Projet pour perfectionner le commerce de France

Projet pour perfectionner le commerce de France

par l’abbé de Saint-Pierre

(Ouvrages de politique de l’abbé de Saint-Pierre, t. 5, 1733, p.169-277.)


Projet pour perfectionner le commerce de France

Premier mémoire

 

Préface

Heureusement pour nous, nous avons devant les yeux les grands avantages que le commerce maritime produit à la nation anglaise, surtout depuis environ soixante-dix ans. Ainsi nous pouvons facilement l’imiter, et nous servir des mêmes moyens qu’elle a employés pour y réussir.

Les habitants d’Angleterre ne montent qu’à environ douze millions, les Français montent environ à vingt millions. Or si nous avions suivi les maximes du gouvernement propres à enrichir notre nation, nous aurions un tiers plus de matelots et de vaisseaux marchands que les Anglais : au lieu que pour avoir suivi de mauvaises maximes, nous voyons qu’au lieu d’avoir le tiers plus de matelots et de vaisseaux qu’eux, nous n’avons pas seulement le quart de ce qu’ils en ont, pour augmenter nos richesses.

Ce n’est pas que nous n’ayons beaucoup de familles, qui se sont excessivement enrichies en peu d’années ; mais nos financiers se sont enrichis aux dépens du reste de notre nation, tandis que les commerçants anglais se sont enrichis aux dépens des autres nations trop peu laborieuses, trop peu industrieuses, et dont le gouvernement ne connait pas comme eux les grands avantages du commerce, et ne donne pas des protections suffisantes, des secours suffisants aux commerçants maritimes.

Les mauvaises maximes de gouvernement commencent à se décréditer parmi nous : mais à dire le vrai nous n’avons pas encore assez de connaissance, ni des grands effets du commerce maritime, ni des causes de ces grands effets. Or c’est particulièrement pour nous tirer de cette honteuse et pernicieuse ignorance, que je me suis déterminé à rapporter sur cet important sujet les observations que j’ai faites, et celles que j’ai ouï faire à ceux qui passent parmi nous pour les plus habiles sur cette matière.

Dans la première partie de ce premier mémoire, je mettrai des observations générales sur l’utilité du commerce.

La seconde contiendra des observations sur les principaux avantages du grand commerce maritime.

La troisième partie contiendra des observations sur les différents moyens les plus efficaces et les plus utiles, pour opérer parmi nous cette grande augmentation de commerce.

Dans la quatrième, en répondant aux objections, je donnerai des éclaircissements nécessaires, et je proposerai des expériences convenables.

À l’égard du second mémoire, il contiendra les moyens de perfectionner notre Compagnie des Indes.

PREMIÈRE PARTIE

OBSERVATIONS GÉNÉRALES SUR LE COMMERCE

Tout commerce est nécessaire pour augmenter considérablement les richesses des États, et les commodités des sujets.

C’est une maxime que l’expérience a fait recevoir à tout le monde, mais tout le monde ne connaît pas les causes qui conspirent à produire un effet si désirable.

L’expérience des villes et des nations qui ont excellé autrefois, et l’expérience de celles qui excellent aujourd’hui dans le commerce, suffit pour nous convaincre de la grande utilité du commerce, et pour nous exciter à suivre leur exemple. Mais je vois que tant pour confirmer cette maxime, que pour mieux connaître les moyens les plus propres de la mettre en pratique, il ne sera pas inutile de découvrir, et de faire toucher du doigt les causes simples mais cachées de ces effets si apparents et si désirables : c’est ce que je vais faire en abrégé dans ces observations.

Je ne parle guère dans cet ouvrage que du commerce maritime. Ce n’est pas que le commerce par terre et les manufactures ne méritent une grande considération : mais parce que le commerce maritime est de beaucoup le plus considérable, et comme entre les commerces maritimes celui de la Compagnie des Indes tient le premier rang, je m’y arrêterai aussi davantage.

OBSERVATION I.

Le commerce est un échange d’une marchandise dont le possesseur a beaucoup ou trop ou un peu trop, contre une autre marchandise dont il manque tout à fait ou dont il n’a pas assez.

Il y a depuis longtemps sur la terre une autre marchandise, dont il manque tout à fait, ou dont il n’a pas assez.

Il y a depuis longtemps sur la terre une marchandise que l’on donne et que l’on reçoit en échange des denrées nécessaires à la vie, et des autres marchandises. C’est l’argent et même l’or, selon leur pureté et leur poids. On se sert même aussi un peu de cuivre pour les petites sommes.

Celui qui échange son métal contre des denrées, s’appelle acheteur, et lorsqu’il échange ses denrées contre du métal il s’appelle vendeur.

OBSERVATION II.

Quand il se fait une vente entre marchands, le vendeur y gagne et l’acheteur aussi : car sans un gain réciproque et réel ou apparent, ni le vendeur ne vendrait à tel prix, ni l’acheteur de son côté n’achèterait à tel prix.

Quelquefois l’un des deux se trompe ; mais communément, eu égard à leurs besoins et à leurs intérêts, tous deux gagnent à l’échange ou au marché, quelquefois également, mais le plus souvent inégalement.

De là il suit que multiplier les échanges ou les ventes entre commerçants, enter les sujets d’une nation, et entre nation et nation, c’est contribuer à les enrichir ; diminuer le commerce, diminuer le nombre des échanges, des ventes, des achats entre négociants, c’est diminuer leurs profits et leurs revenus.

OBSERVATIONS III.

Il y a des lieux où l’or et l’argent se tirent de la terre, ces métaux y sont plus communs, et par conséquent moins chers ; par exemple au Pérou, à Mexique, d’où on les tire en abondance, ils sont cinq ou six fois moins chers qu’en Europe, d’où l’on porte aux Américains des marchandises qui leur manquent, et cela en échange de leurs métaux.

Avec vingt marcs d’argent on a quatre fois moins de vivres, d’étoffes de manufactures à Lima, à Mexique, qu’à Londres ; et les vivres sont un quart ou un cinquième plus chers à Londres, qu’à Paris.

À Siam et aux Indes on a pour vingt marcs d’argent quatre fois plus de vivres, de marchandises, de manufactures, qu’à Londres.

De là il suit qu’il y a beaucoup à gagner à porter à Lima et à Mexique des manufactures de Londres, pour avoir de l’or et de l’argent, et à porter de Londres à Siam et à la Chine de l’or et de l’argent, pour avoir des marchandises, comme de la soie, des épiceries, qui se revendent en Europe beaucoup plus cher qu’à Siam, et aux autres royaumes des Indes.

OBSERVATION IV.

De là il suit que le commerce des Indes ira tous les jours en diminuant par le transport de notre monnaie, et qu’il finira lorsqu’il y en aura à peu près autant qu’ici.

De là il suit que le commerce des nations les plus commerçantes, ira tous les jours en diminuant, à mesure que les nations les moins commerçantes augmenteront le nombre de leurs vaisseaux.

OBSERVATION V.

Si ce que l’on tire en Amérique d’or et d’argent va toujours en diminuant, il arrivera que les denrées pour la vie et nos manufactures se vendront pour moins d’argent, qu’elles ne se vendent à présent ; et notre commerce par conséquent deviendra de ce coté là moins lucratif. Ainsi il faut nous hâter de prendre avec les nations les plus commerçantes notre part du profit, car la diminution du profit du commerce maritime, peut venir de trois causes.

La première, de la diminution des mines.

La seconde, de la diminution du travail des mines.

La troisième, de ce que les marchandises reviendront à la longue à peu près au même prix tous frais faits là où nous les portons, que là d’où nous les portons.

De là il suit qu’il faut varier le commerce selon que le prix des marchandises varie, tantôt dans un pays, tantôt dans un autre.

De là il suit que les marchands ne sauraient être trop souvent, et trop sûrement informés des différents prix des marchandises dans les différents pays.

En général on peut prendre pour maxime qu’à péril égal, à industrie égale, le commerce qui rapporte le plus pour l’argent qu’on avance, est préférable à celui qui rapporte moins année commune, composée de dix années de suite. Car il faut nécessairement faire des années communes de dix ans en dix ans, autrement les conclusions tirées des calculs se trouvent fausses ; et voilà pourquoi il faut et des registres anciens et d’habiles gens qui les relisent souvent, et qui puissent tirer des conclusions salutaires sur des faits passés.

OBSERVATION VI.

Celui qui porte ses marchandises à moins de frais gagne plus, que celui qui fait plus de frais de transport.

Ainsi celui qui se sert de chariots, transporte avec moins de frais qu’avec des chevaux et des mulets. Celui qui transporte ses marchandises dans un bateau tiré avec des chevaux sur un canal, fait vingt fois moins de frais que celui qui se sert de chariots. Celui qui a l’adresse de se servir de la liquidité de l’eau, des vents, des marées, et même de la nuit durant le sommeil, a l’avantage d’épargne la nourriture des hommes et des chevaux. Et voilà pourquoi le reste étant égal le commerce maritime est plus lucratif pour une nation, que le commerce par terre et par les rivières navigables. Les navigateurs savent mettre le vent à profit, comme nos machinistes dans les moulins savent mettre à profit pour l’usage de la vie, tantôt les courants d’eau, tantôt les courants d’air ou des vents.

OBSERVATION VII.

Entre deux nations également nombreuses, celle où il y a le double de travail corporel, et le double de travail d’esprit ou d’industrie, le reste étant égal, doit devenir en peu de temps plus riche, et même beaucoup plus heureuse, que celle où il ne se trouve que la moitié moins de travail et d’industrie.

De là il suit que l’on ne saurait trop procurer à la nation de moyens, tant pour travailler que pour exercer utilement son industrie.

OBSERVATION VIII.

Il y a des travaux plus utiles, et d’un plus grand rapport que les autres ; or le commerce maritime est de tous les commerces le plus lucratif. Les journées des matelots, parce qu’ils hasardent leur vie, se payent trois fois plus cher, que les journées du chartier ; mais leur travail et leur industrie est employée bien plus utilement dans le commerce maritime, que dans le commerce de terre.

De là il suit que le reste étant égal, notre ministère doit porter la nation le plus qu’il est possible au commerce maritime, et heureusement la France a de bons ports, et en nombre suffisants, et bien situés sur les deux mers ; elle a des sujets actifs, laborieux, industrieux et en si grand nombre qu’il y a quantité de familles qui manquent de travail : ainsi notre nation peut faire beaucoup plus facilement, que plusieurs nations d’Europe, la plus grande partie du commerce de la Méditerranée.

OBSERVATION IX.

Il y a beaucoup de commerce où les commerçants de même nation sont pour leur intérêt particulier portés à traverser leurs concurrents, ce qui tourne au grand préjudice de la nation. Ils donnent leurs marchandises à meilleur marché, pour forcer leurs concurrents à les donner au même prix, et les dégoûter ainsi du commerce. Voilà pourquoi il a fallu faire une grande Compagnie de Commerce, et y réunir beaucoup de commerces particuliers, afin d’ôter cet inconvénient de l’intérêt particulier opposé au bien général.

Il y a une autre grande raison pour former des compagnies ; c’est que pour les commerces lointains il faut des établissements et de grandes dépenses, qui ne peuvent produire que plusieurs années après. Il faut donc un premier fond très considérable, ce qui ne se peut former que par une grande compagnie ; et voilà pourquoi notre Compagnie des Indes peut devenir tous les jours plus avantageuse à la nation, surtout lorsqu’elle sera bien régie. C’est le sujet du second mémoire sur le commerce.

OBSERVATION X.

La nation espagnole à cause de l’Inquisition, à cause de ses grandes colonies de l’Amérique, n’est plus si nombreuse que la nation hollandaise. Mais ce nombre suffirait encore et au-delà, pour faire un commerce égal aux Hollandais. Les Espagnols ont de plus la plus heureuse situation et les plus beaux ports du monde, et c’est dans l’étendue des terres de la domination d’Espagne que l’on tire presque tout l’or et l’argent qui se répand dans toutes les nations de la terre : mais heureusement pour leurs voisins, ils sont paresseux, et leur gouvernement mal constitué ne les anime à aucune entreprise du commerce ; mais comme ils peuvent sortir de leur sommeil, il faut que les Français se hâtent, en augmentant leur commerce maritime, de profiter de cet intervalle léthargique ; il faut qu’ils tirent leur part de ce profit, et s’il est possible il faut que cette part soit égale à celle qu’en tirent les Anglais et les Hollandais.

 

SECONDE PARTIE

PRINCIPAUX AVANTAGES DU GRAND COMMERCE

Si j’entreprends de démontrer les grands avantages qui doivent revenir à un État de la grande augmentation du commerce maritime, ce n’est pas pour produire une démonstration stérile et purement spéculative : c’est dans la vue d’engager ceux qui auront dans la suite la principale part au gouvernement de notre nation, à regarder comme un soin des plus nécessaires, et une dépense des plus utiles, le soin qu’ils prendront d’augmenter tous les jours le commerce maritime, et les dépenses qu’ils feront faire à l’Etat pour assurer le commerce par des fortifications, par des garnisons, par des vaisseaux de convoi, et même par des avances, pour encourager ceux qui proposent des entreprises avantageuses.

Sans une pareille espérance je laisserais là mes observations, et je porterais mes vues sur d’autres matières importantes à l’augmentation du bonheur de notre nation.

OBSERVATION I.

L’augmentation du commerce augmente le travail et l’industrie de la nation.

Tout travail est pénible, et lorsque l’homme voit que son travail ne lui rapporte pas, ou ne lui rapporte pas suffisamment, il demeure oisif, et ne se donne pas des peines inutiles.

Mais là où le travail est bien payé, les hommes travaillent volontiers et beaucoup. Or là où il y a beaucoup de commerce, les négociants paient bien les manufactures, et les fruits de la terre ; parce que les transportant ailleurs, ils les vendent beaucoup plus cher qu’ils ne les achètent.

Les habitants des pays froids ont plus de besoins, ils manquent davantage. Ils ont plus besoin d’habits, ils ont plus besoin de feu. Les chemins, à cause des pluies, sont plus difficiles à entretenir. Ils ont plus besoin de bâtiments, contre la pluie et contre le froid. Ainsi il n’est pas étonnant qu’ils soient plus laborieux, que les habitants des pays chauds, le travail est même plus pénible dans les pays chauds. Ainsi il n’est pas étonnant que les habitants les plus proches de la ligne équinoxiale soient plus paresseux et moins laborieux, et par conséquent moins industrieux que ceux qui habitent des climats plus éloignés de la ligne.

Le travail a quatre avantages pour une famille.

1°. Il rapporte des richesses et des commodités.

2°. Il rend les plaisirs plus sensibles ; car la sensibilité est d’autant plus grande, que celui qui goûte au plaisir sort d’une situation pénible et plus pénible.

3°. Le travail diminue la sensibilité pour les maux ; car ceux qui sont déjà accoutumés à quelques peines, sentent moins les autres petites peines.

4° Le travail accoutume à la règle, à la discipline, à l’observation de la justice. C’est que dans le travail l’esprit s’accoutume à plus d’attention, et l’homme laborieux, attentif et riche, est plus porté à rendre justice, afin qu’on la lui rende, que le fainéant qui n’a rien à perdre.

De là on peut conclure que le peuple qui est le plus laborieux, est le plus riche, le plus juste, le plus facile à gouverner, et le plus heureux.

Là où il y a un grand commerce, non seulement le peuple y est plus laborieux et plus industrieux, mais les riches mêmes y sont plus laborieux qu’ailleurs : les plus riches marchands ne sont jamais sans occupation.

Là où les riches sont laborieux, ils font moins de dépenses inutiles : c’est que rien ne leur apprend davantage la valeur des richesses, que les travaux et les soins qu’ils emploient à les acquérir.

C’est diminuer les maladies d’un État, que d’y diminuer la fainéantise et les dépenses de luxe.

Presque toutes les sortes de manufactures et de denrées entrent dans le commerce maritime, soit comme marchandise de transport, soit comme marchandise de consommation. Or les marchands qui gagnent plus sur une marchandise, l’achètent plus cher, et tels sont les marchands maritimes.

OBSERVATION II.

Différence d’utilité dans les travaux des sujets.

Il est certain qu’il y a des travaux plus utiles aux travailleurs, les uns que les autres. Or il est visible que les travaux faits pour les commerces les plus lucratifs, tels que sont ceux du commerce des Indes, sont les plus lucratifs.

Là où il y a beaucoup de sortes de commerces, là il est plus aisé de comparer les plus utiles, et de s’y attacher. Or le commerce où la même avance d’argent, le même travail, la même industrie, le même péril, rapporte dix, vingt pour cent davantage, est le commerce du côté duquel plus de commerçants se tournent.

Comme il y a des commerces qui cessent d’être les plus lucratifs dans un temps, tandis que d’autres qui avaient cessé d’être fort lucratifs recommencent à redevenir les meilleurs, les habiles commerçants y sont fort attentifs, et sont bien plus facilement et plus promptement instruits de ces changements, là où il y a beaucoup de différents commerces, que dans une nation où il en a de peu d’espèces. Ainsi l’on peut dire que les nations qui font le plus grand commerce de toutes les espèces, font toujours les commerces les plus utiles ; mais elles ne négligent pas de faire de petits profits, dans les temps où elles ne peuvent en faire de plus grands.

OBSERVATION III.

On tirera plus d’utilité de l’argent.

Un fermier d’une terre labourable qui, de son travail et de son argent, tire quinze pour cent de profit est fort content ; au lieu que le marchand maritime tire quarante, cinquante, quatre-vingt pour cent et davantage, tous frais faits. 

OBSERVATION IV.

Les colonies apporteront plus d’utilité.

Comme nous avons des terres dans tous les climats, on peut aussi y planter du tabac, des canes de sucre, du café, du thé, des cotonniers, des meuriers, et nous pouvons y découvrir des mines : ainsi plus notre commerce maritime croîtra, plus nous aurons de moyens de tirer plus d’utilité de nos colonies.

Exemple tiré du café planté depuis peu dans l’Île de Bourbon.

OBSERVATION V.

Il se fera un plus grand nombre de ventes mobilières.

Plus il y a d’argent parmi les commerçants lorsqu’il est en grand mouvement, plus il y a de facilité pour faire des échanges, c’est-à-dire des ventes et des achats de choses mobilières : car il faut bien se garder d’employer l’argent du commerce en choses immobilières, qui ne se revendent pas si commodément. Or nous avons montré que les marchands ne font ni ventes, ni achats sans profit. Donc plus il y aura d’échanges, plus il y aura de profits, tant pour les particuliers que pour l’État. 

OBSERVATION VI.

Le nombre des habitants augmentera.

Nous sommes dans le voisinage de quelques nations qui font peu de commerce, et dont les peuples gagnent moins chez eux qu’ils ne gagnent chez nous. Ils viendront là où il y aura plus à gagner, et plusieurs s’y établiront, ainsi les étrangers augmenteront notre nation. Or plus la nation sera nombreuse, plus elle sera riche et formidable à ses ennemis, tandis qu’il y aura des nations en Europe : car il pourra bien arriver que dans quelques années il y ait en Europe un arbitrage européen, qui y empêche les guerres entre les souverains d’Europe, comme l’arbitrage allemand empêche les guerres entre les souverains d’Allemagne. 

Avant même la révocation de l’Édit de Nantes, il passait tous les ans beaucoup de Français qui s’établissaient en Hollande, parce qu’il y avait plus de commerce d’argent qu’ailleurs. 

OBSERVATION VII.

Plus de facilité pour faire la guerre défensive avec supériorité.

1°. La France a pour voisins beaucoup de nations, où il est facile de faire des soldats, et même d’en acheter de tout faits. Or plus il y aura d’argent en France pour le commerce, mieux on pourra payer les soldats étrangers, les troupes étrangères.

2°. Les Suédois, les Polonais avec deux millions seront plus pour nous, que nous avec quatre et même avec six ; car ils auront le double de troupes, et agiront avec ardeur pour leur agrandissement contre les ennemis communs.

3°. Beaucoup de soldats et d’officiers étrangers s’établiront parmi nous, et augmenteront la nation.

4°. Ce qui décide dans les guerres, c’est la facilité de faire les deux premières campagnes avec une grande supériorité ; car en faisant de grandes conquêtes, nous augmenterons nos forces du double ; puisque le conquérant diminue d’autant les forces de son ennemi pour les années suivantes, et lui ôte ainsi le pouvoir de nuire.

OBSERVATION VIII.

Le progrès du commerce produira le progrès des arts et des sciences.

1°. Le Roi plus riche pourra gagner avec de grosses pensions les bons manufacturiers étrangers, et les plus savants dans les arts et les sciences qui fleurissent parmi eux.

2°. Le Roi sera plus en état d’aider l’établissement en France des manufactures étrangères en soie, en laine, en coton, en teinture, en vernis, en porcelaines, etc.

3°. Le grand commerce maritime donnera de grandes facilités pour multiplier dans nos colonies nos observations d’astronomie, de physique, de géographie, d’agriculture, de médecine, etc.

OBSERVATION IX.

Plus les sujets seront riches, plus le roi sera riche.

Plus les particuliers d’un État seront riches, plus ils peuvent payer au Roi et à l’État de grands subsides dans les occasions, et avec moins d’incommodité. Or un Roi sage, avec un peu plus de subsides, pourra faire une infinité d’établissements, qui rapporteront à ses sujets un revenu double de l’augmentation de leurs subsides. Par exemple, les subsides employés pour diminuer la vénalité des charges du Conseil, pour établir une Académie Politique, pour établir la méthode du scrutin, pour perfectionner l’éducation du côté de la pratique de la justice et de la bienfaisance, pour perfectionner tellement les lois civiles que les sources des procès fussent diminuées de moitié, pour rendre les chemins, les voitures et les cabarets la moitié plus commodes, pour établir dans l’Académie des Sciences un Bureau pour perfectionner la médecine, pour établir la taille tarifée, pour établir les emprunts de l’État par les annuités, pour établir une nouvelle forme de gouvernement dans la Compagnie des Indes et dans les autres fermes du Roi : les subsides, dis-je, rapporteraient le double, le triple, le quadruple du revenu, ou d’autres avantages équivalents, au peuple qui paierait ces subsides. 

OBSERVATION X.

Avantages de la pauvre noblesse.

La pauvre noblesse n’a en France que les emplois de la guerre et les bénéfices du clergé, pour rétablir ses affaires. En Angleterre elle a de plus le commerce, et l’on voit dans les magasins des marchands plusieurs cadets frères de Milords, qui apprennent le commerce pour acquérir par leur travail et par leur industrie des biens que leurs parents ont donné à leurs ainés. Or nous pouvons, par l’augmentation du commerce maritime, donner comme les Anglais cette ressource à notre pauvre noblesse.

OBSERVATION XI.

Plus de travailleurs, et nuls mendiants.

On ne voit point en Hollande de mendiants : c’est que d’un côté il y a suffisamment de maisons de correction, soit pour les mendiants fainéants, soit pour la jeunesse libertine ; et de l’autre, assez de manufactures soutenues par l’État, où tous ceux qui manquent de travail sont utilement employés. Souvent l’État ne perd rien à renfermer les mendiants : mais quand ces manufactures lui seraient un peu à charge d’un côté, il y gagne toujours beaucoup de l’autre, en délivrant l’État des grands désordres et des grands inconvénients de la fainéantise et des vices des mendiants.

Or quand plus de sujets seront occupés, les hôpitaux et les maisons de correction seront moins chargés, et l’on ne verra plus de mendiants.

OBSERVATION XII.

Plus de disposition à faire durer la paix.

1°. Les États qui fleurissent par le commerce sont bien plus disposés à faire durer la paix, puisque l’on ne peut faire de commerce qu’avec les nations avec lesquelles on est en paix.

2°. Plus l’État sera tourné vers le commerce, plus les ministres et les sujets verront combien la guerre cause de pertes, et combien la paix apporte de biens.

3°. Les voisins pacifiques auront plus de confiance à une nation dont le gouvernement est tourné au commerce : car alors ils verront que ceux qui la gouvernent, ne songent point à faire de conquêtes qui coûtent beaucoup plus qu’elles ne valent, et qui attirent beaucoup d’ennemis, et qu’ils ne songent au contraire, qu’à faire jouir les sujets des bienfaits de la paix.

OBSERVATION XIII.

Plus de disposition à une Ligue générale pour la conservation réciproque des États. 

Ce qui peut éloigner certains Princes d’une Ligue générale pour la conservation des souverainetés en l’état qu’elles sont, c’est le désir de s’agrandir et de faire valoir certaines prétentions. 

Ce qui peut les empêcher de convenir que leurs différends présents ou futurs seront décidés par les alliés, à la pluralité des voix pour la provision, et aux trois quarts pour la définitive, c’est l’espérance d’avoir pour ainsi dire plus beau jeu par la voie de la guerre, que par la voie du jugement des alliés.

Mais plus un État sera florissant par le commerce, plus il craindra la guerre, moins il désirera les conquêtes ; et s’il est plus puissant que les voisins, plus il aura de facilité à former, peu à peu et par parties, la Ligue générale pour la conservation réciproque des États, c’est-à-dire l’arbitrage permanent pour la décision sans guerre de tous les différends présents et à venir entre souverains, et pour conserver les États monarchiques, malgré les temps d’affaiblissement et de division.

TROISIÈME PARTIE.

MOYENS DE PERFECTIONNER LE COMMERCE MARITIME.

OBSERVATION I.

Perfectionner les lois maritimes.

Nous avons des lois pour les marchands ; mais il y manque beaucoup de choses, et il faut les perfectionner dans un bureau exprès.

OBSERVATION II.

Juridiction du commerce.

Les juges du commerce doivent avoir exercé le commerce durant dix ans au moins, et demeurer dans les villes maritimes.

Il faut deux chambres et un port : l’inférieure qui juge les provisions des matières importantes sauf appel, et les petites causes présidialement et sans appel, jusqu’à la somme d’environ trois cents livres. Cette chambre sera composée de huit juges choisis au scrutin par les trente plus riches négociants ou marchands de la ville.

La chambre supérieure jugera en dernier ressort les appelations des affaires de commerce entre marchands et marchands ; et les juges, lorsqu’il vaquera des places, seront choisis dans la première juridiction, et au scrutin. 

OBSERVATION III.

Honneurs et émulation.

1°. Il faut que l’État donne des honneurs et des marques de distinction aux marchands considérables estimés pour leur probité.

2°. Il ne faut point permettre ni la vénalité des charges, ni la maudite méthode des recommandations ; mais il faut y introduire la méthode du scrutin perfectionné, dont j’ai parlé dans le plan général du gouvernement, quand il s’agira de distribuer deux ou trois lettres de noblesse, ou les lettres de baron ou de comte.

OBSERVATION IV.

Compagnie de cadets.

Pour perfectionner davantage la profession des marchands maritimes, il serait à propos que le Roi entretint au Port Louis une compagnie de trente cadets nobles, et autant dans le principal établissement de la Compagnie des Indes, choisis dans les classes de trente pareils dès le collège.

1°. Pour y apprendre, dans deux ans de séjour, sous les maîtres les principes de la navigation et du commerce, et les langues commerçantes.

2°. Pour voyager dans les vaisseaux comme cadets, et pour suppléer les uns aux enseignes, les autres aux écrivains du vaisseau.

3°. Ils remplaceraient ces officiers, et ce remplacement serait fait au scrutin entre eux dans le port.

De cette manière le commerce maritime se peuplera peu à peu en cent ans de l’ancienne noblesse, dont les uns seront capitaines, les autres directeurs, les autres dans les emplois subalternes, et tout cela viendra des deux pépinières de ces deux compagnies.

J’appelle ancienne noblesse la famille qui prouvera par titres une filiation noble depuis deux cents ans, par un jugement du bureau de la noblesse.

Ces deux compagnies ne seront pas formées d’un coup, mais on en choisira tous les ans dix entre les écoliers de Paris, dont les parents auront donné leur nom au registre de la compagnie, après qu’ils auront atteint l’âge de quinze ans. Les trois officiers proposés pour ce choix, s’informeront de leurs mœurs, et des places qu’ils auront dans leurs classes. 

Comme pour remplir les places qui vaqueront tous les ans dans ces deux compagnies de cadets, il ne faudra au plus que dix cadets, on ne pourra pas craindre qu’un trop grand nombre de nobles abandonne la guerre, pour se jeter dans le commerce ; et il n’y aura point de faveur et de recommandation à craindre, puisque ce choix se fera entre pareils qui auront étudié ensemble, suivant la méthode du scrutin.

OBSERVATION V.

Lettres de noblesse.

1°. Pour honorer encore plus la profession des marchands maritimes, il est à propos que le Roi donne tous les deux ans une patente de noblesse à une famille de marchands dans une des douze principales villes marchandes du royaume, Paris, Rouen, St. Malo, Port-Louis, Nantes, La Rochelle, Bordeaux, Bayonne, Marseille, Lyon et Strasbourg, et cela au scrutin des trente plus riches marchands de chacune de ces villes. Le Roi nommera les trois premiers marchands, ceux-ci nommeront le quatrième, ces quatre nommeront le cinquième par scrutin, et ainsi de suite jusqu’à trente.

Ces villes circuleront dans le rang que je viens de nommer ; mais je demande qu’il y ait une condition dans les titres de noblesse, qui est que les enfants qui iront s’établir ailleurs que dans la ville de commerce avant cinquante ans depuis la date de ces lettres, ne jouiront point du privilège de noble, et seront censés avoir dérogé.

2°. Afin que la noblesse ne se multiplie pas trop, il sera peut-être à propos de diminuer un peu les principales routes qui donnent la noblesse par des charges vénales, et d’ouvrir de nouvelles routes pour en acquérir dans la guerre, par exemple en devenant officier-général.

3°. Cette permission d’anoblir une famille, est une des trésors de l’État qu’il faut bien se garder de prodiguer, car il cesserait d’être trésor, mais il faut en faire usage pour la plus grande utilité publique. Or il est visible que nous n’avons pas jusqu’ici assez honoré la profession de marchand en gros, et surtout de marchand maritime. Je suis même étonné que les Hollandais ne donnent pas des lettres de noblesse héréditaire à deux ou trois mille familles de celles qui ont exercé, ou qui exercent les principaux emplois de leur république et de leur Compagnie des Indes.

4° De cette manière on remplacera les familles nobles qui s’éteignent, et ce sera en donnant de l’émulation pour avancer le commerce, et pour y faire demeurer les anciennes familles de commerçants dans les villes marchandes et dans le commerce, au moins durant deux ou trois générations.

OBSERVATION VI.

Distinction entre les nobles.

1°. Quand il y aura dans le commerce trente nobles, le Roi accordera à un d’entre eux choisi au scrutin un titre de comte ou de marquis ; mais ces titres ne seront que personnels, au lieu que le titre de noble sera héréditaire.

2°. Il serait à propos qu’il y eut dans les premiers magistrats de pareilles distinctions personnelles, et surtout pour les doubles voix un sur trente, et choisis au scrutin.

OBSERVATION VII.

Secours et protection.

Il faut examiner ce qui empêche les Français d’augmenter leur pêche de la baleine, leur pêche du hareng, leur pêche de la morue, et lever les obstacles. C’est au Roi et à l’État à aider les négociants, soit de crédit, soit d’argent, soit de protection. C’est ainsi qu’en usent les Anglais : ils comptent habilement ces sortes de dépenses et d’avances de deniers au nombre des dettes de l’État, et au nombre des profits que peut faire l’État. 

OBSERVATION VIII.

Fortifications, garnisons, vaisseaux de guerre.

1°. La principale protection que l’État est obligé de donner au commerce, ce sont des places de sûreté, et des vaisseaux de convoi. Il faut que le Roi regarde cette dépense, comme une dépense absolument nécessaire.

2°. Mais comme ces forces doivent être employées pour la plus grande utilité du commerce, il faut que les commandants des places puissent être destitués par le Conseil de commerce ; afin qu’ils agissent et se gouvernent, non contre, mais pour les intérêts de la Compagnie et selon ses désirs.

OBSERVATION IX.

Plantation des colonies.

1°. Nous avons diverses colonies sous les climats chauds et froids, et de toutes sortes de terroirs : ainsi il n’y a point d’arbres, de plantes et d’animaux, que nous ne puissions élever ou en France, ou dans nos colonies. Il n’est question que de commencer à y planter, et à les peupler d’animaux.

2° Nous avons déjà heureusement fait des essais pour le café, pour le tabac, pour le sucre ; il n’y a qu’à en faire d’autres, et à continuer.

3°. S’il nous manque de bons ouvriers, ou Indiens ou étrangers, pour leur enlever peu à peu leurs manufactures et leurs teintures, et les faire en France ; il faut leur donner de bonnes pensions, afin qu’ils viennent ici avec leurs familles ; dépense très utile à l’État. 

4°. On ne saurait trop planter de cotonniers, de meuriers, et faire trop venir de coton et de soie en bales, et trop peu d’ouvrages de soie et de coton en France, de peur de ruiner nos manufactures. 

5°. Rien ne nous empêche d’avoir des plantations de cacao, de quinquina, de divers bois du Brésil, etc.

OBSERVATION X.

Île de Bourdon.

L’Île de Bourbon est à vingt degrés de latitude méridionale : il y a un établissement et des plantations de café qui réussissent à merveille, et mieux qu’à Moko même, qui est à quatorze degrés de latitude septentrionale ; mais cette Île n’a pas de bons ports. L’Île Maurice, qui est à trente lieues à l’est sous le même parallèle, a deux bons ports. On pourrait en choisir un et le bien fortifier, et y faire un grand établissement où il y aurait de grands magasins pour les vaisseaux et pour les marchandises d’Europe et des Indes ; elle est à 180 lieues du Cap de Bonne Espérance.

Ceux d’Europe ne feraient que décharger les marchandises d’Europe, et charger celles des Indes, et remettre à la voile. Ceux de la Chine et de Pondichéry n’auraient qu’à décharger les leurs, et se charger des marchandises d’Europe.

1°. La navigation pourrait se faire ainsi tout d’une traite, sans s’arrêter pour faire du bois ou de l’eau, si ce n’est à Sainte-Hélène. 

2°. La Compagnie y épargnerait beaucoup de temps, parce que les équipages seraient toujours en mer occupés à voiturer, et non à attendre l’achat des marchandises. Je dois plusieurs de ces vues à un homme habile dans ces matières, qui ne veut pas être nommé.

OBSERVATION XI.

Colonies.

Il serait à propos pour les colonies d’envoyer des enfants mâles et femelles depuis dix ans jusqu’à quatorze, afin de s’accoutumer plus facilement au climat.

On pourrait les prendre dans les hôpitaux des grandes villes, et on les recevrait dans l’hôpital de la colonie, d’où on tirerait les garçons pour les occuper, et les filles pour les marier.

OBSERVATION XII.

Multiplication des petits ports.

Nous avons plusieurs petits ports assez commodes pour le commerce, le long de nos côtes : mais parce que ces lieux sont sujets à la taille arbitraire et disproportionnée, les gens riches qui pourraient y entretenir des barques s’en retirent, de peur d’être ruinés par la taille, et les autres riches n’oseraient s’y établir. On pourrait les tarifer, ou y établir la taille tarifée, et alors ils se peupleraient bientôt de matelots et de marchands. Or l’on ne saurait croire combien de commodités les grands ports tireraient de ces petits ports, combien les petits commerces de proche en proche et de la pêche formeraient de mariniers, qui deviendraient propres aux navigations de long cours.

OBSERVATION XIII.

Commerce de blé contre la famine.

Nous avons essuyé en peu d’années plusieurs famines, faute de prévoyance, faute d’être bien avertis du prix des blés chez les étrangers tant du nord que du midi, et faute de vaisseaux et de fonds pour les achats. Or s’il y avait beaucoup de vaisseaux en commerce, on serait toujours bien averti du prix du blé dans tous les ports, et alors on n’aurait plus de famine à craindre. On ne craint point la famine en Hollande, quoiqu’il n’y croisse que très peu de blé.

OBSERVATION XIV.

Examen des anciens registres.

Il y a une grande commodité dans les Compagnies, c’est que les registres y sont bien tenus ; mais dès que les comptes de l’année sont rendus, on les laisse à l’écart comme papiers inutiles. Cependant s’il y avait un directeur et un sous-directeur occupés à examiner les anciens registres, et les anciennes délibérations des achats et des ventes, des registres de dix ans, de vingt ans, et au-delà ; ils feraient quantité d’observations très utiles pour diminuer les dépenses, pour augmenter les profits, et pour perfectionner les statuts. Mais à dire le vrai, cette méthode qui se ferait avec émulation, ne sera jamais bien vive et bien constante, que lorsque ces directeurs auront ferme à forfait, lorsqu’ils sentiront que c’est pour eux-mêmes qu’ils travaillent, et que s’ils trouvent durant trois ou quatre mois divers expédients qui produisent à la Compagnie cent mille écus de profit par an, ils augmenteront leur profit annuel de plus de deux mille écus, tandis que les autres directeurs travaillent chacun dans son emploi à en faire gagner autant à tous les associés.

OBSERVATION XV.

Acheter de la première main.

Tout le monde sait que ceux qui achètent pour revendre, veulent et doivent vendre plus cher qu’ils n’ont acheté. Il est donc de l’habilité des directeurs de la Compagnie de tâcher, d’un côté d’acheter de la première main, et de l’autre de vendre à la dernière main, c’est-à-dire aux consommateurs mêmes, parce qu’on leur vend plus cher qu’aux marchands. Les Hollandais font grand usage de cette maxime, elle demande plus de travaux et de soins, mais ils ne craignent pas l’augmentation de soins et de travaux, pourvu qu’ils y trouvent l’augmentation de profit.

OBSERVATION XVI.

Chambre de commerce.

L’établissement d’une Chambre de commerce en France, pour examiner et perfectionner tous les mémoires qui regardent cette matière, est très raisonnable et très nécessaire à l’État. Mais pour perfectionner cet établissement, il serait à propos que les Intendants du commerce, avant que d’avoir voix délibérative, passassent trois ans dans les principaux ports de France, de Hollande et d’Angleterre, à étudier tout ce qui regarde le commerce ; et que durant leur séjour ils envoyassent tous les trois mois au greffier de la Chambre leurs observations, sur ce qu’il faudrait ou imiter, ou corriger dans ce qu’ils ont vu ou appris, pour prouver à la Chambre leur application suivie au métier auquel ils se destinent.

QUATRIÈME PARTIE.

OBJECTIONS ET RÉPONSES.

OBJECTION I.

La constitution présente de l’État est encore presque toute militaire. La noblesse gouvernait autrefois, et elle était anciennement très ignorante, assez barbare et toute militaire, à peu près comme celle des Polonais et des Turcs. Les gens de robe ont pris depuis beaucoup de part aux affaires, mais les grands honneurs sont encore entre les mains de la noblesse militaire ; et vous voulez changer cette constitution, pour nous faire tous les bons marchands hollandais.

RÉPONSE.

Les Anglais n’ont point abandonné la guerre, après avoir tant augmenté leur commerce : la noblesse militaire y tient toujours le même rang, cette nation sera et demeurera toujours brave et belliqueuse, tant qu’il y aura de guerres en Europe ; mais une partie de la petite noblesse, et même quelques cadets de la plus grande, au lieu de demeurer inutiles dans les provinces, dans la maison paternelle, se jettent les uns dans le commerce, les autres dans la magistrature, les autres dans l’Église, les autres dans les emplois de finances, le plus grand nombre à la guerre. Il y en a suffisamment pour tous les emplois, les grands honneurs, les grands titres ; les places de la Chambre Haute sont encore entre les mains de la noblesse militaire : mais leur constitution ne les empêche nullement de faire fleurir chez eux le commerce, pourquoi donc voudriez-vous que notre constitution nous empêchât plus qu’eux d’augmenter notre commerce maritime ?

OBJECTION II.

Les Hollandais n’ont que peu de terre ; ils sont environnés de la mer, ils sont dans des marais coupés de canaux, la nécessité et la nature de leur situation, les porte naturellement au commerce maritime. Leur métier est d’être commerçants, ils vivent de peu, ils ne connaissent point le luxe français, ils surpasseront toujours de beaucoup les Français dans le commerce, et pourront toujours donner leurs marchandises à meilleur marché, et ruiner ainsi les marchands français : la constitution républicaine est même beaucoup plus favorable au commerce et aux compagnies maritimes, que la constitution monarchique. Croyez-moi, laissez la supériorité de commerce aux Hollandais, et gardez votre supériorité dans la guerre.

RÉPONSE.

1°. Il y a environ cent ans que l’on tenait pareils discours en Angleterre ; cependant peu à peu la nation a senti que sans rien diminuer de ses forces dans la guerre, elle pourrait considérablement augmenter ses forces et son argent par le commerce durant la paix. Les Anglais n’ont rien diminué de la bonté de leur constitution, et ils y ont ajouté beaucoup plus d’attention au commerce, ils s’en sont bien trouvés. Nous avons des ports, nous avons un commencement de commerce, nos peuples sont laborieux et industrieux, nous sommes à peu près au même état qu’étaient dans cette manière les Anglais il y a cent ans : nous pouvons, sans faire aucun dérangement dans la constitution de notre État, suivre l’exemple de la nation anglaise, et parvenir en moins de trente ans à égaler leur commerce.

2°. À l’égard de ce que l’on dit que la constitution républicaine est plus favorable au commerce, il ne peut y avoir aucune raison si le ministère de France peut voir un jour avec évidence, aussi bien que le ministère d’Angleterre, combien le commerce apporte de richesses aux États. Or cela se peut facilement voir avec évidence, par le Bureau de commerce et par les ministres du Roi, tant par l’expérience des nations commerçantes, que par des considérations semblables à celles que j’ai faites ci-dessus.

3°. Si le Roi baille à ferme perpétuelle, à forfait, et à régie comptable, les fonds et les privilèges de la Compagnie des Indes, ne sera-t-il pas encore plus intéressé à faire prospérer cette ferme, cette espèce de métairie, que les États de Hollande ne sont intéressés à faire prospérer la Compagnie de Batavia ? 

OBJECTION III.

Ce n’est pas à la France à s’enrichir par la supériorité de son commerce, c’est à la France à soumettre les nations commerçantes à la supériorité de ses armes, c’est à Rome à subjuguer Carthage. 

RÉPONSE.

1°. Discours d’esprits frivoles, qui n’ont nulle connaissance de la situation des affaires générales de l’Europe. Nos voisins ont beaucoup plus d’attention qu’autrefois à empêcher l’agrandissement du territoire des souverains puissants, par l’intérêt sensible qu’ils ont que ce voisin pouvant d’un jour à l’autre devenir leur ennemi n’augmente sa puissance.

2°. Les alliances défensives se sont présentement en moins de trois mois, et il se forme en peu de temps une Ligue de moitié plus puissante que le plus puissant, et qui met sur pied un tiers, une moitié plus de troupes et d’aussi bonnes troupes.

3°. La supériorité de troupes se trouve toujours là où est la supériorité d’argent : or c’est parmi les nations commerçantes que se trouve la supériorité d’argent. Il ne faut donc plus que le Roi de France songe à conquérir une ville qu’il ne hasarde d’en perdre deux, et qu’il ne soit sûr d’être en exécration à toute l’Europe, et même à ses peuples, qu’il est obligé de ruiner, pour faire en dix ans de guerre une misérable conquête qui coûterait à ses peuples dix fois plus qu’elle ne vaudrait.

OBJECTION IV.

Si dans trente ou quarante ans nous avons autant de commerce que les Anglais, cela nous fera négliger la guerre, et alors nous pourrons être attaqués avec avantage et avec supériorité par nos voisins.

RÉPONSE.

1° Rien ne nous oblige de négliger l’art militaire, les Anglais ne l’ont point négligé.

2°. De cinquante mille familles nobles de France, à peine en entrera-t-il douze ou quinze par an dans le commerce.

3°. La France, contente de ses bornes, n’a besoin que d’améliorer le dedans de l’État. Or les richesses maritimes sont le meilleur moyen général pour toutes les différentes sortes d’améliorations. 

4°. Dès que la France aura déclaré qu’elle ne veut point augmenter son territoire aux dépens d’aucun de ses voisins, et que sa conduite leur aura persuadé que sa déclaration est sincère, elle trouvera toujours les deux tiers de ses voisins prêts à entrer dans des ligues nombreuses pour la défendre.

5°. La France avec ses alliés peut toujours empêcher la guerre entre ses voisins, en se déclarant contre celui qui ne veut point d’arbitraire ; ainsi il ne se formera point de soldats et d’officiers chez les voisins, qu’il ne s’en forme chez elle.

Si les pertes, du temps de Darius, avaient suivi cette maxime, il ne se serait point formé de soldats et d’officiers chez les Grecs, et la monarchie des Perses n’aurait pas tombé entre les mains d’Alexandre et de ses successeurs.

6°. Supposé que le souverain ait été assez imprudent pour laisser former chez les voisins des soldats et des officiers, si par son commerce il a plus d’argent, il pourra acheter les meilleures troupes et en plus grand nombre.

Darius pouvait acheter quarante mille Grecs, pour opposer aux trente mille que ramassa Alexandre ; il se servit mal de ses richesses, et c’est la seconde grande faute politique où il tomba, et il lui en coûta l’empire et la vie.

Carthage ne s’avisa pas d’assez bonne heure de se rendre arbitre des différents entre les républiques d’Italie et de Sicile ; il s’y forma des soldats et des officiers, qui à la fin subjuguèrent cette célèbre république, toute opulente qu’elle était. Ce malheur ne lui serait pas arrivé, si de bonne heure elle se fut avisée de contenir en paix la république des Samnites et la république Romaine, et si elle eût empêché de cette sorte qu’il ne s’y formât des soldats et des officiers. Qu’on parcoure l’histoire des conquérants, la principale cause de leur agrandissement, c’est que leurs voisins n’ont pas eu d’attention à les empêcher de former de bonnes troupes, et à se rendre supérieurs dans toutes les parties de l’art militaire.

OBJECTION V.

Une preuve que les Anglais et les Hollandais croient que votre Compagnie tombera bientôt d’elle-même, c’est qu’ils n’ont fait nulle opposition à son établissement. Ils ont même déjà eu l’expérience de la première Compagnie que feu M. Colbert établit en 1664, qui se détruisit d’elle-même : parce qu’il n’y a que le gouvernement républicain, ou les maximes de ce gouvernement, qui puissent être constantes et uniformes. Les maximes changent avec le premier ministre, dans les monarchies ; et si la Compagnie de Londres subsiste et prospère, c’est qu’elle tient plus au parlement qui est immortel et constant, qu’aux ministres qui meurent et qui rendent par leur mort le ministère inconstant.

RÉPONSE.

1. Les Anglais et les Hollandais ne sont ni en droit ni en pouvoir de s’opposer à l’augmentation du commerce de France, d’Espagne, du Portugal, de Gènes, de Venise, de Suède, du Danemark, de Hambourg, de Moscovie, ni des autres souverains, soit chrétiens, soit non-chrétiens.

Quant au droit de faire le commerce, ni les Anglais, ni les Hollandais n’ont un droit exclusif pour les autres nations : c’est un droit attaché à la souveraineté ; et les Anglais et les Hollandais eux-mêmes, n’ont ce droit, que parce qu’ils sont souverains. Que si les Hollandais prétendent que l’empereur n’a pas le droit de faire le commerce des Indes dans les Pays-Bas, c’est que le souverain au droit duquel il est, a renoncé à ce droit en faveur des Hollandais, il en a reçu un équivalent par les traités : mais ni la France, ni l’Espagne, ni le Portugal, ni les autres souverains, n’ont renoncé à leur droit, ni en faveur des Anglais, ni en faveur des Hollandais, et n’ont reçu d’eux aucun équivalent d’une pareille renonciation dans aucun traité.

2. Quant au pouvoir de nous empêcher d’augmenter notre commerce, ils ne l’ont pas non plus ; puisque si tous les souverains leur interdisaient tout commerce dans leurs Etats, leur commerce tomberait totalement, et ils deviendraient bientôt l’objet de la haine de toute l’Europe.

 3. Les Anglais et les Hollandais voient bien qu’à mesure que les autres nations augmenteront leurs commerces maritimes, le leur ira en diminuant ; mais c’est un mal inévitable, et ils ne peuvent faire autre chose pour conserver leur supériorité, que de conserver leur supériorité dans la navigation, dans l’économie, dans les ventes à meilleur marché, et dans les achats à plus haut prix, ce qui tourne au profit des non-marchands. 

OBJECTION IV.

Si vous employez plus d’hommes au commerce maritime, vous en emploierez moins dans la culture de la terre, dans les manufactures, et dans la guerre.

RÉPONSE. 

1. En général la chose est vraie ; mais s’il y a moitié à gagner dans le commerce maritime, pourquoi voudriez-vous empêcher vos sujets de choisir la condition la plus lucrative ? Et n’est-ce pas un avantage pour l’État, que les familles de vos sujets s’enrichissent, en choisissant la profession la plus lucrative ?

Le commerce maritime ne peut employer qu’un certain nombre d’hommes. Cent mille familles suffisent en Angleterre pour le commerce maritime ; et dans ce royaume-là, ni les manufactures ne manquent d’ouvriers, ni la terre de cultivateurs, il y a du peuple pour tout : il y a deux millions d’autres familles occupées à d’autres ouvrages : il n’y a qu’à laisser liberté aux sujets de choisir leur profession, il n’y a qu’à leur faciliter les moyens d’y réussir, et toutes les professions seront remplies, à mesure qu’elles produiront d’utilité aux particuliers, et par conséquent à l’État. 

3. Les Anglais ne manquent ni d’officiers ni de soldats, et la richesse de l’État ne diminue point la valeur de la nation. Les Malouins pour être riches en sont-ils moins braves ?

 OBJECTION VII.

Je sais bien que le navigateur met à profit les vents, les marées, et les autres courants d’eau ; mais le cultivateur ne met-il pas à profit la chaleur intérieure de la terre, la chaleur du soleil, les sels de l’air et de la terre ? Les meuniers ne mettent-ils pas à profit les vents ou les courants d’air, et les courants d’eau dans leurs moulins ? Le cultivateur ne hasarde pas sa vie, comme le matelot.

RÉPONSE.

1. Le laboureur et le meunier partagent le profit avec le propriétaire du fonds et du moulin ; au lieu que personne n’est propriétaire de la mer, s’en sert qui veut.

2. Il est vrai que le fermier n’a nuls périls à essuyer, mais son profit est au plus de vingt pour cent, année commune, pour l’argent qu’il emploie dans sa ferme ; au lieu que le navigateur gagne cent pour cent, en courant quelques périls.

OBJECTION VIII.

Les Anglais et les Hollandais ont beaucoup d’argent à mettre dans le commerce ; au lieu que les Français en ont peu ; cependant le commerce ne peut s’augmenter, qu’à proportion que l’on y emploie d’argent.

RÉPONSE.

Les Anglais et les Hollandais ont commencé par peu, et tous les ans ils ont augmenté, c’est aux Français à les imiter : les Français ont même un avantage considérable, c’est que le fonds de la Compagnie des Indes est sept ou huit fois plus grand, que le premier fonds de la Compagnie de Batavia.

OBJECTION IX.

Les manufactures étrangères en soie et en toile de coton ruineront nos manufactures en soie, en toile de chanvre, en toile de lin et en draps de laine, qui nous servent pour les habits des hommes et des femmes.

RÉPONSE.

Je conviens qu’il ne faut point vendre en France aucunes étoffes des Indes, pas même de la toile de coton blanche, pas même des mouchoirs ; c’est qu’il est de la dernière importance de soutenir nos manufactures. Mais il sera très à propos d’apporter chez nous de la soie et du coton, pour les y manufacturer.

Il faut tâcher d’y apporter le secret des Indes pour la teinture qui ne s’en va pas à la lessive.

OBSERVATION.

À l’égard du commerce par terre, le point principal est de rendre les chemins surs et commodes, de multiplier les canaux et de supprimer et de rembourser les péages sur les rivières. Je ne parle ici que du commerce maritime.


SECOND MEMOIRE SUR LE COMMERCE

PROJET POUR PERFECTIONNER LES STATUTS DE LA COMPAGNIE DES INDES

 

AVERTISSEMENT

Mon dessein est de montrer dans ce Mémoire que cette Compagnie est très avantageuse pour l’État, et de proposer pour la faire prospérer des moyens plus efficaces que ceux que l’on pratique.

Utilité de la Compagnie pour l’État

Nous tirions à grand frais de nos voisins, et par conséquent des nations qui souvent sont nos ennemis, les marchandises des Indes ; ils nous en vendaient tous les ans pour plus de vingt millions, et elles ne leur coutaient pas tous frais faits dix millions, et s’enrichissaient ainsi très considérablement chaque année à nos dépens, et ce qui était de plus important, ils prenaient le chemin de nous assujettir ainsi par notre propre argent, c’est-à-dire par nos propres armes.

Dans le temps des guerres que nous avions contre eux, il arrivait qu’avec le gain qu’ils avaient fait sur nous durant la paix les années précédentes, ils armaient pour nous faire la guerre les deux tiers plus de vaisseaux et de troupes qu’ils n’eussent gagné sur nous en temps de paix des sommes immenses qu’ils employaient contre nous en temps de guerre.

Ainsi l’on peut dire que si nous augmentons notre commerce, non seulement nous affaiblirons le leur, mais que nous diminuerons encore le nombre de leurs troupes, de leurs vaisseaux, de leurs matelots, et que nous augmenterons le nombre des nôtres.

Par les supputations du chevalier Petty, illustre Anglais, un matelot vaut à l’État quatre voituriers ou quatre autres artisans communs.

Le grand profit du commerce maritime vient pour la plus grande partie, de ce que les voitures par eau coûtent incomparablement moins que les voitures par terre ; parce que sur mer l’on fait servir jour et nuit le vent, qui ne coûte rien, à la place des animaux qui portent, et qui tirent sur terre le jour seulement, et qui coûtent beaucoup.

Un cheval tire sur un canal plus que vingt autres pareils ne tireraient sur des charrettes, et l’on a sur mer l’avantage de faire servir le vent à la place des chevaux.

Dix hommes apportent par mer avec leurs vaisseaux une charge de trois cent tonneaux, qui pèsent chacun deux mille livres ; au lieu que pour l’apporter par terre, il faudrait trois cent hommes, trois cents charrettes, et six cents chevaux.

Le vaisseau va jour et nuit, ainsi la voiture par mer coûte cent fois moins, que la voiture la moins chère par terre.

Nos lois pourront devenir un jour assez bonnes pour nous déterminer par des distinctions honorables, à employer notre superflu à des entreprises utiles à l’État ; par exemple, à paver des chemins, à faire des canaux navigables, à des hôpitaux, à des collèges, à de petites écoles, etc. Et de pareilles lois seraient fort désirables dans un royaume très grand, très abondant, et dans lequel il y a un nombre prodigieux de chefs de familles qui ont beaucoup de superflu, et qui outre les commodités et les agréments du corps se trouvent comme forcés, faute de bonnes lois, à chercher d’autres distinctions vaines, frivoles, mal fondées, et que l’on n’obtient que par le luxe, par une dépense excessive en bâtiments, en meubles, en étoffes des Indes, en habits, en tables, en nombre de domestiques et de chevaux, etc.

Je conviens que lorsque notre État sera mieux policé, nous pourrons nous passer de la plus grande partie du commerce des Indes ; et je montrerai un jour que de pareilles lois ne sont pas difficiles à inventer, et ce qui est plus important, qu’elles seraient à tout prendre plus agréables à suivre, que celles que nous recevons de la vanité, c’est-à-dire d’une petite gloire, ou d’une gloriole très méprisable : au lieu que les distinctions et la gloire que produiraient les dépenses utiles au public, seraient effectivement très précieuses, très solides, et très durables.

Mais en supposant nos mœurs telles qu’elles sont aujourd’hui par le plaisir que causent les glorioles corrompues, et par conséquent en nous supposant dans le besoin actuel des marchandises des Indes, ne vaut-il pas incomparablement mieux pourvoir nous-mêmes, par nos propres citoyens, aux besoins de la nation malade de fantaisies vaines et frivoles, que d’en donner, ou plutôt d’en laisser la commission très lucrative à nos voisins, et par conséquent à ceux qui à cause du défaut de police et d’arbitrage entre les États d’Europe, peuvent devenir d’un jour à l’autre nos plus dangereux ennemis ?

La Compagnie des Indes peut donc quant à présent devenir très avantageuse à l’État, surtout si la constitution et la forme en sont telles, qu’elle aille nécessairement en augmentant ses fonds et ses dividendes : et c’est sur les moyens de lui donner une meilleure forme, que je vais faire les observations suivantes.

Moyens de faire prospérer davantage la Compagnie des Indes.

Pour former une compagnie qui puisse en peu de temps faire un commerce suffisant pour tout le royaume, pour profiter aussi sur les nations qui ne font point encore de commerce aux Indes, pour entretenir un grand nombre de gens de mer, en temps de paix, il faut un grand fonds, qui est ordinairement très long et très difficile à trouver ; mais heureusement ce grand fonds a été trouvé dans la Régence. Il est même pour la plus grande partie déjà employé en effets nécessaires au commerce maritime ; il n’est plus question que de donner à ce fonds la plus grande valeur annuelle qu’il est possible, de sorte que le capital et les dividendes augmentent de quelque chose tous les ans.

Il n’y a pour cet effet qu’un seul moyen. C’est d’en donner la direction à des personnes qui aient trois qualités convenables.

1°. Il faut que par l’expérience ils aient acquis beaucoup d’habilité dans le commerce maritime.

2°. Il faut que ceux d’entre eux qui doivent décider des affaires principales, résident dans le port principal des embarquements et des débarquements.

3°. Il faut qu’ils soient les plus intéressés qu’il est possible, soit par honneur pour l’intérêt public, soit par leur intérêt particulier, à augmenter tous les ans non seulement le revenu, mais encore le capital de ce fonds.

C’est cette augmentation annuelle de capital et de revenu, qui seule peut démontrer par le bilan annuel le plus ou le moins de prospérité de cet établissement, comme c’est la diminution tant du revenu annuel que du capital qui en démontrera la décadence.

C’est pour cela que les commissaires du conseil doivent avoir toujours devant les yeux l’inventaire et l’estimation des effets actuels, pour juger dans la suite année par année de l’augmentation ou diminution de ce fonds et de son revenu, c’est-à-dire pour juger du degré de sa prospérité ou de sa décadence.

Il y a deux partis à prendre pour le choix de ceux qui doivent mettre ce fonds dans la plus grande valeur qu’il est possible. Le conseil en a pris un par provision, mais il peut en prendre un autre meilleur en définitive : c’est ce que je vais démontrer.

Le conseil donne la régie de ce fonds à des directeurs comptables, gens d’esprit, gens d’honneur, très habiles en plusieurs choses.

Mais 1°. Ils n’ont point acquis une longue expérience, une grande capacité dans le commerce maritime.

2°. Les directeurs qui décident, résident à plus de cent lieues du port principal.

Ces mêmes directeurs qui décident, ne sont pas aussi intéressés qu’ils peuvent l’être à la décadence et à la prospérité du commerce des Indes.

Il est certain par exemple, que des marchands maritimes qui auraient le privilège exclusif de la compagnie et la régie du fonds de cette compagnie à forfait, pour en rendre compte tant par an à certaines conditions, seraient incomparablement plus intéressés à la prospérité de la compagnie, que nos directeurs comptables, qui n’ont pas le fonds et le privilège à ferme ou à forfait.

Je suppose donc que l’on demande s’il est à propos de prendre pour parti définitif le parti de la régie comptable, ou s’il vaut mieux pour parti définitif prendre le parti de la régie à forfait. Je vais proposer les avantages et les inconvénients des deux partis.

PROPOSITION.

La régie à forfait est de beaucoup préférable à la régie comptable.

PREUVE I.

Chacun des régisseurs comptables a son département dans cette régie. Il rend compte au conseil de la compagnie, ou au ministre du roi, de ce qui est dans l’étendue de ce département particulier ; mais il ne s’informe que légèrement, et par simple curiosité, de ce qui se passe de bien ou de mal dans les départements des autres régisseurs. Il ne fait aucuns efforts pour découvrir et pour remédier aux malversations les plus importantes, de peur de se faire des ennemis, et cela parce qu’il n’est point responsable, ni des fautes de prudence, ni du peu d’industrie, ni du peu de probité, ni des complaisances excessives, ni du mauvais choix, ni des mauvais marchés des régisseurs ou directeurs ses camarades ; et cela parce qu’il n’en reçoit presque aucun dommage, puisque soit perte, soit profit, il a toujours les mêmes appointements et la même considération ; il profite même en un sens de la mauvaise conduite de ses camarades, en ce qu’elle fait plus estimer la sienne. Telle est la conduite ordinaire de ceux qui sont employés dans une régie comptable.

Il n’en est pas de même dans une régie à forfait, ou dans une régie de fermiers : tous ont un très grand intérêt que chacun dans son département ne fasse aucune faute, ni contre la prudence, ni contre la probité ; ils s’avertissent mutuellement ; ils se prêtent mutuellement leur industrie, et même leur travail ; ils se consultent réciproquement et souvent les uns les autres ; et s’il y avait une malversation visible, ou de la part d’un sous-directeur, ou de la part de son commis, tout s’unirait pour la faire cesser. C’est que leur intérêt particulier, ressort puissant, les porte tous avec force, soit pour augmenter un profit commun, soit pour diminuer une perte commune, qu’ils doivent partager.

PREUVE II.

Les régisseurs comptables ne s’engagent point d’augmenter tous les ans le capital et le dividende des actionnaires ; ils ne s’engagent pas même à faire en sorte que le capital et le dividende ne diminuent point, cette année, entre leurs mains ; ils ne se rendent point garants de la mauvaise conduite des officiers subalternes de la compagnie, et encore moins des mauvais évènements qui viennent le plus souvent de l’imprudence, de la paresse, et de la mauvaise conduite ; ils promettent seulement de faire leur possible, pour conserver et pour augmenter le revenu et le capital ; mais cette promesse de faire leur possible, ne les engage qu’à un travail très médiocre, c’est-à-dire tel qu’il ne soit point reprochable, et jamais à faire aucun effort, et encore moins des efforts continuels de travail et d’industrie.

Il n’en est pas de même dans la régie à forfait. Le fermier à l’envie de ses camarades, bons travailleurs, fait ses efforts pour les surpasser en travail, en industrie, et surtout en succès, parce qu’il veut s’en faire aimer et estimer, et parce qu’il profite de son travail et de ses efforts, en même temps qu’il profite du travail ordinaire, et des travaux extraordinaires, de ses copartageants.

PREUVE III.

Soit que le capital et le dividende augmentent, soit qu’ils diminuent l’année prochaine, soit que les régisseurs comptables fassent des efforts de travail, soit qu’ils n’en fassent point, les appointements des régisseurs et leurs récompenses n’augmenteront point et ne diminueront point ; leurs appointements, leurs profits seront toujours les mêmes, et ceux d’entre eux qui travailleront le moins et avec le moins d’industrie, n’auront pas moins de récompenses que ceux qui travailleront le plus, et avec le plus d’industrie et de talents.

Ainsi il ne leur importe pas de quitter Paris pour aller s’établir dans le port principal, pour faire leur régie avec plus de succès en faveur des créanciers ou actionnaires ; ainsi ils n’ont gardé de demander à s’embarquer pour visiter les établissements des Indes, et pour y demeurer. Il est vrai qu’ils y prendraient en peu d’années des connaissances très avantageuses pour augmenter ce dividende ; mais comme ils ne profitent pas de cette augmentation, ils demeureront s’ils peuvent à Paris, ils y feront toutes les décisions, et se contenteront de servir sans reproche.

Il n’en est pas de même des fermiers ou des régisseurs à forfait. Ils savent que la rente qui sera par eux due ou aux actionnaires, ou au Roi s’il représente un jour les actionnaires, étant payée, tout le profit et toute la perte tombent sur eux-mêmes qui sont fermiers. Ainsi il leur importe fort de s’associer des commerçants bons travailleurs, et habiles dans le commerce maritime. Il leur importe fort que les plus habiles, et les plus laborieux, y décident toutes les affaires principales de la société. Il leur importe fort d’avoir parmi eux des directeurs hardis, entrepreneurs, et cependant sages, qui veuillent bien passer quelques années aux Indes, et dans les pays étrangers, tant pour diminuer les pertes, que pour augmenter les profits de la compagnie. Il leur importe fort de connaître par eux-mêmes, et par les officiers subalternes, les capitaines les plus habiles, les plus courageux, et les plus prudents.

PREUVE IV.

Il est naturel que les directeurs comptables cherchent sous différents prétextes à continuer de jouir de leur considération et de leurs appointements, avec le moins de peine et de travail qu’il sera possible. Ainsi il est de leur intérêt de se soutenir, de s’excuser les uns les autres, et de se contenter d’être exempts du reproche de corruption, et du manque de probité. Ainsi ils attribueront toujours volontiers à la mauvaise fortune, et non à leur défaut de travail et de précaution, les mauvais évènements, et la diminution du capital et du dividende qui arrivera chaque année.

Ils décrieront même comme visionnaire et comme esprit inquiet, et regarderont comme gâte-métier celui d’entre eux qui par une louable ambition proposerait de nouveaux plans et de nouveaux projets, qui seraient à la vérité utiles aux actionnaires, c’est-à-dire au Roi quand il aura acquis le droit des actionnaires. Mais comme ces projets engageraient les autres régisseurs à des efforts et à une augmentation de travail, le grand nombre d’entre eux traversera toujours ce directeur zélé ; son zèle lui attirera même des calomnies, et à la fin il se découragera, et laissera aller les affaires de la régie comme les autres de mal en pis

N’ayez pas peur ni que le plus grand nombre des régisseurs comptables proposent que l’autorité principale demeure entre les mains de ceux qui feront leur résidence au principal port des embarquements et des débarquements, et que ceux qui seront à Paris, ou ailleurs, soient obligés de s’y soumettre. Ce n’est pas qu’ils ne sachent bien de quelle importance il serait à l’utilité de la régie, que ceux qui doivent décider de la quantité et de la qualité des marchandises à envoyer dans tel et tel lieu, dans tel ou tel temps, sous la conduite de tels ou tels officiers, et de tel nombre de matelots, vissent tout par leurs yeux, et entendissent de leurs oreilles toutes les différentes relations des officiers et des matelots.

Ce n’est pas qu’ils ne voient combien cette résidence du principal conseil dans le principal port pourrait épargner de frais et de mauvais marchés, et qu’ils en choisiraient bien plus sûrement les meilleurs matelots, et que l’on ferait beaucoup plus à propos les achats, les ventes, les chargements, et que l’on augmenterait ainsi bien plus facilement et très considérablement le capital et le revenu de la Régie.

Mais n’est-il pas vrai que pour l’intérêt personnel de ces régisseurs comptables, l’augmentation de ce capital et de ce revenu ne vaut ni l’augmentation de leurs peines, ni la diminution de leurs plaisirs : et qu’ils aimeront toujours mieux avoir la même autorité dans Paris où ils vivent fort à leur aise, que d’avoir l’honneur d’augmenter de quelque chose le capital et le revenu de la régie en faveur du Roi, ou en faveur des cinq ou six mille actionnaires, gens qu’ils ne connaissent point, et pour qui ils ne s’intéressent que très faiblement.

Il n’en est pas de même des régisseurs ou gouverneurs à forfait. Loin de chercher à l’envie à diminuer leur travail, ils s’encouragent tous les jours les uns les autres à l’augmenter. Loin de blâmer et de traverser ceux qui à force de méditations et de réflexions, croient avoir trouvé quelque chose qui augmentera le profit annuel de la compagnie, mais qui demande une augmentation de travail de la plupart des associés, ils les loueront au contraire, ils les aideront dans leurs entreprises.

Il y a même une observation importante à faire, c’est que la nature du profit que produit le commerce maritime consiste en une infinité de détails, qui vont bien ou mal, selon que le négociant est laborieux, diligent, soupçonneux, et selon qu’il peut plus voir de choses par lui-même que par autrui.

Il peut être friponné sur tous les achats et sur toutes les ventes, tant sur la qualité que sur la quantité des marchandises. Chacun de ceux à qui il a affaire vise à le tromper, et le nombre en est immense. Sa présence est donc absolument nécessaire ; ainsi autant qu’il est possible, il faut que tous les directeurs ou sous-directeurs qui sont employés à acheter et à vendre, ne soient pas simplement comptables, il faut qu’ils aient un grand intérêt à acheter bon et à bon marché, et à vendre cher, autrement ils ne prennent pas tout le soin qu’il faudrait pour faire prospérer le fonds de la compagnie : ainsi il faut qu’ils aient part au profit de la ferme à forfait.

PREUVE V.

Dans la compagnie des régisseurs comptables, l’amour-propre les porte nécessairement au rabais de leurs peines contre l’utilité des actionnaires, ou contre l’utilité du Roi, s’il a le droit des actionnaires ; au lieu que dans la compagnie des associés ou preneurs à forfait, le revenu annuel des actionnaires est à couvert, par le prix fixe et annuel de la ferme ou du forfait. Mais l’amour-propre des associés les porte nécessairement avec force à augmenter leur gain, et à se distinguer entre eux à qui rendra meilleure leur affaire commune par ses soins, par ses travaux, et même par ses périls. Car ici la gloire et l’intérêt conspirent ensemble à encourager un associé ; et ce qui est d’important pour le Roi, c’est que les grands profits de la compagnie deviennent ainsi nécessairement l’avantage de l’État.

Nous avons vu de nos jours des entreprises très difficiles, dont les Malouins sont venus à bout ; nous avons vu des actions d’une valeur surprenante dans leurs chefs, dans leurs soldats, et dans leurs matelots ; nous avons vu en eux une industrie merveilleuse. Que l’on cherche le ressort qui a pu opérer ces espèces de merveilles, c’est l’intérêt joint à la gloire et à la distinction : Ils travaillaient pour une Compagnie où ils avaient part, et ils étaient chéris, distingués, honorés dans cette compagnie. Or dira-t-on que la fortune de l’État n’ait pas été améliorée par l’augmentation de la fortune des Malouins ?

PREUVE VI.

Outre les raisons précédentes, il est très facile au Conseil de s’éclaircir de la vérité de cette proposition : c’est de donner un plan de régie à forfait à différentes compagnies de commerçants maritimes, pour faire leurs offres. On demandera alors aux directeurs comptables, quelles offres faites-vous de votre côté en faveur des actionnaires ? Car par les offres des uns et des autres, le Conseil verra bientôt que les directeurs comptables n’oseront garantir un si gros intérêt annuel, que celui qu’offrira la compagnie des marchands la moins offrante. Je dis qu’il faut former différentes compagnies ; car il est de la sagesse du Conseil d’en former plusieurs, afin de porter par leurs enchères la Ferme au prix le plus haut où elle peut raisonnablement monter.

Il y a plus : c’est que dans l’estimation des effets de la compagnie, les marchands maritimes les estimeront au moins un cinquième plus que ne feront les directeurs, qui de comptables deviendront fermiers à forfait. C’est que ces directeurs comptables n’étant point marchands maritimes, seront bientôt forcés de sous-fermer leur droit à des marchands maritimes, comme la Compagnie des Indes établie par feu M. Colbert fut obligée de sous-fermer son droit aux Malouins.

La plus faible appréciation, c’est qu’un million dans le commerce des Indes doit rapporter, année commune (tous frais faits, les directeurs, les sous-directeurs, les capitaines, les commis, les officiers subalternes et les matelots payés) 250 000 livres de profit à vingt-cinq pour cent. Supposons qu’il y ait cinquante millions en effets, supposons que les fermiers ou régisseurs à forfait offrent de rendre 200 000 livres d’intérêt annuel par million, et 25 000 livres pour l’augmentation du capital ; on voit que, outre leurs appointements raisonnables et les appointements des autres officiers, ils gagneront encore 25 000 livres par million à répartir entre eux.

Lorsque j’écris ceci en 1732, l’once d’argent à onze deniers de fin, vaut en France environ six livres. 

Dans cette supposition que le capital de la compagnie est de cinquante millions, ils augmenteront par an le capital de 1 250 000 livres, et donneront pour le Roi, ou pour les actionnaires, dix millions par an pour ces cinquante millions de capital, les frais déduits et les appointements payés, outre la huitième partie de dix millions à répartir entre les associés, c’est-à-dire 1 250 000 livres.

Les trente marchands associés ou directeurs à forfait, les trente sous-directeurs, et les trente capitaines, outre leurs appointements payés auraient donc encore 1 250 livres de profit à répartir entre eux, savoir le quart à distribuer, moitié aux trente sous-directeurs, et moitié aux trente capitaines, lequel quart monterait à 312 500 livres, et les trois autres quarts à distribuer aux trente directeurs à forfait : ce serait encore environ 18 000 livres pour chaque part simple de directeur, la dépense annuelle et les appointements, et le prix du bail supposés déjà payés sur le reste des effets du retour.

Je mets les appointements du directeur à 6 000 livres : ainsi il aurait au moins 24 000 livres par an, et quelquefois plus, selon l’augmentation du dividende, qui excédera les 18 000 livres ordinaires, en supposant que moitié de cet excédant appartiendra au Roi, qui est supposé propriétaire de toutes les actions.

Qu’un million dans le commerce des Indes produise plus ou moins de 240 000 livres année commune, qu’il y ait plus ou moins que cinquante millions d’effets appartenant à la compagnie, cela ne fait rien à la proposition, qui est que la régie à forfait avec les marchands maritimes résidant dans les ports, serait beaucoup plus avantageuse pour augmenter le fonds de la compagnie, et pour produire aux actionnaires ou au Roi fondé à leur droit, un beaucoup plus grand intérêt que la régie comptable ; surtout si l’on reçoit les enchères des compagnies des marchands de six ou sept villes maritimes et de Paris, tant sur le prix du forfait par million, que sur le prix du forfait à l’égard de l’estimation des effets de la compagnie.

Un habile marchand m’a dit que les Malouins qui ont pris à forfait le fonds et les privilèges de la première compagnie, avouent qu’ils y ont gagné quarante pour cent, année commune tous frais faits, et d’autres m’ont dit soixante pour cent.

OBSERVATION I.

Le Roi devrait acheter le fonds de la compagnie par des ventes.

Il est évident que les actionnaires ne sauraient convenir ensemble pour bailler leurs fonds et leurs privilèges à forfait : il est donc absolument nécessaire que le Roi se charge d’un intérêt par action, à proportion du prix qu’il tirera de la ferme du capital joint avec le tabac, et avec les autres privilèges de la compagnie, et qu’ainsi il se mette à leur lieu et place, pour disposer du fonds qui leur est affecté ; en sorte qu’il fasse subsister et prospérer la compagnie et que les actionnaires n’aient à faire qu’au Roi, pour leurs rentes de 150 livres par action, en gardant cependant leur hypothèque privilégiée, tant sur la ferme du tabac et ferme y jointe, que sur le fonds que le Roi donnera à forfait à la compagnie la plus offrante.

OBSERVATION II.

Avantage qui reviendrait par cet établissement à la Compagnie des Indes.

Il n’est pas difficile de voir que la Compagnie des Indes peut avoir par cet établissement un avantage très considérable, que n’a jamais eu, ni la Compagnie de Hollande, ni la Compagnie d’Angleterre : c’est que les associés de ces compagnies étrangères, et même dès les commencements, ont été en liberté de vendre tout ou partie de l’intérêt qu’ils avaient dans la compagnie ; et c’est cet intérêt qui a été divisé en actions. Ils étaient les premiers qui avaient fourni le fond de cette compagnie, où ils avaient acheté leur place et leur intérêt ; et c’est ce qui a formé entre eux l’achat et la vente des actions : au lieu que dans notre compagnie, ce sera le Roi qui en fournira le fonds aux associés fermiers, et que le leur donnera à faire valoir.

OBSERVATION III.

Conditions de la ferme perpétuelle.

1°. À condition d’en donner une somme annuelle de revenu.

2°. À condition que le fonds augmentera tous les ans d’un quarantième.

3°. À condition que les associés partageront le reste du gain annuel entre eux.

4°. À condition que le Roi aura encore en certains cas une part dans ce gain annuel, lorsqu’il passera la somme de 18 000 livres de dividende, pour chaque part de directeur.

5°. Les associés n’auront point d’actions, mais seulement des parts d’associés, et des parts de sous-directeurs et de capitaines ; et aucune de ces parts, ni de ces huitièmes de parts, ne pourront jamais se vendre non plus que les emplois auxquels ces parts sont attachées, parce que ces parts seront toujours personnelles, et attachées aux travailleurs.

De cette manière on ne verra point comme en Hollande, et encore plus en Angleterre, la compagnie peuplée d’actionnaires non-marchands, inutiles au gouvernement de la compagnie, et cependant partageant les profits procurés par les marchands directeurs.

Sur quoi il faut bien remarquer que si ces deux compagnies étrangères subsistent, et même prospèrent un peu, c’est : 1° parce que les profits de ce commerce sont très grands, et seraient plus de cinquante pour cent, année commune, entre les mains d’associés à forfait. 2° Parce que la principale direction est encore entre les mains des marchands maritimes, résidant dans les ports principaux, et intéressés par le grand nombre d’actions qu’ils n’ont point encore vendues, mais que l’ardeur des associés, et par conséquent le profit de ces compagnies, vont tous les jours en diminuant, par la réflexion perpétuelle que fait chaque directeur, que si par un effort de travail durant huit jours il fait gagner 1 000 livres à la compagnie, il n’y gagne pas vingt sous pour sa part. Cela fait qu’il emploie son temps à quelque chose de plus utile pour lui, et ne fait que très rarement de ces efforts qui seraient si lucratifs pour la compagnie, mais trop peu lucratifs pour lui.

Ces compagnies étrangères dont les associés ont liberté de vendre leur intérêt à tout acheter, portent donc dans leur sein la cause de leur décadence et de leur affaiblissement continue : au lieu que la nôtre portera par sa constitution le ressort, le motif continue de travaux et d’efforts très lucratifs, non seulement dans les trente directeurs associés, mais encore dans les sous-directeurs et dans les capitaines, et même dans les commis et dans les officiers subalternes ; parce qu’ils désireront tous de se distinguer entre eux, pour mériter par leurs talents, par leur travail, et par leur courage, de parvenir aux places qui ont des parts ou profits : et comme le Roi regardera cette ferme comme sa propre ferme, les fermiers seront toujours sûrs d’une protection vive et constante de la part du ministre.

CONDITIONS DE LA RÉGIE À FORFAIT.

Pour bien exécuter ce plan, il faut exposer aux fermiers associés les principales conditions du bail perpétuel. Je ne prétends pas que celles que je vais proposer soient ni les seules ni les meilleures ; mais on pourra ou les rectifier, ou y en ajouter d’autres. C’est toujours un canevas, sur lequel il sera plus facile de travailler.

PRINCIPALES CONDITIONS.

I.

Le nombre des associés directeurs sera réglé par provision à trente, et autant de sous-directeurs et de capitaines ; et dans la suite le Conseil pourra en augmenter ou en diminuer le nombre, mais seulement du consentement du Conseil du Roi.

ÉCLAIRCISSEMENT.

On ne peut pas voir d’abord de quel nombre d’associés précisément la compagnie aura besoin, mais il faudra douze ou treize résidents dans le port principal, pour y former le conseil de la compagnie, et dans chaque port principal de France, un en Hollande, un en Angleterre, un en Italie, trois ou quatre à Paris, ou dans chaque établissement des Indes, et il en faudra au moins trois dans l’établissement principal des Indes, pour y former un conseil représentatif du conseil du port principal, qui décide comme à Batavia, les affaires du pays. Or le total ne peut guère aller à moins qu’à trente.

II.

Chaque associé résident en quelque port aura un certain pouvoir de traiter pour la compagnie, marqué par sa procuration ; et aura sous lui un sous-directeur ou commis, et un contrôleur.

ÉCLAIRCISSEMENT.

Il faut que le directeur ait pouvoir de rendre service à la compagnie, mais un pouvoir limité par sa procuration : il faut qu’il puisse acheter et vendre à crédit, recevoir et prendre certains engagements au nom de la compagnie.

Il faut bien qu’en l’absence ou durant la maladie du directeur associé qui sera hors du port, il y ait un sous-directeur ou commis, qui sur la procuration puisse suppléer à son absence pour le service de la compagnie.

III.

Il y aura par provision cinquante parts entières d’associés, du nombre desquelles il y en aura un huitième pour les cinquante parts des trente sous-directeurs, et une huitième partie pour les cinquante parts des trente capitaines : les directeurs qui résideront aux Indes auront deux parts, ceux qui résideront au port principal de la compagnie y formeront le conseil, et auront part et demie, aussi bien que ceux qui résideront en pays étranger ; ceux qui résideront à Paris, et dans les villes du Royaume, auront une part simple ; et les sous-directeurs et les capitaines partageront entre eux leurs cinquante parts, suivant les mêmes cas, et suivant la même proportion que les directeurs.

ÉCLAIRCISSEMENT.

Comme il y a différence entre les travaux et les dangers des associés, il a paru raisonnable de mettre différence dans la récompense.

Comme la compagnie a besoin de protection dans le conseil, il sera, ce me semble, à propos que les associés donnent au Roi la disposition de quatre ou cinq parts, pour distribuer aux commissaires que Sa Majesté chargera des affaires de la compagnie. Si je me suis trompé dans mon calcul des parts, il sera facile d’y suppléer : ceci n’est qu’un canevas.

IV.

La compagnie la plus offrante qui aura été acceptée par le Conseil, sera au moins de neuf personnes ; elle choisira par scrutin le dixième ; ces dix choisiront le onzième, et ainsi de suite jusqu’au trentième, et ils en prendront de tous les ports considérables de France. Ces trente choisiront, à la pluralité des voix, ceux qui doivent former le conseil et résider au port principal, et ce conseil choisira ensuite les directeurs pour chaque résidence, et ensuite il choisira les sous-directeurs et les capitaines ; et quand il vaquera quelque place d’associé, de sous-directeur ou de capitaine, ce conseil y nommera par scrutin.

ÉCLAIRCISSEMENT.

1. Il est bien juste que les fermiers se choisissent eux-mêmes leurs associés, parce qu’ils connaissent mieux les qualités et les talents de leurs camarades.

2. Il faut observer qu’il n’est pas nécessaire que ces trente marchands maritimes soient les plus riches de leurs villes, il suffit qu’ils soient habiles, laborieux, gens de probité, et tels que doivent être de bons facteurs à qui on confie tous les jours dix fois, vingt fois plus d’effets qu’ils n’ont de bien.

3. Il est naturel que les associés pour les places vacantes choisissent plutôt leurs gendres et leurs parents de trente ans et au-dessus, que des étrangers ; et il est bon même qu’ils pensent qu’en travaillant pour la compagnie à venir, ils travaillent pour ceux de leurs enfants qui seront les plus industrieux et les plus laborieux.

4. La compagnie pourra dans la suite statuer que nul ne sera sous-directeur, s’il n’a été trois ans commis ; que nul ne sera élu associé-directeur, s’il n’a été dix ans sous-directeur. Elle pourra de même statuer que pour les places du conseil qui vaqueront, il sera à propos de les remplir d’associés, les uns qui aient résidé aux Indes, les autres qui aient résidé à Londres, à Amsterdam, à Livourne, à Paris. Mais ce sont de ses statuts qu’il est bon que le conseil laisse faire à la compagnie, et qu’il n’ait qu’à les confirmer.

5. Les membres du conseil de la compagnie, lorsqu’il vaquera une place d’associé, pourront à la vérité choisir un des enfants, un des gendres du mort ; mais entre les enfants, entre les gendres, ils choisiront vraisemblablement celui qui a montré plus de talents, et des qualités propres à mieux servir la compagnie ; ce qui maintiendra une grande émulation entre les sous-directeurs.

V.

Les appointements des associés directeurs seront de 6 000 livres, ceux des sous-directeurs et des capitaines seront de 3 000 livres, étant armés, etc. Ces appointements seront payés par mois, comme dette aussi privilégiée que la paye des matelots et soldats. Mais à l’égard du dividende, il ne sera payé à aucun d’eux, qu’après que le prix annuel du bail aura été entièrement payé, et après que les commissaires du Roi auront vu par le nouvel invention et pièces justificatives, que les effets de la compagnie augmentent au moins d’un quarantième.

Les capitaines non employés auront la demi-paye.

ÉCLAIRCISSEMENT.

1. On pourra changer les formes de cet article, et y ajouter ou diminuer ; mais il est à propos, pour la sûreté réciproque du bailleur et des preneurs, que cet article soit réglé.

2. Les deux commissaires du Roi qui vérifieront l’inventaire de chaque année comparé avec l’inventaire de l’année précédente, auront apparemment chacun une part ; ainsi ils seront plus intéressés à connaître la vérité, plus en état de rendre compte au Conseil du progrès du capital, et suffisamment intéressés à faire augmenter le dividende de l’année suivante.

VI.

Tous les dix ans la compagnie augmentera le bail d’un quart d’intérêt.

ÉCLAIRCISSEMENT.

Comme en dix ans le fonds du capital de la compagnie sera augmenté d’un quart, il est bien juste qu’elle en paye au Roi un quart de plus.

Il est à propos que la compagnie puisse encore emprunter à intérêt, pour faire de plus grands profits ; mais d’ici à quelques années, elle peut se contenter de faire valoir son capital.

VII.

Comme il peut arriver dans la suite par divers événements favorables, que la part entière d’un associé excède 18 000 livres de profit annuel, et les autres parts à proportion ; et qu’en ce cas il ne serait pas juste que le Roi n’eut aucune part à ce profit excédant, Sa Majesté aura à son profit la moitié de cet excédant ; et à cette fin, la répartition annuelle du dividende ne pourra se faire qu’en présence des deux commissaires du Roi.

ÉCLAIRCISSEMENT.

De cette manière il arrivera d’un côté, que si le Roi a baillé son capital à trop bon marché, il s’en dédommagera bientôt par la moitié de cet excédant ; et de l’autre, qu’il restera toujours aux associés un ressort suffisant pour les encourager à faire de nouveaux efforts, afin d’augmenter tous les ans le profit annuel de la compagnie ; parce qu’ils verront que même au-delà de 18 000 livres pour chaque part et leurs appointements annuels, ils auront encore à partager entre eux la moitié de l’excédent, qui peut aller en moins de dix ans à autres 18 000 livres pour chaque part entière. C’est ainsi que le revenu de la ferme du Roi peut augmenter, tous les ans, de concert avec le profit des fermiers. Et avec cette méthode le Roi, pour augmenter le prix de son bail, n’aura pas besoin de faire de nouveaux baux ; et ce sera proprement une métairie perpétuelle, où les profits se partagent chaque année par moitié, entre le propriétaire qui donne son fonds, et les fermiers qui donnent leur temps, leur travail, leur industrie et leurs soins.

VIII.

Les appointements et le dividende d’un associé ne pourront être ni saisis, ni cédés.

ÉCLAIRCISSEMENT.

Il ne faut pas que l’associé perde le principal ressort de son travail. Or cela arriverait, s’il pouvait n’avoir plus d’intérêt que son dividende augmente ou diminue par la cession qu’il en aurait faite, ou par la saisie que l’on aurait fait sur lui.

IX.

Les fermiers associés ne feront directement, ni indirectement, aucun autre commerce que celui de la compagnie, sous peine de destitution ; mais ils auront un temps compétant, pour retirer leurs effets des autres compagnies.

ÉCLAIRCISSEMENT.

Il est évident que les autres commerces diminueraient le travail et l’attention de l’associé.

X.

En temps de guerre pour dédommager la ferme, la compagnie aura le privilège exclusif d’armer en course.

ÉCLAIRCISSEMENT.

Il est de l’intérêt du Roi de soutenir la ferme et la compagnie, par le privilège exclusif des armements ; mais les particuliers qui voudraient armer pour leur compte, achèteront cette permission de la compagnie, ou lui promettront une certaine part à leur profit. Mais j’espère la paix perpétuelle entre les souverains d’Europe.

Il y aura peut-être aussi quelques conditions sur les plantations de tabac, mais je ne regarde ceci que comme un canevas, où l’on peut et où l’on doit ajouter et diminuer pour l’intérêt réciproque des contractants.

OBJECTION I.

Par la régie à forfait vous donnez cinquante millions à gouverner à quatre-vingt-dix personnes, c’est-à-dire aux trente directeurs, aux trente sous-directeurs, et autres trente capitaines, qui tous ensemble n’ont pas un bien suffisant pour répondre de dix millions.

RÉPONSE.

1. Par la régie comptable, vous donnez ces même cinquante millions à gouverner à dix personnes qui ne sont pas plus solvables ; et ce qui fait une différence essentielle, les simples régisseurs ne répondent, ni d’un certain prix année commune, ni de l’augmentation du capital, ni de l’augmentation de l’intérêt.

2. Quand les directeurs comptables seraient très riches, que servent leurs richesses à l’actionnaire, s’ils ne sont obligés qu’à faire leur possible, s’il n’y a nulle règle pour juger s’ils ont fait ce possible ; et nulle punition s’ils ne l’ont pas fait.

3. Si vous êtes mécontent d’un régisseur comptable, et si vous ne tirez pas de sa régie ce qu’il vous a promis, vous n’avez de ressource que de le congédier. Mais dans le projet de la régie à forfait ou de la ferme, vous pouvez du moins saisir les profits que les fermiers ont déjà faits dans la ferme.

4. En gros, si les régisseurs comptables donnent six millions aux actionnaires, les régisseurs à forfait, beaucoup plus habiles, beaucoup plus industrieux, beaucoup plus laborieux, beaucoup plus courageux, y gagneront plus que les comptables, et donneront plus de neuf millions de ferme ; les premiers feront à peine gagner seize pour cent, tandis que les autres gagneront trente ou quarante pour cent.

Or ne vaut-il pas mieux que le Roi, au droit des actionnaires, partage cette augmentation, et gagne huit pour cent de plus pour lui, et fasse gagner aux fermiers autres huit pour cent ; que si on privait le Roi et les fermiers de cette augmentation du double de profit, qui ne peut venir que de cette augmentation quadruple de travail, d’industrie, de courage et d’efforts : augmentations causées par le ressort de l’amour-propre, rendu plus fort à l’avantage du public dans les uns que dans les autres, et habillement employé à l’avantage du Roi et du Royaume.

OBJECTION II.

Vous proposez deux commissaires pour examiner tous les ans si le capital est augmenté d’un quarantième par l’augmentation des effets, et même pour connaître si le dividende de chacune des cinquante parts est plus fort que 18 000 livres. Cependant les marchands conviennent que pour faire réussir une compagnie, il ne faut point que le Roi ni les ministres se mêlent de leurs affaires, si ce n’est pour les protéger tant contre les étrangers que contre les négociants français, qui voudraient diminuer ses privilèges.

RÉPONSE.

1. Ne voyons-nous pas tous les jours des métairies affermées à moitié de profit ? Le propriétaire est informé de tous les effets de la ferme, cela empêche-t-il le fermier de bien faire ses affaires ? Le propriétaire cache ce qu’il est important de cacher pour le bien commun de la ferme.

2. La grande raison pourquoi la compagnie aurait à craindre que le Conseil se mêlât de ses affaires, c’est que les associés auraient à craindre que le Roi ne s’emparât de l’argent et de leurs effets, de leur capital et de leur profit. Mais il faut remarquer qu’ici le capital est au Roi, et que la plupart de ce capital est en marchandises et en effets, et qu’ainsi il n’a garde de s’emparer d’un capital qu’il baille à ferme, et dont il tire plus de vingt-cinq pour cent ; à moins qu’on ne veuille regarder le Roi comme un insensé, qui veuille se ruiner lui et son État. Car enfin le Conseil ne voit-il pas clairement que si l’on décourage les associés, en leur ôtant ou partie de leur capital, ou partie de ce profit, il n’y aura plus ni ferme ni fermier.

3. Dans toutes les compagnies de marchands, le dividende est une opération secrète, mais elle est connue des principaux intéressés. Or le Roi et ses commissaires ne sont-ils pas principaux intéressés ?

OBJECTION III.

Nous avons vu des fermiers à forfait faire de faux registres de recette et de dépense, et demander ensuite au Roi des diminutions sur différents prétextes, offrant au Conseil de compter de clerc à maître, et obtenir par des protections souterraines de grandes diminutions. Or qui nous assurera que ces marchands maritimes, sous prétexte de diverses pertes qu’ils feront, ne demandent pas au Roi de pareilles diminutions ?

RÉPONSE.

1. Nous avons vu des friponneries réussir, mais on devient tous les jours plus habile à les découvrir, ainsi elles réussissent plus rarement.

2. Ces pertes casuelles étant récompensées par des profits casuels d’une année suivante, pourraient bien quelquefois opérer un retardement d’une partie du revenu à forfait, mais jamais une diminution réelle.

3. Les profits des années précédentes récompenseront facilement les pertes présentes.

4. Les directeurs ou fermiers, les sous-directeurs et les capitaines, auront toujours leurs appointements pour leur travail ordinaire ; mais leurs dividendes passés et avenir, que produisent leurs effets et leurs travaux extraordinaires, seront toujours garants envers le Roi du payement exact du total du revenu annuel auquel ils se seront engagés. Ainsi le Roi, au pis aller, ne perdra rien avec eux ; mais seulement il pourra arriver que le payement d’une partie du forfait annuel sera quelquefois retardé de quelques mois, comme il arrive dans toute sorte de fermes.

5. Il y a une grande différence entre une compagnie qui dure six ans, et une compagnie qui durera toujours : il y a bien plus de ressource dans l’une que dans l’autre.

OBJECTION IV.

Ces traitants à forfait ne songeront pas à établir des commerces qui coûteront d’abord, et qui ne rapporteront de grands profits que dans des temps éloignés.

RÉPONSE.

1. Comme cette ferme est perpétuelle, et qu’elle passera souvent des pères aux enfants, des oncles aux neveux, non par succession, mais par le choix du scrutin, les pères seront suffisamment intéressés à faire de pareilles avances en faveur de leurs enfants, les oncles en faveur de leurs neveux.

2. Ces fermiers à forfait auront encore un intérêt plus fort et plus vif pour ces entreprises lucratives, que les régisseurs des compagnies de Hollande et d’Angleterre. Donc ils feront du moins aussi bien de ce côté-là, que les Anglais et que les Hollandais. Or est-ce faire peu, que de faire mieux que les plus habiles marchands d’Europe ?

OBJECTION V.

Les pertes qui peuvent arriver dans les vaisseaux, soit en temps de guerre, soit en temps de paix, peuvent fort décourager les marchands d’offrir un prix raisonnable de la ferme, surtout s’ils s’engagent à payer ce prix sur leurs médiocres appointements, mais encore sur leurs autres biens meubles et immeubles, comme tous les autres fermiers. Ainsi au lieu qu’ils pourraient aisément sans cela offrir trente pour cent, c’est-à-dire 100 000 écus par an pour chaque million de capital, ils auront de la peine à venir jusqu’à 250 000 livres par million, ou vingt-cinq pour cent. Au lieu que s’ils étaient sûrs de ne risquer que leurs profits, ils y emploieraient également toute leur industrie et tous leurs soins, et porteraient sûrement leurs offres plus haut que vingt-cinq pour cent.

RÉPONSE.

Il est certain que la véritable garantie du payement régulier du prix annuel du bail, c’est le travail, l’activité, l’industrie et l’habilité de ces marchands maritimes, lorsqu’ils seront devenus fermiers du capital et des privilèges de la compagnie. Il est certain que le désir du gain suffit, pour les exciter suffisamment au travail.

De sorte que si pour décharger leurs biens présents, et même leurs 6 000 livres d’appointements, de la garantie du payement régulier du prix annuel de la ferme, ils offraient d’en augmenter le prix d’un cinquième en sus, ou d’un sixième au total, par exemple de vingt-cinq à trente pour cent, ou de 250 000 livres par million de capital, je serais d’avis qu’on le leur accordât.

On peut en essayer, et leur offrir les deux conditions. Peut-être que celle qui sera plus utile au Roi plaira davantage, parce qu’ils risqueront moins.

OBJECTION VI.

Ne pourrait-on point, en conservant la régie comptable, établir pour directeurs des marchands maritimes qui résideraient dans le port principal, et conserver ainsi à Paris le conseil de décision ?

RÉPONSE.

1. C’est tout ce que peuvent souhaiter nos voisins que votre compagnie en régie comptable ; c’est-à-dire entre les mains de gens peu intéressés à faire des efforts de travail, et que la décision se fasse à Paris, où l’on ne connaît que très imparfaitement le commerce maritime.

2. La différence entre régie à forfait et régie comptable est infinie, surtout dans une régie où il y a un million de petits détails dans lesquels il y a un quart, un tiers, une moitié à perdre par l’indolence et par le peu d’activité, et autant à gagner par la grande activité. Or si vous donnez cette régie à forfait, jamais les marchands maritimes n’y entreront, sans avoir la décision par devers eux, et sans résider au principal port.

Si la régie n’est que comptable, des marchands maritimes peuvent être nommés directeurs, mais ils ne travailleront pas comme pour eux, et ne songeront qu’à plaire à celui qui peut les déplacer, à éviter les reproches, et à ne se point faire d’ennemis. Il y aurait plus d’habilité dans les directeurs : mais comme cette habileté ne décidera pas, et que les décisions se feront à cent lieues du port, elles seront encore fort souvent et fautives et trop tardives. Enfin, plus on mettra de marchands maritimes pour directeurs comptables, plus la constitution en deviendra meilleure, ou plutôt moins mauvaise ; mais il manquera le grand ressort de l’intérêt particulier, qui se trouve toujours dans la régie à forfait.

3. Il est bien certain qu’une compagnie originairement mal constituée, et qui porte dans ses entrailles des principes de dépérissement et de destruction, ne saurait prospérer que peu, et moins encore dans une monarchie que dans une république. Mais si d’un côté, elle est bien établie sur l’intérêt particulier très fort et très puissant d’habiles gens qui la gouvernent ; si elle est de l’autre, bien établie sur l’intérêt du Roi et du ministre, qui la regardent comme une ferme favorite ; si cette compagnie est perpétuelle ; si les membres se renouvellent par la voie du scrutin ; il est impossible qu’elle n’aille toujours en prospérant considérablement. Mais le difficile, c’est cette constitution originaire, qui demande que l’intérêt particulier du fermier soit toujours intimement uni avec l’intérêt du propriétaire, comme il arrive quand les profits se partagent entre eux par moitié.

4. Notre compagnie pourrait d’autant plus prospérer, qu’elle a commencé sur un grand fonds, et que sa constitution serait incomparablement meilleure que celles d’Amsterdam et de Londres, qui ne laissent pas d’être bonnes, quoique les actions s’y vendent, et quoique chaque directeur sente tous les jours qu’il travaille pour cinq ou six mille ingrats, qui ne travaillent pas pour lui avec la même ardeur qu’il travaille pour eux.

5. Les capitaines, les officiers subalternes, les commis, les sous-directeurs de ces compagnies, ne se soucient que d’éviter les reproches dans ce qui est de leur devoir ; au lieu que dans la compagnie des fermiers il arrivera nécessairement que, tant par honneur que par intérêt, tous feront tous les jours de nouveaux efforts au-delà de leur devoir. Je sais bien que le commis et le lieutenant n’ont point de part au dividende, mais ils espèrent de devenir les uns capitaines, et les autres sous-directeurs. Ainsi ils travaillent d’avance pour bonifier un fonds qui doit leur revenir, et leur rapporter du profit ; puisqu’on choisira toujours parmi eux les sous-directeurs et les capitaines, et que parmi les sous-directeurs on choisira les directeurs.

6. En général tous les établissements où les hommes pour travailler beaucoup, manquent de ressorts suffisants, ne sauraient ni durer, ni prospérer ; la nature reprend toujours ses droits. Et qu’est-ce que la nature ? sinon le désir de diminuer ses peines et d’augmenter ses plaisirs, c’est-à-dire l’intérêt particulier de chaque homme. Et quel autre but peut se proposer la bonne politique ? sinon de lier tellement l’intérêt publique, qu’il soit impossible au membre d’une société particulière de faire jamais beaucoup pour lui-même, qu’en faisant beaucoup pour les autres.

OBJECTION VII.

Les marchands de La Rochelle ou de Saint-Malo, pour gagner davantage, voudront avoir un moindre nombre d’associés que trente ; ils demanderont de n’être que dix ou douze, et mettre plus de sous-directeurs.

RÉPONSE.

1. L’intérêt particulier est qu’il y ait moins de familles qui partagent les profits, afin qu’elles s’enrichissent davantage. L’intérêt de l’État est qu’il y ait plus de familles qui partagent les mêmes profits et qu’elles s’enrichissent suffisamment. 

D’ailleurs il est visible que plus il y aura d’associés directeurs dans les ports d’Europe, d’Afrique, d’Asie, d’Amérique, plus il y aura d’associés qui seront plus intéressés à la prospérité de la société.

2. Plus il y aura d’associés directeurs, plus le Conseil pourra voir clair et avec sûreté l’état réel, et les profits réels et annuels de la compagnie.

3. Plus il y aura d’associés, plus il y aura de garants du capital, et de l’augmentation de ce même capital, et même de l’augmentation du profit général de la compagnie.

OBJECTION VIII.

Si l’ouvrage des associés augmente par la prospérité de la compagnie, ne faudra-t-il pas augmenter aussi le nombre des trente associés ? Parce qu’il y aura alors de nouvelles résidences nécessaires ?

RÉPONSE.

1. Peut-être que le Conseil trouvera alors que les trente associés suffiront, peut-être les augmentera-t-il jusqu’à quarante. Mais ce sont de ces changements que les conjonctures démontrent nécessaires et utiles.

2. Le Conseil est d’autant plus intéressé à l’augmentation et l’amélioration du gouvernement de cette compagnie, que le Roi, en cas que l’arbitrage européen ne s’établisse pas de son règne, est très intéressé à avoir dans ses forces de mer la même supériorité sur la plupart de ses voisins, qu’il a sur eux dans les forces de terre, et il est visible qu’il ne peut jamais y arriver que par la supériorité de matelots et d’officiers de mer, et qu’il ne pourra jamais arriver à la supériorité de marine que par la supériorité de la navigation de ses sujets, et surtout par la supériorité de ses compagnies sur les compagnies de ses voisins.

OBJECTION IX.

Nous avons vu, de nos jours, que dans les fermes du Roi on a préféré quelques temps la régie comptable à la régie à forfait. Donc la régie comptable est préférable.

RÉPONSE.

1. Une preuve de la supériorité de la régie à forfait sur la régie comptable, c’est que le Conseil en est revenu à la régie à forfait, c’est-à-dire à faire une ferme.

2. La régie comptable est bonne pour une ou deux années, afin de connaître tout ce que l’on peut tirer annuellement de tels et tels droits, et à quel prix il faut les affermer. Mais il est visible, et par la pratique de feu M. Colbert, le plus grand financier qui eut encore paru en France, et par l’expérience générale des hommes, qu’ils tireront toujours à la longue plus de revenus de leurs métairies, en les donnant à ferme, qu’en les donnant à régir à des commis et à des valets comptables.

Cette expérience générale est fondée sur la nature des hommes. 1. Ils ne veulent point se faire d’ennemis, sans un grand intérêt. 2. Ils préféreront toujours une vie douce, tranquille et paresseuse, à une vie pénible, agitée et laborieuse, quand il ne leur revient pas plus d’appointements et de profits de l’une que de l’autre. 3. Ils ne feront point les mêmes efforts de travail et d’industrie lorsqu’il s’agit du profit d’un autre, que s’il s’agissait de leur profit.

 De sorte que le bon sens conduit le maître à prendre le parti d’avoir ou des fermiers-généraux, ou du moins des fermiers particuliers. Car l’intérêt des fermiers eux-mêmes est de sous-fermer par sous-baux les choses qu’ils ne peuvent pas faire valoir eux-mêmes. Mais ce soin de faire des sous-baux les meilleurs qu’il est possible, doit être confié à des fermiers généraux.

3. Il est visible que cette moitié plus de travail, de soins et d’industrie, procurera un profit plus fort d’une moitié, que ne produirait la régie comptable. Or le propriétaire et le fermier peuvent profiter tous deux de cette augmentation de profit, qui vient de l’augmentation de travail et d’industrie. Et tel est l’effet naturel de la régie à forfait, telle est la supériorité naturelle qu’elle a sur la régie comptable.

CONCLUSION.

Il paraît donc 1° que le fonds de la Compagnie des Indes doit être donné à ferme ou à forfait pour toujours à une compagnie composée de marchands maritimes, sous certaines conditions.

2° Que le Roi seul peut faire ce traité, et qu’ainsi le Roi en échange du capital doit donner des rentes sur la ville au denier quarante aux actionnaires ; en sorte qu’une action qui rapporte 150 livres, vaudrait 6 000 livres de capital sur la ville.

3° Que de cette manière les actions augmenteront de prix ; parce que les actionnaires n’auront plus à craindre, ni que le capital de la compagnie aille en diminuant par une mauvaise régie, ni que le Roi retire les droits du tabac.

4° Si les actionnaires y gagnent, le Roi n’y gagnera pas moins ; parce qu’il formera du fonds de la compagnie une ferme solide de dix millions, et retirera la ferme du tabac et celle du café, et n’aura sur cela à payer que 7 500 000 livres pour l’intérêt de 50 000 actions, à 150 livres d’intérêt chacune.

Ainsi il gagnerait plus de huit millions de rente, l’État y gagnera aussi, parce que le commerce deviendra tous les ans plus florissant. Enfin les directeurs, sous-directeurs et capitaines s’enrichiront, par l’augmentation de leur travail et de leur industrie.

5° Pour décider avec plus de sûreté, et même avec plus d’autorité sur le projet, il est à propos que le ministère le fasse examiner par un bureau exprès, sur les raisons ou objections des opposants, et sur les réponses de l’auteur et autres approuvants. Et supposé que ce bureau l’ait approuvé, il est aussi à propos, pour diminuer les difficultés de l’exécution, que le ministre déclare que dans le bail il mettra pour condition, que les appointements de la moitié des directeurs actuels qui ne seront pas élus du nombre des fermiers, seront conservés en entier à ceux qui auront contribué à l’établissement.

Tels sont les avantages que cette méthode procurera aux actionnaires, au Roi, et à la nation. Et c’est ce que je m’étais proposé de démontrer.

OBSERVATION.

Comme cette espèce de régie, partie comptable, partie à forfait, serait très avantageuse au Roi et aux fermiers, il me paraît que le Conseil pourrait s’en servir pour affermer tous les revenus ordinaires de l’État à une seule compagnie par un bail perpétuel, en observant à peu près les mêmes conditions. Mais cela mériterait un autre mémoire plus détaillé encore que celui-ci, et peut-être que j’y travaillerai, afin que l’établissement puisse être prêt à se former la dernière année du bail présent.

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