Pierre de Boisguilbert (1646-1714)

BOISGUILBERT, PIERRE LE PESANT DE (1646-1714). Premier théoricien du laissez-faire. Défenseur de la justice fiscale et du commerce libre.

[Boisguilbert comme pionnier du laissez-faire] Les sciences morales et politiques, que l’ancienne économie politique recoupe, se distinguent essentiellement des sciences exactes comme la chimie, la biologie ou les mathématiques, en ce que ces dernières ne donnent pas naissance à des traditions de pensée, à des écoles, qu’on puisse renfermer dans des bornes nationales. Le caractère national, qui s’efface dans ces sciences, survit tout entier dans la poésie, dans la littérature ; et s’il reste visible dans l’économie politique, ce n’est pas qu’elle tienne entre toutes une position mitoyenne, mais parce qu’elle offre plusieurs manières de circonscrire et de traiter l’objet qui l’occupe, et donc qu’elle demande un premier choix dans les moyens, qui est essentiellement éthique ; et ensuite parce qu’au-delà de ses exposés factuels s’ouvre naturellement devant elle le champ des réformes politiques, avec ses intérêts à concilier, ses souffrances à mitiger, et où le sentiment, la morale, sont par conséquent des guides.

Pour des raisons naturelles donc, l’économie politique française a développé d’emblée un caractère propre, qui la distinguerait de l’économie politique anglaise, notamment, et qu’elle devait conserver. La tradition libérale française se résume essentiellement dans une expression : laissez-faire, qui n’est pas seulement une harangue, une protestation, mais une théorie fondée sur l’observation des faits et l’analyse de l’enchaînement des causes et des effets. Historiquement, le Normand Pierre de Boisguilbert en est son premier théoricien. Dans ses mémoires manuscrits et dans ses ouvrages publiés, il démontre que les richesses s’accroissent naturellement parmi le peuple, et coulent jusqu’au Trésor public pour les besoins de l’État, « pourvu qu’on laisse faire la nature, c’est-à-dire qu’on lui donne sa liberté, et que qui que ce soit ne s’en mêle que pour y procurer de la protection et empêcher la violence. » (Factum de la France, 1707 ; Écrits économiques, t. I, p. 177). Car telle est la conclusion inlassable qu’il indique aux ministres avec lesquels il peut s’honorer d’entretenir une correspondance, et qu’il fatigue pendant vingt ans de ses projets mirobolants : tout son système, toute la réforme qu’il préconise, revient, dit-il, non pas à agir, mais à « cesser d’agir ». (Lettre au contrôleur-général Chamillart, 14 janvier 1706 ; Écrits économiques, t. II, p. 91.)

C’est essentiellement par un travestissement, ou par une lecture très hâtive et par conséquent coupable, que Boisguilbert s’est transformé, au cours du siècle dernier, en un glorieux précurseur de Karl Marx ou de J.-M. Keynes. Certes, Boisguilbert s’émeut du sort du bas peuple, il se dresse comme son avocat, défend ses intérêts attaqués, et conçoit une réforme qui l’enrichirait et ferait au contraire un sort plus modeste à une classe de parasites qui trône au-dessus de l’État — les fermiers généraux et les partisans, délégués de la collecte de l’impôt ; mais à ce train toute l’économie politique libérale française est marxiste, car chez tous ses grands représentants l’humanisme est une valeur cardinale, et le sort des pauvres un critérium fondamental. D’autre part, une observation assez fine et sensée, sur la vitesse de circulation des écus entre les mains du bas peuple, en comparaison de la patiente thésaurisation des richesses parmi les élites (Écrits écon., t. I, p. 297), devrait-elle nécessairement faire passer Boisguilbert pour un keynésien ? Présente seule dans un système qui tend tout entier à la liberté, à l’économie de marché sans entraves, cette remarque ne fait pas une identité. C’est d’ailleurs une inversion manifeste de la dire keynésienne : bien plutôt, deux siècles plus tard, c’est Keynes qui a renouvelé une observation « boisguilbertiste ». 

[La pensée libérale est fondée sur les faits.] L’appréciation de Pierre de Boisguilbert comme le fondateur de la tradition de l’économie politique du « laissez-faire » en France est davantage qu’une lecture ou une interprétation : c’est un héritage pour ainsi dire forcé, qui découle en droite ligne de son œuvre. Toutefois, si avec Boisguilbert le laissez-faire prend la forme d’une théorie, et si son auteur fait office par conséquent de théoricien, c’est d’une manière particulière, et qu’il faut préciser. Trop longtemps les penseurs du libéralisme ont été renvoyés à leurs théories, trop longtemps ils sont passés pour des « idéologues », d’après le nom que Napoléon Ier — qui lui, évidemment, faisait de la pratique, et on sait laquelle — leur attribua et qu’ils ont conservé. À cette époque, les représentants de l’Idéologie, Destutt de Tracy, Cabanis, Volney, notamment, n’étaient pas des métaphysiciens et des rêveurs, mais des savants et souvent des praticiens, qui disposaient de réelles compétences dans des sciences variées, la médecine par exemple, et qui s’exerçaient aux améliorations agricoles. Dès l’époque de Boisguilbert, la théorie du libéralisme se fonde sur l’observation, sur une connaissance supérieure de la pratique, et sur les faits. C’est ce que les commentateurs, du reste, ont bien remarqué : Boisguilbert n’est pas un penseur qui dans le recueillement de son cabinet construit des plans chimériques de réformation sociale, et fonde une science nouvelle d’après une symétrie qui n’existe que dans son cerveau. (J.-É. Horn, Les idées économiques de Boisguilbert, p. 65) Dès 1691 et la première lettre qu’il adresse au ministère pour expliquer les idées qui sont les siennes, il a soin d’en fournir l’archéologie : c’est par « quinze années de forte application au commerce et au labourage » qu’il a compris ce qu’il est sur le point d’exposer. (Lettre au contrôleur général Pontchartrain, 3 mai 1691 ; Écrits écon., t. II, p. 5) Et dans la suite de sa correspondance ministérielle, Boisguilbert n’aura de cesse d’opposer les praticiens et les théoriciens, en se rangeant, naturellement, parmi les premiers. 

Propriétaire et exploitant d’un domaine considérable autour de Pinterville, où est établie la demeure qu’il a fait construire après son mariage, Boisguilbert a aussi la curiosité de s’aventurer dans la campagne, pour y interroger les fermiers, les marchands, et connaître de chacun les éléments de leurs affaires économiques. (Lettre au contrôleur-général Chamillart, 31 décembre 1701 ; Écrits économiques, t. II, p. 16) Les subtilités, les difficultés de la vie agricole, lui sont par conséquent bien connues. Et quand il discute de la nécessité d’une réforme de l’impôt, ou de laisser libre le commerce des denrées qui fructifient sur le sol, il trouve des applaudissements chez les gens de pratique comme lui ; seuls ceux qui n’ont pas d’expérience lui rient d’abord au visage. (À Chamillart, 3 septembre 1700 ; Écrits économiques, t. II, p. 14 ; Idem, 9 octobre 1705, t. II, p. 85.) La supériorité de la connaissance de la pratique, sur un simple engouement de spéculation, est fondamentale chez Boisguilbert, et il en articule même l’opposition irrémédiable. « La spéculation », écrit-il, « consiste à travailler sur des projets formés dans sa tête, sans qu’il ait encore paru, ni que l’on ait jamais rien vu de semblable ; et la pratique, au contraire, ne fait qu’imiter et se conformer à ce qui est déjà établi et suivi avec succès et applaudissement par le plus grand nombre. La spéculation promet et maintient des miracles de ce qu’elle invente, mais sans aucune garantie de sa part, sachant l’incertitude des sciences, et par conséquent de la théorie ; la pratique, au contraire, fait que ses sujets gageront leur vie sur la réussite, quand ils ont une fois atteint l’usage de leur art, et c’est un marché sans peur. La spéculation ne peut mettre ses rêves par écrit, qu’il ne se lève aussitôt une infinité de contredisants qui combattent sur le papier la nouvelle doctrine ; c’est ce qui fait qu’il y a deux cent sectes ou hérésies dans la religion chrétienne, qui s’entredamnent réciproquement. Quand la pratique écrit, nuls opposants, et tous les livres qui ont été faits sur les arts sont encore sans répartie. » (À Chamillart, 1er novembre 1704 ; Écrits économiques, t. II, p. 56) C’est pour cette raison, soutient-il, qu’il est si dangereux, et si peu profitable, comme l’histoire le démontre au besoin, de confier l’administration de l’économie à des hommes qui ne sont versés que dans la spéculation, et qui ne connaissent de la France que Paris. (Au même, 20 novembre 1704, t. II, p. 63 ; idem, 1er juillet 1704, t. II, p. 31) Au contraire, Boisguilbert peut demander sereinement qu’on mette à l’essai ses projets de réforme, ou qu’on lui confie une généralité, parce que ses idées, étant fondées sur la nature et la pratique de l’économie, particulièrement rurale, ne sauraient échouer en pratique.

[Le fondateur du laissez-faire est un homme de caractère.] Que Pierre de Boisguilbert ait fait émerger une théorie radicale du laissez-faire — c’est-à-dire du désengagement complet de l’autorité des affaires économiques — de la pratique et de l’observation des choses de l’agriculture, est un point d’histoire qui mérite attention. Un autre, est l’affirmation qu’il soumet lui-même à la postérité, qu’il est redevable en grande partie de cette conception innovante du laissez-faire, conçue au milieu d’un siècle dominé par l’étatisme (ou colbertisme), à son caractère, à son style. « Je fais gloire d’avoir un caractère singulier, sans lequel je n’aurais pas des vues singulières », dit-il. (À Chamillart, 18 juillet 1703, t. II, p. 24) Le renversement des idées, qui de l’étatisme ambiant produit un libéralisme radical, tient en effet au sans-gêne, à l’audace tranquille mais aussi orgueilleuse, du ténébreux Pierre de Boisguilbert. 

Avec une confiance en lui-même qui paraît illimitée, il a débité ses conceptions économiques aux différents contrôleurs-généraux qui administraient alors l’économie française, et malgré ses protestations et ses connaissances avérées de la pratique des choses, il est passé auprès d’eux et de leurs agents pour un visionnaire et un intransigeant. Au vrai, il se fait fort de n’avoir jamais erré dans aucunes combinaisons, aucunes affaires dans lesquelles il soit jamais entré. (À Chamillart, 14 mars 1700, t. II, p. 10 ; et au même, 20 novembre 1704, t. II, p. 62) Il promet que si Colbert l’avait connu, il aurait acheté sa participation aux affaires, à quelque prix que ce fût. (Au même, 27 octobre 1703, t. II, p. 26) Surtout, il présente ses conceptions économiques de liberté comme si naturelles, si évidentes par elles-mêmes, qu’elles doivent frapper les esprits sans délai et emporter une conviction entière. Tout ce qu’il dit est aussi certain que la Seine passe dans Paris, aussi certain que si un ange venait spécialement sur la terre pour l’assurer. (À Chamillart, 27 octobre 1703, t. II, p. 25 ; au même, 1er juillet 1704, t. II, p. 31 ; idem, 4 mars 1706, t. II, p. 93)

Au contraire, ceux qui refusent ses principes ne peuvent évidemment être que de parti pris : c’est leur intérêt personnel blessé par les réformes de liberté et de justice qui s’exprime dans leur opposition. Dans toutes les querelles, on trouve toujours dans la lice des personnes intéressées à se fermer les yeux pour ne pas voir clair en plein jour, parce que les ténèbres leur sont avantageuses, et il en va de même ici. (À Chamillart, 27 octobre 1703, t. II, p. 25) Les ministres et administrateurs ont à conserver une réputation de grande sagesse, laquelle serait absolument perdue s’il était prouvé par le fait qu’ils ont erré et causé la ruine du royaume, plutôt que l’enrichissement qu’ils avaient promis. (Au même, 6 janvier 1704, t. II, p. 27 ; idem, vers novembre 1704, t. II, p. 60) Aussi préféreraient-ils causer le bouleversement général et la ruine complète du pays, que de voir les éloges à leur endroit se transformer en blâmes. (Au même, 25 juin 1705, t. II, p. 78.) Comme les opposants de Copernic ou de Christophe Colomb, il faut s’attendre à ce qu’ils traitent les novateurs d’homme extravagants et impossibles, et qu’ils vivent le plus longtemps possible dans le déni. (Au même, 1er juillet 1704, t. II, p. 30).

La certitude d’avoir touché le vrai, Boisguilbert la manifeste par des tours de language, et un ton affirmatif qui domine toute sa correspondance et jusqu’à ses ouvrages imprimés. Aux ministres, il promet non seulement des sommes précises, qui seront le signe et le témoin du renversement de la misère française en une prospérité inouïe, dès la liberté rendue au commerce et au labourage, mais encore il formule des engagements qui se rapportent à sa propre personne. Il est prêt à perdre la charge qui fait toute sa fortune et assure la subsistance de sa femme et de ses enfants, il accepterait même de perdre la vie, comme les Athéniens l’exigeaient des novateurs qui auraient été trouvé présomptueux, en cas de non-réussite. (À Chamillart, 27 octobre 1703, t. II, p. 26)

Ce caractère de Boisguilbert donne un cachet particulier à son œuvre économique et libérale ; elle permet aussi de comprendre son destin tragique d’homme incompris et repoussé, qui tient dans sa main une solution et qui meurt sans avoir le bonheur de la voir s’essayer ; enfin elle explique pourquoi, dans une atmosphère de réglementation, et tandis que les bonnes âmes cherchaient à venir en aide au classes les plus pauvres par la fabrique de règlements administratifs, lui, tout aussi ami du peuple, ait renversé la table en faveur d’une solution fondée sur la liberté pleine et entière. Les témoignages qui nous renvoient à une juste représentation du pétulant Boisguilbert nous sont donc très précieux. En dehors de sa correspondance, de ses mémoires et de ses ouvrages, on doit encore se servir à ce titre du portait fait de lui par Jean-Baptiste Santerre, où se distinguent excellemment cette fougue, cette malice et cette opiniâtreté tranquille qui caractérise le pionnier du laissez-faire. On peut en outre recourir au roman de Walter Scott, Ivanhoe, dans lequel un certain Brian de Bois-Guilbert, tiré d’après nature sur la base des liens que l’auteur avait avec la famille, nous représente assez bien quel sorte de sang bouillait dans les veines des hommes de cette race. Chevalier orgueilleux, qui revient des Croisades où il a tué trois cents Sarrasins, ce Bois-Guilbert a aussi « le tempérament impulsif et présomptueux », qui lui fait conduire de grandes entreprises avec un aplomb superbe. (Éd. Folio Gallimard, trad. H. Suhamy, 2016, p. 138, 191, 351, 408, 611, 666.)

Dans sa province, Pierre de Boisguilbert s’était rapidement mis à dos tous ses collègues, et ne pouvait guère compter que sur le soutien d’une partie du peuple et de quelques gens d’esprit qui goûtaient son caractère et ses conceptions originales. À l’époque de ses premiers travaux économiques, on l’y peignait déjà comme « le plus extravagant et incompatible homme du monde » (Lettre de François d’Harcourt, marquis de Beuvron, à Pontchartrain, contrôleur général, 14 juin 1693 ; Archives nationales, G7 497, 1 ; Œuvres de Boisguilbert, éd. INED, t. I, p. 255.) Intraitable et fier jusqu’au bout, il n’allait pas suivre un autre chemin lorsqu’il s’agirait de présenter ses idées aux différents ministres, et de les engager à pousser la réforme radicale du laissez-faire ou du non-agir, qu’il préconise. Tout au contraire, il multipliera les hardiesses, parlera sans précautions aucune, s’acquerra une réputation d’homme à système dont la tête est vraisemblablement dérangée. La déchéance de la France — sur laquelle je reviendrai, car c’est le point premier de toute son analyse — Boisguilbert la présente dans des mots qui ne sont pas exactement diplomatiques. Tous les fléaux, tels que peste, guerre et famine, de même que les conquérants les plus barbares, n’ont jamais produit, dit-il, des ravages qui atteignent à la vingtième partie de ce que les opérations mal entendues des ministres ont provoqués. (À Chamillart, 17 juillet 1704, t. II, p. 44 ; Mémoire sur les aides, joint à une lettre du 2 décembre, t. II, p. 116) Ces maux de la nature, au surplus, n’ont qu’un temps, après lequel la prospérité se rétablit, et parfois sur une meilleure assiette ; tandis que les méfaits politiques de l’administration n’ont pas de terme, et que sous leurs pas l’herbe ne repousse jamais. (Mémoire sur l’assiette de la taille, t. II, p. 168) En particulier, empêcher la sortie et le commerce libre des blés en tout temps, écrit-il, n’est pas seulement nuisible, mais c’est « la même chose que poignarder, toutes les années, une infinité de monde » (À Chamillart, sans date, novembre 1704, t. II, p. 60) Mêmes méprises sur les autres questions économiques, et mêmes désastres, car c’est un point de fait pour lui que les prédécesseurs des ministres en place ont erré du tout au tout. (À Chamillart, 15 juillet 1704, t. II, p. 41) Quoique bien intentionnés, ils ont agi, explique-t-il, « comme s’ils avaient été payés pour ruiner également le Roi et ses peuples ». (À Chamillart, 22 juillet 1704, t. II, p. 50). C’est ce que la campagne remplie de tristesse et de désolation, le peuple mourant faute d’aliments, prouvent assez, et il demande au Contrôleur-général d’avoir bien la bonté d’ouvrir les yeux. (À Chamillart, 14 janvier 1706, t. II, p. 91) Ayant peint ce tableau, il laisse présager une colère sourde, des temps d’orage et de révolutions qui pourraient renverser la monarchie de sa base. (À Chamillart, 23 novembre 1704, t. II, p. 64).

Aux prises avec la censure, Boisguilbert a parfois la prudence de quelques concessions dans ses textes imprimés. Le monarque qui trône à la tête du pays, soutient-il alors, n’a pas son pareil dans les annales de l’histoire, et les ministres sont désormais tous honnêtes, et pétris de bonnes intentions. (Traité des grains, etc., t. I, p. 163) S’ils commettent des désordres, c’est par méprise, par surprise. (Le Détail de la France, t. I, p. 81 ; Sur la nature des richesses, etc., t. I, p. 271) Mais ses ouvrages eux-mêmes sont de telles bravades, qu’une forme plus compassée ne dégrossit en rien son passif. Il aime à faire lire ses manuscrits, à les abandonner au hasard à des libraires qui se saisissent d’autant plus de l’occasion, et exercent d’autant plus leur métier avec licence, que Boisguilbert est lui-même chargé, étant lieutenant-général de Rouen, d’assurer la police des impressions, et qu’il y maintient un laisser-aller qui lui vaut des reproches et même des menaces. (À Chamillart, 23 novembre 1704, t. II, p. 64 ; au même, 22 février 1705, t. II, p. 74 ; Depping, Correspondance administrative, etc., vol. II, p. 778, 808, et 843)

Deux tares pourraient encore aggraver son cas : celle de joindre à ses propositions de réforme des promesses chiffrées mirobolantes, et celle de présenter la solution des problèmes économiques français comme facile et pouvant être l’affaire d’un instant : et naturellement Boisguilbert donne dans l’un et dans l’autre. En deux ou trois heures de travail de la part des ministres, et quinze jours d’application dans les provinces, il promet de bannir « toute la misère de la France, doubler les biens de tout le monde et augmenter ceux du Roi considérablement ». (À Chamillart, 3 septembre 1700, t. II, p. 14) Il accompagne même ses promesses d’indications arithmétiques, présentées comme certaines : il fournira 80 millions supplémentaires au Trésor public, pour couvrir les dépenses engagées, et cela grâce à 400 voire 500 millions de hausse dans les revenus des peuples, enfin autorisés à labourer et à commercer librement. (À Chamillart, 21 septembre 1704, t. II, p. 54 ; au même, 25 juin 1705, t. II, p. 77) Cette assurance, cette audace, découragent les ministres et les rebutent. Tandis qu’ils mettent leur esprit à la torture pour fournir au Roi les sommes nécessitées par les guerres, un théoricien fantasque leur promet monts et merveille par le renversement complet des pratiques couramment admises. Boisguilbert maintient cependant à la face du monde que ses opérations sont simples. Quand une digue retient un courant, il ne faut, dit-il, que la faire lever, ou même y produire une simple brèche, pour que le cours en soit rétabli immédiatement. (Remède infaillible à tous les désordres, t. II, p. 221 ; Dissertation sur la nature des richesses, etc., t. I, p. 302). De même, lors du siège de La Rochelle, dès les portes ouvertes l’abondance revint pour les habitants, après les privations subies dans l’enclavement et la non-liberté. (À Chamillart, 18 juillet 1703, t. II, p. 23 ; au même, 1er juillet 1704, t. II, p. 32) Dans la Rome antique, il ne fallait aussi qu’un moment pour qu’un affranchi passe du rang d’esclave au rang d’homme libre, et puisse faire usage de ses facultés. (Sur la nature des richesses, etc., t. I, p. 299) Or c’est bien ce dont il s’agit ici, soutient Boisguilbert : pour rendre le commerce libre, et les impôts justement répartis, il ne faut pas davantage que deux ou trois édits, lesquels, rétablissant un ordre naturel dans le fonctionnement économique, accompliront des merveilles. (Le Détail de la France, t. I, p. 87) 

La politique du non-agir, si contraire aux modes de pensée de l’administration, si antipathique d’ailleurs aux visées naturelles d’un ministre à la domination et à l’action, ne pouvait qu’indisposer ceux qui l’entendaient vanter dans des termes si outrés. Que dans l’histoire de la France, ou dans les pays étrangers, il se soit trouvé des exemples de l’application heureuse des principes libéraux de l’auteur, ne faisait plus rien à la cause, une fois l’homme lui-même repoussé comme un rêveur. D’ailleurs, non conscient, peut-être, de la force de l’exemple, Boisguilbert la brisait dans ses mains en l’exagérant, selon son habitude. Ses principes, soutient-il, ne sont pas seulement en usage en Hollande ou en Angleterre : ils dominent la politique de tous les États du monde, et furent ceux qui conduisirent les ministres de tous les règnes qu’a connu la France pendant onze siècles, jusqu’à la mort de François Ier. (Le Détail de la France, t. I, p. 90 ; À Chamillart, 6 janvier 1704, t. II, p. 27)

Quant à l’impossibilité de réformer en profondeur la politique économique de la France au milieu d’une guerre, qu’agitaient plus ou moins innocemment les bureaux ministériels, Boisguilbert la repoussait d’un revers de main, sans vouloir lui reconnaître aucune valeur : car c’est le prétexte habituel de ceux qui portent de mauvaises causes et qui sont intéressés au maintien des abus. (Factum de la France, t. I, p. 200 et 234.) Quand une maison est prise par les flammes, demande-t-il, attend-on qu’un procès qui se tient loin de là soit fini, pour tenter d’éteindre l’incendie ? (Supplément au Détail de la France, t. I, p. 303) 

Jamais découragé, et revenant inlassablement à la charge avec les mêmes idées, les mêmes recettes fantastiques, Boisguilbert ne pouvait se promettre de succès. Il voulait qu’on lui confiât une généralité, afin qu’il y fît l’application de ses principes, et en rendît l’application désirable dans le royaume entier, par l’exemple d’une prospérité nouvelle et inouïe ; mais du côté des ministres le procès était déjà entendu. (À Chamillart, 13 juin 1700, t. II, p. 11 ; au même, 20 novembre 1704, t. II, p. 62 ; idem, 4 mars 1706, t. II, p. 93)

Cependant, c’est l’appel à l’opinion publique, c’est l’agitation des esprits avec ses rêves de liberté retrouvée, que le ministère devait lui pardonner le moins. Car Boisguilbert, on l’a dit, répand ses manuscrits, et donne discrètement l’ordre à des libraires de publier sans autorisation : c’est, en 1695, le Détail de la France, puis en 1707 une somme de différents mémoires sous le titre du Factum de la France. Dans ces textes, Boisguilbert prend des airs messianiques, en promettant la régénération du royaume par la liberté et la justice. Il se dit l’ambassadeur, le porte-parole, l’organe du peuple qui paie et qui souffre. (Traité des grains, t. I, p. 156 ; Factum de la France, t. I, p. 166, 242, etc.)

Tant d’audace devait nécessairement agacer, et amener des persécutions. L’épisode du Factum de la France (1707) précipita une répression sévère contre Boisguilbert. Son exil en Auvergne lui fut ordonné ; son livre fut saisi et interdit. D’abord, il demanda humblement pardon, assurant que l’exiler revenait à condamner sa large famille à la mendicité et à la mort ; et pendant ce temps, il organisait son départ pour l’étranger, afin de parer le coup qui s’abattait sur lui. Mais étant finalement revenu à la raison, il adopta plutôt une position mitoyenne, moitié suppliante, moitié fière, et dans la même lettre où il demande à nouveau pardon, promet de ne plus écrire, et affirme avoir brûlé tous ses manuscrits, il note avec insolence qu’il a conservé toutefois les mémoires de Sully en huit tomes, avec des apostilles et des étiquettes, qui permettent de comprendre la politique de ce ministre novice, dont le premier principe était la liberté du commerce, source de la prospérité de la France. (À Chamillart, 11 avril 1707, t. II, p. 96)

[Le procès d’une France ruinée.] Ce que Boisguilbert, avocat autoproclamé du peuple, entend conduire dans ses mémoires et ses lettres au ministère, de même que dans ses différents textes publiés, c’est le procès d’un pays ruiné. Pour ce faire, il pose, en premier lieu, le diagnostic : c’est l’étude du « cadavre » de la France appauvrie. Vient ensuite l’analyse des remèdes.  

Poser le diagnostic est une première étape fondamentale, car comme dans tout procès criminel, si l’on ne représente pas distinctement le cadavre, les accusés peuvent toujours nier en bloc et se tenir tranquilles. (Traité des grains, t. I, p. 156) Boisguilbert dresse donc le pitoyable tableau de la France appauvrie. C’est d’abord l’agriculture épuisée et la culture cessant, étant partout abandonnée : « cent mille arpents de vignes arrachées, les terres incultes ou mal ménagées » (À Chamillart, 27 octobre 1703, t. II, p. 25) Il y a, dit-il, « dans une seule province, cent cinquante domaines ou fermes abandonnées aux corbeaux et aux hiboux ». (À Desmaretz, 16 septembre 1708, t. II, p. 100) Ce sont les fonds de terre ayant baissé de moitié, certains même « ne sont pas au quart de ce qu’ils étaient autrefois. » (Le Détail de la France, t. I, p. 25) Des activités commerciales entières sont ruinées ou dépérissantes, par suite d’une fiscalité abusive et de règlements parasites. Enfin, c’est un signe curieux, sur lequel il revient fréquemment : c’est tout le peuple réduit à l’eau, et ne pouvant consommer à sa guise le vin qui pourtant se produit à bon marché dans les provinces à l’entour. (Le Détail de la France, t. I, p. 58, p. 95 ; Factum de la France, t. I, p. 234 ; etc.)

Ce diagnostic est la clé du remède, car les causes et les effets se tiennent nécessairement par une chaîne de causalité, que cependant le vulgaire ne soupçonne pas. Le remède n’est jamais que la cessation de la cause du mal, et comprendre pourquoi la France est appauvrie est le moyen même de la sortir de son état lamentable. (Factum de la France, t. I, p. 193)

Or si la culture est abandonnée et la consommation réduite à rien, c’est qu’on a rendu l’une comme l’autre tout à fait impossible, par deux moyens conjoints : premièrement, par l’incertitude et l’arbitraire de l’impôt, qui enlève à un homme tout ce qu’il a vaillant, pour peu qu’il ait le malheur d’être indéfendu, et inconnu des personnes notables ; et deuxièmement, par l’accumulation des droits, impôts et règlements qui pèsent sur le commerce des denrées à travers le territoire, paralysant ainsi les échanges et empêchant l’enrichissement de toutes les professions les unes par les autres. (Le Détail de la France, t. I, p. 30-31) Dès lors, le remède est tout trouvé : c’est la liberté des chemins et la juste répartition des impôts. (À Chamillart, 8 février 1702, t. II, p. 20 ; Le Détail de la France, t. I, p. 84 et 90) Ce sera le double cheval de bataille de Boisguilbert. 

[L’impôt arbitraire et ses effets] L’imposition excessive a des effets que dans leur cécité volontaire les ministres ne reconnaissent pas : c’est qu’elle détruit les bases mêmes sur lesquelles elle porte. À en placer le taux trop haut, à l’accompagner de formalité gênantes, on dissuade l’activité et on paralyse les efforts. Sur la côte de Normandie, les pêcheurs de morue ont été si bien fatigués d’impôts exorbitants qu’ils ont tout à fait cesser leur métier, et que beaucoup sont passés en Hollande où ils ont acquis des fortunes de prince. (Le Détail de la France, t. I, p. 34-35) La fabrique des chapeaux fins, celle des cartes à jouer, qui étaient jadis des objets de commerce qui enrichissaient la province, ont de même disparu presque entièrement, à cause d’impôts nouvellement établis ou surajoutés. (Idem, t. I, p. 54) Or il en va de même des cultivateurs, des commerçants : dès que l’impôt promet d’engloutir tout le produit, il faut abandonner la culture ; quand on entrevoit tant de barrières et de vexation au transport des denrées, il ne prend pas envie de l’entreprendre plus d’une fois. (Idem, t. I, p. 46, 48, et 76)

La taille, impôt personnel, réparti par généralité, et établi à vue de pays par les collecteurs, est de tous le plus destructeur. Étant établi sur un pressentiment de richesse, et portant un taux énorme pour toute personne non protégée, il force les misérables à cesser toute consommation et à feindre la pauvreté extrême, quoiqu’ils n’y soient pas encore tombés. Pour ne pas passer pour riche, il faut encore payer lentement, et sous la contrainte, sous peine d’avoir de la hausse l’année suivante. (Idem, t. I, p. 35) Aussi, c’est un bien triste métier que celui des collecteurs : ils sont forcés de visiter cent fois les mêmes maisons, pour enfin s’acquitter de leur tâche. (Idem, t. I, p. 36) Et alors ce sont les heureux : car qui n’atteint pas au chiffre porté est tenu pour responsable, sa ruine est consommée, et il se retrouve en prison ou à l’hôpital. (Factum de la France, t. I, p. 181 ; Mémoire sur l’assiette de la taille, t. II, p. 150) L’urgence est d’introduire la justice dans la perception de cet impôt. Il faut que les riches paient comme riches, et les pauvres comme pauvres, sur la base par exemple d’un dixième, qu’on dira être le taux. (Le Détail de la France, t. I, p. 66 ; Mémoire sur l’assiette de la taille, t. II, p. 184) Il faudra le payer en argent et non en denrées, comme Vauban avait été assez mal inspiré pour en faire la suggestion. (Factum de la France, t. II, p. 232) Pour établir correctement les revenus de chacun, on commencera par une estimation, et on prendra en compte les déclarations pour réduire l’impôt de celui qui se prétendrait surchargé. (Mémoire sur l’assiette de la taille, t. II, p. 188) 

Il ne faut pas, ajoute Boisguilbert, s’effrayer des difficultés. En Angleterre et en Hollande, l’impôt se lève sans peine sur la quotité des biens des particuliers. En France même, quand un village rebâtit une église, les frais sont répartis au sol la livre de ce que chaque habitant a de bien dans la paroisse. Même cérémonial, et nulle difficulté pratique, quand il faut régler la dot d’une fille par ses frères, après la mort du père et de la mère, ou lorsque des dettes oubliées sont tout à coup exigées d’héritiers entrés en partage d’une succession. (Factum de la France, t. I, p. 231)

Une fois l’impôt redevenu juste et certain, le labourage et le commerce se ranimeront, et les terres feront naître à nouveau des richesses qui se répartiront entre les différentes professions de l’État. Alors les revenus s’étant accrus, on ne se plaindra plus du montant de l’impôt, qu’on accuse improprement d’être le problème. (Le Détail de la France, t. I, p. 69)

[La liberté du commerce] La seconde grande cause du mal français, d’après l’analyse de Boisguilbert, ce sont les restrictions au commerce des denrées. Elles ont pour premier défaut de blesser l’harmonie naturelle du monde et de mettre à défaut les plans de la providence. La nature n’a pas rendu tous les terrains propres à toutes les productions, elle n’est pas toujours aussi libérale toutes les années et dans tous les pays : et par conséquent elle demande que les uns et les autres s’entretiennent dans l’abondance par un commerce continuel de toutes choses. (Dissertation sur la nature des richesses, t. I, p. 284 ; Mémoire sur l’assiette de la taille, t. II, p. 146). Le monde sans la liberté du commerce est bien représenté par Boisguilbert dans la parabole des prisonniers attachés chacun à des pieux, et devant lesquels ont été répandus tous les biens de consommation courante : celui qui a autour de lui une vingtaine d’habits n’a aucun aliment pour soutenir sa vie, et il meurt aussi bien que celui qui en dispose, mais est nu, par grand froid. Il ne faut qu’un instant pour les délivrer, et leur permettre tout à coup d’être riches, en s’échangeant leurs ressources, qui en masse sont tout à fait abondantes. (Dissertation sur la nature des richesses, t. I, p. 301) Pour rendre la France à la prospérité, il faut pareillement permettre que le commerce soit parfaitement libre de marchand à marchand, de province à province, et de royaume à royaume ; il ne faut ni permissions, ni formalités, ni frais. (À Chamillart, 14 décembre 1705, t. II, p. 89 ; Factum de la France, t. I, p. 221) Le peuple s’aveugle, et les ministres en sont dupes, lorsque pour éviter la cherté des grains on édicte des prohibitions d’exporter. Le commerce extérieur sera toujours très peu important par rapport au commerce extérieur, tout au plus en représente-t-il la centième, si ce n’est la cinq-centième ou la millième partie ; mais la demande étrangère soutient le bon prix des denrées et donne du mouvement aux affaires du laboureur et du marchand, qui sentent que leur activité doit être profitable, et dès lors la continuent. (À Chamillart, sans date, juillet 1704, t. II, p. 39 ; au même, 15 juillet 1704, t. II, p. 42 ; Traité des grains, t. I, p. 138) 

La liberté du commerce maintient la balance. L’administration prétend déjà y porter la main, et son intervention est sacrilège. Les terres sont d’une fécondité incroyable en France, et on pourrait tirer du pays plus de grains qu’on n’en consomme ; mais ceux-ci ne pouvant être vendus avec profit, les terres ne sont pas ensemencées, et on gaspille le produit pour nourrir les bestiaux, tandis que la famine touche les populations des provinces alentour. (Traité des grains, t. I, p. 138-139) Des hommes d’État aux bons sentiments, mais aux plans mal conçus, ont forcé les rapports économiques pour que le grain soit toujours à un prix médiocre, croyant ainsi faire le bonheur du bas peuple, dont la nourriture serait ainsi à bon marché. C’était oublier que le prix des grains détermine l’ensemencement des terres. (Idem) Il n’en va pas des grains comme des champignons ou des truffes, qui croissent d’eux-mêmes et que la main n’a qu’à saisir : l’agriculture nécessite des frais et des travaux, qu’on n’obtient plus dès le moment où on les rend non profitables par décision de l’autorité. (Factum de la France, t. I, p. 183)

[L’économie politique de Boisguilbert] Dans l’analyse de la fiscalité arbitraire et paralysante, comme dans celle des restrictions au commerce, qui produisent les résultats inverses de ceux que ses partisans promettaient, Boisguilbert navigue avec une perspicacité qu’on n’espérait pas trouver chez un auteur qui écrit ses premiers travaux à la fin du XVIIe siècle. Mais homme de pratique et d’observation, il ne s’est pas laissé bercé par le mirage du mercantilisme. Il répète « une infinité de fois », tant il croit l’idée importante, que la richesse « n’est autre chose qu’une simple jouissance de tous les besoins de la vie ». (Mémoire sur l’assiette de la taille, t. II, p. 145). Il y consacre même un écrit substantiel, sous le titre de Dissertation sur la nature des richesses, etc., inséré dans le Factum de la France (1707). 

Boisguilbert a compris ce qu’est la richesse, et il se fait une idée assez claire de la manière dont elle naît et se répartit. Sa naissance est dû à l’intérêt personnel, c’est-à-dire à l’agitation de chaque individu pour subvenir à ses besoins et améliorer sa condition : tout le monde travaille depuis le matin jusqu’au soir pour ne pas devenir un misérable. (Dissertation sur la nature des richesses, t. I, p. 281) Or toute la machine économique repose sur ce mobile. « Il y a une réflexion à faire », écrit-il dans un passage remarquable, « que tout le commerce de la terre, tant en gros qu’en détail, et même l’agriculture, ne se gouverne que par l’intérêt des entrepreneurs, qui n’ont jamais songé à rendre service ni à obliger ceux avec qui ils contractent par leur commerce ; et tout cabaretier qui vend du vin aux passants n’a jamais eu l’intention de leur être utile, ni les passants qui s’arrêtent chez lui à faire voyage de crainte que ses provisions ne fussent perdues. C’est cette utilité réciproque qui fait l’harmonie du monde et le maintien des États ; chacun songe à se procurer son intérêt personnel au plus haut degré et avec le plus de facilité qu’il lui est possible, et lorsqu’on va acheter quelque marchandise à quatre lieues de sa maison, c’est parce qu’on n’y en vend pas à trois lieues, ou qu’elle y est à meilleur compte, ce qui récompense le plus long chemin. » (Contre les demandeurs en délai, t. II, p. 236)

La liberté, l’intérêt personnel, produisent entre les individus et entre les professions une grande chaîne, qui tient la société dans une harmonie qui semble être un dessein secret de la providence. (Le Détail de la France, t. I, p. 59 ; Traité des grains, t. I, p. 114) Or il suffit que l’administration porte la main sur une seule des quelques deux cent professions qui chacune s’anime pour prospérer, pour que le mal local se répande, et qu’enfin, comme l’eau arrêtée dans un endroit d’un long canal, toute la circulation s’arrête. (À Chamillart, 20 juillet 1704, t. II, p. 48) Car celui qui est privé par la loi du moyen de tirer profit de son activité économique, cesse immédiatement certaines consommations, qui atteignent par ricochet le reste de la société, étape par étape. (Traité des grains, t. I, p. 117) Il faut que les proportions en toutes choses soient gardées, et c’est à la liberté à les mettre, car « toute autre autorité gâte tout en voulant s’en mêler, quelque bien intentionnée qu’elle soit ». (Dissertation sur la nature des richesses, t. I, p. 282)

[Le laissez-faire] La conclusion de ses analyses est cette théorie du laissez-faire, qui était appelée à d’immenses développements, et qui résume à elle seule toute la tradition libérale française. À Chamillart, Boisguilbert a répété « une infinité de fois depuis quinze ans, que pour tout rétablir, il n’est pas nécessaire d’agir, mais de cesser d’agir », mais le ministre est un sceptique. (Lettre du 14 janvier 1706, t. II, p. 91) Dans le général comme dans le particulier, il faut laisser l’ordre naturel s’établir. La liberté placera naturellement l’équilibre sur le marché des grains, comme dans les négociations commerciales et les engagements d’ouvriers. On ne demande à la puissance publique que de procurer une protection et d’empêcher la violence : elle ne doit se mêler de rien d’autre. (Factum de la France, t. I, p. 177)

[Remarques finales sur Boisguilbert historien] Avant d’acquérir une charge de lieutenant-général et d’alerter les ministres sur les causes du marasme économique français, Pierre de Boisguilbert avait tenté de percer comme historien, en publiant coup sur coup trois ouvrages : une traduction grecque (Dion Cassius), une traduction romaine (Hérodien), et enfin une histoire de Marie Stuart, reine d’Écosse. Ces productions ont manqué d’attirer l’attention du public, et sont négligés par les commentateurs. On y trouve cependant la passion de l’impartialité et de la justice, qui animera l’auteur dans ses productions économiques. Hérodien plaît à Boisguilbert parce qu’il ne parle que ce qu’il a vu, et qu’il écrit sans passion. (Histoire romaine écrite par Hérodien, 1675, avertissement de l’auteur non paginé.) Dion Cassius, lui aussi, ne soutient la cause de personne en particulier, et il dit le bien du bien, et le mal du mal. (Histoire de Dion Cassius, 1674, t. I, avertissement de l’auteur non paginé.) Enfin en traitant de Marie Stuart, Boisguilbert veut écarter les interprétations partisanes, et rendre à cette reine déchue sa vraie place dans l’histoire. 

Il est curieux de remarquer, au surplus, qu’Hérodien et Dion Cassius furent les deux sources principales sur lesquelles devait s’appuyer l’historien russe de tendance libérale Mikhaïl Rostovtzeff, pour sa grande reconstruction historique des troubles croissants de l’Empire romain. À l’évidence, il y a chez ces deux historiens antiques le récit d’un monde finissant, en prise avec ses contradictions et qui voit se succéder des règnes détestables ; la conscience de Boisguilbert a pu s’y nourrir ou s’y fortifier. 

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