De la question des sucres

De la question des sucres, et du projet de loi présenté pour l’interdiction de la fabrication des sucres indigènes, par Horace Say (Journal des économistes, janvier 1843).


DE LA QUESTION DES SUCRES,

et du projet de loi présenté pour l’interdiction de la fabrication des sucres indigènes.

 

En rendant compte dans ce recueil, au mois de février dernier, des débats qui avaient eu lieu pendant la session des conseils généraux de l’agriculture, du commerce et des manufactures[1], nous avons exposé, aussi clairement qu’il nous a été possible de le faire, l’état de la question des sucres ; nous avons montré comment les intérêts divers des producteurs indigènes, des colons, du commerce maritime, des pêcheries, du Trésor national et de la puissance même du pays se sont trouvés engagés dans la question par suite de la rivalité des deux sucres sur nos marchés. Nous avons montré comment le sucre de betterave, d’abord prôné outre mesure sous le régime impérial, puis traité ensuite avec trop de mépris, aussi bien que le pastel, au commencement de la restauration, alors que la paix maritime avait permis au sucre de canne et à l’indigo de reparaître sur les marchés, avait cependant continué à pousser et à grandir à l’abri d’un système douanier établi dans un tout autre but que celui de le protéger. Les tarifs de 1815 et 1816 avaient en effet pour motif d’abord de rétablir l’ancien système colonial dans toute sa force, en repoussant par des surtaxes exagérées tous les sucres étrangers ; en outre ils se proposaient d’amener des ressources au Trésor par la rentrée d’un impôt assez fort dont on frappait le sucre colonial, possesseur privilégié du marché national. Mais c’est cet impôt élevé, mis sans aucune intention de protection pour la betterave, qui a protégé par le fait la sucrerie indigène, et cette industrie a grandi ainsi en serre-chaude jusqu’au point de substituer enfin de plus en plus ses produits au sucre d’outre-mer. Le mal était déjà grand quand on a songé à y porter remède. On a reculé alors devant l’emploi de moyens décisifs ; on a cru que, par des combinaisons de tarif, l’on réussirait à équilibrer les chances d’existence de deux industries également françaises, mais rivales, et les maux n’ont fait que s’accroître.

Désormais, et après les longues discussions auxquelles a donné lieu cette grande question des sucres, il reste peu de chose à dire sur les fâcheux résultats de la concurrence que se sont faite les deux productions exotique et indigène sous le régime de la protection, d’abord complète, ensuite plus mitigée, accordée à celle-ci. Il s’agit aujourd’hui, non pas de trouver une solution qui porte remède à tous les maux, qui satisfasse toutes les exigences ; ce serait impossible ; mais il s’agit de prendre de tous les partis le moins mauvais, et surtout de ne point se créer pour l’avenir des embarras plus grands encore que ceux dans lesquels on se trouve si malheureusement engagé. Le projet de loi qui vient d’être présenté à la Chambre des députés, en proposant l’interdiction de la fabrication de tout sucre indigène, et en tempérant la rudesse de ce moyen par le payement d’une indemnité de 40 millions aux fabricants, est-il l’expression de ce qu’il y a de mieux à faire dans l’intérêt général et bien entendu du pays ? C’est ce dont il est permis de douter. Ce projet rencontrera sans doute une vive opposition dans les Chambres ; on ne manquera pas de passer en revue toutes les autres ressources auxquelles on pourrait avoir secours. Aussi, et malgré la présentation du projet, la question reste entière devant le pays, et doit être examinée avec soin et sous toutes ses faces. Il faut dans cet examen se dégager de toute préoccupation des intérêts particuliers compromis dans la question, et rechercher le parti qui, en froissant cependant le moins possible ces intérêts, serait le plus avantageux au développement de la puissance politique et commerciale du pays, et à la nation aussi comme composée de consommateurs pour lesquels le sucre est une denrée alimentaire précieuse.

À l’approche de cette reprise de la session des Chambres, les représentants des divers intérêts n’ont pas manqué de se faire entendre. Ils ont été les premiers à demander que la présentation d’un projet de loi ne fût pas ajournée ; ils ont réclamé l’exécution des promesses qui avaient été faites à cet égard, et, apprenant que quelque hésitation pouvait exister encore chez les conseillers de la couronne, ils n’ont pas manqué de présenter et de publier de nouvelles observations dans le sens, pour chacun d’eux, du parti qu’il désirait voir adopter.

Dans ce concert général de plaintes, de récriminations ou de demandes, les partis les plus opposés ont fait entendre en même temps les mots de suppression et d’indemnité, et l’on a pu croire qu’il y avait là un germe de conciliation qu’il fallait se hâter de développer. Mais quand on pénètre plus avant au fond des choses, on voit que l’accord n’est qu’apparent, et que le mal est trop profond pour que ces mots magiques puissent le conjurer en servant de garantie à l’avenir.

Trois systèmes principaux étaient en présence, et vont se représenter sans doute encore dans la discussion. Le premier dans l’ordre naturel des idées, bien qu’ayant le moins de chances de succès sans doute, serait le maintien de l’état actuel de la législation ; les deux autres sont l’établissement de l’égalité des droits sur le sucre indigène et le sucre des Antilles, ou enfin le système proposé dans le projet de loi, qui consiste dans la suppression de la fabrication indigène avec indemnité. Il convient d’examiner chacun de ces moyens avec les différentes modifications sous lesquelles ils se présentent.

Le maintien du statu-quo continuerait la protection résultant pour le sucre de betterave d’une différence de droit de 22 fr. 50 c. par 100 kilogrammes. Ce sucre continuerait ainsi à faire au sucre de canne une concurrence qui entraînerait la ruine définitive de nos colonies ; la perte pour le Trésor de toute la différence du droit sur les quantités consommées ; la ruine des commerçants des ports de mer qui peuvent être en avances vis-à-vis des colonies et qui d’ailleurs manqueraient de fret pour leurs navires ; enfin le déclin toujours croissant de notre navigation nationale, ce qui conduirait à l’abaissement de la puissance maritime de la France, les navires de guerre ne pouvant recruter de bons équipages que sur les navires de pêche ou de commerce.

Ce statu-quo, qui traînerait à sa suite de si fâcheuses conséquences, est cependant soutenu avec une certaine chaleur par quelques partisans du sucre de betterave, qui reproduisent, sauf de légères modifications, les arguments qui étaient mis en avant pour défendre le système continental de l’empire. Afin de contrebalancer la puissance de l’Angleterre, il faudrait en revenir, suivant eux, à l’idée de fonder l’indépendance de la France sur son développement industriel et agricole, de telle sorte qu’elle trouvât, entre la Belgique et la Méditerranée, tout ce que réclament les besoins multipliés de sa civilisation. On vante le zoll-veiren allemand d’entrer dans cette voie ; on fait valoir la tendance de tous les États du monde à se suffire à eux-mêmes ; enfin on tend à faire considérer le système protecteur comme devant être de plus en plus la base de notre régime économique. Cette manière d’envisager la question fait bon marché de la puissance maritime de la France, de son commerce, et de la richesse de nos ports de mer ; mais en outre elle fait bon marché aussi de la prospérité des fabriques si nombreuses de l’intérieur et de cette partie de l’industrie agricole qui trouvent des débouchés importants dans les relations maritimes. Après les premières considérations générales, les partisans du maintien de l’état de choses actuel font valoir que, si l’on suppose les charges égales d’ailleurs, il convient encore bien mieux de sacrifier les colonies, qui ne rapportent rien au budget général de l’État, pour consommer un produit de l’agriculture même du pays, puisque le développement de cette agriculture amène, sous toutes sortes de formes, des revenus dans les coffres de l’État. L’on arrive ainsi à soutenir que le droit de 27 fr. 50 c. sur le sucre de betterave est l’équivalent du droit de 49 fr. 50 c. sur le sucre des Antilles, parce qu’il faut, dit-on, tenir compte au producteur indigène des impôts de toute nature, directs ou indirects, que lui ou ses ouvriers ont payés. Tout objet à notre usage supporte la part proportionnelle de l’impôt, puisque l’ouvrier doit retrouver sur son salaire les impôts directs ou indirects qu’il paye à l’État. Et l’on en vient à conclure que le rapport de la totalité des impôts à la totalité des produits, soit l’impôt moyen dont la production supporte le poids, doit être la mesure de la protection que les producteurs indigènes peuvent réclamer.

Nous avons rapporté cet argument dans toute sa force, et en nous servant à dessein de citations textuelles, parce qu’il est souvent mis en avant par les avocats du régime protecteur en général ; qu’il présente une apparence spécieuse, mais que, comme on le verra, il ne repose au fond que sur une vue incomplète du sujet et sur un sophisme qu’il convient de signaler.

On ne peut, en effet, consommer dans tout pays que des valeurs produites dans le pays même ; et, en consommant des articles étrangers, on ne fait autre chose que consommer en réalité la valeur des objets qui ont été exportés pour payer ces marchandises étrangères. Lorsqu’un quintal de sucre du Brésil ou de la Havane, aussi bien qu’un quintal de sucre des colonies françaises est consommé en France, il représente la valeur du vin, des soieries ou des articles de la fabrique de Paris exportés pour le payer ; or, tous ceux qui avaient pris part à la production de ces articles d’exportation, les agriculteurs et les fabricants, les commerçants et tous leurs ouvriers, commissionnaires, voituriers, matelots, avaient payé à l’État des impôts de toute nature dont ils avaient dû être remboursés sur leurs salaires ; l’impôt moyen avait donc été acquitté, et s’est trouvé supporté, en définitive, par le quintal de sucre exotique, aussi bien qu’il l’aurait été par un quintal de sucre indigène. Il faut donc reconnaître que la différence du droit est, pour sa quotité tout entière, une protection accordée à la production indigène.

Comme les droits protecteurs agissent en général par voie de prohibition, c’est-à-dire en empêchant les produits similaires d’arriver du dehors, il est très difficile d’évaluer d’une manière exacte le montant des sacrifices qu’une protection en particulier coûte au pays. Ce sacrifice n’a pas, en effet, sa mesure dans les revenus du fisc, mais bien dans le renchérissement qu’il fait supporter aux consommateurs. L’impôt sort des fortunes privées, mais il ne profite pas à l’État ; le montant de tous les impôts qui sont ainsi payés sans profiter au Trésor, dans un pays comme la France, où le régime protecteur a reçu tant de développements, est énorme et mérite de devenir le sujet d’une étude toute spéciale de la part des économistes et des hommes d’État ; heureusement le calcul est plus facile à établir pour ce qui concerne le sucre indigène, et l’on peut arriver à évaluer d’une manière assez précise le montant des sacrifices imposés au pays par la protection résultant du taux actuel des droits.

La dernière récolte a fourni, comme élément de perception ou droit, 32 millions de kilogrammes de sucre indigène ; si l’on applique à cette quantité la différence de droit qui serait résultée d’une consommation pareille en sucre des Antilles, on trouve 7 200 000 fr. Mais il a été reconnu par tous les ministres des finances, et cela se trouve consigné de nouveau dans l’exposé des motifs du nouveau projet, qu’une partie importante de la production échappe à l’impôt  ; on espère diminuer la fraude au moyen d’un appareil nouveau de dispositions fiscales, lesquelles gêneront sans doute beaucoup les producteurs, mais on n’arrivera jamais à la supprimer tout à fait : en attendant, et au moins pour ce qui concerne la dernière récolte, on peut évaluer, avec M. le ministre de l’agriculture et du commerce, à un quart des quantités soumises au droit celles qui y ont été soustraites. Ce serait donc 8 millions de kilogr. sur lesquels le droit entier devrait être calculé, ce qui donnerait près de 4 millions de francs. Du reste, si le sucre de betterave n’avait pas été produit, ce n’est pas aux Antilles françaises qu’on aurait pu demander de fournir ce qui aurait manqué à la consommation ; il aurait fallu s’adresser à la production étrangère ; un droit différentiel aurait été alors perçu. Suivant donc que l’on veuille faire entrer ces différentes considérations dans les éléments du calcul, on trouvera que la protection accordée au sucre indigène a coûté, cette année, au Trésor une somme de 12 ou de 20 millions de francs ; sans parler, bien entendu, de la privation des débouchés qui auraient été fournis à notre commerce, non plus que de la souffrance des autres intérêts engagés dans la question.

Aussi les producteurs de sucre indigène ont-ils peu d’espoir d’obtenir le maintien du régime actuellement en vigueur ; et, dans le manifeste qu’ils ont publié, après avoir demandé ce maintien, qu’ils réclamaient, du reste, comme devant être définitif et sans réticence pour l’avenir, ils arrivent à déclarer que toute diminution dans la protection actuellement donnée serait leur ruine, et demandent que, plutôt que de rien changer à l’état actuel, on interdise définitivement la fabrication, en indemnisant les propriétaires des usines actuellement créées.

Le conseil des délégués des colonies, malgré l’opposition de leurs intérêts, vient en aide aux producteurs indigènes, pour la seconde partie du moins de leurs conclusions, et demande expressément, comme le moyen le plus propre à concilier les intérêts coloniaux et métropolitains, la suppression des sucreries de betterave, sauf indemnité. Les colons ajoutent que si cette suppression n’était pas admise, il faudrait établir entre les deux productions des conditions parfaitement égales , ce qui entraînerait : 1° égalité de tarifs ; 2° faculté égale, pour l’une et l’autre industrie, de livrer leurs produits aux consommateurs à un égal degré de perfectionnement ; 3° faculté d’exporter leurs produits sur tous marchés et par tout pavillon ; 4° la faculté égale de consommer les produits étrangers dans la limite et aux seules conditions de la législation douanière de la métropole. En d’autres termes, si on ne vote pas la suppression de la production indigène, les colonies demandent à être affranchies.

Les chambres de commerce des ports de mer demandent également avec instance la suppression de la fabrication indigène, avec indemnité, et en même temps une diminution de la surtaxe dont sont frappés les sucres étrangers ; les chambres de Bordeaux et du Havre voudraient que cette surtaxe fût réduite de 20 fr. à 10 fr.  ; celle de Marseille demande que la réduction de cette surtaxe soit de 5 fr. seulement ; mais qu’en même temps l’évaluation du rendement de la raffinerie, qui sert de base au remboursement du droit sur les sucres exportés, soit abaissée de 70 à 65%.

Pour ne pas revenir sur cette question particulière du rendement, nous dirons en passant que tout calcul qui aurait pour effet de faire payer par le Trésor, sur le sucre raffiné, plus que ce qui aurait été reçu de droit de douane sur le sucre brut introduit pour produire cette quantité de sucre exporté, constituerait une véritable prime établie au profit des consommateurs étrangers, au détriment à la fois du Trésor public et de la richesse nationale. Or, les meilleurs raffineurs de Paris déclarent que 100 kilogrammes de sucre brut leur produisent réellement 70 kilogrammes de sucre raffiné ; et la disposition législative pour ce qui concerne ce point doit être maintenue. L’expérience du passé est du reste concluante à cet égard, car les exportations de sucre raffiné, dans les dernières années, ont été une exacte représentation des importations qui ont eu lieu en sucres étrangers avec la proportion de 70%.

Une diminution de la surtaxe sur les sucres étrangers devrait être une conséquence inévitable de la suppression de la production indigène, et si le nouveau projet ne porte aucune disposition à cet égard, l’exposé des motifs fait entrevoir cette mesure comme devant être prise, plus tard, et par voie d’ordonnance, suivant que l’opportunité viendrait à s’en manifester. Il faudrait, en effet, sous peine de voir diminuer la consommation d’un tiers environ, remplacer les quantités qui ne seraient pas produites à l’intérieur, par des quantités équivalentes tirées du dehors, et, comme les colonies françaises ne pourraient pas augmenter assez rapidement leur production, c’est aux producteurs étrangers qu’il faudrait demander de combler le déficit des approvisionnements. Il en résulterait un aliment nouveau à notre commerce extérieur ; nos vins, nos soieries, nos articles fabriqués de tous genres trouveraient ainsi de nouveaux débouchés, nos navires y gagneraient du fret pour les retours, et ces considérations ne pouvaient manquer de frapper les chambres de commerce.

La surtaxe sur les sucres étrangers, qu’il faut bien se garder de confondre avec une autre surtaxe qui a pour objet de donner la préférence au pavillon national, et qui frappe généralement sur tous les produits qui peuvent venir du dehors ; la surtaxe sur les sucres étrangers, disons-nous, est une protection donnée à la production coloniale contre la production étrangère. Ainsi, après avoir débarrassé le sucre colonial de la rivalité du sucre indigène, le problème qui resterait à résoudre serait de régler la surtaxe de manière à ce que les sucres étrangers et les sucres coloniaux concourussent simultanément à la consommation française, et cela dans des proportions telles, que nos colonies obtinssent pour leurs sucres un prix suffisamment rémunérateur. Là encore des difficultés nombreuses ne manqueront pas de surgir : faudra-t-il adopter le chiffre de 10 fr. proposé par Bordeaux et le Havre, ou celui de 15 fr. proposé par Marseille, ou bien faudra-t-il avoir des droits différentiels spéciaux pour chacun des pays avec lesquels on établirait des relations plus intimes ?

Nous avons vu que les représentants des intérêts les plus opposés, les fabricants indigènes, les colons, les chambres de commerce, se rencontrent en un point, qui est la demande de la suppression de la fabrication indigène, moyennant indemnité préalable. Par cette suppression le Trésor acquerrait la certitude que tout le sucre consommé en France payerait le droit de douane, et les revenus publics en éprouveraient une sensible amélioration ; les fabriques intérieures, les départements producteurs de vin obtiendraient des débouchés plus assurés ; notre navigation marchande trouverait plus d’aliment, et par conséquent aussi la puissance maritime du pays serait plus assurée. Il convient donc d’examiner si cette solution de la question présente, d’une part, tous les avantages qu’on lui attribue, et si, d’un autre côté, elle ne présente pas des inconvénients qui feraient plus que compenser les avantages, quelque réels qu’on se plaise à les reconnaître.

L’interdiction prononcée à toujours contre l’extraction du sucre de la betterave a quelque chose de brutal qui répugne aux amis de la liberté ; c’est un remède héroïque auquel il ne faut se résoudre qu’à la dernière extrémité : il ne s’agit de rien moins, en quelque sorte, que d’amputer un membre à l’industrie agricole, et ce parti doit particulièrement déplaire à ceux qui, voulant la liberté pour l’industrie manufacturière, ne peuvent, à plus forte raison, vouloir des restrictions pour l’agriculture, cette sœur aînée de toutes les industries. Mais à côté de la liberté, ou du moins pour qu’elle soit complète, il faut l’égalité des charges ; et, quoi qu’on en ait dit, la législation actuelle sur les sucres est loin d’établir cette égalité. Il serait impossible, sans doute, d’y arriver tout à fait ; mais si l’on repoussait la suppression proposée, on se rapprocherait davantage de l’équité en assimilant, quant à la quotité du droit à percevoir, le sucre de betterave au sucre des Antilles françaises.

Malgré l’assertion contraire des fabricants de sucre indigène, il est permis de penser que cette égalité de droits n’équivaudrait pas à une suppression et ne serait pas la ruine de toute fabrication à l’intérieur. Sans doute il est des établissements moins bien situés que d’autres, qui ne pourraient pas soutenir la concurrence ; il en est dans de mauvaises positions, qui ne se maintiennent depuis quelques années que dans l’espoir de cette indemnité convoitée et entrevue dans le lointain ; quand cet espoir leur serait enlevé, ils tomberaient infailliblement  ; mais il est d’autres points sur lesquels on continuerait à extraire du sucre de la betterave. Un fait qui confirme cette prévision est venu à notre connaissance personnelle : un fabricant de sucre a fait faire cette année une nouvelle série d’appareils par un constructeur de Paris, et le marché qui a été passé entre eux porte qu’en cas d’interdiction de fabrication, le constructeur reprendra les appareils pour moitié du prix coûtant, mais qu’en cas de toute autre modification à la législation sur les sucres, c’est-à-dire en cas d’égalité des droits, le marché demeurerait définitif. On se rappelle d’ailleurs que, lors de la dernière enquête, M. Crespel n’avait demandé que cinq ans de répit, pour pouvoir ensuite soutenir la concurrence avec égalité dans les charges.

Outre la prohibition en elle-même, il est un autre précédent que l’on ne saurait voir, sans terreur, s’introduire dans les lois fiscales, c’est celui de l’indemnité. On prétend qu’il s’agit ici d’une industrie qui a été excitée et protégée d’abord dans un intérêt politique ; que la nation tout entière doit être responsable de la création des sucreries indigènes, et qu’il s’agit en réalité d’exproprier dans ce cas, pour cause d’utilité publique, ceux qui exercent une industrie qui leur appartient, et dont on n’a pas le droit d’exiger qu’ils fassent gratuitement le sacrifice.

Mais l’industrie betteravière n’est pas à cet égard dans une position différente de celle de toutes les autres industries protégées, et, notre système protecteur étant malheureusement fort étendu, il deviendrait impossible désormais de toucher aux lois de douane, sans faire surgir des demandes semblables d’indemnités. Il serait fort dangereux d’étendre aux droits qu’ont les citoyens d’exercer les diverses industries, les principes de la législation qui régit l’expropriation pour cause d’utilité publique.

Il est vrai, du reste, qu’on a soin d’annoncer qu’il s’agit ici d’un cas tout exceptionnel, puisque la puissance militaire du pays est elle-même en cause ; et l’on a soin de faire valoir aussi cette considération importante, que le pays paye déjà sur le tiers de sa consommation, par suite de la différence des droits, une véritable indemnité annuelle aux fabricants de sucre indigène. Seulement, avec cette indemnité ils sont mis à même de continuer une concurrence qui met les intérêts les plus importants du pays en souffrance, et il conviendrait encore mieux de leur payer la même indemnité annuelle pendant un temps déterminé et pour un chiffre fixé, en arrêtant la production ; car alors la compensation de cette indemnité devant entrer dans les coffres de l’État par une perception de droits de douane plus forts, il n’en résulterait de perte pour personne. Le même sacrifice pécuniaire serait fait encore pendant quelques années par le pays, mais on en connaîtrait le terme ; et, en attendant, les intérêts du commerce maritime et de la puissance navale seraient mis à couvert ; on donnerait même ainsi satisfaction à beaucoup d’intérêts privés. De semblables avantages ne mériteraient-ils pas bien, dit-on, le sacrifice momentané et partiel des principes les mieux établis de l’économie politique ?

Il reste donc à examiner si, au moyen d’un semblable sacrifice, et par la suppression avec indemnité, toutes les difficultés se trouveraient bien résolues, et si l’on pourrait alors se regarder comme débarrassé de tout souci dans l’avenir, au moins en ce qui concerne cette question si grave et si compliquée des sucres. C’est ici que viendront se placer quelques réflexions sur la surtaxe des sucres étrangers.

La suppression du sucre indigène, et le remplacement de ce sucre sur les marchés par une certaine quantité de sucre étranger, amèneront une nouvelle complication dans les intérêts qui sont en présence, et fournissent un élément de plus à la discussion. Si la surtaxe demeure trop élevée, elle équivaudra à une prohibition ; les colonies resteront seules maîtresses du marché intérieur ; les quantités fournies seront insuffisantes, la production coloniale sera surexcitée ; la valeur des terres, celle surtout des nègres esclaves, seront augmentées. Avec la grande question de l’émancipation, et avec ces prétentions nouvelles et menaçantes à des indemnités qui surgissent au travers de toutes les questions, il y a bien là de quoi faire reculer. Si, au contraire, la surtaxe est suffisamment diminuée pour amener le sucre étranger à compléter les approvisionnements insuffisants, une lutte nouvelle se trouvera engagée entre le sucre colonial protégé et le sucre étranger, et viendra remplacer la lutte à laquelle on aura mis un terme entre le sucre indigène privilégié et le sucre colonial.

Pendant que cette denrée suscite de graves embarras dans l’enceinte des douanes françaises, elle est en même temps, par des causes différentes et multiples, l’occasion de crises non moins graves sur presque tous les points du globe. L’émancipation des esclaves dans les colonies anglaises, une surabondance de production à la Havane et à Porto-Rico, la production beaucoup plus importante encore de Ceylan, de Java et Sumatra, et le bas prix qui résulte du taux de la main-d’œuvre dans ces contrées, ont jeté la perturbation sur tous les marchés. Ainsi, malgré les droits protecteurs de l’Angleterre, l’île Maurice éprouve une crise très intense, et le sucre y est cependant encore au prix de 35 fr. par quintal.

Le sucre vaut en ce moment, dans les colonies françaises, 20 à 25 fr. ; la récolte de l’île Bourbon s’est vendue à ce prix, et, pendant le même temps, on aurait pu acheter du sucre à Porto-Rico à 12 ou 13 francs ; et la surtaxe à 20 fr. par 100 kilogrammes, soit 10 fr. pour 50 kilogrammes, s’est trouvée ainsi fixée à un taux déjà presque insuffisant pour niveler les prix. Il faut dire cependant que, tandis que les sucres français valent maintenant dans les entrepôts des ports de mer 60 à 65 fr. les 100 kilogrammes, les sucres étrangers valent 50 à 55 fr., et qu’en conséquence la surtaxe réduite à 10 fr., comme le demandent les Chambres de Bordeaux et du Havre, serait suffisante. Il est bon aussi de remarquer que le taux de la surtaxe doit être comparé au prix de vente sur les lieux producteurs, et que le taux de 10 fr., soit 5 fr. par 50 kilogrammes, comparé aux prix de 20 à 25 fr. aux Antilles, équivaut à une protection de 20% au moins, en faveur de la production coloniale.

Une protection de 20% serait sans doute bien suffisante, et, si les sucres étrangers entraient, avec cette surtaxe, en concurrence pour notre consommation intérieure, cela ne pourrait tenir, en ce qui concerne la Havane et Porto-Rico, qu’à ce que la production du sucre, substituée à celle du café, y a été poussée à un point qui force les planteurs à vendre à des prix qui sont fort inférieurs à leurs prix de revient.

Il est à craindre que, malgré la diminution de la surtaxe, les sucres du Brésil ne se trouvent encore repoussés de nos marchés ; et cependant notre commerce maritime et nos manufactures auraient un grand intérêt à pouvoir recevoir des retours de ce pays. L’Angleterre est en négociation pour le renouvellement de son traité de commerce : le moment serait favorable pour entrer en concurrence avec cette puissance. Le Brésil traitera avec faveur ceux qui consentiront à recevoir les produits de son sol ; ainsi la France ne peut espérer obtenir des conditions avantageuses pour son commerce, que si elle se met en mesure d’offrir en échange quelques concessions sur son tarif douanier ; une large diminution de la surtaxe serait, pour les sucres du Brésil surtout, décisive.

Le sucre colonial ne peut donc échapper à la nécessité d’une concurrence ; on ne doit ni ne peut l’y soustraire : si son rival le plus dangereux, qui est en ce moment le sucre indigène, vient à être supprimé, il faudra, en effet, appliquer alors plus largement la mesure d’une diminution de la surtaxe, pour amener des sucres étrangers sur nos marchés intérieurs. Mais si la concurrence du sucre de betterave est simplement atténuée par une égalité de droit, peut-être alors devra-t-on procéder avec plus de prudence, et se borner à abaisser la surtaxe au taux proposé par la chambre de commerce de Marseille ; ce qui ne serait qu’un premier pas bien timide vers un système plus large de rapports internationaux. Le projet de loi présenté et l’exposé des motifs, en laissant de côté la question des sucres étrangers, et en renvoyant au régime des ordonnances tout ce qui concerne la surtaxe, tend à gêner la discussion et à la rendre incomplète.

De l’ensemble des considérations qui précèdent, en envisageant la question sous le point de vue le plus général et le plus élevé, et en se dégageant de toute préoccupation exclusive au sujet, on devra tirer cette conséquence, qu’il faut écarter de la loi toute prohibition violente de la fabrication indigène, se prononcer en même temps contre le principe d’une indemnité, et se hâter au contraire d’établir immédiatement un droit égal sur le sucre de betterave et sur le sucre des Antilles françaises. Il convient donc de rechercher le taux auquel, dans cette hypothèse, le droit pourrait être fixé.

Pour que les colonies éprouvent, dans leur position critique, quelque amélioration par suite de la nouvelle loi, il faut qu’elles puissent vendre leur sucre un peu plus cher ; mais il faut en même temps que le prix pour la consommation ne soit pas augmenté, sous peine de voir immédiatement diminuer la demande de cette denrée. Si l’on se reporte à un grand nombre d’années, on trouve que la consommation du sucre en France a toujours augmente dans une proportion parfaitement exacte avec la réduction du prix du sucre raffiné[2]. Le perfectionnement de l’art du raffinage est cause que le relevé du prix du sucre brut ne donnerait pas une idée exacte des prix successifs auxquels les sucres ont été livrés à la consommation. Les raffineurs demandaient autrefois une marge de 90 cent. par kil. entre le prix du sucre brut et celui du sucre raffiné, et aujourd’hui ils se contentent de 45 cent. Pour que les colonies vendent leur sucre un peu plus cher, sans que la consommation en soit diminuée, il faut donc que toute l’amélioration leur soit accordée aux dépens du droit de douane. En parlant de réduire le droit de douane sur le sucre exotique, on rentre dans une opinion déjà repoussée, il est vrai, à plusieurs reprises, et qui effraye par les conséquences fâcheuses qu’elle pourrait avoir sur les caisses publiques. Il ne faut pas perdre de vue, en effet, le déficit du budget et les besoins du Trésor, qui ne saurait voir tarir les sources de ses revenus en présence des besoins de notre époque, des dépenses à faire pour les canaux, pour les chemins de fer, pour les voies fluviales, et, nous le dirons en passant, pour l’amélioration de la navigation de la Seine elle-même. En demandant l’établissement d’un droit uniforme sur les deux sucres, il conviendrait donc de proposer un taux qui pût maintenir le revenu du Trésor au même point que par le passé, et voici quelles pourraient être les bases et le résultat du calcul.

Les quantités soumises aux droits pendant l’année ayant été 105 millions de kil., dont 74 millions fournis par les colonies, et 31 par les sucreries indigènes, et le Trésor ayant reçu, pour les deux productions réunies, une somme de 43 millions de francs, le produit eût été le même si l’un et l’autre sucre avaient été imposés au taux uniforme de 40 francs (décime compris). Ainsi donc, en élevant le droit actuel sur le sucre de betterave de 12 fr. 50 c., et en diminuant le droit de douane sur le sucre des Antilles de 9 fr. 50 c., on arriverait à un taux moyen de 40 fr., qui donnerait au Trésor une rentrée qui serait au moins égale à la perception actuelle, puisque, cette mesure étant combinée avec une diminution de la surtaxe, la douane aurait encore éventuellement une recette supplémentaire sur les sucres étrangers, lorsque les besoins de la consommation en nécessiteraient l’entrée.

Si donc on repoussait le projet de loi qui propose la suppression de toute fabrication avec indemnité, il conviendrait, pour ne pas laisser subsister un état de choses qui ne saurait continuer sans péril pour le pays, de substituer au système de la prohibition celui de l’égalité des charges, en établissant immédiatement, et sans indemnité, un droit uniforme équivalant à 40 fr. (décime compris) sur tout sucre indigène et sur le sucre des Antilles françaises. Il conviendrait en même temps de décider, au moins en principe, une forte diminution de la surtaxe dont sont frappés les sucres étrangers, sauf à laisser au gouvernement assez de latitude pour pouvoir se servir de cet argument dans la discussion des traités à faire avec le Brésil ou autres pays producteurs ; car, si les représailles sont fâcheuses en matière de douane pour ceux même qui les exercent, il n’en est pas de même des concessions au moyen desquelles on peut obtenir des avantages correspondants, lorsqu’on sait les faire à propos.

On reprochera sans doute à une semblable conclusion d’être en opposition avec les demandes de toutes les parties intéressées, qui, dans leurs plaintes et leurs récriminations opposées, semblent enfin s’entendre sur un seul point, celui de demander la suppression du sucre indigène avec indemnité : mais au-dessus de toutes ces clameurs, il est des intérêts généraux qui ne sauraient être oubliés, et il est des principes dont on ne s’écarterait pas sans avoir à le regretter amèrement plus tard. L’avenir du pays dépend surtout d’un retour de plus en plus complet au droit que possède chacun d’exercer toute industrie en supportant des charges égales : il faut pour cela supprimer les prohibitions existantes au lieu d’en établir de nouvelles ; car les prohibitions sont un mal contagieux ; à peine en a-t-on établi une qu’il faudrait la soutenir par une autre. Après avoir supprimé la betterave, il faudrait songer, en effet, à supprimer la pomme de terre, qui déjà fournit, cette année, à la consommation quinze millions d’un sucre inférieur, il est vrai, mais qui n’entre pas moins dans la consommation du pays par son mélange avec les produits des raffineries ; ainsi donc, deux des plantes les plus utiles à l’agriculture se trouveraient en même temps frappées d’ostracisme.

Le projet de loi a bien déjà l’intention de comprendre le sucre de pommes de terre dans la suppression qu’il propose de toute fabrication indigène ; mais la recherche de ces diverses fabrications, pour les interdire, présenterait des difficultés plus grandes encore que celles de la répression de la fraude sous le régime de l’égalité des droits.

Ce qui a occasionné tous les maux dont on se plaint à l’occasion du sucre, est justement l’abandon du principe sacré de la liberté de l’industrie avec égalité des charges : plus on s’écartera de ce principe, et plus on fera naître d’embarras pour l’avenir. En y revenant, au contraire, on se garantit contre les chances d’une expérience dont le passé a appris à connaître les funestes effets ; si l’on ne peut parvenir à guérir les maux du passé, on évite d’en faire naître de nouveaux dont la gravité serait plus grande encore, et pour lesquels les remèdes seraient ensuite plus impuissants. En maintenant tous les droits et en égalisant les charges, les arbitres de la loi suivront la règle d’une impartiale et équitable pondération de tous les intérêts confiés à leur garde. L’autorité aura fait son devoir ; elle pourra se reposer sur le cours naturel des choses pour la solution des difficultés, et ne s’exposera pas au reproche d’avoir hypothéqué l’avenir.

Dans la question spéciale qui nous occupe, un semblable retour aux principes les plus solidement établis de l’économie politique donnerait déjà un commencement de satisfaction aux intérêts du Trésor public, à ceux de la marine, enfin à tous les intérêts généraux du pays ; et c’est bien là une compensation à opposer à quelques maux privés, conséquences inévitables du mauvais système dans lequel on s’est engagé, et qui d’ailleurs ne seraient que passagers.

Horace SAY,

Membre de la Chambre de commerce de Paris.

 

 

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[1] Journal des Économistes, tome I, page 261.

[2] Le tableau suivant de la consommation en France, et des prix pendant un espace de vingt-cinq années, met ce fait en évidence :

(Tableau non reproduit ici).

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