je, doit être plutôt renfermée dans cette opération en raison de ce qu’elle est plus distante de la production ; car c’est la marque certaine qu’elle est plus pesante par les frais. En vertu de cette règle, ce qui doit être restreint d’abord, c’est le commerce des débitants, ensuite le commerce en gros, puis le commerce rural, le tout en faveur du commerce de première main, et incidemment à l’avantage de tout commerce de revendeurs. Par ce moyen, la production redoublera ; son excédent enflera le commerce de la première main ; l’excédent de celui-ci fournira amplement au commerce rural, le commerce rural au commerce en gros, qui contribueront à l’accroissement du revenu, et l’accroissement du revenu fournira à un débit multiplié et constant. Par cette rotation assurée et continue, tous les commerces seront appuyés sur leur base naturelle, abondants, perpétués, et tourneront tous au profit du centre et du foyer de prospérité, c’est-à-dire, de la reproduction.

 Il nous reste à parler d’une sorte de commerce regardé comme le plus intéressant de tous de notre temps, où les Peuples ne sont que l’écho des prestiges présentés par l’ordre des revendeurs, appelés Commerçants, et où les Gouvernements attaqués de la même épidémie, subjugués, pour ainsi dire, par la prépondérance des riches, s’épuisent à la poursuite de ces fantômes réalisés. C’est le Commerce des Colonies que je veux dire, c’est aujourd’hui la pomme de discorde des Nations acharnées à s’entre-ravir les moyens exclusifs d’enrichir leurs Marchands. Ce commerce, tant en chargement qu’en retour, roule principalement sur l’échange des denrées du crû de climats absolument étrangers les uns aux autres. C’est donc ici la place d’en traiter, et cet article ne saurait être passé sous silence, puisque les erreurs dont est tissue cette portion de la politique de l’Europe, ont de tels effets, qu’elles tendent, par la plus courte voie, à épuiser, dévaster, et réduire enfin plusieurs Colonies au même état de ruine et de désertion, où l’on voit maintenant Campos ubi Troja fuit.

Rien n’est si singulier et si contradictoire à l’ordre naturel que les conditions auxquelles les puissances de l’Europe semblent accorder leur droit de protection et de souveraineté à leurs Colonies. Je n’en considérerai ici qu’une, qui porte toute entière sur l’objet de nos spéculations. Elle consiste à brider le colon dans les rapports nécessaires avec l’Europe, de manière qu’il ne puisse avoir de commerce qu’avec le marchand de la Nation Européenne métropole, ce qui équivaut à lui prescrire d’acheter tout du plus cher vendeur, et de tout vendre au moindre enchérisseur. C’est à l’exécution de cette loi contre nature que sont dévoués tous les chefs, à peu près despotiques, qui leur sont envoyés de l’Europe, les frais de garde, les armements, les guerres nationales, etc. Je m’arrête à l’exposition simple de ce monopole, et je laisse d’abord à juger.

On me dira, sans doute, que le commerce des Colonies d’un Royaume, doit être envisagé sous un autre point de vue que le commerce réciproque entre différentes nations, et entre les différentes Provinces d’un même Royaume qui concourent ensemble au bien de l’État ; au lieu que c’est, dit-on, sur le commerce entre la métropole et la colonie que le Souverain retire un revenu de la colonie, et que c’est par conséquent, par ce moyen même, que la colonie est profitable à la métropole. En conséquence, on lui interdit tout commerce avec les autres Nations, toute culture de productions, que la métropole peut lui vendre, elle ne peut acheter que de celle-ci, qui par-là se procure le débit de ses productions ; et la colonie ne peut vendre à d’autres les productions qu’elle cultive, Par le moyen de ces entraves on s’assure de tout son commerce et de toutes ses marchandises, et l’on charge ces marchandises de droits par lesquels la colonie rend un revenu au Souverain.

Tous ces beaux moyens se présentent, il est vrai, à l’autorité et à la force fous des apparences trompeuses, qui cachent un monopole aussi désavantageux à la métropole qu’à la colonie et au Souverain. Ce qu’on porte à la colonie lui est vendu à des prix exorbitants, auxquels elle ne peut atteindre qu’en vendant aussi ses productions bien au-dessus de leur valeur. Le Commerçant s’y prête volontiers, parce qu’il est sûr de faire retomber à son retour la surcharge de ce monopole sur ses Concitoyens, et en partie sur l’Étranger. On fait accroire à la Métropole qui sur-achète, qu’elle est dédommagée par le gain excessif que le Commerçant retire aussi de la portion qu’il vend à d’autres Nations ; et elle reste effectivement dans la persuasion que c’est elle-même qui profite de ce gain que le Commerçant retire sur elle et sur l’Étranger.

Pour lui mieux fasciner les yeux à ce sujet, on lui prouve qu’en portant à la Colonie pour soixante millions de marchandises du pays, on en rapporte pour 150 millions de denrées, d’où il paraît évident que ce commerce qu’on fait avec sa Colonie est en effet très avantageux. À la vérité, ce n’est que de retour à la Métropole et aux dépens de celle-ci, que ces marchandises valent 150 millions, mais c’est un mystère que l’on ne pénètre pas. La Métropole voit tout simplement que le Commerçant porte peu à la Colonie, et en rapporte beaucoup. C’est pour lui, Commerçant, qu’est ce profit que la Nation lui paye elle-même, et elle croit que c’est pour elle. Les Commerçants revendeurs, en faisant de grosses fortunes, accumulent des richesses qui sont distraites de la masse commune, lorsque l’on croit au contraire qu’elles, s’y réunissent et qu’elles l’accroissent continuellement. Ce sont les fortunes mêmes de ces Commerçants qui nous persuadent que le commerce, et même le monopole qui retombe sur nous-même, est pour nous une source de richesses, surtout quand l’Étranger y contribue, du moins en partie. Car, disons-nous, ces fortunes restent dans notre pays, elles accroissent donc nos richesses. Mais pourquoi ne pensons-nous pas de même des redoutables fortunes des concussionnaires, des exacteurs, des usuriers, des agioteurs, etc. qui restent aussi dans le pays ? C’est que les premières s’acquièrent par le commerce ; que nous sommes fort prévenus en faveur du commerce exercé par nos Concitoyens ; et que nous pensons surtout, que nous ne devons pas nous intéresser de même à la fortune des Commerçants étrangers, quand même le commerce qu’ils exerceraient avec nous, nous serait beaucoup plus profitable que celui de nos Commerçants. Cette erreur assez démontrée telle ailleurs, n’a réellement d’autre fondement que, parce que les Étrangers ne sont pas de notre Nation. Cette raison, si claire et si bien cavée, a toujours prévalu sur notre propre intérêt, et suscité des guerres fréquentes que nous soutenons jusqu’à l’épuisement en faveur de nos Commerçants revendeurs et de leur monopole.

Mais, dira-t-on, vous avez effleuré seulement, comme en passant, l’article du profit de nos Commerçants sur l’Étranger par le moyen de la vente exclusive des denrées de nos Colonies : c’est pourtant-là le point le plus intéressant de ce commerce, et celui que nous regardons comme tel ; celui par lequel nous recouvrons les sommes que les désavantages sur d’autres branches de Commerce nous seraient perdre sans ressource, si nous ne conservions ce moyen de récupération. C’est enfin cette portion importante des fortunes de nos Commerçants qui nous les fait regarder comme favorables, et fort différentes de celles auxquelles vous les avez comparées.

Y revenons-nous donc, à cette louche opinion des profits faits sur l’Étranger, comme si c’était un vol fait au Diable. J’ai tant éventré cette question, que j’aurais du dégoût à la reprendre, si je n’étais excité dans mon travail uniquement par des vues de charité, et ce sentiment ne se lasse point. Je sais qu’il est des Lecteurs, et malheureusement il en est nombre, qui écoutent tout, comme le vent souffler, jusqu’à ce qu’on en soit à l’article qui touche leur intérêt, ou qui contredit l’opinion qu’ils ont chaussée sur parole. J’écris aussi pour ceux-là, et l’envie de leur parler surmonte l’ennui des répétitions. L’Étranger ne perdra point sur cette branche de votre Commerce, qu’il ne gagne sur quelqu’autre, ou bientôt forcé de se passer de votre sucre, il mangera le miel de ses abeilles. Mais il gagne en effet par ailleurs ; ce que vous appelez récupération, est, au contraire, le principe des désavantages que vous cherchez à réparer. Voulez-vous vous en convaincre ? faites ouvrir les Tarifs de vos balances, je sais que vous en tenez. Vous verrez que vos Marchands ne gagnent sur l’Étranger que ce qu’ils font perdre à vos Colonies, et que ce que vous perdez vous-mêmes en leur accordant le commerce exclusif de vos productions, dont les débouchés sont bornés au commerce de ces Colonies, ce qui vous interdit chez vous-mêmes cette concurrence d’Acheteurs qui assureraient le débit et la valeur vénale de vos denrées. Votre commerce tombant ainsi nécessairement aux mains du monopole, qui s’enrichit à vos dépens, vous ne retirez pas de ce commerce les avantages requis pour la reproduction. Votre production, surchargée encore de ces droits que vous croyez retirer sur les produits de vos Colonies, et que vous retirez en effet sur vos denrées, fournies en échange de ces retours, retombent sur vous par ce coin-là, comme par tous les autres. D’ailleurs vous êtes obligé de tirer des productions de l’Étranger, parce que vous lui voulez vendre du sucre ; au lieu que s’il achetait vos blés et vos laines, et vous vendait du sucre, le profit des Commerçants serait à la charge de l’Étranger, et non à la vôtre. Mais, dites-moi, cette denrée n’est-elle pas assujettie aussi aux règles communes à toutes les productions ? Si vous ne survendiez pas vos sucres à l’Étranger, n’en achèterait-il pas davantage ? Cette double consommation ne serait-elle pas double production et double commerce, et, ce qui est bien plus important, l’accroissement de vos Colonies et la multiplication de consommateurs, de vendeurs, de sujets et de forces ? Il ne resterait donc plus qu’à chercher la manière de recevoir les revenus du Souverain. Ce point va venir tout à l’heure.

Continuons notre examen. Est-il avantageux pour les Colons, que l’Étranger sur-achète, par monopole du Marchand revendeur, les productions de la Colonie ? Ne leur serait-il pas plus profitable de jouir uniquement de la propre valeur de leurs productions, et d’en favoriser le débit par un prix plus modéré qui leur se rait à eux-mêmes plus avantageux, surtout par une pleine liberté de commerce qui leur procurât une concurrence de Commerçants de toutes Nations, pour leur porter leurs besoins et pour leur acheter leur superflu ? Ne sont-ce pas là les grands moyens de faire prospérer les Colonies, comme tous mes Territoires du monde ? Mais la Métropole, me dira-t-on, ne doit s’intéresser aux Colonies qu’autant qu’elles lui font profitables. C’est uniquement par le commerce exclusif qu’elle soit avec elles que le Souverain retire des droits qu’il impose sur leurs marchandises, que la Métropole les force à acheter ses denrées, et qu’elle profite seule du commerce de leurs productions. Examinons sommairement ces trois questions l’une après l’autre.

La première, est celle de la levée des droits du Souverain. Le fondement des revenus du Prince, est la richesse de ses Sujets. La base donc des profits du fisc sur les Colonies, est de fonder de grandes, riches et fortes Colonies, et les moyens que vous suivez pour cela font uniquement propres à faire précisément l’effet contraire. Car ces moyens étant bien examinés, on aperçoit clairement qu’ils tournent au profit de quelques Particuliers qui les font valoir tyranniquement au préjudice de la Métropole, du Souverain et des Colonies. Qu’est-ce qu’une Colonie, sinon une Province, qui, comme les autres Provinces du même État, doit jouir des mêmes prérogatives, et contribuer aux mêmes charges que tout le reste. Elle doit, dis-je, jouir des mêmes prérogatives pour prospérer, accroître ses richesses, sa population et sa contribution. Ainsi tel doit être le gouvernement et la contribution proportionnelle des Colonies. Les progrès des Colonies dépendent des progrès de la culture du territoire ; et de ces progrès résulte l’accroissement successif de la Colonie et de sa contribution, c’est-à-dire, de la population, de la consommation, de la reproduction, et du produit net, dont le Souverain est Copropriétaire avec le possesseur des terres cultivées. Car je distingue ici les Colonies, des simples Comptoirs éloignés et sans territoire, où le commerce se fait par des Compagnies privilégiées et exclusives, qui s’enrichissent par un monopole autorité qu’elles exercent sur la Nation et sur les Nations voisines ; et qu’il faut toujours regarder au fond comme bien plus préjudiciables qu’avantageuses.

On nous objectera que la contribution des Colonies ne peut pas s’établir d’abord sur le produit des terres cultivées, parce qu’il faut que la culture s’établisse auparavant, et que les premières dépenses de cet établissement soient restituées aux Colons dans les premières années par les produits de la culture même, avant qu’il y ait un produit net pour fournir à la contribution. Or dans cette attente, dira-t-on, le Souverain ne retirerait pas de revenu. Ainsi les Colonies, pendant ce temps-là, ne seraient pas profitables à l’État.

Non, sans doute, si vous fauchez votre blé en herbe, vous ne le recueillerez pas en grain ; il faut attendre qu’il mûrisse. Mais l’attente de la prospérité économique sera fort courte, au moyen de l’active avidité des Colons, des faveurs du climat, et surtout de la pleine et entière liberté du commerce. Au lieu de cela, si vous préférez de jouir tout à l’heure, vous étoufferez la Colonie, et réduirez la Métropole au même sort, et vous-même à la condition de ne pouvoir retirer vos droits dans le Royaume, que de la même manière dont vous usez hostilement pour épuiser l’enfance de vos Colonies, c’est-à-dire, par des levées sur le commerce, et des surpoids sur la respiration. Mais rentrés dans la voie naturelle, elle vous montrera que les Colons eux-mêmes commencent par des dépenses, et non par des rétributions et des revenus, que ces dépenses doivent leur rentrer avant de tirer du profit de leur culture ; et n’est-il pas juste que le fisc attende aussi que la terre lui paye annuellement le revenu qui lui est dû.

N’y a-t-il pas, dira-t-on, dans les déserts mêmes où une Colonie arrive, des productions naturelles, comme la chasse, la pêche, etc. sur lesquelles le Souverain a d’abord son droit comme sur les richesses acquises, et peut par conséquent retirer un tribut ? Non, car ces productions doivent faire partie des avances de l’établissement pour hâter les premiers progrès de la culture. La partie de la Peuplade qui ne se livre pas à la culture des terres, et qui s’adonne à la chasse et à la pêche, et qui fait un trafic sur lequel elle subsiste, ne peut payer des droits au Gouvernement de la Colonie ; car ce serait établir un tribut nuisible sur le travail qui fait subsister cette portion de Colonie, qui ne peut faire les avances de la culture, mais qui contribue au progrès de la Colonie par son trafic, par ses échanges, par sa consommation qu’elle solde du produit de sa chasse, de sa pêche, etc. cette consommation procure le débit des premières productions de la culture, et établit un commencement de commerce de denrées qui vivifie la Colonie, et qui retourne tout entier au profit de la culture : ce serait ralentir extrêmement, et arrêter même les progrès de l’établissement de la Colonie, que de charger de droits ou d’impôts un commerce naissant, qui commence à donner une valeur vénale aux productions d’un Pays, que de nouveaux habitants commencent à défricher. Ce Pays et son commerce ne peuvent contribuer à enrichir l’État à qui elles appartiennent et qui les soutient, qu’à proportion qu’ils parviennent à leur plein degré de population et de revenus.

Dès qu’il y a dans un Pays un nombre d’hommes de différents états, des Cultivateurs, des Artisans, des Marchands, etc. il y a des richesses ; car il y a alors des échanges entre les ouvrages de l’Artisan, par exemple, et les productions du Cultivateur, et ces échanges se règlent au moins sur une valeur vénale de compensation, qui s’exprime par quelque mesure commune représentée par des écrits, par des pièces d’or ou d’argent, ou par d’autres marques convenues. Par ce moyen, la valeur vénale de chaque chose est spécifiée par compte et par mesure dans les échanges ; et ce sont ces prix déterminés qui désignent les quotités de richesses des biens que chacun possède, et dont il fait usage pour sa subsistance et ses autres besoins, commodités et agréments. Alors tout ce qui a cet usage, a un prix d’échange, et tout ce qui a un prix est richesses. Ainsi, des hommes rassemblés dans un Pays fertile, avec sûreté et liberté, n’ont besoin que d’eux-mêmes pour s’y former des richesses, les accroître et les perpétuer. Si leur commerce s’étend avec d’autres Nations, il ne facilitera l’accroissement de leurs richesses que par un débit plus certain, par l’état plus stable et plus égal de la valeur vénale qu’il assure à leurs productions ; car du reste, ce commerce extérieur, qui se ra réciproque, ne se soutiendra lui-même de part et d’autre, que par la consommation et la reproduction successive. Les richesses n’ont donc d’autre origine, ni d’autre existence, parmi les hommes, que la production, l’échange et la jouissance par les hommes mêmes. Mais il faut d’abord à ces hommes des biens d’avance pour s’établir dans un pays désert inculte ; car il faut qu’ils puissent satisfaire à leur nourriture et à leurs besoins pendant qu’ils préparent la terre et attendent la récolte. Cela n’est point particulier aux Colonies : cette condition est également essentielle dans l’intérieur d’un Royaume partout où il y a des friches ; et ces lieux incultes sont également des pays à colonies, qui resteront en friche tant qu’il n’y aura pas de Colons en état de faire les frais des défrichements, et qu’il n’y aura pas de profit à cultiver ; et une Nation réduite à ce degré de dépérissement, ne doit pas penser à se former des Colonies dans des Pays éloignés, ni s’abuser sur la forme des Colonies qu’elle fait retomber en monopole sur elle-même.

Somme totale, un homme qui n’a pas des avances assez fortes pour parfaire un défrichement, et attendre qu’il soit en rapport pour en tirer un produit, qui n’a pas même la liberté du débit, ni du choix de la culture ; fait une forte imprudence de l’entreprendre. Les Colonies ne sont autre chose que de nouveaux défrichements. Celles qui dans les anciens temps s’accrurent et prospérèrent, livrées à elles-mêmes, et ne répondant à personne, firent dans leur commencement, sans doute, ce qu’on appelle, de la terre le fossé. Petit à petit elles s’accrurent, et profitèrent par le travail, devinrent Sociétés complètes, et quelques-unes de grands Empires. Celles d’aujourd’hui auraient encore de plus grands avantages naturels, 1°. dans la perfection de la Navigation qui les enfanta, et qui établit tout à coup les branches de leurs rapports avec les sociétés formées, et donne une valeur vénale à tous leurs produits, qui étaient interdits par la nature à l’Europe, et qui lui sont devenus nécessaires : 2°. par l’adoption dont les principales Nations ont prétendu les favoriser, et qui les engage à appuyer à propos, par des frais et des avances, le progrès des Colonies. Mais si cette adoption devient achat et servitude, ce n’est pas la peine d’y consommer des frais et de se maintenir en querelle avec ses voisins pour se conserver des esclaves, qu’on ne peut ni nourrir ni employer. Sommes-nous en avances, et n’avons-nous plus de place pour les employer utilement, entreprenons des défrichements, c’est bienfait ; mais attendons qu’ils soient en plein rapport, pour qu’ils nous rendent nos avances. Avons-nous au contraire besoin de fonds, de produit et de revenu pour vivre au jour le jour : ne l’allons pas chercher si loin ; défrichons notre enclos, et laissons aux aventuriers le soin de courir les aventures.

La seconde question porte sur les avantages que trouve la Métropole à forcer les Colonies à consommer ses denrées. Tout ce qui est tyranni1e est également absurde, cela se trouverait en tout et partout ; mais ici la chose frappe d’elle-même. Faut-il défendre à nos Colonies de semer et planter les denrées d’Europe, et d’en recevoir d’autres que de nous ? La question est d’un enfant sot et méchant. Si la Sicile, naturellement si fertile en grains, en vins et en huiles, devenait une Colonie de la France, faudrait-il ordonner aux habitants de cette Île d’arracher leurs vignes et leurs oliviers, et leur défendre de se mer du blé, afin de les forcer à acheter nos grains, nos vins et nos huiles, et les empêcher pareillement d’en recevoir des étrangers, afin de leur vendre les nôtres plus cher que nous ne les vendrions à nos voisins par un commerce extérieur libre. Les Colonies ne sont-elles donc que des Nations étrangères vaincues par des brigands, et traitées en ennemis ? Mais si on les regarde comme des Provinces d’un même Empire, ignore-t-on que chaque Province doit être riche par elle-même, et de son propre fonds, pour contribuer à la prospérité de l’État ? Ne sait-on pas que chaque Pays est toujours peuplé à proportion de ses richesses, et qu’il entretient ses richesses par la consommation que les habitants font eux-mêmes des productions qu’ils font naître ! Quel est votre intérêt de vendre vos denrées aux Colonies ? C’est, comme en toute autre vente, l’intérêt de trouver des consommateurs : moins vous leur serez surpayer la denrée, plus ils en pourront consommer. Plus ils vous en demanderont, plus ils vous donneront en échange de leurs denrées au rabais, plus ils en cultiveront : plus ils produiront, plus ils payeront en contributions directes sur leur produit net, de même que vos autres Provinces.

Mais, direz-vous, leurs ventes ne seront pas pour nous. Nos Émules en navigation, plus habitués et plus hasardeux, leur apporteront les denrées d’Europe à meilleur marché, prendront les leurs à plus haut prix ; et ce débouché nous sera enlevé par leur vigilance. Entendons-nous, sont-ce les profits de la revente que vous craignez de perdre ? En ce cas nous sortons de notre objet, et nous allons traiter tout à l’heure de celui-là ; il ne s’agit maintenant que de la prospérité du Royaume. Or si les conditions, relatives à la prospérité de l’Agriculture, et que nous avons détaillées ailleurs, sont observées chez vous, certainement ce seront vos propres denrées que ces colporteurs habitués et hasardeux prendront le soin de porter dans le nouveau monde : car aucune Nation n’aura plus que vous des récoltes abondantes et à un prix raisonnable et constant, et de la meilleure qualité. Dès lors la vigilance, l’habitude et l’intrépidité de ces Navigateurs sont un avantage pour vous, et il ne vous importe point que ce soient ceux-là ou vos Commerçants qui soient les Agents des communications entre les deux mondes. En effet, nous sommes convenus que tous les frais du commerce et de la correspondance entre le producteur et le consommateur, étaient à la charge de l’un ou de l’autre, ou des deux ensemble, et en perte pour la chose, pour sa reproduction et pour la richesse. Ainsi donc l’agent le plus habile à diminuer les frais, est celui qu’il vous importe le plus d’employer. Que faites-vous au contraire par votre système exclusif et barbare. Vous, protecteurs de Marchands lourds, inhabiles et craintifs, vous leur permettez de grossir les frais à leur volonté, et c’est pour assurer leur fortune que vous tyrannisez vos colonies, nuisez à vos fonds, et traitez vos voisins en ennemis, et cela sous le prétexte que ces Marchands sont les vôtres. Hé ! au vrai, si votre œil vous scandalise arrachez-le ; et quel plus grand scandale que de forcer en tout la loi et l’ordre naturel, et le tout pour se nuire et se détruire ; terme certain, il est vrai, terme inévitable et calculé de toute tyrannie.

La troisième question enfin, roule sur l’avantage de profiter seul du bénéfice du commerce des productions des colonies. En discutant ce que c’est que ce bénéfice, et quelle est la part que nous devons prendre aux profits et aux fortunes de nos Commerçants, nous avons répondu à cet article-là. Mais ignore-t-on qu’il ne peut y avoir de commerce considérable qu’entre des pays riches et peuplés ; que la valeur des denrées est fixée par le prix convenu entre les Nations commerçantes ; que c’est sur ce prix que chaque pays règle la culture de ses productions, qu’il ne faut, pour le maintien de cet ordre naturel, ni police ni règlement. Considérons dans le commerce de nos Colonies ce que nous devons considérer dans le commerce du Royaume, c’est-à-dire, l’avantage du territoire et des différentes Provinces dont le commerce fait la richesse en apportant la valeur vénale à leurs productions, et par elle la reproduction et le retour constant des revenus. Dès lors nous sentirons que plus le commerce quelconque arrive à nos Colonies, plus elles deviennent florissantes, plus elles s’assurent de revenus sur lesquels le Souverain aura sa part, qui est la partie intéressante de l’État, plus elles consommeront de denrées, plus, par conséquent, leur existence et leur commerce s’accroîtront, plus elles contribueront à leur défense

Il serait peut-être à propos de parler ici de ces comptoirs de commerce entretenus par des Compagnies privilégiées, que nous avons tout à l’heure exceptées dans nos discussions sur les Colonies. En examinant, dit un Anglais, (l’Auteur de la Lettre à Milor Butte) les constitutions actuelles de notre Compagnie des Indes, on voit qu’il est très difficile de décider si c’est la Nation ou le Particulier, qui doit retirer le plus d’avantages de nos conquêtes dans les Indes.

L’exemple des petites Nations qui se sont procuré un état brillant par le commerce mercantile, et parmi lesquelles des associations de marchands ont tenté avec succès de se faire des établissements aux extrémités du monde, pour en rapporter quelques denrées transportables, et surtout des marchandises rares et propres à exciter notre curiosité ; cet exemple, dis-je, a porté depuis les grandes Nations, dans ces temps de rafolement du commerce, à vouloir entrer en concurrence de celui-là. Elles n’ont pas voulu voir que chez celle qui leur donna l’exemple, le profit des Marchands était le profit de l’État, puisque l’État n’était qu’une association de Marchands, qui tirent leur profit des autres États riches en productions, où ils débitent leurs importations. De pareilles Compagnies, établies dans de grands Royaumes, y sont de même de petits États à part dont le métier de commerce de revendeur de marchandises des Indes, n’a rien de commun ni de réciproque avec le commerce naturel du Pays, ni avec les intérêts de la Nation, qui, à l’égard de ces associations régnicoles privilégiées, est toujours acheteur avec perte, et jamais vendeur avec profit ; et elles deviennent plus préjudiciables à cette Nation même que les associations étrangères du même genre, parce qu’elles y obtiennent de l’État des privilèges exclusifs, qui forment dans la Nation, contre la Nation même, un monopole rigoureux et inhumain. On ne peut donc envisager ces compagnies régnicoles privilégiées, que comme des troupes ennemies de la Nation, qui taxent la concurrence de contrebande de crime, qui exercent le pillage monopolaire, l’oppression, la captivité et le meurtre.

Un de nos plus mauvais calculs, en fait de commerce, est de croire qu’il est avantageux de nous épuiser en efforts pour avoir aussi nos comptoirs et nos magasins de marchandises des Indes. Si nos voisins les marchands nous vendent de ce qu’ils vont chercher si loin, c’est une preuve sûre qu’ils nous achètent de ce qui croît sous nos pas et sur notre terre. N’oublions pas que vouloir vendre de tout est une chimère ; cherchons plutôt à acheter, ce sera la marque que nous aurons beaucoup à vendre. Pourquoi la France n’aurait-elle pas l’intelligence du riche Laboureur, qui achète, sans hésiter, le travail de ses domestiques, des Artisans qui lui fabriquent les ouvrages dont il a besoin, des autres Ouvriers qu’il emploie, de ses chevaux mêmes pour obtenir de bonnes récoltes de grains, qu’il débite à quiconque en a besoin, sans se soucier même s’il les vend à ceux dont il achète le travail. Achetez à profit pour vendre, et vendez à profit pour acheter, l’étranger sera de même ; car voilà le commerce. Mais pensez que son objet est la jouissance et que la jouissance sans luxe accroît et perpétue les richesses que vous désirez acquérir par le commerce. Il semble que c’est de l’argent que vous prétendez obtenir par le commerce ; soit : mais vous n’y gagnerez pas davantage, car dans l’ordre économique d’une nation agricole, il faut que l’argent se convertisse en jouissance et la jouissance en richesses. Ainsi, acheter ou vendre de l’argent, vendre ou acheter des marchandises par le commerce, cela revient au même. Comment l’entendez-vous donc, lorsque vous voulez vendre de tout, et ne rien acheter ? Car vendre, c’est acheter : et acheter c’est vendre.

Arrêtons-nous, il en est temps ; ceci ne doit être que sommaire. On peut observer par ce détail, que le commerce de propriété se réduit précisément à l’acte du choix de l’échange qui constitue le commerce purement usuel ; que le commerce mercenaire ou de revendeurs, n’est qu’un métier de commerce dont la rétribution enchérit le prix des marchandises au préjudice de ceux qui le payent ; que cette rétribution est toujours payée, directement ou indirectement, aux dépens du revenu des biens fonds, et que bien loin que le métier de commerce fait une richesse pour les Nations qui possèdent les biens fonds, et qui font naître les productions, il n’est, pour ces Nations, qu’un objet de dépense qu’elles doivent supprimer autant qu’il est possible : 1°. Par la facilité des débouchés et des charrois : 2°. Par la plus grande concurrence possible des marchands tant régnicoles qu’étrangers, qui exercent le commerce rural et le commerce en gros d’exportation : 3°. Par la suppression de la surabondance des Marchands de détail, qui ne sont que des doubles et des triples emplois, tous entretenus sur la chose. Cette suppression se fera naturellement par l’attrait d’autres emplois et par la permission d’habiter les campagnes avec profit et liberté. 4°. Par la chute des Manufactures dont l’exploitation ne saurait être profitable à la Nation.

L’épargne sur les dépenses du commerce consiste à vendre ses marchandises le plus haut prix qu’il est possible dans les ventes de première main, et acheter celles de l’étranger le plus bas prix qu’il est possible, et à préférer toujours, dans le commerce, et dans les achats des marchandises étrangères et même du Pays, cæteris paribus, le service le moins cher. Car, de même que l’on doit ménager les frais de fabrication et de commerce, par les machines, les canaux, les rivières, etc. On doit acheter au plus bas prix qu’on le peut, et vendre au plus haut possible, pour ne pas perdre d’une part, et profiter d’ailleurs de toute la valeur vénale de ses marchandises ; et voilà donc toujours, entre les Nations et les Marchands, des intérêts opposés, qui doivent être décidés par la concurrence la plus libre. Or, ce n’est que par les quatre conditions que l’on vient d’indiquer, que l’on peut se procurer de l’épargne sur les frais du commerce, et que l’on peut étendre le revenu et la jouissance du revenu d’une Nation, qui possède les biens fonds, source des richesses, et qui doit s’attacher à la culture de celles qui lui sont les plus profitables par le commerce.

 


CHAPITRE XII.

RAPPORTS DES DÉPENSES AVEC LES RICHESSES D’UNE NATION.

Nous touchons aux bornes de notre carrière, à la fin de nos contemplations sur l’œuvre de la sagesse éternelle et infinie ; et je l’ose dire, à la fin de l’œuvre de vérité et de justice. S’il eût été possible que nos talents fussent proportionnés à l’importance de la matière, et seulement à nos lumières en ce genre, à notre intention et à notre courage, ce serait ici, après la loi suprême même qui nous a guidé, le premier des Livres pour les humains. Un temps viendra (et plût au Ciel que ce temps ne tarde guères) où l’on nous accusera de nous être trop étendus sur certains détails d’abus visibles, que l’énonciation seule des principes, ou même la conséquence infaillible des vérités primordiales, anathématisait assez, sans nous donner la peine de les analyser et de les combattre.

On nous reprochera d’avoir refroidi quelques-uns des lecteurs par ces détails devenus des digressions ; d’avoir distrait l’attention et la réflexion des autres, qui portés d’abord par la nouveauté, attachés ensuite par la clarté et l’importance des principes, faisaient un effort volontaire de jugement pour en suivre le nœud et les conséquences. Mais rappelés par nous mêmes sur la voie des abus et des usages, ils se retrouvent dans la carrière de l’imagination et de la mémoire, où ils repassent encore en revue leurs prestiges et leurs premiers préjugés. Puisse bientôt l’humanité nous faire de tels reproches ! Heureux, je le répète, heureux, et trois fois heureux, le siècle où l’on ne verra dans cet Ouvrage que l’enfance de la résurrection de l’ordre naturel ! Qu’aussi équitable que le furent nos illustres classiques du siècle passé, qui se reconnaissaient redevables à Montagne et à Amyot, des premières richesses d’une Langue qu’on a depuis perfectionnée, ce siècle nous sache gré de cette esquisse, tracée d’après la nature, et qu’il en récompense nos mânes en usant sagement de son bonheur, qui nous a coûté. Mais qu’il cesse de nous objecter d’avoir trop longuement combattu les principes courants des misères présentes. Quoi ! parce que les combats des gladiateurs ont cessé, sera-t-on un crime aux grands Hommes qui attaquèrent à coups redoublés ce barbare usage, ce cruel préjugé de leur temps ? Ce sentiment même, si vivement affecté aujourd’hui de l’horreur de ces combats, est le grain semé par la parole de ces hommes respectables. Ainsi le bonheur résultant de l’établissement de l’ordre naturel, sera peut-être une suite du travail pénible et fastidieux par lequel nous avons attaqué pied à pied tous les désordres qui lui disputaient son empire. Et n’est-ce rien que de parler au cœur et à l’âme de ses contemporains ? Ce n’est point l’homme qui s’éloigne de l’ordre, parce qu’il voit ses semblables vicieux, endurcis, injustes, dédaigneux ; c’est orgueil qui ne peut souffrir de contradiction, et qui se rejette vers la postérité muette aujourd’hui, et qui ne parlera que quand nous serons muets. Non, l’homme a d’autres entrailles : c’est un être entraîné en substance et par nature vers la justice et la charité ; et tous les maux qu’il endure, et qu’il se procure à lui-même, ne proviennent que du dénuement et du malheur de son état, livré à des désirs et à des intérêts mal entendus, et fourvoyé par l’abus qu’il fait de sa liberté. L’homme, dis-je, aime la lumière et la vertu ; c’est sans effort de génie, et par une simple condescendance à son propre sentiment intérieur, qu’il aperçoit que l’erreur et le vice ne sont que misère et contagion ; l’endurcissement, qu’aveuglément ; l’injustice, que dérèglement ; l’intérêt mal entendu, que séduction, qu’égarement, que délire. C’est ce que notre cœur nous dit à tous, si nous daignons l’écouter dans le silence de notre intérieur. C’est à l’homme, institué tel par les mains de son Créateur, que nous offrons notre travail comme un tribut d’amour et de justice, et la route de son propre bonheur dans la connaissance de ses vrais intérêts.

Il importe de finir ce traité par une indication des rapports des Dépenses avec les richesses d’une Nation. Je dis une indication, attendu que ce Chapitre ne comprendra que quelques aperçus sur la nature des richesses, sur la dépendance où elles sont des dépenses, quelques vérités de droit et de fait, enfin sur la manière d’envisager cet objet éblouissant avec une juste précision. Des détails d’approximation plus circonstanciés n’auraient été que la répétition de ce qui a été dit en ce genre dans l’explication du Tableau économique, imprimé à la fin du Traité de l’Ami des hommes, on y voit, (et au ch. VII de cet Ouvrage-ci), le détail des rapports des dépenses et du revenu annuel, avec la masse totale des richesses d’une Nation ; et nous ne pourrions ajouter rien d’instructif à cette ventilation sûre et proportionnelle. Il suffit donc de l’indiquer ici, et de nous en tenir d’ailleurs à l’énonciation des principes appuyés de faits et de circonstances qui y sont relatifs.

Les biens sont le fonds des richesses, mais la richesse est une qualité fugitive, qui ne se réunit aux biens que par l’intelligence des hommes. La richesse disparaît quand l’abondance des biens surpasse les besoins des hommes, ou quand les hommes sont dans l’impuissance de jouir des biens. Ainsi où il y a beaucoup de biens, il faut beaucoup d’hommes qui aient la faculté d’en jouir, pour donner à ces biens la qualité de richesses.

Les biens ne sont richesses qu’en raison de la demande qu’en font les hommes. L’eau, par sa nature, l’un des premiers biens, n’est richesse qu’aux lieux où sa rareté la met à prix. Les hommes donc sont le premier principe des richesses, et né le font que par leurs besoins. Les besoins ne sont autre chose que des nécessités de dépenses ; ainsi donc les dépenses ont le rapport le plus direct avec les richesses d’une Nation. Transportez des dépenses où il y a des biens à consommer, vous y transportez des richesses ; car les dépenses donneront à ces biens une valeur vénale, dont la liaison transforme seule les biens en richesses.

Les besoins satisfaits d’une Nation, c’est-à-dire ses dépenses, sont donc la mesure certaine de ses richesses. Étendez la mesure, vous étendez le point mesuré. Multipliez les besoins, vous multipliez les richesses. C’est là le point politique qui fait entrer à leur place, dans l’édifice et la masse économique, les arts mêmes qui ne semblent que de pur agrément, et jusqu’aux êtres moraux. Je m’explique. Il est des besoins naturels, il en est plus encore d’opinion ; il est, en conséquence, des richesses foncières, il en est de mobiliaires, il en est enfin de morales. Ce dernier point n’entre pas dans nos spéculations, quoiqu’au fond rien ne leur soit étranger, et moins ceci qu’autre chose, mais nous ne calculons que le physique.

Les richesses mobiliaires qui répondent aux besoins que nous appelons d’opinion, n’en ont pas moins un prix foncier, relatif à la valeur de la matière et du travail qui sont entrés dans leur composition, ou pour mieux dire, à la valeur que l’intelligence, le concours et la convention des hommes ont donné à cette matière et à ce travail. Mais leur prix réel est néanmoins relatif à l’opinion, en ce que les hommes peuvent subsister sans cela, et que ces richesses perdraient la qualité de biens. L’opinion des Sarrasins ravala le prix immense que les Nations policées attachaient à la bibliothèque des Ptolomées, à la valeur des fagots, propres à chausser leurs bains. Les Joyaux de Charles le Téméraire n’eurent plus aucune valeur dans les mains des Suisses.

Les richesses mobiliaires d’une Nation dépendent donc, non seulement de sa civilisation, mais encore de celle de ses voisins. Car il ne suffirait pas qu’on estimât les Tableaux en Italie, pour que les Italiens fussent riches en Tableaux. Cela se peut d’un Particulier à un autre lorsque tous les deux ont le même goût, et qu’ils sont environnés d’autres dont la passion en ce genre rend cette opinion régnante dans le canton. Mais par la même raison, il faut qu’on estime les Tableaux en France, en Angleterre, etc. pour que les Tableaux en Italie deviennent richesse mobiliaire nationale, estimée telle par les autres Nations.

Quand je dis que les richesses mobiliaires d’opinion dépendent de la civilisation, je trouve l’adhérence de ces deux choses dans leur nature même. La civilisation est une extension des facultés et des jouissances de l’humanité par les forces et les moyens de l’opinion. Rien ne tient à l’homme qui n’éveille ses appétits, et ne lui indique des besoins. Les besoins d’opinion donnent l’être et la valeur aux richesses d’opinion.

Mais il n’est pas question ici de traiter métaphysiquement de la nature et de l’essence des besoins et des richesses d’opinion. Il s’agit de trouver les rapports des dépenses avec ces richesses, et ces rapports sont simples et clairs.

Les besoins d’opinion sont susceptibles d’une extinction individuelle, et les besoins naturels n’en peuvent trouver que dans celle de l’espèce. Je m’explique. Je puis avoir à la fois besoin, pour ma satisfaction, d’une nombreuse bibliothèque, de deux grands parterres, et deux beaux appartements de bains, et je ne puis avoir besoin de diner deux fois. Si je veux consommer deux portions, il faut que je m’associe mon semblable. Mais cet avantage démontré, sitôt qu’il est convenu que c’est du concours et de la multiplicité des besoins que dépend la multiplication des richesses ; cet avantage, dis-je, n’empêche pas que les besoins d’opinion ne soient dans la pleine dépendance des besoins naturels. Le nécessaire passe avant le superflu ; l’on sait cela, et il est inutile de l’analyser. Ce n’est que de la satiété des besoins naturels que naissent les besoins d’opinions : ces derniers doivent être considérés comme les branches, et les premiers sont le tronc.

C’est donc de la quotité des richesses foncières que dépend celle des richesses mobiliaires. Nous avons, dans tout le cours de cet Ouvrage, démontré que c’était des dépenses que dépendaient la reproduction et la perpétuité des richesses foncières ; que la quotité des dépenses était la mesure de la quotité des richesses ; que l’accroissement ou la diminution des dépenses faisaient l’accroissement ou la diminution des richesses ; que de la direction des dépenses, par la voie la plus courte, vers la consommation et la subsistance, naissait l’accroissement des richesses ; et que du dévoiement des dépenses de cette route simple, pour s’égarer dans les circuits des frais, dérivait la diminution des richesses. Tout cet Ouvrage, en un mot, n’a roulé que sur le développement de l’influence des dépenses sur les richesses ; et les résultats de cette vérité ont été non seulement prouvés, mais calculés. Les calculs justes et bien établis sont décisifs ; tout le monde est convaincu de leur certitude : le Paysan même ne doute pas qu’ils ne puissent prédire avec sûreté et avec certitude le moment d’une éclipse. Qu’on ne fait donc pas surpris, si, du calcul de la charrue, on parvient à l’énumération des richesses foncières et mobiliaires d’une Nation.

Ce n’est que du superflu de ses revenus ; qu’un Peuple peut se procurer un superflu de jouissances. Les Édifices, les Somptuosités, les Statues, les Tableaux, les Richesses mobiliaires, en un mot, de tous les genres, peuvent, il est vrai, s’amonceler en un Pays par le pillage, mais elles cessent dès lors d’être la source des richesses renaissantes : elles deviennent poison pour leurs possesseurs, s’ils sont livrés à la passion d’en jouir, ou du moins inutile et dangereux fardeau, s’ils en ignorent et dédaignent l’usage. Rome dépouilla l’Univers par l’avidité de cette jouissance, et Rome débilitée par la guerre intestine que ce poison alluma dans son sein, devint, par la stérilité des richesses mêmes, la proie des Barbares, à qui elle n’avait laissé aucun moyen de connaître et de désirer ces richesses. Les Huns amoncelèrent depuis, dans leur Pannonie, les dépouilles de Rome dévastatrice et dévastée, et n’en firent d’autre usage que de savoir qu’ils avaient là des trésors. Les Nations belliqueuses le surent aussi ; elles forcèrent les retranchements des Huns, et trouvèrent ces dépouilles entassées, qui n’avaient pas fourni la matière d’une seule palissade.

Rien ne peut être richesse qu’autant qu’on en jouit réellement, ou qu’elles se commercent entre les hommes. Ces conditions sont refusées aux fruits du brigandage accumulé. Ainsi donc une Nation ne peut être riche que de ses revenus, et augmenter en richesses mobiliaires qu’autant qu’elles proviennent de l’emploi de ses revenus.

Tels sont les rapports des dépenses avec les richesses d’une Nation, même mobiliaires ou de pure ostentation. Telles sont les tendances qui nous autorisent à dire et calculer avec une sorte de certitude : une Nation qui a tant de revenu, ou tant de richesses perpétuellement renaissantes, doit avoir tant en richesses mobiliaires ; car de la valeur vénale des choses de premier besoin, dépend la valeur vénale des richesses d’agrément, non seulement par la dépendance naturelle de ces dernières, et du prix de la subsistance et du salaire de ceux qui les ont travaillées, mais bien plutôt, parce qu’à raison de l’abondance, croît et s’étend l’estime et l’appréciation du superflu. Passons maintenant aux rapports des dépenses avec ce que nous avons appelé richesses foncières, c’est-à-dire, richesses productives ou sans cesse renaissantes, pourvu qu’elles soient sans cesse consommées. C’est ainsi seulement qu’il faut entendre la qualité de foncières que nous leur donnons ici ; car si l’on prétendait inférer de cette dénomination, que ce sont des richesses existantes d’elles-mêmes, et non dépérissables, qualités que l’on attribue aux biens fonds, on serait dans l’erreur ; et nous allons prouver qu’il n’est aucune sorte de richesse qui ne soit fugitive de sa nature.

Les biens qui ne s’acquièrent, ou qui ne renaissent que par le travail des hommes, sont par eux-mêmes des richesses, parce qu’ils ne s’obtiennent que par des richesses, c’est-à-dire, que par des dépenses avec lesquelles les biens qu’elles procurent doivent avoir une valeur de compensation, sans laquelle ce commerce primitif des hommes avec la terre cesserait, la terre resterait inculte. Donc tout ce qui a une valeur de compensation ou d’échange est richesse.

Mais si la valeur de cette richesse se bornait à la dépense de la reproduction, elle ne donnerait point au bien fonds, à la terre même qui la produit, la qualité de richesse. Ainsi les biens fonds ne pourraient avoir de valeur vénale, et ne pourraient rapporter par surcroît aucun revenu aux possesseurs de ces biens, si la reproduction ne valait que la dépense.

En raison de ce que les temps deviennent durs pour une Nation, c’est-à-dire, que cette Nation tombe dans la pauvreté, causée, soit par les tributs qui enlèvent les richesses d’exploitation, soit par le défaut de débouchés et de consommation de ses denrées, on voit le prix des fonds de terres y déchoir en proportion de la progression de la misère. Ce prix pourrait être une boussole sûre de l’état d’une Nation, si les produits et la valeur des denrées de premier besoin n’étaient pas eux-mêmes la mesure du prix des biens-fonds. En raison de ce que les hommes deviennent pauvres, la terre le devient aussi. Un Prince arbitraire et dur, qui gouverna durement une grande Nation dans le quinzième siècle, fut le premier qui, par une loi fixe, dénatura certains droits seigneuriaux ou revenus que les Colons payaient à leurs Seigneurs, alléguant que ces droits étaient trop onéreux à ses Sujets. Ceux qui nous donnent les droits primitifs résultants des inféodations, pour des droits barbares, et qui outragent le droit naturel, ignorent, sans doute, que l’homme n’est point cloué à la terre ; qu’on a beau l’offrir aujourd’hui en ajoutant des privilèges et franchises aux défrichements, que personne ne se présente pour occuper des sols plantureux de leur nature. Auparavant on la recherchait quoique chargée alors de redevances, dont nous ne saurions bien connaître le vrai prix, faute de pouvoir bien comparer, avec nos mémoires, la valeur réelle et numéraire de l’argent dans ces temps reculés. Donc les emphytéotes comptaient y trouver leur compte. La terre, plus exposée aux ravages et aux cas fortuits, avait néanmoins une valeur qu’elle n’a plus : donc que ses fruits avaient une valeur vénale qui leur est maintenant prohibée. Quoi qu’il en soit, la terre elle-même ne peut avoir de valeur que relative à ce qu’elle rapporte en surcroît de la restitution des dépenses nécessaires pour la fertiliser ; et sans ce surcroît, peu d’hommes et peu d’argent.

Les biens fonds que l’on regarde comme la richesse fondamentale, comme la mine des richesses d’un État, ne peuvent donc être eux-mêmes des richesses qu’autant que la valeur des productions surpasse la valeur des frais. Ainsi tout ce qui attaque la valeur vénale des productions et des dépenses qui les font naître, attaque la propriété, et ne laisse plus aux possesseurs des terres que le vain titre de propriétaire établi par des lois spécieuses qui n’ont pas pourvu à la sûreté de la propriété effective des biens, par la sûreté de la propriété mobiliaire.

Une législation si bornée et si peu éclairée, ne forme qu’une constitution illusoire ; car si l’erreur ou l’intérêt particulier anéantissent les dépenses d’exploitation et la valeur vénale des productions, toutes les richesses d’une nation s’évanouissent dans l’infant.

Il n’y a donc rien de si fugitif que les richesses d’une nation, puisque ce n’est qu’un mode d’être qui n’a d’adhérence aux biens fonds que par des causes extérieures qui peuvent aisément être livrées à l’erreur et à la rapine, qui anéantissent les richesses d’exploitation.

Arrêtons-nous sur ces principes, et jugeons de l’erreur de ceux qui pensent que les biens fonds, quoique constituants une propriété pénible et peu rapportante au gré des mœurs molles et dépravées d’une nation qui a joui de l’avantage éphémère, passager et ruineux des rentes ou revenus factices ; qui pensent, dis-je, que les biens fonds assurent du moins une hypothèque stable que rien ne peut enlever : mais ils n’aperçoivent pas que le fond de terre n’est rien sans les richesses qui le font valoir. Ainsi qui enlève ces richesses, annule le fonds, et l’hypothèque du Rentier. Les premiers Seigneurs propriétaires des Îles du Vent avaient certainement là de belles terres, et ils les cédèrent au Roi à meilleur marché qu’ils n’auraient fait un simple jardin à Paris. La ligne de démarcation partagea ces terres désertes sans contestation, à peu près dans le même temps où chaque pouce de terre dans les Pays-Bas coûtait un ruisseau de sang. Les États donc ne doivent pas plus que les particuliers, mesurer leur puissance par l’étendue de leurs frontières, ni leur stabilité par la nature de leurs possessions. Qui leur enlève les richesses d’exploitation, leur enlève les produits, les revenus, l’argent, les hommes, la Souveraineté, la propriété, et même l’existence.

Toutes ces choses consistent donc dans la possession des richesses d’exploitation : mais qu’il est important de ne pas se méprendre dans la vraie connaissance de ces richesses, et de suivre à cet égard les traces de la Nature.

Dès qu’il y a des richesses dans un État, il y a de l’argent ; mais l’argent, comme valeur de toutes richesses, devient le véhicule de la spoliation des richesses, lorsque l’autorité tutélaire, ou l’ignorance de la nation, séduites par de fausses apparences du bien général, se confient à une sous-administration insidieuse et dévorante, qui enlève l’argent, qui ne respectent ni l’ordre, ni les richesses qui perpétuent les richesses.

L’objet général de tout gouvernement quelconque, doit être d’aider à la nature, s’il est possible ; c’est surtout de veiller à ce que rien ne s’oppose à sa marche pré ordonnée et prescrite par les lois mêmes du mouvement. Par elles les dépenses de consommation s’arrangent, de sorte qu’elles montent toujours au niveau des productions ; ce travail s’accroît en proportion ; et la reproduction fruit du travail, surpasse le taux des dépenses précédentes, et crée ainsi de nouvelles dépenses qui vont exciter une plus forte reproduction. Ainsi l’homme obéit à l’ordre du Créateur, et participe en quelque sorte à sa puissance. Il croît et multiplie son espèce, ses richesses, ses jouissances, et les fruits de la terre à l’infini. Il vit laborieux, utile, heureux, et perpétue la chaîne immense des ouvrages de Dieu, dans laquelle il est compris comme être intelligent, et d’un ordre supérieur à toute autre espèce.

Le Pyrrhonisme politique a cru triompher des spéculations philosophiques sur l’excellence d’un gouvernement parfait (spéculation qu’il compare à la recherche futile du mouvement perpétuel) ; en demandant quel est le gouvernement qu’on devrait préférer de tous ceux que les Sociétés ont imaginés, pour éviter les abus de l’autorité ? Est-ce le Monarchique ? Est-ce l’Aristocratique ? Est-ce le Républicain ? Est-ce le Démocratique, etc. ? Le Sage répond froidement, pour prouver la réalité d’un bon gouvernement, sans entrer dans ces discussions, etc. ; que le meilleur gouvernement est celui d’un État naissant qui parvient à un haut degré de puissance et de prospérité, et qui s’y maintient. Je dis, qui s’y maintient, attendu que toute manière d’être a, pour ainsi dire, par elle-même et par l’attrait naturel à la nouveauté, une forte de force centrale qui l’aide à l’accroissance, et qui par cela même contrarie la stabilité, Rome eut dans sa constitution et dans ses préjugés le principe de ses succès et de ses conquêtes ; elle avait même celui d’une force intérieure qui la rendait comme inébranlable contre les attaques du dehors ; mais sa Constitution indigeste et fortuite en ses principales institutions, renfermait les vices corrosifs qui nécessitaient sa ruine future dès l’instant même où il ne lui resterait plus rien à conquérir. Rien n’est plus rare, et ne serait peut-être si neuf dans l’histoire, qu’une législation qui pose des fondements de stabilité. La pierre angulaire et principale manque toujours dans l’institution de tous les Gouvernements. Les Sujets plus occupés de leur intérêt que de celui de l’État, écarteraient toujours, ainsi qu’on l’a déjà remarqué, la nécessité d’assigner sur les biens fonds un revenu public suffisant, ample, bien déterminé, et toujours proportionnel au revenu des biens, pour subvenir aux dépenses du Gouvernement, et à la défense de la nation, conformément à sa puissance et à ses forces ; et pour réunir les intérêts du Souverain et ceux du Peuple par un partage bien clair du revenu général, dont la conservation et l’accroissement intéressent la nation, mais intéresseraient alors, d’une manière invariable et précise également l’un et l’autre. Ils intéresseraient aussi directement le Souverain que les Sujets, parce que ce partage lui assurerait un plus grand revenu, un revenu plus immanquable qu’aucun autre qui serait fourni par une contribution indirecte et arbitraire, si excessive qu’elle pût être. Chez quelques Peuples on a bien senti cette nécessité, puisqu’on a rendu inaliénables par des lois auxquelles les Tribunaux sont fort attachés, de grands et immenses Domaines annexés à la Couronne ; mais une telle provision ne peut suffire que chez les Incas qui avaient rassemblé sous un empire prospère un peuple immense environné de Sauvages, de Déserts et de Mers inconnues, et qui ne connaissait ni commerce, ni autres besoins que ceux auxquels les fruits du territoire suffisaient, et en conséquence ne payait de tribut que l’obéissance. Il est impossible qu’un grand Monarque qui a des voisins, et qui commande ou en impose à des nations civilisées, n’aie la suprématie de l’économie rurale ; Tu regere imperio populos, etc. C’est où doivent tendre tous ses soins ; car il faut qu’il connaisse l’état de ses Sujets et sa propre puissance ; et lorsqu’il aura sa part fixe et proportionnelle dans le revenu même du territoire, le Thermomètre sera sûr. Quoi qu’il en soit, le Sage dit, je le répète, que le meilleur gouvernement est celui d’un État naissant qui parvient à un haut, degré de puissance et de prospérité, et qui s’y maintient. Il aperçoit d’ailleurs que l’opulence d’une Nation excite la cupidité de ceux à qui l’autorité est confiée, et suscite le brigandage ; et conclut enfin que le plus mauvais de tous les gouvernements est celui qui se détruit lui-même par son autorité, et qui dissout le concours mutuel du Souverain et des Sujets.

Ce dernier point n’est aucunement étranger aux rapports des dépenses avec les richesses. Les dépenses, quant à la conduite de l’économie politique, sont dans la main du Souverain, les richesses d’exploitation dans celles des Sujets. Tout gouvernement où il y a dissention d’intérêt, et qui néglige les rapports moraux entre ces deux genres de possessions faites pour rentrer les unes dans les autres, pour s’entendre et se rapprocher sans cesse, suit, peut-être même sans le savoir, le chemin de la ruine foncière et de l’interception du mouvement.

Charlemagne ne négligeait pas les assemblées des États, alors même qu’il étendait sa Domination, et qu’il distribuait les dépouilles de l’ennemi à ses Sujets pour enrichir la culture et accroître les revenus de son Empire.

Est-ce donc dans les différentes formes de gouvernement imaginées par des hommes livrés à des intérêts particuliers mal entendus et discordants, qu’il faut chercher le modèle d’un bon gouvernement ? L’archétype du gouvernement le plus parfait, ne se présente-t-il pas avec évidence dans l’ordre immuable des lois de la Nature, où tout ce qui peut être le plus avantageux à l’autorité tutélaire et aux Sujets, se démontre par la mesure et par le calcul, et où les lois positives n’en doivent être que les résultats par la démonstration la plus complète et la plus décisive ? C’est cette Théocratie, et c’est elle seule qui constitue le gouvernement parfait, le vrai gouvernement des Sociétés, le gouvernement par essence. Le gouvernement parfait n’est pas d’institution humaine ; les hommes n’y peuvent rien ajouter, ni rien réformer. Il faut le considérer dans toute sa pureté et dans toute sa perfection, avec abstraction de tous genres de gouvernement institués et corrompus par les hommes, toujours dominés par des intérêts déréglés, par des passions tyranniques, par l’erreur et la séduction. Bannissez l’ignorance et l’imposture, éclairez les voies, tout se rapprochera de l’ordre.

Comment, dans les temps de désordres et de la décadence des Empires, pourrait-on découvrir les rapports des dépenses avec les richesses d’une nation ? Ceux qui habitent les Villes, jugent de l’opulence d’un Royaume par l’éclat du luxe de ceux qui le détruisent, par les fortunes pécuniaires que l’usure transforme en faux revenus, qui ne sont qu’une contribution imposée sur la nation ; ils jugent de la prospérité d’un État par l’accroissement de leurs rentes. La ville de Rome ne parut jamais si florissante que dans le temps où se préparait la décadence de l’Empire, que dans le temps où elle avait envahi les richesses des Campagnes, et où tôt après les Provinces épuisées et sans force furent livrées aux incursions des Voisins, et Rome elle-même, sans défense, abandonnée au pillage, au carnage et à l’incendie. Son opulence stérile, qui n’était que le magasin des dépouilles des Provinces, n’a laissé que dé superbes monuments de sa magnificence et de sa ruine ; les Historiens mêmes ont confondu cette fausse opulence avec l’état de la plus grande prospérité de cette nation, qui avait subjugué les autres nations, et que les autres nations pouvaient alors envahir sans y trouver aucune résistance. Ces historiens superficiels ne voient les États que comme les voient les Voyageurs ignorants, qui jugent de la richesse des nations par le faste des principales Villes où ils séjournent ; et par la magnificence des édifices.

Ces Voyageurs croient connaître l’Angleterre, lorsqu’ils on vu Londres ; et la France, lorsqu’ils ont vu Paris. Mais l’homme instruit des principes naturels, en juge autrement ; il n’estime d’une Ville que ses proportions avec son territoire et sa fécondité actuelle ; si elle excède ces proportions, il cherche quel est l’autre territoire qui fournit à son extension ; si c’est le territoire régnicole, il ne voit dans cette masse que la transplantation de plusieurs autres villes ou habitations champêtres qui seraient placées bien plus utilement ailleurs. Il voit que cette transplantation ne saurait être que par extrait, attendu la perte de tout le suc alimentaire qui s’est imbibé par les chemins avant que d’arriver à la Capitale. Si cet excèdent est fourni par le séjour du commerce qui le tire des États voisins, il considère cet excèdent comme mal assis, précaire, variable et fugitif : s’il découvre enfin, qu’il soit le fruit de la spoliation et de la rapine, il voit l’éternel mane tekel e phares empreint sur ces murs odieux, et prévoit fort aisément leur démolition et leur ruine.

Ce qui en impose le plus au peuple, et même à ceux qui sont chargés du gouvernement d’une Nation, ce sont les fortunes pécuniaires de quelques citoyens, Car, c’est uniquement à l’argent qu’ils fixent leur attention pour juger des richesses et de la puissance de la nation.

On sera surpris, sans doute, que dans le détail où nous sommes entrés sur les richesses d’une nation dans son état de prospérité, nous n’ayons pas encore parlé argent, cette richesse si précieuse aux hommes, regardée comme l’extrait ou la quintessence de l’opulence. Ce métal, qui seul semble mériter le nom de richesse, ne devait-il pas être le principal objet de notre attention ? Ne devrions-nous pas nous occuper des moyens d’attirer l’or et l’argent des autres nations, et d’enrichir l’État de la richesse même qui, à ce que l’on croit, peut rendre un peuple heureux et redoutable à ses voisins ? On pourrait effectivement nous faire ce reproche, si nous composions un traité de l’Alchimie, sans parler du grand œuvre de la pierre philosophale ; mais cette chimère ne se rencontre pas dans l’ordre des réalités que nous avons examinées. L’argent ne peut être envisagé que comme une richesse qui s’acquiert par d’autres richesses, et qui n’est utile qu’autant qu’il rend richesse pour richesse. L’argent ne peut donc pas nous enrichir, puisqu’il coûte autant qu’il vaut, et qu’il ne rend que ce qu’il vaut. Il n’y a là qu’échange et point de production, point de richesse renaissante, point de profit. Ayez toujours de quoi vendre, vous aurez toujours de l’argent.

Le pécule d’Angleterre n’était, dit-on, que de 11 millions sterlings au commencement de la guerre de 1740 ; il se trouva augmenté de 5 millions sterlings à la fin de cette guerre, et ce fut par cette augmentation même que cette nation clairvoyante aperçut le dommage que la guerre lui avait causé ; car cet accroissement de pécule ne provenait que des fonds du commerce qui étaient rentrés alors, et qui étaient restés oisifs par les entraves que la guerre et les impositions sur les denrées avaient apporté au commerce de ce Royaume.

L’argent monnayé n’est lui-même qu’un ustensile de commerce, qu’un gage et une mesure de la valeur vénale des autres richesses dont nous jouissons. Je dis l’argent monnayé, car il doit être distingué de l’argent marchandise employé à différents ouvrages pour la jouissance, et qui alors est véritablement une richesse de jouissance ; au lieu que l’argent monnayé est soustrait à la jouissance par son emploi fixé et borné au seul usage d’échange, et n’est bon qu’autant qu’on s’en défait pour se procurer la jouissance effective de quelqu’autre bien, et faire renaître de nouvelles richesses. Ce n’est qu’une richesse à demeure qui ne s’use point, qui n’a d’autre effet qu’une circulation par laquelle il se répète tellement, qu’une petite quantité suffit pour multiplier prodigieusement son emploi ; et des lettres de change entre des citoyens riches, y satisfont encore plus commodément que l’argent même.

Les Colonies d’Amérique qui n’ont point d’argent, ont autant de richesses et de jouissance par l’entremise du papier, que les autres nations qui abondent le plus en pécule. Quelque abondante que fût la richesse pécuniaire en Europe, nous n’en se rions pas plus riches en argent, si nous n’avions pas des productions à vendre, ou si une police déréglée ou des taxes désordonnées faisaient tomber nos productions en non valeur en accablant le commerce ; mais si nous avions beaucoup de productions de bon prix à vendre et un commerce libre et immense, nous aurions aussi une grande quantité d’argent pour acheter d’autres richesses plus profitables et plus satisfaisantes que l’argent.

Ce cercle nous ramène donc toujours aux productions, et à la liberté et à l’immunité du Commerce qui procurent l’opulence, et qui perpétuent le bonheur, la force et la puissance des nations agricoles, et nous avons observé que la masse totale du pécule qui y circule, ne doit être qu’à peu près égale au revenu d’une année des biens fonds. L’argent, dit-on, est le nerf de la guerre ; mais la guerre épuise l’argent, lorsqu’elle éteint les revenus par des impôts et des emprunts ruineux.

Les Géographes et les Historiens qui nous parlent des richesses et de la force des États, en jugent ordinairement par l’impôt que les Souverains lèvent sur leurs Sujets, sans examiner comment il est imposé. Ce signe équivoque de la prospérité ou de la ruine d’une nation n’en impose pas à la politique des voisins, et ils aperçoivent que l’accroissement forcé des revenus du Souverain ne produit que la décadence de ses États et de sa puissance.

S’ils ne l’ont pas calculé, les effets en démontrent bientôt l’insuffisance. La guerre se déclare ; ces revenus destructifs et illusoires, qui n’ont pu aucunement pendant la paix, libérer l’État et le fisc, parce que le Gouvernement rendait d’une main à ses Fermiers dans tous les détails de ses dépenses, ce qu’il en recevait de l’autre ; ces revenus, dis-je, ne peuvent suffire à aucuns des frais de la guerre. Il faut doubler l’impôt et le lever par des impositions accablantes. Il faut recourir aux emprunts qui se tarissent bientôt eux-mêmes par l’épuisement d’un pécule que l’imagination multiplie, et qui, dans le fait, est toujours fort médiocre dans un Royaume où la culture est languissante. Tout cela va se perdre dans le même gouffre, et l’État énervé ne fait d’effort réel que contre lui-même. C’est sur la montre même de ces gros revenus du fisc, que l’ennemi prévoit la faiblesse et la ruine de son ennemi. La politique ne calcule plus aujourd’hui l’argent des Nations, ni le revenu des Souverains, elle calcule les revenus et l’ordre économique des Nations mêmes. Car l’argent est toujours renaissant à raison des revenus.

On voit dans l’exposition détaillée du Tableau économique que nous venons de citer, les rapports des dépenses et de la masse totale des richesses d’une Nation. Ces richesses y sont évaluées par le revenu du territoire ; le revenu par le prix et la quantité des productions annuelles des biens fonds ; et la valeur vénale des biens fonds et des autres immeubles, par le revenu. Ainsi c’est toujours le prix des productions annuelles et leur quantité proportionnelle à l’étendue du territoire, qui décident de l’état actuel de la masse totale des richesses d’une nation ; je dis de l’état actuel, parce que la richesse, je le répète, n’est qu’une qualité fugitive des biens de tous genres, qui disparaît par tout où les productions annuelles d’une nation agricole tombent en non-valeur ; de là cet adage vulgaire, le prix fait tout.

Mais le prix est relatif aux dépenses qui font renaître annuellement les productions avec profit, et il est relatif aussi à l’argent qui sert de mesure à la valeur vénale de ces productions, et la valeur vénale de l’argent est fixée par son prix qui a cours entre les nations commerçantes. Ainsi aucune nation en particulier ne peut mettre le taux au prix de l’argent.

Cependant, c’est une prétention assez commune aux Souverains, que celle de croire qu’ils peuvent user du droit de taxer le prix de l’argent à leur volonté ; et en s’arrogeant en effet ce droit absurde, ils portent dans l’ordre économique une confusion fort difficile à débrouiller, surtout dans les recherches qui concernent l’état des richesses, ou de la puissance d’une nation dans les différents siècles, ce qui est le point le plus intéressant de l’Histoire des Empires.

À cette difficulté s’en joint une autre ; celle de démêler dans les différents temps la vraie valeur réelle de l’argent, relativement à la rareté générale de cette richesse et à la valeur des productions dans les années ordinaires de fertilité, et dans la pleine liberté et immunité du commerce. Cette dernière condition est essentielle pour connaître le véritable prix courant et général de l’argent entre les Nations commerçantes, par le prix courant des denrées ; car une Nation qui s’interdirait le commerce d’exportation des productions de son cru, ne pourrait pas connaître par le prix de ses productions, la vraie valeur ou cherté de l’argent entre les Nations commerçantes. Elle ne pourrait le connaître que par le prix des marchandises mêmes qu’elle achèterait de l’étranger ; car elle peut apercevoir dans le commerce passif, la perte qu’elle souffre sur le prix de ses propres denrées, par celui des marchandises qu’elle achète des autres Nations ; mais oubliant un instant les siècles aveugles livrés à ce régime désastreux, nous parlons ici du prix courant de l’argent entre les Nations, évalué par le prix des marchandises payées en argent, et de l’argent payé en marchandises.

La valeur réelle commune du marc d’argent, relativement au prix des denrées de premier besoin, et du salaire des bas ouvriers, et du fermage des terres, est celle de trois septiers de blé pesant 240 livres pour un marc d’argent, du vingtième du prix d’un septier de blé pour le prix du salaire du manouvrier ; pour le revenu d’un arpent de terre de 100 perches à 22 pieds la perche, et d’une qualité moyenne, ce revenu, comprenant le fermage, l’impôt et la dîme, est égal environ au prix d’un septier de blé. Cependant on remarque, que, dans des temps assez suivis, la valeur réelle du marc d’argent a été de 10, de 12, et même de 15 septiers de bl&, dans d’autres temps de 6, dans d’autres de 4, etc. Ainsi on ne peut connaître la vraie valeur vénale, ou le prix réel de l’argent, et les richesses des Nations en différents siècles, que par le rapport de l’échange de l’argent avec le prix des productions dans chaque siècle.

Depuis Pépin jusque vers la fin des guerres d’Outre-mer, la valeur réelle de l’argent a été assez constamment dans sa proportion ordinaire, avec la valeur vénale du blé sur le pied de trois septiers pour un marc d’argent.

Depuis ces guerres, la valeur réelle de l’argent a augmenté successivement jusqu’à Louis XI ; un marc d’argent valait sous ce règne autant que la totalité du prix de 15 septiers de blé, ensuite elle a diminué successivement jusqu’à Henri II, où la valeur du marc est retombée à la valeur de trois septiers de blé, et même de deux septiers dans les règnes suivants. Nous parlons de la valeur réglée sur le prix commun du blé qui a cours présentement dans cette partie de l’Europe entre les Nations commerçantes ; je dis du prix qui a cours entre les Nations commerçantes ; car en France, la prohibition de l’exportation des grains, et l’interception de leur commerce entre les Provinces du Royaume, causent de si grandes et de si funestes variations dans les prix du blé en différents temps et en différents lieux, et à l’égard de l’acheteur et à l’égard du vendeur, qu’il n’est pas possible, dans un tel désordre, de les réduire à un prix commun relatif aux dépenses et au produit, ni d’en faire l’application à la valeur réelle, c’est-à-dire, à la valeur de change de l’argent.

Sous Charlemagne le marc de huit onces d’argent fin monnayé, était quinze sols ; ainsi le sol était à peu près demi-once d’argent fin. Le prix commun du blé était alors environ 5 sols sterling quelques deniers, plus ou moins. Le sol sterling valait 4 sols tournois d’alors.

Sous le règne de Louis le Jeune, le prix du septier de blé se soutenait encore au moins à la valeur du tiers du marc d’argent, c’est-à-dire, à 5 f. et quelques deniers sterling[28] ; le numéraire du marc d’argent était encore alors à peu près le même que sous Charlemagne ; ainsi on peut se régler sur la même supputation.

Je n’examinerai pas ici les différents poids des monnaies qui ont été confondus sous la même dénomination, et qui laissent beaucoup de doutes sur la valeur réelle des denrées dans les siècles passés ; je me bornerai à un même poids, et à un même ordre de monnaies connues sous les dénominations les plus constantes, afin de me fixer à une manière de compter générale, et applicable aux différents temps et relative à notre monnaie d’aujourd’hui, et à la valeur actuelle de nos denrées. Depuis la rédaction des Coutumes du Royaume vers le milieu du quinzième et au commencement du seizième siècle, qui est le temps où le prix des denrées se mble avoir beaucoup varié, ces Coutumes ont apprécié alors le septier de blé au douzième du marc d’argent, preuve de l’uniformité du prix des denrées dans les différentes Provinces du Royaume dans ces temps-là. Or le poids du marc d’argent est resté le même qu’il était alors ; ainsi il peut servir du moins à comparer sûrement la valeur des denrées dans ces temps-là et dans les temps suivants, avec celle d’aujourd’hui, et ces rapports connus indiquent assez clairement la valeur des denrées dans les siècles précédents : car on reconnaît facilement si les variations des prix dépendent du poids des monnaies et de la valeur des denrées, ou de l’un et de l’autre ensemble. Depuis Henri II, jusqu’à présent, les différences du numéraire du marc d’argent étant conciliées, on trouve que la valeur des denrées est constamment à peu près la même. Mais depuis les guerres des Croisades jusqu’à Henri II, cette uniformité ne se trouve plus, et la même variation dans les prix ne se remarque point dans les premiers siècles de la Monarchie. Cette variation a augmenté peu à peu depuis les guerres des Croisades jusqu’à Louis XI, et l’uniformité s’est établie ensuite en fort peu de temps dans le même état que sous le règne de Charlemagne, et les règnes suivants jusqu’à Philippe Auguste.

Sous Charlemagne la livre de poids d’argent était à peu près onze onces : l’once de huit gros, le gros de 72 grains. La livre de poids d’argent fut divisée en vingt sols ; ainsi il y avait, à peu près, quinze sols au marc d’argent de huit onces.

Sous S. Louis le marc d’argent valait 58 sols tournois.

Dans deux Ordonnances de S. Louis, il est dit, que le sol sterling ne sera reçu que pour 4 sols tournois ; or les 58 sols (ou à peu près trois livres) du prix du marc d’argent sous S. Louis, et les 15 sols à peu près du prix du marc d’argent sous Charlemagne, étaient dans la même proportion que les sols tournois et les sols sterling, qui étaient chacun  quadruple du sol tournois. Les 15 sols qui étaient le prix du marc d’argent sous Charlemagne, étaient donc équivalents à 60 sols tournois, et les 3 livres qui étaient à peu près le prix du marc d’argent sous Saint Louis, étaient donc aussi équivalents à 15 sols sterling. Les 15 sols du prix du marc d’argent sous Charlemagne, étaient donc des sols sterling, et les 58 sols du prix du marc d’argent sous S. Louis, étaient donc, par la même raison, des sols tournois.

Le prix du blé sous Charlemagne était 5 sols sterling quelques derniers plus ou moins ; il était sous S. Louis environ 15 sols tournois, et par conséquent environ un quart moins de valeur en poids d’argent que sous Charlemagne.

Nous n’avons pas de monuments suffisants pour nous assurer du prix courant du blé pendant le règne de S. Louis ; la journée du Manouvrier qui s’établit sur le prix commun le plus constant du blé, et qui est assez régulièrement le vingtième du prix du septier de blé mesure de Paris, est un moyen qui peut indiquer à peu près le prix courant du blé. Or on voit, dans un état de compte, qu’en Languedoc, du temps de S. Louis, on a payé la journée d’homme six deniers tournois, qui est le vingtième de 10 sols tournois qu’aurait coûté alors un septier de blé ; mais on ne marque point si c’était dans la saison d’hiver ou d’été, ce qui déciderait plus exactement le prix moyen du salaire ; il est dit seulement, Pro 40 jornalibus hominum, 20 turn.[29]. D’ailleurs, dans une Province si éloignée, les prix pourraient être moindres qu’au milieu du Royaume, où les Provinces ont plus de communications entr’elles ; ainsi l’on peut conjecturer par toutes ces raisons, que le prix commun du blé, sous le règne de S. Louis, devait être environ de 15 sols : ce prix se concilie assez bien avec ceux des temps précédents et des temps suivants.

Sous Charles V, le marc d’argent valait 5 livres ou 100 sols tournois. La valeur numéraire du sol tournois était donc montée de 3 à 5. Le blé valait sous Charles V 20 sols tournois, c’était 5 septiers pour un marc d’argent, et par conséquent le blé avait près de moitié moins de valeur en poids d’argent que sous Charlemagne, où 3 septiers valaient un marc d’argent.

Sous Louis XI, le marc d’argent valait 10 livres ou 200 sols tournois. Le sol tournois était diminué de trois quarts et un tiers en poids d’argent. Sous Charlemagne, le septier de blé valait 5 sols sterling ou le tiers du marc d’argent. Sous Louis XI, il valait 13 sols tournois ou le  du marc d’argent, et par conséquent le blé valait alors quatre fois moins en poids d’argent que sous Charlemagne.

Aujourd’hui le marc d’argent vaut 54 liv. 6 sols ou 1086 sols tournois. Le sol tournois est diminué de dix-sept fois moins en poids d’argent. Le sol tournois, depuis Charlemagne jusqu’à S. Louis, était la 58e partie ; prenons le compte rond, la 60e partie du marc d’argent ; et le sol sterling, la 15e partie. Le sol tournois se trouve aujourd’hui diminué de dix-sept fois moins en poids d’argent, il ne présente donc plus aujourd’hui que la 1086e partie du marc d’argent, au lieu de la 600 qu’il représentait sous Charlemagne jusqu’à S. Louis exclusivement ; ainsi dans ces temps, un sol tournois était égal à 18 sols tournois d’aujourd’hui, et un écu de 60 sols tournois égal à 18 écus de 60 sols tournois d’aujourd’hui. Le blé vaut 18 liv. ou le tiers du marc d’argent, ainsi la valeur du blé en poids d’argent, se trouve aujourd’hui au même état que sous Charlemagne, quoique notre numéraire soit fort différent.

Sous S. Louis le blé se vendait environ 15 sols tournois ; il se vend aujourd’hui 18 liv. tournois. Ainsi le sol tournois, sous S. Louis, était égal à environ 20 sols tournois d’aujourd’hui. Sous Charles V le blé valait 20 sols tournois ; par conséquent le sol tournois était égal à 18 sols tournois d’aujourd’hui. Sous Louis XI le blé se vendait 13 sols tournois ; ainsi un sol tournois était égal à 26 sols tournois d’à-présent. Sous Charles IX le prix du blé était de 23 liv. il s’est soutenu à peu près à ce prix dans les Règnes suivants ; et il est encore sur ce pied en Angleterre où le commerce extérieur des grains est libre ; ce prix revient aux 5 sols et quelques deniers, qui était la valeur du blé sous Charlemagne et les règnes suivants jusque vers le règne de Saint Louis.

Nous avons remarqué que sous S. Louis un sol tournois était égal à 20 sols tournois d’aujourd’hui ; ainsi un denier tournois était égal à 20 deniers tournois d’aujourd’hui, une livre tournois égale à 20 liv. tournois d’aujourd’hui ; ainsi on peut par cette supputation connaître quelle était, par exemple, la solde militaire sous le règne de S. Louis. Celle du Chevalier Baneret[30], y compris les hommes d’armes, était par solde militaire jour pour la paie ordinaire, 20 sols (20 liv.) ; pour la grande paie, qui était d’usage en certains cas, et qui était d’un tiers en sus, c’est-à-dire 30 sols (3o liv.) par jour.

Celle de Bachelier et de l’Écuyer Baneret de 10 s. (10 liv.), la grande paye de 15 sols (15 liv.).

Celle d’Écuyer simple 5 sols (5 liv.), la grande 7 sols 6 den. (7 liv. 11 s. 6 den.).

Celle du Gentilhomme à pied 2. sols (2 liv.), la grande 3 sols (3 l.).

Celle du Sergent à pied 12 den. (1 liv.), la grande 16 d. ( 1 l. 10 s.).

Celle de l’Arbalétrier 15 den. (1 liv. 5 s.), la grande 22 deniers, ( 1 liv.11 s. 4 den.).

Les soins du Monarque s’étendaient à tout. Souvent il envoyait des Gouvernement Commissaires[31] pour veiller à ce que les rivières fussent navigables, rien enfin n’était oublié. Tant de soins en établissant l’ordre dans l’État, en assuraient le repos et la tranquillité, ils répandirent l’abondance dans le Royaume, c’est peu dire, ils augmentèrent les revenus de la Couronne ; ce qu’on peut regarder, dit l’Historien, comme un chef d’œuvre de la politique : car ce ne fut pas, en effet, dit cet Auteur, par les Impositions extraordinaires que le Monarque s’enrichit, on ne les connaissait presque pas dans ces anciens temps. Louis persuadé que ce qui est à charge au Sujet ne peut être avantageux au Prince, fut toujours en garde contre les vexations. Finalement, dit Joinville, le Royaume se multiplia tellement, pour la bonne droiture qu’on y voyait regérer, que le Domaine, censive, rente et revenu du Roi croissaient tous les ans de moitié. Le Roi, ennemi de toute violence, était toujours prêt à sacrifier son droit lorsqu’il y avait l’ombre de doute ; cette noble équité se manifestait dans toutes les occasions où on lui faisait des représentations judicieuses.

Sous Charles V le marc valait, relativement au numéraire d’aujourd’hui, et relativement aussi à son prix d’échange avec les denrées (ces valeurs combinées), valait, dis-je, 90 livres 10 s. de notre monnaie. Ainsi dans ce temps-là une livre, ou un franc, valait 18 liv. d’aujourd’hui, un denier valait 18 deniers, un sol 18 sols. Les Historiens, faute d’être entrés dans cet examen, font remarquer à leurs Lecteurs la modicité des gages et des dépenses de ces tems. Ils sont étonnés de la simplicité des vêtements, parce que la robe d’un Conseiller au Parlement ne coûtait que 40 livres, qui étant multipliés par 18, font 720 livres ; ainsi, suivant la valeur du numéraire d’alors, et la valeur d’échange de l’argent dans ces temps-là avec les marchandises, on trouve que cette robe valait 720 livres de notre monnaie d’aujourd’hui.

D’après ces principes on peut juger de la valeur de 17 millions (306 000 000 d’aujourd’hui) de réserve qui se trouvèrent au trésor royal à la mort de Charles V, et de la puissance, et de la cause des succès des armes, et de la politique de ce sage Monarque, qui d’ailleurs avait réuni, par acquisitions, à sa Couronne plusieurs Principautés ou grands Fiefs, et accumula en outre des richesses immenses en argenterie, pierreries et autres effets mobiliers, nonobstant les dépenses des guerres qu’il soutint victorieusement pendant presque tout son règne. Son opulence le fit nommer Charles le riche.

Mais nos Historiens calculateurs confondent encore dans leurs calculs, qu’ils réduisent au simple numéraire, le prix de l’argent, marchandise ou matière première, avec le prix de l’argent monnayé. Ainsi cette partie fondamentale de l’Histoire est si négligée, qu’il semble que les Historiens n’aient d’autre objet que la narration des événements merveilleux d’un jeu de hasard.

Sous le règne de Louis XI, l’argent était extrêmement cher en Europe. On avait quinze septiers de blé pour un marc d’argent, sa valeur réelle ou d’échange avec les denrées était un peu plus que le quintuple de sa valeur d’échange d’aujourd’hui. La valeur numéraire du marc était à 10 livres, c’est-à-dire, à peu près comme 2 à 11 de ce qu’elle est aujourd’hui. Le revenu du Souverain, réduit à l’étendue de sa domination et aux taux des impositions d’alors, était de 4 millions 700

mille livres, qui, ramenées d’abord à notre numéraire actuel, seraient 26 millions, lesquelles étant quintuplées par la valeur réelle ou d’échange de l’argent avec les denrées, dans ce temps-là, formeraient à peu près 128 millions de notre monnaie d’aujourd’hui. Le denier serait 26 deniers, le sol tournois 26 sols, la livre 26 liv. Un arpent de terre, à Marly-sur-Marne près Paris, était affermé 16 sols, c’est 21 livres de notre monnaie[32] d’aujourd’hui. Il paraît que l’impôt territorial n’était environ qu’un dixième du revenu.

Le revenu que le Roi retirait alors de la Normandie était, selon Philippe de Comines, de 950 000 livres, ce produit était à peu près 26 millions d’aujourd’hui. L’impôt était fourni sans entremise de Fermes générales ; car à la réserve d’un droit de 12 deniers par minot de sel, qui était marchand alors, les denrées et marchandises n’étaient point chargées d’impositions. Sous Louis XI il n’y avait guères que les deux tiers des Provinces de la domination actuelle du Roi qui fussent réunies immédiatement à la Couronne.

Sous Louis XII, le numéraire du marc d’argent était à 11 livres, et sa valeur d’échange avec les denrées était quadruple d’aujourd’hui ; car selon les coutumes rédigées dans ces temps-là, et selon les coutumes rédigées sous le règne de Charles VII, le prix du septier de blé était évalué à un douzième du marc d’argent. Sous Louis XI, comme nous l’avons vu, il était tombé d’un cinquième plus bas, et on le trouve déjà remonté d’un cinquième sous Louis XII. Le revenu de ce Monarque était 7 650 000 liv. Cette somme équivalait à 143 000 000 de notre monnaie ; le sol d’alors était comme 1 à 20 d’aujourd’hui.

Sous le règne de François premier, la valeur d’échange de l’argent avec les denrées diminua rapidement et tomba à la moitié de ce qu’elle était dans le règne précédent.

Le marc d’argent était à 13 l. Le revenu du Roi était de 15 730 000,
abstraction faite des subventions fournies par la Nation pour les besoins extraordinaires. Cette somme de 15 730 000 livres équivalait à

128 840 000 liv. d’aujourd’hui ; le sol d’alors était comme 1 à 8 d’aujourd’hui. Le revenu paraît environ le double de celui de Louis XII, comparativement aux sommes totales de ces temps-là, et les Sujets de François Ier faute de faire attention aux valeurs numéraires et d’échange de l’argent avec les denrées, pouvaient penser qu’ils supportaient une grande augmentation d’imposition, tandis qu’ils payaient réellement près d’un huitième moins que dans le règne précédent. Les Historiens se fixant à l’augmentation du nombre de millions, nous laissent croire, et ont cru aussi eux-mêmes, que François premier avait beaucoup plus chargé d’impôts ses Sujets que Louis XII. Cependant on sait que ce Monarque était peu avide d’argent, et qu’il était même aussi économe que Louis XII, que l’on accusait de parcimonie. On n’a pas accordé cette qualité à François premier qui avait moins de revenu, et qui a laissé à sa mort une épargne de 800 000 écus d’or (à multiplier par 8), et d’un quart de son revenu à recevoir.

La rareté générale, ou la cherté de l’argent ne retranche rien à la richesse des États, puisque sa plus grande valeur réelle, ou d’échange, prête toujours, fous d’autres dénominations, aux autres richesses, la même mesure de valeur vénale. Ainsi la pénurie de l’argent n’est pas une disette de richesses dans les États fertiles en productions qui conservent toujours au fond la même valeur vénale qui a cours entre les Nations commerçantes. Nous ne nous trompons pas à cet égard sur la valeur de l’or, par exemple, qui est environ quatorze fois aussi cher que l’argent. Mais si l’or venait à diminuer de moitié de son prix dans les siècles à venir, on pourrait se former alors une idée fausse de nos richesses actuelles.

La découverte des mines de l’Amérique n’a donc pas enrichi les Nations de notre Continent. Elle nous a seulement fourni plus de matière première d’or et d’argent pour les ouvrages d’orfèvrerie, matière qui peut maintenant s’acquérir à meilleur marché, mais toujours dans la proportion réciproque des valeurs vénales des richesses commerçables. Ainsi cette plus grande quantité d’ouvrage d’orfèvrerie n’est pas non plus un accroissement de richesses. Au temps de Louis XI, la richesse d’un plat d’argent de 6 marcs était égale à celle de 5 plats d’argent du même poids de 6 marcs chacun. Aujourd’hui notre magnificence en argenterie ne doit donc pas nous en imposer. Le bon marché et la mode ont pu déterminer nos dépenses de ce côté là, et nous donner une apparence d’opulence que l’on n’avait pas dans d’autres siècles, où la Nation était plus riche qu’elle ne l’est à présent. L’éclat des dorures qui nous éblouit tant aujourd’hui, se réduit à peu de chose par le calcul, qui d’ailleurs serait voir que ce goût pour la dépense en orfèvrerie forme une excroissance qui retient les sucs de l’arbre. D’ailleurs il ne faut pas se dissimuler que l’argent est une marchandise étrangère, et qu’en tenant nos denrées à bas prix ; nous l’achetons par échange fort cher, tandis que nous vendons à bas prix celui que l’Étranger retire de nous dans les achats que nous lui payons en argent ; lors même qu’il remploie cet argent chez nous en achats de nos marchandises ; nous qui n’envisageons que l’argent dans le commerce, nous sommes cependant des commerçants bien mal habiles.


RÉCAPITULATION.

 

Le véritable fond des richesses ne peut consister que dans les productions. On ne peut obtenir l’accroît des productions que par l’accroît des dépenses ; car tout marche par les dépenses.

La première dépense est celle des productions spontanées de la nature. L’homme a choisi celles qui lui étaient propres. Ce premier choix donna la première valeur, et la valeur l’engagea à fertiliser la terre qui lui rendit de nouvelles et semblables productions en échange de
son travail et de ses dépenses. Tant que ces productions n’excédèrent pas la somme du travail, toujours inséparable de la dépense de subsistance, la terre ne nourrit encore que la classe cultivatrice ou productive, et ses coadjuteurs.

Les besoins de cette classe, autres que ceux de la simple subsistance, l’obligèrent à appeler à son secours la coopération de l’industrie, qu’elle paya par échanges en subsistances ; et la nécessité de ce concours les commença à appeler richesse cet excédent de production, qui devint richesse, parce qu’il avait dès lors une valeur d’échange avec l’industrie. Ces deux valeurs, valeur de subsistance et valeur d’industrie réunies, donnèrent de nouvelles forces à la production. La terre une fois reconnue une source abondante de biens, prit de cette notion même une troisième valeur, fondée sur l’accroît du produit qui, par la valeur vénale, surpasse les frais : c’est la valeur de propriété. Cette troisième valeur mise en échange dans le loyer des bien fonds, excita le Cultivateur à s’assurer annuellement de l’excédent et de l’accroît pour solder son engagement avec le Propriétaire, et pour accroître son profit.

C’est ce dernier excédent qui s’appelle revenu. Dès lors la Société fut complète et roula sur trois sortes de dépenses ; dépenses des avances de la culture, dépenses de l’industrie, et dépenses du revenu, qui font entr’elles ce qu’on appelle circulation. De ces trois valeurs tirées de la terre, les deux premières sont astreintes et liées à leur emploi, qui ne peut souffrir d’interception. La troisième est la seule disponible en apparence. Elle a néanmoins sa marche circonscrite par l’ordre naturel, comme les deux autres. Les Propriétaires la doivent repartir à leurs besoins. Ils la reversent ainsi sur les deux classes qui se la répercutent par la réciprocité des achats et la continuité des dépenses. Ainsi donc toute richesse vient de la production. Les productions ne sont elles-mêmes une richesse, que parce que la demande leur donne une valeur, et la demande n’est qu’une suite de dépenses. Ce sont donc les dépenses qui donnent le branle à toute la machine économique.

En vertu de ce cercle bienfaisant, la source des dépenses est la dépense elle-même qui excite le travail productif. Cette source a des canaux circonscrits, par lesquels elle doit tout vivifier et refluer sur elle-même, pour perpétuer à jamais le mouvement et la vie végétative, aliment de la vie animale et principe du nécessaire, de l’abondance et du superflu.

Pour former le courant de cette source, il faut un fond d’avances qui fournisse aux dépenses de l’attente et aux frais du travail. La nature fait d’abord le fond de ces avances, ainsi que je l’ai dit, en offrant un produit spontané. Mais ce faible produit n’a suffi qu’à un petit nombre d’hommes pauvres, et sollicitant pauvrement le produit futur. Ce produit croissant, le nombre d’hommes, de besoins et de demandes se sont accrus en proportion, et ont sollicité une plus forte production. Celle-ci demande une forte culture économisée à l’aide des animaux et des outils de toute espèce. Le fond de tout cela constitue celui des avances primitives. Les frais de leur action, de leur entretien, et des dépenses continuelles pour la subsistance, demandent des avances annuelles. Il est aussi des avances pour la classe stérile, qui sont un amas de denrées qu’elle doit ouvrer et des marchandises ouvrées, et la dépense préalable de subsistance qui précède la rétribution. Ce fond fournit à profit à la consommation, et quoiqu’il ne produise rien, non plus que le travail qui le met en œuvre, il est néanmoins appréciable en raison de la valeur que la dépense donne à ces matières, et au travail qui les approprie à nos besoins, lequel est inséparable de la dépense de la subsistance de l’Ouvrier. Ce fond doit être sans cesse renouvelé, à mesure que la dépense et la demande attirent le débit : il doit être entretenu, dis-je, attendu que c’est l’huile de la lampe de l’industrie. Mais les avances productives ont une qualité bien supérieure, en ce que ce sont elles qui produisent tout. Elles tirent de la terre, 1°. leur propre renouvellement : 2°. L’intérêt des avances primitives pour les réparations de ces avances mêmes, et des pertes casuelles : 3°. Tout ce qui doit servir à l’entretien des deux autres classes, à la circulation, et au maintien de la Société. Plus ces avances sont fortes, plus la production donne d’excédent ; plus, au contraire, elles s’appauvrissent, plus l’abondance rentre dans la terre, et la Société dépérit. L’immuable loi de la nature est de nous demander des dépenses, avant de nous rien accorder ; dépenses en consommations, dépenses en frais de travail, dépenses en avances. Mais ce sacrifice une fois fait, elle nous rend à proportion et avec usure. L’immunité, l’activité et l’opiniâtreté des dépenses est la seule voie de prospérité.

La distribution des dépenses se fait dans l’ordre que nous avons esquissé ci-dessus. La Société n’est complète que quand la culture donne un excédent qu’on appelle revenu, portion de la classe propriétaire. Jusque-là elle ne peut être considérée que comme une réunion d’hommes pauvrement cultivateurs, entraînant après eux un petit nombre de mercenaires, qui fournissent à leurs plus pressants besoins, les instruments, les vêtements, etc. et qui sont alimentés des restes d’un faible produit. Une telle association où chaque membre est cloué à son travail journalier, sous peine de manquer de subsistance, n’a nulle des conditions de sûreté, de liberté et de jouissance, nulles richesses disponibles, et nul emploi d’hommes disponibles qui constituent un État abondant, stable et puissant. Toutes ces choses ne se trouvent que dans le revenu. Le revenu complète la population, étend les travaux de l’industrie, fournit à la défense de l’État, à l’entretien du culte, au maintien des Lois et de la propriété, à la création de l’abondance et du riche superflu.

La distribution du revenu, eh apparence plus libre que celle des autres parties de la production, toutes applicables à leur objet direct, a néanmoins des règles inviolables, sous peine d’entraver et d’arrêter la machine, de borner la production, et de détruire, par conséquent, le revenu : ces règles se trouvent suivies d’elles-mêmes et désignées par l’impulsion des besoins. Le besoin de subsistance me fait verser une partie du revenu directement sur la classe productive, qui offre de la première main les matières de subsistance. Les besoins de vêtements, logements, meubles, ustensiles, services particuliers, publics et d’État, instructions scientifiques, récréations mécaniques, et autres nécessités et commodités de la vie, attirent l’autre portion de revenu du côté de la classe stérile, qui fournit les matières ouvrées adaptées à ces besoins. Ainsi commence le cercle de dépenses et d’échanges qu’on appelle circulation, qui donne le mouvement à la société, qui ordonne le travail à tous les individus, et qui leur départit la subsistance en échange de ce travail. Chacune des deux classes laborieuses ayant reçu sa portion du revenu, en dépense la moitié sur elle-même pour fournir à ses besoins, du genre relatif à son institution, et verse l’autre moitié sur la classe latérale, en échange des fournitures relatives à ses besoins, du genre auquel cette classe doit pourvoir. Ainsi chacune de ces classes reçoit le revenu tout entier, moitié de la première main, moitié de la seconde. Le revenu repassant ainsi en entier par achats réciproques dans chacune des classes, fait partout son effet vivifiant, semble se multiplier à l’œil en raison de la multitude de mains par lesquelles il passe sans y séjourner, et de la quotité des biens à qui la dépense donne une valeur que le signe convenu des valeurs représente, signe que la circulation reporte au Propriétaire pour recommencer sans cesse la même circulation.

Voilà donc la transmission continuelle entretenue par les dépenses. La première condition qu’elle exige, est que le revenu soit dépensé. L’objet premier de la dépense du revenu, est la vivification de tous les rameaux de la société. Mais son objet définitif, auprès duquel le premier n’est qu’un véhicule, est de faire renaître, par la reproduction, la substance de la dépense qui satisfait aux besoins, et qui renouvelle successivement le revenu. Ces effets entretiennent continuellement cette circulation, par laquelle chaque homme qui peut, à l’aide de son travail, offrir quelque chose de propre aux besoins des autres, peut manifester ses propres besoins, et obtenir en échange de son travail, de quoi satisfaire à ses demandes. Cette multitude de demandes toujours croissantes en raison de ce qu’on a plus d’espoir apparent de les pouvoir satisfaire, crée en même-temps, et de droit naturel, une multitude de valeurs de compensation, excite une multitude de travaux réciproques, qui tous reviennent par reflet à l’accroît du travail créateur.

L’objet réel et entier de ce travail est la reproduction, point central de tout le labeur des hommes, par lequel seul leurs travaux et leur jouissance renaissent et se perpétuent par la renaissance et la perpétuité circulaire des revenus. Plus les dépenses font de circuit, pour arriver à ce point central, plus elles augmentent en frais, plus elles diminuent en profit, et plus leur effet reproductif s’affaiblit et diminue, en entretenant un nombre de têtes oisives, ou dont le travail n’est que d’ostentation ou d’inutilité. Plus au contraire les dépenses diminuent en frais inutiles, plus elles augmentent en profit, et plus les richesses renaissent promptement et abondamment, et rapportent un excédent de revenus, seul principe de tous les excédents de tout genre, qu’on appelle abondance et superflu.

C’est à ce principe démontré qu’il faut ramener les rapports de toute espèce, par lesquels les dépenses tiennent la société ; et réunissant tous ses efforts, les dirige vers le principe unique de sa perpétuité. En subdivisant et rangeant par classes ces rapports, on trouve que les dépenses ont, 1°. des rapports entr’elles : 2°. des rapports avec la Popuation : 3°. des rapports avec l’Agriculture : 4°. des rapports avec l’Industrie : 5°. des rapports avec le commerce : 6°. des rapports avec les Richesses de la Nation. Et tous ces rapports sont des rapports mesurés, réglés et fixés par des lois primitives, souveraines et invariables, et dans lesquels consiste tout l’ordre économique prescrit aux hommes.

Les rapports des Dépenses entr’elles établissent la juste distribution alimentaire des biens communs de la société, donnent la connaissance anatomique des vaisseaux et rameaux de tout genre, par lesquels se répandent les fluides de la circulation, qui vont nourrir jusqu’aux moindres parties de la Société. De là l’on connaît ce qui est obstruction, excroissance, loupe, chair morte, éjection, etc. ce qui appartient à chaque partie, ce qui lui revient, et ce qui lui suffit ; et l’on voit surtout que la pleine et libre circulation est le vrai principe de la santé et de la vie.

Les Rapports des Dépenses avec la Population, démontrent qu’il faut faire sur les hommes la même spéculation que sur toute la machine économique ; que c’est par leur dépense et leur travail, que les hommes peuvent influer sur la prospérité en excitant la reproduction. Qu’en conséquence, plus les hommes peuvent faire de dépenses, plus ils sont utiles ; moins ils peuvent dépenser, plus ils deviennent inutiles ; ce qui les conduit à être nuisibles enfin par la pauvreté. C’est là que se manifeste la bonté de l’Être suprême, qui a tout arrangé si parfaitement pour le bonheur des hommes, que c’est par leur plus grande jouissance qu’ils peuvent être utiles, et que tous doivent participer largement à la jouissance pour accroître, perpétuer et assurer à tous la jouissance, et surtout la jouissance de subsistance. Ici donc est la Loi et les Prophètes. Tout nous attache religieusement à notre souverain bienfaiteur ; tout nous y invite à adorer et à suivre ses voies ; à coopérer au bonheur de notre prochain comme au nôtre même, à nous fixer à l’ordre ; car la récompense est inséparable, dès ici bas, de l’observation de cette loi obligatoire et admirable, qui est la lumière naturelle qui éclaire tout homme venant en ce monde.

Les Rapports des dépenses avec l’Agriculture, présentent, dans le détail, l’analyse du foyer de la société, dont le phénix des anciens fut l’emblème, et la découverte de ce point central où s’opère la reproduction. On y voit que les dépenses ne font tout aller que parce qu’elles excitent les demandes ; que celles-ci accroissent la valeur vénale, dont l’effet est d’augmenter le travail toujours récompensé avec usure par le produit tiré du sein inépuisable de la nature. Que ces différentes roues sont tellement engrainées, qu’une même impulsion les fait aller, qu’un même obstacle les arrête ; que tout ce qui tend à nuire à l’une d’elles intercepte toutes les autres ; qu’en conséquence les fortes dépenses, les nombreuses demandes, la haute valeur vénale et le plus opiniâtre travail, sont les mobiles de la prospérité ; comme aussi tout ce qui tend à enchevêtrer les dépenses, les demandes, la valeur vénale, le travail, à diminuer les richesses d’exploitation, fait la ruine de la Société.

Les rapports des dépenses avec l’Industrie montrent que l’Industrie est un travail second et subordonné, qui ne peut prospérer que par la prospérité du travail productif ; qu’en vertu de la règle qui fait que le versement le plus direct et le plus prochain à la classe productive, est aussi le plus promptement et le plus efficacement reproductif, il arrive que plus le versement qui se fait sur la classe stérile, est distant de la classe productive, plus il ralentit et énerve la production. En conséquence, la dépense la plus recherchée et la plus futile, est la plus nuisible à la reproduction, comme étant la plus distante et la plus infructueuse, et celle dont le tribut a passé par le plus de mains laborieuses en recherches, et stériles dans le fait. Ils montrent enfin que vouloir prospérer ou prédominer, par ce travail, c’est cueillir les fleurs de l’arbre économique et en supprimer le fruit.

Dans le Rapport des Dépenses avec le Commerce, on voit que l’échange est vraiment le commerce ; que plus il est rapproché de la production, plus il la vivifie ; que l’entremise de ses agents n’est qu’une barrière à ce rapprochement, et que le vrai et seul moyen de rendre cette entremise utile, nombreuse et continuelle, est de la considérer comme ennemie, et de la restreindre par tous les moyens propres à en diminuer les frais, par la faveur accordée au commerce de la première main, par la facilité des communications, etc. On voit qu’il en est, en un mot, de ce rapport comme de tous les autres qui doivent, dans le plan politique, être tous sacrifiés à l’avantage du point central, à la reproduction : Que c’est dans cette méthode unique que chacun d’eux en particulier trouvera son extension, sa solidité et sa perpétuité.

Les Rapports enfin des Dépenses avec les richesses des Nations, démontrent qu’il n’est aucune richesse qui ne soit fugitive ici bas, toute richesse n’est que valeur vénale, puisque rien ne reçoit une valeur vénale ou de compensation, que de son propre usage, que rien n’a d’usage que provenant d’un besoin, et que dans cette roue circulaire, composée de pièces de rapports, qui intercepte un des rapports, décrète l’extinction de tous les autres. La vie n’est qu’un souffle, mais c’est ce souffle qui fait tout aller.

La source de la société consiste dans l’ordre naturel et régulier de toutes les parties du corps politique ; mais l’Agriculture et la reproduction qui pourvoient à la demande des besoins, à leur accroissement toujours renaissant, sont sa vie, qui assigne à chaque chose créée son usage ; par le moyen de l’usage, sa valeur ; par l’enchère, la qualité de richesses ; qualité qui désigne au travail de l’homme son objet, et sa récompense.

Ainsi se meut, dans l’ordre naturel et prescrit dès l’instant de la création, la nature entière en faveur de la créature privilégiée. Ainsi l’homme remplit la tâche de travail qui lui fut prescrite, à laquelle furent attachés sa subsistance et son bonheur ici bas. Ainsi se trouve sous ses pieds le canevas de son existence. La terre est le bien universel de l’humanité. L’homme peut transformer en richesses les fluides, les solides, les chairs et les os ; il peut aussi languir et sécher sur le sein de sa mère nourrice ; il lui est libre d’obéir ou d’être sourd à la voix de son instituteur, mais il ne peut changer l’ordre primitif de la nature. Par cet ordre la terre est l’unique source de tous les biens ; c’est la source commune. Toute la terre est le partage du genre humain. Chaque famille divisée par des arrangements domestiques, cherche à s’en approprier les sucs. Que chacune d’elles apprenne que la source dont elles se disputent de faibles rameaux, est un fleuve inépuisable de richesses, aisées à découvrir en ouvrant son lit. Mais au contraire, si chacune d’elles tend à combler le ruisseau de son voisin, pensant en attirer davantage dans celui qui lui est propre, bientôt le cours de l’eau se ra interrompu : partout les cataractes du fleuve seront comblées, bientôt par nos soins parricides les terres desséchées ne seront plus couvertes que d’ossements. L’or et ses agioteurs ont rendu la face de l’Europe abominable devant Dieu, comme autrefois le fut le Pays de Canaan ; l’ignorance n’est que faute aux yeux du Tout-Puissant, mais l’erreur volontaire est un crime.

Et qui de nous peut, sans frémir, envisager l’horreur du crime considéré seulement comme révolte de l’infiniment petit contre l’infiniment grand ! Hommes de tout culte et de tous sens, la loi physique de la nature vous est développée ; il ne sera plus temps d’en alléguer l’ignorance ; le crime par essence est désigné. Si l’épaississement de vos organes vous flatte d’un asile dans la lie de la matière, cherchez du moins à vous la rendre propice pendant le court espace de temps où elle doit fermenter en vous. L’homme n’est créature privilégiée et supérieure à toutes autres ici bas, qu’en tant qu’il est un être intelligent, et que par cette faculté il connait tous les avantages qu’il doit retirer de l’observation des Lois de l’ordre éternel et immuable ; et ce n’est que par cette faculté même qu’il peut prétendre au droit naturel dont il doit jouir, en se conformant à l’ordre qui est lui-même la règle du droit naturel. L’homme est créé libre, parce que sa liberté est essentielle à sa destination. De sa liberté dérivent les crimes et les vertus. Les désordres de l’humanité n’éteignent pas la lumière qui l’éclaire : ainsi l’homme inique ne peut être que rebut et exécration devant Dieu : il n’y a que l’homme juste qui puisse être compris dans les desseins de son Auteur. Les crimes et les désordres qui bouleversent les Nations, n’ébranlent point le Sage ; il voit clairement que le Tout-Puissant ne peut rien perdre, et que la perdition de l’homme n’est que pour celui qui se perd lui-même. La multitude de ceux qui s’égarent sciemment et volontairement, nous paraît immense ; hélas ! ce n’est, dans l’ordre de la justice éternelle, qu’un limon abandonné à sa corruption. La Providence a tout arrangé pour le bonheur des hommes : elle les éclaire, mais elle ne les force pas ; elle ne veut que des actions de choix, de dignité, d’obéissance et d’amour : ce n’est que dans ce point de vue que l’œuvre du Créateur est parfait par rapport à lui, et par rapport à nous, et qu’il lui suffit à lui-même : il a créé l’homme libre ; il l’a voulu ainsi pour sa gloire. Mais par son essence absolue et inaltérable, il est indépendant des volontés de ses créatures ; toute imperfection est incompatible et inalliable à l’Être infiniment parfait par essence. L’homme doit obéir à la loi, telle est sa condition et son mérite ; celui qui la transgresse est coupable, tels sont les décrets de l’Éternel, tel est l’ordre immuable manifesté à tous les hommes, telle est la lumière qui nous éclaire, telle est l’image de la divinité qui caractérise l’homme, qui constitue sa raison et sa dignité, et sans laquelle il n’y a point de milieu entre l’homme et la bête. Cette multitude innombrable d’hommes dégradés et livrés à la brutalité, ne m’en impose pas plus contre l’ordre et la réalité évidente et admirable de la Providence, que cette prodigieuse quantité d’animaux de toute espèce répandue sur la terre, assujettis uniquement aux impulsions physiques, et à un instinct féroce.

L’homme, tiré du néant, condamné à la mort, qui croit que tout est créé pour lui, et qui ne se demande pas pourquoi il est créé lui-même, et quels sont ses devoirs, est un insensé. Cependant la perversion et les crimes de ses semblables ne lui inspirent que du mépris et de l’indignation pour eux, et il ne s’aperçoit pas qu’il se juge lui-même. L’homme peut-il donc ignorer qu’il n’est homme que par la raison, et que sans la raison il n’est qu’un monstre livré à ses excès, un être vil et détestable, selon son propre jugement ; jugement qu’il ne peut désavouer ni révoquer, parce qu’il est conçu avec une évidence de délit et d’indignité à laquelle il ne peut se refuser. En vain entreprend-il, pour autoriser lui-même sa conduite criminelle, d’obscurcir les notions du juste et de l’injuste ; son aversion pour les méchants, et la lumière naturelle le ramènent toujours à la même décision ; ses inconséquences sont elles-mêmes une démonstration continuelle de son aveuglement et de sa perversion. Je ne juge pas ici les hommes, nous ne connaissons que leurs actions ; Dieu seul voit naître leurs pensées et leurs déterminations : Dieu seul en connaît le mérite ou le démérite ; Dieu seul peut les juger. Ses jugements sont impénétrables ; mais sa loi est notre guide. Ne disputons point sur le pouvoir de l’accomplir ; celui qui nous juge le connaît et ne peut se tromper dans ses jugements, il est la vérité et la justice même. Tous nos raisonnements abstraits, et détachés de ces vérités essentielles, ne peuvent être qu’erreurs et absurdités. Quant à moi, qui rempli déjà de plus de moitié de la vie qui nous est commune, me sens encore tout entier par l’esprit et par le cœur ; cette raison seule, si j’étais assez malheureux pour n’en avoir pas d’autre, me serait regarder mon écorce comme les langes de l’enfance de mon âme, qui débarrassée un jour de cette enveloppe corruptible et passagère, tendra, par l’attrait invincible de sa substance, à une plus haute destination. Je dois être noblement ambitieux pour l’avenir, et l’on ne peut trop tôt s’instruire et se former à sa vocation définitive. Si j’avais ici bas aperçu une plus haute ambition que celle d’être utile à mes semblables, de prévenir de grands maux, d’indiquer de grands biens, d’être l’organe enfin de l’ordre naturel, de la loi divine, de l’obligation et de la prospérité humaine, je l’aurais suivi sans doute ; mais j’ai cru voir la carrière du meilleur emploi de mes forces et de mon temps, et j’y suis entré. J’ai cru voir le bien possible, selon ma portée, et je l’ai fait. Puisse-t-il être utile à d’autres quelque jour. Mais ma conscience, mon vrai juge actuel, m’en promet quelque sorte de mérite au pied du grand Tribunal.

BON PAIN, ET BONNE CONSCIENCE.

Hœc meta laborum.

 

FIN.

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[1] Aug. de Lib. arb. l. 2, c.2

[2] Aug. Conf. L. II, ch. 8

[3] … Dominoque parabat

Exitium fœcundus ager, metuenda colonis

Fertilitas … Claudien.

[4] Ce dernier article, qui ne peut être pris ici sur le produit total, absorbé par les 900

[5] 900 millions de frais, se retrouvent sur le profit du travail des animaux employés aux parties d’exploitation qui ne s’exécute pas par la charrue.

[6] Ces 1 197 000 000, étant décuplés, désignent un fond total d’avances, de 11 970 000 000.

[7] Les 500 livres de rétribution pour chaque Ouvrier, supposé chef de famille, sont évaluées, du fort au faible, pour tous genres de domestiques et ouvriers, tant de la classe productive que de la classe stérile ; car la rétribution est fort inégale entre les différentes espèces d’ouvriers et de domestiques. Mais le tout évalué, du fort au faible, relativement aux besoins pour la subsistance, et relativement aux différents ordres et aux différents talents (la misère exclue) ne doit pas être moins de 500 l. du fort au faible, pour ce genre de rétribution dans un Royaume où les productions ont un bon prix.

[8] Pour juger plus sûrement de la valeur des biens fonds de l’Angleterre proprement dite, nous allons donner un précis des qualités du territoire de chaque Province de ce Royaume, tiré de l’Essai Géographique sur les Îles Britanniques.

PARTIE méridionale de l’Angleterre.

Suffolk. Cette Province est fort peuplée. L’air y est doux et sain ; le territoire fertile, surtout du côté du nord ouest ; car du côté de la mer, il est sablonneux et rempli de bruyères. Le chanvre et le seigle y viennent en abondance, et l’on y nourrit beaucoup de bétail : on compte plus de quarante parcs où l’on en élève de toutes espèces.
Essex. Le Pays est arrosé de plusieurs rivières, ce qui y rend l’air humide ; mais le terrain est beau, gras et fertile ; il produit du blé et du safran : mais il y a peu de bois. Les pâturages y sont très bon, et l’on y élève beaucoup de bestiaux.
Kent. C’est une des plus belles Provinces de l’Angleterre et des mieux peuplées. La partie des Dunes, du côté de la France, est assez stérile. Dans d’autres, le terrain est bas et marécageux, ce qui le rend très fertile en pâturages ; et dans le reste de la Province, le Pays est fort beau, il y a beaucoup de bois, et le blé y vient en abondance.

L’air y est assez sec et bon, le terrain fertile dans quelques parties, et stérile dans d’autres. Le blé y est abondant : il y a aussi des pâturages.

Sussex. Le territoire est fertile et abondant ; il y a quelques mines de fer.
Surrey. L’air y est assez sec et bon, le terrain fertile dans quelques parties, et stérile dans d’autres. Le blé y est abondant : il y a aussi des pâturages.
Midlessex. Le Pays est agréable et fertile.
Hertford. Cette Province est une des plus fertiles de l’Angleterre.
Cambridge. La partie méridionale est la mieux cultivée. On y recueille beaucoup de blé et de safran. Outre cela il y a beaucoup de beaux pâturages. La partie du nord est pleine de marais ; cependant elle est abondante en bestiaux, gibier et poisson.
Bedfort. Ce Comté est arrosé dans sa partie du nord par la rivière d’Ouse qui y serpente beaucoup, et il est fort fertile en blé et en pâturage.
Buckingham. Cette petite Province est fort fertile en pâturages, particulièrement la vallée d’Alesbury, où l’on fait paître une grande quantité de brebis dont la laine est fort belle et fort estimée.
Warwick. Le Pays est beau et fertile. Il y a quelques bois dans la partie du nord.
Worcester. La Saverne, qui traverse tout ce Comté, du nord au sud, le rend fertile et abondant, surtout en pâturages, ou l’on nourrit beaucoup de bétail : on y recueille aussi beaucoup de blé.
Hereford. Le terrain est fertile ; il est arrosé de plusieurs rivières. Il y a quelques forêts, et plusieurs montagnes : on y trouve toutes les choses nécessaires à la vie, principalement du blé et beaucoup de troupeaux, et surtout des moutons dont la laine est très belle. On y fait le meilleur cidre d’Angleterre, et en quantité.
Moutmout. Il y a quelques forêts, mais peu étendues : au reste, le Pays est assez fertile et arrosé de plusieurs petites rivières. Il y a beaucoup de montagnes.
Glocester. Cette Province est très belle et fertile, on y nourrit beaucoup de moutons, dont la laine est très belle. Il y a, outre cela, des bois, du fer et de l’acier. Il y avait autrefois des vignes, mais on les a arrachées pour y mettre des pommiers dont on fait d’excellent cidre.
Oxfort. Cette Province est belle et fertile, l’on y trouve de belles plaines et de bons pâturages, qui sont arrosés par deux rivières, dont la jonction forme la Tamise.
Southampton. Le Pays est très agréable et fertile, arrosé par deux rivières et quelques ruisseaux ; on recueille beaucoup de blé ; les pâturages y sont très bons, et les laines belles.
Dorset. C’est un fort beau Pays, fertile en blé et en pâturages ; le bétail et le gibier y sont abondants, les rivières poissonneuses, le chanvre y vient très bien et en quantité ; ses forêts, quoique peu considérables, produisent de très beaux mâts. On y trouve de belles carrières de pierres et de marbre.
Sommerset. Cette province est une des plus belles et des mieux peuplées de l’Angleterre. Le terrain est bon et fertile, arrosé par plusieurs rivières : il est abondant en grains et en fruits, et surtout en pâturages : aussi y élève-t-on de nombreux troupeaux.
Devon. L’air y est bon, le Pays fertile ; il abonde en blé, en pâturages, en bestiaux, en laines. Il y a des mines d’étain et de plomb. Il y a aussi un peu de bois.
Cornwal. L’intérieur de ce Pays est semé de montagnes fameuses par des mines d’étain et de cuivre, et par des carrières de marbre et d’ardoise : aussi ce terrain est-il moins fertile que celui des autres Provinces d’Angleterre ; on ne laisse pas d’y recueillir du blé dans les vallées, et d’y trouver de bons pâturages. Les rivières y sont fort poissonneuses, de même que toutes ses côtes : aussi les Habitants s’adonnent-ils beaucoup à la pêche, surtout des sardines et des harengs dont ils font un grand débit en France, en Espagne et en Italie. Le Pays en général est assez bien peuplé.

PARTIE Septentrionale de l’Angleterre.

Northumberland. Cette Province est bornée par la mer à l’est ; le Pays des meilleurs et des plus fertiles, il y a beaucoup de montagnes et de forêts ; plusieurs endroits sont entièrement incultes et inhabités. On tire de cette Province la plus grande partie du charbon de terre qu’on transporte en Angleterre et surtout à Londres.
Durham. La partie occidentale est remplie de montagnes ; il y a des mines de charbon, de plomb et de fer. La partie méridionale est plus basse, et le côté de la mer est assez beau et fertile.
Cumberland. L’air y est sain, le terrain assez fertile quoiqu’il n’y ait des montagnes, et beaucoup de lacs et de petites rivières. Le poisson y est abondant. Il y a quelques mines de charbon, de cuivre et de plomb.
Wesmorland. Cette petite Province est un très mauvais Pays et peu habité, plein de montagnes et de rochers, et beaucoup de lacs et de ruisseaux.
Yorck. Cette Province est une des plus considérables et des plus étendues de l’Angleterre, le Pays est assez bon, on y recueille du blé ; le bétail et le gibier y sont abondants ; on y élève des chevaux fort estimés ; il y a plusieurs rivières.
Lancaster. Cette Province est assez fertile, arrosée de rivières, le Pays est gras ; l’orge et le froment y viennent en abondance, et les pâturages y sont très bons ; aussi les bœufs y viennent-ils d’une grandeur extraordinaire.
Isledeman. Le territoire est assez fertile, et d’une grande étendue, mais on manque de bois ; on y brûle de la tourbe.
Chester. Le Pays est arrosé de rivières, de ruisseaux et de lacs ; il y a des forêts et des montagnes. Le Pays est fertile ; il y a de très belles pleines, dont les pâturages sont couverts de moutons et de chevaux. Le Roi passant par cette Province fut accompagné par les Habitants avec un grand cortège d’attelages de charrues, pour l’assurer de leur reconnaissance par les marques les plus expressives de leurs succès dans l’Agriculture.
Darby. Le Pays est fertile en blé, et plein de pâturages ; aussi y élève-t-on beaucoup de bestiaux. Il y a des forêts et plusieurs montagnes, avec des carrières de pierres de taille et de marbre ; on y trouve des pierres de moliere pour les moulins, des pierres à chaux, et plusieurs mines de charbon et de fer ; celles de plomb sont renommées ; on le regarde comme le meilleur et le plus fin qu’il y ait.
Staford. Ce Pays est arrosé de plusieurs rivières : le terrain n’est pas également bon partout. Vers le midi il produit du blé en abondance ; vers le nord il y a des montagnes stériles, mais il y a de beaux pâturages, et quelques fontaines d’où l’on tire du sel.
Nottingham. Cette Province est arrosée de plusieurs rivières. Le terrain est fertile dans la partie de l’est ; vers l’ouest il y a beaucoup de bois. On y trouve aussi du charbon de terre.
Lincoln. Cette Province est grande et belle. Dans sa partie du sud le terrain est bas et marécageux, coupé de petits canaux, ce qui fait qu’elle est moins abondante en blé : mais en récompense il y abondance de poisson et de gibier. Du côté du nord et de l’ouest, le Pays est plus élevé et beaucoup plus fertile.
Norfolk. Cette Province est bornée par la mer au nord et à l’est. Le terrain est fort inégal ; en quelques endroits il est gras et fertile, en d’autres ce ne sont que des bruyères et quelques bois. Du côté de la mer le Pays est plat, et le blé y vient en abondance. Les Côtes sont poissonneuses, et l’on y pêche surtout beaucoup de harengs. Outre cela, on tire du Pays de la laine, du miel, du safran. On y fait monter le produit des Manufactures de laine à plus de 100 000 l. sterling (2 300 000 l. de notre monnaie.)
Rutland. Le Pays est fertile et gras. Les pâturages y sont abondants et très bon.
Huntingdon. Le Pays est fort varié : dans la partie du sud ouest il y a quelques montagnes ; dans celle du nord, des marais ; et vers le milieu ce sont de belles pleines, où l’on recueille beaucoup de blé. Autrefois il y avait beaucoup de bois, il n’y en a plus aujourd’hui.
Northampton. C’est un fort beau Pays et fertile. Le blé et le bétail y sont en abondance, il y a aussi des bois.
Leicester. Cette Province est fertile en blé et en pâturages. Il y a beaucoup de parcs où l’on élève quantité de bétail. On y trouve aussi du charbon de terre ; mais il y a très peu de bois.
Shrop. Le pays est assez fertile et peuplé.
La Principauté de Galles. Le Pays est montueux et moins fertile que la plupart des autres Provinces de l’Angleterre ; cependant les vivres n’y manquent pas. On y recueille du blé ; il y a des bestiaux ; les chèvres surtout y sont en quantité. On trouve du bois et du charbon de terre. Les Provinces suivantes font partie de cette Principauté.
Anglescy. Le terrain est bon et fertile en blé et en pâturage, où l’on nourrit beaucoup de bestiaux.
Caernarvan. Cette Province est bonne à l’océan et au midi par la mer. Elle abonde en bétail, en gibier et en bois.
Denbigh. Ce Petit Pays est montagneux, peu peuplé ; il y a des mines de plomb.
Tlint. Cette Province est peu étendue ; il y a beaucoup de montagnes et des vallées qui sont assez fertiles.
Merioneth. Petite Province montueuse, peu fertile et peu peuplée.
Montgomery. Ce Pays est rempli de montagnes entre lesquelles il y a de très belles vallées, et très fertiles.
Brecknock. Le Pays est mêlé de montagnes et de plaines. Les montagnes sont stériles ; mais les pleines sont fertiles et bien cultivées.
Cardiagam. Cette Province abonde en blé, en bétail, en poisson et en gibier.
Radnor. Le terrain de cette petite Province est ingrat et stérile, plein de montagne.
Carmarthen. Cette Province est bonne et fertile ; il y a des mines de charbon et de plomb.
Penbrock. Ce Pays est fertile.
Glamorgham. La partie du nord est bordée de montagnes ; mais celle du midi est si fertile, qu’on l’appelle le jardin du Pays de Galles.

 

[9] Tit. Liv.

[10] Pro. Cap. 13. v. 12.

[11] C’est, à peu près, le prix commun du blé en Angleterre, où l’exportation des grains est libre, et où il n’y a, par cette raison, que très peu de variations dans le prix des grains. À ce prix la dîme enlève environ un septième du produit net.

[12] Là finit la grande culture. La petite culture rapporterait moitié moins de récolte par arpents de terre ; les avances annuelles sont environ aussi de moitié moins par arpents ; parce qu’on y supplée aux dépenses de la terre qu’on laisse en pâturage aux bœufs de labour ; il en est à peu près de même des avances primitives par charrue : c’est pourquoi on estime alors que la petite culture est plus profitable que la grande culture ; mais on ne compte pas qu’il y a une diminution de moitié sur le produit du territoire, mal cultivé et en grande partie en friche. Douze livres, c’est à peu près le prix commun du blé dans les Provinces de France. La dîme enlève alors la moitié du produit net.

La dîme est réglée sur le produit total de la moisson sans exception des frais, de la semence, etc. ; en sorte que moins la qualité de la terre, ou l’état de la culture, ou le prix des productions rendent de produit net, plus cette redevance surcharge le revenu, au point même que souvent elle le surpasse, et fait abandonner la culture des terres qui ne rendent pas un produit suffisant pour acquitter cette charge. Il est étonnant que des hommes sages aient proposé de régler l’impôt sur le modèle d’une redevance où la contribution est si irrégulière, et si nuisible.

Sous les Règnes d’Henri IV et de Louis XIII, où l’exportation était permise, le prix commun du blé était environ 24 livres, monnaie d’aujourd’hui, et le produit à 200% ; c’est sept fois plus de revenu sur les grains qu’aujourd’hui. Il n’y eut sous ces Règnes ni famine ni non-valeurs, mais seulement de légères variations dans le prix.

L’Abbé de Vigeois rapporte, qu’en 1183, il y avait surabondance de blé dans le Limosin, et que prix du septier de blé était de 5 sols 5 den. environ 20 liv. de notre monnaie d’aujourd’hui. C’est une preuve que le haut prix peut se soutenir dans les Provinces éloignées, comme au voisinage de la Capitale, par la liberté du commerce intérieur et extérieur.

Sous Charlemagne, le bled était à ce même prix.

Dans le douzième siècle, les fortunes des grands Vassaux, dit l’Auteur que nous venons de citer, étaient immenses. Il rapporte des traits incroyables de la magnificence de leurs tournois, de leur prodigalité dans l’état ordinaire de l’intérieur de leurs maisons et de leur table*.

* Voyez les Mémoires de la Chevalerie, par M. de la Curne de Sainte-Palais, tome 2, pages 76, 77, 78

[13] En France, il ne faut estimer leprix commun des blés, pour le Cultivateur, qu’à 30 et 40 sols au-dessous du prix commun, formé sur les prix des marchés, à cause des variations extrêmes de ces prix dans un Royaume où l’exportation des grains est prohibée. Ainsi le prix commun des marchés, à 14 liv., par exemple, ne doit être évalué, pour le Cultivateur, qu’à 12 liv. 10 s., et celui de 12 liv. 10 s., qu’à 11 liv. Voyez la démonstration de cette évaluation dans l’Encyclopédie art. GRAINS ; et dans le Traité de l’Essai sur l’amélioration des terres par M. Patullo.

On a conservé toujours dans cette dégradation des prix, les reprises du Cultivateur dans leur entier, parce qu’elles sont, dans tous les cas, la même base du calcul des proportions entre les frais et le produit net, et de tous les rapports qui en résultent dans toute la distribution économique.

[14] Voyez Encyclopédie, art. FERMIERS, et art. GRAINS.

[15] La dîme ne se lève, sur les terres de cette Ferme, qu’à la 24e gerbe ; elle serait environ de 4 liv. si elle se levait, comme dans l’autre exemple, à la dixième.

[16] C’est environ 23 ou 24 liv. pour la valeur de la récolte alternative d’une année de jachère, et d’une année de moisson de chaque arpent ; c’est à peu près le produit ordinaire de la petite culture, comme on le voit dans l’Encyclopédie, art. GRAIN

[17] Essai sur les Monnaies, pag. 28.

[18] Idem. Pag. 26, à la Note.

[19] Mémoire communiqué à l’Auteur sur les Vignes de Saint-Cloud, près Paris.

[20] On peut voir un pareil détail sur le produit des Vignes d’une Province plus éloignée de la Capitale, donné par l’Auteur des Observations sur la Culture de la Guyenne, tom. I, chap. 33, et sur la surcharge des Impositions sur les Vins, chap. 46, sur les causes de la diminution du prix des Vins dans cette Province.

[21]

[22] Dictionnaire Encyclopédique, art. GRAINS.

[23] La plus grande de cette indemnité retirée par les Cultivateurs, en dédommagement des impositions indirectes, peut ne pas exister ; car elle peut se réduire en épargne. Or l’épargne dans les dépenses de la culture est extinction de produit, et augmentation successive de dépérissement.

[24] La récolte en grains est beaucoup moins considérable que celle que l’on suppose ici. Car dans un état de dépérissement de l’Agriculture, la petite culture, qui s’exécute avec des bœufs, devient dominante. Or les avances annuelles de ce genre de culture consistent en plus grande partie dans la consommation du produit des prairies, des pâtureau destinés à la nourriture des bœufs de labour ; ce qui doit être défalqué de la recette en grains dans le total du produit d’un milliard 264 millions. Il y a d’ailleurs d’autres produits dépendants de la culture de la charrue ; tels sont les chanvres, les lins, les patates, les grosses raves, les navets, etc. ; ensorte que dans la réalité, la récolte des grains n’enredans le produit total d’un milliard 264 millions que pour environ 60 millions de septiers ; ce qui revient au même pour le calcul.

[25] Le produit net de la culture des grains dans le Royaume de France, où les avances annuelles rendraient cent pour cent, ne pourrait guères s’étendre au-delà de 1 200 millions ; ce qui suppose environ 3 milliards de produit annuel total, frais compris : ainsi, toutes conditions posées, on peut par le calcul entrevoir, å peu près, le temps qu’il faudrait pour y parvenir.

[26] L’exploitation directe est la culture, l’entretien et la conservation des biens-fonds ; l’exploitation indirecte est la préparation et le commerce des productions. Mais les prêts qui ne doivent être que des secours charitables ou d’obligation dans les besoins, et les prêts illicites, qui favorisent la dissipation, ne peuvent retirer d’intérêt sans causer un dommage réel dans l’ordre économique particulier et public. Ces différents cas ne sont pas toujours assez démêlés dans les Traités de l’Usure pour conduire à des décisions exactes fondées sur le profit ou sur le dommage, qui doivent autorises ou exclure les intérêts des emprunts.

[27] Voyez la démonstration de ce calcul dans le Dictionnaire Encyclopédique, article GRAINS et dans l’Essai sur l’Amélioration des Terres, par M. PATTULO.

[28] Essai sur les Monnaies, page 80.

[29] Essai sur les Monnaies. Variat. page 4.

[30] L’Abbé Velly, Hist. de Fr. Tome V, page 30.

[31] Idem, Pages 301 et 302.

[32] Les terres étaient alors peu chargées d’impôt, ainsi le prix du fermage devait être plus haut qu’il ne l’est aujourd’hui.

A propos de l'auteur

L’Institut Coppet est une association loi 1901, présidée par Mathieu Laine, dont la mission est de participer, par un travail pédagogique, éducatif, culturel et intellectuel, à la renaissance et à la réhabilitation de la tradition libérale française, et à la promotion des valeurs de liberté, de propriété, de responsabilité et de libre marché.

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