Réfutation de l’ouvrage qui a pour titre Dialogues sur le commerce des blés

André Morellet, Réfutation de l’ouvrage qui a pour titre Dialogues sur le commerce des blés, 1770


 

Convien esser persuaso che il commercio senza aumento d’agricoltura è uno spettro e un’ombra vana. E sebbene il commercio e l’agricolıura fieno concatenate insieme ; pure riguardando più attentamente si troverà esser anteriore sempre l’agricoltura al traffico : perche il florido commercio viene dalla abbondanza de’ generi superflui e questa dall’ agricoltura. Trattato della Moneta dal sign. Abb. Galiani. Lib. IV. c. IV. § come. si posse aumentar il commercio.

Il faut bien se persuader que, chercher à augmenter le commerce sans augmenter l’agriculture, c’est poursuivre un fantôme et une ombre vaine. Quoique le commerce et l’agriculture soient liés ensemble étroitement, cependant en les regardant l’un et l’autre avec attention, on trouvera que l’agriculture est toujours antérieure au commerce, parce que le commerce florissant est fondé sur l’abondance d’un superflu de denrées, et que cette abondance elle-même prend sa source dans l’Agriculture. Traité de la Monnaie, par M. l’Abbé Galiani, Liv. IV. Ch. IV. §. Des moyens d’augmenter le commerce.


AVERTISSEMENT

En réfutant un ouvrage qui combat des vérités auxquelles je suis très fortement attaché, je crois devoir prévenir mes lecteurs que ma critique peut avoir été trop vive en quelques endroits, et qu’il peut m’être échappé quelques expressions qui auraient dû être plus douces, et quelques reproches qui auraient dû être moins vifs ; mais je puis protester, avec vérité, que si ce malheur m’est arrivé, je ne m’en suis pas aperçu. Je n’ai jamais eu l’intention de blesser l’auteur : je distingue sa personne et son livre : M. l’Abbé G*** à qui on l’attribue et M. le Chevalier Zanobi qu’on y fait parler. Si je prends l’auteur à partie, j’entends toujours l’auteur du livre comme tel. Cette distinction est bien juste, puisque dans la chaleur de la composition, un écrivain peut se laisser aller à des paralogismes qui échappent aux meilleurs esprits, ou exposer des opinions auxquelles il ne tient pas et auxquelles il aura été conduit par la nature même d’un ouvrage polémique, où l’on outre souvent ses propres sentiments sans s’en apercevoir.

C’est d’après cette explication, que mes lecteurs doivent entendre les reproches que j’ai fait en quelques endroits à l’auteur des Dialogues, de raisonner peu conséquemment, d’être en contradiction avec lui-même, d’établir des maximes de despotisme, etc. Mon intention n’a jamais été que de justifier des opinions que je crois vraies, sans aucun projet de blesser une personne que j’estime et avec qui j’ai eu le plaisir de vivre.

Quant à ceux qui pourraient blâmer cette vivacité sans aigreur, dont je conviens, je ne puis me soumettre à leur décision Je sais que leur nombre est grand. Il est formé de cette multitude de personnes, qu’on appelle gens sages, réservés, modérés ; mais dont la sagesse, la réserve, la modération ne sont souvent que l’art d’écarter tous les mouvements qui pourraient troubler leurs tranquilles jouissances ; et, puisqu’il faut le dire, une véritable indifférence pour le bien de leur nation et de l’humanité.

Mais, si ces sentiments, me paraissaient raisonnables et pouvaient entrer dans mon cœur, je ne consumerais pas ma vie à des occupations pénibles, souvent rebutantes par leur inutilité actuelle et par le dégoût dont elles sont accompagnées. Les mêmes motifs qui ne pressent de m’occuper de ces objets ne me permettent pas de les voir avec cette froideur si vantée, et j’avoue que si jamais l’âge et l’expérience me conduisent à cette grande modération, j’en aurai en même temps une autre qui sera de ne plus écrire sur des choses qui ne m’intéresseront plus.

Je dois me justifier auprès de ceux qui trouveront que ma Réfutation arrive bien tard et qu’elle est fort longue. Il y a quatre mois que les Dialogues ont paru. Je crains de n’avoir pas mis encore assez de temps à y répondre, et de n’avoir pas encore répondu à tout.


NOUVEL AVERTISSEMENT.

NOVEMBRE 1774.

 

L’ouvrage qu’on donne ici au public était imprimé dès le mois d’avril 1770, quatre mois après les Dialogues sur le commerce des blés.

Il avait été soumis à l’examen de plusieurs censeurs qui en avaient rendu un compte favorable. Des motifs que nous ne pouvons pénétrer en empêchèrent la publication. On profite aujourd’hui de la liberté rendue à la discussion et à l’instruction dans les matières de l’économie politique, pour faire paraître une réponse à un ouvrage déjà ancien. L’intérêt du public paraissant se ranimer sur ces objets, à raison même de ce que l’administration semble s’occuper davantage du bonheur des peuples, et l’ouvrage n’étant pas seulement une réfutation des Dialogues sur le commerce des blés, mais un développement de plusieurs vérités importantes, on a cru pouvoir obtenir encore quelque attention du public, sur un sujet qui ne peut être trop discuté et trop approfondi.

 

 


 

RÉFUTATION DE L’OUVRAGE QUI A POUR TITRE, DIALOGUES SUR LE COMMERCE DES BLÉS.

INTRODUCTION

 

Les Dialogues sur le commerce des blés, ayant réveillé l’attention du public sur une des questions les plus importantes de l’économie politique, j’ai cru qu’on verrait avec quelque intérêt des observations sur cet ouvrage, et la discussion des opinions qu’on cherche à y établir.

Depuis 15 ou 20 années que les principes de la liberté du commerce ont commencé d’être plus connus, on les a appliqués au commerce des grains dans un grand nombre d’ouvrages imprimés, sans que les partisans des gênes et des prohibitions aient mis leurs raisons sous les yeux du public (si l’on veut bien ne pas tenir compte d’une ou deux brochures peu considérables et oubliées.) Ils se sont contentés de parler sans écrire et d’agir sans parler, deux moyens excellents pour arrêter les progrès des vérités les plus intéressantes, deux écueils contre lesquels les livres échouent souvent. En vain les défenseurs de la liberté ont-ils présenté le défi à leurs adversaires : ceux-ci, gens sages et réservés, ne se sont point compromis ; ce n’était pas une chose aisée de répondre clairement et fortement à des arguments pressants ; de donner des formes nouvelles à d’anciens préjugés, et de revêtir de couleurs séduisantes des faussetés palpables. Enfin, un homme d’un esprit délié, amoureux du paradoxe, se charge de leur rendre cet important service et surpasse même leur espérance.

On ne peut se dissimuler que son ouvrage a produit tout l’effet qu’ils pouvaient en attendre. Je ne dirai pas qu’il a ébranlé les personnes à qui les principes étaient connus, mais il a confirmé ceux qui les rejetaient dans leurs préjugés et ceux qui en doutaient encore dans leur incertitude. De là, une sorte d’obligation de défendre la liberté du commerce attaquée par un ennemi dangereux. Elle aura sans doute de meilleurs défenseurs que moi, mais elle n’en aura pas de plus zélé, ni de plus convaincu de la bonté de sa cause.

L’espèce de succès qu’ont eu les Dialogues, n’a pas dû me détourner de cette entreprise. J’ai pensé que la forme avait contribué, beaucoup plus que le fonds, à leur faire obtenir l’accueil qu’ils ont reçu. On y trouve beaucoup d’esprit et d’imagination, des saillies piquantes, des rapprochements heureux, et des combinaisons adroites. Quoique le goût de l’auteur ne soit pas toujours sûr, il a souvent les grâces même du style, mérite bien singulier dans un ouvrage écrit par un étranger. Enfin la marche en est originale et neuve. Toutes ces circonstances réunies ont dû séduire beaucoup de personnes, qui cherchent plus dans les livres l’amusement que la vérité.

Mais la fausseté des principes, et l’éloignement que je me suis senti pour l’esprit dominant de l’ouvrage, m’ont défendu de cette séduction. Quant aux principes, je suis intimement persuadé que l’auteur a mal choisi les siens, et que la subtilité de son esprit et les saillies de son imagination n’ont servi qu’à l’égarer davantage. Quant à l’esprit dominant, je crois voir dans les Dialogues peu d’attachement à ce que l’auteur lui-même regarde comme la vérité ; indifférence, légèreté dans une matière intéressante et grave ; respect affecté pour toutes les opinions communes ; flatterie continuelle pour l’autorité de tous les temps et de tous les lieux ; goût très marqué pour le despotisme ; dogme de l’infaillibilité de ceux qui gouvernent, étendue jusqu’au grand Vizir et au Caïmacan de Constantinople ; haine des écrivains qui, en recherchant les principes d’une bonne administration, ont osé penser que les administrateurs, avec de bonnes intentions, pouvaient se tromper quelquefois. Voilà l’esprit des Dialogues. Je ne dis pas que ces sentiments soient ceux de l’auteur ; mais je crois les voir dans l’ouvrage, et je ne puis m’empêcher de les combattre.

Je suis bien éloigné de penser que tous ceux qui ont loué les Dialogues, y aient vu ou approuvé les défauts que je reproche ici. Parmi les partisans de l’ouvrage, j’en connais plusieurs dont je respecte les jugements ; aimant la vérité, la liberté, les lettres ; âmes élevées, inaccessibles à d’autres préventions, mais que je crois aveuglées par leur indulgence, et séduites par leur imagination.

Mais si des suffrages dont je fais tant de cas pouvaient changer l’opinion que j’ai prise des Dialogues, je serais soutenu par des autorités contraires et aussi respectables. Je vois que le plus grand nombre des personnes instruites dans les matières économiques en pensent comme moi. Je ne craindrai donc pas d’entreprendre de justifier leur jugement et le mien.

En traitant les questions qui vont m’occuper, je m’attends bien à être compris dans la condamnation rigoureuse et générale que l’auteur prononce contre les écrivains économiques. Selon lui, il faut faire plus de cas des sensations du peuple et de la pratique des gens en charge, que des opinions des auteurs. Il y a un point que le sage seul sent par instinct, que l’homme en charge aperçoit avec le temps, et dont l’écrivain moderne ne se doute jamais. Et M. le Chevalier se proposant lui-même pour modèle, déclare qu’il n’a jamais lu aucune des brochures sur le commerce des blés, cest-à-dire, sur la matière qu’il traite, et que sa lecture favorite est l’Almanach Royal, parce que c’est le livre où l’on trouve le plus de vérités, pag. 30 et 31.

Je remarque d’abord que c’est un grand sujet de consolation pour les écrivains économiques, que M. le Chevalier qui en fait si peu de cas ne les ait jamais lus. Ils ne peuvent plus être si blessés du mépris avec lequel on les traite, et ils peuvent en appeler à leur juge mieux informé.

Il est bien étrange que l’auteur entreprenant d’écrire sur le commerce des blés, se glorifie de n’avoir lu aucun des ouvrages qui traitent de cette matière. Leffet naturel de cet aveu est d’inspirer de la défiance pour ses principes et ses jugements. On doit craindre qu’il n’ait pas bien connu la doctrine qu’il entreprend de réfuter ; qu’il n’ait donné comme nouvelles des opinions très communes, etc. Nous verrons dans la suite qu’il est tombé dans tous ces inconvénients.

Il est bien difficile encore de concevoir comment l’auteur des Dialogues, en écrivant lui-même un gros livre sur une question d’économie politique, prononce qu’il ne faut faire aucun cas des ouvrages économiques. Il me paraît impossible qu’il se soit lui-même compris dans cette condamnation, et s’il s’est excepté, il devait nous apprendre à quel titre et de quel droit il est lui-même écrivain. Il a daigné se faire comme l’un d’entre nous ; il est écrivain moderne, puisque son livre n’est public que depuis peu de temps ; s’il s’est donc flatté de pouvoir être utile, les écrivains modernes ont le même droit que lui.

J’entends un peu mieux les motifs de la préférence qu’il donne à l’instinct du peuple sur les opinions des écrivains ; car son livre a pour but de consacrer toutes les opinions populaires sur l’administration du commerce des blés. Mais je ne puis être de son avis.

L’instinct du peuple en ces matières, n’est rien autre chose qu’un amas informe d’opinions peu réfléchies, fondées sur des idées confuses et vagues, et souvent même sur les passions de cet ordre d’hommes que leurs besoins tiennent dans l’ignorance et écartent de toute réflexion ; et il me semble que ces opinions sont souvent fausses et diamétralement opposées au but d’un bon gouvernement.

Quant aux gens en charge, je trouve qu’il n’est pas noble à l’auteur qui courait la carrière qui conduit à être un homme en charge, d’établir que les gens en charge en savent toujours plus que quelque écrivain moderne que ce soit. Cette opinion est dangereuse à répandre et à accréditer. Les hommes ne sont déjà que trop disposés à croire qu’ils savent tout sans avoir jamais rien appris. Il ne faut pas les dégoûter encore de s’instruire. Il y a sans doute tel homme en charge qui réunissant un esprit juste et un cœur droit avec l’expérience de sa place, a des idées plus saines que tel auteur qu’on voudra choisir. Mais il est cependant possible que des écrits aient contribué à son instruction. Il est possible que les écrivains aient entrevu quelque vérité utile, et si par hasard cet homme en charge avait été lui-même écrivain, ce qui arrive quelquefois, ce qui vient d’arriver nommément à l’auteur des Dialogues, qui, depuis son livre écrit, a été élevé à une magistrature, pourquoi l’écrivain moderne ne se douterait-il jamais de ce que l’homme en charge peut savoir ?

Mais examinons quelques-unes des raisons qu’on nous donne de l’inutilité des écrits économiques.

Il faut, dit M. le chevalier, faire peu de cas des écrits économiques parce qu’ils sont l’ouvrage de gens de bien, et que le désir de faire du bien est une passion trop violente qui produit l’enthousiasme. Il faut pour gouverner les hommes rencontrer le grand homme, c’est-à-dire, celui qui a le désir du bien réuni au calme et à l’indifférence qu’en ont les méchants. p. 231.

LAuteur croit sans doute qu’il n’appartient pas plus aux écrivains économiques de juger des qualités nécessaires pour administrer, que de rechercher avec succès les principes d’une bonne administration ; ainsi mon opinion ne sera pas pour lui d’un fort grand poids : mais javoue que si j’étais appelé à choisir des administrateurs, je ne chercherais pas des hommes qui auraient le calme et l’indifférence des méchants pour le bien. On aura beau leur supposer aussi le désir du bien, je ne croirai point à la réunion de deux qualités si contraires, et en tout état de cause, je craindrai moins l’enthousiasme d’un homme de bien, (en lui supposant de l’esprit, que M. le Chevalier accorde à son ministre aussi bien que moi) que l’indifférence des méchants.

D’après l’apologie que je fais des écrivains économiques, l’auteur des Dialogues ne manquera pas sans doute de m’attribuer le projet de les appeler à l’administration, mais je proteste contre cette horrible calomnie. Je ne pense pas comme lui que les qualités d’écrivain moderne, d’homme de bien, d’homme ayant un grand désir de faire le bien, soient des raisons de les en exclure ; mais je ne crois pas non plus que ces titres puissent suffire seuls. Je ne songe pas à mettre en place aucun écrivain moderne, et je souhaite que les éloges que l’auteur donne à l’indifférence pour le bien, soient, à cet égard, aussi désintéressés que l’apologie que je fais de ceux qui l’aiment.

Je ne puis pas goûter davantage une autre raison que je trouve dans les Dialogues, de l’inutilité des écrits économiques. Selon l’auteur, c’est la bonté même du gouvernement et l’état heureux des peuples, qui font naître les plaintes des écrivains et leur enthousiasme déplacé. Comme dans la belle saison vous voyez éclore au souffle du Zéphire, à la tiédeur d’un air pur et serein, mille fleurs printanières qui émaillent les prés, etc. De mêmeetc., pag. 238.

Cette comparaison serait encore plus poétique et plus chargée d’images, qu’elle me déplairait beaucoup, parce qu’il n’est pas ici question de poésie. Pour que l’enthousiasme de nos écrivains soit déplacé, il faut qu’il n’y ait point d’abus, il faut que l’état des peuples soit aussi heureux qu’il peut l’être, ou au moins qu’il soit heureux. S’il existe, dans une société politique, des vices d’administration contraires au bonheur commun, et que des hommes instruits, ou qui croient l’être, cherchent à les faire connaître, il ne faut pas dire qu’on ne se plaint que parce qu’on est bien, que parce qu’on est heureux ; il ne faut pas parler de Zéphire et de fleurs printanières et d’émail des prés à des hommes qui disent que le peuple des campagnes est dans la misère, et que la libre exportation des grains leur donnerait plus d’aisance et ranimerait l’agriculture ; ou, si l’on se permet cette rhétorique déplacée, il faut craindre d’être regardé comme apologiste déclaré de toute administration bonne ou mauvaise, et comme ne mettant aucun intérêt au bonheur des nations.

Mais quand je conviendrais que les écrivains économiques ne sont pas d’une grande utilité, je tâcherais encore de les justifier d’un reproche plus grave que leur intente l’auteur des Dialogues en plusieurs endroits. À la page 139, M. le Chevalier dit que les écrivains modernes ne regardent pas le gouvernement comme leur prochain et qu’ils en médisent, et M. le Marquis ayant ajouté, par forme d’explication, que les Ecrivains calomnient le gouvernement, M. le Chevalier dit, n’oubliez pas de me compter parmi les honnêtes hommes qui sont de votre avis.

Pour moi, je prie M. le chevalier et M. le marquis de ne pas me compter au nombre de ces honnêtes gens là. Il ne faut pas sans doute calomnier le gouvernement, mais il ne faut pas non plus calomnier les écrivains : or, c’est les calomnier que de dire qu’ils calomnient le gouvernement. 

Je demande, en effet, de quel nom on doit appeler l’imputation faite à l’auteur de l’Avis aux honnêtes gens[1], qu’on lit à la page 191 en ces termes : La brochure intitulée Avis aux honnêtes gens était destinée à avertir les honnêtes gens qu’on devait se révolter.

J’ai l’honneur de connaître l’Auteur de l’Avis aux honnêtes gens. J’ai ouï dire qu’il n’a fait imprimer cette brochure qu’avec l’aveu des magistrats et du ministère. Je n’ai vu dans ce petit ouvrage que de la soumission aux lois, en même temps que l’amour du bien, et j’avoue que je ne comprends pas comment il a pu venir dans l’esprit à personne que cet ouvrage était destiné à exciter la révolte.

Mais puisque l’auteur de cet écrit n’a pas été à l’abri d’une pareille imputation, je dois craindre de m’y voir exposé moi-même, en soutenant à peu près les mêmes principes. Je me crois donc obligé de protester d’avance contre cette accusation.

J’aime et je respecte les lois sous lesquelles je vis ; si, dans le cours de cette discussion, je prends la liberté de désapprouver en quelque chose l’administration passée ou actuelle du commerce des blés, c’est en rendant justice à la droiture des intentions et aux lumières même de ceux qui gouvernent. Je ne veux que chercher paisiblement la vérité qu’il importe toujours à l’autorité de connaître, même lorsqu’elle s’en écarte dans l’administration, et je proteste que je n’ai aucune envie d’exciter une sédition.

Je sais bien que, toujours selon l’auteur des Dialogues, avec les vues les plus droites je pourrais être encore bien coupable. Car à la page 194 M. le Marquis, approuvé en cela par M. le Chevalier, décide qu’avec toute la pureté de leurs intentions, des gens comme cela (c’est-à-dire, les écrivains économiques) sont très pernicieux et très condamnables ; que dans une matière aussi délicate, faire des fautes de calcul, se tromper sur la connaissance des hommes, et avec cela écrire, bavarder, semer des propos, exciter des désirs injustes, cela peut tirer à conséquence, que cela est fort mal à eux, etc.

Mais je ne puis me soumettre à cette décision. Je ne puis croire que, même dans une matière délicate, des erreurs de calcul puissent être suivies des conséquences funestes que l’auteur fait envisager. Les révoltes sont du peuple, et le peuple ne se révolte pas d’après des calculs. L’écrivain calcule bien ou mal. L’administration n’adopte pas aveuglément les calculs ; elle ne les suit que lorsqu’elle les croit bons. Les fautes de calcul sont précisément celles qu’il est le plus facile de relever et de faire apercevoir. Si l’auteur de l’Avis aux honnêtes gens, en voulant prouver que le pain est trop cher, relativement au prix du blé, a oublié, comme le lui reproche M. le Chevalier, des articles essentiels de dépense du boulanger, il doit être aussi aisé de faire connaître son erreur que de l’en accuser sans en donner la preuve. Et si on peut prouver qu’il s’est trompé, ce que l’auteur appelle du nom odieux de propos semés tombera de soi-même, et les désirs injustes s’apaiseront sans qu’il s’excite une révolte, que l’auteur paraît craindre comme s’il était chargé de toute la police du royaume.

Lauteur fait dire enfin à un de ses interlocuteurs, que les écrivains modernes ont la rage de parler de choses qu’ils n’entendent point et de se mêler de celles où ils n’ont rien à faire.

Que les écrivains modernes n’entendent pas les choses dont ils parlent, on voit que c’est la question entre eux et l’auteur des Dialogues, qui, par cette raison là même, aurait dû le dispenser de la décider en sa faveur, puisque personne ne peut être juge dans sa propre cause. Mais qu’il les taxe de se mêler de choses où ils n’ont que faire, cela est encore bien plus injuste. Qui pourra imaginer qu’un étranger qui fait imprimer un gros livre sur l’administration du commerce des blés en France, accuse des Français qui ont écrit sur ce même objet, de se mêler de choses où ils n’ont rien à faire ? Est-ce qu’un Napolitain a plus à faire à cette question qu’un Français ? Lequel des deux y doit mettre le plus d’intérêt ? Lequel des deux touche-t-elle de plus près ?

Dans la vérité, tout homme raisonnable et sensible a le droit de se mêler d’une affaire qui intéresse le bonheur des nations, d’après cette belle maxime :

Homo sum, humani nihil à me alienum puto. [2]

Si nous abandonnons la fausse et cruelle politique, qui depuis trop longtemps fait regarder à chaque peuple la ruine et les malheurs des peuples voisins, comme une source de richesse et de bonheur pour lui, nous conviendrons que tout habitant de l’Europe policée a un intérêt véritable à ce que les vrais principes de l’administration du commerce des grains soient étudiés et connus. L’auteur des Dialogues ne paraît pas avoir été touché de ces motifs. Mais tout étranger qu’il est, je me garderai bien de lui dire qu’il a la rage de se mêler de choses où il n’a que faire, et plût à Dieu que des Anglais, des Espagnols, des Allemands, des Russes écrivissent sur toutes les questions de notre économie politique. Mais au moins des Français ont-ils un droit incontestable de s’en occuper.

Sans doute que le poids de l’impôt et la difficulté d’y trouver le revenu public nécessaire à la conservation de la société politique, la décadence de l’agriculture, la misère des campagnes, la diminution de toutes les sources des richesses sont des choses qui les touchent de très près. Sans doute il est absurde de leur dire qu’en s’occupant de ces grands objets, ils se mêlent de choses où ils n’ont que faire.

Je crois en avoir dit assez pour la défense des écrivains modernes, contre l’auteur qui les attaque avec tant de légèreté. Je devais les défendre 1°. parce que je suis moi-même écrivain moderne, et que je veux empêcher, autant qu’il est en moi, qu’on ne me regarde comme un homme inutile et dangereux. À la vérité, l’auteur paraît avoir eu principalement en vue une société d’hommes instruits et zélés pour le bien public, qu’on appelle plus particulièrement Économistes, et au nombre desquels je n’ai pas l’honneur d’être compté. Je ne suis comme beaucoup d’autres qu’un écrivain économique, cest-à-dire, étudiant et traitant le moins mal que je puis les questions intéressantes de l’économie politique, sans être ullius addictus jurare in verba Magistri[3] ; mais je n’en dois pas repousser avec moins de vivacité les insultes qu’on fait à des hommes qui sont écrivains comme moi, et qu’on décrie dans un travail qui m’est commun avec eux.

2°. Quand cet intérêt personnel ne m’animerait pas, je ne pourrais voir de sang froid des hommes estimables qui emploient leurs talents, et qui consument leur vie à la recherche des vérités les plus importantes au bonheur de l’humanité, décriés comme visionnaires par état, comme des enthousiastes aveugles, et qui pis est, comme excitant la révolte et la sédition. Voilà du moins l’idée que me paraît donner d’eux l’auteur des Dialogues, et cette idée est trop fausse et trop dangereuse pour que je ne me fisse pas un devoir de la combattre.

Je demande pardon d’avance à l’auteur des Dialogues, si je mets quelquefois un peu de vivacité dans les attaques que je lui livrerai, et si je prends la liberté d’employer contre lui les mêmes armes dont il s’est servi en attaquant les écrivains économiques. Il faudra qu’il se remette devant les yeux le précepte d’Horace :

Hanc veniam petimusque damusque vicissim. [4]

Je m’attends bien que M. le Marquis et M. le Président, pour qui le Chevalier est l’objet d’une continuelle admiration, ne me pardonneront pas de ne l’avoir pas toujours trouvé aussi sublime qu’il l’est à leurs yeux : mais que mes lecteurs jugent si j’ai dû adopter les éloges outrés qu’ils lui donnent.

À la p. 29, M. le Chevalier est un délicat anatomiste de l’homme, selon M. le Marquis ; à quoi M. le Chevalier répond modestement que, c’est ce qu’il faut être lorsqu’on veut en parler et se mêler de les gouverner.

À la p. 33, M. le Chevalier est lumineux.

À la p. 34. Une comparaison que M. le Chevalier fait d’un petit État avec un couvent de Capucins, fait entrevoir à M. le Marquis une infinité de choses dans l’histoire dont il n’avait jamais aperçu la raison.

À la page 70M. le Chevalier secoue diablement la tête de ses auditeurs. Il entasse paradoxe sur paradoxe ; on ne sait comment cela arrive, mais dans sa bouche tout devient clair et il a toujours raison. D’abord rien n’est si commun que ce qu’il dit, et puis en y rêvant, on trouve que rien n’est si nouveau et que tout le monde s’y était trompé.

À la p. 75, M. le Chevalier ayant dit qu’il y a des plantes monarchiques et des plantes républicaines, et le Marquis trouvant cela tout à fait plaisant, le Chevalier dit que si on le fait parler après diner, il faut s’attendre à de la poésie et même de la poésie orientale, et que ce n’est pas pour rien qu’il a bu du marasquin.

À la p. 98, M. le Chevalier dit de lui-même qu’il est fort adroit à la chasse des erreurs, qu’il connaît toutes les tanières d’où elles sortent.

À la p. 101, on embrasse M. le Chevalier jusqu’à l’étouffer pour le plaisir qu’il a fait et pour les choses qu’il a dites.

À la p. 105, M. le Chevalier ayant dit qu’une nation agricole est une nation de joueurs, ce peu de mots excite dans la tête de M. le Président une telle foule d’idées qu’il ne saurait répondre ; sur quoi M. le Marquis avertit M. le Président que c’est là la malice ordinaire du Chevalier ; qu’il a comme cela des idées toutes neuves fort étranges par lesquelles il surprend et attaque son homme ; qu’il a des lanternes sourdes sous son manteau, qu’il les découvre subitement, vous éblouit et gagne bien du chemin pendant que vous êtes occupé à vous reconnaître, et vous enveloppe avant que nous vous en soyez aperçu.

À la p. 108, la comparaison d’un peuple agricole à un joueur étant développée, M. le Marquis s’écrie, cela est ma foi très beau et très juste.

À la p. 161, M. le Président dit à M. le Chevalier, qu’il y a une grande finesse et une grande justesse de vue dans sa distinction entre le but et les moyens.

À la p. 168, M. le Chevalier ayant comparé le blé de France qui ne sort pas du royaume, quoiqu’il en pût sortir, à une femme maîtresse de ses actions qui ne fait pas son mari c*** (c’est l’expression de M. le Chevalier en toutes lettres), le Président lui dit que sa comparaison est très fine et on ne peut pas plus agréable.

À la p. 171, M. le Chevalier ayant fait une réflexion que M. le Marquis trouve bien neuve, M. le Chevalier lui dit qu’elle ne l’est pas pour les rouliers, les boulangers, mais que si le plus grand sot peut répondre, il n’y a que le grand homme qui sache interroger, et on devine bien que c’est M. le Chevalier qui a interrogé les boulangers.

À la p. 194, M. le Chevalier ne le cède pas aux écrivains modernes en sentiments, et les surpasse en connaissance des hommes.

À la p. 246, le Chevalier ayant fait entendre par une longue comparaison, comment d’après la liberté du commerce des grains rendue par l’Édit de 1764 les Français sont désormais libres, émancipés et chargés de se nourrir eux-mêmes, dit à ses auditeurs qu’il leur a fait prendre des détours et les a fait grimper sur une montagne, mais qu’ils sont bien dédommagés de la fatigue par le point de vue étonnant qu’il leur fait découvrir, etc., etc.

Je l’avoue, ces éloges répétés en cent endroits m’ont donné un peu d’éloignement pour les deux flatteurs et pour celui qui les écoute. Ce n’est point jalousie de ma part, puisque je puis me faire louer tout comme M. le Chevalier. Je n’ai qu’à faire des Dialogues où je serai M. l’Abbé et prendre des interlocuteurs aussi indulgents que ceux de M. le Chevalier, et je serai comme lui un homme charmant, étonnant, je secourrai diablement la tête de mes auditeurs ; j’aurai des idées lumineuses et des lanternes sourdes, je serai même un grand homme si je le veux. Que dis-je ! prendre d’autres interlocuteurs, je n’ai besoin que du Marquis et du Président des Dialogues ; car avec leur indulgence extrême et leur croyance aveugle, sans idées qui soient à eux, sans aucune connaissance des raisons qu’on peut opposer aux assertions du Chevalier, ils seront tout aussi disposés à me prodiguer les éloges qu’à lui. Mais j’ai pensé que je ne tirerais aucune gloire solide de me faire louer par des gens à gages qui ne feraient que répéter ce que je leur aurais dicté, et j’ai borné mon ambition à faire dire à mes lecteurs que je suis clair et que j’ai raison, deux éloges bien courts et bien secs, mais dont ma modestie se contentera.

Je ne puis pas me flatter de donner à mes observations une forme aussi agréable que celle des Dialogues (puisqu’on veut que cet ouvrage soit le pendant des Lettres provinciales, auxquelles il me paraît en effet qu’ils ressemblent par quelques beaux côtés, mais aussi en ce que le Marquis et le Président n’ont pas plus d’esprit que le Jésuite). Pourvu que je ne sois pas ennuyeux, je me consolerai de n’être pas divertissant. On dit aussi que les Dialogues ressemblent à Platon, à la bonne heure : mais Platon ne ressemble pas à la vérité, et c’est de vérité qu’il s’agit ici.

Avant d’entrer en matière, je dois faire connaître l’espèce de plan que je vais suivre dans mes observations. Parcourir les Dialogues l’un après l’autre, c’eût été m’exposer à revenir plus d’une fois sur le même objet et mettre dans ma réfutation le désordre qui règne dans l’ouvrage que je combats. Cette marche aurait d’ailleurs été longue et traînante, j’aurais eu l’air de vouloir chicaner sur tout : enfin j’aurais ennuyé par la forme même de commentaire, sachant fort bien que je cours déjà grand risque d’ennuyer sans cela. D’un autre côté, en ne suivant pas pied à pied l’auteur que j’attaque, je puis être soupçonné ou de mauvaise foi dans l’exposé de ses sentiments, ou d’omissions de ses objections les plus fortes, etc.

J’ai cru pouvoir éviter ces divers inconvénients, en rapportant à un certain nombre de chefs toute la doctrine de l’auteur et toutes les observations que j’y oppose. C’est d’après un extrait fidèle de son livre que j’ai fait cette distribution. J’ai cité presque toujours ses paroles en italiques, et lorsque j’ai été forcé pour la brièveté ou pour la clarté de faire des liaisons entre les parties de son texte, je les ai toujours faites avec toute la bonne foi possible. Enfin, je crois n’avoir rien altéré, rien dissimulé, ni rien omis, et je prie ceux qui seraient tentés de me taxer de cette espèce d’infidélité, de ne me condamner qu’après avoir lu les Dialogues avec autant d’attention que moi.

Voici les principaux articles sur lesquelles rouleront les discussions qu’on va lire.

I. De la manière de procéder dans l’examen de la question de la liberté du commerce des grains, et particulièrement de l’usage qu’on peut faire des exemples et des faits.

II. De l’administration du commerce des blés dans les petits États.

III. De l’administration du commerce des blés dans les États d’une médiocre étendue.

IV. De l’administration du commerce des blés dans les grands États.

(Cet article étant le plus intéressant et le plus discuté dans les Dialogues, je le partage en plusieurs paragraphes qu’on trouvera placés dans l’ordre suivant) :

1°. Des différences entre les grands pays agricoles et les pays manufacturiers, qui doivent faire suivre une administration différente du commerce des blés.

2° Du caractère, des mœurs, du sort des peuples agricoles comparés aux peuples manufacturiers.

3°. De l’influence de l’Agriculture et des Manufactures sur les richesses et le bonheur des Nations.

4°. De l’Édit de 1764 et des effets qui doivent en résulter.

5°. De l’administration à suivre au lieu de celle de l’Édit.


CHAPITRE PREMIER.

De la manière de procéder dans l’examen de la question du commerce des grains, et particulièrement de l’usage qu’on y peut faire des exemples.

 L’auteur a employé presque tout son premier dialogue à enseigner la manière dont on devait procéder dans l’examen de la question du commerce des blés, et à montrer les fautes qu’ont commises, selon lui, les partisans de la liberté. Voici sa doctrine à ce sujet.

La raison mal discutée, l’expérience mal appliquée, l’exemple tiré d’une chose dissemblable, sont les causes de toutes nos fautes.

On ne devait pas suivre à Rome moderne l’exemple de Rome ancienne, et on ne doit pas davantage conclure de l’exemple de Rome moderne pour la France, que les règlements sur le commerce des blés ne valent rien pour la monarchie française, p. 9 et 10.

On ne doit pas plus conclure pour la France de l’exemple de l’Angleterre. L’Angleterre est le grand cheval de bataille des exportateurs ; mais il ne faut faire aucun cas de l’exemple de l’Angleterre, parce que la France et l’Angleterre ne se ressemblent point, et que ce qui se fait là ou là ne prouve rien du tout pour ici. p. 12.

Quand les règlements auraient été bons du temps de Colbert, il ne s’ensuit pas qu’ils dussent être adoptés aujourd’hui, en France même, parce que la France d’aujourd’hui ne ressemble pas plus à celle du temps de Colbert, qu’à l’Angleterre ou à l’Italie d’à présent. p. 13 et 14.

À toutes ces maximes, l’auteur ajoute un exemple des faux raisonnements qu’ont faits, selon lui, les écrivains économiques en concluant d’un État à l’autre, et il le trouve dans ce qui arriva un peu avant l’époque de l’Édit de 1764. Il est bon, dit-il, que vous sachiez que tandis qu’on entassait raisons sur raisons, pour persuader les avantages d’une libre exportation, les rénitents n’y opposaient d’autres objections que les nouvelles qu’on recevait alors d’Italie. Ils disaient, voilà l’effet de la liberté du commerce des blés. Il parut alors une petite brochure[5] faite par des hommes d’esprit, qui prouva qu’en Italie il n’y avait rien moins qu’une pleine liberté, et cela suffit pour convertir tout le monde ; on fut persuadé, on fit l’Édit. Les hommes d’esprit ripostaient par un déraisonnement à des gens qui avaient commencé à déraisonner. Celui qui commença à citer l’Italie fut le premier à déraisonner, mais on le lui rendit bien. p. 10 et 11.

Je commencerai par repousser le reproche que fait ici M. le Chevalier à l’auteur de la brochure sur le commerce des blés. Je connais cet écrivain, il est fort de mes amis, et quoiqu’il n’attache pas beaucoup d’importance à un papier oublié, je ne crois pas devoir l’abandonner ici à la sévérité de la critique.

Je me récrie d’abord sur l’injustice qu’on lui fait, en lui faisant partager avec d’autres hommes d’esprit la gloire d’avoir fait une brochure de 35 pages. Je puis assurer qu’il l’a faite tout seul, et qu’elle n’est point l’ouvrage d’une société de gens de lettres. La gloire est une si belle chose, qu’il ne faut pas souffrir qu’on en dépouille personne injustement.

Mais en supposant que ces esprits étaient une compagnie, voyons s’ils ont déraisonné, comme le prétend l’auteur des Dialogues. Selon lui-même, on opposait à la libre exportation en France la disette de Naples, qu’on prétendait être l’effet de la liberté du commerce des blés. Les hommes d’esprit répondirent qu’à Naples le commerce des grains n’était pas libre, et prouvèrent cette assertion par des faits connus que l’auteur des Dialogues ne conteste pas. Il me semble que ces hommes d’esprit ne raisonnaient pas si mal. Je pense même qu’il ne leur a pas fallu beaucoup d’esprit pour imaginer une pareille réponse, et qu’il en faut beaucoup davantage et du plus subtil pour trouver que c’est là riposter par un déraisonnement à des gens qui déraisonnaientQuant à ceux qui sollicitaient la loi et qui l’obtinrent, ils auraient déraisonné en effet s’ils n’eussent eu d’autres raisons que la certitude que le commerce des blés n’était pas libre à Naples : mais leurs motifs étaient les avantages démontrés de la liberté du commerce des grains pour un grand État agricole, et la nécessité de ranimer l’agriculture languissante dans le royaume par le bas prix des grains. Si l’auteur croit voir du déraisonnement dans tout cela, nous ne pouvons être de son avis.

Il y a plus, c’est que ces hommes d’esprit, et les promoteurs de l’Édit, en raisonnant ainsi, suivaient les préceptes que donne M. le Chevalier et qu’il observe lui-même si mal. Car répondre à des gens qui attaquent la liberté du commerce en France par l’exemple de ce qui arrive dans un État d’Italie, et leur répondre qu’il n’existe dans cet État aucune liberté, ce n’est pas s’appuyer sur un exemple, mais au contraire s’opposer à ce qu’on s’en autorise.

Je justifierai encore mon ami, en montrant que dans son important ouvrage de 35 pages sur le commerce des blés, il a développé beaucoup mieux que l’auteur des Dialogues, avec quelle réserve il faut employer les exemples dans les questions d’économie politique. Voici comme il s’en explique.

« Voilà je crois des preuves suffisantes de cette assertion, que le commerce des blés n’est pas libre à Naples et en Sicile. Mais je vous avoue que c’est à regret que je me suis occupé de cette question. Quand on connaît le prix des principes, qu’a-t-on besoin de savoir ce qui se fait en Angleterre ou à Naples sur le commerce des grains ? La simple théorie en cette matière peut conduire plus sûrement à une sage administration, que l’exemple de toutes les nations de la terre.

« Tous les problèmes de politique et d’administration, peuvent toujours se réduire à cette question générale : comment se conduiront les hommes dans une telle circonstance donnée. Par exemple, dans la question de la liberté du commerce des grains, il s’agit de y savoir comment se conduiront les agriculteurs et les marchands de blés nationaux et étrangers, si le commerce de cette denrée est libre en France. Nous voyons dans la nature de l’homme, un principe d’action toujours soutenu, toujours vigilant, toujours énergique, l’intérêt. N’en pouvons-nous pas conclure, 1°. que si l’agriculteur vend son blé à un meilleur prix, il sera encouragé par son propre intérêt à travailler la terre avec plus de soin et à augmenter la reproduction. 2°. Que si dans un pays, où l’entrée et la sortie des grains sont libres, on manque de blés, le blé y étant dès lors plus cher, on y en portera de tous les endroits où il est à meilleur marché, parce que ce sera l’intérêt du marchand étranger que l’espoir du gain attirera sûrement, si des lois gênantes ne le repoussent pas. 3°. Que le marchand national, toujours guidé par son intérêt, ne s’avisera pas d’extraire une denrée d’un pays où elle est chère, pour la porter à ceux qui la payeront moins bien. Faudra-t-il donc consulter l’histoire ancienne et moderne, et savoir comment se conduisaient les Grecs et les Romains, et comment se conduisent aujourd’hui les Anglais et les Napolitains, pour prévoir ce qui arrivera ? »

On voit par ce long passage, que lorsque l’auteur des Dialogues accuse les auteurs économiques, défenseurs de la liberté du commerce, et en particulier celui que nous venons de citer, de s’appuyer sur des exemples, il leur fait un reproche fort injuste, puisqu’ils ont dit avant lui que cette manière de raisonner ne pouvait être employée qu’avec une grande réserve et était sujette à beaucoup d’inconvénients.

Mais voici d’autres réflexions qui justifieront les écrivains économiques en général, contre l’accusation de M. le chevalier.

1°. J’opposerai d’abord l’auteur des Dialogues lui-même à lui-même, et on verra dans la suite qu’il nous fournira souvent des moyens de le combattre ainsi. On peut dire avec vérité qu’il n’y a pas un seul ouvrage sur la question du commerce des blés, ni peut-être sur aucune question économique, où l’on ait autant raisonné, d’après les exemples, que dans celui que j’examine. On y voit les principes de l’administration du commerce des blés pour les petits États, établis sur le seul exemple de la ville de Genève ; ceux de l’administration des États d’une étendue médiocre, sur le modèle de la Hollande, et de Gènes ; la Turquie, l’Égypte, la Barbarie, la Pologne, la Rome ancienne, citées en preuve des principes de l’administration convenable aux grands États agricoles. Je demande si ce n’est pas là suivre la route que l’auteur reproche aux écrivains économiques d’avoir prise ?

Notre seconde remarque sera, qu’il est bien étrange de reprocher aux partisans de la liberté du commerce, de s’appuyer sur des exemples. C’est assurément la première fois qu’ils ont essuyé ce reproche, qu’en vérité ils méritent moins que personne. On les a toujours accusé d’esprit de système, de former des théories abstraites, sans consulter ce qui se passe ici et là ; et s’il faut en dire sa coulpe, c’est bien plus de ce côté qu’ils ont péché que de l’autre. Mais comme l’auteur veut être nouveau, il les taxe précisément de la faute contraire, et en cela il dit en effet une chose qui n’a été dite par personne avant lui, et qui n’en est pas moins fausse pour cela.

3°. Il y a deux manières de citer les exemples. On peut s’en servir ou pour établir et former une théorie, ou pour soutenir ou combattre une théorie établie d’ailleurs. Celui qui, pour prouver que le commerce des blés doit être administré de telle et telle manière, ne s’appuierait que sur des exemples d’États qui suivent cette forme d’administration et qui s’en trouvent bien, et d’États qui s’en écartent et qui s’en trouvent mal, fonderait sa théorie uniquement sur des faits, et sa doctrine ne mériterait pas même le nom de théorie. Celui qui, ayant considéré l’agriculture en général, la nature du commerce, l’intérêt des producteurs, des acheteurs et des vendeurs d’une denrée, les effets d’une loi prohibitive ou de la liberté, établit que le commerce des grains doit être libre en France, et qui, jetant les yeux sur les divers États politiques et voyant l’agriculture languissante ou florissante à proportion du degré de liberté, en conclut que sa théorie est bonne ; celui-là, dis-je, se sert des faits pour confirmer une théorie établie d’ailleurs. 

De ces deux manières de raisonner, la première peut être mauvaise, et je conviendrai qu’elle peut mériter la critique que l’auteur des Dialogues fait des théories fondées sur des exemples ; mais la seconde est bonne, et c’est celle qu’ont suivie les défenseurs de la liberté du commerce des grains, comme cela est évident pour quiconque a lu leurs ouvrages.

Ce n’est même communément qu’en se tenant sur la défensive qu’ils ont eu recours aux exemples des autres États. Par exemple, pour attaquer la liberté illimitée du commerce des grains, on citait l’Angleterre, qui se trouvait, disait-on, fort bien de défendre l’exportation sur d’autres bâtiments que sur des bâtiments nationaux, et qui donnait même une gratification toutes les fois que le blé n’excédait pas un certain prix, ce qui est encore une restriction à la liberté. Un homme éclairé a prouvé que la restriction et la gratification produisaient en Angleterre même de mauvais effets. Il est bien clair que ce n’est pas là fonder, établir, former une théorie sur des faits, mais défendre une théorie établie d’ailleurs contre ceux qui l’attaquent par des faits ou faux, ou qui ne prouvent pas les avantages de la gêne et les inconvénients de la liberté.

4°. Un exemple ne prouve rien par lui-même et indépendamment des circonstances dont il est accompagné. De ce qu’un tel régime convient à un homme vigoureux et bien constitué, il ne s’ensuit pas qu’il convienne à un corps faible et cacochyme ou d’une constitution différente, parce que cette différence même de constitution est visiblement incompatible avec un même régime. Mais si les circonstances, d’après lesquelles le régime des blés doit être formé, étaient les mêmes dans la Rome moderne, en Angleterre et en France, on voit bien que la maxime générale n’aurait pas ici son application.

Ces circonstances sont l’utilité de l’agriculture, qui est le vrai fondement des richesses de tout État qui a un territoire susceptible de culture, etc. C’est la force puissante de l’intérêt, le seul motif qui puisse exciter les hommes aux travaux de tous les genres qui servent à la conservation de la société. Ce sont les droits sacrés de la liberté et de la propriété, sans lesquels il n’y a de bonheur ni pour les empires, ni pour les citoyens qui les composent, droits qui sont blessés par toute gêne, par toute loi de police sur le commerce des blés, etc. Ces circonstances, dis-je, sont les seules essentielles, et dès qu’elles sont communes à deux États, elles doivent y faire suivre la même administration dans le commerce des grains.

Il ne faut donc pas dire avec l’auteur, que l’exemple doit être pris à simili, et que l’expérience doit avoir été faite sur un objet tout semblable, tout pareil. Cette similitude, cette ressemblance ne sont ni une identité ni une ressemblance dans des circonstances qui seraient absolument étrangères à la question. Car c’est comme si l’on soutenait que l’arsenic qui vient d’empoisonner Titius, ne fera point de mal à Mœvius, parce que Mœvius est d’une haute taille et que Titius est petit. Il suffit que les circonstances essentielles soient semblables et communes, et elles le sont, parce que l’économie politique, dans quelque État qu’on la considère, est troublée et détruite par des lois prohibitives sur le commerce des blés, comme l’économie animale par l’usage de l’arsenic.

Appliquons ces réflexions à la France. La France d’aujourd’hui ressemble à celle du temps de Colbert, dans toutes les circonstances essentielles que doit avoir en vue la législation lorsqu’elle examine s’il faut gêner ou laisser libre le commerce des blés. La France d’aujourd’hui a, comme celle du temps de Colbert, un territoire immense, fertile en toutes sortes de productions et surtout en grains : un peuple soumis et laborieux ; de grandes rivières navigables ; des ports sur les deux mers ; une situation avantageuse entre le nord et le midi. Elle a, comme du temps de Colbert, un besoin de vivifier son sol par la culture, et comme du temps de Colbert, cette vivification ne peut s’opérer qu’en répandant des capitaux sur ce sol, à qui il ne manque que des richesses d’exploitation : comme du temps de Colbert, les profits d’une entreprise peuvent seuls déterminer les capitalistes à y placer leurs fonds, et la liberté de la vente des produits peut seule assurer les profits aux entrepreneurs de culture. Si donc les règlements du temps de Colbert avaient été bons, ils le seraient encore aujourd’hui, et s’ils ne valent rien aujourd’hui, ils ne valaient rien du temps de Colbert.

L’auteur des Dialogues semble avoir compris que si quelque chose peut empêcher qu’on ne se serve de l’exemple d’un État politique pour régler l’administration des blés dans un autre, ce ne peut être que la dissemblance de l’un et de l’autre dans des circonstances essentielles. Mais pour se tirer de l’objection sans abandonner la théorie, il a pris le parti de nous donner comme essentielles des circonstances qui ne le sont point, et d’après lesquelles il se croit en droit de rejeter ou de restreindre la liberté.

Selon lui, une seule circonstance changée dans un grand empire, comme un canal creusé, un port construit, une province acquise, une manufacture établie, suffit pour obliger à changer le système entier relativement au commerce des blés. p. 14.

Ailleurs, il donne comme décisive, pour faire changer l’administration du commerce des blés, la situation différente des provinces à blé suivant qu’elles sont méditerranéennes ou frontalières. La situation différente des provinces à blé, dit-il, au centre d’un grand État ou sur ses frontières, doit faire encourager l’exportation ou la faire défendre et modifier ; parce que si la province est méditerranéenne, on a beau permettre l’exportation, dans la disette, le blé ne sortira pas et sera arrêté avant d’arriver à la frontière. Si au contraire la province est frontalière, l’étranger et l’État ayant également besoin de blé, le blé sort indubitablement pour nourrir l’étranger et l’ennemi de la nation, tandis que le citoyen meurt de faim. p. 14, 15 et 16.

1°. Le rapprochement de ces divers points de la doctrine de l’auteur des Dialogues, nous montre une chose qui mérite d’être observée. Quand M. le chevalier dit aux pag. 15 et 16 que lorsque, dans un État où les provinces à blé sont frontalières, le blé sort pour nourrir l’ennemi de la nation, et que pour prévenir cet inconvénient il faut défendre ou modifier l’exportation, il donne à entendre qu’au moins on peut la permettre lorsque les provinces à blé sont au centre. Mais on se tromperait si on s’en tient à cette apparence ; puisque, selon lui-même, quand les provinces à blé seraient méditerranéennes, un canal creusé, un port construit doivent faire changer la législationc’est-à-dire faire restreindre la liberté. On voit aussi clairement la même doctrine dans ce qu’il dit de la France ; car il établit que dans ce royaume où les provinces méditerranéennes sont fertiles en blé, par la raison que pour aller de l’intérieur aux bords de la mer il faut descendre, et à cause que nous ne sommes pas noyéson exportera le blé des provinces intérieures dans le cas de cherté, l’exportation à l’étranger étant infiniment plus aisée que le commerce intérieur. p. 260.

Il suit de là que dans la doctrine de l’auteur les canaux, les rivières navigables assimilent les États où il y a des provinces méditerranéennes fertiles en blé, à ceux où il n’y aurait de blé que dans des provinces frontalières, et font que dans les uns comme dans les autres il ne faut pas permettre, ou du moins qu’il faut limiter l’exportation. Il était donc inutile à l’auteur de distinguer les États où les provinces à blé sont frontalières et ceux où elles sont méditerranéennes, et il se serait expliqué plus nettement, s’il eût dit qu’il ne voulait point de liberté du commerce des grains dans un grand État agricole.

2°. Il est évident que faire dépendre la législation du commerce des blés de circonstances aussi minutieuses que celle d’un port construit, d’un canal creusé, d’une manufacture établie, s’est vouloir la rendre mobile et entièrement arbitraire, et il est inutile que nous nous arrêtions à faire voir les inconvénients d’une pareille administration.

3°. Lorsque l’auteur avance que les canaux, les rivières navigables, les ports doivent faire empêcher ou restreindre l’exportation, c’est parce qu’il prétend que ces moyens de communication font écouler nécessairement les grains des provinces intérieures. Cette prétention est d’après la supposition que les grains ont une tendance naturelle à sortir des pays où ils sont produits ; de sorte qu’aussitôt que les portes de l’État politique sont ouvertes par la suppression des prohibitions et des droits, tout le blé est entraîné dehors par le seul changement de cette circonstance, la possibilité de sortir.

Mais ce sont là de très fausses idées. La possibilité de sortir que fournissent les canaux, les rivières, ne sont qu’un moyen d’exportation, et non une cause qui faire sortir les grains. Le blé ne se meut pas de lui-même ; ce sont des hommes qui le transportent et qui sont déterminés à le transporter par le motif seul de l’intérêt. L’intérêt du vendeur, le prix, deviennent par là le vrai et l’unique principe du mouvement du blé. La construction d’un chemin, d’un canal, d’un port, sont bien des conditions, des facilités données au blé pour se mouvoir ; mais si l’on veut parler avec exactitude, il faut dire que ce ne sont pas des causes de mouvement. Le blé ne sort que lorsque l’étranger en donne un meilleur prix que le citoyen, et paye encore en sus tous les frais et les risques et le salaire du négociant. Ces conditions réunies seront la cause de la sortie du blé, et non pas la construction du canal, qui n’en est que le moyen.

Or quand le blé est cher dans la province méditerranée, cette cause, qui peut mettre le blé en mouvement du centre à la frontière, n’a plus lieu, parce que le marchand en trouvera toujours un meilleur prix dans l’intérieur qu’au dehors, et qu’en le vendant à un prix égal il y gagnera toujours davantage. Malgré la facilité du transport et tous les canaux du monde, le blé sera toujours plus cher pour les acheteurs éloignés, de tous les risques et de tous les frais. L’acheteur de la province méditerranéenne, en donnant un moindre prix que l’acheteur étranger, aura donc encore la préférence. Le blé ne sortira donc pas.

L’auteur trouve à la vérité que par la raison qu’on descend toujours en suivant le cours des rivières jusqu’à la mer, par la raison que nous ne sommes pas noyés au centre de la France, le blé a une tendance beaucoup plus forte pour s’écarter du centre du royaume que pour s’en rapprocher. Cela veut dire qu’il en coûterait moins pour faire sortir les grains que pour les faire revenir lorsqu’ils sont sortis. Mais une explication bien simple répond à cette grande objection. C’est qu’il n’est jamais question de les faire revenir, mais de les faire rester, et qu’il n’en coûte pas moins, mais plus, pour les faire sortir, que pour les faire rester.

Cette distinction nous découvre une erreur grossière des ennemis de la liberté du commerce des grains. Ils voient le blé comme une masse unique emportée tout à la fois à 200 lieues d’une province méditerranéenne, lorsque le bon prix l’appelle au loin ; et la nécessité de le rapporter aussi en masse lorsque la disette se fait sentir. Mais les choses ne se passent pas ainsi. Le blé s’écoule par parties, et à proportion qu’il s’écoule, la force qui le faisait écouler, c’est-à-dire le bas prix dans l’endroit où on le prend, et le bon prix dans celui où on le porte, s’altèrent par degrés, de sorte que le mouvement se ralentit d’abord et cesse enfin tout à fait, dès que le prix du lieu où on le prend commence à être plus haut que le prix du lieu où on le porte.

Ces réflexions suffisent sur les États dont les provinces à blé sont méditerranéennes avec des canaux et des rivières navigables et tous les moyens de transport. Voyons si la liberté doit être restreinte dans ceux où il n’y a de provinces à blé que sur les frontières, et qui paraissent encore plus exposées à la législation de M. le chevalier. . .

1°. Je remarque d’abord que pour ébranler des principes qui sont vrais, au moins généralement et dans la plus grande partie des cas, il a recours à des suppositions chimériques. Il nous parle d’États dont les provinces frontalières sont fertiles en blé, tandis que les provinces méditerranéennes en sont dépourvues. Cette supposition ne peut se réaliser que dans un État d’une grande étendue. Les provinces d’un petit État ne sont pas plus frontalières que méditerranéennes. Or il n’y a point de grand État en Europe dans lequel il y ait des provinces frontalières fertiles en blé, où il n’y ait aussi des provinces méditerranéennes servant à l’approvisionnement de l’intérieur. L’auteur cite lui-même l’Espagne. La France en particulier est dans ce cas, et si bien dans ce cas, que les grandes provinces à blé sont très voisines de la capitale, la Beauce, la Picardie, la Champagne, l’Orléanais, la Bourgogne, etc. Il en est de même de l’Angleterre. Il ne peut donc résulter aucune conséquence pratique de cette maxime et de la différence que l’auteur met entre les États dont les provinces à blé sont frontalières, et ceux dont les provinces à blé font méditerranéennes.

2°. Nous avons combattu tout à l’heure les craintes que l’auteur montre de voir sortir les grains des provinces méditerranéennes fertiles en blé, en disant que le bon prix les y retenait nécessairement, malgré les moyens de communication du centre à la frontière. Nous lui dirons ici que dans les pays où il n’y aurait de fertiles en blé que des provinces frontalières (supposition qu’on ne trouve réalisée en aucun pays connu), le blé reviendrait encore des provinces frontalières attiré par le bon prix, et qu’il ne passerait pas à l’étranger.

On suppose en effet dans la province méditerranéenne des revenus, des richesses, des consommateurs en état de payer avec d’autres productions, comme des vins, des huiles, des soies, des ouvrages d’industrie, le blé dont ils ont besoin. Car s’il n’y avait point de richesses, point de revenus de quelque autre genre, il n’y aurait point d’habitants, point de consommateurs, personne à nourrir, puisqu’on ne peut nourrir personne gratuitement, et que tous les efforts du gouvernement ne pourraient faire qu’une province qui n’aurait rien pour payer des blés, fût nourrie par une autre province fertile en blé. Or s’il y a des richesses et des revenus, cette province méditerranéenne offrira de payer les blés à la province frontalière plus chèrement que l’étranger, à raison même du plus grand besoin qu’elle en a et de l’impossibilité où il faut la supposer, dans la question que nous examinons, de tirer son blé d’ailleurs. L’étranger a communément le choix des pays d’où il peut tirer les grains, et par là les ordres que donne le négociant à ses commissionnaires sont toujours conditionnels. Il demande des blés à un certain prix à cette province frontalière, que nous supposons être, si l’on veut, la Bretagne ou la Flandre, et si les grains passent ce taux, il suspend son achat ou le fait faire ailleurs. Mais le négociant en blé de la province méditerranéenne, forcé de s’approvisionner dans la province frontalière, demande au contraire des blés à quelque prix que ce soit, sûr qu’il les vendra encore à profit. Cette différence très capitale, connue des commerçants, et sur laquelle on n’a pas encore insisté, nous fait voir que le blé ira dans la province méditerranéenne et ne sortira pas à l’étranger dès qu’il sera cher dans l’intérieur.

On ne peut s’empêcher de regarder comme une circonstance petite et minutieuse pour empêcher les blés de revenir dans la province méditerranéenne, la plus grande facilité de les transporter de l’intérieur d’un État aux frontières ; car cette plus grande facilité ne produit aucun autre effet qu’un meilleur marché dans le transport du dedans au dehors, que du dehors au dedans. Or cette différence ne peut jamais empêcher, dans les temps de disette, les blés de revenir au dedans, malgré la plus grande facilité à être transportés au dehors ; car elle ne forme jamais alors qu’une très petite partie du prix. Supposons-la, par exemple, de 40 sols par septier, ce qui est une supposition forcée ; elle n’empêcherait pas le blé qui vaudrait 30 livres au dehors, de revenir au dedans pour 36 liv. L’acheteur payerait alors très volontiers la double voiture, la sortie et le retour, et le marchand y ferait toujours un profit considérable et capable de lui faire rapporter des grains du bout du monde s’il les y avait.

3°. Mais je vais plus loin, et je dis que quand le blé de la province frontalière ne reviendrait pas tout seul, attiré par le meilleur prix ; quand on supposerait cette province méditerranéenne, ou plutôt le peuple de cette province, hors d’état de payer ce bon prix qui serait nécessaire pour le faire revenir, ces raisons ne suffiraient pas encore pour autoriser le gouvernement à apporter des restrictions à la liberté ; à moins qu’on ne veuille fouler aux pieds tous les droits de la propriété, et renverser la base sur laquelle repose tout l’édifice de la société. Arrêtons-nous un peu sur ces vérités qu’il est bien triste d’être obligé de répéter si souvent et si longtemps.

Lorsque dans un temps de disette le blé sort d’une province frontalière, c’est sans doute parce que l’étranger veut le payer plus chèrement que la province méditerranéenne ; plus chèrement, dis-je, indépendamment même des frais de transport qui augmentent encore le prix de la denrée pour les acheteurs plus éloignés. Il suit de là que quelque moyen qu’on prenne pour empêcher, pour retarder, ou pour diminuer la sortie de la province frontalière, ce sera toujours forcer les vendeurs, cultivateurs et propriétaires de la province frontalière à donner leurs grains à un prix moindre que celui qu’ils en obtiendraient de l’étranger. Mais de quel droit peut-on forcer l’agriculteur de la province frontalière à donner son blé à meilleur marché ? C’est, dit l’auteur, que l’habitant de la province méditerranéenne n’a pas de quoi le payer. Mais l’agriculteur de la province frontalière n’aura pas de quoi payer son propriétaire, ni l’impôt, ni les frais de son exploitation, si vous ne lui laissez pas vendre son blé au meilleur prix possible ; parce que c’est cette vente même qui doit compenser pour lui les pertes qu’il a faites lorsque la production était à vil prix.

Mais, dira-t-on, et cette objection m’a été faite, on ne veut pas empêcher que l’agriculteur ne vende son blé à un bon prix, mais seulement qu’il ne le vende à un prix exorbitant auquel le peuple ne peut atteindre ; il gagnera encore assez, et le peuple ne mourra pas de faim.

L’auteur des Dialogues me fournit lui-même à cette objection une réponse bien tranchante. Le comble de l’injustice, de l’atrocité et de la folie, dit M. le chevalier p. 43, est de taxer le prix d’une denrée que vous n’avez pas achetée : vous n’avez pas ce droit sur les particuliers ; savez-vous ce qu’elle leur coûte … qui est-ce qui peut calculer et savoir quelle perle je puis avoir faite … personne n’a le droit de s’en mêler.

Voilà ce que M. le chevalier dit du projet de taxer le pain ; mais qui ne voit que cette maxime est parfaitement applicable au blé ? Qui ne voit qu’il est encore beaucoup plus injuste de taxer le blé ? Qu’il est encore plus difficile de savoir ce qu’il a coûté à l’agriculteur et quelles pertes il a faites ? Qu’on a encore moins de droit de s’en mêler, que lorsqu’il est question, par exemple, du prix du pain dans une grande ville, où beaucoup de circonstances, qui sont toujours des suites de quelques autres vices dans l’administration, peuvent forcer de veiller à cette espèce de commerce ; circonstances qui n’ont pas lieu pour les agriculteurs. Et il serait, au reste, absurde de dire qu’on ne taxe pas le prix du blé en empêchant l’agriculteur de la province frontalière de le vendre au dehors à un plus haut prix : car c’est là une taxation véritable, puisque c’est bien exactement comme si l’on défendait au vendeur de vendre au-dessus de tel prix.

S’il pouvait rester quelque justice dès qu’on donne atteinte à la propriété, je dirais qu’il y aurait d’autres moyens plus justes à prendre dans des circonstances pareilles, pour empêcher le peuple des provinces méditerranéennes de payer le pain trop cher.

Un moyen de cette espèce serait, par exemple, de forcer les habitants riches de ces mêmes provinces intérieures, dont le peuple va souffrir de l’exportation, de payer le blé du peuple à l’agriculteur de la province frontalière, ou du moins le surcroit de prix que la disette lui donne, et même d’en donner un prix un peu plus haut que l’étranger. Alors, indubitablement, avec toute liberté pour exporter, on n’exportera point de grains. L’étranger, l’ennemi, n’enlèveront pas les blés, et le citoyen ne mourra pas de faim.

Mais que penseront et que diront de ce projet, les habitants riches des grandes villes du milieu du royaume et de la capitale, qui, du sein du luxe et des plaisirs, prononcent qu’il faut dépouiller l’agriculteur flamand ou normand, du fruit de son labeur et du dédommagement qu’il attendait des pertes auxquelles l’exposent tour à tour la stérilité et l’abondance elle-même ?

L’on est révolté par cette proposition, de forcer les riches à donner leur argent pour mettre le peuple en état d’attirer le blé de la province frontalière ; pourquoi ne l’est-on pas de celle, de forcer l’agriculteur de cette province de donner son blé à un prix moindre que celui qu’il en trouve ? Est-ce que son blé ne vaut pas de l’argent, n’est-il pas de l’argent, n’est-il pas sa propriété, comme l’argent est celle du citoyen riche de Paris ou d’Amiens ?

Si l’on se refusait à ce premier moyen, de ne pas violer la propriété du cultivateur et du propriétaire de terres de la province frontalière, l’auteur ne pourrait se dispenser d’en adopter un autre ; ce serait de mettre un impôt général sur toutes les terres du royaume, destiné à payer le blé des provinces frontalières dans les temps de disette, assez chèrement pour l’empêcher d’aller nourrir l’étranger et l’ennemi de la nation. On voit évidemment que comme il s’agit ici du bien général, il serait juste que la contribution fût générale et ne tombât pas uniquement sur les habitants des provinces frontalières. Il faudrait donc qu’elle fût prise sur le revenu public. Ce serait pourtant encore là une injustice criante et qui plus est une opération inutile, pour remplir les vues qu’on se proposerait en l’adoptant.

Ce serait une injustice, parce que chaque propriétaire ayant fait avec les autres membres de la société, agriculteurs et hommes industrieux qui lui vendent leur travail, des conventions respectivement libres et complètes, le gouvernement n’a et ne peut avoir aucun droit d’en changer les conditions.

Or, c’est les changer, que de faire payer aux propriétaires un impôt pour fournir du pain à meilleur marché aux habitants des campagnes et des villes qui n’ont pas de quoi en acheter. Faire payer à ces propriétaires le pain ou le surcroit du prix du pain des cultivateurs, de leurs salariés, et des artisans des villes, c’est comme si vous rabaissiez par force le prix des baux qu’ils ont passés avec leurs fermiers, et comme si vous les obligiez de payer plus chèrement leurs habits et leurs souliers, etc., puisque c’est les obliger d’ajouter la nourriture aux marchés qu’ils ont fait avec les habitants des campagnes, et avec les artisans des villes. Votre opération est donc injuste ; cela est de toute évidence.

Elle est de plus inutile ; car l’objet qu’on se propose est de soulager les provinces méditerranéennes. Supposons que l’excès du prix du blé, auquel on veut remédier, soit de 6 liv. par septier, et qu’il est question de payer cet excédent pour 60 mille septiers : il faudra que l’impôt rende 360 000 liv. Il doit porter sur la province frontalière et sur les provinces méditerranéennes. Supposons le royaume composé de six provinces égales en richesses et en facultés de contribuer, et par conséquent en consommations, ce sera pour chacune 60 mille livres. On voit d’abord que la province frontalière, en recevant en apparence 360 mille livres, n’en recevra au fond que 300, puisqu’il faudra déduire les 60 mille qu’elle a payées. Mais chacune des provinces qu’on voulait soulager, payera aussi 60 mille livres. Ces 60 mille livres sont exactement pour elle le surcroit de prix qu’elle aurait été obligée de donner du blé, en l’achetant de la province frontalière, sans l’intervention du gouvernement ; elle ne gagne donc rien à ce que l’État se soit mêlé de l’approvisionner, puisqu’elle n’en paie pas moins les 60 mille livres qu’elle aurait été obligée de payer à raison de la cherté pour le blé qu’elle consomme.

Je me trompe cependant, elle paie de moins la sixième partie des 60 mille francs qu’on a pris de force à la province frontalière ; mais d’abord, cet avantage n’est plus celui qu’on se proposait de procurer aux provinces de l’intérieur, puisqu’on voulait leur épargner tout le surcroit du prix du blé. En second lieu, c’est un avantage bien funeste ; car en enlevant à la province frontalière ces 60 mille livres, on y décourage d’autant la culture et on empêche pour les années suivantes la renaissance de la production, qui demeurera plus chère à raison même de la diminution de quantité que cette belle législation aura causée. 3°. Enfin, je crois qu’il y a toujours plus d’un sixième à perdre à ce que le gouvernement se mêle d’approvisionner une province de blé, et j’attendrai pour abandonner cette opinion, qu’un seul homme raisonnable me dise le contraire.

En voilà, je pense, assez pour réfuter la doctrine de l’auteur des Dialogues sur l’usage qu’on peut faire des exemples, et sur la nature des circonstances qui peuvent empêcher qu’on ne cite un pays pour autoriser la législation qu’on voudrait donner à un autre. Je ne puis cependant quitter ce sujet, sans m’arrêter sur un article important.

En cherchant pourquoi l’auteur s’est donné tant de peine pour combattre l’usage des exemples, j’ai trouvé que c’était pour empêcher qu’on ne se servît contre lui de celui des Anglais, nation agricole, qui fait depuis plus d’un siècle une grande exportation, et qui est cependant nombreuse, riche et puissante. On voit que cette Angleterre l’inquiète beaucoup ; par le soin avec lequel il écarte l’objection, et par la multitude de petites raisons qu’il apporte au contraire. Nous allons tâcher de redoubler encore son chagrin, en faisant voir que toutes les différences qu’il allègue entre ce pays et les autres, sont ou chimériques ou peu essentielles et étrangères à la question.

Voici ce qu’oppose M. le chevalier à l’exemple de l’Angleterre.

Dispensez-moi de vous parler de l’Angleterre, machine la plus compliquée en politique qui soit en Europe (1) ; pays à la fois agricole, manufacturier, guerrier, commerçant (2) ; mis par la nature tout en ports de mer (3) ; où les mœurs, le caractère, les rapports politiques, le sol, le climat, les productions, tout est particulier et différent du reste du monde (4) ; nation si singulière, qu’elle tire des trésors du Bengale pour les jouer aux courses de New Market (5) ; qui augmente en crédit et emprunte à plus bas intérêt à mesure qu’elle manque de moyens pour payer ses dettes (6) ; dont le sol n’est fertile qu’en blé et ils en mangent très peu, qui ne produit point de vin et ils en boivent avec passion (7) ; où le pain est exempt d’impôts et les boissons en sont accablées, et où le peuple n’a jamais été encouragé ni à manger plus de pain, ni à boire moins de liqueurs (8) ; nation enfin, si singulièrement constituée, qu’elle exerce ses troupes lorsqu’elle fait le commerce du blé (9) ; p. 65, 66, 67.

L’Angleterre, dit-il ailleurs, semble faire une exception. Mais qui est-ce qui nous a dit que lorsqu’elle fit la loi favorable à l’exportation, elle n’était pas dépeuplée ? Qui nous a dit qu’elle ne l’est pas encore aujourd’hui, quoique déjà obligée de changer sa police des blés, elle qui n’a que neuf millions d’habitants sur une étendue de terrain aussi grande que l’Italie qui en a seize ? Qui nous a dit que cette exportation n’a pas nui aux progrès des manufactures et de la population ? Qui nous a dit que ce n’est pas l’exportation qui a fait refluer en Amérique une si grande quantité d’hommes et de manufactures anglaises ?  pag. 152, 153.

Toutes ses réponses le réduisent, comme on voit, à assigner entre l’Angleterre et les autres pays des différences qui peuvent, selon l’auteur des Dialogues, autoriser une législation différente sur le commerce des blés. Je dois donc prouver que ces différences sont ou faussement alléguées ou peu essentielles.

1°. Tous les grands pays de l’Europe, pour lesquels il est question de rechercher la meilleure législation sur le commerce des blés, sont, comme l’Angleterre, des machines très compliquées en politique et le sont même beaucoup plus que l’Angleterre quant à la forme du gouvernement ; car il y a plus de complication là où les droits des peuples, du souverain et des corps intermédiaires sont moins clairement connus et moins bien fixés. Au reste, je suppose que l’auteur veut parler ici de la complication dans la forme du gouvernement. Si ce n’est pas cela qu’il entend, ma réflexion sera perdue ; mais il ne se sera pas expliqué clairement, car le sens que je donne à ces paroles, machine compliquée en politique, est leur sens le plus naturel.

2°. Tous les pays de l’Europe, pour lesquels nous cherchons une bonne administration du commerce des blés, et en particulier la France, sont comme l’Angleterre, tout à la fois agricoles, manufacturiers, guerriers, commerçants. 

 3°. Nous parlerons plus bas de la circonstance que l’auteur exprime, en disant que l’Angleterre est toute en ports de mer. 

4°. Vouloir nous faire regarder les mœurs, le caractère, les rapports politiques, comme des différences qui peuvent faire changer la police des blés, c’est rendre la législation absolument arbitraire en cette partie. Il n’y a point de principe si mauvais en administration, qu’on ne puisse le justifier par cette allégation vague, que les mœurs et le caractère d’une nation et ses rapports politiques demandent qu’on la conduise ainsi. Quels que soient les mœurs, le caractère et les rapports politiques, les causes qui influent sur la production du blé et les motifs qui déterminent à en faire le commerce, sont les mêmes partout et exigent partout la même administration.

Il faut dire la même chose des différences de sol, de climat et de productions. Si le sol est fertile en blé, si le climat y est favorable à cette culture, si les récoltes y sont abondantes, il faut que le commerce en soit libre ; et si ces circonstances ne sont pas favorables, il faut encore que le commerce soit libre, et l’industrie de l’homme triomphera de la résistance de la nature. En un mot, qu’il y ait peu ou beaucoup de blé, cette différence ne peut jamais autoriser à faire des lois contraires au droit que doit avoir tout propriétaire, de faire de la terre et des productions qu’elle donne l’usage qu’il veut.

5°. Les trésors du Bengale et les Courses de Newmarket, n’ont rien à faire ici.

L’auteur, qui trouve si étrange que l’Angleterre emprunte à plus bas intérêt à mesure qu’elle s’endette davantage, nous paraît ne pas connaître toutes les causes qui déterminent le taux de l’intérêt. Cette matière importante serait trop longue à traiter ici. Il nous suffit de remarquer que le taux auquel le gouvernement emprunte, ne fait rien au commerce des blés, et que le bas prix de l’argent dans le commerce, est lui-même un effet de la liberté du commerce des grains et du bon état de la culture qui en est la suite. Le plus haut prix de l’argent ne peut donc pas être une raison de ne pas donner la liberté.

7°. Quoique les Anglais en général mangent peu de pain, ce n’est pas une raison pour leur laisser exporter leur blé, tandis qu’on gênerait l’exportation dans un pays où l’on en mangerait beaucoup. On ne veut mettre cette différence dans la législation, que parce qu’on considère déjà le blé comme tout produit, et qu’on écarte de son esprit la considération des moyens qui servent à le faire produire. Or, il n’y a rien de plus faux que cette manière de voir. Si la récolte de 1770 était la dernière récolte que dussent à jamais produire l’Angleterre et la France, quoique dans cette chimérique supposition l’exportation pût être proscrite, on conçoit qu’elle pourrait être plus sévèrement défendue dans le pays où la consommation en est plus grande, et qui, par cette raison, serait exposé à en manquer plutôt. Mais si la vente de la récolte de 1770 doit influer sur la reproduction en 1771, et si cette reproduction se proportionne toujours en même temps à l’exportation au-dehors et à la consommation au-dedans, qu’on consomme plus ou moins de blé, la loi doit être la même. Car, si elle nuit à la production, elle la détruira également dans le pays où l’on consomme moins de blé et d’où l’on en exporte davantage, et dans celui où l’on en consomme davantage et d’où l’on en exporte moins.

8°. Que les Anglais boivent beaucoup de liqueurs quoiqu’elles soient accablées d’impôts, et mangent peu de pain quoique le pain n’en supporte pas, ce n’est pas une raison de laisser libre le commerce des grains chez eux et de le gêner ailleurs. Le fait et la conséquence prétendue qu’on en veut tirer n’ont aucune liaison.

9°. La France, l’Espagne, et tous les autres pays qui ont des ports et une marine, exercent aussi leurs matelots lorsqu’elles font le commerce du blé. Il y a plus, si une puissance a des ports, des établissements éloignés, des colonies, moins elle est, pour ainsi dire, maritime par sa situation et sa constitution, et plus elle doit désirer d’exercer ses troupes par le commerce du blé, et par conséquent plus elle a de motifs, dans les principes de l’auteur, de donner la liberté chez elle au commerce des grains. C’est le cas de la France.

10°. Il y a, dans cette manière de nous présenter les motifs de la législation des blés en Angleterre, une contradiction manifeste. L’auteur nous montre d’abord l’Angleterre, faisant la loi de l’exportation, parce que la population diminue ; qui nous a dit que lorsqu’elle fit la loi de l’exportation elle n’était pas dépeuplée ? et tout de suite après, la même Angleterre obligée de défendre l’exportation, par la même raison qui la lui avait fait permettre, c’est-à-dire, parce que la population diminue ; qui nous a dit qu’elle n’est pas encore aujourd’hui dépeuplée, quoiqu’obligée de changer sa police des blés ? Je demande comment on peut concilier ces deux principes, et comment la même raison peut autoriser deux législations diamétralement opposées.

11°. L’explication que donne l’auteur, des motifs qui ont pu faire établir en Angleterre la liberté de l’exportation, n’est pas suffisante pour le mettre à l’abri des conséquences que les partisans de la liberté tirent de l’exemple de l’Angleterre. Elle suppose que l’exportation n’aurait été bonne pour l’Angleterre, que pendant le court espace de temps nécessaire pour en faire écouler les blés superflus, accumulés par des accidents subits et imprévus, Or, l’objection qu’on lui oppose part d’après un fait bien plus embarrassant pour lui. C’est l’utilité constante et continuelle qu’a retirée l’Angleterre pendant plus de 100 ans, de la liberté de l’exportation. Il n’est pas question ici d’un commerce de peu d’années, fondé sur un superflu qui s’écoule et ne revient plus, mais d’une exportation soutenue qui dure un siècle. Si donc l’auteur répond, à l’exemple de l’Angleterre, qu’elle était dépeuplée quand elle permit l’exportation, ou, ce qui est la même chose, qu’elle avait un superflu qui s’est écoulé, il reste à lui demander, lorsque l’écoulement a été fait, comment et pourquoi l’exportation a continué de lui être utile, lorsqu’il n’y a plus eu de superflu des années précédentes ; et c’est ce qu’il ne peut expliquer sans renoncer à tous ses principes.

12°. On ne peut dire, comme fait l’auteur, que la liberté doit dépendre de l’existence ou de la non-existence d’un superflu actuel, qu’autant qu’on suppose que sous la liberté et dans l’état ordinaire et constant, il ne se produit de blé précisément que pour les consommateurs nationaux, sans qu’il y ait aucun superflu par-delà. Mais si la production ne se conforme pas strictement au nombre des consommateurs nationaux, si, quel que soit ce nombre, et peut-être à raison même de ce que ce nombre est plus considérable, la production peut en être plus abondante, au moins jusqu’à ce qu’on ait atteint les dernières limites de l’industrie de l’homme et de la fécondité du sol, limites dont aucun État politique ne s’est encore approché, il en résulte la nécessité d’accorder la liberté dans tous les cas, soit que le pays soit dépeuplé ou qu’il ne le soit point, puisqu’alors le pays quoique plus peuplé aura encore du blé superflu à vendre. Or, c’est ce qui doit arriver, parce que la culture augmente en même raison que la population et la richesse, et qu’avec plus de consommateurs, il y a aussi plus de blé renaissant que de consommateurs. La production augmentera, non pas sans bornes, mais jusqu’à des bornes que nous ne pouvons pas lui fixer, et qui sont bien plus reculées que celles qui la renferment aujourd’hui. On ne peut donc pas dire, arrêtons l’exportation, parce que d’après la population actuelle nous n’avons de blé que pour les consommateurs nationaux. L’explication que donne l’auteur, des motifs de la police anglaise, n’est donc pas recevable. Nous aurons plus bas l’occasion de développer encore cette réflexion. Continuons l’examen de ce que l’auteur dit de l’Angleterre.

13°. Qui nous a dit que l’exportation n’a pas nui aux manufactures ? Mais, qui a dit à l’auteur qu’il fallait empêcher l’agriculture de fleurir, pour encourager les manufactures exportatrices dont il est ici question ? Qui lui a dit que l’exportation, en encourageant la culture, ne fait pas naître dans un pays une quantité de richesses et de valeurs plus grandes, que celle qui peut y être attirée par la vente d’une certaine quantité de productions de l’industrie au-dehors ? A-t-il comparé le profit qui peut revenir de l’exportation d’un superflu en blé, avec celui que peut donner l’exportation de la quantité d’étoffes de foie, de laine, etc., que la cherté des blés causée par l’exportation empêcherait selon lui ? Qui lui a dit que cette cherté nuisible aux manufactures serait la suite de l’exportation ? Ses adversaires ont prétendu que le prix commun du blé, à la suite de la liberté de l’exportation, serait meilleur pour le vendeur sans être plus haut pour le consommateur national, auquel cas il est bien clair que les manufactures ne recevraient aucun préjudice de la liberté de l’exportation. A-t-il réfuté leur assertion sur cela ? S’est-il même donné la peine de l’examiner ? Qui lui a dit encore que la plus grande quantité de blé produite à la suite de la liberté, ne tiendrait pas cette denrée au même prix qu’avant la liberté pour les consommateurs nationaux, et en particulier pour les manufacturiers, en apportant à l’agriculteur un plus grand profit total, qu’il trouverait sur une plus grande quantité vendue toujours au même prix ? J’aurais bien d’autres questions pareilles à faire à M. le Chevalier, auxquelles je ne crois pas qu’il pût répondre, parce qu’il est manifeste qu’il n’a pas même imaginé qu’on pût les lui proposer. Il fallait pourtant les avoir examinées pour être en droit de décider, comme fait l’auteur des Dialogues, ex cathedra et avec le ton de l’autorité sur le sujet qu’il traite, et qu’il n’a pas étudié tout entier.

14°. Qui nous a dit, continue l’auteur, que ce n’est pas l’exportation qui a fait refluer en Amérique une si grande quantité d’hommes et de manufactures anglaises ?

Il me semble que l’auteur montre ici des idées bien peu justes de la manière dont les colonies anglaises de l’Amérique septentrionale se sont formées et peuplées, et dont elles se peuplent encore tous les jours. Il semble, à l’entendre, que depuis 1664, époque de la liberté d’exporter, la cherté des grains, mettant un certain nombre d’Anglais hors d’état de vivre dans leur patrie, les a poussés à aller chercher leur subsistance dans le nouveau monde ; que d’année en année, jusqu’à l’époque de la révocation de cette loi funeste, il y ait eu des émigrations continuelles qui ont soutenu et étendu la population des colonies, et que chacun de ces hommes, emportant avec lui quelque genre d’industrie, ait détruit dans son ancienne patrie une partie de cette même industrie qu’il exerçait ; c’est ce qu’expriment ces mots, de reflux d’une quantité d’hommes et de manufactures. Mais rien n’est plus faux que cette manière de voir. L’établissement des colonies anglaises est, comme tout le monde sait, le fruit de l’activité de quelques navigateurs, de la curiosité et de l’inquiétude de quelques particuliers. L’émigration produite par ces diverses causes, dans un espace de plus de 150 années, a été fort peu considérable. Il faut y joindre les querelles de religion qui ont conduit en Amérique quelques dissidents. Mais ce nombre, en comparaison de la population actuelle de l’Amérique anglaise, est bien peu considérable ; c’est à la suite de la culture, à l’abri des lois et de la liberté, que cette population s’est formée sans qu’il y ait eu des recrues d’Angleterre, et sans que la population de la Grande-Bretagne en ait souffert. Les colons de l’Amérique sont enfants de leur terre, filii terræ. Ils n’ont pas reflué de l’ancien continent dans le nouveau. Leur multiplication est l’effet naturel de leur réunion en société dans un pays que leur travail a fécondé, et ne s’est pas faite aux dépens de la métropole.

L’Angleterre n’a pas perdu davantage dans ses manufactures, par l’établissement de ses colonies. Les manufactures de Londres n’ont pas pu diminuer, parce qu’un petit nombre de particuliers sont allés s’établir en Amérique. Les nouveaux colons, en se multipliant, ont même procuré une plus grande fabrication des manufactures anglaises qu’ils ont consommées soit volontairement, soit forcément pendant plus d’un siècle. Si aujourd’hui ils ont établi chez eux des fabriques, ce peut bien être une cause de diminution pour les manufactures anglaises, relativement à ce qu’elles étaient il y a 20 ou 30 ans, avant l’établissement des fabriques américaines, mais non pas relativement au point où elles étaient lors des premiers temps de la formation des colonies. Ainsi, à raison de l’établissement des colonies et de l’exportation, les manufactures anglaises n’ont pas plus reflué en Amérique que la population de la vieille Angleterre.

15°. Quand l’auteur veut nous faire entendre que la liberté de l’exportation a été nuisible à l’Angleterre, parce qu’elle y a diminué la population, il part d’une supposition fausse quoique adoptée à la vérité par un grand nombre d’écrivains économiques. Cette supposition est que la population est le but premier et unique de tout bon gouvernement. C’est d’après cette idée, que l’auteur croit avoir fait un argument démonstratif contre les avantages de la liberté du commerce des grains en Angleterre, en disant, qu’avec cette liberté, l’Angleterre n’a pas, sur la même étendue de terrain, la même quantité d’hommes que l’Italie. Ce principe, trop répandu, mériterait d’être discuté avec quelque étendue : mais je ne puis entreprendre ici cette tâche ; je me contenterai d’indiquer quelques réflexions à ce sujet.

En recherchant la meilleure administration du commerce des grains, et en général les principes de l’économie politique, ce n’est pas précisément l’accroissement de la population qu’on peut avoir en vue ; c’est la plus grande quantité de jouissances, combinée avec le plus grand nombre d’hommes. Le meilleur état d’une nation n’est pas celui où le sol serait couvert d’hommes mangeant du pain et buvant de l’eau, et réduits tous à la subsistance la plus étroite. Outre que cet état de société est impossible, il serait fort malheureux. Il est vrai qu’il y a dans les sociétés un grand nombre d’individus réduits à ce sort ; mais s’il était possible de les y réduire tous en augmentant leur nombre, il y aurait encore moins de bonheur social, puisqu’il y aurait moins d’hommes heureux, puisque cette même partie de la société, qui peut satisfaire une certaine quantité de désirs par-delà ceux qui ont pour objet les premiers et les plus rigoureux des besoins, serait réduite, avec tout le reste, à ne satisfaire que les besoins les plus pressants. Ce serait, pour ainsi dire, vouloir les privations de la vie sauvage dans l’état de société ; tandis qu’au contraire les hommes n’ont quitté la vie sauvage que pour trouver des jouissances plus nombreuses et plus agréables par le moyen de leur association.

Il peut donc y avoir dans un pays neuf millions d’habitants, et avec cette population autant ou plus d’hommes heureux, autant ou plus de bonheur que dans celui où la population serait de dix millions, si ce dixième million d’hommes de plus est à peine vêtu, à peine nourri, à peine couvert, et toujours incertain de son existence et de sa vie, au lieu que dans le premier état le neuvième million aurait en abondance toutes les nécessités de la vie. Cest ce qu’on voit encore en Angleterre à présent, les journaliers dans les campagnes vêtus de bon drap, mangeant de bon pain et de la viande, et buvant de bonne bière, à la différence de beaucoup de pays d’Europe et de l’Italie elle-même dont l’auteur nous vante la population, et où cet ordre d’hommes est très pauvre et très misérable.

L’accroissement des jouissances et de la masse des richesses qui fournissent les jouissances, est donc l’objet principal du gouvernement, abstraction faite de la population, qui ne vient qu’ensuite et comme une conséquence de l’état heureux d’une nation, et cet accroissement de richesses est la suite naturelle de la liberté et de l’exercice du droit de propriété dans toute son étendue par chaque individu. Il faut donc que la législation laisse à chaque nation l’usage des moyens qui peuvent lui procurer la plus grande quantité de richesses. On voit manifestement que la culture est un de ces moyens et le premier et le plus puissant, parce qu’elle donne l’existence à des valeurs nouvelles qui n’existaient pas, parce qu’elle procure le produit le plus grand par-delà les valeurs consumées pour l’obtenir. Lorsque la culture a donné l’existence à mille septiers de blé de produit net, cette quantité de grains peut être échangée contre une valeur égale en autres jouissances de toute espèce, et quand ces mille septiers de blé sont portés au dehors et sont échangés contre des vins d’Espagne ou de l’étain d’Angleterre, quoiqu’ils ne servent pas à la nourriture de trois ou quatre cents hommes qui pourraient s’en nourrir dans le pays qui a vendu le blé, ils y font rentrer les jouissances dont les propriétaires de ce produit net en blé avaient besoin, et dont ils auraient manqué, si la valeur des mille septiers de blé n’avait pas été tirée de la terre et mise en leurs mains, pour leur servir à payer ces mêmes jouissances. Il ne suffit donc pas de dire que la liberté de l’exportation n’augmente pas la population, ni d’opposer même que ce blé exporté n’étant pas employé à la nourriture des nationaux, la population sera d’autant moindre dans le pays d’où on l’emporte. La population sera ce qu’elle doit être, dès qu’elle sera le résultat de l’état de liberté. Elle sera composée d’hommes qui auront un certain nombre de jouissances qu’ils n’auraient pas eues sans la liberté, faute d’avoir les valeurs, les richesses avec lesquelles ils ont acheté ces jouissances.

Ce n’est pas qu’il ne puisse y avoir un état de choses dans lequel la richesse étant égale ou plus grande, et la population moindre, le bonheur sera cependant moindre pour la nation. Diverses causes indépendantes de la quantité des richesses peuvent amener entre les propriétés une inégalité excessive et non naturelle (car il y en a une naturelle et nécessaire, celle qui résulte de l’état de liberté et des bonnes lois). Telles sont les mauvaises lois de toute espèce, et surtout celles qui donnent atteinte à la liberté, qui tend toujours à diviser les richesses le plus qu’il est possible. De ces causes résulte l’inégalité excessive entre le nombre de ceux qui ont des salaires à donner et celui des salariés, de sorte que ceux-là étant relativement en petit nombre, et ceux-ci relativement très nombreux, les salaires se réduiront à n’être, pour la dernière classe des salariés, que la subsistance la plus modique. Alors, il y aura dans un pays moins d’hommes qu’auparavant, et cependant moins d’hommes heureux, parce que le nombre de ceux qui ne pourront satisfaire que très faiblement les premiers besoins de la nature sera relativement plus grand. Il faudra sans doute que le gouvernement supprime toutes les causes de cette inégalité qu’il aura lui-même introduites, mais en même temps il faudra qu’il prenne tous les moyens possibles pour augmenter la richesse, ou plutôt qu’il en prenne un seul, qui est de laisser à l’activité de chaque individu le soin et le pouvoir de l’augmenter. Il aura pourvu dès lors au bonheur de la nation, quelle que soit sa population.

Concluons qu’on ne peut pas regarder, comme fait ici l’auteur des Dialogues, une population moindre en Angleterre qu’en Italie comme un malheur pour le premier de ces pays, ni l’accroissement de la population comme un motif qui puisse déterminer le gouvernement à permettre ou à défendre l’exportation.

Voilà donc renversée la grande base de toutes les différences que M. le chevalier met entre l’Angleterre et les autres pays, et la conséquence que nous tirons de l’exemple de cet État en faveur de la liberté conservant toute sa force.

Concluons que les circonstances alléguées par l’auteur, les canaux, les rivières, les ports, etc., ne sont pas essentielles et ne peuvent faire gêner dans un État le commerce des grains qu’on aurait rendu libre dans un autre. Concluons encore à ne pas adopter les principes de l’auteur sur la manière de procéder dans la question du commerce des blés, et particulièrement sur l’usage qu’on y peut faire de la comparaison d’un État à l’autre, et sur la nature des circonstances qui peuvent y déterminer telle ou telle administration. Examinons maintenant sa législation du commerce des blés dans les petits États.


CHAPITRE II. 

De l’administration du commerce des blés dans les petits États.

L’auteur des Dialogues, voulant rechercher les principes de l’administration du commerce des blés pour les grandes monarchies, commence par examiner comment on doit la conduire à Genève. Il accuse les écrivains économiques de n’avoir pas, non plus que le bélier d’Hamilton, commencé par le commencement. Ils auraient dû voir, dit-il, les cas les plus simples, les combinaisons les moins compliquées, en un mot les gouvernements en petit, comme un peintre fait toujours une petite esquisse avant d’entreprendre un grand tableau, p. 25.

Remarquons d’abord la contradiction dans laquelle l’auteur tombe ici. Il emploie tout son premier Dialogue à prouver qu’il ne faut pas conclure d’un État à l’autre. Il suit manifestement de ce principe que ce qui se passe dans un État petit ou médiocre n’est pas le commencement, l’esquisse, le modèle de ce qui se passe dans un grand, et que pour savoir ce qu’il faut faire en France, il faut commencer par la France elle-même.

Mais il faut le dire. L’auteur emploie ici l’artifice, ordinaire de tous ceux qui veulent obscurcir les vérités les plus claires. Cet artifice consiste à présenter toujours le sujet dans quelque fait isolé qui forme une exception dépendante de plusieurs causes absolument étrangères aux principes simples et généraux de la matière. Il est bien clair que la marche la plus naturelle serait d’abord de rechercher le principe général, celui qui s’applique au plus grand nombre de cas, sauf à reconnaître ensuite les exceptions si le principe en doit recevoir, et à rechercher les causes de ces exceptions. Certainement le commencement de la question du commerce des blés est la considération des moyens par lesquels le blé est produit et des motifs qui déterminent les hommes à s’occuper de sa production. Ces moyens et ces motifs sont le profit que l’agriculteur peut faire sur le commerce du blé, et en général l’intérêt réuni du propriétaire et de son entrepreneur de culture. On trouve que cet intérêt est diminué par les gênes, les prohibitions, les droits ; qu’il est excité par la liberté. On en conclut qu’il faut que le commerce des blés soit libre. Qu’on examine ensuite si dans une ville assiégée il faut laisser sortir le grain, ou si dans un petit État sans territoire il faut former des greniers publics : ce sont là les dernières de toutes les questions à examiner dans la recherche des principes de l’administration du commerce des grains, et c’est bien en commençant par elles qu’on ne commence pas par le commencement,

Assigner  l’étude des gouvernements en petit comme le premier objet dont il fallait s’occuper dans la recherche des principes de l’administration du commerce des grains, c’est comme si l’on prescrivait à celui qui veut étudier l’anatomie de l’homme de commencer par disséquer un sujet auquel il manquerait deux jambes.

Un petit État manque de certaines branches de culture, de commerce, d’industrie, de navigation. La Hollande n’a ni blé ni vin ; la Sicile n’a ni navigation, ni pêche, ni manufactures ; la Sardaigne n’a presque aucun genre d’industrie, etc. La France au contraire a toutes les productions, tous les genres d’industrie et de commerce ; et puisque dans toute question d’économie politique il s’agit d’observer les divers mouvements d’un corps politique et les effets de ces mouvements, ne vaut-il pas mieux les étudier dans un État dont l’organisation est grande et complète ? C’est dans un grand État que le jeu de toutes les parties de la machine politique est libre et facile. C’est dans un grand État que tous les mobiles qui agitent les hommes, les passions de toute espèce, l’amour de la liberté, de la propriété, le désir d’acquérir, de conserver, d’augmenter ses richesses, exercent toutes leurs forces et sont contenus cependant dans de certaines bornes par l’opposition même et les efforts semblables de tous les individus de la société. C’est là qu’on peut voir avec facilité les résultats de la fermentation politique, comme on observe mieux les phénomènes et comme on connaît mieux les produits d’une fermentation spiritueuse dans les grands vaisseaux que dans les petits.

Enfin il s’agit de rechercher les principes de la législation d’un État politique sur le commerce des blés, et Genève est une ville de manufacturés plutôt qu’un État politique. L’auteur compare lui-même les petits États de cette espèce à un couvent de Capucins ; mais nous ne croyons pas, comme lui, que la besace du frère quêteur des Capucins puisse jamais être un modèle à étudier pour aucune administration. On a donc pu rechercher l’administration convenable aux grands États, sans commencer par étudier les petits.

Suivons cependant l’auteur dans ce qu’il dit des petits États. Nous trouverons de grandes raisons de douter de la bonté de sa législation.

Dans les petits États le blé est une affaire de politique et non une affaire de commerce. Or cette circonstance y autorise les magasins publics ; c’est le seul moyen de n’y pas manquer de provisions en cas de siège et d’une attaque imprévue. On ne peut prévenir ce danger qu’en chargeant le gouvernement de l’approvisionnement, et en établissant des magasins publics ; parce qu’en cas d’alarme subite on ne trouverait pas de provisions pour plus de quinze jours. pag. 33, 34 et 35.

On peut considérer Genève dans deux situations différentes : dans un état de guerre actuelle avec quelqu’une des puissances voisines, ou dans l’état ordinaire de paix dont elle jouit, mais voulant prévenir les suites fâcheuses des disettes qui arrivent dans les États environnants. Dans les circonstances du premier genre on y fera tout ce qu’on voudra, et tout sera fort bien fait. On y formera des magasins de blé ; on y taxera le pain ; on fixera la consommation qu’en doit faire chaque famille ; on pendra celui qui fera sortir un pain hors de la ville. Ce ne sera plus là une administration, mais un état violent de choses, dont nous n’avons rien à dire, parce que tout ce que nous en dirions ne nous conduirait à aucun résultat pratique, ni pour un autre État, ni pour d’autres circonstances. Personne n’a jamais étendu les principes de la liberté du commerce des grains à une ville assiégée.

Mais Genève n’est-elle pas une ville continuellement assiégée par la situation, et ne doit-elle pas avoir toujours l’administration d’une ville assiégée ? Voilà ce que je nie, et je crois en avoir de bonnes raisons.

Il me semble que les traités de la ville de Genève avec les puissances voisines, et sa faiblesse même, sont les seuls garants contre une entreprise sur la liberté. Il me semble que si cette garantie ne lui suffisait pas, tous les magasins de blé lui seraient inutiles, parce qu’on ne sera jamais réduit à l’attaquer par blocus et par famine, ni même par un siège assez long pour consumer de bien grandes provisions. Or les magasins ne sont utiles que pour les longs sièges ; à quoi lui servent donc des magasins relativement à sa situation politique ?

Il ne faut pas qu’une ville qui a le bonheur de ne pouvoir pas être en état de guerre, se mette en état de guerre, c’est-à-dire se soumette volontairement et constamment à toutes les incommodités qu’entraîne cette situation. Il ne faut pas manger continuellement du pain fort mauvais et fort cher, dans la crainte chimérique, en pleine paix, de n’avoir pas de provisions pour six mois, en cas d’un siège qui ne peut arriver, et qui, s’il arrivait, ne durerait pas six semaines. La situation de Genève ne peut donc pas y autoriser les greniers publics, si ces établissements y ont d’ailleurs les inconvénients dont ils sont ordinairement accompagnés.

Mettons donc de côté pour Genève ce que l’auteur appelle la politique et la raison d’État. Voyons-la vivant en paix avec ses voisins, mais voulant éviter les suites fâcheuses des disettes dans les États environnants qui lui fournissent des grains. Sous ce point de vue, l’auteur prétend encore que Genève doit avoir des magasins publics, et je soutiens qu’elle n’en doit point avoir.

1°. Parce qu’ils y sont inutiles, comme partout ailleurs, pour remplir l’objet auquel ils sont destinés. Le commerce libre ne laissera jamais manquer de blés une ville riche, qui a de quoi les payer plus chèrement que tous les pays qui l’environnent, et cet approvisionnement fait par l’intérêt sera aussi sûr que celui que ferait l’administration la plus éclairée. Chaque citoyen fera lui-même sa provision, mieux que le gouvernement ne peut la faire pour tous. Il s’établira aussi des marchands, qui feront pour leur compte, en concurrence les uns des autres, sans soins du gouvernement, à meilleur marché pour les particuliers, ces mêmes approvisionnements que les particuliers ne pourraient ou ne voudraient pas faire, etc. Voilà ce qu’on a dit cent fois ; ce que l’expérience a prouvé partout où l’on a voulu laisser l’expérience se faire, sans troubler l’état naturel des choses, qui est celui de liberté.

Mais, dit l’auteur, le commerce du blé ne se ferait par les citoyens que parce qu’il rapporterait du profit, c’est-à-dire, parce qu’on vendrait le blé plus cher dans la ville qu’on ne l’aurait acheté de l’étranger. Or ce serait là un impôt, et il vaut bien mieux que l’État en profite que le particulier. p. 40.

Nous osons dire que ces principes d’administration sont les plus mauvais du monde. Sans doute tout citoyen de Genève, qui entreprendrait le commerce des blés pour sa ville, les voudrait vendre plus cher qu’il ne les aurait achetés. C’est l’objet de tout commerçant d’acheter à bon marché et de vendre plus cher qu’il n’a acheté. Mais ce profit fait par un, ou plutôt par plusieurs particuliers, pourvu qu’il soit limité par la concurrence, n’est pas à charge aux citoyens : il n’est que le salaire des soins du commerçant et l’intérêt de ses capitaux. Si le citoyen faisait lui-même ses approvisionnements en grand, il faudrait aussi qu’il y donnât des soins et qu’il y employât de l’argent, et il lui en coûterait davantage pour satisfaire au même besoin.

C’est bien pis lorsque le gouvernement fait l’approvisionnement, car alors l’achat des blés est bien plus à charge au citoyen. Ce n’est plus ce que gagnaient les commerçants particuliers seulement, que les habitants d’une ville payent ; ce sont les déchets et les pertes du grain, la dissipation qui s’en fait par l’infidélité des gardiens, l’excédent du prix auquel l’a payé le gouvernement, la mauvaise qualité surtout, qui est au fond une plus grande cherté, et tout cela est infiniment plus à charge au citoyen que le profit des commerçants.

J’ajoute que, regarder ce profit comme un impôt dont l’État doit profiter, c’est une idée insoutenable. Voilà assurément une forme d’impôt bien entendue ! Que l’auteur ne conseille-t-il aussi au gouvernement de Genève d’acheter le vin, les viandes, les étoffes, et de les revendre aux citoyens, pour empêcher que les Genevois qui font ces diverses sortes de commerce ne profitent, en vendant à leurs concitoyens plus cher qu’ils n’ont acheté de l’étranger ; et que ne dit-il aussi que ce sera-là un impôt dont il vaut bien mieux que l’État profite que le particulier ?

La seconde raison qui doit faire proscrire les magasins publics, même dans un petit État comme Genève, est qu’ils y ont tous les inconvénients qu’on leur connaît partout ailleurs, avec moins d’étendue, si l’on veut, que dans une grande ville ou un grand État, mais en proportion du nombre des citoyens et de la petitesse du territoire et de la ville.

D’abord, c’est l’opinion de beaucoup de personnes instruites et désintéressées. Ces abus doivent être à Genève comme ailleurs, parce qu’ils sont une suite nécessaire ou de la nature des grains ou des vices de l’humanité. J’ai déjà remarqué qu’on mange constamment à Genève du pain fort cher et fort mauvais, et je ne sais pas si ce n’est pas là le plus grand des inconvénients possibles.

Si, l’État se chargeant des approvisionnements, le prix de la denrée était le même que lorsqu’elle est vendue par des particuliers concurrents les uns des autres, on pourrait absolument le laisser seul vendeur de blés ; mais n’est-il pas constant et convenu que l’État achète toujours plus chèrement et par conséquent vend plus chèrement, même quand il vend sans profit, que des particuliers dans un commerce libre ? Quand il vendrait au même prix, si la marchandise est d’une moins bonne qualité, comme il arrive constamment à Genève, ne sera-ce pas, dans la vérité, vendre plus cher, puisque la cherté est en raison du prix et de la qualité de la marchandise ; puisque du blé à 22 liv. le septier est vraiment plus cher que du blé meilleur d’un sixième en sus qu’on vendrait 24 liv., c’est-à-dire un douzième seulement de plus ?

L’auteur convient lui-même, p. 40, que le gouvernement dépensera toujours plus que les particuliers ; mais il prétend que d’autres avantages dédommageront de ces inconvénients.

Examinons donc ces avantages des greniers publics dans les petits États.

Le principal, ou plutôt le seul qui mérite que nous nous y arrêtions, est celui que l’auteur des Dialogues présente à peu près en ces termes.

Ces pays, dit-il, n’ayant point d’autre richesse que les manufactures, il faut les y encourager ; or, le commerce du blé n’est point manufacture, il faut en dégoûter le citoyen et ce sera l’effet des approvisionnements publicsp. 40.

Je dis que c’est là une fausse et mauvaise politique. Il ne faut dégoûter de rien ; car dégoûter signifie ici, donner atteinte à la liberté naturelle que tout citoyen doit avoir de faire de ses capitaux ce qu’il veut, et de vendre des blés à ses concitoyens, s’ils veulent en acheter. De ce que la ville de Genève n’a point d’autre richesse que ses manufactures, il ne s’ensuit pas qu’il faille dégoûter le citoyen du commerce des blés. Dans une ville où les manufactures sont la principale occupation des citoyens et y attirent des richesses, il doit arriver après un peu de temps, que des citoyens auront des capitaux qu’ils ne voudront pas et même qu’ils ne pourront pas employer en entreprises de manufactures. Car les entreprises de ce genre sont bornées par la quantité et l’étendue des débouchés et de la consommation, par la situation, par la rivalité et la concurrence des autres nations, etc. Or, quel inconvénient pourrait-on voir à ce que quelques-uns de ces capitalistes approvisionnassent la ville de Genève en blé, en concurrence les uns des autres ? Enfin ce conseil de dégoûter le citoyen du commerce des blés, ne peut tourner au profit des manufactures qu’autant qu’il empêcherait le blé d’être plus cher pour le manufacturier. Or, en dégoûtant les capitalistes du commerce des grains, on rendra au contraire le pain toujours plus cher pour le manufacturier, et ce ne sera pas assurément un moyen d’encourager les manufactures.

L’auteur développant plus au long cet avantage prétendu des greniers publics dans les petits États, dit que ces pays subsistant par les manufactures, le prix du pain y peut être soutenu à peu près sur le même pied, le gouvernement y faisant quelque profit dans les années d’abondance, et y perdant dans les années de disette. Or, rien n’est plus avantageux aux manufactures que cette uniformité de prix du pain ; parce que l’ouvrage manufacturé lui-même doit être toujours au même prix ; qu’on ne peut ni vendre plus cher une montre fabriquée dans une année où le blé est cher, ni diminuer le salaire de l’ouvrier qui la fabrique, ni cesser de faire travailler, et que le seul moyen de concilier ces besoins opposés et par conséquent de soutenir la manufacture, et de faire vendre le pain toujours au même prix. pp. 41, 42, 43 et 44.

Tout ce raisonnement n’est qu’un paralogisme. 1°. Il ne suffit pas pour soutenir une manufacture que le pain soit toujours au même prix, il faut encore que ce prix ne soit pas haut. Il ne serait pas utile pour les manufactures de Genève que les denrées y fussent toutes plus chères d’un quart en sus, dussent-elles toujours demeurer au même prix. Il vaut mieux qu’elles éprouvent quelques variations, pourvu que dans ces variations, le prix commun et mitoyen soit au-dessous du prix que l’administration donnerait aux denrées en se chargeant de l’approvisionnement. C’est de ce prix commun que dépend celui de la production de l’industrie qui doit être vendue, et par conséquent le débit de l’ouvrage manufacturé. Or, nous avons vu, et l’auteur en convient lui-même, que l’administration, en se chargeant de l’approvisionnement, porte la denrée à un prix moyen plus haut que celui qu’elle aurait dans le cas d’un commerce libre. Donc, quand l’approvisionnement fait par le gouvernement amènerait l’uniformité du prix, cette uniformité ne serait pas favorable aux manufactures.

Je pourrais me contenter de cette seule réflexion : mais l’auteur, dans le développement qu’il donne de la maxime vraie et connue avant lui, que l’uniformité du prix (bien entendu que le prix n’est pas haut) est favorable aux manufactures, tombe encore dans beaucoup d’erreurs.

Une des principales, est celle qu’il énonce en ces termes : Les montres de Genève ne craignent ni les gelées, ni la grêle, ni la sécheresse, comme les vins de Champagne. Cette différence fait qu’on ne paie pas plus cher les montres dans les années où le vin est cher, au lieu que lorsque votre correspondant de vin en Champagne vous mande que les vignes ont été gelées, vous vous rendez à la raison et vous payez selon sa demande.

Remarquons d’abord combien est étrange l’explication que donne l’auteur, de la manière dont se règle le prix des denrées, selon lui, après une mauvaise récolte ; l’acheteur paye alors une queue de vin le double de ce qu’elle coute ordinairement, parce que son correspondant lui mande que les vignes ont été gelées, sur quoi cet acheteur se rend à la raison et paye selon la demande. Il est bien question ici de raison et d’examen de la part de l’acheteur ! S’il pouvait se dispenser de payer plus cher en refusant d’entendre raison, on peut être sûr qu’il le ferait. Une force plus puissante que tous les raisonnements, le contraint à payer le surcroît de prix : c’est l’impossibilité d’avoir du vin autrement qu’en le payant ainsi ; impossibilité qui vient du changement du rapport entre la quantité demandée et la quantité mise en vente, la première demeurant à peu près la même, et la seconde étant diminuée par la mauvaise récolte. Voilà les vrais principes de l’augmentation de la valeur vénale que l’auteur paraît ignorer entièrement.

En second lieu, toute cette théorie se détruit d’après quelque attention à la nature et à la marche du commerce. Les prix de toutes les choses vénales se mettent nécessairement en équilibre entre des pays liés par un commerce suivi, avec les petites différences que peuvent apporter à cela des circonstances étrangères à la question que nous traitons ici. Genève est en une liaison étroite de commerce avec les pays qui l’environnent et en particulier avec la France. Si les Genevois s’approvisionnent de vins et d’autres denrées en France, il est impossible que les gelées et la sécheresse qui affectent les récoltes de tous les genres en France n’influent aussi sur le prix des montres de Genève ; n’influent, dis-je, sur leur prix commun, le seul dont il puisse être ici question. L’horloger buvant du vin de Champagne, consommant des huiles de Provence, s’habillant de draps de Louviers, il faut bien que le prix de ses montres soit établi d’après le prix commun de toutes ces consommations, qui toutes sont affectées dans leur prix par la sécheresse et les gelées. Si le rapport des mauvaises années aux bonnes venait à changer de manière que dans la suite, au lieu d’une mauvaise année sur dix, il y eût une mauvaise année sur huit en vin, en huile, en blé, dans toutes les provinces de France d’où l’horloger tire ses consommations, ses montres augmenteraient certainement de prix moyen et commun, ou il cesserait d’en faire. Il est donc vrai que les montres de Genève craignent la gelée, la grêle et la sécheresse ; non pas de la même manière que les vins et les huiles, mais aussi réellement, quoique par contrecoup.

Il suit de cette vérité, que le remède que propose l’auteur aux effets de la variation du prix des denrées, pour que les montres de Genève soient toujours au même prix, est tout à fait insuffisant. Car ce moyen ne peut pas empêcher les montres d’enchérir à mesure que les denrées de France enchérissent. Et les faits confirment cette vérité, puisque l’augmentation successive du prix des montres de Genève, a constamment suivi l’augmentation du prix des denrées depuis le commencement du siècle ; non pas graduellement et d’année en année, mais par sauts et par intervalles. Cette marche qui paraît bizarre, et qui cache à des yeux peu attentifs l’influence du prix des denrées sur les productions des manufactures, n’en est pas moins régulière. Les vendeurs des productions de l’industrie se gardent toujours dans les prix une certaine latitude qui fait qu’ils ne sont pas obligés d’accroître le prix de leurs marchandises, au même moment où l’augmentation du prix des denrées se fait sentir. Mais bientôt cette espèce d’anticipation se trouve consumée ; alors ils haussent les prix, mais ils les haussent toujours un peu par-delà le taux qui devrait résulter de l’augmentation du prix des denrées. Le prix des denrées influe donc toujours sur le prix des productions des manufactures. Les montres de Genève sont donc sujettes à la gelée, à la grêle et à la sécheresse, comme les productions du sol.

Ajoutons une observation. Pour empêcher que l’État ne perde par la diminution du commerce des montres, à la suite des variations du prix, on fait faire à l’État une dépense quelconque. Il faut donc être sûr que la dépense qu’on lui fait faire est moins grande que la perte qu’on veut empêcher. Autrement, on court risque de faire une grande dépense pour empêcher une petite perte, ce qui serait une sottise. Or, je dis hardiment que ce calcul, cette comparaison au profit et de la perte, l’auteur des Dialogues ne les a pas faits, et qu’aucun législateur n’est en état de les faire. L’État ne doit donc pas faire le commerce des blés pour favoriser une manufacture.

En supposant même que la dépense de l’État n’est pas plus grande que la perte qu’on veut épargner, on voit combien l’opération du gouvernement est ridicule. Elle ressemble à celle d’un homme qui croirait s’enrichir en transportant son argent d’un de ses coffres dans l’autre. La dépense de l’État, faite pour empêcher les citoyens de perdre sur les ouvrages de leur industrie, est prise sur les citoyens eux-mêmes ; de sorte qu’on leur fait payer, par exemple, vingt mille écus en blé, pour qu’ils ne perdent pas vingt mille écus en montres. Les voilà bien avancés, et voilà une sublime politique, qui a donné des soins inutiles au gouvernement, et qui a gêné sans fruit la liberté des citoyens.

C’est en considérant la France comme partagée, dans des temps plus anciens, en petites parties, par le gouvernement féodal et les guerres civiles, que l’auteur entreprend de justifier les anciennes lois, qui ont gêné le commerce des blés dans le royaume ; c’est donc ici le lieu d’examiner ce qu’il dit à ce sujet, et d’achever de connaître ses idées sur l’administration du commerce des grains dans les petits États.

Le blé peut être envisagé sous deux points de vue très différents. Comme production du sol, et sous cette vue il appartient au commerce et à la législation économique, ou comme denrée de première nécessité, et sous ce point de vue il appartient à la politique et à la raison d’État, p. 30.

De là des différences nécessaires dans l’administration du commerce des blés dans les petites souverainetés, dans les médiocres et dans les grandes, et dans les temps anciens et dans les temps actuels. Dans les petites souverainetés le blé est une affaire de politique, dans les grandes une affaire de commerce. Nos ancêtres administrant de petites souverainetés, aujourd’hui réunies en un seul corps, ne regardaient le blé qu’aux lumières de la politique et de la raison d’État ; aujourd’hui nous le regardons comme un objet de commerce, et la législation peut être différente. p. 33.

Les anciens règlements, lorsqu’ils ont été faits pour la première fois, étaient pleins de sagesse et de raison, parce qu’ils ont été faits selon le temps et les circonstances. p. 21 et 22.

Lorsque les villes d’Italie étaient autant de souverainetés séparées, le système des greniers et d’annones était bon en politique, aisé dans la pratique et utile aux citoyens. p. 38.

En France, dans les temps d’anarchie féodale et de guerres civiles, toutes les villes étaient des villes de guerre, à chacune desquelles il importait toujours d’être en état de défense. On y faisait des magasins ; le nombre des citoyens à nourrir était borné et fixé ; on fermait les portes ; elles pouvaient donc avoir des magasins et des approvisionnements faits par les administrateurs. p. 39.

Je dirai d’abord que cette raison d’État qu’on nous donne comme propre à justifier les gênes sur le commerce des blés est un principe sur lequel il est bien dangereux de s’appuyer. C’est une arme avec laquelle on a constamment attaqué les droits les plus sacrés des citoyens. N’est-ce pas la raison d’État qui a dicté cette politique absurde, qui sacrifie constamment le bonheur des individus à je ne sais quel fantôme qu’on appelle la grandeur de la nation ? N’est-ce pas elle qui sert encore tous les jours d’instrument à la tyrannie et d’apologie aux tyrans ? N’est-ce pas elle qui se joue de la propriété, de la liberté, de la vie de tant d’hommes, esclaves volontaires et trompés, qui s’étaient réunis en société pour vivre et mourir propriétaires et libres ?

En second lieu, l’apologie que l’auteur fait des anciennes lois, peut tomber sur quatre époques différentes. Les temps où plusieurs provinces du royaume avaient leurs souverains, et se gouvernaient par leurs propres lois ; comme la Bretagne, la Normandie, le Dauphiné, la Bourgogne, etc.

Les temps de l’anarchie féodale, où, sous un gouvernement faible, chaque petit seigneur était despote dans l’étendue de son territoire et dans sa ville principale.

Les temps de guerres civiles, où chaque petit territoire était dans un état de guerre avec les pays voisins, et chaque ville assiégée ou en danger de l’être.

Enfin, les temps qui ont suivi les guerres civiles et l’élévation de la Maison de Bourbon, et qui commencent par le ministère de Sully.

L’auteur ne prouve point que, lorsque la Bretagne ou la Normandie ou la Bourgogne ne formaient pas encore un seul et même corps de monarchie, le commerce des grains y dût être restreint ; qu’il dût y avoir des greniers publics, des lois pour la formation des magasins, une police des marchés, des défenses d’extraire. Tous les motifs d’accorder la liberté subsistent pour des souverainetés de cette espèce, puisqu’elles ont un territoire, qu’il faut y animer la production, que dans les cas d’attaque elles peuvent tirer leurs provisions d’ailleurs, qu’elles sont trop peuplées pour que l’approvisionnement puisse être fait sans inconvénient par le gouvernement, etc. En un mot, chaque souverain de chacune de ces provinces aurait dû y laisser libre le commerce des grains, parce que c’eût été pour lui le moyen d’accroître la richesse et son pouvoir.

Dans les temps d’anarchie féodale et des guerres civiles, le régime des blés devient celui des places assiégées, et sa bonté pour des temps de sédition et de trouble ne prouverait rien pour un État constant de choses et pour un royaume en paix, dont toutes les parties doivent concourir à la richesse générale et au bonheur commun.

De petits tyrans, dans l’étendue de leur territoire, à la veille d’être attaqués par leurs voisins, enlevaient les grains à force ouverte pour en former des magasins. Ils prenaient en cela le meilleur moyen de se défendre dans leur château. À la bonne heure. Est-ce là une administration ? Ils soutenaient leur tyrannie par des moyens tyranniques et funestes à leurs propres vassaux. Ils se tenaient en état de guerre avec les sujets du même souverain, et volaient les laboureurs pour pouvoir voler les autres citoyens. N’est-ce pas se moquer que de vouloir justifier une violence parce qu’elle est employée à soutenir une autre violenceet d’appeler législation un système de rapine destructif de toute législation ?

Enfin, au temps de Sully la politique et la raison d’État, dont l’auteur fait tant de cas, disparaissent entièrement, puisqu’il n’y a plus qu’une seule autorité, et une seule nation dont le gouvernement est censé chercher le bonheur. Il n’existe donc plus aucun des motifs qui, selon l’auteur, doivent justifier nos ancêtres d’avoir fait des lois gênantes sur le commerce des blés.

3°. Pour trouver dans ces diverses époques des raisons de justifier la gêne dans le commerce des grains, l’auteur devait nous prouver que cette administration ne nuisait pas à la production habituelle, soit dans les petites souverainetés, soit dans les territoires soumis aux seigneurs des fiefs, soit dans les petits pays où les gouverneurs militaires faisaient leurs approvisionnements pour les places qui leur étaient confiées. En effet, qu’au moment où le besoin, ou la crainte de l’ennemi se faisaient sentir, on pût forcer les agriculteurs de vendre, former des magasins, gêner les marchés, empêcher la sortie, cela ne fait rien du tout à la question, qui n’est pas une question du moment. Il s’agit de savoir ce qu’on doit faire pour avoir habituellement de quoi nourrir les citoyens dans une petite souveraineté, dans des territoires soumis au despotisme féodal, dans des villes qui peuvent être continuellement assiégées. Or, la gêne habituelle dans le commerce des blés ne sert à rien pour remplir cet objet ; elle y est même nuisible ; au moins est-ce la question entre l’auteur et ses adversaires, question qu’il ne traite pas. Tout ce qu’il dit ici de l’ancien état de la France dans ces diverses époques, ne justifie donc pas, même dans ces époques, l’administration qu’on mettait en usage pour le commerce des blés.

Mais, dit l’auteur, c’est un préjugé qui doit nous empêcher de condamner légèrement nos ancêtres, dans leur politique d’empêcher le commerce des blés, que la justesse avec laquelle ils ont vu les moyens de l’empêcher. p. 188.

L’ancienne loi de ne pouvoir vendre qu’au marché était bien bonne, parce qu’elle remplissait parfaitement son objet, qui était d’empêcher qu’il ne se fit aucun commerce de blé en gros ; car il est absolument impossible qu’il s’en fasse, tant qu’on en maintiendra l’exécution, p. 186 et 187.

Voilà une étrange preuve de la bonté de l’administration du commerce des blés dans les anciens temps, que de dire que dans ce système de gênes et de contrainte, on a pris de fort bons moyens d’empêcher le commerce des blés en gros ; comme s’il était fort difficile de trouver des moyens de rendre les hommes esclaves, quand on a la force en main et qu’on en abuse. Quelqu’un a dit qu’on a pris de fort bonnes mesures pour que tout allât mal ; mais ces mesures sont bientôt trouvées, et il ne faut pas grand esprit pour cela.

Enfin voici la parodie du raisonnement de l’auteur, car je ne crois pas qu’il soit nécessaire de le réfuter sérieusement. Les colons de l’Amérique coupent un pied à leur esclave pour l’empêcher de s’enfuir. C’est un préjugé qui doit nous empêcher de les condamner légèrement, que la justesse avec laquelle ils voient le moyen de rendre son esclavage éternel.

Je bornerai ici mes observations sur les principes de l’auteur pour l’administration du commerce des blés dans les petits États. Voyons si sa législation est meilleure pour les États d’une médiocre étendue.


CHAPITRE III. 

De l’administration du commerce des blés dans les États d’une étendue médiocre.

L’auteur distingue deux espèces de souverainetés médiocres : les unes avec un territoire si peu fertile, qu’on peut le compter pour rien ; tels sont les Pays-Bas, Gènes, etc. ; d’autres avec un territoire fertile, comme la Sicile, la Sardaigne, le Milanais, la Flandre, etc.

Il recherche la législation qu’on doit donner aux pays de la première espèce, et établit que celle des petits États ne leur convient pas, parce qu’elle y aurait des inconvénients qu’elle n’a pas dans les petits États, et parce que les raisons de l’établir dans les petits États n’ont plus lieu pour ceux qui sont d’une certaine étendue.

Les inconvénients de la législation des petits États dans les grands sont, selon l’auteur, 1°. l’impossibilité d’approvisionner avec règle et économie deux ou même un million d’habitants, et d’empêcher les abus de l’administration, p. 36, 37, 53. 2°. L’impossibilité de retenir le blé dans le pays en cas de disette et de cherté ; de fermer les magasins à l’étranger, lorsque l’État donnerait le blé à perte, et de le vendre au-dessus du prix commun dans l’abondance, pour se dédommager du bon marché qu’on aurait fait en temps de disette.. L’impossibilité de remplir les magasins s’ils venaient à manquer. p. 53, 54, 55.

Quant aux raisons d’établir des magasins, et en général de restreindre la liberté du commerce des grains, qui n’ont pas lieu dans les États d’une étendue médiocre, l’auteur expose ses opinions de la manière suivante.

1°. Pour les États d’une étendue médiocre le blé n’est pas une munition de guerre qu’il faille toujours avoir en quantité, dans la crainte d’une attaque imprévuep. 50, 51.

2°. Le commerçant en grains, dans un pays pareil, ne peut pas nuire à la nation en lui faisant payer l’espèce d’impôt qui résulte du profit qu’il fait sur les grains ; parce que le pays n’est plus qu’un entrepôt, et que le Hollandais, par exemple, monopolisant en vendant ou en achetant, cela peut être ruineux à la Pologne ou au Portugal, mais lui et son pays n’en sont que mieux. p. 52.

3° Le motif de soutenir et d’encourager les manufactures, en tenant le prix du pain à un taux uniforme, n’a plus de force pour un pays peuplé de plusieurs millions d’âmes ; parce qu’un pays pareil a besoin pour subsister d’autre chose que de manufactures, et que la navigation, et en particulier le transport des blés par mer, est un des plus puissants moyens auquel il puisse avoir recours, p. 51.

Je n’ai rien à opposer à ce que dit l’auteur des inconvénients des magasins et des restrictions à la liberté, dans les États d’une étendue médiocre. C’est ce que les défenseurs de la liberté ont dit cent fois, en appliquant cette doctrine aux États médiocres et aux grands pays également. On a vu que je suis allé jusqu’à proscrire les magasins dans les petits États ; ainsi nous ne pouvons avoir aucune discussion, l’auteur et moi, sur des inconvénients que je crois encore plus grands et plus universels que lui-même.

Je conviens encore que la première raison de gêner le commerce des grains dans un petit pays (raison mauvaise, à mon avis, même pour un petit État), n’a pas lieu dans les États d’une étendue médiocre. Il est certain que le blé ne peut être en Hollande une munition de guerre ; parce que ce pays ne peut être exposé à une attaque imprévue, et qu’en cas d’attaque, il pourrait tirer sa subsistance des pays environnants ; puisqu’on ne peut pas bloquer un pays d’une certaine étendue. Mais les deux autres différences qu’assigne l’auteur, entre les petits États et ceux d’une étendue médiocre, n’ont aucune réalité ; et nous allons faire voir que, d’après ses principes, le commerce des grains devrait être gêné, en Hollande comme à Genève.

1°. Si un Genevois, en vendant des blés à Genève plus cher qu’il ne les a achetés, fait payer à son concitoyen un impôt dont il faut plutôt que l’État profite, pourquoi le Hollandais vendant seul à ses concitoyens, à l’exclusion de l’étranger, comme cela serait si la liberté y était restreinte ainsi qu’à Genève, ne ferait-il pas payer un impôt à ses concitoyens ? Et pourquoi, si l’État peut et doit plutôt profiter de cet impôt que les particuliers, le gouvernement de Hollande ne se chargerait-il pas d’approvisionner la Hollande de grains, pour la délivrer du monopole de ses commerçants, comme, selon l’auteur, il faut que le gouvernement de Genève fasse, pour délivrer les habitants de Genève du monopole de leurs concitoyens ? Le monopole n’est pas plus possible en Hollande qu’à Genève, ni à Genève qu’en Hollande. Un Genevois et un Hollandais sont également dans l’impuissance de se faire seuls marchands de grains à Genève et en Hollande, si le gouvernement laisse subsister la liberté ; mais si cette liberté pouvait amener le monopole, comme l’auteur le croit pour Genève, les monopoleurs nuiraient également à leur patrie, et la même raison que l’auteur trouve de faire faire ce commerce au gouvernement de Genève, pour le faire profiter de cette espèce d’impôt, pourrait déterminer le gouvernement hollandais à se charger aussi de l’approvisionnement.

2°. L’autre différence n’autorise pas davantage l’auteur à condamner les greniers publics dans un pays de médiocre étendue, après qu’il les a admis dans les petits États pour l’amour des manufactures. Dans un État de manufactures et de médiocre étendue, le défaut de greniers publics et les variations du prix du pain qui en seraient la suite, y ruineraient aussi les manufactures qui leur sont communes avec les petits États. Si le moyen de favoriser les manufactures par l’uniformité du prix du pain, est bon dans les petits États, il doit apporter les mêmes avantages dans les États médiocres, en supposant qu’il y soit praticable, comme l’auteur le suppose pour un moment, lorsqu’il assigne cette différence entre les petits États et les États médiocres. Enfin, d’après ce principe de l’auteur, il faut proscrire la liberté en Hollande comme à Genève, ou l’admettre dans les deux pays également.

Cette objection est si naturelle, que l’auteur n’a pas cru pouvoir se dispenser de se la proposer lui-même ; mais il y donne des réponses bien insuffisantes à mon avis.

Il dit d’abord que la force d’un petit État consiste dans la manufacture, mais qu’un pays plus grand a besoin pour subsister de quelque chose de plus ; qu’il lui faut la navigation, qu’on appelle plus communément le commerce maritime, ou le commerce tout courtp. 51.

Il dit ensuite que le prix du pain ne varie pas en Hollande, parce qu’il y est toujours cher et que les peuples, accoutumés à ce taux, et qui n’ont jamais connu la douceur du bon marché, ne crient point contre la chertép. 56 et 57.

Il explique comment le prix du blé ne varie pas dans un pays comme la Hollande, en disant qu’il n’y a pour lui ni bonne ni mauvaise année. La grêle, la pluie, la sécheresse ne tombent jamais sur les ouvrages de l’industrie que cette nation vend, et son gain, sa richesse, ayant une marche constante, exempte de la vicissitude des saisons, elle ne peut pas sentir les maux de la disette. p. 58 et 59.

Enfin, il ajoute que les Hollandais n’achètent jamais le blé où il est trop cher ; parce qu’avec une marine florissante et une grande mer ouverte devant eux, ils ont le choix des pays et cherchent et trouvent le bon marché au bout du mondep. 59 et 60.

Soumettons ces raisons à l’examen. La première ne peut justifier les principes de l’auteur que pour des États qui ont une navigation et n’aurait plus d’application à des pays qui seraient, par exemple, méditerranéens et qui seraient pourtant d’une médiocre étendue, avec un sol stérile en blé. Quelles maximes prescrirait-il donc à de pareils pays ? Y laisserait-il libre le commerce des blés ? Ces États, n’ayant point de navigation, quelle raison pourrait-on y avoir de n’y pas gêner le commerce des grains, pour y faire fleurir les manufactures, en y maintenant le pain à un prix uniforme tout comme dans les petits États ? Il ne peut donner aucune réponse satisfaisante à ces questions, et son embarras, en cela, nous montre ce que nous aurons occasion d’observer encore plus d’une fois, que sa prétendue théorie n’est presque uniquement fondée que sur l’exemple de deux seuls États, la Hollande et la république de Gènes, qui se trouvent dans des circonstances particulières ; elle est donc fort imparfaite et n’a point de fondement étendu et solide.

Pourquoi le motif de soutenir et d’encourager les manufactures n’aurait-il plus de force pour déterminer à mettre des restrictions à la liberté du commerce des grains dans un pays où il y a une plus grande population ? C’est précisément à raison de cette plus grande multitude d’hommes qu’il faut y encourager les manufactures qui sont, selon l’auteur, une source si féconde de richesses, qu’il faut, dis-je, les y encourager par tous les moyens possibles. De ce que ces pays ont besoin d’autre chose que de manufactures, il ne s’ensuit pas qu’on ne doive pas les y faire fleurir. L’auteur nous a appris que le grand secret pour cela était de maintenir l’uniformité du prix du pain ; et si ce moyen est bon pour les petits États, il doit apporter les mêmes avantages à ceux qui sont plus grands.

Enfin, que la Hollande ait une navigation dont manque la république de Genève, ce n’est pas une raison de n’y pas favoriser les manufactures par tous les moyens possibles ; et si les approvisionnements faits par le gouvernement peuvent remplir cet objet, il faut les y employer comme dans les petits États, parce que ce sera avoir deux sources de richesses au lieu d’une.

La seconde raison de laisser la liberté en Hollande, en l’ôtant à Genève en faveur des manufactures, est tout à fait insuffisante.

Que le prix du pain ne varie pas en Hollande, le fait est faux. Le prix du blé varie en Hollande, quoiqu’il y soit constamment assez cher, ce qui tient à des causes que la seule liberté du commerce ne peut pas vaincre. Il n’y varie pas autant qu’ailleurs, précisément à raison de la liberté du commerce, et si l’auteur voulait tirer toutes les conséquences qui résultent de ce seul fait, il se trouverait bien loin de son compte et bien écarté de ses principes.

D’ailleurs, pour soutenir que les manufactures ne souffrent pas en Hollande du prix du pain établi par la liberté, en prétendant que cette même cause nuit aux manufactures dans un petit État, il ne suffit pas de dire que le peuple accoutumé à ce taux ne crie pas contre la cherté. Les manufactures pourraient souffrir sans que le peuple criât. Si les productions de l’industrie des Hollandais ne pouvaient pas soutenir la concurrence de celles des autres nations, précisément à raison de la cherté plus grande du pain, les manufactures dépériraient insensiblement, que le peuple fût accoutumé ou non à la cherté.

3°. L’explication des causes de la prétendue uniformité du prix du blé en Hollande est absolument fausse. Que la gelée et la sécheresse ne tombent pas sur les productions de l’industrie des Hollandais, ce n’est pas une raison pour que les blés ne soient pas plus chers dans les pays qui les produisent lorsque la récolte est mauvaise ; et si les blés sont plus chers dans ces pays, il est bien forcé qu’ils soient plus chers pour les Hollandais eux-mêmes, quoiqu’en Hollande il n’y ait point de blé.

L’égalité de la récolte, c’est-à-dire, de la production annuelle des ouvrages d’industrie, qui ne souffrent ni de la grêle ni des sécheresses, ne peut pas sauver les Hollandais de la variation de prix qui doit résulter de l’inégalité des récoltes, même avec la liberté du commerce. Car, que fait à un marchand de Dantzig ou de Königsberg cette égalité des produits de l’industrie des Hollandais ? Que fait-elle aux Sardes, aux Siciliens, aux Anglais, aux Africains, etc. ? Si la récolte a manqué dans plusieurs pays à blé, le blé sera cher pour les Hollandais comme pour tout le monde.

4°. Nous avons expliqué plus haut comment la gelée, la sécheresse affectent le prix des ouvrages d’industrie, et nous ne répéterons pas ce que nous avons dit à ce sujet. Il en résulte que la richesse des Hollandais n’a pas une marche plus constante ni plus exempte de la vicissitude des saisons que celle des peuples agricoles, puisque ces vicissitudes qui affectent les richesses de tous les peuples qui fournissent aux Hollandais dans les matières premières de leurs manufactures, et les productions qu’ils consomment en les fabriquant, affectent nécessairement, quoique non immédiatement, toutes les productions de leur industrie.

Je bornerai à ce petit nombre de réflexions ce que j’avais à dire de la théorie de l’auteur sur la législation du commerce des blés dans les États d’une étendue médiocre, sans territoire fertile en blé, tels que Gènes et la Hollande. J’aurai dans la suite d’autres occasions de la développer et de la combattre.

On pourrait s’attendre à nous voir rechercher aussi les principes de l’administration des blés dans les États d’une étendue médiocre, ayant des territoires fertiles en grains : et cette attente est fort naturelle. La moitié au moins des États policés de l’Europe sont dans cette classe. Tous les États d’Italie, la Sicile, le Portugal, les États de Barbarie, etc.

Cependant l’auteur a omis absolument de nous faire connaître ses idées sur cette partie importante de la question que nous avons à traiter. Dans tout son ouvrage, il ne nous dit pas un mot de la législation des États de cette espèce ; parmi lesquels il faut compter sa patrie elle-même, le royaume de Naples et la Sicile, qui doivent lui être mieux connus qu’aucun pays de l’Europe. La disette s’y fait souvent sentir. Comment a-t-il pu se déterminer à ne rien dire des moyens d’en prévenir les inconvénients par une bonne police des grains ?

Quand je cherche les raisons de cette réserve affectée, je n’en puis imaginer qu’une seule : la crainte de compromettre la théorie en l’appliquant à des pays où elle est déjà mise en usage, et où elle ne produit pas les grands effets qu’il lui attribue.

Qu’il me soit permis de faire entrevoir ici les difficultés qu’il aurait trouvées à traiter cette branche de la question.

Il n’avait que deux partis à prendre, ou favoriser la liberté dans ces pays, ou y laisser subsister les gênes et les contraintes qui y sont établies.

Dans le premier cas, on lui aurait opposé les mêmes raisons qu’il apporte contre la liberté entière dans les grands États. Plusieurs mêmes de ces raisons auraient encore plus de force appliquées à la Sicile et au royaume de Naples, qu’à la France ou à l’Angleterre. Je n’en citerai qu’une, c’est l’importance dont il est, selon lui, pour permettre ou défendre l’exportation, de savoir si la province à blé est méditerranéenne ou frontalière. Comme il trouve que dans ce dernier cas il faut défendre ou modifier l’exportation, la conséquence nécessaire de ce principe était de la proscrire ou de la modifier aussi dans des pays dont l’étendue est médiocre, dont toutes les provinces sont, pour ainsi dire, frontalières, et d’où l’extraction des blés peut se faire avec facilité par tous les endroits.

Dans le second cas, c’est-à-dire s’il eût refusé d’adopter pour la Sicile et le royaume de Naples la liberté qu’il accorde à Gênes et à la Hollande, on lui eût dit que la Sicile et le royaume de Naples sont et ont toujours été privés de liberté dans le commerce des grains, qu’on y met en usage les prohibitions et les droits, et que cette administration n’a pas empêché que ces pays n’aient éprouvé et n’éprouvent souvent des disettes affreuses, et ce fait clair, récent, incontestable, aurait été inexplicable à l’homme qui approuverait cette même administration.

On lui aurait encore opposé les mêmes raisons par lesquelles il prouve que le commerce des grains doit être libre en Hollande et à Gênes. On a vu que, pour s’écarter dans ces derniers pays de l’administration qu’il a établie dans les petites souverainetés, il se fonde sur ce que le blé n’y est pas une munition de guerre ; sur ce que plusieurs millions d’hommes ont besoin pour subsister d’autres choses que des manufactures ; qu’il leur faut une navigation ; sur ce que les effets du monopole n’y sont pas à craindre ; sur ce qu’il est impossible d’approvisionner et de nourrir avec règle un si grand nombre d’habitants ; sur ce qu’il est impossible, à cause de leur étendue, d’y retenir les blés dans les temps de disette, etc. Or, je le demande : y a-t-il une seule de ces raisons qui ne soit parfaitement applicable au royaume de Naples et à la Sicile ? De même donc que de toutes ces différences entre la Hollande et une petite souveraineté, l’auteur conclut qu’on doit laisser le commerce des grains libre en Hollande, il eût été obligé de conclure aussi pour la liberté illimitée en Sicile et dans le royaume de Naples : il a trop d’esprit pour n’avoir pas entrevu toutes ces conséquences.

Il n’a pu se tirer de cet embarras qu’en ne parlant point du tout des États d’une étendue médiocre qui ont un sol fertile en blé. (N. B. fertile en blé, et on sentira combien cette omission est étrange dans un ouvrage où il n’est ou ne doit être question que du commerce des blés) Ne sommes-nous pas autorisés à croire que s’il n’a pas voulu appliquer ses principes aux États qui lui étaient le mieux connus, cest qu’il a craint les mêmes objections que nous lui faisons ici ; c’est qu’il n’est pas bien assuré de la solidité de sa théorie, si l’on peut donner ce nom aux opinions incertaines entre lesquelles il est continuellement flottant et balancé ?


CHAPITRE IV. 

Administration du commerce des blés dans les grands États.

Nous voici enfin arrivés, par Genève et par la Hollande, au but où voulait nous conduire l’auteur, c’est-à-dire aux grands États agricoles. Ce n’était certainement pas le chemin le plus court, quoi qu’en dise M. le chevalier, qui ne cherche qu’à nous dépayser, ou plutôt qui s’égare lui-même faute d’un bon guide, qui est l’amour de la vérité.

En entrant dans l’examen de cette question, nous commencerons par invoquer un principe bien fécond, qui suffisait seul pour la décider, et qui aurait épargné à l’auteur des Dialogues une partie de ses erreurs, s’il y eût donné toute l’attention qu’il mérite : c’est le respect inviolable dû aux droits de la propriété. Cet argument a été employé cent fois par les défenseurs de la liberté du commerce des grains. Mais il ne faut pas cesser de le présenter, jusqu’à ce qu’on convienne nettement qu’il est sans réplique.

Si l’on veut rechercher les véritables motifs qui ont réuni les hommes et présidé à la formation des sociétés politiques, on trouvera que les droits de la propriété du sol et de ses productions, résidants d’abord dans les propriétaires et transmis en entier, sur la production territoriale, à l’entrepreneur de culture, sont la base de tout l’édifice social. Or, toute restriction, toute limitation au commerce des grains, et à plus forte raison toute prohibition, blesse manifestement ce droit dans la personne des agriculteurs et des propriétaires. Toute atteinte donnée à la liberté du commerce des grains est donc destructive des fondements de la société. [6]

Je ne connais que deux réponses à faire à cet argument. La première est de nier que la propriété du sol et de ses productions soit le fondement de l’ordre social. La seconde, est de soutenir qu’en supposant que la propriété est la loi fondamentale, on y peut déroger pour le bien du plus grand nombre, et que le bien du plus grand nombre exige qu’on y déroge en effet dans le commerce des blés.

À la première objection je me dispenserai de faire une réponse longue et détaillée. Je sais qu’elle a été proposée par des hommes estimables et instruits. Mais je ne puis me livrer à cette discussion. Je renvoie sur cela aux ouvrages où l’on a exposé la doctrine que j’adopte ici, et surtout au troisième chapitre de l’excellent ouvrage de Locke qui a pour titre, du Gouvernement Civil. Je me contenterai de dire que les hommes, en se réunissant, n’ont pu avoir que leur bonheur pour objet. Leur bonheur leur a paru consister dans l’augmentation de leurs jouissances et dans la sécurité de ces mêmes jouissances. Toute jouissance est la jouissance d’une propriété. La propriété a donc été le but et le motif de la réunion des hommes en société.

À la seconde difficulté j’ai plus d’une observation à opposer.

1°. Si le dommage du plus grand nombre était une raison légitime de blesser les droits de la propriété des autres citoyens, au moins faudrait-il que la réalité de ce dommage fût aussi évidente que la violation du droit de propriété. Or, rien n’est moins évident que la réalité de ce dommage. Rien n’est moins évident que le bien ou l’exemption de mal qui doivent résulter pour la société, ou plutôt pour une partie de la société, de la violation des droits de la propriété dans l’autre. Des hommes éclairés et instruits, qui ont recherché les suites de cette violation, disent qu’elle est la ruine et la perte de la société, et qu’elle doit produire le mal général. Le sentiment contraire n’est donc pas si évident ; il faut donc au moins douter ; et dans le doute comment peut-on prendre sur soi de blesser actuellement les droits de la propriété qui sont eux-mêmes certains et évidents ?

2°. Il faudrait un juge de la réalité de ce dommage, et où le trouverons-nous ? La stipulation des droits de la propriété est antérieure à toute administration, qui n’est et n’a pu être dirigée qu’à leur conservation. Comment y pourrait-elle donc donner atteinte ?

3°. Dans cette opposition d’intérêt des propriétaires du blé avec les consommateurs qu’on en veut pourvoir, pour se déterminer à blesser les droits de la propriété, au moins faudrait-il être sûr qu’on n’immolera à cette politique qu’un petit nombre et non pas un très grand nombre de citoyens ; ce qui changerait tout d’un coup l’espèce, pour parler le langage des casuistes et des jurisconsultes. Un écrivain célèbre a dit que la maxime expedit unum mori pro populo était détestable ; que loin qu’un seul dût mourir pour tous, c’était à tous à défendre un seul citoyen aux dépens de leur vie ; que c’était-là l’objet de l’association politique. Retranchons de cette maxime ce qu’elle peut avoir d’outré ; au moins conviendra-t-on qu’il n’est pas expédient qu’on ruine, qu’on perde, qu’on dépossède de leur propriété des milliers de citoyens, pour fournir à une partie du peuple des villes le pain à meilleur marché. Or, en gênant le commerce des grains, c’est une classe infiniment nombreuse de citoyens dont on blesse le droit de propriété, et peut-être qu’à le bien prendre c’est le plus grand nombre qu’on sacrifie au plus petit. En effet, en attaquant la propriété de l’agriculteur, il est manifeste que le coup qu’on lui porte blesse aussi tous ceux qui sont ses coopérateurs à la culture, sa nombreuse famille, tous les journaliers, tous les ouvriers qu’il emploie, puisque tous ces gens, ne vivant que des salaires qu’ils reçoivent de lui, sont intéressés à ce qu’il ait beaucoup de salaires à donner ; mais ces gens sont en grand nombre, et on peut dire, sans crainte de se tromper, qu’ils sont au moins aussi nombreux que ceux qui travaillent dans les villes pour les propriétaires de terres ou les agents de la société. Dans cette supposition, à laquelle je veux bien me borner, de quel droit sacrifierait-on une si grande partie de la société à l’autre ?

4°. Mais fussent-ils moins nombreux que ceux à qui on les immole, de quel droit ordonne-t-on ce sacrifice ? Quelle est la clause sous-entendue de l’acte de société par laquelle les cultivateurs et leurs salariés sont convenus qu’après avoir supporté le poids de la chaleur et du jours ; après avoir rempli la fonction la plus utile et la plus importante de l’homme, le travail de la terre ; après avoir fait avec les propriétaires un contrat libre et réciproque, d’après lequel ceux-ci jouissent en paix, dans le repos et les plaisirs des villes, d’un revenu certain que l’agriculteur est obligé de leur fournir, malgré les inégalités des récoltes et tous les risques attachés à l’entreprise de culture, quelle est, dis-je, cette clause par laquelle un agriculteur peut être tout à coup dépouillé de la propriété de la part qu’il s’est réservée ? Ne voit-on pas que l’administration devient ici un tiers, qui, sans le consentement des deux parties, intervient dans un contrat libre et antérieur, et en change les conditions à son gré. Je demande à quel tribunal et dans quelle autre cause on se permettrait une semblable entreprise, et comment on peut la regarder comme légitime, parce qu’il s’agit d’agriculteurs et de blés, tandis qu’on crierait à la violence dans toute autre supposition ?

5°. Enfin, si l’intérêt et le dommage d’un grand nombre de citoyens, qu’on appelle mal à propos l’intérêt et le dommage général, peuvent être, en quelque cas que ce soit, une raison de restreindre dans la personne de l’agriculteur, ou du marchand qui le représente exactement, la propriété de ses grains et la liberté d’en faire tel usage qu’il veut, ce ne peut être qu’autant que la propriété et la liberté de ces citoyens souffriraient de la propriété et de la liberté des agriculteurs et des marchands de blé. Or, c’est ce qui ne peut jamais arriver, parce qu’en vendant leurs grains à l’étranger, ou en les vendant à tel prix qu’ils veulent au dedans, les agriculteurs et des marchands de blé ne donnent atteinte à aucune propriété ni à aucune liberté d’aucun de leurs concitoyens.

Mais, dit-on, c’est une propriété, une liberté naturelle à vos concitoyens, que le droit de vivre. Or, vous les empêchez de vivre en vendant votre blé au dehors, ou en voulant le vendre trop cher au dedans.

C’est ainsi qu’une fausse compassion colore souvent une injustice et une inhumanité réelles. Un agriculteur répondra : Mes concitoyens ont le droit de vivre de leur travail, de leur industrie, de leur propriété, et de vendre ce travail, cette industrie, cette propriété à tous les membres de la société et à moi-même, tout ce qu’ils veulent ; mais ils n’ont pas celui de fixer, autrement que par une convention libre entre nous, le prix de ma denrée, qui est elle-même, ma propriété, le fruit de mon travail et de mon industrie. Ils ont le droit de vivre, mais non pas aux dépens d’aucun autre membre de la société. En vendant mon blé, je ne leur ôte rien qui leur appartienne, et je n’use que de ce qui m’appartient. Je ne les empêche pas de vivre et d’être comme moi propriétaires et libres.

On ne peut pas nier que ces principes ne soient ceux d’après lesquels on doit décider la question qui nous occupe ; et quand on voudrait les révoquer en doute ou les restreindre, au moins serait-ce la matière d’une discussion très importante et qu’il faut avoir faite, pour se donner le droit de prononcer contre la liberté entière du commerce des grains. On ne peut donc trop s’étonner de voir avec quelle légèreté l’auteur a omis entièrement de traiter ce sujet important. Dans un ouvrage de 314 pages sur le commerce des grains, il n’examine en aucun endroit si le blé, qui est la propriété des agriculteurs et des propriétaires du col, peut leur être enlevé ou rabaissé par les prohibitions à un prix moindre que celui qu’ils en obtiendraient, si le commerce en était libre. En aucun endroit, il n’examine si la propriété, ce fondement de toute association politique, ne souffre point des maximes d’administration qu’il établit, et des restrictions qu’il apporte à la liberté.

Mais, dira-t-on, nous accusons faussement l’auteur des Dialogues de n’avoir pas fait mention du droit de propriété. Il exprime dans les termes les plus forts, le respect qu’on doit avoir pour elle.

« La propriété et la liberté, dit-il, à la pag. 210, sont les droits sacrés de l’homme, ils sont les premiers des droits, ils constituent notre essence politique… Excepté les liens qui nous attachent à la société, rien ne doit les troubler.

« L’intérêt et le dommage d’un tiers appartiennent à la justice, l’intérêt et le dommage général appartiennent à la politique, mais lorsque ces deux grandes, puissantes et exigeantes divinités sont apaisées, rien ne les regarde. L’homme alors entre dans ses droits ; il redevient propriétaire et libre… Alors ni les cris insensés de la multitude, ni les alarmes mal fondées d’un gouvernement injuste par faiblesse, et arbitraire par timidité, n’ont de droits légitimes ni d’excuses valables pour se mêler de nos affaires. »

Quoiqu’en une matière si intéressante les contes puissent paraître déplacés, l’exemple de l’auteur qui les a prodigués, nous autorise à en faire un ici, dont je crois que l’application paraîtra juste à mes lecteurs.

Un lazarone de Naples avait dérobé un cochon sans savoir à qui il appartenait ; il voulait le garder sans remords. Pour cela il va se confesser du vol ; le confesseur lui enjoint de chercher le maître du cochon et de le rendre, en lui disant qu’eu égard à la pauvreté, si, après avoir fait toutes les diligences possibles, il ne le trouvait pas, il pourrait garder l’animal. Notre homme croyant accomplir toute justice, va criant dans les rues à haute et intelligible voix : Qui a perdu, et entre ses dents, un cochon ? On accourt, on se demande qu’a-t-il dit, qu’a-t-on perdu ? Le crieur va plus loin et continue : Qui a perdu… un cochon ? Après sa tournée, sa conscience est en paix et le cochon dans son saloir.

Voilà l’histoire de l’auteur des Dialogues : il dérobe à l’agriculteur et au propriétaire de terres leur propriété, mais il veut masquer l’injustice et étouffer le remords ; il se détermine donc à avouer que la propriété et la liberté sont des droits sacrés, mais il le dit en passant et dans un seul endroit d’un gros ouvrage qui ne roule que sur le commerce des grains qui sont la propriété de l’agriculteur. Il emploie tout son livre à attaquer cette propriété, à la restreindre, à la réduire à rien, et sur cela, il s’explique très clairement et très haut ; et parce qu’il a prononcé entre ses dents le mot, propriété, il croit être en droit de disposer de la chose des propriétaires, et ses scrupules sont dissipés. Cette morale ne me paraît pas meilleure que celle du lazarone de son pays.

En second lieu, je soutiens que les restrictions que l’auteur des Dialogues met au droit de propriété, la détruisent absolument, et détruisent par conséquent la justification qu’on veut tirer du respect qu’il montre en cet endroit pour elle.

Je n’ai besoin ici que de l’explication de ses propres principes, que l’auteur met dans la bouche de son président. Le marquis ayant conclu, avec sa simplicité ordinaire, que M. le chevalier était d’accord avec tout le monde sur les droits de la propriété et de la liberté, et qu’il les regardait comme la base fondamentale ; le président reprend, Pardonnez-moi, M. le marquis. Le chevalier est bien loin d’être d’accord avec les auteurs que vous avez lus. Voyez-vous les exceptions qu’il a ajoutées aux droits de propriété et de liberté, l’intérêt d’un tiers et l’intérêt général. Ces exceptions ne sont pas si petites qu’elles vous le paraissent, elles peuvent le mener fort loin.

Pour cette fois, M. le président a complètement raison. Les restrictions de M. le chevalier peuvent le mener en effet fort loin.

Lorsqu’on dit que le droit de propriété ne doit pas nuire à l’intérêt d’un tiers et à l’intérêt général, on ne peut entendre par ce droit, que l’usage simple qu’un citoyen fait de sa chose et de la personne ; car jamais aucun partisan de la liberté du commerce n’a entendu, par le droit de propriété, l’entreprise, même la plus faible, sur la chose ou la personne d’autrui. Un homme ne fait qu’un usage simple de sa propriété, de la maison, lorsqu’il s’y met à couvert des injures de l’air, sans même ouvrir sa porte à celui qui en souffre au-dehors. Je suppose une manufacture établie et prospérant ; j’en établis une toute pareille, et par mon industrie, mon activité, mon économie, ma meilleure fabrication, j’obtiens la préférence au marché, et la manufacture de mon rival tombe et le détruit. Je n’ai blessé la propriété de personne, mais seulement fait usage de la mienne.

Mais si, pour me mettre à couvert du froid, j’enfonce la porte de mon voisin, et si je le force de me donner un asile ; si je vais à main armée briser les métiers de mon rival en industrie, et m’emparer de ses matières premières ; si je le chasse du marché, dans tous ces cas, je donne une atteinte directe à la propriété d’autrui, et je ne fais plus de la mienne un usage simple, borné à la chose qui est à moi. Cette limite est bien aisée à placer comme on voit. Il est facile de distinguer l’endroit où finit l’usage du droit de propriété, et où commence l’entreprise sur la propriété d’autrui. Ceux qui disent que le droit de propriété ne doit nuire ni à l’intérêt d’un tiers ni à l’intérêt général, cherchent à confondre ces choses et les confondent en effet. Or, sitôt qu’on perd de vue la borne qui les sépare, la violation du droit de propriété pourra s’établir sur les plus frivoles prétextes ; si je suis en droit d’empêcher l’usage simple que fait un citoyen de sa propriété (que dis-je, celui qu’en fait un corps nombreux de citoyens, les propriétaires et les agriculteurs), pour mettre à couvert le bien général et l’intérêt d’un tiers, qui pourra m’arrêter dans l’application que je ferai de ce principe dangereux ? Qui m’empêchera de donner atteinte à tous les droits, à toutes les propriétés, à tous les genres de liberté ? Ne voit-on pas toutes les conséquences funestes qui peuvent résulter de cette maxime ? Combattons-la encore par quelques réflexions.

Ceux qui l’adoptent, supposent que l’usage simple de la propriété peut être contraire à l’intérêt général et à la propriété d’un tiers ; c’est dans cette supposition-là même que consiste tout le danger de leur doctrine.

1°. L’usage simple de la propriété, ne peut jamais être contre l’intérêt général. L’intérêt général est, au contraire, que chaque citoyen fasse de la propriété l’usage le plus varié, le plus étendu, le plus illimité, pourvu qu’il soit borné à sa seule chose et à sa seule personne ; c’est de cette activité et de cette liberté de chaque individu, que résulte le bien général. C’est alors que l’homme emploie toutes ses ressources ; c’est alors qu’il triomphe de tous les obstacles, qu’il étend la carrière de ses jouissances, et qu’il dompte jusqu’à la nature ; ou plutôt qu’il vient à bout de la vaincre en lui obéissant ; selon le beau mot de Bacon : Natura non nisi parendo vincitur. C’est alors que, de l’opposition même des intérêts particuliers, naît le bien public, et que jusqu’aux vices de chaque homme, toujours contenus dans la sphère de la propriété et de la personne de chacun, tout concourt à l’harmonie de la société. Vérité sublime, et dont les conséquences embrassent le système entier de l’univers, quoiqu’elle soit simple et commune et qu’elle n’ait besoin que d’être énoncée pour être sentie.

2°. Quant à l’intérêt d’un tiers, comment pourrait-il être blessé par l’usage que je fais de ma propriété ; blessé, dis-je, de manière à donner droit à l’autorité de restreindre l’usage simple que j’en fais sans entreprendre sur la chose ou la personne de mon concitoyen ? Il faut bien comprendre que le seul intérêt d’un tiers, que j’aie à respecter et dont il s’agisse ici, est sa propriété et non pas le profit ou la perte qui peuvent résulter pour lui de l’usage libre que je fais de la mienne. Certainement, il est contraire à l’intérêt d’un homme qui a froid, que je ne lui donne pas d’asile dans ma maison ; et à celui d’un manufacturier tout établi, que je fasse tomber sa manufacture ; mais si ces deux événements, fâcheux pour lui, n’arrivent que parce que je ferme ma porte et que j’élève une manufacture de même genre que celle de mon voisin, je puis blesser l’humanité ou plutôt la charité, mais je ne blesse ni la propriété, ni la justice ; et dans la vérité, l’usage que je fais de ma propriété ne nuit point alors à cette espèce d’intérêt que je suis obligé de ménager dans un tiers, c’est-à-dire, à sa propriété. Abandonnez ce principe, tout devient arbitraire et mobile, et la société tend à sa dissolution.

Ce raisonnement, fondé sur les droits de la propriété, suffirait seul pour prouver la nécessité d’une entière liberté du commerce des grains dans un grand État agricole. Nous allons cependant suivre pied à pied l’auteur des Dialogues, dans tout ce qu’il dit de l’administration du commerce des grains dans les États de cette espèce, et nous commencerons par soumettre à l’examen les différences qu’il assigne entre les peuples manufacturiers et les peuples agricoles, et qui doivent, selon lui, y faire établir une administration différente. Et comme l’auteur appuie ses opinions sur l’administration du commerce des grains dans les grands États, en établissant que les peuples agricoles sont pauvres et malheureux, que les manufactures sont, pour les nations, une source de richesse et de bonheur plus abondante que l’agriculture, nous examinerons aussi ce qu’il nous dit des mœurs, du caractère et du sort malheureux des peuples agricoles comparés aux peuples manufacturiers, et sa doctrine sur les avantages des manufactures et de l’agriculture comparés.

 

§. I.

Des différences entre les grands pays agricoles et les pays manufacturiers qui doivent y faire adopter une administration différente du commerce des grains.

C’est un raisonnement qui se présente bien naturellement à l’esprit, que celui-ci. Si les États que l’auteur appelle manufacturiers et dont le sol ne produit que peu ou point de grains, en sont approvisionnés abondamment et constamment par la liberté du commerce, comment et pourquoi, des pays qui en produisent eux-mêmes, en manqueraient-ils à raison de la liberté ? Et si l’on peut laisser le commerce libre dans un pays manufacturier, sans nuire au bonheur de la nation, pourquoi ne pourrait-on pas admettre la même législation dans un pays agricole ?

On peut regarder, comme employé à résoudre cette difficulté, ce que dit l’auteur des Dialogues des différences qu’il faut mettre entre les pays agricoles et les pays manufacturiers. Nous devons donc soumettre à l’examen, toute sa doctrine sur cet objet.

Nous commencerons par remarquer, que toute sa théorie suppose une distinction, et même une opposition réelle, entre les pays agricoles et les pays qu’il appelle manufacturiers. C’est sur cette opposition, que portent toutes les satires qu’il fait des nations qui sont assez simples pour cultiver leur territoire, comme la source véritable et solide de leurs richesses, et les éloges qu’il donne à celles qui cherchent ces avantages dans les manufactures ; de là doit résulter pour lui la nécessité de bien expliquer et de bien établir la distinction de ces deux sortes de nations. C’est cependant ce qu’il ne fait pas, et ce qu’il lui est impossible de faire.

Pour que cette distinction eût quelque réalité, il faudrait que là où il y a de l’agriculture, il n’y eût point ou que peu de manufactures ; et qu’où il y a beaucoup de manufactures, il n’y eût que peu ou point d’agriculture. Il faudrait même que ces deux choses fussent, dans un certain état de prospérité, contraires l’une à l’autre. Or, ces deux prétentions sont insoutenables et démenties par des faits constants.

Il y a deux sortes de manufactures. Celles qui travaillent pour la consommation nationale, et celles qui exportent leurs ouvrages au-dehors. Les unes et les autres appartiennent aux États agricoles et y florissent naturellement, à moins que des causes étrangères à l’agriculture ne les écartent et ne nuisent à leur prospérité.

Parlons d’abord des manufactures de la première espèce. Tout grand peuple agricole, par cela seul qu’il est agricole, entretient et fait agir une quantité prodigieuse de manufactures, dont les travaux s’exécutent chez lui, et dont il consomme les productions. Dans un pays comme la France ou l’Angleterre, toutes les consommations communes en ouvrages d’industrie, qui forment une valeur mille et mille fois plus considérable que les consommations du luxe, sont le produit des manufactures nationales ; et ce produit est infiniment plus fort que celui des manufactures tant nationales qu’exportatrices, de tel pays manufacturier qu’on voudra choisir, comme Gênes et la Hollande, par exemple.

Quant aux manufactures exportatrices, nous demanderons à l’auteur si une nation qui vend à toute l’Europe des quincailleries, de l’horlogerie, des étoffes de laine, etc. ; si une autre qui exporte des étoffes riches, des draps, des galons, des modes, des bijoux, des toiles, etc., sont des nations manufacturières : sans doute. Or, ces deux nations, sont l’Angleterre et la France, pays les plus agricoles de l’Europe.

Tous les ouvrages des manufactures exportés de Hollande et de Gênes, les deux seuls États que l’auteur ait cités comme des pays de manufactures, n’approchent pas de la quantité de productions de l’industrie qu’exportent au-dehors les Français et les Anglais, qui sont, à cet égard, des peuples bien plus manufacturiers que les Hollandais et les Génois, quoiqu’ils soient en même temps agricoles.

D’un autre côté, si quelques pays agricoles n’ont point de manufactures, et si quelques pays de manufactures n’ont point d’agriculture, cette séparation n’est pas l’effet de l’existence des manufactures, ni surtout de celle de l’agriculture dans ces mêmes pays, mais de causes absolument différentes, et qu’on ne peut méconnaître.

Les manufactures sont en Hollande et à Gênes, séparées de la culture, et surtout de la culture du grain, parce que le sol de ces deux pays s’y refuse. L’agriculture est séparée en Pologne, en Turquie, etc., des manufactures, parce que la forme du gouvernement, la situation, les meurs, etc., n’y sont pas favorables aux manufactures exportatrices dont il est ici question ; peut-être aussi parce que la consommation des manufactures exportatrices de nation à nation est bornée, et qu’elle est déjà entre les mains d’un certain nombre de manufacturiers dispersés en Hollande, en France, en Angleterre. Mais s’il n’y a point de manufactures en Turquie et en Pologne, ce n’est pas parce qu’il y a de l’agriculture.

Concluons, que puisque les manufactures tant nationales qu’exportatrices, se trouvent presque toujours réunies avec l’agriculture, et que, lorsqu’elles en sont séparées, ce n’est pas leur nature qui produit cette séparation, la distinction que l’auteur fait des pays agricoles et des pays manufacturiers n’a aucun fondement solide. Admettons-la pourtant, et suivons l’auteur des Dialogues dans ce qu’il va nous dire des différences qui doivent faire que les pays agricoles manqueront de grains, avec la liberté, quoique les pays manufacturiers ne soient pas exposés à en manquer sous la même législation.

Il ne faut pas croire que la France peut, comme la Hollande, se procurer des blés à bon marché en allant les chercher elle-même. Ce projet serait semblable à celui de mettre toute la France en ports de mer. Ce qui convient à un pays de deux et trois millions d’hommes ne peut convenir à celui qui en a dix-huit. On ne peut pas réduire ces dix-huit millions à n’être que manufacturiers ou navigateurs, ni trouver l’emploi de tant de marchandises et l’occasion d’employer une si grande navigation. p. 60 et 61.

Voilà, j’ose le dire, une étrange assertion appuyée de raisonnements encore plus étranges.

1°. On voit que cette prétendue impossibilité où est la France, selon l’auteur, de se procurer des blés à bon marché, et la nécessité où il croit qu’on serait pour cela de la mettre toute en ports de mer et d’y trouver l’emploi à huit ou neuf millions de navigateurs, est fondée sur la supposition que la France entière n’aurait pas un grain de blé ni des récoltes passées, ni de la récolte actuelle, et qu’il serait question de l’approvisionner à la fois de tout le blé qu’elle devrait consommer jusqu’à la récolte suivante. Sans cette supposition, la manière d’argumenter de l’auteur ne lui serait pas venue dans l’esprit. Car s’il n’est question, pour procurer des blés à la France à aussi bon marché qu’à la Hollande, que de suppléer au vide que peut avoir causé une mauvaise année, et quelquefois même à un vide qui n’est que d’opinion, quoiqu’il influe sur le prix du blé ; si ce supplément est très peu considérable dans les années où les besoins sont les plus grands, ainsi que cela est prouvé par cent expériences, on voit bien qu’il ne faudra ni mettre toute la France en ports de mer, ni employer la moitié des Français à la navigation. Deux ou trois cent milliers de septiers de blé à importer en France par nos propres vaisseaux ne nous obligeront ni à construire de nouveaux ports, ni à avoir neuf millions de matelots.

2°. L’auteur nous montre ici cette idée fausse qu’on se fait trop souvent de l’art de gouverner, idée que j’appellerais populaire si elle n’était pas celle de beaucoup d’administrateurs dans tous les États policés. Il paraît vouloir se charger de faire tout faire, au lieu de laisser faire. Il se voit sur les bras une prodigieuse quantité de marchandises qu’il a fait fabriquer et qu’il lui faut faire vendre, et la moitié des Français qu’il a fait navigateurs et auxquels il se croit obligé de donner de l’emploi. Mais qu’il se rassure : si nous obtenons de lui la permission de vendre et d’acheter librement des grains, nous le déchargerons du soin de nourrir et d’employer nos matelots. Sera manufacturier et navigateur qui voudra ; mais il y aura des navigateurs, s’il y a intérêt à naviguer. Il y aura intérêt à naviguer, si le blé est en Barbarie à bon marché, et qu’il soit cher, en France ; et il n’y aura pas trop de navigateurs, parce qu’il ne s’en fera qu’à proportion de l’emploi que pourront trouver les uns et les autres, sans que ni lui ni aucun administrateur dans le monde soit chargé de leur en trouver. Tout ce qu’on lui demande, c’est de ne pas empêcher que cet emploi le fasse, et tout ira fort bien sans lui.

3°. Enfin, si ces navigateurs lui donnent tant d’inquiétudes, je puis le rassurer en lui disant que nous aurons recours aux Hollandais eux-mêmes, qui nous apporteront, non pas du bout du monde, car ils n’apportent pas du blé des Indes orientales ni de l’Amérique, mais de pays très voisins de nous, ce bon marché que l’auteur croit faussement réservé à eux seuls. À la vérité, l’auteur trouve un grand inconvénient à ce que les Hollandais nous apportent le blé dont nous pourrions avoir besoin, pour suppléer au vide que causeraient chez nous de mauvaises récoltes ; mais nous prouverons plus bas que la législation sur cela n’est pas meilleure que ses autres principes, et nous demandons qu’en attendant nos lecteurs suspendent leur jugement sur cette question.

Mais, dit l’auteur (voulant prouver que la France ne peut pas avoir une navigation suffisante pour se procurer les blés dont elle pourrait avoir besoin dans la disette), il y a une grande différence entre la France et la Hollande, en ce que ce dernier pays est tout entouré de la mer, et percé d’une infinité de canaux, de façon qu’il n’y a point d’endroit qui oblige à plus de deux lieues de transport par terre, au lieu qu’on ne pourra jamais faire un port de mer des montagnes d’Auvergne. p. 62.

L’auteur n’aurait pas fait ce raisonnement, s’il avait fait quelque attention à la marche du commerce et à la manière dont se font les approvisionnements d’une denrée qui croît en plusieurs endroits d’un grand royaume. Pour avoir en France des blés, par la navigation même nationale, il n’est pas nécessaire qu’il y ait un port de mer sur les montagnes d’Auvergne. Il suffit qu’il y ait dans nos provinces méridionales des blés qui soient à assez bon marché pour que les blés de l’Auvergne, n’étant plus attirés par cette cherté locale, ne sortent pas en trop grande quantité de l’Auvergne ; car alors, on aura des blés en Auvergne sans qu’il y ait un port de mer sur le Mont d’or. Or c’est l’effet que produira la navigation et l’entière liberté de l’exportation et de l’importation (deux libertés qui ne peuvent subsister l’une sans l’autre). Le défaut de canaux qui conduisent des extrémités du royaume au centre, le défaut d’un port de mer sur les montagnes d’Auvergne n’empêchera donc pas que nous ne puissions être approvisionnés de blé par la navigation, soit nationale, soit étrangère, dans un état de pleine liberté.

Examinons la seconde raison qu’on nous donne de ne pas assimiler la France à la Hollande dans l’administration du commerce des grains.

Croire qu’un pays agricole et fertile peut laisser une liberté entière dans le commerce des blés, comme un pays stérile qui n’a point de blé de son crû, c’est prendre la recette pour la dépense, et la dépense pour la recette, puisque dans les premiers, le blé est la richesse, la recette, le revenu ; dans ceux-ci au contraire, c’est la dépense de la nation ; la navigation et les manufactures sont ses revenus. Or la navigation et les manufactures des Hollandais sont un revenu toujours le même, sur lequel ils peuvent régler leur dépense ; au lieu qu’en France le revenu lui-même est incertain, et que cette incertitude exige une grande prévoyance pour se mettre à l’abri de la disette. p. 63 et 64.

C’est d’après ce raisonnement et le développement qu’on y donne, que M. le chevalier témoigne une grande compassion pour des nations entières trompées par le zèle de quelques hommes bien intentionnés, et que M. le marquis remarque agréablement que ces écrivains ont pris leur cul pour leurs chausses, et se sont trouvés diablement loin de leur compte.

Pour moi, j’avoue que je ne puis ni partager la tendre compassion de M. le chevalier, ni applaudir aux bonnes plaisanteries de M. le marquis.

Je remarquerai d’abord combien les notions que nous donne l’auteur de la dépense et de la recette sont confuses et fausses. En appelant le blé la recette des Français et la dépense des Hollandais, il ne peut rien entendre autre chose, sinon que les Français le recueillent et ne l’achètent pas, au lieu que les Hollandais l’achètent avec de l’argent ; mais cette notion n’est pas juste. Un agriculteur français paie aussi avec de l’argent le blé que la terre lui donne ; il achète sa récolte de la terre aussi réellement qu’un Hollandais achète le blé d’un Flamand ou d’un Gascon.

La recette en France est la récolte du blé ; ce n’est pas la seule, puisque les vins, les huiles, les chanvres, les soies, les laines, les bestiaux, etc., sont recette tout comme les blés. La dépense est la consommation de ces mêmes blés, quand on les convertit en farine et en pain pour les manger. En Hollande, où il n’y a point de récolte de grains en nature, il y a des produits annuels de la culture des prairies, des travaux, de l’industrie, de la navigation, de la pêche, qui sont la première recette et qui sont échanges contre des blés, lesquels importés du dehors en Hollande, représentent une partie au moins de la recette annuelle avec laquelle on les a obtenus, et sont eux-mêmes une recette pour chaque particulier, lorsqu’il prend chez lui la provision de ces blés qu’il est en état d’acquérir. Lorsqu’ensuite ce blé est converti en pain et mangé, voilà la dépense des Hollandais en blé ; dépense en tout semblable à celle qu’on en fait en France, lorsqu’on y consomme les grains qu’a produits le sol.

Ces définitions simples des mots recette et dépense feraient tomber à terre tout le raisonnement de l’auteur. Suivons-le cependant dans les conséquences qu’il veut tirer de cette distinction contre la liberté du commerce des grains dans les États agricoles.

1°. Lorsqu’on examine quelle administration il faut suivre dans un grand État agricole pour le commerce des blés, et qu’on veut faire valoir l’incertitude des recettes ou récoltes pour déterminer les administrateurs à restreindre la liberté, on ne peut argumenter que de l’incertitude de la recette totale de l’État politique, et non pas de celle à laquelle sont exposés chaque agriculteur en particulier, ou une et deux provinces d’un grand État, qui presque toutes produisent du blé ; puisque si la récolte totale était égale chaque année, bien que divers particuliers ou quelques provinces vissent manquer la leur, on ne dirait pas que la récolte de l’État est incertaine, et que cette incertitude doit l’engager à empêcher ou à limiter l’exportation et la liberté du commerce.

Or, la récolte totale n’est pas incertaine. Il faut bien remarquer qu’il s’agit ici d’un grand État comme la France, par exemple, et d’un État où l’on suppose établie la liberté du commerce des blés. Car l’auteur des Dialogues ne peut et ne doit raisonner que dans cette supposition, puisque s’il prétendait qu’il entend parler d’un État où la liberté n’est pas établie, on lui dirait que l’incertitude des récoltes totales y vient du défaut de liberté. En un mot, il faut que, d’après ses principes, on ôte la liberté à un grand État agricole qui en jouirait, et c’est dans cet État qu’il faut qu’il trouve des récoltes totales incertaines. Or on lui nie que cela puisse être. On lui soutient que dans un pays aussi grand que la France, varié pour le sol et le climat de ses diverses provinces, et où la liberté serait établie, l’agriculture encouragée y donnerait des récoltes à peu près égales et régulières. La raison de cela est l’étendue que prendrait la culture et la variété des sols qu’elle féconderait. Plus la quantité de terres cultivées serait grande, et plus facilement une mauvaise récolte en un lieu serait compensée par une bonne en un autre. Dans les années humides, les terrains secs donneraient de meilleurs produits ; et dans les années sèches, les terrains humides. Si des fléaux destructeurs faisaient périr les grains dans quelques provinces du Nord, ils ne s’étendraient pas dans celles du Midi, et la nature n’étant pas troublée par les petites vues d’une administration incertaine, suivrait son système, qui est celui des compensations.

Sans doute on ne peut pas empêcher que la récolte de quelques provinces de France ne manque quelquefois en une nuit ; et en supposant que cet inconvénient ne se fasse pas sentir par contrecoup à la Hollande elle-même, il faut bien se soumettre à ce malheur et à toutes les suites qui en découlent nécessairement ; mais l’industrie et l’activité humaine trouveront des remèdes aux incertitudes et aux inégalités qui résultent des causes physiques, et qui ne seront pas l’ouvrage des mauvaises lois, ou plutôt de la fantaisie d’en faire sur des objets qui n’en ont pas besoin ; et quand l’homme n’aura plus à le plaindre que de la nature, il ne se plaindra de rien.

On ne pourrait craindre que ces fléaux extraordinaires, tels que le froid de l’année 1709, qui s’étendent à tout un pays, encore les inégalités qu’ils causent ne seraient-elles pas si sensibles dans un état de bonne culture ; mais ce n’est pas sur des accidents de cette espèce qu’on peut établir une législation constante, et la liberté même est le vrai moyen de diminuer beaucoup leurs effets funestes en multipliant les réserves, les magasins, en faisant perfectionner l’art de la conservation des grains, etc., et surtout en augmentant la production, de manière à remplir les vides que laissent les années de stérilité.

La récolte totale n’est donc pas incertaine, et l’espèce d’incertitude qui peut l’affecter encore, ne donne pas le droit d’ôter aux agriculteurs et aux propriétaires, la liberté qu’ils doivent avoir de disposer des productions de leur terre et du fruit de leurs travaux.

2°. Quand l’auteur dit que l’incertitude des récoltes exige une grande prévoyance de la part du gouvernement pour se mettre à l’abri de la disette, il suppose décidée en sa faveur la question même qu’il s’agit de traiter. Les défenseurs de la liberté du commerce des grains n’ont point appris de lui que l’inégalité des récoltes était extrême, que le métier d’un agriculteur était accompagné des plus grands risques. Ils sont les premiers qui aient insisté sur ces importantes vérités. Mais ils ont dit et prouvé que la liberté seule pouvait remédier aux inconvénients de cette incertitude, en donnant le meilleur prix commun aux productions du sol, ou, ce qui est la même chose, en mettant l’agriculteur en état de supporter les pertes sur la quantité dans les temps de disette, par le maintien du prix dans les temps d’abondance ; et les pertes sur le prix dans les temps d’abondance, par le bon prix dans les temps où il recueille une moindre quantité. Ils ont dit que l’incertitude des récoltes exige la prévoyance des particuliers, mais non l’intervention des lois gênantes de la part du gouvernement.

Il suit de là que savoir si l’incertitude des récoltes doit faire apporter des restrictions à la liberté du commerce des grains, c’est précisément la question qu’il ne faut ni supposer, ni prétendre décider par de simples assertions, comme le fait ici l’auteur des Dialogues.

3°. Toute la crainte que peut inspirer l’incertitude des récoltes est fondée sur la supposition que toutes les fois que la récolte est bonne, et produit, par exemple, un quart de blé en sus de l’année commune, on exporte tout de suite ce quart là, ou qu’on le consomme ; de sorte que lorsqu’on en recueille un quart de moins, ce quart manque tout entier à la consommation du pays, et qu’ainsi un grand État, comme la France, vit exactement comme le savetier de la fable pour qui chaque jour amène son pain. Sans cela, l’inégalité des récoltes n’est pas une raison pour le gouvernement de restreindre la liberté. Or, il n’est pas vrai que lorsque l’année est abondante, ce quart de plus soit exporté. Il n’est pas vrai au moins qu’il soit exporté tout entier. S’il est exporté, il n’est pas vrai qu’avec la liberté il ne soit pas bientôt remplacé. Il n’est pas vrai qu’il soit plus désavantageux à une nation de racheter les blés qu’elle aurait vendus, que de les garder sans les vendre quand elle en a trop. Il n’est pas vrai, etc. Au moins sont-ce là autant de questions agitées entre M. le chevalier et ses adversaires (je ne dis pas ses interlocuteurs), questions que l’auteur n’a traitées en aucun endroit de son livre.

4°. Pour que l’auteur tire quelque avantage de l’incertitude des récoltes dans les États agricoles, il faut que la récolte ou recette y soit plus incertaine que dans les États manufacturiers. Or, la recette des Hollandais, c’est-à-dire, selon l’auteur lui-même, le revenu de leurs manufactures, de leur navigation, etc., est sujette à la même incertitude que la récolte des pays agricoles. Nous avons remarqué plus haut, que les nations manufacturières partageaient le sort des nations agricoles dont elles achètent les productions, et que l’inconstance des saisons, qui enlève la récolte d’une province de France, se fait sentir en Hollande, avec la différence des avantages que donne la liberté elle-même aux Hollandais qui en jouissent. Il est bien constant, que lorsque la récolte en blé de la Flandre française, du Languedoc, etc., manquent en une nuit, la Hollande s’en ressent, sans qu’il périsse de vaisseau dans le Zuiderzee, puisque le prix de tous les grains mis en vente est affecté par cette diminution, à proportion du vide qu’elle laisse ou qu’elle cause de proche en proche dans les marchés, ou de la concurrence qu’elle excite parmi les acheteurs concurrents des Hollandais.

Ajoutons une réflexion. Les manufactures et la navigation des Hollandais, ne peuvent donner en revenu que leur produit net, c’est-à-dire, ce qui en reste à l’entrepreneur, tous frais payés ; tout le reste du produit total est dépense et non revenu, puisqu’il faut le dépenser de nouveau à l’entreprise. Mais cela posé, où l’auteur a-t-il pris que le profit des manufactures et de la navigation hollandaise est toujours le même ? Ce profit ne diminue-t-il pas, quand la vente est moindre ? La vente elle-même ne diminue-t-elle pas quand les acheteurs sont moins en état d’acheter ; et si la recette des Français, ou des Espagnols, ou des Italiens, qui sont les acheteurs des Hollandais, diminue, leurs achats en productions des manufactures de Hollande et l’emploi qu’ils donneront à sa navigation, ne seront-ils pas moindres aussi ? Comment donc le revenu des Hollandais sera-t-il toujours le même ?

5°. En supposant ce revenu le même, comment l’auteur peut-il dire que les Hollandais régleront leur dépense dessus. Cette dépense est, selon lui, leurs achats en blé. Or, avec le même revenu, ils ne pourront pas régler leurs achats en blé sur leur revenu. La dépense en blé est assurément celle de toutes, qu’il est le moins aisé de réduire et de diminuer pour la quantité. Ils achèteront donc les mêmes quantités de grains ; mais les grains peuvent être plus chers une année que l’autre ; alors la dépense sera plus grande, même en supposant que le revenu soit toujours le même.

Je conclus que toute cette antithèse de recette et de dépense ne conduit point du tout l’auteur à son but et ne forme pas une objection valable contre la liberté du commerce ; et je ne vois pas pourquoi ce raisonnement de M. le chevalier a fait rester M. le marquis comme un sot, ainsi qu’il le dit lui-même, à moins qu’il ne fût un sot auparavant.

L’auteur nous assigne une différence entre les grands États et les États d’une médiocre étendue, dans l’esprit d’économie de ceux-ci, qui est, dit-il, la principale cause qui fait prospérer leurs manufactures malgré la cherté des vivres, qui les met en état de payer chèrement le nécessaire parce qu’ils se passent du superflu, tandis que ce superflu est souvent un besoin pour d’autres nations qui connaissent le luxe. p. 73 et 74.

1°. D’abord, cette prétendue différence à l’avantage des pays que l’auteur appelle manufacturiers, tels que la Hollande, se détruit par le fait, puisqu’il y a en France une quantité infiniment plus considérable de manufactures qu’en Hollande, malgré cet esprit d’économie ; et que les productions de notre industrie, à qualité égale, sont généralement et constamment à meilleur marché que celles des fabriques de Hollande.

2°. L’explication que l’auteur donne de la moindre cherté des productions des manufactures de Hollande, est aussi fausse que le prétendu fait qu’il veut expliquer. Dans ces pays industrieux et stériles, où les manufactures prospèrent, malgré la cherté du blé, il y a bien moins d’économie que chez les grandes nations auxquelles on les compare. En effet, il est ici question des hommes de travail ; or il y a en France, dans cette classe d’hommes, plus d’économie qu’en Hollande ; car les ouvriers de nos grandes villes de manufactures et des fabriques répandues dans les campagnes consomment moins, satisfont moins abondamment leurs besoins.

Pour appuyer ce raisonnement, je n’ai besoin ici contre l’auteur, que des aveux qu’il fait lui-même. Car comme les contradictions lui coûtent peu, après avoir dit que les artisans Hollandais ont un esprit d’économie et d’épargne que n’ont pas le nôtres, et qui les met en état de payer chèrement le nécessaire en se passant du superflu. p. 73 ; il avoue p. 64, que nos artisans et fabricants sont bien plus sujets que les ouvriers hollandais, à tirer le diable par la queue. On m’a dit que tirer le diable par la queue, signifie manquer même du nécessaire. Or, manquer et se passer du nécessaire, c’est assurément avoir encore plus d’économie et d’épargne que les Hollandais, qui ne manquent et ne se passent que du superflu ; et si les Hollandais, ne se privant que du superflu, peuvent faire prospérer leurs manufactures malgré la cherté des vivres, les Français les feront prospérer encore davantage, en manquant du nécessaire, d’après les principes mêmes de l’auteur. L’économie des Hollandais ne peut donc pas leur donner, en fait de manufactures, des avantages sur les pays qu’on leur compare.

L’auteur croit résoudre cette difficulté, en disant que ces pays agricoles où les artisans tirent le diable par la queue, n’en sont pas plus en état de soutenir leurs manufactures, parce qu’ils ont la surcharge d’impôts, ou le luxe, qui est synonyme de surcharge d’impôts. p. 78 et 74.

L’auteur se trompe ici en beaucoup de manières. 1°. Il n’est pas vrai que la surcharge, le poids des impôts sur l’ouvrier français soit plus grand que sur l’ouvrier hollandais. Au moins est-ce très gratuitement que l’auteur avance cette assertion, que nous sommes en droit de nier avec la même liberté qu’il se donne de la mettre en avant.

2°. En supposant la surcharge d’impôts sur l’ouvrier français, il n’est pas vrai qu’elle l’empêche de soutenir la concurrence avec l’étranger dans les manufactures, puisque beaucoup de productions de l’industrie française, qui s’exportent au-dehors, sont à meilleur marché que les ouvrages semblables des fabriques hollandaises, telles que les draps, les toiles, les chapeaux, etc.

3°. Lorsque l’auteur allègue la surcharge d’impôts, comme une raison qui doit empêcher les manufactures françaises de prospérer, et de soutenir la concurrence des nations qu’il appelle manufacturières, son assertion est générale et il la donne, non pas comme un fait particulier, mais comme une maxime fondée sur la nature des deux sortes de pays qu’il oppose l’un à l’autre. Il faut donc, pour que sa doctrine se soutienne, que la surcharge d’impôts soit essentielle à un grand pays agricole ; or, c’est ce qui est insoutenable. C’est précisément dans un grand pays, qui a un grand territoire, une culture florissante, et toutes les sources de richesses chez lui, que le poids des impôts sur chaque citoyen peut être très léger, en même temps que le revenu public sera très considérable ; tandis que dans les petits États, pour que le revenu public soit suffisant au maintien de la chose publique, il faut qu’il soit, relativement à chaque citoyen, beaucoup plus fort et plus pesant. Mais qu’on le suppose seulement dans la même proportion des deux côtés, la surcharge d’impôts n’aura plus lieu dans le grand État ; et alors cette raison n’empêchera plus les manufactures d’y prospérer autant que dans les États manufacturiers. On ne peut donc pas opposer la surcharge d’impôts, à l’établissement de la même administration des blés dans les États agricoles et dans les États manufacturiers.

L’auteur continuant de nous exposer les différences des pays stériles d’avec les États agricoles, et voulant nous faire entendre comment les manufactures peuvent se soutenir dans les premiers, malgré la cherté du blé, qui les ruine dans les seconds, nous dit que dans les pays stériles une marine florissante facilite les transports de leurs produits sur toute la surface du globe en réduisant le nolis presque à rien. p. 75.

Qu’on remarque que l’auteur, pour nous prouver des propositions générales, relatives à cette espèce d’États qu’il appelle d’une étendue médiocre et n’ayant qu’un sol stérile, ne s’appuie jamais que de l’exemple de la Hollande, qu’il a toujours la Hollande devant les yeux ; comme s’il ne pouvait y avoir d’autres États ayant un sol peu fertile et peu d’étendue, qui ne se trouveraient pas dans les mêmes circonstances que la Hollande, qui n’auraient pas, par exemple, de navigation. Mais ici, non seulement il oublie les maximes qu’il a établies, qu’on ne pouvait pas conclure d’un État à l’autre, qu’il fallait que les exemples fussent tout semblables, tout pareils, il fait encore pis, en concluant d’un État comme la Hollande à tous les États manufacturiers, parmi lesquels il pourrait y en avoir qui différeraient de la Hollande dans des circonstances essentielles.

Après cette remarque, je conviendrai avec l’auteur, qu’une grande navigation favorise les manufactures ; mais je lui demanderai pourquoi cette grande navigation ne pourrait pas se trouver ailleurs que dans les États d’une étendue médiocre et d’un sol qui ne produit point de blé ? Pourquoi ne se rencontrerait-elle pas dans un pays qui produirait beaucoup de blé ? Si la Hollande, située comme elle l’est entre le nord et le midi, au lieu d’avoir des bestiaux, du beurre, du fromage pour productions du sol, avait un sol produisant beaucoup de blé, cette circonstance empêcherait-elle quelle n’eût des manufactures et en même temps une navigation à bon marché, qui favoriserait le transport de ses manufactures ? Pourquoi donc une circonstance toute pareille qui se rencontre en France, avec de beaux ports sur les deux mers, empêcherait-elle l’établissement d’une navigation à bon marché, qui y favoriserait aussi les manufactures ?

Je ne prétends pas pour cela qu’il n’y ait des causes qui peuvent faire et qui font actuellement, qu’en Hollande la navigation est à meilleur marché qu’en France. Mais en opposant, comme fait ici l’auteur, les pays agricoles à ceux qui n’ont point de blé, et en avançant que ceux-ci peuvent donner au commerce des grains toute liberté et payer leur blé plus cher, sans que leurs manufactures en souffrent, parce qu’ils ont une grande navigation, on s’impose l’obligation de prouver que la raison de cette différence vient de ce que les derniers n’ont point de blé et que les autres en ont ; paradoxe qu’il est impossible de rendre vraisemblable.

L’auteur nous donne enfin, comme une circonstance qui peut soutenir les manufactures chez ces nations qu’il appelle commerçantes, malgré la cherté du blé, les profits du change, genre d’industrie que M. le marquis déclare ne vouloir point comprendre et qu’il n’aime point du tout. p. 76 et 77.

Voilà encore, et toujours, la Hollande. C’est elle seule qu’on oppose ici aux États agricoles. Qu’est-ce que les nations commerçantes opposées aux États agricoles ? La France et l’Angleterre ne sont donc pas des nations commerçantes ? Ne font-elles pas aussi des profits dans les opérations du change ? Et si elles n’en font pas, proportion gardée, autant que la Hollande, n’est-ce pas uniquement l’effet de la situation physique de la Hollande et d’autres circonstances qui pourraient se trouver dans d’autres nations ?

Mais M. le chevalier serait bien embarrassé de nous expliquer comment les profits du change peuvent faire qu’un Hollandais, malgré la cherté des blés, peut donner à meilleur compte les productions de son industrie. Si les profits du change et la fabrication des productions de l’industrie étaient dans la même main, on conçoit que cette réunion pourrait déterminer l’entrepreneur à se contenter d’un moindre profit ; mais il n’en est pas ainsi. Les banquiers, ou de gros négociants, entrepreneurs de commerce, et non de manufactures, attirent à eux tous ces profits, sans que les manufacturiers les partagent, ni puissent se dédommager par là de la cherté des subsistances qu’ils ont consommées en les travaillant. Il faut que leur travail soit payé et qu’ils y trouvent le remplacement de leurs dépenses et un profit quelconque. Lorsque les productions de l’industrie qu’ils ont livrées, se payent par la nation qui les achète, elles ne se payent pas aux manufacturiers, mais à un négociant en gros ou à un banquier, qui gardent pour eux-mêmes le profit du change ; ce profit ne revenant donc point au manufacturier, ne le met pas en état de donner la marchandise à meilleur marché, et si la cherté des blés l’en empêchait, les profits du change ne l’en dédommageraient pas.

Enfin, ces profits du change sont un objet très peu considérable et qui ne dédommagerait certainement pas des millions d’hommes occupés à tous les travaux de l’industrie, à la navigation, à la pêche, etc., de la cherté du commerce des blés dans les États d’une étendue médiocre, plutôt que dans un État agricole et d’une grande étendue ; et la subtile théorie de M. le chevalier, sur cela, me paraît tout à fait fausse et sans fondement.

On ne voit point, au reste, pourquoi M. le marquis n’aime point le change, et pourquoi M. le chevalier applaudit à ses soupçons. Ce genre d’industrie est un commerce comme tous les autres, dans lequel l’étude des circonstances, du besoin plus ou moins grand, de la concurrence plus ou moins empressée, conduisent à des profits très légitimes.

 

§. II.

Du caractère, des mœurs et du sort des peuples agricoles, comparés aux peuples manufacturiers.

Occupons-nous maintenant des différences que l’auteur trouve entre les nations manufacturières et les nations agricoles, fondées sur les mœurs, le caractère et le sort malheureux des peuples cultivateurs, comparés aux peuples manufacturiers. C’est ici surtout que se montre dans tout son brillant l’esprit de paradoxe de M. le chevalier Zanobi. Il nous fait l’histoire et nous peint le caractère des peuples agricoles, et il nous paraît aussi infidèle dans ses tableaux que dans ses récits.

Histoire des peuples agricoles. « La nation nouvellement établie dans un sol inculte et par conséquent très fécond prospère d’abord. La guerre arrive. La culture dégénère, la disette paraît. On a recours à ses voisins. Il faut acheter à crédit, parce que la nation sans manufactures ne peut payer, avec leurs produits, sa subsistance dans les années de disette. Le commerce ayant ouvert les portes à l’étranger industrieux, celui-ci vient tenter, par de nouveaux objets, la cupidité de l’agricole, fait naître en lui de nouveaux désirs et corrompt ses mœurs, avant de les avoir adoucies. Le luxe naît chez les grands, ils achètent chèrement les ouvrages de l’industrie étrangère : l’usure s’établit, l’argent se resserre, la culture en souffre, les impôts augmentent, et le revenu national diminue. Alors on aliène le domaine, c’est-à-dire, le droit précieux et inaliénable de gouverner les hommes, de les commander à la guerre, de les juger pendant la paix et de mettre des impôts. Voilà l’origine du gouvernement féodal ou du despotisme. » Ibid. pasim.

Ce récit prétendu historique et qui n’est que fabuleux, va nous fournir la matière de quelques observations.

1°. Selon lui, une nation agricole nouvellement établie dans un sol inculte, et par conséquent très fécond, prospère d’abord. Un sol sur lequel une nation vient de s’établir, ne peut fournir tout de suite à cette nation de quoi prospérer ; si c’est une nation nouvelle, il lui faut des siècles pour se former les capitaux, les richesses d’exploitation nécessaires pour féconder le pays qu’elle habite. Le sol a beau être disposé à produire, il ne produit pas tout seul, il faut des hommes qui le cultivent, et un grand nombre d’autres hommes, qui fournissant au cultivateur tous les autres besoins, lui laissent le temps nécessaire pour cultiver. Il lui faut des maisons, des granges, des moulins, des animaux, qui l’aident dans son travail, des bestiaux qui engraissent la terre, et qui fournissent la nourriture et les matières premières des vêtements de la nation naissante, et tout cela ne peut être que l’ouvrage des siècles. La raison en est que toutes ces richesses ne sont et ne peuvent être que les productions même du sol épargnées et métamorphosées en animaux, en hommes, en bâtiments, en outils, etc., et cette épargne et cette métamorphose ne peuvent se faire que très lentement ; parce qu’elles ne peuvent s’opérer que par l’emploi ou l’épargne de la partie du produit annuel du sol qui n’est pas nécessaire à la reproduction d’un produit égal à celui de l’année précédente. Or, cette partie ne peut être que très peu considérable à chaque année. C’est cette portion non consommée qui forme au bout d’un longtemps l’amas des richesses de tous les genres qui est dans une nation, et surtout celui des richesses nécessaires à une grande culture. Il est manifeste que cette formation ne peut être que très lente. Cette explication est bien contraire aux idées de l’auteur, qui voit des hommes pauvres arrivant sur un sol inculte et prospérant d’abord ; enrichis promptement, sans moyens ou avec des moyens très faibles de se procurer des richesses ; je demande si c’est là peindre avec fidélité la première époque de l’histoire d’un peuple agricole.

2°. On ne voit pas pourquoi cette nation, qui a prospéré, selon l’auteur, et qui par conséquent a formé un grand amas de richesses en bestiaux, cuirs, laines, bois, métaux, sera obligée d’acheter des blés à crédit. Elle donnera de toutes ces choses, pour avoir des grains qui lui manquent. Si cet état de besoin durait, et qu’il lui fallût donner constamment tout ce qu’elle avait amassé de richesses nécessaires, ou pour augmenter la culture, ou pour la soutenir seulement dans l’état actuel, la nation dépérirait tout à fait, et le sol deviendrait inculte et le pays inhabité ; mais ce ne serait pas parce que cette nation n’a pas de productions de ses manufactures à vendre aux peuples voisins, ce serait par la décadence de l’agriculture elle-même, que cet exemple nous présente, assurément bien contre l’intention de l’auteur, comme la véritable source des richesses d’un pays.

3°. Tous les malheurs de cette nation agricole viennent, selon l’auteur lui-même, de ce qu’elle est obligée d’acheter à crédit sa subsistance de l’étranger. Mais, comment nous fera-t-il entendre que c’est parce qu’elle est agricole qu’elle essuie des disettes, et que c’est parce qu’elle cultive du blé, qu’elle est obligée d’acheter des blés à crédit. J’ajoute, que puisque les malheurs d’une nation agricole commencent par une disette, il en faut conclure que c’est parce qu’elle n’est pas encore assez agricole ; ce qui prouverait, encore contre l’auteur, que l’agriculture est le principe des richesses et du bonheur des nations.

4°. Une nation manufacturière peut avoir aussi une guerre qui interromprait son commerce, sa navigation, etc., et qui amènerait chez elle la disette, non pas du blé, mais de tous les profits de son industrie avec lesquels elle achète le blé. Alors elle serait forcée aussi d’acheter sa subsistance à crédit, et les malheurs qu’on nous donne ici comme les suites de la guerre pour les peuples agricoles, tomberaient sur la nation manufacturière. Ce n’est donc pas là un trait particulier à l’histoire des peuples agricoles.

5°. C’est bien faussement que l’auteur attribue la ruine de la nation agricole à ce qu’elle ne peut pas acheter le blé qui lui manque avec les productions des manufactures ; car quand elle aurait les manufactures dont l’auteur entend ou doit entendre parler ici, elles ne lui seraient d’aucun secours pour cela.

Il y a deux espèces de manufactures : celles qui travaillent régulièrement pour l’étranger, et celles qui travaillent pour la consommation nationale. Les dernières ne peuvent servir à une nation pour acheter des grains, puisqu’il faut bien que cette nation soit vêtue, chauffée, qu’elle ait les ouvrages des arts qui font à son usage. Quant à celles qui se fabriquent pour l’étranger, elles ne peuvent pas lui servir non plus pour acheter sa subsistance, et ce n’est pas faute d’en avoir qu’elle se trouvera hors d’état de la payer aux nations voisines. La raison de cela est que dans l’état constant ces productions de l’industrie ne fournissent d’abord et premièrement que la subsistance et tous les genres de consommation des ouvriers qui les travaillent, et des entrepreneurs qui les dirigent et qui y mettent leurs capitaux. 2°. Un profit, un excédent par-delà, lequel excédent forme aussi à la longue des capitaux dans un pays, mais ne peut servir à acheter des subsistances au corps, au gros de la nation, qui ne peut en disposer, et qui mourrait de faim à côté des plus belles manufactures du monde, si l’agriculture ne lui avait fourni les richesses avec lesquelles toutes les classes de la société, distinguées de ces manufacturiers travaillants pour l’étranger, peuvent obtenir les subsistances dont elles ont besoin.

6°. Nous ignorons les preuves sur lesquelles l’auteur peut appuyer l’origine qu’il donne au gouvernement féodal et au despotisme. Nous ne voyons pas qu’en France, en Angleterre, en Allemagne, où subsistent tant de vestiges du gouvernement féodal, les fiefs aient été des aliénations du droit de gouverner et de mettre des impôts faites par le souverain. Nous trouvons au contraire que ces petites souverainetés partielles, appelées fiefs, ont précédé le pouvoir et l’autorité des souverains qui les ont éteintes peu à peu, et qui ont acquis le droit de gouverner, de commander et de mettre des impôts. Lorsque ce droit a été fortifié par une longue suite d’années, les chefs des sociétés ont été en état d’étendre encore davantage leur autorité et d’arriver au despotisme. Mais, dans ce changement le despotisme a achevé de détruire le gouvernement féodal et s’est élevé sur ses ruines. Il n’est donc pas vrai que le gouvernement féodal ait été postérieur à l’aliénation faite par les souverains du droit de gouverner et de mettre des impôts.

On peut encore remarquer qu’il y a contradiction dans les termes, à dire que l’origine du despotisme est l’aliénation du droit de gouverner, de commander, de mettre des impôts, puisque le despote nest tel que parce qu’il est en possession du droit ou pouvoir de gouverner arbitrairement, de commander à des esclaves, et de mettre tels impôts qu’il juge à propos d’exiger. Ce pouvoir, il ne l’a donc pas aliéné, puisque au contraire de légitime et de borné, il l’a rendu arbitraire et illimité.

Enfin, j’ose dire que cette origine du gouvernement féodal et du despotisme, ne se trouve dans l’histoire d’aucun État politique de l’Europe. Beaucoup de pays agricoles ont eu le gouvernement féodal et tendent au despotisme. Je demande à tout homme instruit, si c’est par la route que l’auteur trace, et j’abandonne ce sujet aux réflexions des personnes qui ont lu l’histoire sans vouloir y trouver autre chose que ce qui est ; je renvoie surtout à l’excellent discours préliminaire de l’Histoire d’Écosse par M. Robertion, et à l’introduction qui est à la tête de l’Histoire de Charles-Quint du même auteur, ouvrage dont la traduction sera bientôt publiée par un de nos meilleurs écrivains.

L’auteur appelle cependant l’histoire ancienne en preuve de cette origine des gouvernements.

On trouve toujours, dit-il, ensemble et se donnant la main, pays stérile, mœurs et gouvernement républicains, industrie de manufactures ou de navigation, paix, silence, économie, tristesse et vide dans l’histoire. De l’autre, pays fertiles, inégalité de conditions, gloire, honneurs, charge, gouvernement monarchique, grand bruit, grandes secousses, et une histoire amusante à lire, p. 74.

1°. Remarquons d’abord qu’il est bien étrange que M. le chevalier, qui voit dans l’histoire comme dans les nuages tout ce qu’il y veut voir, n’ait pas pris la peine de nous citer un seul État politique ancien ou moderne où les choses se soient passées comme il prétend qu’elles se sont passées toujours. Mais s’il n’a pas rempli en cela ses obligations, au moins il a été fort prudent, car il eût pu essuyer beaucoup de contradictions, et on lui eût bien disputé la justesse de ses exemples. Au moins j’avoue qu’en cherchant de bonne foi, je ne trouve aucune nation qui ait ressemblé à celle qu’il nous peint.

Je vois au contraire dans l’histoire un grand nombre de peuples chez lesquels ces choses, qui doivent être liées, ont été absolument séparées.

Si je jette les yeux sur les anciennes républiques grecques, je vois les deux plus célèbres, celles d’Athènes et de Sparte, placées dans des sols peu fertiles, presque sans industrie de manufactures et de navigation, agitées de grands mouvements, presque toujours en guerre, et jouant le plus grand rôle dans l’histoire, c’est-à-dire réunissant des circonstances que l’auteur dit ne devoir se trouver que dans les pays fertiles. Carthage, sol fertile, gouvernement républicain, industrie de manufactures et de navigation, et cependant grandes secousses, honneurs, gloire, dignités, inégalité de conditions, grand bruit, et une histoire amusante à lire, si nous l’avions. Rome et l’Italie, pays fertiles, et cependant gouvernement républicain, mœurs austères et peu d’inégalité dans les conditions pendant plusieurs siècles, et cependant sans manufactures et sans navigation. La Sicile, pays fertile, mœurs et gouvernement républicain, industrie, manufactures et navigation, et en même temps grandes secousses et grand bruit dans l’histoire. La Macédoine, pays stérile, gouvernement monarchique, inégalité des conditions, guerres continuelles, rôle éclatant dans l’histoire. La Judée, pays stérile, gouvernement monarchique, nulle industrie, nulle navigation, etc. On multipliera ces exemples tant qu’on voudra, et si l’on veut s’en donner la peine, on trouvera mille exceptions pareilles à la maxime générale qu’avance ici l’auteur.

Je ne m’arrête pas à relever l’application que l’auteur fait de sa théorie aux plantes, dont les unes sont, selon lui, républicaines, et les autres monarchiques. M. le marquis trouve cela fort plaisant, et le chevalier convient que c’est de la poésie, et de la poésie orientale, qui lui est inspirée par le marasquin qu’il a bu. Quant à moi, inutilement boirais-je du marasquin, je sens que je ne goûterai jamais cette poésie là.

L’histoire moderne n’est pas plus favorable que l’ancienne à M. le chevalier.

Regardez autour de vous, dit-il, et voyez si vous rencontrerez sur la surface du globe d’autres pays que les pays dépeuplés qui fassent un grand commerce de blé. p. 151 et 152.

La Turquie, la Pologne, la Sicile, la Sardaigne, l’État ecclésiastique, la Pouille, etc., confirment, selon lui, cette vérité. p. 151. p. 200 et alibi.

C’est un paralogisme bien commun que l’abus des faits pour prouver de prétendus principes avec lesquels ils n’ont aucune liaison : les sophistes qui emploient cette manière de raisonner (et il y a plus de ces sophistes hors des écoles qu’ailleurs) s’étendent avec complaisance sur les preuves du fait et transportent ensuite subtilement toute la certitude du fait à la conséquence qu’ils en veulent tirer, sans s’embarrasser de prouver sa liaison avec le fait lui-même. Que si vous leur contestez cette liaison, vous essayerez cette réponse si connue et en même temps si digne d’être retenue, pour se garder éternellement de sen servir : Ah ! vous niez les faits, je n’ai plus rien à vous dire, et monsieur nie les faits.

Expliquons encore ma pensée par un conte, dont M. le chevalier Zanobi, qui aime tant les contes, pourra faire son profit.

Une dévote racontait qu’une religieuse avait demandé à Dieu et obtenu la grâce d’être changée en lampe pour brûler devant l’autel. Un esprit fort se récrie. Oh ! le miracle est certain, répond la dévote, car j’ai vu la lampe. J’entreprends de montrer que M. le chevalier se contente d’alléguer des faits lorsqu’il est question de causes, et qu’il n’a vu que la lampe et non pas le miracle.

Le fait et la lampe sont ici les malheurs et la pauvreté de beaucoup de pays agricoles, et si l’on veut de tous ; la cause et le miracle seraient l’influence de l’agriculture sur les malheurs et la pauvreté de ces pays.

C’est sans doute un spectacle bien triste pour l’homme qui pense et qui sent que le sort malheureux de l’espèce humaine. Mais la terre presque entière lui présente cet objet affligeant. L’auteur ne devait pas dire qu’il n’y a sur la surface du globe que des pays malheureux qui fassent un grand commerce de blé, mais simplement qu’il n’y a presque sur la surface du globe que des pays malheureux, agricoles ou non, faisant ou ne faisant point le commerce du blé. Mais c’est précisément parce que ce fait est presque général, qu’il ne prouve rien contre l’agriculture et le commerce des blés.

Il semble, à entendre l’auteur, qu’en formant ses profondes théories il ait été embarrassé d’expliquer comment les hommes sont malheureux, et qu’après des recherches longues et pénibles, il n’ait enfin trouvé d’explication satisfaisante que d’attribuer ce phénomène à lagriculture et au commerce du blé ; comme si les causes de malheur manquaient à l’humanité ; comme s’il n’y en avait pas mille, toutes actives, toutes visibles et incontestables, qui non seulement sont distinctes de l’agriculture, mais qui ne sont funestes principalement qu’en ce qu’elles attaquent l’agriculture elle-même.

Je jette les yeux sur le globe, et je vois régner sur les trois parts de la terre une politique funeste, des guerres atroces, des lois absurdes, et partout le mépris des droits de l’homme et l’ignorance des vrais principes de son bonheur. Faut-il donc aller chercher ailleurs les causes des maux de l’humanité ? Et par quelle manie veut-on les trouver dans le plus utile et le plus saint des travaux de l’homme, la culture ; et dans le premier des bienfaits de la nature, la fécondité de son sein ?

Nest-ce pas une chose incompréhensible, qu’en voyant la forme du gouvernement turc, une chaîne de despotes s’étendant du sultan au cadi et enveloppant jusqu’au dernier des sujets de l’empire, la propriété incertaine, des impôts arbitraires, des lois barbares, si l’on peut leur donner le nom de lois ; une justice militaire, les 9 dixièmes des habitants de ce pays (les Grecs) esclaves, opprimés et appauvris ; n’est-il pas, dis-je, incompréhensible qu’on dise que la pauvreté, la dépopulation d’un tel pays vient de ce qu’il est agricole ?

Peut-on s’étonner assez d’entendre soutenir qu’un pays comme la Pologne, avec une forme de gouvernement mal déterminée, une législation continuellement mobile, la servitude de la glèbe établie partout, une inégalité extrême entre les propriétés, un luxe dévorant dans les grands propriétaires, et mille autres causes de dévastation qu’il serait trop long de compter ; qu’un tel pays, dis-je, doit ses malheurs à ce qu’il est agricole ?

Je sais bien qu’aux yeux de M. le chevalier ces causes de malheur n’ont aucune réalité. Selon lui, p. 200, les vices du gouvernement sont l’échappatoire ordinaire des mauvais raisonneurs en politique ; mais, je ne crains pas d’employer des termes trop forts, cette doctrine est funeste autant que fausse, et malheur au pays où elle serait établie. La maxime contraire peut seule faire faire aux sociétés politiques quelques pas vers le bonheur. Elle est d’accord avec l’intérêt pressant de ceux mêmes qui gouvernent ; et en énonçant cette vérité, on ne fera qu’exprimer leurs véritables sentiments. Peut-être quelques tyrans de l’Asie et de l’Afrique, aussi imbéciles que barbares, sont convaincus que quelles que soient leurs lois, elles ne causent pas les malheurs de leurs peuples, parce qu’elles sont leurs lois. Mais tous les administrateurs dans l’Europe policée pensent que les formes du gouvernement et les lois influent sur le bonheur des nations. La preuve en est dans les changements et les améliorations qui se font dans tous les pays. La preuve en est encore dans les mouvements qu’on se donne de tous les côtés pour rechercher et pour éclaircir les meilleurs principes de l’administration ; efforts que secondent les gouvernements eux-mêmes : car tout cela suppose que le bonheur ou le malheur, la richesse ou la pauvreté des nations dépendent de la bonté ou des vices des lois, des lumières ou des fautes involontaires de ceux qui gouvernent.

Il suit de ces réflexions qu’avant d’assigner l’agriculture comme une des causes des malheurs des peuples, M. le chevalier aurait dû nous prouver que ces peuples agricoles ne sont malheureux par aucune de celles que nous venons d’indiquer, et en vérité ce serait trop présumer de l’adresse de l’auteur, que de croire qu’il peut revêtir de quelques couleurs séduisantes un si étrange paradoxe.

Mais examinons les preuves que donne M. le chevalier de la prétendue influence qu’il attribue à l’agriculture sur le malheur des peuples.

La première est tirée du caractère et des mœurs que l’incertitude des récoltes doit, selon lui, donner à un peuple agricole.

Un peuple agricole est une nation de joueurs. Comme le joueur, l’agriculteur jette son argent sur un champ de terre contre les éléments et les saisons qui tiennent la banque : il y a une incertitude extrême dans les revenus de l’un comme dans les profits de l’autre. Comme ils comptent tous deux sur des profits futurs, et qu’ils se flattent souvent faussement qu’ils seront considérables, ils ne règlent jamais leur dépense sur leur revenu, etc.

L’auteur poursuit ainsi la peinture du joueur, en croyant faire en même temps celle d’une nation agricole. Il ne se refuse jamais rien, hormis le nécessaire. Sa maison annonce d’un côté la richesse, de l’autre le défaut d’argent, et en tout le désordre. Il regarde les manufactures, l’industrie et toute espèce de gain petit et certain, comme ignobles. Il aime la guerre, la chasse, la galanterie, le faste extérieur, la sobriété domestique. Il vend avec précipitation, et ne retire pas d’une heureuse récolte le profit qu’il en pourrait retirer. Il forme des projets vastes, rarement achevés ; préfère les bâtiments de luxe à ceux qui seraient plus utiles. Enfin, le joueur et l’agriculteur vivant toujours dans l’incertitude d’un succès dans la récolte, qui dépend de causes qui sont au-dessus de tous les efforts de l’homme, sont livrés à la superstition. Or, ces vices, ces malheurs, les peuples manufacturiers en sont exempts, ou du moins n’y sont pas aussi fortement exposés. p. 104-115.

Cette comparaison d’un peuple agricole à un joueur, est une de celles où l’auteur s’est arrêté avec le plus de complaisance. Mais j’avoue que je la trouve sans justesse et hors de propos. Je vais tâcher de justifier ma sévérité.

1°. Pour tirer quelque parti de l’incertitude des récoltes, l’auteur doit nous prouver que la récolte totale est incertaine ; car la seule incertitude de la récolte de quelques particuliers, ou même d’une province, ne peut pas lui suffire pour assimiler une nation agricole entière à une nation de joueurs. Or, nous avons vu plus haut que la récolte totale n’est pas incertaine.

Qu’un agriculteur, en particulier, jette son argent sur la terre contre les saisons qui tiennent la banque, et qu’il puisse perdre à ce jeu ; qu’une province entière puisse voir sa récolte enlevée en une nuit ; la récolte totale de la nation peut être régulière, égale et certaine, malgré ces vicissitudes. Les fléaux imprévus se portant tantôt sur un agriculteur et tantôt sur l’autre, tantôt sur une province du nord et tantôt sur une province du midi, laissent subsister l’égalité dans le produit total annuel de toutes les récoltes. L’auteur n’est donc pas en droit d’assimiler une nation agricole à une nation de joueurs, quant à l’incertitude de son revenu total et constant, dont il est ici question.

2°. Si l’on veut s’entendre, on ne peut appeler revenu, que le produit de la récolte totale de la France, considéré comme vénal et pouvant s’échanger contre toutes les choses vénales, comme les autres denrées et le travail. Cela posé, pour que le revenu de la France fût plus inégal que celui de la Hollande, il faudrait que le prix total de la récolte éprouvât de grandes et d’excessives inégalités, qui ne se trouveraient pas en Hollande, entre les années de la recette des Hollandais. Or, il est visible que le produit des récoltes de France, considéré comme vénal, son prix commun ne varie pas comme le prétend l’auteur et n’éprouve pas plus d’inégalités que les revenus des Hollandais. La raison de cela, est que, lorsque la quantité est moindre par les mauvaises récoltes, le prix hausse et compense la diminution de quantité, et que lorsque l’abondance et la richesse des récoltes fait diminuer la valeur, le vendeur est dédommagé sur la quantité. Ainsi le prix total annuel de chaque récolte ne varie pas comme les quantités et comme les récoltes.

En ce sens-là même, le revenu est cependant encore inégal, parce que la compensation dont nous venons de parler, n’est ni complète ni exacte. Mais cette inégalité n’est pas un effet nécessaire de la nature d’un pays agricole, c’est l’effet de ces mêmes lois dont l’auteur des Dialogues se fait l’apologiste. C’est précisément de cette inégalité qu’on tire l’argument le plus fort contre la théorie de l’auteur, et en faveur de l’entière liberté. On l’a dit et prouvé cent fois, les variations dans les prix seraient très légères et presque nulles sous l’empire de la liberté. Il est donc déraisonnable d’opposer à cette même liberté, les variations actuelles dans les prix ; on ne peut donc rien conclure de cette inégalité de revenu moindre qu’on ne le prétend, et qui, telle qu’elle est, est elle-même la suite du défaut de liberté.

3°. Une grande nation qui a un sol fertile, a des agriculteurs et des propriétaires. Pour qu’elle ressemble à une nation de joueurs, il faut que le revenu des uns et des autres ait l’incertitude sur laquelle l’auteur fonde toute sa comparaison.

Commençons par la récolte, ou le revenu du propriétaire. La distinction même du propriétaire d’avec l’entrepreneur de culture, ne s’est faite que parce que le propriétaire a voulu jouir en paix d’un revenu sûr. Les baux ne sont imaginés que pour cela, et quoique dans l’exploitation à moitié fruits et dans celle où le propriétaire est demeuré en même temps cultivateur, le droit de propriété se trouve réuni à quelque incertitude, comme ces formes d’exploitation ne donnent qu’une petite portion des grains du royaume, et que d’ailleurs l’incertitude qui peut s’y trouver, ne peut tomber que sur une partie du revenu (celle qui demeurerait au fermier, si le propriétaire cessait d’exploiter lui-même), on peut les négliger ici. On peut donc dire généralement et avec vérité, que les revenus des propriétaires ne sont exposés à aucune incertitude, et qu’à cet égard même, ils ne ressemblent point du tout à des joueurs.

Quant à l’incertitude du revenu de l’agriculteur, elle n’est ni aussi grande que le dit M. le chevalier, ni de l’espèce dont il aurait besoin qu’elle fût pour appuyer sa comparaison.

Tout agriculteur règle son exploitation, ses consommations personnelles et le prix de son bail, les seules dépenses qu’il ait à faire sur une année commune de revenu. Qui dit année commune, dit un revenu total certain, dans l’espace d’un certain nombre d’années, de la durée de son bail, par exemple ; et ce revenu total certain, reparti sur toutes les années, fait un revenu certain pour chacune. C’est ainsi que traitent et que se conduisent tous les entrepreneurs de culture. Leur revenu est donc certain, leur fortune ne ressemble donc pas à celle du jeu, ni eux-mêmes à des joueurs.

L’auteur a prévu cette objection qui se présente à tout le monde, mais il a cru pouvoir y répondre, en disant, que parmi les agriculteurs, un individu peut avoir la sagesse de régler sa dépense sur son année commune ; mais que si l’on prend les agriculteurs en général, il est vrai de dire que si le produit régulier et constant d’une manufacture ou de quelque rente solide ne les soutient pas, il faut qu’ils se ruinent, parce qu’alors ils ressembleront à un joueur qui doit vivre uniquement du produit du jeu. p. 117 et 118. Enfin, il fait confirmer ces assertions gratuites par M. le marquis, qui cite l’exemple de son fermier de Picardie, qui réunit une manufacture de toiles à sa ferme et qui le paye bien, et de son fermier de Beauce qui le paye mal. p. 116 et 117.

C’est le sort de l’auteur des Dialogues, de se réfuter continuellement lui-même, et il tombe ici dans cet inconvénient d’une manière bien marquée.

Écoutons-le parler à la p. 27. Le fermier, le campagnard ne dépense point à mesure, ni à proportion qu’il s’enrichit ; sa vie est laborieuse et frugale, et son séjour au village, loin des comparaisons, le ramènent à l’état naturel de l’homme qui a peu de besoins et peu de désirs. Il amasse, prend le goût de l’épargne, thésaurise et enfouit sous terre. Il faut avoir un goût bien vif de paradoxes, pour comparer un pareil homme à un joueur, et, après en avoir fait ce portrait, pour se dissimuler la contradiction évidente qu’il y a entre ces deux manières de le peindre. Certainement, si l’agriculteur a le goût de l’épargne, mène une vie laborieuse et frugale, amasse, enfouit, il ne se ruine pas, il ne ressemble pas à un joueur, etc.

Voyons encore l’auteur détruire ce qu’il dit de l’impossibilité où les agriculteurs sont de faire une année commune de leur revenu.

Les cas fortuits, dit-il à la p. 192, sont des hasards pour un particulier, et paraissent alors aussi difficiles à prévoir qu’à calculer ; mais prenez-les en masse, réunissez tous ceux qui arrivent dans une année à toute une classe d’hommes, ou à toute une nation ; alors le hasard est une quantité constante, réglée, périodique, toujours égale ou dans l’année, ou du moins dans un court espace d’années. Ces hasards influent sur le prix des choses et en font partie ; sans cela, tous les négociants seraient ruinés, non pas tous dans la même année, mais à leur tour et selon que la chance du malheur leur arriverait. Les hommes sont parvenus à évaluer la quantité de ce dommage, comme ils ont évalué le prix de toutes les choses. Ils y sont parvenus par une approximation, à force de temps, d’habitude, d’expériences douloureuses, et surtout par cette force d’équilibre moral qui consiste à s’entre-pousser et à se renvoyer les pertes de l’un à l’autre, tant qu’on a de force et d’haleine. C’est, pour ainsi dire, la nature et l’instinct qui savent résoudre ces problèmes d’immense complication, contre lesquels tout calculateur échouerait.

J’aime à rendre justice : l’auteur a raison ici, et je ne crois pas qu’il soit possible d’exprimer mieux une vérité importante, quoique commune. Mais cette vérité, qu’est-elle autre chose, sinon que les hommes et par conséquent les agriculteurs, savent réduire et réduisent en effet à une année commune tous les événements qui influent sur leur bonheur ou leur malheur ? Elle détruit donc absolument toute la théorie de l’auteur.

Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de répondre à l’exemple des fermiers de M. le marquis. Je n’ai jamais ouï dire que les fermiers de Brie et de Beauce payassent plus mal que ceux de Picardie, quoiqu’ils n’aient point de manufactures. M. le marquis, qui ne veut que des fermiers qui aient des rentes solides, me paraît voir l’agriculture da Cittadino et non pas da Contadino. Je lui souhaite, ainsi qu’à ses fermiers, salute e buon guadagno, ce qui ne peut lui manquer ; car c’est assurément bien entendre les affaires, que de ne vouloir pour fermiers que des gens qui ont de bonnes rentes bien solides.

4°. La distinction que nous avons faite du propriétaire et de l’agriculteur, nous fait démêler le petit artifice dont l’auteur s’est servi pour peindre comme il lui plaisait les mœurs d’un peuple agricole. Cet artifice consiste à confondre continuellement ces deux espèces d’hommes, fort différentes l’une de l’autre, à chacune desquelles il prête à son gré le caractère, les mœurs, et la situation de l’autre.

S’il a besoin de nous faire croire que la nation agricole est misérable, superstitieuse, etc.il nous représente le laboureur attaché à la terre, occupé d’un travail pénible, et l’incertitude des récoltes qui lui enlève toutes ses espérances en une nuit ; et il ne nous parle pas du propriétaire, qui, vivant dans les villes, et ayant fait avec son fermier un prix commun de bail, lequel a lieu malgré l’incertitude annuelle des récoltes, jouit d’un revenu toujours certain, et peut y favoriser et cultiver lui-même toutes les connaissances qui écartent de la superstition. S’il lui faut trouver dans la nation agricole, la galanterie, le faste, les bâtiments de luxe, les projets vastes, l’amour de la guerre, il nous montre ces caractères dans les propriétaires des terres, qui, rassemblés au séjour des arts et des plaisirs, ou près de la personne des souverains, prennent en effet ces mœurs ; et il détourne nos yeux du fermier, du cultivateur, des habitants des petites villes, qui ne sont ni galants, ni fastueux, ni guerriers, ni gens à projets vastes. Mais de la considération successive de deux objets si différents, il ne résulte point un caractère unique qu’on puisse attribuer à une nation agricole, par opposition à un peuple manufacturier.

En séparant ces deux choses, comme nous avons fait, on dérange toute la belle comparaison de l’auteur, parce qu’on s’aperçoit facilement qu’aucun des traits sous lesquels il nous peint un peuple agricole, ne convient à l’agriculteur. C’est ce sur quoi nous nous arrêterons encore un moment.

Personne ne calcule plus exactement sa dépense sur son revenu qu’un riche fermier. Il fait plus : il demeure plutôt au-dessous qu’il ne va au-dessus de ce qu’il peut dépenser. L’incertitude de ses récoltes et le désir de verser sur la terre de plus grands capitaux, pour obtenir de plus grands produits, le conduisent nécessairement à cette économie.

L’agriculteur ne se refuse pas le nécessaire, et ne le donne pas le superflu. Sa maison n’annonce ni la richesse ni le défaut d’argent, ni le désordre, mais la médiocrité, l’emploi sage de l’argent et l’ordre le plus sévère. L’agriculteur ne méprise aucune sorte de gains. Il n’est pas nécessaire de dire qu’il n’aime ni la guerre, ni la chasse, ni la galanterie, ni le faste extérieur. Il ne vend avec précipitation qu’autant qu’il y est contraint par le défaut de liberté. S’il ne retire pas d’une heureuse récolte le profit qu’il en pourrait retirer, c’est uniquement l’effet de ces mêmes lois, de cette police destructive dont l’auteur se fait l’apologiste. Il ne forme point de projets vastes, et sa marche est si circonspecte qu’il demeure toujours longtemps avant d’adopter ceux qui lui sont les plus avantageux ; il ne veut que des bâtiments utiles, ou plutôt, il ne bâtit point ; s’il est superstitieux, c’est par d’autres principes que le joueur et sa superstition est d’une espèce tout à fait différente de celle d’un homme qui attend sa fortune ou son malheur du jet d’une carte ou d’un dés. Quel rapport y a-t-il donc entre des choses si disparates et quelle subtilité peut suffire à les faire voir comme semblables à un homme qui veut faire usage de ses yeux ?

Mais, dira-t-on, tous ces caractères conviennent aux propriétaires eux-mêmes, s’ils ne conviennent pas à l’agriculteur ; et comme les propriétaires sont le corps de la nation agricole, on peut donc dire que la nation agricole ressemble à une nation de joueurs.

Cette raison n’est pas recevable, parce qu’en ne tenant plus compte des agriculteurs, la base sur laquelle porte presque uniquement la comparaison de la nation agricole à une nation de joueurs s’écroule entièrement. Cette base est l’incertitude des récoltes, circonstance qui dans la théorie de l’auteur est commune au joueur et au peuple agricole ; c’est elle qui détermine le caractère de l’un et de l’autre, et qui doit former celui du propriétaire comme celui de l’agriculteur. Or, cette incertitude des récoltes (que je ne fais ici que supposer sans en convenir) ne peut plus influer sur le caractère du propriétaire si elle ne convient qu’à l’agriculteur, si le propriétaire a un revenu certain ; car ce ne sera plus à cause de l’incertitude des récoltes de l’agriculteur qu’il ressemblera à un joueur, et toute cette comparaison ne sera plus qu’un jeu d’esprit aussi faux que déplacé dans un aussi grave sujet.

5°. Ce ne serait pas assez pour l’auteur de nous prouver que les récoltes et le revenu des peuples agricoles sont exposés à une grande incertitude ; si la même incertitude affectait aussi le revenu des nations navigatives et manufacturières qu’il leur oppose, toute sa théorie se détruirait, puisqu’elle est fondée sur une différence entre les unes et les autres. Or, le revenu des nations manufacturières a cette même incertitude et une plus grande encore. J’en donnerai deux raisons.

La première est que le revenu ou la récolte des nations agricoles ne peut souffrir que le revenu des nations qui naviguent ou manufacturent pour elles ne diminue ; puisque les nations agricoles sont dès lors moins en état de faire naviguer et manufacturer, et que d’ailleurs le prix des productions du sol venant à augmenter, les nations manufacturières qui les consomment sont forcées de les payer plus cher, ce qui équivaut pour elles à une diminution de revenu. J’ai déjà expliqué plus haut cette vérité.

En second lieu, on nous parle des vents et des saisons qui tiennent la banque contre un agriculteur : mais le vent, les saisons et les dangers de mille espèces, ne réduisent-ils pas bien plus véritablement un navigateur hollandais à la condition de joueur ? Est-il plus sûr du retour d’un vaisseau qu’il envoie à Surinam ou aux Indes, de son retour à temps, et de la vente de la cargaison à bon prix ? Un entrepreneur de manufactures est-il plus sûr de son profit annuel, que l’agriculteur qu’on voudra placer sous le climat et sur le sol les plus incertains de France ? La friponnerie de ses ouvriers, l’infidélité de ses commis et de son caissier, la négligence de son correspondant, des non-valeurs de toute espèce qu’on ne peut prévoir, la mauvaise foi de ses débiteurs : toutes ces circonstances ne mettent-elles pas dans la récolte plus d’incertitude que dans celle de l’agriculteur ? Tout le monde sait cela, tout le monde le voit, et l’auteur est le premier qui ait révoqué en doute des faits aussi connus. L’incertitude des récoltes n’est donc ni aussi réelle ni aussi grande que le prétend l’auteur, et telle qu’elle est, elle n’est pas une cause de malheur et de pauvreté chez les nations agricoles, lorsque les effets de cette calamité naturelle ne sont pas augmentés par les mauvaises lois, et surtout par le défaut de liberté.

La dépendance de l’agriculteur du sol d’où il tire sa subsistance, est une cause de misère qui mérite plus d’attention, et qui est présentée par l’auteur des Dialogues en ces termes : Les peuples agricoles sont collés à la terre et ne peuvent pas l’emporter avec eux. Si l’agriculteur s’en va, comme il n’a aucun métier, il ne lui reste aucun moyen pour vivre, ainsi il faut qu’il demeure et qu’il souffre. Il cultive d’autant plus mal, que la culture est sa seule occupation, et il souffre d’autant plus les horreurs de la disette, qu’il n’a que des productions de la terre pour tout bien. Le despotisme s’en accommode fort bien, mais le manufacturier ne se laisse pas fouler, il s’en va et emporte avec lui ses mains, qui sont la terre, son trésor. p. 114.

Un peuple agricole renferme plusieurs classes d’hommes qu’il faut distinguer. Les entrepreneurs de culture ; les propriétaires ; les chefs, administrateurs et défenseurs de la société payés par le revenu public ; enfin les salariés de ces trois classes de citoyens qui forment aussi entre eux trois classes distinctes.

Dans la recherche des principes d’une bonne administration pour les sociétés policées, on ne s’occupe pas communément d’augmenter la richesse et les jouissances de ceux qui gouvernent, et qui faisant eux-mêmes leur part dans presque tous les États politiques, la font assez bonne pour qu’on soit sans inquiétude pour eux.

Le sort de tous ceux qui ont quelque propriété territoriale ne nous donnera non pas plus une grande sollicitude, parce que ceux qui possèdent beaucoup de terres ont les richesses, et ceux qui en possèdent peu, jouissent encore de quelque aisance. Ceux qui n’en ont pas assez pour vivre, tirant une partie de leur subsistance d’un travail qu’ils font pour d’autres, rentrent par là dans la classe des salariés.

Les entrepreneurs de culture ayant des capitaux, et retirant par leur exploitation tout à la fois l’intérêt de ces capitaux et un salaire de l’industrie avec laquelle ils les appliquent au sol, sont aussi dans la médiocrité, et quelquefois dans l’aisance.

Les salariés de ces trois classes ont une subsistance assez généralement plus précaire ; mais parmi eux, les chefs des entreprises qui ont aussi des capitaux sont encore ou riches, ou en état au moins de satisfaire assez abondamment les premiers besoins. Les dernières classes des citoyens occupés aux travaux de la culture et de l’industrie qui n’ont point de capital à eux, dont les bras sont toute la richesse, et qu’on appelle plus particulièrement journaliers, parce qu’ils vivent au jour la journée, sont les individus de la société les plus exposés à la misère, et ceux qu’il est le plus difficile aux institutions politiques de rendre heureux.

Ces notions une fois établies, je ferai deux remarques qui renverseront l’explication et la preuve que l’auteur des Dialogues nous donne de la misère des peuples, pour nous persuader qu’elle tient à la nature des pays agricoles, comme tels. La première est que, dans cet ordre d’hommes, la plus grande partie sont manufacturiers, puisque les salariés des propriétaires et des agents de la société, sont tous hommes industrieux et façonnant des ouvrages d’industrie ; et que d’un autre côté, les salariés des agriculteurs sont en grande partie aussi ceux qui travaillent les ouvrages d’industrie dont ils ont besoin, comme leurs meubles, leurs vêtements, et toute la portion de consommation qui demande des sommes et un travail antérieur à l’usage qu’on en fait. Or, tous ces gens là ne sont pas collés à la terre ; tous ces gens là ont des métiers pour vivre ; tous ont d’autres occupations que la culture et d’autres biens que les productions de la terre ; tous pourraient également emporter leur industrie avec eux, s’il ne tenait pour cela qu’à n’être pas collé à la terre.

Mais il faut autre chose pour transporter son industrie ; il faut trouver ailleurs des consommateurs, et l’homme industrieux ne les emmène pas avec lui. Ce défaut de consommateurs est une force aussi puissante pour attacher le manufacturier-salarié à sa manufacture et aux lieux où elle est actuellement établie, que l’impossibilité où est l’agriculteur d’emporter sa terre en émigrant. Il est le même dans les pays agricoles et dans les pays manufacturiers. Il n’est pas plus possible aux ouvriers des manufactures hollandaises de se faire payer mieux en Hollande, en menaçant d’aller en France ou en Angleterre, qu’aux agriculteurs français de faire diminuer le prix de leur bail, en faisant une menace semblable. Quelqu’un d’entre eux pourra, dans de certaines circonstances, employer ce moyen ; mais il est question ici du plus grand nombre, pour lequel il serait assurément insuffisant.

La véritable cause qui empêche l’émigration des hommes industrieux dans les États agricoles, est qu’ils sont eux-mêmes collés à la terre aussi réellement et aussi fortement que l’agriculteur. C’est d’elle qu’ils tirent médiatement en échange de leur travail et les matières premières de leurs ouvrages et les subsistances qu’ils consomment en les façonnant, puisqu’ils ne reçoivent les salaires, avec lesquels ils obtiennent ces matières premières et ces subsistances, que des agriculteurs, des propriétaires et des agents de la société, qui tiennent eux-mêmes ces matières premières et subsistances, ou les salaires qui les représentent, de la terre qui les fournit.

Cette dépendance où est l’homme industrieux lui-même de la terre, est bien contraire à toutes les idées de l’auteur des Dialogues. Elle nous montre qu’il faut chercher les causes du malheur des peuples ailleurs que dans cette impossibilité de quitter le sol, puisque cette impossibilité est commune aux manufacturiers et aux cultivateurs.

Il y a cependant une espèce de manufacturiers qui semblent pouvoir plus aisément que les autres emporter leur industrie du pays où ils seraient malheureux, ce sont ceux qui travaillent pour l’étranger ; car le salaire de ces gens leur venant de l’étranger lui-même, ils peuvent se transporter sur le lieu qu’habitent les propriétaires de terres qui les salarient. Mais cette émigration est accompagnée de tant de difficultés, qu’elle ne sauverait pas ces manufacturiers des coups du despotisme, si elle était leur seule défense contre lui. Nous avons aussi remarqué que le nombre de ces gens était très borné dans les pays les plus riches en manufactures, tels que la France et l’Angleterre, et il est moindre encore dans les pays d’une étendue médiocre manufacturiers. Cette possibilité d’émigrer n’empêche pas les ouvriers de nos grandes fabriques de Lyon, de Tours, d’être réduits à une subsistance très modique en même temps que forcés à un très grand travail.

Une troisième cause de la misère des peuples agricoles est, selon l’auteur, la nature même du blé, ce qu’il explique de la manière suivante.

De toutes les classes de cultivateurs, celle des terres à blé est toujours la plus misérable ; fait dont il ne faut pas chercher la raison dans la défense de l’exportation, ni dans d’autres rêves creux des spéculateurs enthousiastes et inexperts, mais dans la nature du blé, qui passant par plusieurs mains avant de parvenir au consommateur, doit laisser dans l’indigence le premier producteur. p. 198.

Voyons si l’auteur a droit d’appeler rêves creux les opinions contraires aux siennes, et si ses paradoxes éternels ne méritent pas mieux ce nom.

Il n’y a qu’un très petit nombre de cultures différentes ; on peut les réduire à trois, celle des vignobles, des prairies et des terres à grains. La culture des prairies et l’engrais des bestiaux se trouvent presque partout mêlés avec la culture en grains ; c’est même à proprement parler un seul et même genre de culture, puisque l’un a nécessairement besoin de l’autre, et qu’on ne trouvera aucune grande culture où ces deux espèces d’exploitation ne soient pas réunies : mais si des cultivateurs de cette espèce étaient misérables, on n’aurait aucun droit d’assurer que leur misère vient de la terre à grains ; comme aussi je ne prétendrai pas que leur aisance en viendrait.

Il ne reste donc que les cultivateurs de vignobles qu’on puisse opposer aux cultivateurs de terres à grains. Or, c’est une vérité incontestable et universellement reconnue, que, de tous les biens-fonds, les vignobles sont ceux qui sont les plus ruineux, les plus à charge à leurs propriétaires, et la classe des cultivateurs qui les exploitent la plus misérable de toutes.

On en trouve la raison dans l’incertitude des récoltes, qui est encore bien plus grande que celle que l’auteur des Dialogues fait tant valoir contre le commerce des grains. Les cultivateurs de vignobles, fermiers ou propriétaires, sont bien plus exposés à se voir enlever en une nuit toutes leurs espérances. Ils peuvent aussi avoir des récoltes infiniment abondantes et des produits considérables ; et s’ils savaient conserver les profits pour faire face aux pertes et soutenir toujours leur exploitation, leur culture pourrait valoir autant que celle d’une bonne terre à grains. Mais la difficulté de former une année commune de revenu et de régler sa dépense sur cette année ; de conserver le superflu actuel comme devant être nécessaire dans un autre temps ; la difficulté, dis-je, d’observer ces règles est bien plus grande pour eux que pour les cultivateurs de terres à grains, à raison de ce que les inégalités sont plus grandes et que les termes qu’il faut rapprocher, pour prendre un terme moyen, sont plus distants. Aussi voit-on que les vignobles sont de toutes les propriétés foncières celles qui changent le plus souvent de maîtres ; ce qui est la preuve que les possesseurs ne sont pas, par la nature de leur production, plus riches et moins misérables (si des cultivateurs ou propriétaires peuvent l’être) que les cultivateurs des terres à grains.

Je dis si des cultivateurs ou propriétaires peuvent l’être, et cette restriction peut faire apercevoir une grande méprise de l’auteur des Dialogues, qui paraît avoir confondu les cultivateurs avec les salariés ou journaliers qui sont employés par eux. Parmi les habitants des campagnes, les seuls misérables sont ces hommes qui n’ayant d’autre propriété que leurs bras, sont à la merci du petit nombre de cultivateurs qui veulent acheter leur travail, et sont par-là réduits aux salaires les plus modiques, à la subsistance la plus étroite. C’est cet ordre d’hommes qui est vraiment malheureux dans certains États politiques, mais dont le malheur est égal, quel que soit le genre de culture auquel ils concourent, si les causes de leur misère, qui ne tiennent point à la nature de la culture établie, sont les mêmes. Quant aux propriétaires exploitant eux-mêmes, soit métayers, soit fermiers, ils ont partout au moins de la médiocrité, souvent de l’aisance, quelquefois de la richesse, surtout dans les pays de grande culture ; et à cet égard ceux qui exploitent des terres à grains sont au moins aussi aisés, toutes choses égales d’ailleurs, que les cultivateurs de tout autre genre de production. Les cultivateurs de terres à grains ne sont donc pas, de toutes les classes de cultivateurs, la plus misérable. Voilà ce que nous avons à opposer au fait prétendu allégué par l’auteur des Dialogues, calomniant la culture des grains.

Mais en défendant la culture des terres à grains en général, je paraîtrai peut-être attaquer une assertion que l’auteur n’a pas faite. Car la culture qu’il trouve la plus misérable de toutes, est la culture des terres à blé en particulier. C’est sur celle-là seule que tombent les inconvénients qu’il relève, et particulièrement la nécessité de faire passer la production du sol par beaucoup de mains intermédiaires entre le producteur et le consommateur.

Je réponds : 1° d’après cette explication, il faudrait restreindre la dénomination de peuples agricoles à ceux qui cultivent du blé et qui ne cultivent que du blé, et en exclure ceux qui recueillent du riz, du maïs et d’autres espèces de grains.

Or, cette restriction renverse tout à coup presque toute la théorie de l’auteur, car il voulait et devait en effet nous peindre l’état malheureux des peuples agricoles comme manquant de manufactures, et en tant qu’opposés aux peuples manufacturiers. Or, les pays où l’on cueille le riz et le maïs sont encore des pays agricoles, et ne sont pas par cela seul manufacturiers. Le blé n’exclut pas les manufactures plus que toute autre espèce de grains. Il pourra donc y avoir, comme il y a en effet, des pays agricoles riches et heureux, pourvu qu’ils ne cultivent pas du blé, pour lequel M. le chevalier montre une si grande aversion, et il lui sera impossible de concilier cet aveu avec sa grande doctrine, que tout pays qui n’est pas manufacturier est misérable, que la véritable source des richesses est dans les manufactures, etc.

Mais, dit M. le chevalier, le blé de Turquie a pris faveur dans les pays méridionaux, parce qu’on épargne la mouture et la boulangerie, et qu’on en fait la polenta, et dans les pays où l’on cultive le maïs, comme en Lombardie, sous quatre gouvernements différents, l’agriculteur est considérablement plus riche qu’ailleurs, tandis que la Sicile, la Sardaigne, la Pouille et la campagne de Rome, sont des pays pauvres et dépeuplés.

1°. La polenta est une fort bonne chose sans doute. Bertoldo la trouve excellente, témoin l’aria bolle la polenta. Mais peut-on sérieusement attribuer à la polenta le bonheur d’une nation ? Il suffit d’opposer à cette étrange prétention que le maïs est cultivé dans l’Inde, en Turquie, chez les nations sauvages de l’Amérique, et enfin sur presque toute la côte d’Afrique, pays qui ne sont ni riches ni heureux.

2°. Quand il serait vrai que dans quelques pays où l’on fait la polenta, l’agriculteur est plus riche qu’ailleurs, pour tirer quelque conséquence de ce fait, l’auteur devrait encore prouver que c’est précisément parce qu’on cultive le maïs au lieu de blé. Car la richesse du cultivateur pourrait tenir à beaucoup de causes différentes de celle-là. La bonté du sol et du climat, des lois favorables à l’agriculture, une division des propriétés plus convenable, moins d’inégalité dans les richesses, le commerce, etc. Si l’auteur des Dialogues veut absolument que ce soit le blé de Turquie qui fait la richesse et le bonheur d’une nation, il faut qu’il nous prouve bien clairement qu’aucune des causes dont je viens de faire l’énumération, ne peut disputer cet honneur à la polenta.

3°. Si la Sicile, la Sardaigne, la Pouille et la campagne de Rome sont des pays pauvresc’est par des raisons toutes différentes de celle qu’allègue l’auteur. Ils ne sont pas pauvres parce qu’on y cultive du blé, mais parce que, d’après les mêmes principes que déploie ici l’auteur des Dialogues, on y a gêné de tout temps le commerce des blés, parce que beaucoup de mauvaises lois y nuisent à l’agriculture, parce que, etc. Je ne finirais point si je voulais indiquer des causes très réelles et très agissantes, qui peuvent avoir influé sur l’état malheureux de la culture dans ces mêmes pays, où M. le chevalier ne voit comme la cause du mal que la culture du blé. Enfin il est risible qu’on dise, que si la campagne de Rome est un pays affreux, c’est parce qu’on y cultive du blé, et que le blé pour devenir pain doit être moulu et façonné, tandis qu’on a à côté de soi l’annona, la forme du gouvernement, de mauvaises lois de toute espèce, un mauvais terrain, etc. C’est porter à l’excès le goût du paradoxe.

4°. Les cultivateurs qui cherchent à s’enrichir, et qui connaissent mieux que l’auteur des Dialogues les moyens qu’ils doivent prendre pour cela, ne cultiveraient que du maïs, si cette culture était plus avantageuse et si elle pouvait seule les enrichir. Cependant jamais on ne s’est avisé de cultiver en maïs une bonne terre capable de produire de beau froment. Cette route à la richesse n’est donc pas aussi sûre que le prétend M. le chevalier.

5°. Rien de plus faux que cette assertion de M. le chevalier, que les pays où la culture du blé de Turquie est en usage sont ceux où les agriculteurs sont les plus riches. Les plus riches cultivateurs du monde entier sont en Angleterre, dans la Flandre française, dans le Languedoc, la Picardie, l’Île de France, et d’autres parties de ce royaume, dans les belles provinces de l’Espagne, etc. Les plus misérables des peuples, les habitants de la côte d’Afrique, et des provinces d’Italie très pauvres cultivent cette plante.

6°. Mais si le fait est faux, la cause qu’il en assigne est aussi faussement imaginée ; et si les agriculteurs sont misérables, ce n’est pas à la nature du blé qu’il faut s’en prendre, ce n’est pas parce que le blé passe par plusieurs mains avant d’arriver au consommateur. Presque toutes les espèces de productions du sol passent par autant ou plus de mains que le blé, avant d’être propres à la consommation, sans laisser pour cela les producteurs dans l’indigence. Les vins, la laine, le chanvre, la soie, les cuirs, les métaux, etc., demandent un plus grand nombre de préparations avant d’être propres aux usages de l’homme. Les producteurs de ces denrées ne sont pourtant pas les plus misérables dans les classes des cultivateurs, selon l’auteur même des Dialogues, qui met au-dessous d’eux les cultivateurs des terres à blé.

L’exposé seul de cette assertion fait sentir la fausseté. Car, comment le passage de la production en différentes mains pourrait-il être une cause de misère pour le premier vendeur ? Comment ce qui arrive après que le premier vendeur est payé de sa production, s’il en est bien payé, peut-il rendre ce premier vendeur misérable ? Si j’ai gagné dix pour cent sur une production que j’ai fait croître et que j’ai vendue, que m’importe qu’on façonne en plus ou moins de manières différentes ce que j’ai vendu ? Si j’ai bien vendu la laine de mes moutons, comment serais-je misérable, parce qu’il faudra que cette laine soit lavée, peignée, cardée, filée, tissue, teinte, etc., avant que d’en faire du drap ? On serait bien plus tenté de penser que cette multitude de façons que doit recevoir une production, est une cause de richesse pour le producteur, en augmentant l’usage qu’on fait de la matière première.

Pour faire retomber sur le premier vendeur du blé, sur l’agriculteur, la perte que peuvent causer la mouture et la façon du pain, l’auteur emploie un bien mauvais raisonnement. Il est si vrai, dit-il p. 199, que la cause de la pauvreté des cultivateurs des terres à blés est l’intervention d’une main intermédiaire entre le producteur et le consommateur, que le peuple, grand calculateur par instinct, tâche d’éviter autant qu’il peut les mains intermédiaires, et que ne pouvant éviter la mouture, il évite au moins la boulangerie en faisant son pain chez lui. 

La perte dont il s’agit ici, que peut essuyer le cultivateur, ne peut être que celle qui résulte pour lui de l’intervention des mains intermédiaires pour la conversion en pain du blé qu’il a vendu, puisque c’est celle-là seule dont le produit, fort ou faible, peut faire l’état heureux ou malheureux de l’agriculteur.

Par ce peuple qui souffre de la mouture et de la boulangerie, l’auteur ne peut entendre que le peuple des villes et des campagnes non cultivateur ou le cultivateur lui-même. Il n’est pas vrai que le peuple des villes et des campagnes, généralement parlant, fasse son pain chez lui, ni qu’il trouvât un avantage à le faire, par la raison qu’on peut cuire le pain de tout un village et de mille habitants d’une ville dans un seul four, et que les frais d’un seul four, sont moindres que ceux de dix. Quant à la mouture nécessaire au blé et dont on se passe pour le maïs et d’autres grains, elle ne rendra pas la nourriture du peuple plus chère, si dans les pays qui produisent du blé les salaires sont plus hauts et moindres dans ceux qui recueillent d’autres grains ; et il pourra se faire que les peuples soient aussi malheureux dans ceux-ci que dans ceux-là, toutes les autres circonstances étant égales d’ailleurs. Or, c’est ce qui arrive en effet.

Quant aux cultivateurs des terres à blé, l’avantage qu’ils trouvent à éviter la main intermédiaire ne regarde que la partie de grains qu’ils consomment. Pour tout le reste, c’est-à-dire pour les trois quarts et demi du blé d’un royaume, que ceux qui l’achètent le fassent convertir en farine et en pain par des mains intermédiaires, ou fassent leur pain eux-mêmes, l’agriculteur n’y gagne ni n’y perd ; son blé est vendu, son profit est fait, et il n’a plus de perte à craindre. Or, c’est cette partie de grains vendue qui est le vrai fondement de l’état de l’agriculteur. Sa pauvreté ne peut donc résulter de l’intervention des mains intermédiaires dans la mouture et la façon du pain.

En vain l’auteur voulant étayer son assertion, nous dit que, si le fermier était en même temps meunier et boulanger, et vendait au lieu de blé, le pain aux portes de sa grange, on le verrait s’enrichir.

Voilà certes un beau projet ; mais je vais lui en indiquer un meilleur encore. Ce serait de trouver le moyen de faire que le fermier fût fabriquant et vendeur de toiles et de chemises, en même temps que de chanvre ; de cuirs tannés, et même de bottes, de souliers, harnois, etc., en même temps que de bestiaux ; de draps à la fois et de laine, etc., et qu’il vendît de tout cela à la porte de sa grange, et on le verrait s’enrichir bien autrement et bien plus promptement. Est-il besoin de dire que ce projet n’est pas plus fou que celui de M. le chevalier ? C’est bien là pour le coup mettre tout un royaume en ports de mer. Un agriculteur n’a pas trop de tout son temps, de toute son intelligence, et surtout de tous ses capitaux pour l’exploitation du sol. Il est par là nécessairement borné à la production, et forcé d’abandonner à d’autres hommes industrieux le façonnement, qu’on me permette ce terme, des matières premières. Il ne peut pas faire pour lui-même ses bas, ses souliers, ses habits, ses charrues, ce serait un moyen sûr pour lui de se ruiner ; toutes ses consommations lui coûteraient infiniment davantage.

En second lieu, le projet de M. le chevalier me paraît difficile à exécuter ; car il remarque lui-même avec beaucoup de sagacité et de profondeur, p. 189, que tout le monde veut manger le pain frais. Je le prierais de nous dire comment il fera manger le pain frais à la ville de Paris, en le faisant vendre à la porte de la grange des agriculteurs qui ont fait venir le blé, c’est-à-dire, des fermiers de Beauce, de Brie, de Picardie, du Vexin, etc.

 §. III.

De l’influence des manufactures et de l’agriculture, sur les richesses des nations.

La préférence que l’auteur des Dialogues accorde aux manufactures sur l’agriculture, pour enrichir une nation, est un des articles les plus importants de la doctrine. C’est le principal motif de son éloignement pour la liberté du commerce des grains, ou, si l’on veut, des doutes qu’il élève sur son utilité. Nous allons donc rassembler et réfuter les raisonnements épars dans les Dialogues sur cette matière.

La question est bien vague, et nous sommes obligés d’en fixer l’état avec un peu de précision.

On peut demander si l’agriculture est une source de richesses plus abondante que les manufactures dans un grand pays agricole qui a un sol étendu.

On peut proposer la même question pour un pays qui aurait un territoire d’une étendue médiocre.

Enfin, on peut la proposer pour un petit État presque sans territoire.

Il faut encore remarquer que l’agriculture et les manufactures dont il s’agit ici, sont l’agriculture nationale, le sol national, et les manufactures qui travaillent pour un pays étranger, et dont les ouvrages sont vendus au dehors.

Cela posé, 1°. il ne peut y avoir de question pour les États sans territoire ; puisqu’assurément ces États ne peuvent acquérir de richesse par la culture nationale, et que les seuls moyens qu’ils aient pour cela, sont ou le commerce des productions de leur industrie, ou quelque service que ce soit rendu aux nations agricoles et riches.

Cette première observation prouve que l’auteur des Dialogues a mauvaise grâce de faire valoir avec tant d’emphase, contre les écrivains qu’il attaque, l’exemple de Genève ; de leur opposer que cette ville a des richesses et n’a point de territoire, et d’en conclure qu’il est donc faux que la base des richesses de tout pays est l’agriculture.

On ne peut pas plus opposer l’exemple d’une ville comme Genève, au principe général que l’agriculture est la source des richesses des nations, qu’il le serait de se prévaloir de l’exemple d’un joueur qui aurait acquis des richesses au jeu, contre l’assertion qu’il n’y a que la propriété des terres ou des entreprises de commerce, d’industrie, de culture, qui puissent enrichir un citoyen.

Les Genevois ne forment pas une nation. Genève est une ville de manufactures et non pas un pays, ni même un État politique, lorsqu’on voudra ne pas prodiguer ce nom mal à propos. L’auteur ne peut donc tirer aucun avantage réel de l’exemple de cette ville.

2°. Quant aux États d’une étendue médiocre, comme Gênes, la Hollande, il est bien clair qu’à raison même de ce que leur territoire est petit et borné, les richesses qu’ils peuvent tirer de leur industrie et de leur navigation deviennent plus considérables, relativement à celles que peut leur apporter l’agriculture, etc. Mais l’auteur ne peut rien conclure de là, dans la question du commerce des grains, contre les auteurs qu’il attaque. Que les manufactures apportent à une nation, et entretiennent chez elle la moitié des richesses qu’elle possède et qu’elle consomme, il ne s’ensuit pas qu’il faille y gêner la liberté de l’exportation ; ce qui est si vrai, que l’auteur lui-même opine à laisser libre en Hollande le commerce des blés.

Il faut pourtant se défendre d’adopter les idées de l’auteur sur les grands effets des manufactures, comparés à ceux de l’agriculture, même dans ces pays qui n’ont qu’un territoire d’une médiocre étendue ; et voici quelques réflexions à ce sujet, bien opposées à ses principes.

Si l’on prend les Hollandais à leur origine, on trouvera que la source de toutes les richesses accumulées chez cette nation est l’agriculture elle-même. Ce sont les produits du sol, quoique faibles, qui, conservés par une grande économie, ont formé chez ce peuple des capitaux avec lesquels ils ont commencé leur commerce, leur navigation, leur pêche. Aujourd’hui même, la source véritable de la richesse actuelle des Hollandais, est dans les productions du sol des pays dont ils sont maîtres, en Asie et en Amérique. Ce sont ces mêmes productions qui sont la base de leurs richesses, la cannelle de Ceylan, les épiceries des Moluques, le vin du Cap, l’indigo, le sucre, les bois, etc., de Surinam.

En Europe même, leur territoire mis en valeur avec beaucoup d’intelligence, ne leur donne-t-il pas de très grands produits ? Il leur fournit peu de blé, mais ils ont d’autres espèces de grains, des bestiaux, des fromages, des légumes, des chanvres, etc. Leur pêche est encore une source de richesses pour eux, mais la pêche, elle-même, est une sorte de culture qui rend un produit net considérable, et qu’on ne peut pas mettre au nombre des manufactures que l’auteur vante ici exclusivement.

Celles de leurs manufactures qui exportent leurs ouvrages au-dehors, sont fort peu de chose en comparaison de celles qui travaillent pour la consommation nationale ; à plus forte raison, le profit net qu’elles rapportent à l’ouvrier qui les fabrique, ou au marchand qui les vend, est très peu de chose comparé à la masse de la richesse nationale. Ces produits, quels qu’ils soient, doivent encore être diminués de tout le profit que font sur les Hollandais les autres nations, qui leur vendent aussi des productions de l’industrie (car les Hollandais en achètent aussi du dehors).

Enfin, quelle comparaison peut-on faire du produit constant, indépendant de tout rapport avec une nation étrangère, renaissant sans cesse, avec le profit mobile, précaire et dépendant que peuvent donner les manufactures exportatrices ? Une autre nation peut s’élever, perfectionner chez elle les arts et l’industrie, et l’emporter, dans la concurrence, auprès de celle qui achetait les productions des manufactures hollandaises. La nation, à qui on les vend, peut les fabriquer elle-même et se passer de les acheter. Elle peut attirer chez elle ces mêmes manufacturiers qui n’existent que par elle ; qui, à proprement parler, lui appartiennent, et qui peuvent absolument et dans certaines circonstances, aller s’établir là où sont les consommateurs de leurs ouvrages. C’est ce qui est arrivé aux Hollandais.

Le profit que peuvent apporter les manufactures exportatrices, est d’ailleurs borné dans sa quotité par la concurrence continuelle des manufacturiers, qui travaillent dans le pays même qui les exporte ; et plus puissamment par celle des manufacturiers de toutes les nations, qui travaillent à l’envi à donner au rabais les uns des autres. Plus le commerce prend d’étendue, plus les canaux, les chemins, la navigation perfectionnés lui donnent de facilités, et plus cette cause de réduction agit fortement. Il y en a encore une autre, c’est l’usage que la nation, que nous supposons ici vendre les ouvrages de ses manufactures, fait elle-même des productions de l’industrie des autres nations. Car, comme elle n’a pas tous les genres d’industrie, elle achète aussi des ouvrages manufacturés, et si elle a gagné en vendant les siens, elle peut perdre, en achetant ceux des autres, une partie du profit qu’elle a fait sur les siens. Toutes ces observations peuvent s’appliquer aux manufactures, et en général aux sources des richesses des Génois, et de toute autre nation manufacturière qui a un sol et un territoire, même d’une étendue médiocre.

Restent les grands États. C’est de ceux-là qu’il est uniquement question entre l’auteur des Dialogues et nous. Car sa doctrine sur la préférence qu’on doit donner aux manufactures sur l’agriculture a pour objet de nous faire restreindre la liberté dans les grands États pour lesquels nous recherchons avec lui les principes d’une bonne administration des grains. C’est dans les grands États qu’il veut qu’on retienne les grains et qu’on les empêche de passer à l’étranger avec trop de facilité pour favoriser les manufactures, sans quoi les ouvrages de l’industrie ne pourront s’exporter ; c’est là qu’avec le pain cher on nuira, on détruira les manufactures. C’est dans les grands États, qu’il soutient que les manufactures alimentent l’agriculture elle-même, et qu’il faut commencer par favoriser les manufactures. Tout ce que nous allons dire doit donc être entendu uniquement des grands États agricoles et de leurs manufactures exportatrices.

Si nous voulions nous contenter de l’autorité même de l’auteur des Dialogues, nous pourrions nous dispenser de traiter la question qui fait l’objet de cet article. Nous n’aurions qu’à citer la p. 63 où on lit, le blé est la richesse et le revenu de tous les pays fertiles et agricoles ; la p. 189, où l’auteur dit que la richesse n’est que dans la production ; la p. 217, où il prononce que l’agriculture est la base de tout. En citant ces endroits, nous n’aurions plus rien à dire en faveur de l’agriculture comparée aux manufactures, puisque ces principes sont précisément ceux d’après lesquels les écrivains économiques, que l’auteur des Dialogues combat, ont exalté l’agriculture et déprimé les manufactures.

Nous serions dès lors dispensés de le réfuter, lorsqu’il établit, p. 118, 119, etc., que l’agriculture ne peut se soutenir que par les manufactures ; p. 150, 151, etc., que le produit du sol est borné, que celui des manufactures peut aller à l’infini, etc. Mais nous aurions trop d’avantage à argumenter ainsi ; on pourrait d’ailleurs nous dire que, montrer les contradictions palpables dans lesquelles l’auteur des Dialogues est tombé, ce n’est pas résoudre les objections qu’il oppose à la liberté. Nous allons donc le suivre pied à pied ; mais ce sera après avoir exposé quelques principes généraux, à l’aide desquels on sentira plus aisément la faiblesse et l’incohérence des siens.

Nous avons plus besoin ici d’explications que de preuves, et tout ce que nous avons à établir doit résulter plutôt de définitions claires et précises, que de raisonnements bien subtils.

Qu’est-ce que la richesse ou les richesses ? Si l’on ne veut pas se perdre dans les abstractions, il faut entendre par ces mots toutes les substances propres aux usages de l’homme ; à la tête desquelles, on doit placer celles qui fervent à sa nourriture, à ses vêtements, à ses meubles, à son logement, etc., et ensuite toutes les autres, selon le plus ou moins grand degré de leur nécessité, de leur utilité, de leur agrément, etc. ; tels sont les grains, les vins, les huiles, les bestiaux, etc. ; les chanvres, les soies, les laines, les bois, les métaux, etc.

Toutes ces substances peuvent être ou brutes et telles que la nature les donne, ou façonnées par l’industrie humaine. Dans l’un et dans l’autre état, elles sont richesses et forment toutes les richesses de l’homme.

Toutes ces richesses existantes dans l’univers, doivent leur existence à la culture du sol. Sans la culture, elles n’auraient pas existé. Si la culture cessait, ou que la terre fût tout à coup frappée de stérilité, les richesses qui sont aujourd’hui dans le monde se détruiraient en peu de temps, par l’usage et la consommation, et l’homme ne pouvant plus les faire renaître du sol par la culture, tomberait dans une misère qui aurait bientôt détruit l’espèce.

Je regarde toutes ces richesses comme des productions de la terre seule ; assertion qui peut souffrir une exception. Les eaux donnent des substances propres à la nourriture et aux vêtements même de l’homme. Il y a quelques petites peuplades ichtyophages ; mais outre qu’on n’en connaît point qui n’ait aussi quelques productions de leur terre, cette manière de subsister est si misérable et donne si peu de richesses, que nous pouvons en faire abstraction ici.

À cette restriction près, que la terre, le sol, la culture soient les seules sources des richesses existantes dans l’univers, cela est évident pour toute la partie de ces richesses que l’industrie humaine n’a pas façonnée, comme les grains, les fruits, les animaux, les bois, etc. Mais il faut dire encore la même chose de ces productions, lorsqu’elles ont reçu les formes que leur donne l’industrie.

Qu’est-ce qu’une production de l’industrie ? C’est une certaine quantité de matière première, qui a reçu une certaine forme, par le travail d’un ouvrier appliqué à cette matière, pendant un certain temps. La matière première est une production du sol. La forme n’est donnée à cette matière par le travail, qu’autant que l’homme industrieux qui la donne, consomme lui-même en travaillant une certaine quantité de productions de la terre, comme du blé, du vin, des viandes, etc., ou des ouvrages de l’industrie, comme ses vêtements, ses meubles, etc., qui sont eux-mêmes des productions du sol, par la matière première dont ils sont faits et par la forme qu’ils ont reçue ; ainsi un meuble, une étoffe, ne sont rien autre chose que le bois, les métaux, la soie, la laine, qui entrent dans leur composition, et le blé, le vin, les viandes, les habits, les meubles, etc., consommés par les ouvriers qui les ont travaillé, fait travailler, vendus, etc.

On peut nous opposer que l’industrie appliquée à une substance produite par le sol, donne elle-même par là l’existence à une richesse. L’ouvrage d’industrie, dira-t-on, a une valeur par-delà la matière première et les consommations des ouvriers. Cette valeur ultérieure ne peut être méconnue, puisque la production de l’industrie se vend plus cher que ne se vendrait la matière première et les consommations des ouvriers. Cet excédent de valeur est une richesse, puisqu’il rend l’ouvrage façonné plus propre à satisfaire les désirs et les besoins des hommes, et puisqu’il est entre les mains de celui qui le possède un moyen d’obtenir des richesses très réelles. Enfin, cette richesse paraît produite par l’industrie, puisqu’elle n’existait pas avant que l’industrie fût en action.

Il y a dans cette objection un mélange de vrai et de faux, qu’il faut faire reconnaître ; et une dispute de mots, qui rend la question interminable si on ne s’explique point. L’ouvrage d’industrie a une valeur plus grande que celle que les matières premières et les consommations des ouvriers lui donnent, et par cette valeur, il devient une richesse plus grande que ces matières premières et ces consommations. Les raisons qu’on en apporte, dans l’objection, me paraissent décisives. Une substance façonnée est plus propre à satisfaire les besoins de l’homme, et comme elle représente et contient le prix du travail et du temps par-delà celui des matières premières et des consommations, elle contient une valeur qui n’existait pas avant le travail et le temps qu’on y amis.

Mais cette richesse doit-elle son existence au sol ou à l’industrie ? Dispute de mots dans laquelle cependant les partisans de la fécondité exclusive du sol, s’énoncent seuls avec exactitude. La première source de cette richesse est certainement dans le sol. L’industrie intervient à la vérité, pour façonner la substance produite, mais elle-même ne peut se mouvoir qu’en employant et en consumant les productions du sol. L’industrie opère, si l’on veut, secondairement sur l’existence de cette richesse ; mais sa cause première est la fécondité du fol, sans laquelle il n’y aurait ni matière première, ni consommations d’ouvriers, et par conséquent nulle industrie.

Ce que nous venons de dire des sources de la richesse dans l’univers entier, serait manifestement vrai d’un État politique sans relation et sans commerce avec les autres États. Toutes les richesses existantes dans un pareil pays devraient bien évidemment leur existence au sol de ce même pays.

Ce n’est qu’en faisant intervenir les relations que le commerce peut établir entre deux ou plusieurs États, qu’on pourrait être tenté de modifier cette proposition et dire qu’il peut y avoir, ou qu’il y a dans une nation, des richesses qui ne sont pas le produit du sol national. Voyons donc ce que les relations d’un État avec l’autre peuvent apporter de restrictions aux principes énoncés ci-dessus.

Puisque toute richesse, considérée absolument et en elle-même, est essentiellement le produit du sol et lui doit son existence, il n’y a point de richesse dans un État politique qui ne soit essentiellement le produit du sol, soit national, soit étranger. Mais ne pourrait-il pas y avoir dans un État politique quelque richesse qui serait le produit du sol étranger ? Auquel cas, il serait vrai de dire que toutes les richesses d’un État politique, pourraient bien ne pas être le produit du sol national.

Ces richesses, produit du sol étranger, qui peuvent être attirées dans un grand État agricole y seraient attirées, selon l’auteur des Dialogues, principalement par la vente au dehors des ouvrages de l’industrie et par l’industrie elle-même qui les fabrique pour les exporter. Voilà les sources que M. le chevalier nous donne comme pouvant le disputer à l’agriculture en fécondité pour enrichir un État politique. Comparons ces deux objets.

Jetons d’abord un coup d’œil sur l’amas immense de richesses d’une grande société politique comme la France. Un grand pays agricole est peuplé d’hommes et d’animaux, couvert de maisons, de palais, d’édifices publics, coupé de chemins et de canaux. On y voit en abondance des meubles, des étoffes de toutes les espèces, des métaux communs et précieux façonnés des mains de l’industrie, des amas de toutes les matières premières que produit le sol en vin, blé, huile, chanvre, laines, soies, des ouvrages des arts les plus recherchés, etc. Or, qu’est-ce que tout cela, sinon des richesses auxquelles le sol national et l’agriculture nationale ont donné l’existence ?

L’homme et les animaux, que sont-ils autre chose que le résultat de l’emploi que l’homme a fait des productions du sol à se reproduire et à multiplier les animaux qui lui sont utiles ? Pour construire des maisons et des palais, n’a-t-on pas commencé par exploiter des bois, qui sont des productions du sol, et des pierres qui n’ont pu être tirées de la carrière qu’à l’aide des hommes et des animaux nourris et salariés de leur travail par les productions du sol ? Les étoffes, les meubles, les métaux façonnés ne sont-ils pas aussi formés de matières premières, productions du sol, et leur fabrication n’a-t-elle pas exigé la consommation de matières premières et de productions de l’industrie ? Il est inutile de pousser cette énumération plus loin.

Prenons les choses d’un autre côté, et considérons les diverses classes de la société, qui toutes consomment les richesses renaissantes et conservées : si nous trouvons qu’elles subsistent toutes du produit de l’agriculture, il faudra bien convenir que l’agriculture est la vraie, la grande et presque l’unique source des richesses qui se consomment et se conservent dans les grandes sociétés.

La société est composée d’agriculteurs, de propriétaires de terres, d’agents de la chose publique, à la tête desquels est le souverain, et des salariés de ces trois ordres de citoyens. Les agriculteurs tirent du sol les denrées de leur crû qu’ils consomment en nature ; celles que leur sol ne produit pas, ils les achètent avec le produit de la vente d’une partie de celles qu’il produit ; ils payent de même avec les productions du sol, ou l’argent qu’ils ont obtenu en échange, toutes les productions de l’industrie qu’ils consomment dans leur exploitation.

Les propriétaires sont payés eux-mêmes, ou en denrées ou en argent par les agriculteurs auxquels ils ont confié l’exploitation. Dans le premier cas, ils vivent manifestement des produits du sol ; dans le second, l’argent que l’agriculteur leur donne est entre leurs mains en conséquence de l’échange qu’ont fait leurs fermiers contre de l’argent, des denrées qu’ils auraient données aux propriétaires, si ceux-ci avaient voulu être payés en nature. Lorsque ensuite ces mêmes propriétaires achètent des productions de l’industrie avec des denrées ou de l’argent, ils donnent encore dans l’un et l’autre cas des productions du sol.

Les agents de la chose publique, payés en argent ou en denrées, subsistent encore, par la même raison, en dernière analyse des productions de la culture.

Enfin les salariés de ces trois ordres de citoyens ne peuvent recevoir en paiement de leur travail que des denrées, ou de l’argent avec lequel ils obtiennent des productions du sol ou des productions de l’industrie, qui sont elles-mêmes des productions du sol, par la matière première dont elles sont faites, et par la forme qu’on n’a pu leur donner qu’en consommant une certaine quantité de productions du sol.

Je demande maintenant ce que peuvent ajouter à cette masse immense de richesses sans cesse maintenues et renouvelées, et s’augmentant tous les jours, lorsque des obstacles qu’on peut toujours éloigner ne s’opposent point à son accroissement, ce qu’y peuvent ajouter, dis-je, les manufactures exportatrices, en supposant qu’elles puissent apporter à un État des richesses réelles ?

Je dis dans cette supposition, et pour éviter d’entrer ici dans la discussion d’une question qui s’agite depuis longtemps entre les écrivains économiques, dont les uns ont soutenu cette fécondité du commerce des productions de l’industrie, et les autres ont absolument refusé de la reconnaître. Comme il ne s’agit ici que de savoir si les manufactures peuvent être comparées à l’agriculture, en tant que sources de richesses pour un État, nous n’avons pas besoin pour défendre l’agriculture contre l’auteur des Dialogues, que les manufactures ne puissent apporter à un pays aucune richesse. Il suffit que nous prouvions bien que ce qu’elles en apportent dans un État agricole, est très peu considérable, en comparaison de celles que l’agriculture fournit.

Nous avons remarqué plus haut que les manufactures dont il s’agit ici, sont celles qui travaillent pour l’étranger, et non celles qui fournissent à la consommation nationale. L’auteur n’a fait en aucun endroit cette distinction. Il avait ses raisons pour cela : on aurait vu trop facilement combien peu abondante était pour un grand pays cette source de richesses, les manufactures purement exportatrices comparées à la fécondité de l’agriculture. Il lui importait qu’on confondît ces deux choses, pour pouvoir grossir à nos yeux les effets de l’industrie exercée pour les étrangers, en nous faisant prendre toutes les manufactures d’un pays en masse, comme travaillant pour l’exportation.

En distinguant ces deux objets on s’aperçoit plus facilement combien est bornée la consommation au dehors des produits des manufactures d’un État comme la France, l’Angleterre et la Hollande même, etc. On voit, par exemple, que la quantité de toiles exportées au dehors du royaume, n’est pas la centième partie de ce qui s’en consomme au dedans. Les étoffes de soies de Lyon et de Tours se consomment presque toutes dans l’intérieur. Les galons, les chapeaux, les draps, la bonneterie sont dans le même cas ; et à quelque quantité qu’on veuille porter toutes nos productions de l’industrie manufacturées pour l’étranger, en se tenant dans les bornes de la vraisemblance, on trouvera toujours que le véritable aliment de toutes nos manufactures est la consommation au dedans. C’est une vérité qu’aucun homme un peu instruit de l’état de notre commerce ne contestera ; mais si les consommations d’ouvrages manufacturés vendus au dehors sont si peu de chose, relativement aux consommations de même espèce faites dans l’intérieur, que sont-elles comparées à la quantité prodigieuse de tous les autres genres de consommations que suscite la culture, et parmi lesquelles il faut compter celles qui se font par les manufacturiers dans leur travail pour la nation elle-même. Accordons que dans un pays comme la France, peuplé de dix-huit millions d’habitants, il y a quelques centaines de mille hommes qui vivent de leur travail pour l’étranger, et dont les consommations peuvent être censées fournies par lui ; tout le reste subsiste du produit des terres et ne peut subsister que sur ce fonds ; toutes leurs consommations ne sont fournies que par le sol et par la culture nationale.

Le profit que peut apporter à un État politique la vente au dehors d’un ouvrage d’industrie, ne peut jamais être qu’un excédent de valeur de ce que cet État reçoit, par-delà ce qu’il donne. La valeur entière de ce que reçoit la France de l’Espagne, en échange des toiles qu’elle lui vend, ne peut pas être regardée comme le profit de la vente des toiles. Car en donnant la toile, les Français ont aussi donné une valeur considérable, qu’il faut assurément défalquer de ce qu’ils reçoivent pour estimer ce qu’ils gagnent. Ils ont donné en effet la matière première des toiles et les consommations de toute espèce qu’ont faites les ouvriers qui les fabriquent et les marchands qui les vendent. Supposons que l’argent ou les denrées que les Espagnols rendent en échange aient effectivement un peu plus de valeur que toutes ces choses que les Français ont données en donnant la toile. Qu’on estime cet excédent de valeur ; qu’on le suppose de dix pour cent, profit qu’aucun commerce ne rend à la longue et constamment ; qu’est-ce que le 10% de ces valeurs exportées de France en productions de l’industrie, en comparaison des valeurs immenses de toutes les autres richesses dont nous avons fait tout à l’heure l’énumération, et que la culture seule fournit ?

Enfin, on doit appliquer aux manufactures exportatrices des plus grands États, tout ce que nous avons dit plus haut de celles des États d’une étendue médiocre ; c’est-à-dire, que le profit qu’elles peuvent apporter est précaire et dépendant d’une part, et de l’autre limité par l’industrie et la concurrence des autres nations, et par les autres achats que la grande nation fait elle-même des productions de l’industrie étrangère.

Je crois ces réflexions bien suffisantes pour établir cette proposition générale que les richesses que peuvent amener dans les États les manufactures exportatrices, sont un objet très peu considérable en comparaison de celles auxquelles l’agriculture donne et conserve l’existence.

Après cela je ne me propose pas de réfuter tous les paradoxes que l’auteur des Dialogues accumule pour prouver la supériorité qu’il accorde aux manufactures ; je vais seulement m’attacher aux principaux.

Mille artisans riches font plus de consommation, donnent plus de mouvement à l’argent, aux denrées, aux manufactures que deux mille fermiers d’égale richesse ; et voilà pourquoi la nation anglaise n’a pas pu faire prospérer ses manufactures, et n’a pu soutenir la concurrence des Français et des Allemands ; les fermiers chez eux allant jusqu’à la propreté, à l’aisance de la frugalité, mais s’y arrêtant et criant au luxe lorsqu’ils voient un galon et une broderie. p. 29.

L’auteur part ici d’après des idées peu justes de la manière dont se forment et se distribuent les richesses dans le corps politique.

Ces mille artisans qui donnent le mouvement à l’argent, aux denrées, par qui sont-ils payés et mis eux-mêmes en mouvement ? Par les consommateurs sans doute. Qui sont ces consommateurs ? Nous ne pouvons pas trop le répéter, ce sont les agriculteurs, les propriétaires et tous ceux qui vivent du revenu public, qui salarient ces artisans pour leur fournir les étoffes, les meubles, les bijoux, etc., dont ils font usage. Et d’où ces agriculteurs, ces propriétaires, etc., tirent-ils de quoi payer les mille artisans ? De la terre sans doute. C’est donc de la terre que part le premier mouvement ; ce sont les productions qui sont le ressort moteur de la machine. Ce ne sont donc pas les mille artisans qui donnent le mouvement à l’argent et aux denrées, loin qu’ils en donnent plus que deux mille fermiers d’égale richesse.

Quand l’auteur nous parle de mille artisans et de deux mille fermiers dégales richesses, on voit qu’il sépare ces deux mille fermiers des propriétaires qui jouissent du revenu net de ces fermes, des agents de la société qui en revendiquent une portion, et des salariés de ces deux ordres de citoyens. Il n’entend même par la richesse à laquelle le fermier donne l’existence et le mouvement, que la seule partie du produit de la terre, qui demeurant entre ses mains, comme salaire de la peine et intérêt de son capital, lui sert à payer les consommations personnelles. C’est ce qu’indique clairement l’exemple du galon et des broderies que cet agriculteur ne consomme pas, défaut de consommation qui empêche, selon l’auteur, les manufactures d’aller, tandis que les artisans, habitants des villes, dépensent au cabaret le dimanche, ou en choses de luxe dans l’intérieur de leur maison, tout ce qu’ils gagnent dans la semaine, ce qui rend à l’agriculture d’une main prompte et libérale le profit qu’a fait cet artisan.

Mais cette manière de voir la richesse à laquelle le fermier donne le mouvement est visiblement fausse. Lorsqu’on veut comparer les effets de l’agriculture à ceux des manufactures, il faut bien tenir compte de toute la richesse que fait naître le fermier et en suivre la distribution dans la société politique. Or, le fermier ou l’agriculture donnent le premier mouvement et l’existence même à toute la portion de denrées ou de richesses que le sol produit annuellement, et il est trop visible qu’un artisan ne produit pas dans la société des effets aussi considérables.

La plus légère attention suffit pour voir que le fermier, ou agriculteur, outre ses consommations personnelles, est encore la cause et le premier moteur des consommations qu’exigent tous ses coopérateurs à la culture : bêtes, gens et ouvriers de toute espèce qui soignent, qui conduisent, qui vêtissent, qui logent, qui nourrissent médiatement ou immédiatement les animaux et les hommes qui sont employés à l’agriculture. Le travail de ce cultivateur est encore la première source de toutes les consommations que font le propriétaire et tous les artisans qui travaillent pour lui, et enfin de celles que font tous ceux qui vivent de l’impôt et de ceux qu’ils font travailler.

Mais ce qui est encore plus remarquable, c’est que cette chaîne de consommations, qui dépendent toutes de la culture, enveloppe ces mêmes artisans qui vivent dans les villes, et dont l’auteur nous fait valoir les grandes consommations. L’auteur ne peut donc plus opposer les consommations de cette espèce d’hommes, à celles que font, ou font faire les travaux de la culture, puisqu’elles sont elles-mêmes l’effet, le produit des travaux de la culture. Je suis fâché de m’arrêter si longtemps sur des vérités si claires, mais il le faut bien. Puisqu’un homme instruit s’obstine encore à ne pas les entendre, il faut bien croire qu’il n’est pas le seul.

La conséquence que l’auteur tire de son principe pour l’Angleterre, n’est pas plus exacte que le principe lui-même ; selon lui, c’est parce que deux mille fermiers font moins de consommations que mille artisans, que l’Angleterre n’a pas pu faire prospérer ses manufactures. 1°. Je ne sais pas où l’auteur a pris, que les manufactures anglaises ne prospèrent pas. C’est certainement l’État de l’Europe où il y en a le plus, dans la proportion du territoire et de la population : draps, étoffes de laines variées à l’infini, chapeaux, quincaillerie, soieries, etc. 2°. J’avoue que je ne vois aucune liaison entre les deux propositions que l’auteur assemble ici. Que les fermiers anglais consomment moins que les artisans à richesse égale, il ne s’ensuit pas que les productions des manufactures anglaises, doivent perdre dans la concurrence avec celles des manufactures françaises et Allemandes. Au contraire, cette moindre consommation des fermiers anglais en productions du sol et de l’industrie, si elle était réelle, diminuant le prix des productions du sol, tendrait naturellement à rabaisser le prix des productions de l’industrie, et par conséquent à en faciliter la vente au dehors. 3°. Il me semble qu’on ne pouvait pas rencontrer plus mal en cherchant à assigner la cause de cet état prétendu de faiblesse des manufactures anglaises, parce que rien n’est plus contraire aux faits connus. Il n’y a point de fermiers en Europe, et on peut dire dans le monde entier, qui fassent plus de consommations que les fermiers anglais. L’auteur dit, qu’un fermier anglais, s’il voit un galon, une broderie, croit voir le diable, crie au luxe, au french-dog, et que les manufactures ne vont pas. Connaît-il dans quelque pays des fermiers qui ne regardent comme un luxe les galons et la broderie ? A-t-il vu en France des fermiers en habits brodés ? Ce qu’il y a d’étrange, c’est que M. le chevalier, qui dit ici que les Anglais ne peuvent soutenir la concurrence des Français, et qui nous en donne la raison, dit à la p. 123, que les manufactures de France sont trop chères, et beaucoup trop chères, et que les Anglais fabriquent une infinité de quincaillerie à meilleur prix qu’on ne pourrait le faire en France. Je ne pense pas que personne puisse entreprendre de concilier ces deux assertions. Enfin, est-ce que les galons et les broderies sont des manufactures d’une assez grande importance, d’une consommation assez étendue pour pouvoir être citées dans une question où il s’agit des grandes sources de la richesse des nations ? Qu’il nous parle des manufactures de toiles, de laine, de fer, de cuivre, et qu’il ne plaigne pas l’Angleterre, si l’aversion des fermiers anglais pour les galons et les broderies empêche les manufactures de cette espèce de prospérer dans la Grande-Bretagne.

Tout son raisonnement sur cette matière se détruit encore par son propre aveu. Les fermiers anglais, selon lui, vont jusqu’à la propreté, à l’aisance de la frugalité : je demande si dans un pays où les fermiers ont l’aisance et la propreté, il ne se fait pas par cela seul et par eux une consommation immense des productions des manufactures les plus intéressantes ? Cette propreté, cette aisance supposent, et le fait confirme cette supposition, supposent, dis-je, que le fermier, la famille et les ouvriers qui lui sont attachés, sont vêtus de bon drap ; ont de bons souliers, de bons bas, de bon linge ; qu’ils sont logés commodément et sainement, meublés proprement, etc. Ne voit-on pas que ces seules sources de consommation des produits des manufactures sont plus abondantes cent fois que ce que l’auteur appelle la consommation des artisans ; j’ajouterai plus fortes peut-être que les consommations de quelque autre ordre de la société que ce soit

On n’a jamais vu, et on ne verra jamais une ville manufacturière dont les environs ne soient parfaitement cultivés, même sur un sol stérile, tandis que des villes considérables, comme Rome et Madrid, peuplées de gens riches, et très peuplées, sont environnées de déserts. La cause de cette différence est que dans les premières, les manufactures fertilisent le sol des environs, que les richesses, la population et la consommation de celles-ci, ne peuvent ni féconder ni enrichir. Compiègne et Fontainebleau en France, confirment cette vérité. La culture riche des environs des villes manufacturières n’est donc pas l’effet de la population et de la consommation de ces villes. p. 118. 119. 120.

Dire que la culture des environs d’une ville qui est sans manufactures est nulle, et que les environs des villes manufacturières présentent une culture florissante, ce n’est rien dire qui prouve que la culture n’est pas le vrai principe de la richesse des États, ni même qui prouve que les manufactures sont ce principe de richesse, à moins qu’on ne prouve en même temps que ces manufactures, qui excitent la culture autour d’elles, ne doivent pas elles-mêmes leur existence à l’agriculture exercée si l’on veut ailleurs, mais dont les productions sont le seul fonds des salaires avec lesquels le manufacturier paye les productions du pays qui l’environne. Or, c’est ce qui arrive à toute ville manufacturière.

Les étoffes de Lyon sont payées par les propriétaires de terre, par les agents de la société payés eux-mêmes par les propriétaires de terre, et par les salariés de ces deux ordres de citoyens. Ce prix des étoffes que le manufacturier reçoit, est le mobile qui met la manufacture en mouvement. Ce prix passe ensuite partie entre les mains des agriculteurs du Lyonnais, de la Bourgogne, de la Provence, etc., qui fournissent aux Lyonnais toutes leurs consommations. Mais dans cette progression il est évident que le premier mouvement est venu de la terre que possède le propriétaire qui consomme les étoffes de Lyon ; il est bien évident que c’est l’agriculture qui a donné l’existence à la manufacture, et par conséquent même à la culture des environs de la ville manufacturière, quoique d’une manière moins directe et par l’intermède de la manufacture elle-même.

Toute ville qui a un certain degré de population, entraîne nécessairement un certain degré de culture dans ses environs, parce qu’une grande partie des consommations journalières ne peuvent être envoyées de loin, tant à cause qu’elles ne se conserveraient pas, que parce quelles coûteraient trop cher. C’est ce qui arrive à Rome et à Madrid, quoique villes appelées par l’auteur : non manufacturières. Les provisions journalières y sont apportées des environs, et ces environs sont cultivés autant que peut l’être un terrain aride et peu fertile, et relativement à la population de ces deux villes.

La culture qui fournit à une ville ses approvisionnements, dépend de la population plus ou moins grande de cette ville, combinée avec la richesse des consommateurs ; la consommation sera nécessairement plus grande dans celle qui sera plus peuplée à richesse égale, ou plus riche à égale population. Mais pour amener cette consommation, et par conséquent la culture du sol environnant, c’est une chose absolument indifférente qu’une ville soit manufacturière ou habitée par des propriétaires, pourvu qu’elle soit en état de faire cette consommation ; et dans l’un et l’autre cas, la consommation excitera également la culture dans les environs de la ville, si le terrain en est susceptible. La raison ultérieure de cela est que la consommation, au moins celle qui peut être regardée comme un objet de quelque importance, est absolument de la même nature, et porte sur les mêmes genres de productions dans ces deux espèces de villes. Il s’agit en effet de la consommation faite par le grand et le très grand nombre ; or, celle-là est la même.

Je demanderai à l’auteur ce que seraient les environs de Madrid et de Rome, si ces deux villes étaient manufacturières, habitées si l’on veut par autant d’hommes qu’elles en ont à présent, tous ensemble ayant les mêmes moyens de consommer que les habitants actuels ; peut-on penser qu’ils changeraient de face et seraient mieux cultivés qu’aujourd’hui ? Cela serait absurde. Les mêmes causes de culture existeraient et non de plus fortes, et les mêmes obstacles naturels auraient lieu. La culture serait donc la même.

La consommation d’une ville excite nécessairement la culture quelque part, puisque dès qu’il y a des consommateurs, il y a intérêt de cultiver. Toute culture tend à se rapprocher autant qu’elle peut du lieu de la consommation, pour épargner les risques et les frais de transport. Il y a même telle espèce de culture, comme celle des légumes, des fruits, celle qui fournit le laitage, les œufs, le beurre, etc., qui ne peut s’éloigner du lieu de la consommation ; mais si le physique du pays, comme la sécheresse du sol, la chaleur du climat, s’opposent à ce rapprochement, que la ville soit manufacturière ou habitée par de riches propriétaires, il ne se fera pas plus dans un cas que dans l’autre.

Si la résistance de la nature pouvait même être vaincue en cela, ce serait bien plutôt autour des villes habitées par de riches propriétaires, à qui rien ne coûte, que dans des villes de manufacturiers, qui sont toujours d’une grande économie. Mais la vérité est que les villes manufacturières ne peuvent pas avoir cet obstacle à vaincre, parce qu’elles s’établissent communément dans des lieux environnés de terres assez bonnes pour fournir toutes les productions journalières et communes dont le peuple se nourrit. Que, si les manufactures ne s’étaient pas ainsi placées, elles se déplaceraient par la suite des temps ; au lieu qu’il peut arriver que de grandes villes habitées par des propriétaires se forment, ou s’agrandissent, ou se conservent, dans des lieux peu fertiles que toute leur consommation ne pourrait pas féconder. C’est ainsi que la résidence du prince pourrait soutenir les villes, de Rome et de Madrid, et cette résidence peut être continuée par la force de l’habitude, par des raisons de politique, malgré toute la résistance de la nature et du sol. Mais en cela même, on voit que les villes habitées par de riches propriétaires auraient tout l’avantage sur les villes manufacturières, et qu’elles pourraient bien plus facilement féconder leurs environs.

L’auteur voulant expliquer comment des consommateurs propriétaires ne fécondent pas le territoire qui les environne, tandis qu’il accorde cette heureuse influence aux consommateurs manufacturiers, nous en donne pour raison, qu’il n’importe pas à un cardinal ou à un grand d’Espagne, de savoir d’où viennent les bons fruits dont il veut que sa table soit garnie. L’un les tirera de Toscane, de Malte, de Naples, l’autre de Valence. Le plus ou moins de dépense ne les arrêtera pas. Il peut donc y avoir de grands seigneurs consommateurs très riches au milieu d’un peuple pauvre et d’un pays inculte. p. 119 et 120.

On voit ici combien l’auteur se laisse frapper des plus petits objets, en même temps qu’il néglige les grands. Il nous parle des fruits que consomment un cardinal ou un grand d’Espagne et qu’ils tirent, selon lui, l’un de Toscane et l’autre de Valence. Est-ce donc là une consommation et des productions à citer dans la question présente ? La culture dont nous avons à parler, est celle qui fournit à la consommation du peuple et de l’état mitoyen, et non au luxe et à la délicatesse d’un petit nombre de grands seigneurs. Si un cardinal peut vouloir manger des melons de Toscane et des figues de Naples, il n’en nourrit pas ses gens ; et son bourlier et son cordonnier vivent des productions du sol voisin. C’est la consommation du grand nombre qui anime la culture, et partout où il y a une grande population, il y a de ces consommateurs.

Voici d’autres raisons, données par l’auteur, de la différence qu’il met entre l’influence des villes manufacturières sur le territoire environnant, et celle des villes habitées par de riches propriétaires.

Les manufactures, dit-il, enrichissent une classe du peuple qui est limitrophe et alliée à celle des agriculteurs. Une manufacture peut être exercée par la femme, les filles, les frères, les cousins ď un fermier ; une famille est par moitié, tantôt laboureurs, tantôt fabricants ; toute l’année n’est pas employée aux travaux de la campagne. L’argent que rapporte la manufacture, reste dans la famille et soutient la culture de la terre ; il sert à faire les avances et à faire éviter les pertes et les emprunts. Ce profit, sur des manufactures, est le seul qui puisse rétablir la balance dans les dérangements que cause l’inégalité des saisons, et par conséquent le seul moyen de soutenir la culture ; au lieu que lorsque la consommation se fait par de riches consommateurs, l’argent qui est entre leurs mains est trop loin du fermier qui ne saurait ni l’emprunter, ni en faire aucune circulation. p. 119, 120, 124.

Je ne puis m’empêcher de trouver cette explication risible. On voit que l’auteur a dit tout ce qui lui est venu à l’esprit, et que de petites causes, des circonstances imaginées à plaisir, ou si rares qu’on ne peut en tenir aucun compte, lui ont suffi pour expliquer un grand effet. Qui a jamais entendu dire que l’agriculture se soutient dans aucun pays, parce que les manufacturiers frères et cousins d’un fermier lui prêtent l’argent, le profit que rapporte la manufacture ? Y a-t-il une seule entreprise de culture qui puisse subsister autrement que par elle-même et par ses propres profits ? Si les agriculteurs et fermiers ne comptaient que sur de pareils secours, pour rétablir la balance dans les dérangements que cause l’inégalité des récoltes, on peut assurer qu’il n’y aurait point de culture en aucun endroit de la terre. Ces inégalités sont calculées par le fermier qui fait une année commune de ses produits, en compensant les mauvaises par les bonnes, et jamais un agriculteur n’a donné tel et tel prix d’une ferme parce qu’il a compté sur la manufacture et l’argent de son cousin.

J’ajoute qu’aucun fermier n’emprunte et ne peut emprunter, au moins habituellement, sans se ruiner ; il est donc indifférent au cultivateur d’avoir près de lui ou un manufacturier son cousin, ou un propriétaire de terre riche, puisqu’il n’empruntera ni de l’un ni de l’autre. Enfin, le répit et les délais qu’un riche propriétaire peut accorder à son fermier dans les mauvaises années, lui pourraient être infiniment plus utiles que tous les emprunts qu’il pourrait faire, dont ses parents lui feraient payer l’intérêt et les risques tout comme des étrangers, et qui le conduiraient infailliblement à la ruine. Mais c’est trop s’arrêter à réfuter des prétentions qui ne méritent pas de réponses sérieuses.

L’auteur ajoute enfin, que lorsqu’il n’y a point d’arts et d’industrie dans un pays, il n’y reste, de l’argent des riches consommateurs, que celui dont on paye les consommations de nourriture, et l’habillement, le mobilier, et tout le reste vient d’ailleurs ; et quant aux nourritures mêmes, il n’y a que la plus fraîche qu’il soit nécessaire de tirer des environs. C’est ainsi qu’à Compiègne et Fontainebleau, on n’achète des environs que des œufs frais, du lait, quelques salades et quelques choux. Voilà à quoi se réduisent les dix millions que la Cour paraît y répandre et y faire circuler, le profit s’en va bien loin, et Dieu sait où il s’arrête, etc. p. 124 et 120.

Je demande ce que l’auteur peut conclure de cette réflexion en faveur des manufactures contre l’agriculture. L’argent des riches consommateurs va sans doute à ceux qui leur fournissent les objets de leur consommation. Ainsi, si les gens de la Cour qui passent six semaines à Compiègne ou à Fontainebleau y apportent leurs bijoux et leurs habits, il est bien clair qu’ils ne les payeront pas aux habitants de Compiègne et de Fontainebleau, mais aux artistes de Paris et aux fabricants de Lyon. Il est bien clair encore, que si Compiègne et Fontainebleau étaient les villes manufacturières où se font les bijoux et les étoffes de soie, les environs en seraient mieux cultivés ; si cela était, les fabriques de Lyon et de Paris existeraient à Compiègne et à Fontainebleau au lieu d’exister à Lyon et à Paris ; mais ce déplacement n’empêcherait pas que la richesse ne vînt toujours de la culture ; ce serait toujours les propriétaires de terres qui les feraient subsister ; les valeurs qu’on donnerait aux manufacturiers en échange de leur travail, viendraient toujours des terres de ces propriétaires, et les manufacturiers établis à Compiègne et à Fontainebleau payeraient eux-mêmes les productions du sol environnant, dont ils vivraient, avec les valeurs qu’ils auraient reçues des propriétaires. Ce serait donc toujours la consommation des propriétaires, et non celle des manufacturiers, qui serait le premier mobile de la culture des environs de Compiègne et de Fontainebleau, si ces deux villes étaient manufacturières.

Si l’on dit que la mauvaise culture des campagnes de Rome et de Madrid, est plutôt l’effet de quelque vice dans le gouvernement que du défaut de manufactures, on peut se détromper en considérant que Bologne a le même gouvernement que Rome et un territoire le mieux cultivé de l’Italie, différence qu’on ne peut attribuer qu’à ce que Bologne a un grand nombre de manufactures. Ce qu’on peut confirmer encore, par l’exemple du royaume de Valence et de la Catalogne, où l’on a établi depuis quelques années des fabriques et des manufactures, et dans lesquels la culture a fait depuis cette époque des progrès étonnants. p. 123.

J’ai déjà remarqué combien il était étrange de ne voir le mauvais état de la culture de la campagne de Rome, ni dans les vices du sol, ni dans ceux du gouvernement. Ces deux causes sont bien naturelles et bien prochaines, mais l’une est toujours méconnue des gens subtils et l’autre des flatteurs de l’autorité. La résistance de la nature et l’ignorance des hommes (car, c’est bien rarement et presque jamais leur méchanceté), voilà des sources très fécondes du malheur des peuples, très visibles pour un esprit droit et pour une âme libre, et dont on voit les influences différentes et marquées dans le territoire de Bologne et dans le patrimoine de S. Pierre comparés.

Le territoire de Bologne est renommé pour sa fécondité naturelle, qui a fait donner à sa capitale le nom de Bologne-la-grasse. Tous les topographes et les voyageurs sont d’accord sur ce point. Les chanvres y sont de la hauteur de dix à douze pieds ; les mûriers, les oliviers, la vigne, les grains de toute espèce y viennent en grande abondance ; en un mot ce pays a toujours passé pour un des meilleurs terrains de l’Italie.

Il est inutile d’opposer à cette peinture le tableau trop connu de la campagne de Rome. Que cet état soit l’effet de causes anciennes, comme des dévastations des barbares dans la décadence de l’empire romain, de l’absence des souverains pontifes, des guerres civiles, etc. Il n’est pas moins certain qu’aujourd’hui la fécondité naturelle, l’aptitude actuelle de ce terrain à produire, ne peut être comparée en aucune façon à celle du Bolonais. Cette différence pourrait donc suffire seule à expliquer comment l’un de ces pays est riche et l’autre misérable, sans qu’on fût forcé d’avoir recours aux manufactures.

La différence du gouvernement n’aurait pas dû échapper non plus à l’auteur des Dialogues. Il est plaisant qu’il nous dise que Bologne et la campagne de Rome sont sous le même gouvernement ; Bologne est à la vérité soumise à l’autorité du Pape, mais cela ne suffit pas pour dire que les deux pays ont le même gouvernement ; les lois y sont absolument différentes et particulières à cette petite république. L’administration de la ville, de ses revenus qui sont considérables, et du commerce sont entre les mains d’un conseil de sénateurs, au nombre de 60. La manière de vivre des propriétaires y diffère entièrement de celle des Romains. Enfin les manufactures du Bolonais apportent des richesses dans ce pays, mais fort peu considérables, en comparaison de celles auxquelles l’agriculture du territoire donne l’existence, et qui employées, soit en matières premières, soit en subsistance des ouvriers, forment la plus grande partie de la valeur des productions de l’industrie auxquelles le commerce avec l’étranger n’ajoute que fort peu de chose ; c’est-à-dire la différence de valeur au marché général.

Je ne m’arrêterai pas sur l’exemple du royaume de Valence et de la Catalogne. L’auteur y voit les manufactures et la culture prospérer ensemble, il en conclut que les manufactures sont le principe des progrès de la culture. C’est pis que le sophisme, post hoc ergo propter hoc. Ces changements heureux dépendent des mêmes causes, et si de ces deux circonstances, l’une influe sur l’autre, c’est assurément la culture, puisque ce sont les produits de la culture qui mettent les propriétaires de terre espagnols, qui achètent les ouvrages des manufactures de Valence et de la Catalogne, en état de les payer.

Le commerce des denrées diminue en raison des bras, et il est limité par l’étendue du sol ; le commerce des manufactures augmente en raison des bras, et il est illimité. p. 150. 153.

Le commerce des denrées et le commerce des manufactures, n’augmentent ni ne diminuent en raison des bras, mais en raison des capitaux employés à l’exploitation du sol, et à l’entreprise de manufacture ; c’est la grandeur des capitaux appliqués qui met les bras en mouvement, et les bras ne peuvent rien sans capitaux. Dix mille tisserands les plus habiles du monde, s’ils n’ont pas des bâtiments, un petit mobilier, en habits, meubles, les matières premières de leur travail, les instruments de leur métier et toute leur subsistance, pendant le temps de leur travail, jusqu’à la rentrée de leurs fonds, périront de misère sans avoir fait une aulne de toile.

C’est donc une fausse notion, que celle que nous donne l’auteur, en disant que les manufactures augmentent en raison des bras.

L’agriculture a aussi besoin de capitaux, et de grands capitaux, et quand elle en est pourvue, elle ne manque pas de bras ; elle les multiplie aussi, et bien davantage que les manufactures. Sans doute elle ne peut les multiplier que relativement à l’étendue du sol ; mais cette borne, aucun État politique ne l’a encore atteinte, au lieu que les manufactures ont souvent trouvé la leur.

Les manufactures sont bornées par deux choses, la concurrence des autres manufactures et le nombre des consommateurs. On aurait beau envoyer à Lyon dix mille ouvriers de plus, et des entrepreneurs de fabrique pour les diriger, et même des capitaux, les ouvriers pourront mourir de faim, ou les entrepreneurs perdre leurs avances malgré le nombre de ces bras, qui selon l’auteur, doivent multiplier les manufactures, parce que la concurrence des autres fabriques de soie, et le nombre des consommateurs fixé, bornent nécessairement la vente et la fabrication à ce qu’elle est actuellement, ou la borneraient à ce qu’elle peut être dans l’état de liberté.

La culture à cet égard a de grands avantages sur les manufactures, car on peut dire qu’il n’y a presque point de pays au monde, même de ceux qui sont le mieux cultivés, où en plaçant des capitaux et des entrepreneurs de culture, on n’augmentât la production ; augmentation qui aurait lieu absolument et malgré la concurrence des autres agriculteurs, qu’elle n’empêcherait pas d’employer aussi leurs capitaux et leur industrie, et indépendamment des consommateurs déjà existants, parce que la nouvelle entreprise se créerait à elle-même les siens. L’agriculture n’a donc pas les bornes qui arrêtent les manufactures, et c’est bien plutôt elle et ses produits qui sont illimités.

L’augmentation des manufactures peut aller, pour ainsi dire, à l’infini, l’exportation des denrées diminuant toujours. On peut même parvenir à l’extinction totale de ce commerce, lorsque la population consommera le produit entier du sol, alors l’agriculture donnera au peuple sa subsistance ; mais les seules manufactures amèneront dans l’État l’argent et la richesse. ibid.

On peut même dépasser ces limites, et faire une population forcée si considérable, qu’on sera obligé d’aller dans les pays dépeuplés acheter, avec le produit des manufactures, la subsistance du surplus de peuple qu’on aura à nourrir, et ce sera le chef-d’œuvre de l’art du gouvernement, p. 150 et 151.

L’auteur en avançant que l’augmentation des manufactures fait nécessairement diminuer l’exportation des denrées, se contredit lui-même formellement. Selon lui, en d’autres endroits, les manufactures multipliées dans un pays y encouragent l’agriculteur, de sorte que la production y augmente. Si elle augmente en même raison que les manufactures, on voit qu’il pourra y avoir toujours un superflu à exporter quelque étendue que prennent les manufactures, que le commerce des denrées ne s’éteindra point, que la population ne consommera pas le produit entier du sol, etc.

Quand l’auteur oppose les manufactures et l’agriculture, tous les raisonnements sont d’après la supposition que ces deux genres d’entreprises sont incompatibles dans un pays ; que l’une prend sur l’autre, et s’établit à ses dépens ; qu’il y a d’autant moins de manufactures, qu’il y a plus d’agriculture, et que l’agriculture augmentant, les manufactures doivent diminuer, ou au moins que le peuple agricole ne peut pas par cela seul, qu’il est agricole, être manufacturier. Or cette supposition est visiblement fausse. Un pays quelque agricole, quelque fertile qu’il soit, et précisément parce qu’il est agricole et fertile, peut faire fleurir chez lui tous les genres d’industrie et de manufactures, et les exporter au dehors, si sa situation et les autres circonstances politiques sont favorables à ces établissements.

Je sais bien que si l’on suppose un petit État, situé avantageusement pour le commerce, à portée de pays qui peuvent lui fournir les denrées et les matières premières des manufactures, où la forme du gouvernement, les lois, les mœurs soient favorables à l’accroissement de l’industrie, par la frugalité, l’égalité, la liberté qui y seront établies, ce pays pourra augmenter ses manufactures et la population : la petite quantité de denrées que son territoire produira, sera consommée entièrement par ses habitants devenus plus nombreux : il n’en aura point à exporter : cependant sa population pourra augmenter encore, et devenir ce que l’auteur appelle une population forcée. Voilà la Hollande et Gênes à quelques égards : mais que s’ensuit-il de là en faveur des manufactures contre l’agriculture ? Quelle maxime pratique en peut déduire le gouvernement d’un grand État ? Des pays comme la France ou l’Angleterre peuvent-ils se proposer de devenir les manufacturiers de l’univers, de fabriquer des toiles, des draps, des étoffes de soie, etc., pour tout le reste de l’Europe ? On voit bien que les entreprises en ce genre ont des bornes qu’on ne peut pas passer, et qu’un grand État ne peut jamais établir la population sur cette base. Tout ce que dit l’auteur des avantages des manufactures, pour un petit pays, ne peut donc trouver ici aucune application.

Les manufactures seules peuvent procurer une circulation prompte et égale des richesses, l’extinction des usures, l’égalité du produit total pour l’État, au milieu des vicissitudes, et par là l’égalité du produit des impôts ; enfin la guérison des deux grands maux de l’humanité, l’esclavage et la superstition. p. 121.

L’auteur n’a et ne peut avoir en vue ici que les manufactures exportatrices. Or, il est bien évident qu’elles n’influent que très faiblement sur la circulation prompte et égale des richesses dans un État politique.

Par le mot richesse, rapproché surtout du mot de circulation, l’auteur paraît n’entendre que l’argent. En ce sens sa proposition signifierait que les manufactures procurent seules l’échange continuel de l’argent, contre toutes les choses vénales qui circulent et se consomment dans la nation : mais parmi ces choses vénales, les 99 centièmes s’échangent, ou immédiatement contre l’argent, ou contre des travaux, ou contre des productions de l’industrie travaillées pour l’intérieur seulement ; de sorte que si les manufactures exportatrices n’excitaient pas ces échanges, et par conséquent les 99 centièmes de la circulation ne s’en feraient pas moins ; puisqu’assurément, quand Lyon ne vendrait aucune étoffe aux étrangers, ce qui s’y fabrique pour la consommation nationale ne s’en échangerait pas moins contre l’argent lui-même, et contre toutes les choses vénales que consomment les fabricants. La circulation des richesses serait donc la même en France.

Si l’auteur, pour se débarrasser de cette objection, disait qu’il entend les manufactures en général, tant celles qui travaillent pour la consommation nationale, que celles qui exportent leurs ouvrages, nous ferions remarquer que cet effet des manufactures nationales est absolument étranger à la question. Jamais les partisans de la liberté du commerce des grains, et les prôneurs de l’agriculture, n’ont nié que les manufactures qui travaillent pour l’intérieur ne contribuassent à cette circulation si vantée ; mais elles doivent elles-mêmes tout leur mouvement à l’agriculture nationale. On ne peut donc pas les opposer à l’agriculture.

L’extinction des usures doit résulter aussi d’une bonne culture, sans aucun recours aux manufactures exportatrices ; car si le prix de l’argent dépend, comme celui de toute autre chose, de la quantité qu’on en met en vente, et de celle qu’on en veut acheter, un état florissant de culture doit nécessairement rabaisser le taux de l’intérêt ; pourvu que cet effet ne soit pas empêché par des obstacles qui ne sont point particuliers à un grand État agricole, et qui viennent de causes absolument étrangères à la culture et aux manufactures. La culture étant florissante, et ses produits s’échangeant avec facilité, il se formera nécessairement des capitaux en argent, dans les mains de tous ceux qui épargneront une partie de leur revenu. Cet argent se portera abondamment vers tous les emplois lucratifs qu’on en pourra faire, et si la liberté totale du commerce et de tous les genres d’industrie, facilite ces divers emplois, et que de bonnes lois assurent la solidité des engagements, le loyer de l’argent sera nécessairement à un prix modique.

L’usure a constamment été plus forte chez les grandes nations, dans les premiers périodes de leur durée, c’est-à-dire dans les temps où elles étaient plus pauvres. C’est l’amas de richesses, formé par la succession des siècles, qui adoucit l’usure en augmentant la masse des capitaux qu’on peut employer dans les différents genres d’entreprises, de manière qu’ils sont offerts aux entrepreneurs à un moindre prix ; toutes les autres circonstances qui peuvent influer sur le prix de l’argent au marché, étant égales d’ailleurs. Or, cet amas de richesses est lui-même l’ouvrage de l’agriculture ; puisque toute richesse est en dernière analyse, une production du sol, épargnée ou employée.

Il y a plus : de tous les genres d’entreprises, la culture est celle pour laquelle l’argent est loué à meilleur marché, à raison même de la sûreté du produit, et de celle de l’hypothèque. Les usures mercantiles et maritimes sont infiniment plus fortes. Le vieux Caton qui était selon Plutarque, bon ménager, à bien gouverner et faire profiter ses biens, et qui avait coutume de dire qu’il n’y avait que deux sortes de revenu, le labourage et l’épargne (maxime bien profonde, et bien opposée à toute la doctrine de l’auteur) abandonna à la fin le labourage, disant qu’il était de plus grande délectation que de grand profit, par quoi afin que son argent fût de plus grand et plus certain revenu, il se mit à acheter des bains, des places appropriées pour le métier des foulons… et il prêta son argent à usure, et à usure maritime, la plus excessive de toutes. Plutarq. Vie de Caton le Censeur.

Quant au troisième effet attribué aux manufactures, l’égalité du produit total, au milieu des vicissitudes, si j’entends ce que l’auteur veut dire, je ne puis convenir avec lui que les manufactures exportatrices, dont il doit toujours être ici question, ni même les manufactures qui travaillent pour la consommation nationale, puissent procurer cet avantage à un État. Ce produit total d’un grand État agricole est sans doute le produit total annuel de son territoire. Qu’on y joigne, si l’on veut, le profit qu’il peut faire par la navigation, par le commerce de voiturage et de commission, par le change, etc., et par quelques autres petits canaux, qui peuvent apporter quelques richesses à quelques particuliers, toutes ces sources coulent indépendamment des manufactures exportatrices, qui peuvent être plus ou moins abondantes, et même nulles, sans que le sol cesse de fournir annuellement des richesses renaissantes qui remplacent celles qui ont été consumées dans l’exploitation, et qui donnent en outre un produit net, le même que l’année précédente ; et comme c’est l’exportation et la vente de ces mêmes productions du sol, qui forment le fonds du commerce, de la navigation, etc., il est bien clair que même ces petites sources de quelques richesses particulières sont absolument indépendantes des manufactures exportatrices.

Elles le sont à plus forte raison des manufactures qui ne travaillent que pour la consommation nationale, puisque les consommateurs ne peuvent eux-mêmes payer les productions de l’industrie, qu’avec les productions du sol ; ou ce qui est la même chose avec les valeurs qu’on leur donne, au lieu et place de ces productions et qu’on leur donnerait en nature, si l’argent n’était pas devenu dans les sociétés un gage et un moyen d’échange universel : comment donc le profit que peuvent faire les manufacturiers qui vendent à l’étranger, peut-il être regardé comme maintenant l’égalité du produit total d’un grand État agricole ?

Comment la vente à l’étranger, de quelques étoffes de Lyon, et de quelques draps d’Abbeville, fait-elle que le produit total du royaume, évalué à plus d’un milliard, en est plus égal ?

Par les mêmes raisons, l’égalité du produit de l’impôt ne saurait être l’effet des manufactures qui travaillent pour la consommation nationale. Ce ne sont certainement pas ces manufactures qui fournissent le fonds sur lequel l’impôt se prend. C’est le sol qui met les propriétaires et les administrateurs de la chose publique en état de payer, et leurs propres consommations, et celles des manufacturiers sur lesquelles une partie des impôts est mise. Or, ces consommations ne se payent elles-même, qu’avec les valeurs que le fonds a fournies. Le produit de l’impôt, c’est-à-dire, pour employer des expressions plus claires que celles de l’auteur, la quotité de l’impôt que l’État peut percevoir, pourra donc être la même, dès que le produit du sol continuera d’être le même, quelque chose qui arrive des manufactures, qui n’existant que par les richesses du sol, et étant supposées détruites par quelque cause violente qu’on voudra imaginer, reprendront bientôt leur existence, si le fonds d’où elles sont tirées continue d’avoir la même fécondité.

Quant aux manufactures exportatrices, il n’est pas besoin que je m’arrête à prouver qu’elles ne peuvent pas contribuer à maintenir l’égalité du produit de l’impôt, qui ne peut porter sur cette branche de commerce, sans nuire à l’exportation elle-même. Tout le monde convient qu’il faut les affranchir de tout impôt, et qu’en tout état de cause, elles n’en peuvent fournir qu’une très petite partie.

Enfin le dernier trait de l’éloge que l’auteur nous fait des manufactures, est aussi peu fondé que les autres. L’esclavage et la superstition ne peuvent se détruire que par les progrès des lumières répandues dans les nations ; mais ce remède n’est certainement pas plus à la portée d’une nation manufacturière, que d’une nation agricole. Les deux pays de l’Europe où les connaissances et la raison ont fait le plus de progrès, sont des pays agricoles. L’Inde, où le despotisme et le fanatisme exercent un empire si absolu, est un pays rempli de manufactures. Il est impossible de trouver sur la terre des exemples qui confirment la théorie de l’auteur. Gênes est un État manufacturier ; que M. le chevalier nous dise si Gênes est un pays libre et sans superstition ? Je lui ferais la même question sur la Hollande même, et il trouverait quelque embarras à me répondre.

La plus légère attention confirme ici les faits ; ce n’est ni le fabricant courbé sur son métier, ni le cultivateur occupé de travaux pénibles, ni même le négociant faisant le commerce des productions du sol et de l’industrie, qui étendent les limites des connaissances humaines, et qui combattent les erreurs funestes à l’humanité : ce sont des citoyens vivants dans les grandes villes. C’est dans les métropoles où se rassemblent les riches propriétaires, et les premiers administrateurs d’une grande nation, que les esprits s’agitent et s’enflamment, que les droits de l’homme et du citoyen sont mieux connus. Bacon, Sidney, Locke, Montesquieu, sont nés dans des États agricoles, et ont répandu de là, la lumière sur les nations. Il est donc bien faux qu’on doive aux manufactures la destruction de l’esclavage et de la superstition.

M. le chevalier voulant enfin confirmer sa théorie par des faits avance, qu’il n’y a que des pays dépeuplés et malheureux qui fassent un grand commerce de blés.

Vouloir avoir des denrées de première nécessité à vendre aux étrangers, et regretter le temps de Sully où le royaume, quoique très mal cultivé, avait encore du blé de trop, c’est envier pour la France, la gloire de la Turquie, de l’Égypte, des côtes d’Alger et de Maroc, et d’autres pays dépeuplés et malheureux. p. 151, 152.

1° Dire qu’il n’y a que des pays dépeuplés qui fassent commerce de blé, c’est démentir, et l’histoire, et les faits que nous avons sous les yeux. La Sicile, jusqu’au temps où la tyrannie des Romains l’eut entièrement dévastée, a fait un commerce immense de blé, et était un des pays les plus peuplés de l’univers. L’Égypte était un pays très riche et très peuplé au temps de Cléopâtre, et fournissait des blés à toute l’Italie. La diminution de ses richesses, de sa population, et la dégradation de sa culture, ont marché d’un pas égal dans les siècles suivants. La Turquie et la Pologne, et la Sicile et la Sardaigne, ne font certainement pas tout le commerce de blé qu’elles ont fait dans les temps où ces pays étaient plus heureux, et ne font point tout celui qu’elles pourraient faire,

2°. Faire un commerce de blé, grand ou petit, et avoir une agriculture florissante, ne sont point la même chose, ne sont pas même des choses essentiellement liées ensemble. Un pays étendu comme la Turquie et la Pologne peut avoir un grand commerce de blé, et une agriculture languissante ; car il peut arriver qu’une agriculture, même languissante, fournisse encore plus de blé qu’il n’en faut pour la consommation nationale ; et c’est ce qui arrive en effet.

L’agriculture de ces pays est fort peu de chose, en comparaison de ce qu’elle pourrait être dans des pays si vastes et si favorisés de la nature pour le sol et pour le climat. Il y a des terrains immenses en friche, ou ne recevant pas la quatrième partie des avances qu’on pourrait y placer ; il y a pourtant encore du grain à exporter ; mais la culture, la population, la richesse pourraient y être doubles, quadruples, décuples, etc., et l’exportation la même et plus considérable, en supposant l’agriculture et la population des autres nations, dans le même état qu’aujourd’hui.

3°. Supposons même, contre des faits connus, que ces pays, la Turquie et la Pologne, ont une agriculture florissante, en même temps qu’ils sont dépeuplés et malheureux ; nous n’en sommes pas moins en droit de regarder l’agriculture comme un des principes du peu de bonheur dont ils jouissent. Les effets salutaires de cette cause, peuvent être affaiblis et surmontés par beaucoup de causes, agissant en sens contraires, qu’on peut toutes rapporter à une constitution vicieuse et de mauvaises lois. Mais en supposant même que ces causes de malheur ne puissent pas être ôtées actuellement, il n’en faut pas moins favoriser l’agriculture qui adoucira toujours les maux d’une nation.

4°. Tout le raisonnement qu’on nous oppose ici, est dirigé contre une opinion qu’on prête gratuitement aux défenseurs de la liberté du commerce des grains. On suppose qu’ils prétendent que pour qu’un pays soit heureux, il faut qu’il exporte effectivement beaucoup de blé ; ils ne disent point cela. Ils disent, que pour accroître la production dans un pays riche ou pauvre, peuplé ou dépeuplé, il faut que le commerce des grains y soit libre. Les bons effets qu’ils désirent, ils ne les font pas dépendre de l’exportation effective, mais de la liberté d’exporter. Deux choses que l’auteur des Dialogues confond continuellement, et surtout ici.

On me dira, peut-être, que l’exemple de tant de nations malheureuses avec une agriculture florissante, prouve au moins que l’agriculture n’est pas, pour les États politiques, un principe de bonheur aussi sûr et aussi fécond que l’ont prétendu les écrivains économiques, contre lesquels l’auteur des Dialogues s’élève.

Mais cette objection se résout par les mêmes raisons que nous venons de donner.

Les défenseurs de la liberté du commerce des grains, n’ont jamais dit que le seul commerce des grains, considérable ou médiocre, fût suffisant pour faire le bonheur d’une nation. Ils ont dit que la liberté de ce commerce animerait l’agriculture, si aucun obstacle ne s’opposait à cet effet naturel de la liberté du commerce des grains, et que l’agriculture florissante amènerait elle-même une plus grande richesse et une plus grande population, si aucun obstacle n’empêchait d’ailleurs les effets salutaires de cet accroissement de l’agriculture. On ne peut donc pas leur opposer, qu’il y a des pays où l’on fait un commerce de blé, même considérable, qui sont pourtant malheureux, puisqu’il leur suffit de répondre que ce commerce de blé amènerait pour eux la richesse et le bonheur, si ses effets n’étaient pas contrariés par des obstacles qui viennent d’ailleurs, et que ces peuples seraient encore plus malheureux, s’ils ne faisaient pas le commerce du blé.

Enfin, M. le chevalier nous apprend que cest aux manufactures, que la France elle-même doit l’état au-dessus du médiocre où se trouve son agriculture, et que c’est d’elles qu’il faut attendre son augmentation. p. 122.

La France serait comme la Turquie et la Pologne, si le grand génie de Colbert n’avait ramené cette nation de la fainéante indigence de l’État agricole et de la féroce anarchie de la chevalerie, à la tranquillité de la soumission, au calme de l’aisance et au luxe de l’industrie, et n’avait rendu les Français navigateurs sur l’océan et adroits dans les ouvrages des arts et du savoir. p. 115.

L’auteur arrange ici les faits et l’histoire à sa fantaisie. L’époque où la féroce anarchie de la chevalerie a commencé à diminuer en France, est antérieure de quelques deux ou trois cent ans au ministère de Colbert. Colbert a trouvé le calme dont jouit toujours dans son intérieur un grand État, même au milieu des guerres, et ce calme n’a pas été son ouvrage. Quant à la richesse, il ne l’a pas fait naître. Il a trouvé celle que la culture elle-même avait produite depuis une longue suite de siècles ; ou, si l’on veut, depuis la cessation des guerres civiles et depuis le rétablissement de l’autorité et des lois ; celle qui était la suite même du ministère de Sully.

Il est ridicule d’appeler l’état de la nation, sous le ministère de Sully et même sous Richelieu et Mazarin, un état d’indigence fainéante, en l’opposant à sa situation sous Colbert. Des écrivains économiques ont prétendu au contraire, que depuis 1660, époque du commencement du ministère de Colbert, les revenus du Roi et les richesses nationales ont été toujours en diminuant, non pas par la faute de Colbert, mais à la suite des guerres dans lesquelles le royaume a été engagé, du poids et de la formé des impôts, etc., et que Colbert n’a pas apporté le remède à ces maux. [7] L’auteur n’ignore pas que cette opinion a un grand nombre de partisans ; il ne devait donc pas énoncer une assertion contradictoire sans l’appuyer de preuves, par la grande raison qu’il ne faut pas supposer ce qui est en question, paralogisme trop familier à l’auteur des Dialogues.

Nous sommes bien éloignés de vouloir diminuer la gloire de Colbert, à qui on ne peut refuser l’activité, l’intelligence, l’ordre, la fermeté, l’amour des arts et beaucoup de grandes qualités ; mais il faut démentir toute l’histoire pour dire que c’est lui qui a rendu les Français navigateurs sur l’océan. Les Français, depuis deux siècles, étaient aussi hardis navigateurs qu’aucune nation de l’Europe. Une grande partie de l’Amérique septentrionale avait été découverte par eux. Ils avaient fait les premiers établissements en beaucoup d’endroits de la côte d’Afrique. Plusieurs compagnies s’étaient formées pour les voyages de long cours, et en particulier pour les Indes orientales, dont le commerce n’a pris d’accroissement qu’au commencement du siècle, et qui, exploité par une compagnie exclusive, créée par Colbert lui-même, a été comme on sait pour l’État une source de guerres et de dépenses bien contraires à tout esprit de commerce. La pêche de la baleine et du hareng, étaient dès lors considérables. Les Malouins, les Rochellois, les Dieppois, étaient déjà d’excellents hommes de mer, et leurs entreprises hardies, leur commerce étendu dès la fin du seizième siècle, ne permettent pas de penser que ce soit Colbert qui les ait rendus navigateurs sur l’océan.

Quant aux ouvrages des arts, il a sans doute encouragé plusieurs espèces de manufactures et en particulier celles des soieries et des draps fins, qui sont les moins utiles en même temps qu’elles sont les plus précieuses pour le travail ; mais on ne peut pas dire pour cela que c’est ce ministre qui a rendu la nation adroite dans les ouvrages des arts. L’établissement des manufactures de Lyon, est d’Henri IV. Les manufactures de draps de Languedoc, avaient un grand débouché dans le Levant avant Colbert, et leur accroissement ultérieur n’est pas son ouvrage, si même les règlements établis par lui ne l’ont pas retardé de beaucoup. Le véritable principe du perfectionnement des arts, est l’augmentation des richesses et du désir de jouir et de varier ses jouissances ; les richesses s’augmentent par la culture ; les désirs par l’inquiétude naturelle de l’esprit humain, par les progrès des sociétés et surtout par les formes du gouvernement, qui, dans presque tous les États de l’Europe, rassemblant les riches propriétaires dans les grandes villes et près de la personne des souverains, les ont portés à l’envi les uns des autres au luxe, qui est le grand aiguillon des arts. (N. B. que je n’examine pas ici si ces progrès des arts ont été avantageux ou non aux sociétés et ont augmenté le bonheur des hommes).

Enfin, les ouvrages de goût et de savoir, dont le siècle de Louis XIV s’honore, ne sont pas les effets du ministère de Colbert. Tout le monde sait que les arts mécaniques ont été son principal objet. Il faut dire plutôt, que comme tout se tient, tout est venu à la fois ; et que la même tournure de mœurs et d’esprit, les mêmes circonstances, les mêmes causes qui ont fait perfectionner les étoffes de Lyon, ont contribué à former les grands écrivains et les hommes de génie qui ont éclairé leur siècle.

Mais parmi ces causes il faut toujours mettre à la tête l’agriculture elle-même, qui fournit les richesses, sans lesquelles il n’y a dans les sociétés ni savoir, ni arts, ni goût.

Voilà ce que nous croyons pouvoir dire de Colbert sans blesser la justice et les égards dûs à cet homme célèbre ; et ce qui nous conduit à examiner le parallèle que l’auteur fait de ce ministre avec Sully ; qui nous paraît peu juste en beaucoup de points.

Sully, dit l’auteur, était un homme vertueux, Colbert un habile hommeAucun homme instruit des travaux et des vues de ces deux ministres ne conviendra de cette différence. L’habile homme est sans doute celui qui prenant l’administration des finances d’un royaume épuisé par cent ans de guerres civiles, a rétabli l’agriculture et les finances, en dix ans de temps ; a payé 200 millions de dettes, et a laissé dans le trésor du souverain 30 millions. C’est ce qu’a fait Sully. Il fallait sans doute de la vertu pour entreprendre et exécuter de si grandes choses, mais il fallait peut-être encore plus d’habileté pour en venir à bout, et seulement pour en concevoir la possibilité.

Ce que Sully a fait partait principalement du cœur ; l’ouvrage de Colbert était celui du génie. Cette opposition du cœur et du génie, du cœur de Sully et de la tête de Colbert, ne présente que des expressions vagues auxquelles il est difficile d’attacher aucune idée nette. Mais en se prêtant à cette incorrection, il est bien clair que celui qui combine un plan juste et grand, tel que celui qu’a suivi et exécuté Sully, agit de génie. Que son cœur, son attachement à la personne du souverain, son zèle pour la justice, son amour pour le bien public, aient échauffé cette âme grande et forte, le travail du génie n’en a pas été moins réel ; et en convenant que ces mêmes motifs ont animé Colbert, il ne lui a certainement pas fallu plus de génie qu’à Sully pour faire ce qu’il a fait.

Sully guérit la France, Colbert l’enrichit. On ne sait ce que veut dire ce mot, guérir la France. Sully a ranimé l’agriculture par la diminution des impôts, par la liberté du commerce des grains, par l’ordre dans l’administration des finances et dans la perception des revenus. N’est-ce pas là enrichir la France ?

L’auteur dit lui-même que la vertu de Sully opposa une digue aux pilleries du Trésor Royal ; à la tyrannie des grands, qui suçaient en mille manières le sang des peuples ; au désordre qui autorisait toutes ces vexations. N’est-ce pas là ouvrir des sources abondantes de richesses ? Les voies que Colbert prit pour arriver au même but, c’est-à-dire, l’encouragement des manufactures, étaient pour le moins aussi lentes et moins sûres, et dans le fait, la France était plus riche au sortir du règne d’Henri IV qu’après le ministère de Colbert. On ne s’exprime donc pas avec justesse en disant que Sully n’a fait que guérir la France, et que Colbert l’a enrichie.

Colbert ouvrait les portes à l’industrie : oui, à l’industrie la plus recherchée ; à celle qui fournit au luxe et à la magnificence des riches ; mais il n’a point donné d’encouragements véritables aux manufactures communes, qui servent à la consommation du peuple, et qui sont par là même des objets d’une bien plus grande importance. Il les a même découragées, nous osons le dire, par la multitude de règlements et de gênes auxquelles il les a asservies. En cela sans doute il a eu des intentions louables, et celles-là même qu’ont encore aujourd’hui ceux qui approuvent ces institutions ; mais beaucoup de personnes instruites, et qui ont aussi de bonnes intentions, pensent qu’il a nui par là aux progrès de l’industrie et des manufactures, et leur opinion me paraît appuyée sur des raisons très fortes.

Chacun des deux vint à propos pour son siècle et pour son maître. Je ne sais point de siècle où un Sully ne vint à propos, et point de souverain qui ne doive désirer un pareil ministre. L’auteur ne pourrait certainement pas nous indiquer des circonstances où il ne faille pas augmenter les richesses renaissantes du sol, et où ce ne doive pas être là le premier et presque l’unique soin d’un ministre ; au lieu qu’il convient lui-même que Colbert aurait été déplacé, avec son goût pour les manufactures, dans le siècle de Sully où tout le royaume était en friche.

L’un convenait à un prince nouvellement assis sur son trône … et qui trouvait tout en friche ; l’autre à un souverain … qui faisait pour ainsi dire fleurir l’herbe sous ses pas. On ne voit point du tout ici l’opposition qui peut seule faire le mérite de ces portraits antithétiques. Henri IV a fait bien plus véritablement fleurir l’herbe sous ses pas que Louis XIV. L’économie d’Henri IV, dirigée par les conseils de Sully, a fait germer le blé et toutes les richesses de la terre ; les guerres, les dépenses énormes de Louis XIV, ont brûlé le sol ; celui-ci aurait donc eu besoin lui-même du ministre qui convenait au souverain qui avait trouvé tout en fricheLe faste des rois peut faire fleurir pendant quelque temps les beaux arts et les sciences ; mais leur économie seule fait vraiment fleurir les campagnes, et tout le monde sait combien cette économie a été inconnue à Louis XIV.

Une vertu dure, austère, devait être la qualité essentielle du ministre d’un grand roi, qui n’avait d’autre faiblesse que sa bonté ; un génie créateur éclairé, était essentiel au ministre d’un autre grand roi, dont la faiblesse était sa majesté même.

L’obscurité et l’inexactitude augmentent ici. On ne voit pas que le génie créateur et éclairé soit moins nécessaire au ministre d’un bon prince qu’à celui dont la faiblesse est la majestéIl est ici question de la faiblesse du prince qui fait enrichir les courtisans aux dépens des peuples, et l’histoire fait foi que Louis XIV, malgré toute sa majesté, a eu plus de cette faiblesse qu’Henri IV, qu’on a même accusé d’avarice ; reproche absurde, inventé par les gens avides qui environnent les souverains, et qui veulent leur cacher que leur prodigalité est une injustice. Louis XIV avait donc autant de besoin qu’Henri IV d’un ministre comme Sully.

M. le chevalier conclut enfin qu’il aime mieuxle cœur de Sully et la tête de Colbert. Sur cela on lui demande s’il fait plus de cas des qualités du cœur que de celles de la tête ; il répond que sans tête il y a des êtres qui peuvent vivre comme les limaçons, et qu’aucun être ne peut vivre sans cœur; mais il ne veut pas qu’on conclue de là qu’il fait plus de cas de Sully ; et lorsqu’on le presse de se déclarer comme s’il s’agissait de tirer de lui un secret de la plus grande importance, il dit qu’il fait grand cas des limaçons frits avec une sauce verte un peu piquanteJe ne relève point ce qu’il y a de mauvais goût dans cette facétie ; mais l’auteur fait bien inutilement ici un mystère de sa façon de penser. Il est bien clair que d’après les principes qu’il énonce ailleurs, il doit donner la préférence à la tête sur le cœur. Je lis à la p. 230. La vertu, le désir de faire le bien est une passion trop violente qui produit l’enthousiasme … craignez l’honnête homme trompé … Le grand homme doit avoir le désir de faire le bien, réuni au calme et à l’indifférence qu’en ont les méchants … Mais cela est presque miraculeux ; la nature fait souvent une perfection ; mais deux ensemble, c’est son ouvrage le plus rare, etc. Qui ne voit qu’il s’ensuit de la que M. le chevalier, dans l’impossibilité où il croit qu’on est de rassembler dans un même homme le cœur et la tête, donne la préférence à la tête sur le cœur.

 

§. IV.

De l’édit de 1764. 

 

Ce n’est pas sans peine qu’on peut parvenir à connaître le jugement que l’auteur porte de l’édit de 1764. Il cache soigneusement ses opinions à ses interlocuteurs dans les sept premiers dialogues, et ce n’est qu’au huitième qu’il commence à s’expliquer. Jusque là, son marquis et son président ne peuvent parvenir à savoir ce qu’il a dans la tête.

À la page 12, M. le marquis dit à M. le chevalier : J’entrevois que vous êtes le seul homme d’esprit de ma connaissance qui ne soit point pour la liberté de l’exportation, et qui pense qu’on a fait une sottise en l’accordantM. le chevalier répond qu’il n’est pour rien, et qu’il ne dit pas qu’on ait fait une sottise.

À la page 17 le marquis se plaint que M. le chevalier le tient dans des transes continuelles ; que tantôt il paraît brouillé avec l’exportation, tantôt raccommodé avec elle, et qu’il ne peut deviner son avis.

À la page 158, c’est pis encore ; car le pauvre marquis ne fait pas lui-même ce qu’il pense, et on le lui prouve d’abord par une longue comparaison du blé à une femme qui est fidèle à son mari, quoique maîtresse de ses actions ; et ensuite par une autre comparaison du blé à un serin qui sort de sa cage quand on la lui laisse ouverte : exemple qui conduit à un résultat tout différent du premier.

Enfin, je crois pouvoir dire avec M. le marquis, que j’aimerais mieux être berné comme Sancho, que de rester à écouter le chevalier. Que c’est une incertitude éternelle ; qu’on est avec lui tantôt haut, tantôt bas ; qu’il est favorable à l’exportation et puis qu’il ne l’est plus ; qu’il aime la liberté, et puis qu’il ne l’aime plus, et qu’enfin il n’y a rien de si impatientant.

Je sais que cette manière de procéder a plu à beaucoup de lecteurs ; mais je ne puis être en cela de leur avis, et voici mes raisons.

Le doute qui doit guider un esprit sage dans l’examen d’une question difficile, ne peut être que déplacé dans le résultat de cet examen, mis sous les yeux du public. Lorsqu’après avoir réfléchi sur un sujet donné, on a pris un parti, je ne vois pas en quoi un écrivain peut servir ses lecteurs en affectant un scepticisme que lui-même n’a plus. Dans la recherche de la vérité, l’esprit s’égare dans mille sentiers obscurs avant de reconnaître la grande route, mais lorsqu’il la connaît, il doit y mettre tout à coup ses lecteurs et leur épargner ses propres écarts.

C’est donner trop d’importance à ses pensées les plus fugitives et à ses erreurs mêmes, que de vouloir que les hommes qu’on cherche à instruire, sachent précisément par quels chemins, par quels détours on est arrivé au but.

La vérité est déjà si difficile à atteindre : ce n’est que par efforts que nous parvenons à la saisir. Si vous l’élevez encore plus haut, vous me faites consumer inutilement mes forces. Le travail d’un écrivain est de la rapprocher de moi, et je ne saurais pardonner à celui qui croyant l’avoir découverte, se divertit à me la laisser chercher.

Mais cette marche de l’auteur des Dialogues est, dit-on, celle de Platon. Il nous avertit lui-même, que sa manière de raisonner est tout à fait dans le goût de celle de Socrate ; mais, si cela est, j’en suis fâché pour Socrate et pour Platon. Je veux bien convenir que les Dialogues ressemblent en effet à Platon par le vague des notions, par l’affectation de scepticisme, par une sorte de tergiversation et de circuit artificieux ; j’accorderai même à l’auteur l’ironie de Socrate, et, si l’on veut, jusqu’à son démon familier. Mais je dirai que ces formes de raisonnements sont plus propres à embarrasser ceux contre qui on dispute, qu’à conduire à la vérité, et qu’elles montrent la subtilité d’un sophiste bien plus que la sagacité d’un philosophe.

Platonis Schola, dit fort bien Bacon, Nov. Org. acatalepsiam introduxit primo tanquam per jocum et ironiam in odium veterum sophistarum…. quæ licet honestior ratio fit quàm pronuntiandi licentia, tamen postquam animus humanus de veritate invenienda semel desperaverit, omnia fiunt languidiora ….. ac deflectunt homines potius ad amænas disputationes, et discursus et rerum quasdem peragrationes, quàm in severitate inquistionis se sustineant.

Cette critique si judicieuse de la méthode de Platon est bien applicable aux Dialogues. On y voit l’auteur irrité contre le dogmatisme, qu’il attribue à quelques écrivains économiques. Le scepticisme et le désespoir de connaître la vérité résulte de la lecture de son ouvrage ; et ses lecteurs contents d’une dispute agréable, mais frivole, dans laquelle on n’a fait que parcourir légèrement les objets, demeurent dégoûtés d’une recherche plus sérieuse. Si l’auteur a voulu se donner ce mérite là, il y a parfaitement réussi ; mais j’avoue que j’aime mieux la méthode d’Aristote, de Descartes, de Bacon, de Locke, de Galilée, les hommes qui ont le plus avancé les progrès des connaissances humaines ; et que celle de l’auteur, comme celle du divin Platon, me semblent fort opposées à la bonne philosophie.

Après ses incertitudes éternelles et son scepticisme affecté, l’auteur s’explique enfin sur l’édit de 1764. Nous allons le voir prodiguer d’abord à cette loi des éloges pompeux appuyés sur des raisons frivoles, et nous prouver tout de suite après, qu’elle entraînera les plus funestes effets ; lui faire un mérite chimérique, et lui reprocher des défauts qu’elle n’a point. Nous devons repousser également les éloges et ses critiques.

L’édit de la liberté du commerce des grains est une des plus glorieuses choses qu’aucun souverain ait jamais faites… Je regarde comme un malheur si cette vérité n’est pas mise dans le plus grand jour. Je voudrais que toute la France m’entendit… Écoutez-moi avec attention. Tout animal qui renonce ou qui perd sa liberté, reste au même instant déchargé du soin de sa nourriture. C’est le traité de l’homme avec le cheval ; du père de famille avec ses enfants tant qu’ils sont faibles ; du seigneur et de son serf ; du despote et de l’esclave. D’un autre côté tout être libre est chargé du soin de se nourrir ; de sorte que manumission, émancipation, liberté, sont pour le maître, à quelque titre que ce soit, l’abandon de la charge de nourrir, et pour l’esclave l’obligation de se nourrir lui-même. Je conclus que nous devons bénir le ciel d’avoir obtenu du souverain l’édit de 1764. Les Français ont été longtemps traités comme les autres peuples l’étaient, c’est-à-dire, esclaves ; ils sont devenus ensuite des enfants mineurs qu’il fallait encore nourrir. La loi de 1764 les charge du soin de penser eux-mêmes à leur nourriture ; c’est leur émancipation et l’époque de leur majorité, dont il faudrait éterniser la mémoire par des médailles, des statues et des arcs de triomphe. p. 243, 247.

Voilà ce que M. le marquis appelle voir l’édit de 1764 bien plus en grand que personne. Voilà ce qui excite la colère de M. le président contre la petitesse des vues et la mesquinerie des propos qu’on a tenus, avant que M. le chevalier éclairât et instruisit l’univers.

Je le dis à regret, je ne puis partager avec le marquis et le président cette grande admiration pour les vues de M. le chevalier.

Ce n’est que par un abus de mots qu’on peut appeler, traité, convention, la nécessité de nourrir un animal domestique que l’homme tient à son service. Nécessité, n’est pas convention, et il est nécessaire que le cheval soit nourri, sans quoi il ne peut travailler, et il meurt. Le serf de corps est exactement dans la même situation que le cheval, sans avoir non plus que lui, aucune convention avec son maître. Il ne pourrait se nourrir qu’avec son travail. Puisque le maître le fait travailler pour lui, il faut donc qu’il le nourrisse.

L’enfant est aussi dans l’impossibilité de se nourrir, mais par des raisons différentes, sa faiblesse et son ignorance ; et le père et la mère sont déterminés à le nourrir, non pas parce qu’il est leur esclave, mais par les rapports que la nature a mis entre eux et par l’espérance des secours qu’ils en tireront un jour.

Une nation entière, même soumise au despotisme le plus pesant, dès qu’il n’entraîne pas la servitude personnelle, est dans une situation absolument différente de celle qui force le maître du cheval et du serf à les nourrir, et le père de famille de pourvoir à la subsistance de ses enfants.

Dans aucun pays du monde le peuple n’est déchargé du soin de se nourrir lui-même, et dans aucun pays du monde les despotes les plus puissants en autorité, ne se sont chargés de nourrir leurs sujets. La raison de cela est que tant que la servitude n’est pas personnelle, tant que l’homme peut employer son industrie, son travail et son temps à pourvoir à sa nourriture, et les emploie en effet, il n’y a ni nécessité ni obligation au souverain, quelque despote qu’il soit, de le nourrir. Il y a même impossibilité, puisque ce sont deux suppositions incompatibles que le peuple ne travaillât pas pour le despote, et fût nourri par le despote, qui ne pourrait le nourrir que du produit d’un travail, dont lui despote, par la supposition même, ne jouirait point. On peut dire la même chose à plus forte raison, de toutes les formes de gouvernement.

Si ces réflexions sont vraies, comme il me semble, elles dérangent bien toute la théorie de l’auteur.

Selon lui, la loi de 1764 est belle parce qu’elle dispense le roi de nourrir ses peuples, qui seront désormais chargés de pourvoir à leur subsistance, et dans la vérité, jamais le souverain n’a été chargé de cette obligation, et jamais les sujets n’en ont été dispensés.

En aucune époque connue de notre histoire, le citoyen n’a été serf de corps du monarque. Dans tous les temps, l’agriculteur, fermier ou métayer, a dû trouver sa subsistance dans le produit de son travail ; les propriétaires dans leur droit de propriété ; toute la partie gouvernante, souverains, magistrats, militaires, etc., dans l’impôt ; et les salariés de ces trois ordres de citoyens, dans le paiement de leur travail. Le gouvernement n’a donc jamais eu personne à nourrir. M. le chevalier ne peut donc rien conclure de sa frivole comparaison, qui est sans justesse et sans application.

Mais je lui trouve un défaut bien plus grand encore ; c’est de nous présenter la constitution de notre pays, dans les temps antérieurs à l’époque de l’édit, comme moins libre qu’elle ne l’est aujourd’hui ; et de faire une sorte d’apologie de cet esclavage (qu’il suppose à la vérité faussement) en nous le montrant comme ayant été, jusqu’à nos jours, lié avec la constitution dans les temps les plus brillants de la monarchie. Et je ne puis m’empêcher de voir cette doctrine comme démentie par tous les faits de notre histoire, et comme contraire à tous les principes d’un bon gouvernement.

J’admire sûrement autant qu’un autre l’édit de 1764. Je crois bien plus fermement que M. le chevalier aux avantages qu’il peut apporter à ma nation. Je crois que c’est le plus grand bien que le roi ait pu faire à son peuple. Je crois que cette loi ranimera l’agriculture, augmentera le revenu public, et rendra plus fécondes pour mes concitoyens, toutes les sources de la richesse et du bonheur. Mais je n’y vois ni l’émancipation de la nation, ni son affranchissement, parce qu’elle n’a jamais été, ni mineure, ni esclave ; et je regarderais comme un monument aussi injurieux au peuple qu’au souverain, une médaille avec cette inscription, Gallia Manumissa, M. DCC. LXIV. Enfin j’ose dire qu’on ne peut pas entreprendre sérieusement de prouver que la nation française ait été moins libre sous Henri IV et sous Louis XIV, qu’elle ne l’est aujourd’hui.

M. le chevalier pourrait-il nous apprendre quelle partie de notre législation, de notre constitution, se trouve changée depuis l’édit de 1764, et quelle liberté nous manquait, que nous ayons acquise à l’époque de l’édit ? Il est vrai que l’édit rétablit la liberté du commerce des grains(liberté dont les Français ont pourtant joui dans beaucoup d’autres époques de la monarchie, et qui a été l’état primitif). Mais ce n’est pas celle-là qui constitue notreémancipation et notre affranchissement ; elle ne fait que les accompagner.

J’entends bien comment un cheval sauvage, pris et dompté par un Américain, s’échappant des mains de son nouveau maître, chargé désormais de se nourrir lui-même, a recouvré sa liberté. Il a secoué sa selle et rompit sa bride. Mais lorsqu’on donne à un peuple policé la liberté du commerce des grains, sans qu’il y ait rien d’ailleurs de changé dans son gouvernement et dans ses lois, c’est se moquer de dire que c’est là l’époque de son émancipation, de sa majorité, de sa liberté, puisque, mise à part la liberté qu’il acquiert pour le commerce des grains, dans tout le reste il n’a point changé d’état.

M. le chevalier entreprend cependant de nous prouver que la liberté des nations est toujours en raison de la liberté du commerce des grains chez elles, en nous citant l’Égypte, le Maroc, la Turquie et la Rome ancienne.AuCaire, dit-il, à Constantinople, au Maroc, et partout où règne le despotisme, vous verrez le soin d’entretenir l’abondance et le bas prix dans les villes, être le premier, et presque l’unique soin du gouvernement. Il faut approvisionner Istanbul, disent le grand vizir et le Caïmacan, et pour cela tous les moyens sont bons. Périsse le commerce, l’agriculture, n’importe. On voit de même Tibère, prince, qui voulait être despote, et qui connaissait les moyens de l’être, quoiqu’économe et avare, n’épargner aucun argent pour avoir des blés à Rome dans un temps de détresse. D’un autre côté, les républiques ne se donnent aucun soin sur cet article ; au moins celles qui ne sont pas aristocratiques. Donc le soin plus ou moins grand que les souverains en tout temps, en tout pays, ont eu de l’approvisionnement, a toujours été proportionnel au degré plus ou moins grand de liberté qu’ils laissaient à leurs sujets 245 et 246.

C’est à propos de cette observation, dont nous allons montrer le peu de justesse, que M. le chevalier dit modestement de lui-même, qu’il a fait grimper ses lecteurs sur une montagne, mais qu’ils sont bien dédommagés de la fatigue, par le point de vue étonnant, par l’immense horizon qu’il leur fait découvrir. Pour moi, j’avoue que ce point de vue étonnant, et cet immense horizon ne me présentent que des objets très confus et mal terminés, ou qui n’ont ni les formes, ni les rapports que M. le chevalier leur donne. Voyons si c’est la faute de mes yeux.

D’abord le fait énoncé généralement est faux. Il y a un grand nombre d’États despotiques, où le commerce des grains est libre. Dans presque toute l’Asie, dans ces royaumes grands et peuplés que renferment les deux presqu’îles de l’Inde, dans les grandes îles de la mer des Indes, on ne connaît pas de lois prohibitives de l’exportation des grains. L’auteur lui-même, à la page 217, dit que la Pologne, république aristocratique, la Turquie, la Barbarie ont de tout temps vendu des blés à l’étranger. Cette liberté du commerce, la seule dont il soit ici question, se trouve donc dans les États despotiques et dans les républiques aristocratiques, aussi bien que dans les républiques proprement dites.

Quant à ce que l’auteur dit des républiques, on voit que relativement aux temps modernes, il n’a et ne peut avoir en vue que la Hollande et Gênes ; et je laisse à penser si deux seuls exemples de cette nature, accompagnés de circonstances particulières, peuvent autoriser une assertion aussi générale que la sienne. Il nous apprend lui-même page 38, que tous les petits États d’Italie, dont le plus grand nombre était des républiques, ont eu des greniers et des systèmes d’annônes. Comment nous fera-t-il entendre après cela que la liberté du commerce des grains est plus ou moins grande, selon le plus ou moins grand degré de liberté civile ?

Que dirai-je des républiques anciennes, parmi lesquelles on en trouve un grand nombre qui ont eu des lois prohibitives sur le commerce des blés, et en général contre l’exportation des denrées de première nécessité ? On connaît la défense d’exporter les huiles et les figues de l’Afrique. La Rome ancienne, avec un gouvernement républicain, selon lui-même, page 7, avait précisément la même police des blés, que la Rome moderne. Dira-t-il que la forme du gouvernement, et le degré de liberté y étaient les mêmes qu’aujourd’hui ?

Mais quand les faits seraient plus exactset en plus grand nombre qu’il ne le suppose, on en pourrait assigner beaucoup d’autres causes, bien plus naturelles que celle qu’il en donne, et tout à fait indépendantes du plus ou moins grand degré de liberté.

Par exemple, que la Hollande et Gênes, deux pays qui ne produisent point de grains, n’aient pas prohibé l’exportation, c’est la suite de la stérilité du sol, et de la situation maritime de ces deux États. Ces raisons n’ont-elles pas dû déterminer leur législation ? Une république méditerranéenne, et possédant un sol fertile en blé, ne pourrait-elle pas faire des lois prohibitives contre l’exportation, malgré le plus grand degré de liberté ? Je laisse à juger si l’on peut avancer avec quelque certitude, que si le royaume de Naples devenait un État républicain, à raison de l’accroissement de liberté civile et individuelle que ce changement procurerait à chaque citoyen, le commerce des blés y deviendrait dès lors plus libre qu’il ne l’est aujourd’hui ? Qu’on me donne la république la plus républicaine, et si les préjugés n’y sont pas détruits, je vais faire ameuter le peuple, piller les magasins et interdire l’exportation.

Ce petit nombre de réflexions, auxquelles des lecteurs instruits pourront en ajouter beaucoup d’autres, font voir combien sont incertains et inutiles à l’établissement de ses principes, les exemples cités par l’auteur. Mais voici de quoi nous confirmer encore dans ce jugement.

Que Tibère, prince odieux par sa cruelle et sombre politique, ait approvisionné Rome de ses deniers dans les temps de disette, il ne s’ensuit pas que son administration du commerce des blés fût plus conforme à ses véritables intérêts, qu’une entière liberté, avec laquelle la disette ne se fût pas fait sentir davantage. En ôtant au peuple de Rome un des motifs qui réunissent quelquefois les hommes contre la tyrannie, et en fournissait un autre plus puissant, la misère du reste de ses sujets, et se privait d’un moyen de défense pour lui-même, l’accroissement du revenu public.

Que le bacha d’Égypte et le grand vizir à Constantinople gênent la liberté du commerce des grains, cela prouve que le bacha et le vizir ne veulent pas être déposés ; mais en cela, ils songent à leur sûreté personnelle et non à l’intérêt de l’État, et encore ne prennent-ils pas les meilleurs moyens pour entretenir l’abondance dans leurs capitales. L’auteur suppose à la vérité que le vizir et le bacha empêchent en effet les disettes et les famines, en gênant la liberté ; mais en cela même il suppose ce qui est en question entre ses adversaires et lui.

Une autre réflexion est que l’auteur nous allègue ici les maximes mises en pratique, pour l’approvisionnement des villes où résident les despotes, lorsqu’il s’agit de l’administration du commerce des grains dans un grand empire ; cependant, ce qui se fait pour la capitale, n’est pas l’administration de l’État entier ; et si l’on jette les yeux sur les États entiers, on ne verra pas que le degré de liberté civile plus ou moins grand, ait aucune analogie avec la plus ou moins grande liberté du commerce des grains. La liberté civile est plus grande à Constantinople qu’ailleurs, ou au moins égale, et les gênes pour le commerce des grains, sont moindres dans le reste de l’empire turc, que dans la capitale même.

Enfin, je ne puis m’empêcher de me récrier aussi contre la politique que l’auteur énonce de la manière suivante. Les magasinages de blé dans les temps de trouble, sont quelquefois l’ouvrage de gens mal-intentionnés. Les vieilles lois de police avaient pour objet de contenir les séditions et les révoltes. Si nos ancêtres n’ont pas donné cette raison des entraves qu’ils mettaient au commerce des blés, c’est qu’ils ne pouvaient, ni dire, ni laisser entrevoir leurs soupçons. Si le Roi a accordé la liberté au commerce, c’est qu’aucun n’est désormais assez grand dans son royaume pour arrêter la vigueur des lois, c’est que la fidélité des peuples a tellement mérités sa confiance, qu’aucun soupçon ne la trouble plus, et que les précautions lui deviennent superflues : enfin c’est que pour le première fois, le plus soumis des peuples, a su mériter la liberté du commerce des grains, du meilleur des rois. p. 248, 251.

J’aurais trop à dire, et des choses trop dures, si je voulais m’abandonner à toutes les réflexions que ces passages font naître. Je me contenterai de faire remarquer les conséquences funestes qui résultent de la doctrine de l’auteur, nous présentant les lois prohibitives, et les gênes dans l’intérieur, la police des marchés, les défenses d’enharrer, d’emmagasiner le blé, etc., en un mot toute la législation ancienne du commerce des blés, comme un moyen sûr, et sagement imaginé, pour contenir une nation dans l’obéissance et la fidélité et pour assurer l’autorité d’un souverain.

Il me semble que le développement de cette maxime pourrait être le sujet d’un nouveau chapitre du Prince de Machiavel, qui serait intitulé Del modo dimantenere le città o principati per il mezzo dell’annonaOn a dit, et cela peut se croire, que Machiavel n’avait développé l’art des tyrans, que pour apprendre aux peuples à s’en défendre ; mais l’auteur des Dialogues ne peut pas se servir ici de cette justification.

Cette politique est fondée sur des faits faux : la France en particulier, a joui d’autant de liberté dans le commerce des grains, dans des temps où l’autorité du monarque n’était pas si solidement établie qu’aujourd’hui ; et lorsqu’on a donné atteinte à cette même liberté, on a pu se convaincre de l’inutilité de ce moyen, puisque les peuples n’en ont pas été plus soumis. Comment croirai-je utiles, pour maintenir les peuples dans la soumission, des lois qui ont été, selon l’auteur lui-même, mises en pratique dans les temps de l’anarchie féodale et des guerres civiles ?

Que les peuples qui jouissent de la liberté du commerce des grains remercient donc des souverains bienfaisants et justes, de n’avoir point adopté cette politique aussi fausse que cruelle, qui fait regarder les atteintes données à la propriété de l’agriculteur, et des propriétaires, comme des moyens de conserver les peuples dans la soumission. Qu’ils les remercient de sêtre éclairés assez, pour comprendre cette grande vérité, que le respect inviolable pour les droits de la propriété, est la seule base sur laquelle puisse porter solidement le trône des monarques.

Nous venons de voir les éloges mal fondés que l’auteur des Dialogues donne à l’édit de 1764, nous allons maintenant mettre sous les yeux de nos lecteurs la critique qu’il en fait.

L’auteur abandonne ici tout son scepticisme et prend le ton le plus décisif. De la façon dont l’édit est conçu, il causera éternellement trois grands maux : il empêchera la circulation intérieure ; il produira une famine dans toutes les années d’une récolte au-dessous du médiocre ; il détruira entièrement l’agriculture en France. p. 259.

La première observation qui se présente, est l’impossibilité de concilier ensemble l’extase, le ravissement que cause à M. le chevalier la beauté de l’édit de 1764, avec ce qu’il nous dit ici des suites affreuses qu’il doit entraîner.

On croit rêver, en lisant dans un même livre, qu’un édit qui doit causer des famines, et détruire entièrement l’agriculture, est un événement dont nous devons bénir le ciel et que nous devons nous estimer heureux d’avoir vu ; qu’il faut en éterniser la mémoire, par des médailles, des statues et des arcs de triomphe, et qu’il est le plus beau, le plus grand, le plus magnifique témoignage de la confiance du souverain pour son peuple ; et quand on a découvert qu’on est bien éveillé, on en conclut que l’auteur a rêvé lui-même, en écrivant des choses si diamétralement opposées, et si manifestement incompatibles. Je suis de bonne foi. Je n’entendrai jamais par quel paralogisme un homme d’esprit peut être entraîné à dire des choses si inconciliables.

Mais il ne nous suffit pas d’opposer l’auteur lui-même à lui-même ; j’entreprends de prouver que les calamités qu’il nous annonce comme les suites de l’édit de 1764, ne sont point du tout à redouter, et je commence à me rassurer contre la crainte que l’exportation ne détruise la circulation et le commerce intérieur.

M. le chevalier, toujours fertile en raisons et qui les compte plutôt qu’il ne les pèse, nous en donne sept pour appuyer son assertion. La première qu’on descend toujours, soit par eau, soit par terre, pour aller du centre du royaume aux extrémités. La seconde, qu’en exportant il en coûte moins de frais en magasin, attendu que le vaisseau dans le port sert à cet usage. La troisième, que l’exportation est un commerce en gros, plus facile que le commerce de détail. La quatrième, qu’en vendant à l’étranger, on peut profiter sur le change. La cinquième, qu’en vendant à l’étranger, on est payé en or, et qu’on a le délicieux plaisir de palper des lisbonines qui réjouissent la vue, au lieu d’être payé en tristes sacs de cinquante sols, qui font mal au cœur à regarder. La sixième, que quand une fois votre vaisseau est hors du port, vous n’avez plus nulle saisie et nulle entrave à craindre, au lieu que la police des blés met beaucoup d’obstacles au commerce dans l’intérieur. La septième, est que plusieurs provinces de France, fertiles en blé, sont plus voisines de l’étranger, que ne le sont d’autres provinces du royaume.

Que de petites subtilités, et quel abus de l’esprit !

1°. Il est impossible d’entendre la topographie du pays, que M. le chevalier se fait à plaisir, pour y trouver tant de difficultés à ce que le blé circule dans l’intérieur. On descend toujours du centre du royaume aux extrémités par les rivières et les canaux (car je ne daigne pas relever ce que dit M. le chevalier, qu’on descend même par terre, comme s’il était plus difficile de faire des charrois de Marseille à Paris, que de Paris à Marseille) mais ces rivières et ces canaux ne sont pas les rayons d’un cercle, qui vont toujours droit, du centre à la circonférence ; ils sillonnent le royaume en tout sens, parcourent toutes les provinces, et servent à leurs approvisionnements, avant de servir à l’exportation. L’auteur semble supposer des rivières, et des canaux, qui, sauf l’endroit où les blés sont embarqués, c’est-à-dire au centre de la province à blé, ont tout le long de leur cours une haute muraille, ou des bords si escarpés, qu’on ne peut décharger les bateaux, que lorsqu’ils sont arrivés à l’embouchure du canal, ou de la rivière. Sans cela, on voit que la rivière et le canal pourraient servir aussi aux communications des provinces intérieures. C’est ainsi que cela se passe en effet. On n’a qu’à jeter les yeux sur une carte de France, et on verra que nos grandes rivières, nos canaux servent autant et plus au commerce intérieur, qu’aux exportations, même dans l’état d’imperfection où est notre navigation intérieure.

2°. M. le chevalier se trompe beaucoup, lorsqu’il nous fait valoir, comme un motif qui facilitera l’exportation, au préjudice de la circulation intérieure, l’épargne des frais de magasins qu’il trouve dans le vaisseau qui doit exporter les grains. Il n’a pas songé que de tous les magasins, le plus cher, et quelquefois le moins sur, est un vaisseau ; et qu’il n’y a point de négociant qui s’avise d’y déposer ses marchandises, pour épargner des frais de magasins.

3°. La raison que le commerce en gros est plus facile que celui de détail, est encore plus mauvaise. Le commerce en gros est le plus difficile de tous ; c’est celui qui demande le plus d’intelligence, de capacité, de vigilance et surtout le plus de capitaux, dont le défaut borne nécessairement les entreprises de ce genre. Or, le nombre des hommes qui réunissent tous ces moyens étant fort rare, il est impossible que la seule permission d’exporter les grains, détruise le commerce en détail, et y substitue le commerce en gros.

L’auteur suppose un seul et même négociant, forcé de choisir entre le commerce des blés en gros à l’étranger, et le commerce en détail pour l’intérieur ; mais le commerce qu’un négociant de Tours ou de Blois, placé sur les bords de la Loire, pourrait faire avec Paris, ou avec l’étranger, serait également un commerce en gros ; car en supposant que cet homme voulût envoyer des blés dans l’intérieur, il ne les vendrait pas septier à septier.

Le commerce intérieur se fait par petites parties ; mais aussi il se fait par un grand nombre de petits marchands, pour chacun desquels la route qu’il a à suivre, est bien plus facile que celle du marchand en gros. Ces gens qui répandent leur blé sac à sac, qui le vendent à des boulangers de village, sont les agriculteurs et de petits marchands qui, ayant peu de capitaux, font un commerce qui n’a pas plus de difficulté pour eux, et qui en a même beaucoup moins que le chargement d’un bâtiment de grains pour l’Italie ou le Portugal. Il ne faut donc pas dire que le commerce en gros nuira à la circulation dans l’intérieur, parce qu’il est plus facile que le commerce de détail.

Enfin le commerce en gros à l’étranger a beau être plus facile, ce n’est pas une raison pour faire sortir un septier de plus à l’étranger. Ce ne sont pas là les motifs qui déterminent la sortie des blés. C’est le besoin qu’on en a au dehors et au dedans ; c’est le prix qu’on en donne. Si on paye mieux dehors, avec la liberté il sortira du grain ; et malgré la difficulté du commerce en détail, si le blé devient cher au dedans, il n’en sortira pas, et même il y en rentrera, dût-on le vendre en détail. C’est là manifestement la nature du commerce abandonné à lui-même, et affranchi des entraves que lui donne une politique inquiète et fausse.

4°. et 5°. Pour le profit du change, et le plaisir d’être payé en or, je n’ai pas le courage de prouver à M. le chevalier que ces motifs de négliger le commerce intérieur ne sont d’aucune considération. Le désir de gagner dans le change, n’empêche pas que pour les 99 centièmes, le commerce de tout pays ne soit purement intérieur. Chaque commerce a les profits qui lui servent de motif suffisant. Ce désir de gagner peut être balancé par la crainte de perdre. Ce ne sont pas les marchands de blé qui font les profits du change. Enfin, peut-être je ne sens pas aussi vivement que M. le chevalier le délicieux plaisir de palper des Lisbonines ; mais je ne puis y trouver un motif qui détermine les commerçants en grains à faire le commerce au Portugal plutôt qu’en France, s’ils peuvent tirer de leur vente au dedans un profit plus grand, ou seulement le même, affranchi des risques et des longueurs d’une négociation avec l’étranger.

6°. L’auteur a bien raison dans ce qu’il dit des difficultés que le commerce intérieur éprouve en France, en conséquence de la police des grains. Les écrivains qu’il combat l’ont dit avant lui, ne cessent de le dire, et l’ont dit dans les termes les plus forts. Mais en cela ils sont conséquents, au lieu que M. le chevalier est en contradiction avec lui-même.

Ce n’est pas à un écrivain qui nous enseigne que la police des blés a servi au grand Colbert à faire fleurir les manufactures, et à rendre les Français navigateurs sur l’océan, et adroits dans les ouvrages des arts et du savoir ; qui nous annonce que la liberté d’exporter affamera les provinces intérieures, à raison de la plus grande facilité que le blé a de sortir par les rivières navigables ; qui nous apprend qu’il faut tout craindre du monopole ; que les exportateurs, avec leur pain cher, affameront le peuple, et nuiront aux manufactures, etc. ; ce n’est pas, dis-je, à celui qui adopte toutes ces idées à nous parler avec si peu de respect des baillis, et des subdélégués, et des échevins qui croient ou font semblant de croire que leur ville est dans la disette, et qui arrêtent les grains en vous promettant de payer à un prix qu’ils appellent raisonnable, peut-être à cause qu’il faut bien des raisons avant que de le toucherCes baillis et ces subdélégués s’arment précisément des raisons et des principes de l’auteur des Dialogues. Tout son ouvrage est leur apologie. On peut se tromper, mais il ne faut pas être si manifestement inconséquent.

Passons cependant sur cette contradiction : je ne vois pas quelle conséquence l’auteur peut tirer de là contre l’édit de 1764. Qu’on n’ait pas encore aboli de fait et entièrement les gênes intérieures, qui le sont pourtant de droit, et par les lois les plus solennelles, ce n’est pas une raison pour ne pas adopter avec reconnaissance l’exportation, si elle apporte d’ailleurs de grands avantages. Les gênes laisseront le commerce intérieur aussi difficile qu’il l’était avant l’édit, mais il ne le deviendra pas plus ; les mêmes motifs porteront les petits marchands à l’entreprendre, parce que ces motifs font le profit, et ce profit sera le même. Que l’exportation rende le blé plus cher dans les provinces intérieures, cela n’empêche pas qu’un fermier, qu’un petit marchand de blé, ne trouvent leur compte à vendre leur blé dans les lieux circonvoisins. Peut-être même que comme les marchands, à circonstances d’ailleurs égales, gagnent plus sur une marchandise, à raison même de ce qu’elle est plus chère, le meilleur prix des grains animera davantage cette espèce de commerce. L’exportation ne le diminuera donc pas.

Une autre considération est que l’auteur suppose faussement que même le commerce à l’étranger n’est pas sujet aux entraves et aux gênes qui pèsent sur le commerce intérieur. Pour nous le persuader, il transporte subitement, par les airs sans doute, les grains qu’il exporte jusque dans des vaisseaux qu’il suppose déjà hors du port et faisant voile. L’industrie et le génie des hommes n’ont pu parvenir encore à établir des maires, des échevins, des baillis, et surtout des subdélégués, sur les vastes plaines de l’océan ; ainsi, du moment que votre vaisseau est hors du port, vous n’avez plus nulle saisie, nulle entrave à craindre.

Fort bien. Mais avant que le vaisseau soit hors du port, il est longtemps et des mois entiers dans le port pour faire son chargement, et là, il est exposé aux entreprises des maires et des subdélégués, et aux violences du peuple. Nous pourrions lui citer cent exemples de ce que nous disons là. Avant d’arriver au port, il descend les rivières, traverse des provinces et des villes, et là les maires et les subdélégués peuvent l’arrêter encore pour le payer à un prix qu’ils appellent raisonnable. Pour l’amener même sur cette rivière, il faut qu’il ait été acheté dans les marchés, voituré jusqu’aux bateaux, et encore, dans cette époque de la marche, les maires et les subdélégués peuvent le saisir et le taxer. Le grain qui s’exporte au-dehors et qui, une fois hors du port, n’a plus rien à craindre, a donc eu autant à craindre de la police et des gênes intérieures à cet égard, que celui qui serait commercé au-dedans. Le commerce des grains au-dehors ne sera donc pas préféré au commerce intérieur, et celui-ci ne sera pas négligé pour celui-là, par cette raison.

Enfin, la septième raison de l’auteur est bien du ton de tout le reste de la logique. Il y a un chemin bien plus court de Bayonne et de Bordeaux au premier port d’Espagne, que de ces ports au Havre, donc on négligera le commerce intérieur pour se livrer à l’exportation.

Que prétend M. le chevalier : croit-il qu’il y ait des moyens possibles et raisonnables de détourner le cours naturel du commerce de deux pays voisins qui ont besoin l’un de l’autre ? Leur voisinage est une force puissante qui établit nécessairement le commerce entre eux dans l’état ordinaire et constant, parce que l’épargne des frais de transport forme entre eux une liaison, que l’administration ne peut rompre que par une violence funeste à elle-même et à la production de la denrée du sol qu’il s’agit d’exporter. Voilà pour l’état constant. Dans l’état forcé d’une disette, la différence des distances disparaît, parce que le haut prix de la denrée dans le lieu où elle manque, est un avantage qui l’emporte de beaucoup sur la différence des frais de transport. Ainsi, si la Normandie manque de grains, le commerce se fera de Bordeaux au Havre malgré l’éloignement, et ne se fera pas de Bordeaux en Catalogne, malgré la proximité. Si la Catalogne avait des besoins plus pressants, malgré les droits à la sortie pour l’étranger, le grain irait encore à l’étranger. Il n’y a que le cas mathématique et impossible d’une égalité presque parfaite des besoins entre les deux pays, dans lequel les droits pussent faire pencher la balance, et ce cas ne peut et ne doit pas être la règle de l’administration, à raison même de ce qu’il ne peut être que passager et momentané.

M. le chevalier entreprend cependant, et à son ordinaire, de confirmer sa théorie par un conte, que je transcrirai fidèlement, pour qu’on ne m’accuse pas de lui faire rien perdre de sa grâce.Un homme de mes amis aimait les melons ; voici comme il s’y prenait pour en manger de bons. Il logeait dans le faubourg S. Honoré. Il disait à son domestique, allez-vous-en jusqu’à la halle, c’est là qu’on trouve de bons melons ; cherchez m’en un excellent ; mais si vous n’en trouvez pas, en revenant passez chez la fruitière au coin de ma rue et prenez-en un tel qu’il soit, je veux manger du melon. Savez-vous ce qui lui arriva c’est qu’il ne mangea jamais un bon melon, parce que son domestique n’alla jamais à la halle et en prit toujours un au hasard au coin de la rue. Or, voilà la grande théorie. À choses égales, l’homme fait toujours la plus aisée et laisse la plus difficile. L’exportation à l’étranger est infiniment plus aisée que le commerce intérieur. Les blés sortiront donc toujours des provinces méditerranéennes, comme le domestique achetait toujours le melon du coin de la rue.

J’aime les conteurs et les hante volontiers, comme dit Panurge en un autre sujet ; mais pour rien au monde ne le voudrais être, parce que le désir de placer leurs contes les leur fait trop souvent appliquer de travers. C’est ce qui arrive ici à M. le chevalier.

Pour que l’application fût juste, il faudrait que le blé fût plus près des pays étrangers que des provinces intérieures ; puisqu’il faut qu’il soit pour celles-ci, non pas le melon du coin qu’on a facilement, mais le melon de la halle qu’il est plus difficile d’avoir. Or, c’est tout le contraire. Le blé est le melon du coin pour les provinces intérieures. Il est plus près d’elles. Il lui est plus difficile de sortir que de rester.

Pour que ce blé sorte, il faut qu’il soit amassé d’abord en petites parties dans ces mêmes provinces intérieures où l’auteur se plaint avec raison que les communications sont difficiles ; qu’il s’en forme ensuite des magasins plus considérables ; que ces grains soient transportés par charrois ou par eau au port où ils doivent être embarqués, et l’une et l’autre méthode entraînent des inconvénients et des frais. Toutes ces circonstances rendent véritablement le blé plus voisin des provinces intérieures, et font qu’il est pour elles le melon du coin et non le melon de la halle.

Mais je ne veux pas abuser de cette proximité locale, qui est pourtant bien opposée aux prétentions de l’auteur. Il y a une autre sorte de proximité qui renverse encore sa comparaison de melon.

Le melon le plus près est celui qu’on paye le mieux. Si l’ami de M. le chevalier eût proposé à une fruitière de la halle dix sous de plus que le prix ordinaire pour chaque melon qu’elle lui apporterait, il aurait eu tous les jours tant de melons qu’il aurait voulu, malgré l’éloignement de la halle et du faubourg S. Honoré ; et quand M. le chevalier eût demeuré à la halle, s’il n’eût pas voulu payer les bons melons aussi chèrement que les habitants du faubourg S. Honoré et du faubourg S. Germain, il n’en eût jamais mangé que de mauvais, malgré le voisinage du grand emporium des melons.

Il en est ainsi du blé. L’exportation à l’étranger n’est plus aisée que l’importation, que lorsque l’étranger paye le blé plus chèrement que le régnicole. Dans la supposition contraire elle devient si difficile, qu’il est impossible que le blé sorte, et tous les canaux et toutes les rivières du monde ne feront pas surmonter cette impossibilité

Il suit de là que le blé intérieur ne sortira que dans le temps où il est abondant et à meilleur marché, et cessera de sortir dès que cette abondance, étant diminuée, lui donnera le même prix que celui que l’étranger en donne, ou même un prix moindre que celui qu’il a chez l’étranger à raison des frais de toute espèce que celui-ci doit payer. Le blé ne sortira donc pas encore des provinces intérieures, et, par la seule raison de sa cherté, il sera pour elles le melon du coin.

M. le chevalier se fût même privé du plaisir de nous conter l’histoire des melons, s’il eût bien voulu faire quelque attention à la restriction qu’il met lui-même à la maxime à laquelle son conte le conduit.À choses égales, dit-il, l’homme fait toujours la plus aisée et laisse la plus difficile.Mais les choses, ou les circonstances, ne sont pas égales ici ; il y en a une qui l’emporte toujours sur toutes les autres, et c’est la circonstance du bon prix. Elle ne se trouve pas dans l’histoire des melons, puisque M. le chevalier n’y fait aucune mention du prix. Mais pour une province intérieure, qui veut avoir du blé, ou conserver celui qu’elle a, ou en faire venir lorsqu’elle n’en a point, il s’agit sur toutes choses et avant tout, du prix auquel elle veut le payer. Si elle le paye, elle en aura, on ne l’extraira point de chez elle, et si on l’extrait, elle le fera revenir.

Mais, dira-t-on, si l’étranger le paye mieux, au moins alors le blé sera plus près de lui que de nous, puisque nous convenons que le blé le plus près de l’acheteur est celui dont on offre un meilleur prix : le blé sortira donc et le commerce intérieur ne se fera point ?

Nous avons établi ailleurs des principes qui peuvent suffire pour résoudre cette objection. Nous avons dit que, même dans ce cas, la concurrence des étrangers n’empêchait pas les provinces intérieures de garder leur blé en le payant aux propriétaires ; que la chose se réduisait dans le fond à payer plus chèrement la denrée, ce qui est juste, lorsque la moindre abondance lui a donné un prix plus haut dans le marché général de l’Europe, etc. Mais nous ajouterons ici une raison importante, plus directement relative à la difficulté qu’on nous fait.

L’auteur doit nous prouver ici que les canaux et les rivières navigables sont précisément la circonstance qui amène la disette, ou, si l’on veut, le prix excessif du blé dans la province intérieure, aussitôt que l’exportation est libre, et qui fait, pour ne pas perdre sa comparaison de vue, que le blé de l’intérieur est plus près de l’étranger que de nous, au moins aussitôt qu’il en veut payer un meilleur prix. Or, il n’y a rien de plus faux que cette prétention.

Le blé croît pour les consommateurs. Établissez une consommation nouvelle, vous créez dès lors une nouvelle production, au moins dans un état constant de choses, le seul dont il doive être ici question. L’exportation régulière suppose nécessairement de nouvelles portes ouvertes à la consommation. Il se produit donc du blé pour y fournir. Maintenant, que ce surcroît de blé sorte des provinces intérieures, toute l’ancienne production est la même et demeure précisément dans le même état, non seulement quant à la quantité, mais, ce qui est bien remarquable, quant au prix commun pour les acheteurs du dedans.

Supposons que l’exportation augmente la production d’une province de dix mille septiers, il est clair que les canaux, les rivières, et la plus grande facilité qui en résulte pour le commerce au-dehors, ne changeront rien au commerce intérieur de tout le reste du grain produit pour la consommation de la province, et que ces moyens de consommation ne feront pas sortir un septier de toute cette partie de grains.

Elles n’en hausseront pas même le prix, parce que le prix est relatif à la quantité demeurée en vente. Or, malgré l’exportation, la quantité mise en vente dans l’intérieur sera la même, année commune, qu’auparavant. Les vendeurs gagneront davantage, à raison de ce qu’ils auront à vendre une plus grande quantité. Mais le prix ne s’avilira pas, grâce à la liberté d’exporter, et ne haussera pas par chaque septier, grâce à la plus grande quantité produite.

Il est bien facile de voir que l’auteur des Dialogues raisonne dans la supposition que la quantité de blé produit, après la permission d’exporter, n’est pas plus grande dans un état constant ; autrement, il lui serait impossible d’avancer que l’exportation desséchera le commerce intérieur. Car ce desséchement n’arrive, selon lui, qu’à raison de ce que les canaux et les rivières ont fait écouler une partie de celui qui se produisait auparavant. Mais l’exportation libre, en donnant des consommateurs au dehors, augmentera la production totale. L’exportation ne diminuera donc pas le commerce et la circulation intérieure.

Je finirai cet article par une réflexion. Tout le raisonnement de l’auteur, relativement aux effets de la liberté sur le commerce intérieur, suppose qu’en France, dont il parle ici nommément, les provinces intérieures sont approvisionnées par les provinces frontalières. Or, il n’y a rien de plus faux. Je jette les yeux sur la carte, je vois que les provinces du milieu sont l’Île de France, l’Orléanais, la Champagne, le Nivernais, le Bourbonnais, la Bourgogne, l’Auvergne et le Dauphiné, et, si l’on veut, les parties de la Picardie et de la Normandie qui sont à une très petite distance de la capitale.

Je vois que toutes ces provinces sont fertiles en blé et le véritable grenier de l’intérieur, qu’elles se nourrissent elles-mêmes et la capitale, et qu’elles exportent même des blés aux provinces frontalières. C’est ainsi que la Bourgogne et l’Auvergne approvisionnent la Provence ; l’Île de France des parties de la Normandie, etc. Le blé des provinces frontalières, même dans l’état ordinaire et avant la liberté d’exporter, ne refluait donc pas dans les provinces intérieures. À cet égard, l’exportation n’aurait donc rien changé.

Je ne suivrai pas l’auteur des Dialogues dans tout ce qu’il dit, pour prouver que le commerce intérieur est préférable au commerce extérieur. Outre que cette proposition est vague, elle suppose que ces deux genres de commerce sont opposés l’un à l’autre, et nous avons prouvé que cela n’est pas vrai. Létablissement d’un commerce extérieur à la suite de l’exportation ne peut nuire en aucune manière au commerce intérieur ; parce qu’il ne diminue pas le nombre ni les facultés des consommateurs nationaux, et il n’augmente point les obstacles physiques à la circulation.

Passons au deuxième reproche que l’auteur fait à l’édit de 1764, qui causera selon lui la famine en France, dans toutes les années médiocres.

Il faut bien que nous veuillions répondre à tout, pour entreprendre de réfuter encore ce que l’auteur dit à ce sujet. Nous pourrions nous contenter de dire qu’il est impossible que la liberté de vendre, qui est le plus grand appas qui fasse apporter au marché, cause la diminution de la denrée mise en vente, et que le bon prix des grains pour l’agriculture, et l’augmentation de revenu pour les propriétaires, suite nécessaire de cette même liberté, et motifs puissants d’augmenter les avances de la culture, diminue la quantité de la production. Ces vérités sont presque évidentes par elles-mêmes, et elles résultent de ce que nous avons déjà dit et prouvé en d’autres endroits de cet ouvrage, et de ce que d’autres écrivains ont établi avant nous. Nous suivrons cependant l’auteur dans les objections qu’il y oppose, et qu’on peut rappeler toutes à une seule, la crainte de manquer du nécessaire, en laissant exporter le superflu.

Quoique cette objection ne soit pas nouvelle, et qu’elle ait été faite de tout temps par les ennemis de la liberté, nous la présenterons dans tout son développement, et dans les termes de l’auteur, parce que c’est une de celles qui ont frappé le plus fortement le plus grand nombre des lecteurs, j’entends de ceux qui n’ont lu que les Dialogues.

Faire le commerce des blés, c’est vouloir enlever le superflu d’un pays sans ôter le nécessaire, c’est chercher à enlever l’épiderme sans toucher à la peau. Or, l’opération est en elle-même si difficile, si délicate, si scabreuse, qu’il est impossible de ne pas faire du mal. D’où il suit qu’il ne faut ni taxer le peuple d’absurdité et de méchanceté, lorsqu’il crie, ni accuser les commerçants de monopole et de friponnerie, vices qui ne sont pas si communs. pag. 179.

1°. Nous opposerons à l’auteur sa propre comparaison. Il n’est pas question ici d’enlever l’épiderme, mais de le laisser se détruire et se renouveler tout seul, comme il se détruit et se renouvelle dans le corps humain. La seule action de l’air et des corps environnants, le mouvement, la transpiration et tout le système de l’économie animale, usent l’épiderme insensiblement, sans qu’il soit besoin d’appeler de temps en temps un chirurgien qui le sépare de la peau. Il en est exactement de même dans le corps politique en état de santé et de liberté. Le superflu en blé s’écoule insensiblement, et se régénère, et il ne s’écoule que le superflu, parce que sitôt qu’on touche au nécessaire, le consommateur national le défend en donnant un prix assez haut pour le retenir. La peau n’est donc jamais enlevée.

Mais en suivant la comparaison de l’auteur, veut-on savoir les effets de sa législation sur le corps politique ? Les voici. Dans la folle persuasion qu’il fera mieux que la nature, et dans la crainte qu’en enlevant l’épiderme, on n’enlève la peau, il enduit le corps d’un vernis qui le défend, à la vérité, de l’action des corps environnants, mais qui empêchant l’insensible transpiration, un des moyens les plus puissants que la nature emploie pour la conservation de l’animal, détruit ou affaiblit par degrés l’organisation et la santé. Ce vernis est la défense d’exporter, ou les droits qui empêchent l’exportation du superflu. Si les comparaisons que l’auteur emploie si libéralement, prouvent quelque chose, nous osons dire que l’usage que nous faisons de la sienne, est bien plus juste et bien plus conforme à la vérité.

2°. L’apologie que l’auteur fait ici du peuple qui crie contre les commerçants en blé, n’est qu’un lieu commun, dont il se sert pour capter la bienveillance des lecteurs, sans y croire lui-même. Il est impossible qu’avec le goût de l’autorité qu’il montre dans tout son ouvrage, il fasse sérieusement si grand cas de l’opinion du peuple, lorsqu’elle est opposée aux opérations du gouvernement. Le peuple n’est pas méchant, mais il est aveugle lorsqu’il crie contre les commerçants en blés, et qu’il pille les magasins, parce qu’il décourage l’agriculture qui le nourrit.

3°. L’auteur qui établit qu’il est si difficile de savoir si le blé qu’on enlève est un nécessaire ou un superflu, est l’épiderme ou la peau, accorde sans raison au peuple le don de faire cette subtile distinction. En effet, les cris du peuple ne peuvent être raisonnables, qu’autant qu’il est sûr que le blé qu’on enlève est nécessaire, et non superflu pour l’État entier. Il nous semble pourtant que cette connaissance n’est pas plus aisée à acquérir pour le peuple que pour le gouvernement, et pour les écrivains économiques, à qui l’auteur la refuse entièrement.

Enfin, je ferai remarquer que M. le chevalier, qui ne se laisse pas effrayer par les contradictions, condamne lui-même les cris du peuple, en justifiant les commerçants. Il ne faut pas, dit-il tout de suite, accuser les commerçants de monopole et de friponnerie, vices qui ne sont pas si communs. Mais cette accusation de monopole et de friponnerie est précisément celle que fait le peuple, lorsqu’il jette les cris que l’auteur des Dialogues justifie ; car le peuple crie contre le monopole. Comment M. le chevalier peut-il justifier en même temps les cris du peuple, et ceux que le peuple accuse de monopole ? S’il n’y a point de monopoleurs, le peuple a donc tort de crier si facilement au monopole ; et si le peuple a raison de crier au monopole et à la friponnerie, il y a donc des monopoleurs et des fripons. Quand on se contredit, il faudrait au moins que les deux propositions contradictoires ne fussent pas dans la même page, et presque dans la même phrase.

Le commerce est l’échange du superflu contre le nécessaire. On ne peut donc pas se déterminer à faire le commerce du blé, qu’on ne se soit assuré qu’on en a de superflu. Ce n’est pas légèrement qu’il faut prononcer que le blé, l’objet du premier besoin des hommes, après les éléments, est un superflu. Quoiqu’il soit superflu dans les mains du cultivateur, une nation est composée d’une infinité de classes uniquement consommatrices, qui forment en France, par exemple, 15 ou 18 millions d’hommes, tandis qu’il n’y en a pas deux millions d’occupés à produire les grains qui servent de nourriture à tous. On pourrait donc se priver étourdiment du nécessaire, en croyant ne vendre qu’un superflu. pag. 131 et 132.

1°. Nous commencerons par opposer à l’auteur un raisonnement exactement semblable, dont la conséquence sera absolument différente, et en même temps plus vraie et plus juste.

Pour empêcher, dirons-nous, les cultivateurs de vendre une partie de leurs grains à l’étranger, il faut être bien sûr que cette partie est un véritable nécessaire, puisque si elle était un superflu, la prohibition en empêcherait la reproduction (ce superflu pour la nation n’ayant pu être produit que pour ceux à qui on devait le vendre) et qu’on gênerait sans nécessité les droits de la propriété, qu’on découragerait la culture, qu’on diminuerait la richesse nationale, etc. Or, ceux qui ont conseillé ou demandé en France que l’exportation fût défendue, n’ont pas examiné si la France n’a pas, c’est-à-dire, ne peut pas produire, année commune, plus de blé qu’il ne lui en faut pour son usage. Ils ont donc commis une grande imprudence ? Je ne vois pas ce que l’auteur peut répondre à cet argument rétorqué contre lui.

Ce raisonnement paraîtra encore plus fort, si l’on considère que la loi qui prohibe l’exportation, est une loi secondaire, une loi qui trouble l’état naturel et primitif de l’homme réuni en société. Car comme la réunion s’est faite principalement pour assurer le droit de propriété, ce droit a subsisté dans toute son étendue, avant les restrictions qu’on a pu y apporter dans la suite, pour le bien général (si jamais le bien général a pu être un motif suffisant pour donner atteinte à une véritable propriété). Ceux qui ont voulu changer l’état naturel et antérieur, et ceux qui veulent conserver les lois prohibitives, sont donc bien plus obligés de s’assurer qu’il n’y avait point de superflu en blé, que ceux qui ne voulaient que maintenir cet état naturel, ou qui veulent qu’on y revienne aujourd’hui. Cependant les auteurs des lois prohibitives n’ont pas pris cette précaution, à laquelle ils étaient encore plus fortement tenus.

2°. Dans l’examen de la question que nous traitons, il s’agit de rechercher les principes d’une législation constante pour le commerce des blés. Il suit de là que pour savoir si l’exportation doit être libre dans un grand État, comme la France, il n’est pas nécessaire de s’assurer qu’il y a actuellement en France plus de blé qu’il ne lui en faut pour sa consommation de l’année prochaine, et qu’il n’est pas même nécessaire de savoir si la culture actuelle donne à la France une année commune de production qui excède l’année commune de la consommation actuelle : il suffit de rechercher s’il peut y avoir une année commune plus grande que la consommation actuelle, et même que la consommation qu’elle ferait, si elle augmentait de population à la suite de la liberté d’exporter, et de l’amélioration de la culture. En effet, quand la culture actuelle ne donnerait pas de superflu, ce ne serait pas une raison de ne pas, permettre l’exportation, si la liberté devait améliorer la culture, de manière à lui faire donner un plus grand produit que celui de la culture actuelle ; puisqu’alors cette culture possible, suite de la liberté, donnerait le superflu qui, selon l’auteur lui-même, peut devenir la matière de l’exportation.

Ceux qui ont conseillé l’exportation, se sont fort bien assurés que la France pouvait produire plus de blé qu’il ne lui en faut pour son usage. Il leur a été aisé de s’assurer que la France a un sol d’une grande étendue, propre à toutes sortes de productions, et en particulier à la culture des grains ; que ce sol ne reçoit pas toute la culture dont il est susceptible ; que beaucoup de parties en sont encore incultes, ou exploitées faiblement, et que si quelque cause que ce soit pouvait animer la culture, la production deviendrait dès lors plus abondante, et par conséquent l’année commune de la production augmenterait ; que si la France avait aujourd’hui, année commune, précisément ce qu’il lui faut de blé, elle pourrait avoir un superflu, si la culture augmentait à la suite de la liberté.

3°. Toute législation qui ne s’élève pas sur le respect inviolable pour la propriété, ne peut être solide. Or, le principe qu’invoque ici l’auteur écarte absolument les droits de la propriété. Qu’il n’y ait que deux millions d’hommes occupés à produire les grains, et 18 millions qui les mangent, ce n’est pas une raison de décider que le superflu en blé de ces deux millions de cultivateurs doit être gardé tout entier malgré eux ; puisque ce blé superflu pour eux, quoique nécessaire en partie pour leurs concitoyens, est leur propriété.

Il faut même se défendre de l’illusion que peut faire ce terme de superflu pour les cultivateurs ; car ce blé qu’ils ne consomment pas, en tant qu’échangeable et devant être échangé contre l’argent avec lequel ils doivent payer leurs propriétaires, l’impôt et les frais de leur exploitation, leur est rigoureusement nécessaire. Il leur est même nécessaire en tant que vendu au meilleur prix possible, parce que c’est le meilleur prix possible qui seul peut les dédommager des pertes qu’ils souffrent lorsque le grain est au plus bas prix possible ; dédommagement qui établit pour eux le prix moyen d’après lequel ils ont calculé toute leur entreprise de culture. Cela posé, il ne faut pas dire, quoique le blé soit superflu dans la main du cultivateur, il est nécessaire dans la nation, et il ne faut pas s’autoriser de cette dénomination de superflu et de nécessaire pour forcer le propriétaire de la denrée, de la vendre à vil prix à celui qui n’en est pas propriétaire, et qui n’a aucun droit sur elle, que le droit qu’il peut acquérir l’argent à la main.

4° Lorsqu’on oppose à la liberté du commerce des grains, la crainte que le nécessaire ne sorte, on suppose qu’elle fait sortir tout, ou une très grande partie des grains du pays ; or, c’est là une supposition visiblement fausse : elle est démentie par les faits. Dans toutes les disettes, on a toujours vu qu’il ne sortait que de très petites quantités de grains, et lorsqu’on en fait sortir dans l’abondance, après l’exportation d’une certaine quantité, l’enchérissement arrête l’exportation.

Il suit de là que la crainte de voir exporter le nécessaire, en conséquence de la liberté du commerce, est au fond la crainte de voir le blé, non pas manquer absolument, ne pas exister dans le pays, mais seulement y être, en conséquence de l’exportation, à un prix excessif, à un prix tel que le peuple n’est pas en état de le payer. Cette observation se confirme par l’histoire de toutes les disettes où l’on a toujours trouvé qu’il existait assez de blé dans le royaume pour nourrir les citoyens, en même temps qu’il était à un prix auquel le peuple ne pouvait atteindre ; il faut donc expliquer cette proposition : la liberté de l’exportation nous exposera à manquer du nécessaire, par celle-ci : la liberté de l’exportation nous fera payer les grains à un prix excessif. Or, d’après cette explication, je vais faire voir que les craintes qu’on veut nous inspirer ne sont pas fondées, et que le raisonnement qu’on en tire contre la liberté du commerce des grains n’a aucune solidité.

Qu’entendent les partisans des prohibitions, par un prix excessif ? Il est bien clair que si, dans l’état de liberté, le prix est moindre que sous les gênes et les prohibitions, ils ne pourront pas l’appeler excessif, et il faudra qu’ils conviennent qu’alors le blé sorti n’était pas nécessaire, puisque malgré sa sortie, celui qui resterait ne monterait pas encore au prix où il est, lorsque la prohibition empêche (selon eux) le nécessaire de sortir.

Or, les défenseurs de la liberté soutiennent que sous son règne, jamais les blés ne peuvent monter dans les plus mauvaises années aux prix où ils s’élèvent, et où nous les avons vu s’élever sous l’empire des prohibitions. Ils disent que la liberté animant la culture, multipliant la production intérieure, et ouvrant l’entrée et la concurrence libre à tous les blés étrangers, encourageant les emmagasinements, et la conservation de la denrée, diminuera nécessairement le prix des grains dans les années les plus chères, et que si elle les hausse, dans les années d’abondance où la prohibition les tenait en non-valeur l’année commune du consommateur sera toujours moindre que sous toute la législation, qui gêne de quelque manière que ce soit le commerce des grains. On ne peut donc pas leur dire, sans supposer ce qui est en question, qu’avec la liberté, dans les temps de disette, ou de prix excessif des grains, si les grains sortent le peuple mourra de faim, puisque c’est supposer ensemble la liberté et le prix excessif, deux choses incompatibles dans leur doctrine, deux suppositions, qu’ils ne peuvent admettre, qu’ils combattent de toutes leurs forces, et dont l’incompatibilité fait le fonds même de toute leur théorie.

5°. On ne saurait trop le répéter : dans la question présente on recherche la législation du commerce des blés dans un état constant, et non pas dans un moment de disette et de famine ; or, tous ceux qui combattent la liberté, argumentent dans la supposition d’une famine, d’une disette, d’une cherté excessive, et ne voient pas qu’il faut écarter cette supposition, lorsqu’il s’agit de savoir si la liberté entière du commerce des grains est une loi utile à un État politique. Ils font dire aux ennemis de l’exportation : nous mourons actuellement de faim ; nous manquons du nécessaire, ou il est à un prix si haut, que nous ne pouvons pas l’acheter : nous ne devons donc pas permettre, pour quelque raison que ce soit, pour quelque avantage qu’on nous promette, que le blé s’exporte au dehors, etc. Un défenseur de la liberté leur répondra : si les circonstances dont vous me parlez sont aussi cruelles que vous le dites, faites tout ce que vous voudrez. La nécessité n’a point de loi. Forcez les agriculteurs de vous donner leurs blés à vil prix ; mettez-les dans l’impossibilité de payer l’année suivante leur propriétaire, et les frais de leur exploitation ; faites-les mourir de faim, eux et leurs enfants, et leurs coopérateurs à la culture ; ne vous embarrassez pas de la reproduction de l’année suivante ; pillez les magasins des marchands, arrêtez les voitures, mettez le feu, assassinez même ; je n’ai point de loi à vous prescrire pour ces moments d’horrible extrémité. J’attendrai que votre furie soit passée, pour vous donner des conseils que vous ne pouvez pas entendre.

Mais la famine, la cherté excessive sont passées, et vous me demandez comment vous devez administrer le commerce des blés dans un état constant de choses. Je vous réponds que pour prévenir les famines, pour rendre ce fléau moins fréquent et moins funeste, il faut que le gouvernement accorde au commerce des grains une liberté entière, illimitée, et à jamais inviolable. J’entreprends de vous prouver cette proposition ; vous pouvez bien me la contester, si vous avez des raisons pour cela ; ce sera la matière d’une discussion entre nous ; mais vous ne pouvez plus me dire qu’en cas de disette et de famine, il faudra défendre de nouveau l’exportation ou la gêne de quelque manière que ce soit, puisque si vous supposez la famine arrivée à la suite de la liberté, si vous supposez même que le besoin est aussi grand, et la cherté aussi grande qu’on les aurait vu sous la prohibition, vous supposez ce qui est en question, et que si vous ne faites pas cette supposition, vous ne pouvez rien contre une législation constante, la seule chose dont il s’agisse entre nous.

Le superflu du blé d’un pays, pour être un objet de commerce, doit être le superflu total de tout l’empire français et non le superflu d’une province. Or, on n’a pas pu s’assurer que la France avait ce superflu.

1°. L’auteur en avançant que, pour que le blé soit un objet de commerce, c’est-à-dire, puisse être exporté librement, il doit être le superflu de tout l’empire français et non le superflu des cultivateurs ou d’une province, nous donne comme un axiome ce qui est en question. Les défenseurs de la liberté du commerce disent qu’il suffit que le blé d’un cultivateur flamand ou gascon soit superflu entre ses mains et qu’il veuille le vendre en Italie où l’on le lui paye 30 liv. plutôt qu’en France où l’on ne lui en donne que 24 livres, pour qu’il doive lui être permis de l’exporter : ils disent que cette liberté est une suite naturelle et nécessaire de son droit de propriété, droit auquel la société ne peut et ne doit jamais donner atteinte. Ils disent encore que ce respect, soutenu pour la propriété de l’agriculteur, est le seul et le vrai moyen de faire que la production soit abondante en France et coûte moins, année commune. Ils appuient ces assertions de preuves que l’auteur ne détruit point. Dans ses prétendus axiomes, il suppose donc ce qui est en question.

2°. Cette proposition, le blé que le cultivateur veut vendre au-dehors est le nécessaire des autres classes de citoyens dont il est la nourriture, ne peut autoriser le gouvernement à empêcher l’exportation, qu’autant qu’on l’explique par celle-ci : Il faut empêcher le cultivateur de vendre aux citoyens le blé aussi chèrement qu’à l’étranger, autrement les agriculteurs diront, ce blé qui vous est nécessaire, nous ne pensons pas à l’exporter, si vous voulez nous le payer aussi bien que les Italiens et les Espagnols ; car c’est notre avantage de vous le vendre ; les risques sont moindres ; notre négociation plus tôt terminée, etc. ; ainsi, nous ne vous ôtons pas votre nécessaire, mais nous voulons que vous nous le payiez au prix naturel que lui donne la concurrence et la liberté. Ne nous dites donc pas que vous empêchez l’exportation, parce que notre blé vous est nécessaire, mais parce que vous ne voulez pas le payer assez chèrement pour l’empêcher de sortir. Or en cela vous donnez manifestement atteinte à notre propriété.

Il est évident, d’après cette explication, que les ennemis de la liberté du commerce des grains se croient autorisés à déterminer le prix auquel les acheteurs du dedans peuvent demander que les vendeurs propriétaires du blé le leur donnent malgré eux, lorsqu’ils peuvent en obtenir un meilleur prix au dehors. Voilà une fixation du prix des grains, puisque c’est assurément les fixer, que d’empêcher les vendeurs de les donner à ceux qui leur en donnent un prix plus fort. Est-il nécessaire d’observer que dès lors la propriété du vendeur est essentiellement blessée : est-il nécessaire d’observer que l’auteur des Dialogues lui-même dit qu’il est injuste de fixer le prix d’une denrée qui ne vous appartient pas, que vous n’avez pas achetée, dont vous ignorez ce qu’elle a coûté, etc.

Sans vouloir assurer la chose avec certitude, on peut dire que la France, dans son état actuel, n’a presque point de blé superflu dont elle puisse faire le commerce. p. 148.

Cet endroit nous suggère quelques réflexions. 1°. Comment M. le chevalier nous dit-il qu’on peut dire une chose qu’il ne peut pas assurer avec certitude ? Il me semble que cette incertitude est une raison de ne pas dire que la France n’a pas de superflu.

2°. C’est dans son état actuel que l’auteur avance que la France n’a pas de superflu. Or, il ne s’agit pas ici de l’état actuel, mais de l’état possible, de la possibilité d’avoir un superflu dans l’état de liberté ; possibilité qui suffit pour demander et désirer qu’elle soit établie. L’auteur ne dit donc rien qui puisse nous toucher, lorsqu’il ne nous parle que de l’état actuel ; quoiqu’il ait encore tort, même sur l’état actuel.

. Presque point. Cette expression est remarquable. Elle a échappé à l’auteur, car elle est bien contraire à toutes ses prétentions. Les partisans de la liberté n’ont pas dit qu’il y avait une fort grande quantité de blé année commune qui pût, dans l’état actuel, devenir en France la matière de l’exportation. Ils ont dit, au contraire, que cette quantité exportée ne serait pas considérable, mais qu’elle suffirait, ou simplement la liberté de l’exporter sans exportation réelle, pour donner aux grains un meilleur prix nécessaire pour ranimer la culture. L’auteur des Dialogues accorde donc ici aux partisans de la liberté tout ce qu’ils demandent, et les contestations seraient terminées s’il ne désavouait pas, en d’autres endroits, les concessions qu’il fait ici.

L’auteur des Dialogues continue : On n’a pas pu s’assurer que la France avait un superflu véritablement tel pour tout l’empire français. Pour cela il n’y avait que deux voies, le calcul et l’expérience. Le calcul, fondé sur les perquisitions les plus exactes, sur la compulsation des registres, l’estimation des dîmes, etc., peut tromper de moitié comme tous les calculs politiques. L’expérience n’a jamais été ni pu être faite. On a bien vu qu’une province avait souvent du superflu, mais on n’a pas pu savoir si ce superflu n’était pas le nécessaire d’une autre province, et il s’agit ici d’un superflu pour le royaume entier ; et comme on ne peut pas juger avec certitude de la quantité d’eau qu’une jatte contient tant qu’elle n’est pas de niveau ; qu’on ne peut pas prononcer qu’elle n’en peut pas contenir davantage, quoi que l’eau s’en répande ; ainsi on ne peut pas décider que la France a trop de blé, sur ce que quelques provinces en ont à vendre ; puisque la circulation intérieure n’y ayant jamais été libre, le vase à blé n’a jamais été de niveau. Ce raisonnement prouve qu’on ne s’est jamais assuré que la France ait en blé un superflu pour le royaume, même dans les années abondantes. Ceux qui ont demandé ou conseillé l’exportation ont donc commis une grande imprudence, p. 135-138.

1°. Nous avons remarqué plus haut, que ceux qui ont imaginé les lois prohibitives ne s’étaient pas assurés, comme ils auraient dû le faire, qu’il n’y avait point de superflu. Nous ajouterons ici que s’ils avaient voulu se procurer cette certitude, ils y auraient trouvé des difficultés aussi grandes que celles que l’auteur nous montre à s’assurer qu’il y a un superflu. Les perquisitions et la compulsation des registres, et l’estimation des dîmes, et la jatte, et l’eau, et le niveau, tout revient ici, tout peut nous servir contre ceux qui ont prononcé, ou demandé, ou conseillé la défense d’exporter, et qui veulent la maintenir aujourd’hui. Nous pouvons donc leur dire, et à bien plus forte raison, qu’ils ont commis une grande imprudence ; à moins qu’on ne prétende que pour m’ôter ma liberté, ma propriété, il faille y regarder de moins près que pour me la laisser ou me la rendre ; maxime de tous les gens à prohibitions, mais maxime fausse et tyrannique.

2°. C’est précisément aux personnes qui sont dans les principes de l’auteur des Dialogues, qu’il est difficile, ou plutôt impossible, de s’assurer qu’il n’y a pas de superflu, même actuel, à exporter. C’est à eux que les calculs politiques, contre lesquels M. le chevalier s’élève, sont indispensablement nécessaires. Ce sont eux qui doivent connaître, à cent, à mille septiers près, quelle est la consommation d’une province et d’un royaume, pour se donner le droit de défendre l’exportation ; puisqu’ils ne doivent la défendre qu’après s’être assurés qu’un État n’a point de superflu. Quant aux défenseurs de la liberté, ils n’ont nul besoin de ces recherches. Ils croient avoir un moyen sûr de connaître quand il y a du superflu dans un royaume ; car ils pensent que, dans l’état de liberté, il y a du superflu toutes les fois qu’on vend du blé au dehors, et il ne leur faut point de calcul pour cela. Ils disent encore que quel que soit le rapport de la quantité actuelle de la denrée au nombre des consommateurs nationaux, la liberté d’exporter donnera l’existence à une partie qui s’exportera régulièrement, et année commune, pour des consommateurs étrangers. Ce n’est pas là un calcul, c’est bien plutôt la marche de l’esprit qui veut éviter les calculs.

Au contraire les ennemis de la liberté, ou seulement ceux qui doutent encore des avantages qu’elle peut apporter, sont obligés de recourir sans cesse à ce moyen infidèle et fautif de résoudre les questions économiques. C’est à celui qui, pour permettre l’exportation, prétend qu’il est nécessaire de savoir s’il y a ou s’il n’y a pas en France un superflu en blé dans l’état habituel ; si la population actuelle ou habituelle consomme, ou non, toute l’année commune de la production, c’est à un tel homme à respecter l’usage des calculs politiques ; car il n’a aucun autre moyen de résoudre le problème.

3°. Tout ce que dit l’auteur sur l’impossibilité de constater s’il y a du superflu en blé dans un royaume, pour prouver qu’on ne peut pas permettre d’exporter, prouverait aussi que chaque province doit interdire la sortie des blés de chez elle. En effet, les administrateurs d’une province, comme la Normandie, la Bretagne, le Languedoc, peuvent dire, nous ne devons permettre la sortie qu’autant que nous serons assurés que nous avons un superflu année commune. Or, c’est une certitude à laquelle nous ne pouvons pas parvenir, parce que la communication entre les diverses parties de notre province, n’ayant jamais été libre à raison de l’imperfection du roulage et de la navigation, nous ne savons pas si le superflu d’un tel district, d’un tel évêché, n’est pas le nécessaire d’un autre district. Quoique les blés s’écoulent de quelques endroits, ce n’est pas une preuve que nous ayons trop de blés, parce que le vase n’est pas de niveau : défendons donc la sortie des blés, pour que toutes les parties de notre province en soient pourvues.

Il n’y a qu’une seule différence à opposer à cette comparaison : c’est que la province est partie de l’État politique, et que le gouvernement semble avoir dès lors le droit de la forcer de laisser écouler les blés de chez elle. Mais il n’est pas ici question de savoir si le gouvernement doit ou ne doit pas la laisser faire ; je ne veux rien dire autre chose, sinon que, dans les principes de l’auteur, cette province fera bien de désirer qu’on la laisse faire. Je me contente de lui demander s’il croit, qu’au cas que l’autorité souveraine n’y mît point d’obstacle, le Languedoc et la Normandie se conduiraient sagement, pour leur propre intérêt, en défendant la sortie des blés, par la raison que les administrateurs de la province ne peuvent pas savoir si elle a un superflu en blé ? S’il désapprouve cette administration pour l’intérêt même de la province, il se condamne lui-même, parce qu’il est impossible d’imaginer aucune différence qui puisse la rendre bonne pour un État, aux yeux de celui qui la trouvera mauvaise pour une grande province. S’il l’approuve, je crois que lui seul sera de son avis.

Il y a plus, on pourrait faire le même raisonnement pour chaque partie d’une même province, pour chaque évêché de Bretagne et de Languedoc ; et on trouvera qu’il est impossible pour chacun, de savoir avec certitude qu’il y a un superflu ; que chacun doit empêcher la sortie de chez lui comme la province, et par les mêmes raisons ; et c’est en effet l’état de barbarie, où nous avons vécu sous le gouvernement féodal : législation que l’auteur lui-même approuve formellement, lorsqu’il parle des temps de l’anarchie féodale ; mais que lui seul a pu entreprendre de justifier.

On ne peut pas regarder comme superflu l’excédent d’une année abondante, de même qu’il ne faut pas regarder au printemps les habits d’hiver comme superflus, s’ils peuvent servir l’hiver d’après. Ce serait un mauvais marché de vendre le blé superflu d’une année abondante pour le racheter l’année suivante, comme c’en serait un de vendre ses habits d’hiver au printemps pour en racheter l’hiver d’après. On serait alors dupe des fripiers qui n’achètent que pour revendre, et ne revendent que pour acheter, et qui font ligue entre eux pour acheter à bon marché et vendre cher. Il vaut mieux garder ses blés et ses habits, parce que, comme les habits qu’on a portés se vendent toujours à une grande perte, ainsi les blés qu’on veut vendre, et qui par là même sont usés, se vendent toujours très mal, au lieu que ceux qu’on veut racheter sont regardés comme neufs, et se vendent très cher. Si les blés ne se conservent pas, il ne faut pas s’en prendre à la nature, mais à la négligence des gardiens, comme on s’en prend à ses domestiques lorsqu’ils laissent gâter les habits. Il faut encore en blé, comme en habits, ne pas se réduire au plus précis nécessaire, et par conséquent se tenir plutôt au-dessous qu’au-dessus de la vérité dans l’estimation du superflu qu’on peut exporter, p. 84 … 88.

Toute la comparaison que fait Mle chevalier du blé aux habits de M. le marquis, qu’il appelle lui-même une histoire de friperie, nous paraît futile et sans justesse. C’est ce que nous allons faire voir.

1°. L’auteur y suppose faussement que la liberté d’exporter fera exporter en effet une partie de blé, qu’on sera ensuite obligé de racheter. Nous disons au contraire que la liberté entière ne fera exporter de grains qu’une partie qui ne sera pas nécessaire, même dans les années de disetteet que le royaume bien cultivé, la liberté du commerce et des magasins bien établis, il y restera toujours assez de grain pour n’être pas obligé d’avoir recours aux étrangers, si ce n’est pour maintenir le bas prix des marchés intérieurs ; ainsi le blé vendu au dehors ne sera pas comme les habits dont M. le marquis aura besoin l’hiver d’après, mais comme des habits dont il ne doit plus se servir.

2°. Ce ne serait pas un mauvais marché à M. le marquis de vendre ses habits au printemps, s’il gagnait sur l’habit qu’il vend, et s’il prévoyait qu’à l’entrée de l’hiver suivant un habit tout semblable lui doit coûter moins cher. Or, lorsqu’on vend le blé d’une année abondante, c’est qu’on gagne sur cette vente ; c’est qu’on espère qu’en en rachetant, on le payera moins cher ; c’est qu’on en vend beaucoup et qu’on en rachètera peu, de sorte qu’en le payant même plus cher, on aura toujours gagné à vendre pour racheter. Ce marché ne ressemble point du tout à celui que M. le marquis a la sagesse de ne pas faire.

3°. Si les soins qu’il faut prendre pour conserver les habits de M. le marquis d’un hiver à l’autre étaient fort dispendieux, que dis-je, si ses habits se gâtaient, quelque soin qu’on en prît, de manière à ne pouvoir plus être portés, M. le marquis ferait encore fort bien de les vendre au printemps et d’en racheter d’autres en hiverOr, les blés coûtent beaucoup à conserver, et ils courent risque de se gâter, malgré toutes les précautions, lorsqu’on les laisse accumuler ; et si l’on veut se convaincre de cette grande difficulté de conserver les grains, on n’a qu’à entendre l’auteur des Dialogues lui-même, qui en vingt endroits de son livre a insisté fortement sur ce point. Il peut donc être utile de les vendre, dût-on les racheter plus chèrement.

4°. Si M. le marquis avait besoin d’argent pour rétablir une de ses fermes, et qu’il n’eût point d’autre moyen de s’en procurer que la vente de toute sa garde-robe d’hiver ; que faute de ce secours, sa grange et son écurie dussent tomber ; que sa récolte dût en souffrir ; que le fermier dût lui demander des dédommagements, et que M. le marquis dût perdre à cela la moitié de son revenu, il ferait sans doute fort sagement de vendre ses habits pour rétablir la ferme, dût-il, les racheter plus chèrement l’année d’après. Eh bien ! c’est précisément la situation où se trouvent tous les agriculteurs du royaume. C’est la vente de leur blé au meilleur prix possible, et par conséquent la liberté de l’exporter, accordée à tous ceux qui peuvent le leur acheter, qui doit leur fournir les moyens de soutenir leur exploitation ; sans cela l’année abondante leur devient aussi funeste que la chute de la grange, que la perte des bestiaux, et tous les fléaux auxquels l’agriculture est exposée ; et comme la conservation de l’agriculture est le plus grand intérêt de l’État, il faut donc qu’on puisse vendre le blé, dût-on être obligé de le racheter.

5°. Il est ridicule de dire que les blés qu’on veut vendre sont comme des habits vieux ou dont on s’est servi, uniquement parce qu’on les veut vendre ; et que ceux qu’on veut acheter sont plus chers, précisément parce qu’on veut les acheter. Ces blés qu’on veut vendre, quelqu’un veut les acheter, et ensuite on veut les racheter, quelqu’un les veut vendre. Cette circonstance se trouve également des deux côtés dans les deux marchés. Elle ne peut donc pas rendre la condition de l’un des contractants plus mauvaise que celle de l’autre. Il faut chercher ailleurs les principes de la valeur vénale des grains dans les deux cas. Elle dépend du besoin respectif des acheteurs et des vendeurs et de leur concurrence à l’achat ou à la vente. Or, ce besoin et cette concurrence peuvent être en faveur du premier vendeur, que nous supposons ici le Français ; car il peut se faire qu’après avoir vendu son blé dans un temps où il voit un bon prix au-dehors, lorsqu’il le rachètera il lui coûte moins. Il peut se faire qu’il vende cent mille septiers de blé en 1769 à 30 liv., et qu’il les rachète à 27 liv. en 1770 ; ou encore qu’il en vende cent mille septiers, et qu’il ne soit obligé d’en racheter que cinquante mille : cela dépend des récoltes, des circonstances où se trouve l’Europe commerçante, etc. C’est à la liberté seule à faire ces calculs, et elle les fait toujours avantageusement pour l’État.

6°. Quand M. le chevalier craint qu’un État politique, en vendant ses blés, ne soit dupe de ceux qui n’achètent que pour lui revendre, il a en vue les étrangers. Il suppose que les étrangers, les Hollandais, par exemple, sans besoin de vendre actuellement les blés chez eux-mêmes, ou à des nations qui en manqueraient, viendraient faire des achats de nos blés, dans le dessein de nous les revendre à la première disette. Accordons-lui que ce projet de commerce soit raisonnable pour des Hollandais (ce que je ne crois pas, par beaucoup de raisons qu’il serait trop long de déduire), si ce commerce était fait par les Français eux-mêmes, voilà toute la théorie de M. le chevalier renversée ; puisque si l’étranger n’intervient pas dans ce commerce, il ne peut plus y avoir ce que M. le Chevalier appelle une perte pour l’État. Les marchands qui achèteront pour revendre, étant eux-mêmes membres de l’État, le profit qu’ils feront n’en sortira pas. D’après cette explication, on sentira facilement toute la futilité du raisonnement de l’auteur. Car, qui sont ces vendeurs de blé ? Si ce sont les agriculteurs, ils savent mieux que personne ce qu’il convient à leur intérêt de faire de leur blé. Ils ne le vendent à ces marchands qui doivent le revendre, que parce qu’ils y trouvent leur profit ; et d’ailleurs ils ne seront pas obligés de le racheter, puisqu’ils en ont gardé pour leur consommation ; que c’est dans leurs mains que la denrée se trouve au moment qu’elle est produite, avant tout achat et toute vente.

Si l’on dit que l’inconvénient est pour les consommateurs nationaux qui sont obligés d’acheter ces blés plus chèrement, parce qu’ils les achètent de la deuxième main, on abandonne encore tout le raisonnement de l’auteur ; car ces consommateurs n’ont pas vendu le blé ; le conseil de ne le pas vendre, de crainte d’être obligé de le racheter, ne leur est donc bon à rien, et on ne trouve plus personne à qui il convienne, aussitôt qu’on suppose que les Français eux-mêmes feront ce commerce de blé, dont M. le chevalier leur fait tant de peur.

Or, c’est ce qui arrivera infailliblement dans l’état de liberté. Le profit qu’on peut faire sur les blés achetés en temps d’abondance, pour les revendre dans les mauvaises années, n’est pas un secret que M. le chevalier Zanobi et les Hollandais sachent seuls. Les Français savent aussi bien qu’eux qu’en faisant des achats de blé dans les temps où il est abondant, on peut gagner à le revendre dans des années où il est à un meilleur prix. Ils ont sur les Hollandais de grands avantages, puisqu’il faut que ceux-ci frètent un vaisseau, transportent et rapportent les blés, courent les risques de la mer, et fassent, en un mot, des frais beaucoup plus considérables que le négociant français. Il est donc probable qu’avec tant d’avantages qu’a celui-ci sur l’étranger pour l’achat des blés dans le dessein de les revendre, il entreprendra ce commerce, et que l’Hollandais ne pourra pas le faire concurremment avec lui.

À la vérité, cela n’arrive pas ainsi hors de l’état de liberté ; car alors les négociants nationaux n’ont garde d’acheter des blés, de former des magasins, de perfectionner l’art de conserver les grains, de tourner leur industrie et d’employer leurs capitaux à un commerce gêné de mille manières, à un commerce dont les profits naturels peuvent leur être enlevés par une administration arbitraire, à un commerce dans lequel ils n’ont qu’une propriété incertaine et précaire de la marchandise qu’ils ont payée ; à un commerce enfin que les lois prohibitives font regarder avec horreur. Ainsi ce commerce ne se fait point et ne se fera point sous les lois prohibitives. Alors les Hollandais pourront peut-être faire les spéculations dont on parle. Alors l’État vendra à bon marché et rachètera cher. Mais ce sera la faute des prohibitions elles-mêmes, et cet inconvénient n’aura pas lieu dans l’état de liberté, supposition dans laquelle nous devons raisonner ici, puisque nous recherchons les avantages ou les inconvénients de l’état de liberté.

Il est démontré que s’il existe en France un superflu de blé, c’est l’effet d’un déficit de population, p. 169. On a bien perdu quatre cents mille hommes par la dernière guerre, quatre cents mille autres manquaient par le déficit antérieur, qui avait précisément laissé quelques terres en friche et d’autres faiblement cultivées. Tout le superflu de blé qu’on s’est trouvé à vendre était la subsistance de ces hommes accumulée pendant six ans. Elle s’est fondue en peu de temps. Lorsqu’il n’y aura plus de grandes armées hors du pays, et que la population ordinaire sera rétablie, il n’y aura plus de blé de trop, p. 153, 154, 155.

Mais on peut se féliciter de ce défaut de superflu, quoique les écrivains modernes eussent fondé sur son existence toutes leurs espérances du bonheur et de la richesse de la nation. Car ce défaut indique qu’il y a assez d’hommes en France pour consommer tout le blé qui y croît, et que le pays est peuplé autant qu’il peut l’être. Or, cette population est une véritable richesse, p. 149.

1°. M. le chevalier me paraît abandonner ici la modestie affectée avec laquelle il s’est énoncé plus haut. Il est douteux, avait-il dit, que la France ait un superflu en blé. Nous le voyons assurer maintenant qu’il est démontré que si elle en a, c’est à la suite d’un déficit de population. Un superflu qui ne serait que la suite d’un déficit de population ne serait pas un véritable superflu, ne serait pas un superflu d’année commune : il serait donc démontré et non plus douteux que la France n’a aucun superflu. On voit que cette assertion doit être plus du goût de M. le chevalier, qui au travers du scepticisme qu’il affecte énonce ses opinions avec le ton le plus décisif, et dont je dirais volontiers, quoique dans un autre sens, ce que disait un ignorant d’un homme instruit : c’est un de ces pyrrhoniens qui ne doutent de rien.

2°. L’auteur oublie encore entièrement les principes qu’il établit ailleurs. Il s’élève contre les calculs politiques, p. 138 : il dit que, quand on a employé à les faire toutes les méthodes des grands hommes, on ne peut se tromper que de moitié tout au plus ; qu’ils ne sont bons qu’à lire après le dîner, en voiture ou à la campagne, à exercer l’esprit, à l’occuper, à s’amuser, à empêcher les hommes de médire de leur prochain, et les oisifs et les femmes de conter les intrigues de leurs voisines.

Je n’ai jamais ouï dire qu’on ait proposé de lire des calculs politiques après le dîner, en voiture, à la campagne, pour délasser l’esprit et pour amuser les femmes, et il me semble qu’ils ne sont pas même bons à cela. Je ne sais pas dans quelle bonne compagnie M. le chevalier a vu qu’ils empêchent les femmes de conter les intrigues de leurs voisines. Je conviens encore que s’il y a des calculateurs politiques qui se soient donnés à ce seul titre pour de grands hommes, ils ont eu tort. Mais je demande comment M. le chevalier, après cette satire des calculs politiques, a pu les employer lui-même avec tant d’assurance et de profusion.

Certainement toute cette estimation de la quantité d’hommes perdus par la guerre, de la quantité qu’a détruit la diminution de la culture, de la quantité de blé qu’ils ont laissée à exporter, de l’égalité de la consommation avec la production, etc., ne peut être fondée que sur un calcul politique très compliqué, dont M. le chevalier ne nous donne pas les éléments, mais qui n’en est pas moins préalable aux assertions qu’il fait. Il faut bien croire qu’il a calculé avant de nous énoncer des propositions qui ne peuvent être que les résultats de plusieurs calculs.

Pour prononcer que la France peuplée, comme elle l’était avant la guerre, n’avait de blé, année commune, que pour ses consommateurs nationaux, il a fallu connaître avec certitude, 1°. La population habituelle et commune du royaume. 2°. La population possible relativement à l’année commune de la production. 3°. Et par une liaison nécessaire, l’année commune de la production actuelle. 4°. L’année commune de la production possible.

Or, pour résoudre toutes ces questions, il lui a fallu faire des calculs politiques, et les méthodes qu’il a employées pour cela ont dû avoir toute l’incertitude de celles des grands hommes, c’est-à-dire, qu’il a pu s’y tromper de moitié. 

Pour ne parler que de la population, je lui demanderai s’il a de meilleurs moyens pour s’assurer qu’un pays a le nécessaire en hommes, que pour constater s’il a le nécessaire en blé ? S’est-il bien défini à lui-même ce que c’est que le nécessaire en hommes ? Selon lui, pour déterminer le nécessaire en blé, il faudrait avoir fourni le nécessaire à chaque homme, comme il faut remplir exactement un vase pour connaître la quantité de liquide qu’il contient, et rejeter les autres moyens, le calcul géométrique et les approximations. Mais a-t-il aussi rempli toutes les professions, des hommes qui sont nécessaires à chacune ? A-t-il déterminé combien il en faut pour toutes les fonctions et les occupations de la société ; combien pour la culture, combien pour les arts mécaniques, combien pour les fabriques, combien pour la défense, combien pour la police, combien pour la magistrature ? etc.

Tout ce que nous dit M. le chevalier de l’incertitude des calculs politiques, tombe donc également sur ceux qu’il emploiera pour résoudre ces problèmes multipliés ; il ne peut donc pas dire qu’il est démontré que la France, dans son état actuel, n’a point de superflu en blé dont elle puisse faire le commerce.

3°. Il y a deux sortes de dépopulation : l’une causée par des événements subits et extraordinaires, comme une guerre meurtrière, une émigration subite, une peste ; l’autre serait une dépopulation amenée insensiblement et par des causes lentes, telles, par exemple, que la diminution successive des sources de la richesse et en particulier de la culture.

On peut distinguer de même deux sortes de superflu, celui qui serait le résultat d’un accident imprévu et extraordinaire qui aurait affecté subitement la population, et celui qui, étant le produit de la culture régulière, serait un excédent par-delà la consommation habituelle avec la population donnée.

L’auteur veut bien nous permettre l’exportation de la première espèce de superflu qui a lieu, selon lui-même, dans les cas de la première espèce de dépopulation. Il voit alors une quantité de blé produite auparavant pour des consommateurs nationaux qui n’existent plus, et il a la complaisance de nous laisser vendre alors le blé à l’étranger, parce qu’il se gâterait faute de consommateurs avant que le remplacement se fît dans la population. C’est ainsi qu’il trouve qu’en France tout le superflu de blé que nous avions en 1764 était le blé produit pour les Français qui ont été tués pendant la guerre et qu’on a pu en accorder la sortie ; mais qu’avant cette époque, il n’y avait point de superflu et point d’exportation à faire et à permettre.

Nous ne pouvons donc avoir de querelle avec l’auteur des Dialogues, que pour le superflu qui aurait lieu dans le cas d’une dépopulation qui serait l’effet de causes lentes, et il n’a sur cela que deux partis à prendre : ou de soutenir qu’en un cas pareil il n’y a point de superflu, et que par cette raison même il ne faut pas permettre l’exportation ; ou de prétendre que s’il y a un superflu, il ne faut pas encore laisser l’exportation libre, parce qu’elle empêcherait la population de se rétablir. Je crois rendre avec la plus grande exactitude les idées de l’auteur. Il ne me reste qu’à les combattre et à prouver que, dans l’un et dans l’autre cas, il faut permettre l’exportation.

Lorsque la dépopulation est l’effet de causes lentes et qu’il n’y a pas de superflu, ce ne peut être que parce que la culture se proportionne à la population diminuée et au nombre des consommateurs, qui, hors de l’état de liberté, ne sont que des consommateurs nationaux ; mais, cela posé, l’état actuel de la production n’est pas une raison pour empêcher l’exportation ; car, de ce principe que la production se proportionne à la consommation, il s’enfuit que la liberté d’exporter donnera l’existence à un superflu qui pourra s’exporter réellement.

En effet, la denrée se produit pour le consommateur. Empêcher l’exportation, c’est diminuer le nombre des consommateurs et par conséquent la quantité de la denrée produite. Favoriser l’exportation, ce n’est pas diminuer la quantité de denrées pour les consommateurs actuels, c’est l’augmenter pour les nouveaux qu’on veut approvisionner. Il faut donc permettre l’exportation, même lorsque la population et la production sont toutes les deux affaiblies et qu’il n’y a point actuellement de superflu, puisque assurément il faut exporter le superflu qui ne doit son existence qu’à l’espérance de l’exportation.

Reste le cas où il y a un superflu actuel, la population étant toujours supposée diminuée par des causes lentes. La seule raison qui pourrait alors éloigner de l’exportation serait la crainte qu’elle n’empêchât la population de se rétablir. Mais cette crainte est frivole. Le moyen de rétablir la population est d’augmenter la richesse et la culture qui en est la source. Si vous empêchez ce superflu en blé de sortir et de se vendre, vous ruinez les vendeurs, c’est-à-dire l’agriculteur, vous empêchez ce superflu de renaître l’année d’après. Vous nuisez donc à la richesse et vous empêchez la population. N’est-ce pas un beau projet que d’empêcher les fermiers de vendre leur blé, afin d’en avoir pour les enfants qui naîtront dans la province ! Les enfants naîtront, si le blé est vendu, parce que l’agriculteur, les propriétaires et les salariés des uns et des autres, enrichis successivement par la vente du blé, ne seront plus détournés de satisfaire aux besoins de la nature,

Par la crainte de mettre au jour des malheureux

Et de peupler pour Rome un pays qu’elle opprime. 

D’après cela, on voit qu’il est tout à fait inutile de savoir s’il y a ou non actuellement du superflu, ou quel est l’état de la population, lorsqu’on recherche les principes de la législation que doit suivre un pays agricole, petit ou grand, sur le commerce des blés dans un état constant de choses.

Dans tous les cas possibles, l’exportation doit donc être libre et entièrement libre.

La troisième calamité que l’auteur des Dialogues nous fait craindre à la suite de l’édit de 1764 (de ce même édit, pour lequel il faut, selon lui, dresser des arcs de triomphe) est, qu’il détruira entièrement l’agriculture en France.

Nous ne pouvons point entreprendre ici de prouver que la liberté du commerce des grains, non seulement ne détruira pas l’agriculture en France, mais produira pour elle des effets avantageux. Ce serait la matière d’un ouvrage à part, et trop considérable pour former une portion de celui-ci, qui n’étant qu’une réfutation, ne nous conduit qu’à répondre aux objections que l’auteur des Dialogues oppose aux effets heureux qu’on attribue à la liberté.

Nous ne pouvons que renvoyer à ce qu’on écrit là-dessus depuis plus de soixante ans ; à ce qu’en a écrit Boisguilbert à la fin du siècle dans le Détail de la France ; à ce qu’en a dit Herbert il y a dix-huit ans, dans le Traité de la Police des grains ; à ce qu’en ont dit plusieurs écrivains économiques ; et enfin M. l’abbé Baudeau, M. de la Rivière, M. Dupont, M. le Trosne, qui ont tous couru cette carrière.

Peut-être dans quelques-uns de ces écrits les avantages de la liberté pour l’accroissement de l’agriculture ont-ils été donnés comme plus considérables et plus prompts qu’ils ne le sont en effet. Mais ce ne peut être là que la matière d’une discussion entre ceux qui conviennent qu’ils sont très grands et très réels. Tous sont réunis contre un écrivain, qui avance que la liberté même, telle qu’elle est modifiée par l’édit de 1764, détruira entièrement l’agriculture en France : paradoxe auquel on ne peut être conduit que par le dessein formé de contester tout. Nous nous contenterons donc de répondre aux arguments que l’auteur emploie pour prouver cette étrange assertion.

Un de ces arguments que nous avons vu plus haut, est que le profit qui reviendra aux vendeurs de grains du haussement du prix, ne tournera pas à l’avantage de l’agriculteur, parce qu’il faudrait pour cela trouver le moyen que l’agriculteur fût tout à la fois meunier et boulanger ; mais outre que nous avons fait voir la fausseté de cette prétention, en la supposant fondée, il en résulterait seulement que l’agriculteur ne s’enrichirait pas à la suite de l’exportation, mais non pas que l’agriculture de France dût être entièrement détruite par la liberté de l’exportation. Il pourrait même se faire que sans que l’agriculteur s’enrichît, l’agriculture augmentât pourtant par la liberté du commerce, car il y a tel état de choses possible et qui peut s’établir à la longue, dans lequel, sans que chaque agriculteur fût plus riche qu’il l’est aujourd’hui, la masse des richesses renaissante par l’agriculture serait plus considérable, et par conséquent l’agriculture plus florissante et plus étendue. Au moins est-ce là une question que l’auteur des Dialogues aurait dû examiner, avant de prononcer que l’agriculture n’augmentera pas et même se détruira entièrement à la suite de la liberté, parce que le profit revenant aux vendeurs de grains ne tombera point, ou ne restera pas entre les mains de l’agriculteur.

La deuxième objection de l’auteur à laquelle nous répondrons, est exposée en ces termes :

Les écrivains économiques, dit-il, ont avancé que plus il y aurait de liberté, plus la culture augmenterait, que les terres incultes seraient défrichées, et par conséquent qu’on aurait du superflu à exporter. Mais ils se trompent encore en cela, 1°. parce que toutes les lois qu’on a faites depuis peu pour encourager le défrichement des terres incultes, n’ont abouti presque à rien. 2°. Parce qu’en plusieurs endroits les terres incultes étaient des communes en pâture, précieuses aux habitants des villages des environs, et que leur culture aurait fait tort à la nourriture des bestiaux. 3°. En d’autres endroits les terres étaient incultes, parce qu’elles étaient ingrates et stériles. Ainsi, à parler généralement, il n’y a aucune bonne terre en France qui soit restée sans culture. p. 142.

M. le chevalier ne nous donne ici d’autres preuves de ses assertions que sa seule autorité.Sonsentiment est, qu’il n’y a aucune bonne terre en France qui fut sans culture avant la déclaration de 1764. Le sentiment des États de Languedoc, dans leurs délibérations ; des parlements de Provence, de Bourgogne, de Franche-Comté ; l’opinion presque universelle d’un grand nombre de propriétaires de terre, résidant une partie de l’année en province, est que depuis 1764 il s’est fait beaucoup de défrichements. N’est-il pas bien extraordinaire qu’un étranger qui avoue lui-même, qu’il ne connaît la France que pour l’avoir traversée, démente avec tant d’assurance et de tranquillité un fait important avancé par des autorités si respectables, et par des personnes qui ont eu tous les moyens d’en constater la vérité ! On peut juger entre ces autorités d’une part, et celle de l’auteur des Dialogues.

Mais, parcourons ses assertions avec plus de détails. La première ne fait rien à la question. Il ne s’agit pas ici des lois qu’on a faites pour les défrichements. Les défenseurs de la liberté du commerce des grains ne prétendent pas qu’elles aient servi beaucoup à augmenter la culture. Elles peuvent avoir levé quelques obstacles ; mais, selon eux, l’amélioration qu’a reçue la culture est dûe presque uniquement à la liberté de l’exportation. Ce n’est donc rien dire qui les touche, que d’avancer que les lois faites pour les défrichements n’ont abouti presque à rien.

La deuxième assertion de l’auteur est tout à fait gratuite et sans preuve. Des personnes instruites prétendent que les communes ont de grands inconvénients, qu’il y a des moyens beaucoup meilleurs de pourvoir à la nourriture des bestiaux que les communes, et qu’en les convertissant en prairies artificielles, ou en les mettant en valeur de toute autre manière, les habitants des villages y auraient beaucoup plus gagné. Enfin, qu’il y ait eu en plusieurs endroits des communes qu’on n’eût pas dû mettre en culture, cela n’empêche pas qu’il n’ait pu y avoir, et qu’il n’y ait en effet beaucoup d’autres terres incultes bonnes à exploiter, et que l’exportation a fait défricher.

Je dis la même chose à la troisième proposition. Il y a eu des terres demeurées incultes, même depuis l’exportation, parce qu’elles étaient ingrates et stériles ; mais il y en a eu aussi de défrichées en vertu de la liberté. Il y en aura encore d’autres que la liberté du commerce, soutenue pendant une suite d’années, fera mettre en valeur ; et ce n’est que lorsqu’on aura joui longtemps de cette précieuse liberté, lorsque les préjugés qui les restreignent encore seront tout à fait dissipés, lorsque les paralogismes éternels qu’on lui oppose, et que M. le chevalier Zanobi rassemble encore dans son ouvrage, seront bien appréciés, qu’on pourra prononcer qu’il n’y a plus en France que des terres ingrates et stériles qui ne soient pas cultivées.

4°. Enfin je remarque que l’auteur en parlant des défrichements comme de la seule source qui puisse donner un superflu, en méconnaît une beaucoup plus riche, qui est l’amélioration de la culture dans les terrains déjà cultivés. Or, cette amélioration doit être la suite naturelle de la liberté d’exporter, qui excite les agriculteurs et les propriétaires, chacun de leur côté, à faire plus d’avances dans la certitude d’obtenir de plus grands produits.

Il faut bien que ces espérances soient fondées, car l’auteur lui-même nous autorise à en former de plus flatteuses encore.

Il y a cependant en France, dit-il, des terres médiocres à améliorer, et, si l’on veut, même des terres incultes à défricherIl dit aussi que le surplus de ces terres, si elles étaient cultivées, donnerait un quarantième de plus de produit en blé, p. 143.

Tout le commerce de blé que la France pourrait faire à la suite de la meilleure culture et des défrichements qui seraient, dit-on, le fruit de l’exportation, roulerait tout au plus sur deux millions de septiers de blé, p. 154.

Il me semble d’abord que deux millions de septiers de blé, produits annuellement par l’augmentation de la culture, sont un objet assez considérable pour déterminer la législation à permettre l’exportation. L’auteur sait-il que deux millions de septiers feraient, au prix de 20 liv, seulement, 40 millions ? Sait-il que s’il se reproduisait tous les ans pour 40 millions de blé de plus, sans parler des accroissements successifs que pourraient prendre la culture et toutes les sources de jouissances en conséquence de cette augmentation, ce serait là une masse étonnante de richesses ajoutées annuellement à celles de la nation ? A-t-il bien pensé aux effets étonnants que cette cause produirait ? Aux entreprises de culture, de pêche, de navigation, de manufactures, de commerce que ces capitaux susciteraient ? Sait-il que les défenseurs de l’exportation, en se contentant de ce qu’il leur accorde ici, en tireront des conséquences décisives en faveur de la liberté, et qu’ils ne peuvent que le remercier de sa grande générosité ?

Mais j’avertis l’auteur que pour être généreux sans se ruiner, il faut savoir compter avec soi-même, et qu’il me paraît avoir fait ici de grandes erreurs de calcul, qu’on aperçoit en rapprochant sa page 143 de la page 154.

À la page 143, le produit de la culture ranimée par l’exportation peut être du 40e en sus de ce qu’elle est actuellement. À la page 154, il peut être de deux millions de septiers. Deux millions de septiers de blé sont donc, selon lui, le 40e des blés du royaume. Il s’y en produit donc annuellement 80 millions ; d’où il résulte deux conséquences embarrassantes pour l’auteur. La première est que la France aurait 33 ou 34 millions d’habitants ; à compter, comme il fait lui-même, deux septiers et demi par personne, et en en supposant trois, à peu près 27 millions. L’auteur qui nous avertit page 169, qu’on ne fait pas, comme Petau, des enfants à coup de plume, n’aurait-il pas ici suivi la méthode du Jésuite ?

Seconde conséquence. Si l’auteur des Dialogues se détermine à réduire notre population sur un pied raisonnable, par exemple à 18 millions, je lui demanderai ce qu’il fera de 80 millions de septiers de blé pour nourrir 18 millions d’hommes. On voit qu’il lui en restera 26 millions ; et comme il nous a fort bien développé les risques que courait cette marchandise en magasin, les frais qu’il en coûte pour la conserver, je crois qu’il cherchera les moyens les plus courts et les meilleurs de s’en défaire, et qu’il ne sera plus si difficile sur l’exportation, qui sera sans doute bien nécessaire dans un pays où l’on recueillera annuellement 26 millions de septiers de blé de plus qu’on n’en pourra consommer.

Lorsqu’un pays parvient à avoir une population suffisante pour consommer son produit en blé, il ne peut en avoir à exporter, quelques efforts qu’il fasse pour cela. En effet, pour avoir du blé il faut deux choses, le sol et des bras. Le territoire de l’État politique est borné, la terre bonne à être cultivée en blé est fixe et invariable ; lorsqu’elle est toute en culture, elle donne une quantité de blé également fixe et déterminée qu’on ne peut augmenter. Alors le sol étant tout cultivé, on aura beau augmenter les bras, il ne sera plus susceptible d’un plus grand produit ; donc l’exportation n’augmentera pas la quantité de blé exporter, p. 150.

Qu’entend-on par un État qui a une population suffisante pour consommer son produit en blé ? C’est un État où il y aurait, par exemple, 54 millions de septiers de blé produit, et 18 millions de personnes dont chacune serait supposée consommer trois septiers. Ainsi la proposition de M. le chevalier, expliquée d’après cette supposition, serait qu’un État pareil ne peut jamais avoir de blé à exporter, quelque effort qu’on fasse pour cela. Pour que cette assertion ait quelque vraisemblance, il faut supposer que dans ce pays tout le terrain propre à la culture est en valeur, et que la culture y est poussée au plus haut degré de perfection dont elle est susceptible.

Avec ces suppositions la proposition serait vraie, et si vraie, qu’elle serait identique. Assurément, lorsque la culture d’un pays ne peut plus augmenter, et que ses habitants consomment tout le blé qu’il produit, ce pays n’a point d’exportation à faire tant qu’il reste dans la même situation, tant que subsiste le même rapport entre la population et la culture ; mais ce sont précisément ces suppositions que les adversaires de l’auteur lui contestent. En effet, il s’agit ici principalement de la France. Or, en France, et même dans tout autre pays, la culture est-elle au plus haut degré de perfection auquel elle puisse atteindre ? La population est-elle au niveau de la plus grande culture possible ? L’auteur n’oserait l’avancer, et serait trop fortement démenti par les faits. Comment se servira-t-il donc de ce raisonnement pour nous prouver qu’en France il n’y aura point de blé superflu à exporter, si la liberté y anime la culture ?

À la vérité l’auteur, appliquant ses principes à la France, prétend qu’on n’y peut augmenter la production, que d’une fort petite quantité, parce que les lois de la nature qui sont immuables veulent que le blé n’y rapporte, année commune, que sept ou huit fois la semence.

Je ne sais pas où l’auteur a vu écrites ces lois de la nature pour la France. En supposant que la production portée, année commune, à sept ou huit fois la semence, y soit le nec plus ultra de la culture possible, encore faudrait-il que tout le sol fût actuellement porté à ce degré de fécondité ; et s’il restait une grande quantité de terrains susceptibles d’amélioration, jusqu’à ce qu’on eût atteint ce point dans toute l’étendue du royaume, il faudrait permettre l’exportation, si elle était de quelque utilité pour hâter cet état de choses.

Dans tout ce qu’écrit l’auteur, il ne fait aucune attention au rapport de la quantité de la production avec les avances de la culture. Il semble, à l’entendre, qu’il ne faille que jeter la semence pour recueillir, en vertu des lois immuables de la naturesept ou huit fois la semence. Il ne songe pas que, selon la grandeur de ses avances, on peut recueillir trois, quatre, cinq, six, sept, huit, dix, douze fois la semence, et que dans ces différents cas, la richesse renaissante du sol sera prodigieusement différente, du double, du triple, etc., malgré la prétendue immutabilité des lois que le sol de la France a reçues de la nature.

En supposant dans un pays ce que l’auteur appelle une population suffisante, il n’y veut proscrire l’exportation que parce qu’il juge qu’il est meilleur, pour cette nation, de consommer l’excédent qu’elle peut avoir en blé par la culture actuelle, que de les vendre au-dehors et d’augmenter ainsi sa population. Mais, comme cette nation ne donne pas aux autres cet excédent pour rien, il est clair que si elle cesse de le donner, elle aura de moins les diverses jouissances qu’elle obtenait en retour de son blé, comme des vins, des huiles, des épiceries, des métaux, de certaines productions de l’industrie. Pourquoi l’auteur voudrait-il interdire à cette nation l’usage de ces diverses productions des pays avec lesquels elle est en commerce ? Dira-t-on qu’il faut qu’elle fasse croître chez elle du vin, de l’huile, des épiceries, des métaux, etc., et qu’elle fabrique les ouvrages d’industrie pour n’avoir point de blé superflu ? Son climat peut se refuser à ces genres de productions ; et quand elle fabriquerait elle-même les ouvrages d’industrie qu’elle tire de l’étranger, chaque individu n’en sera ni plus riche ni plus heureux. Car celui qui donnait du blé pour avoir des étoffes, continuera de le donner de même ; excepté qu’il le donnera à son concitoyen au lieu de le donner à l’étranger ; ce qui n’augmentera point ses jouissances, ni par conséquent sa richesse et le bonheur de ces dix-huit millions d’habitants. Il leur donne donc un conseil qu’ils ne doivent pas suivre.

Pour sentir le vice du raisonnement de l’auteur, on n’a qu’à le pousser jusqu’où il peut aller, car on sera conduit à une absurdité manifeste.

Supposons une nation ayant ce que l’auteur appelle une population suffisante pour consommer son produit en blé, il sera encore possible qu’on y mène une vie plus frugale, et qu’on s’y prive de beaucoup de jouissances. Cette économie, jointe à d’autres causes, pourra augmenter encore la culture et la production, et donner un superflu. Il faudra donc, en suivant les principes de l’auteur, que cette nation s’abstienne d’exporter ce nouveau superflu pour augmenter encore la population, et ainsi de suite, jusqu’à ce que tous les citoyens, ou du moins le plus grand nombre possible, vivants de pain et d’eau, leur nombre ne puisse plus augmenter que quelqu’un d’entre eux ne meure de faim ; ce sera là le comble de la richesse et du bonheur des nations, aux yeux de M. le chevalier ; mais je lui déclare que je n’irai point vivre sous cet admirable gouvernement, et je crois qu’en cela beaucoup de gens seront de mon avis.

Ce sont là les seules objections que je trouve dans les Dialogues, contre les effets salutaires de la liberté du commerce des grains pour l’agriculture. Nous avons, d’ailleurs, combattu les autres principes de l’ouvrage qui peuvent tendre au même but. Cette matière mériterait sans doute une discussion plus étendue ; mais comme elle n’a pas été traitée (ex profeso) par l’auteur des Dialogues, nous nous dispenserons de nous en occuper ici, et nous terminerons nos observations sur la doctrine, par l’examen de la législation qu’il propose de substituer à celle de l’édit de 1764.

 

§. V.

De la législation du commerce des blés, proposée par l’auteur des Dialogues.

Toute la doctrine de l’auteur, exposée et discutée jusqu’ici, devait le conduire à proscrire l’exportation pour les grands États ; les différences qu’il assigne entre les grands États agricoles et les États médiocres où il établit la plus grande liberté ; l’apologie qu’il fait des anciennes lois de France et même de celles du temps de Colbert ; la préférence qu’il donne aux peuples manufacturiers sur les peuples agricoles ; son principe, que la source la plus abondante des richesses, est le travail des manufactures et non pas la culture ; la nécessité qu’il y a, selon lui, de s’assurer si un grand pays a un superflu, avant de permettre l’exportation, et, en même-temps, l’impossibilité d’acquérir cette certitude ; l’assurance qu’il nous donne que la liberté d’exporter n’augmentera pas la culture, et que les agriculteurs demeureront dans leur ancienne indigence ; l’inutilité de l’importation, pour servir de remède aux excès d’exportation qu’on doit craindre ; enfin, et en général, tout l’esprit dominant de son livre, fait attendre au lecteur que l’exportation sera tout à fait défendue.

L’auteur a su pourtant se refuser dans le huitième dialogue à cette conséquence, qui résulte des principes qu’il établit dans les sept premiers, et il veut bien nous permettre l’exportation, mais en la réglant par une législation qu’il croit propre à remédier à tous les inconvénients.

Après de si grandes maximes de politique et de morale étalées ; après tant de subtilités employées ; après une discussion qui remplit un volume de 314 pages in-8° ; et surtout, après tant de mépris marqué par l’auteur des Dialogues pour les écrivains économiques qui l’ont précédé, nous avons sans doute droit d’attendre une législation complète et neuve qui aura échappé jusqu’à présent aux administrateurs et aux écrivains.

Cette précieuse législation consiste en deux articles. Le premier est de ne permettre d’exportation que par les vaisseaux nationauxLe second est de mettre sur chaque septier de blé 50 sols à la sortie, 25 sols à l’entrée, et voilà les manufactures sauvées, l’agriculture ranimée, et le royaume florissant.

Il me semble que terminer une grande et importante discussion en donnant un pareil projet, proposé, rebattu, usé, réfuté cent fois, c’est précisément Mons parturiens,

Eratque in terris maxima expectatio 

At ille murem peperit.

On nous dira, sans doute, qu’il n’importe pas que ces projets soient anciens ou nouveaux, pourvu qu’ils soient bons ; mais nous répliquerons, 1°. qu’au moins ne faut-il pas alors les proposer avec tant de prétentions ; 2°. que les projets de M. le chevalier, quoique vieux, n’en sont pas meilleurs pour cela : c’est ce que nous allons faire voir, en commençant par la défense d’exporter les grains par d’autres vaisseaux que des vaisseaux nationaux.

Nous prévenons cependant que nous ne voulons pas nous livrer ici à une discussion bien étendue. Cette question a été agitée si souvent et si longtemps, relativement au commerce de nos colonies, que nous ajouterions difficilement quelque chose à ce qu’on a dit sur cette matière. L’auteur des Dialogues n’a, lui-même, opposé aucune objection nouvelle à la liberté de la navigation et n’a pas présenté les plus fortes qu’on ait faites. Au reste, on ne doit pas s’étonner, ni qu’il ait répété ce qu’on a dit cent fois avant lui, ni qu’il ait omis les raisonnements les plus favorables à sa cause. On a vu qu’il fait profession de ne point lire les ouvrages économiques modernes ; mais comme nous supposons que nos lecteurs n’ont pas la même aversion pour la lecture, nous ne voulons pas les ennuyer de répétitions ; nous nous contenterons de quelques raisonnements sur cette matière, et de l’examen de quelques-unes des objections de M. le chevalier.

1°. La défense d’exporter sur des vaisseaux étrangers suppose, dans les commerçants de la nation chez qui elle est faite, le désir de faire exporter ainsi. Le désir de ces négociants suppose des motifs d’épargne, d’économie, de profit même, et d’avantage pour chacun d’eux et pour tous, à se servir de vaisseaux étrangers plutôt que de vaisseaux nationaux. Si tous les négociants d’un royaume trouvent un profit à se servir de vaisseaux étrangers plutôt que de vaisseaux nationaux, cette seule persuasion en eux est une démonstration qu’il y a un avantage pour la nation à faire le commerce ainsi ; puisqu’ils ne peuvent se tromper sur leurs intérêts, et que leur intérêt commun et général ne peut être séparé de celui de la nation.

2°. Lorsque des défenses d’exporter autrement que par des vaisseaux nationaux, ou des droits imposés à la sortie, empêchent l’exportation d’une production de se faire au meilleur marché possible, elles diminuent d’autant les avantages qu’on se proposait de retirer de la liberté d’exporter. La liberté d’exporter avait pour objet d’augmenter le prix de la production au-dedans, et de la mettre au-dehors en concurrence avec les productions étrangères de la même espèce. Les défenses et les droits produisent les deux effets opposés, puisqu’en diminuant la facilité d’exporter, ils empêchent la production d’atteindre au-dedans au prix qu’elle devrait avoir ; et lorsque la production sort en effet, l’excédent de prix payé en conséquence de l’usage forcé du navire national, ou du droit exigé pour transporter par le navire étranger, augmente le prix total de la denrée dans le marché étranger et lui donne par conséquent un désavantage dans la concurrence. Les défenses et les droits sont donc diamétralement opposés au but qu’on se proposait, en accordant la liberté d’exporter.

3°. Tout ce qu’on oppose à la liberté d’exporter par tels vaisseaux que le commerce libre veut choisir pour son propre intérêt, ne peut être fondé que sur la persuasion que, même en supposant le commerce gêné en cela et une perte résultante pour lui de cette contrainte, il en doit revenir à l’État des avantages plus grands que les inconvénients de tenir la denrée à trop bas prix dans l’intérieur, et de diminuer sa concurrence avec les denrées de même espèce dans les marchés du dehors.

Cette objection ne porte donc que sur une comparaison des avantages que peuvent apporter deux administrations différentes et des inconvénients qu’elles peuvent entraîner. Pour pouvoir se servir de cette comparaison, il faudrait être en état d’apprécier les avantages et les inconvénients de chaque côté ; sans quoi, on ne sera pas en droit de conclure à prendre une administration plutôt que l’autre. Or, c’est ce que personne n’a fait et ce que personne n’est en état de faire.

On ne peut disconvenir, si l’on est de bonne foi, que le bon prix des grains au-dedans ne soit avantageux à un État politique, en encourageant l’agriculture, en engageant les agriculteurs et les propriétaires à répandre sur le sol une plus grande quantité d’avances, et en augmentant par là et la production totale et la portion de cette production destinée à former le revenu public, et que la vente au-dehors ne soit une des causes du meilleur prix des grains. On ne peut nier non plus que toute gêne mise à l’exportation ne diminue ces avantages.

Pour se déterminer à restreindre l’exportation aux seuls vaisseaux nationaux, il faudrait donc être sûr que les avantages qu’on retirerait de cette législation seront plus grands que ceux qu’apporterait la liberté. Or, personne n’a fait et n’a pu faire cette espèce de calcul.

Les défenseurs de la liberté, comme je l’ai remarqué ailleurs, sont à cet égard en bien meilleure posture que ceux qui veulent la restreindre. Le principe général est que l’industrie et l’activité des citoyens et l’usage libre de leur propriété, restreintes seulement par les lois négatives qui empêchent chaque particulier d’attenter à la propriété d’autrui, sont dans la société une source abondante de richesse et de bonheur. Pour adopter les conséquences pratiques de ce principe dans quelque administration que ce soit, il ne faut point de calcul préalable. On ne fait que laisser les choses dans leur état naturel ; au contraire, pour se déterminer à porter une loi prohibitive contre tel et tel usage de la propriété qui ne donne atteinte à celle d’aucun autre citoyen, le législateur doit préalablement s’être assuré, par le calcul, que les avantages qu’il retirera de la prohibition l’emportent sur ceux qui résultaient de la liberté ; et si je prends à foi et à serment quelque administrateur que ce soit, je soutiens qu’il lui sera impossible de dire qu’il a fait ce calcul, ni même que ce calcul est possible. Toute prohibition en ce genre est donc véritablement aveugle, et par conséquent téméraire.

Mais, dit-on, l’avantage qui doit revenir de la prohibition d’exporter par les navires étrangers est visible et n’a pas besoin d’être appuyé sur aucun calcul.

La marinerie, dit l’auteur, qui en cela s’écarte beaucoup de ses principes, n’est pas une classe productive des richesses, je l’avoue ; mais vous êtes trop bon Français, trop bon patriote, pour m’obliger à employer un torrent de paroles à vous faire considérer en quelles circonstances on est, combien il est important de l’encourager, jusqu’à quel point les vues d’une politique extérieure la recommandent ; à quoi ses interlocuteurs, toujours dociles et toujours indulgents, répondent, vous m’avez fermé la bouche en deux mots ; vous avez raison.

1°. Ce raisonnement ne peut avoir de force qu’en y ajoutant une assertion que l’auteur suppose prouvée, sans en donner aucune preuve ; cette assertion est que la prohibition d’exporter les grains autrement que par des navires nationaux est le meilleur moyen de rendre la marine florissante ; car on voit bien que nous pouvons convenir, avec lui, qu’il est avantageux à un État politique tel que la France d’avoir une marine florissante. Mais il s’agit, entre nous, de savoir si le moyen proposé par l’auteur est bien choisi. Pour se déterminer à restreindre l’exportation aux seuls vaisseaux nationaux, il faudrait être assuré que la liberté, sans les restrictions, n’amènerait pas dans un État politique par d’autres côtés et dans d’autres branches de commerce, cette même augmentation de navigation dont on est si jaloux. Or, personne n’est en droit d’assurer cette proposition sans un long examen et de longs calculs, que nous osons dire n’avoir pas encore été faits par les défenseurs des prohibitions.

2°. La marine qu’il est important à la France d’avoir et dont le gouvernement peut et doit s’occuper, celle dont parle ici l’auteur et dont l’état florissant doit résulter de sa nouvelle législation, est celle que l’État doit entretenir pour sa défense, celle qui est et doit être payée par le revenu public. Car celle qui sert au commerce est alimentée par le commerce qui se crée à lui-même tous les moyens dont il a besoin pour ses opérations. Un pays est d’autant plus en état d’entretenir une marine florissante pour sa défense et la protection de son commerce et de ses établissements éloignés, que le revenu public sur lequel cette dépense doit être prise est plus considérable. Le revenu public est d’autant plus considérable, qu’il y a dans l’État une plus grande quantité de richesses renaissantes, dont le revenu public est ou doit être une partie aliquote. Le moyen d’avoir une plus grande quantité de richesses est de laisser au commerce et surtout à l’agriculture la plus grande liberté. La liberté d’exporter par tels moyens que l’agriculteur et le commerçant veulent choisir, est donc le meilleur moyen d’avoir une marine florissante. Je ne crois pas qu’on puisse rompre en aucun endroit cette chaîne de raisonnements.

3°. L’auteur, en exigeant la défense d’exporter autrement que par des vaisseaux nationaux, suppose encore que cette défense est utile ou même nécessaire pour faire exporter par des vaisseaux nationaux : mais il se trompe. Si le blé peut être exporté avec avantage, il le sera par les vaisseaux nationaux, sans défenses de se servir de vaisseaux étrangers ; si l’exportation par les vaisseaux étrangers est un avantage, comme les profits du commerce, bornés continuellement par la concurrence, ne peuvent être diminués que le commerce ne se détruise ou ne se diminue d’autant, en empêchant les commerçants d’exporter par les vaisseaux étrangers, vous détruisez et vous diminuez le commerce des blés, en même raison et plus fortement encore que vous ne favorisez la navigation nationale.

Mais, dit l’auteur, si l’étranger exporte les blés, il absorbera tout le profit, parce que le profit sur le commerce des blés est à celui qui le transporte, vérité que l’auteur nous assure être bien grande et bien importante.

Le profit sur le commerce des blés est d’abord à celui qui produit le blé, et dont la denrée augmente de prix, à raison de la plus grande facilité qu’on donne au commerce qui s’en fait. Un autre profit sur le commerce des blés est celui qui passe entre les mains du propriétaire, dont la propriété augmente de valeur et de produit à mesure que la liberté du commerce encourage la production ; ensuite vient le profit qu’y font le souverain et tous les agents de la société politique, dont la part devient meilleure en même temps que celle du cultivateur et du propriétaire. Tous les vendeurs intermédiaires entre le cultivateur et l’expéditeur font encore quelque profit sur le commerce des grains ; et enfin viennent les exportateurs qui font un profit, mais non pas tout le profit du commerce des blés.

À entendre l’auteur, les exportateurs du blé doivent faire des profits immenses. Il ne calcule pas leur mise dans ce commerce ; le vaisseau et son dépérissement, les risques de la mer, les déchets, les non-valeurs de toute espèce. Lorsque tout cela est défalqué, on trouve que le profit du commerce des grains pour le commerçant proprement dit, et mis à part tous les profits antérieurs que ce commerçant doit payer avant d’exporter, que ce profit, dis-je, est comme celui de tous les commerces qui ont pour objet une matière commune, c’est-à-dire, modique et borné par la concurrence.

Mais qu’avons-nous besoin de raisonner ici contre l’auteur des Dialogues, pour lui prouver que les profits du commerce des grains pour les exportateurs sont peu considérables ? Nous n’avons qu’à renvoyer nos lecteurs à ce qu’il dit lui-même des difficultés du commerce des grains, page 202. On va le voir en opposition avec lui-même en cet endroit comme en cent autres.

La pesanteur et le volume du blé augmentent les frais du transport et diminuent le profit dans le commerce ; la difficulté de le conserver augmente encore plus les pertes… même embarras à le garder dans les magasins… Il rencontre toujours la saison contraire pour pouvoir être commercé… Il est le plus ingrat, le plus perfide, et ruineux aux commerçants, et celui sur lequel chaque État doit compter le moins de pouvoir s’enrichir, etc.

Après cette satire du commerce des blés, n’est-il pas bien étrange que l’auteur dise que tout le profit est à celui qui les transporte ?

L’auteur nous oppose encore ici la Pologne, la Turquie, la Sicile, la Barbarie, pays qui ont de tout temps vendu des blés à l’étranger, et qui sont toujours restés pauvres et misérables, parce qu’ils en ont laissé faire le transport aux bâtiments des autres nations.

Parce que, est à remarquer. La question entre l’auteur et ses adversaires est de savoir si une nation peut permettre aux autres d’exporter son blé en concurrence avec ses propres navigateurs. Celui qui dit sans preuve que la Pologne, la Turquie, etc., sont restées pauvres et misérables, parce que ces pays ont laissé exporter leur blé par les étrangers, suppose donc précisément ce qui est en question.

Il faut encore observer que quand il serait vrai que ces pays sont restés pauvres et misérables, parce qu’ils n’ont pas exporté eux-mêmes, il ne s’ensuivrait pas qu’il fallût pour cela, d’après cet exemple, prohiber l’exportation par les vaisseaux étrangers ; car il faudrait s’être assuré auparavant que cette défense d’exporter par des vaisseaux étrangers, est, ou eût été, un moyen pour ces pays de faire exporter par leurs propres vaisseaux ; autrement il aurait pu arriver que ces pays n’eussent exporté ni par leurs vaisseaux, ni par ceux des autres nations, et qu’ils eussent été encore plus pauvres et plus misérables. Mais l’auteur des Dialogues doit savoir que ses adversaires prétendent, avec raison, que la défense d’exporter par des vaisseaux étrangers ne suffit pas seule pour faire exporter par des vaisseaux nationaux. Il faut que d’autres causes concourent à produire cet effet, et qu’aucun obstacle ne s’y oppose. Si les mœurs des Turcs, leur religion, leurs lois, leur ignorance s’opposent à ce qu’ils deviennent navigateurs, on aura beau défendre chez eux l’exportation du blé par des vaisseaux étrangers, l’exportation des grains dans les ports de l’Europe par les vaisseaux turcs ne s’établira pas malgré la prohibition, et ils n’auront ni les avantages de la vente de leurs grains au-dehors, dont la prohibition les privera, ni ceux de l’exportation par leurs propres vaisseaux. On peut dire la même chose de la Sicile et de la Pologne, où les vices du gouvernement et d’autres circonstances locales empêcheraient l’exportation par les vaisseaux nationaux, tant que les choses demeureront sur le même pied, et où la prohibition des vaisseaux étrangers augmenterait le mal au lieu de le diminuer.

L’auteur ajoute : Voyez la Hollande et la république de Gênes ; elles n’ont point de blé de leur production ; mais parce qu’elles en font le transport de nation à nation, elles ont une belle marine, un peuple heureux et riche, et toute la culture dont leur sol est susceptible.

Voilà encore un parce que, sur lequel nous pouvons faire les mêmes réflexions que ci-dessus. Attribuer au commerce des grains que font ces deux nations l’existence de leur marine, la prospérité de leur culture, et en général leurs richesses, c’est précisément supposer ce qui est en question.

La Hollande et Gênes ont bien d’autres sources de richesses que l’exportation des blés, dont une petite partie de leur navigation est occupée. La Hollande a la pêche ; la culture du sol, tant de celui qu’elle possède dans le continent, que de celui qu’elle a dans les deux mondes ; la navigation qu’elle exerce pour les autres nations dans d’autres genres de commerce que le blé, et quelques productions de ses manufactures.

Gênes a ses huiles, ses fruits, ses soies, ses étoffes, ses papeteries, etc., sources de richesses plus abondantes pour elle que le commerce des blés qu’elle fait, et ce qu’il est important de remarquer dans la question dont il s’agit, toutes absolument indépendantes de la navigation occupée à faire le commerce des blés. Ce n’est donc pas au commerce des blés que la Hollande et Gênes doivent leurs manufactures, leur culture, et en général leurs richesses.

On peut remarquer que me voici conduit à prouver contre l’auteur des Dialogues, que le commerce des blés n’est pas une source abondante de richesses, ce qui semble être bien opposé à la cause que je dois défendre, tandis que lui-même en accordant ces avantages au commerce des grains, va directement contre son objet : mais c’est que les contradictions réelles et continuelles de l’auteur jettent nécessairement ceux qui le réfutent dans ces contradictions apparentes. Lorsqu’il parle des grands États, il établit que le commerce des blés ne leur est bon à rien ; qu’il est difficile, dangereux, ruineux, impossible même, parce qu’on ne peut pas rendre matelots 18 millions d’hommes, ni mettre toute la France en ports de mer, etc. Dans les petits États au contraire, comme si le commerce et l’exportation des blés y prenait tout à coup une nature différente, il est la source de toutes leurs richesses et de tout leur bonheur ; il fait fleurir la marine, les manufactures, l’agriculture. On est forcé, pour combattre des assertions si opposées, de prouver deux propositions en apparence contradictoires ; l’une, que le commerce des grains peut être avantageux dans ces grands États agricoles ; l’autre, que dans les petits États ce commerce n’est pas une source abondante de richesses, en quoi la contradiction n’est qu’apparente, 1°. parce que dans les grands États il est question des avantages qu’y peut apporter le commerce du blé, non pas seulement par le profit que peut procurer la navigation qui l’exporte, mais par le bon prix que la liberté d’exporter donne à la production en la portant au taux commun du blé dans le marché général. 2°. Ces avantages sont considérés absolument, et non pas comparativement aux autres sources de richesses qu’ont les grands États, et qui sont infiniment plus abondantes.

Mais dans les petits États qui n’ont pas de blé de leur crû, et qui ne sont que les voituriers de cette production, nous ne pouvons pas accorder à l’auteur que ce commerce de voiturage et de commission soit aussi important qu’il le prétend. Ainsi la contradiction est toute entière de son côté, lorsqu’il établit que le commerce du blé est avantageux aux États qui n’en ont point, et inutile et presque funeste, selon lui, à ceux à qui le sol national fournit cette production en abondance, et peut encore la fournir plus abondamment, si la culture y est encouragée par la liberté.

Mais, puisque l’auteur veut absolument trouver dans cette Hollande la preuve de tous ses principes, puisqu’il en fait son grand cheval de bataille, je ne puis me refuser à le combattre ici en l’opposant lui-même à lui-même. Je traduirai pour cela fidèlement un passage de son traité, Della Moneta, imprimé il y a dix-neuf ans. Dans cet ouvrage estimable, l’auteur établit des principes bien différents. Je ne prétends pas tirer avantage de cette opposition contre l’auteur lui-même. Il serait possible de trouver entre deux ouvrages faits à une si grande distance de temps des différences d’opinions qui ne devraient rien diminuer de l’estime qu’on peut faire de son esprit et de ses talents. Mais si les principes que l’auteur établit dans son livre sur la monnaie y sont appuyés de raisonnements sans réplique, en même temps qu’ils sont diamétralement opposés à ceux des Dialogues, nous serons en droit de préférer ceux-là à ceux-ci, et il faudra que l’auteur lui-même revienne à ses anciennes opinions.

« J’ai connu, dit-il, un homme respecté pour ses connaissances politiques, qui après avoir mesuré sur la carte la province d’Hollande, et la trouvant plus petite que nos deux Calabres, dit en soupirant : Voyez ce que vaut un morceau de terre sablonneuse, ou marécageuse, habitée par des lapins et des grenouilles, et tout le monde d’applaudir. Cependant un curieux plus sage voulut mesurer combien de terre occupaient toutes les colonies et les établissements des Hollandais en Amérique, sur la côte de Guinée, au Cap, à Ceylan, Java, Bornéo, les Moluques. Il y joignit les terres des princes leurs tributaires, ou leurs alliés qui dépendent entièrement d’eux, et il se trouva que tous ces États, avec les provinces, étaient aussi étendues que la France. Il en conclut que les Pays-Bas hollandais n’étaient pas la république, mais le lieu de son marché : Or, ajoutait-il, celui qui considérera que les richesses qu’un État acquiert par la vente des marchandises de son crû, sont dûes à l’agriculture et non au commerce, et qui fera attention à la grande qualité de marchandises du crû du terrain des Hollandais qui se consomment, trouvera que l’agriculture est la mère des richesses : après l’agriculture vient la pêche, autre source qui en fournit ; et enfin la chasse, dont plusieurs nations, comme les Russes, tirent de grands avantages ; tout le reste est fort peu de chose. » Liv. 4e, chap. 4e, pag. 343.

Est-il besoin que je fasse remarquer que cet endroit du Traité de la monnaie est diamétralement opposé à toute la doctrine des Dialogues. Ces mots sacramentaux, l’agriculture est la mère des richesses, tout le reste est fort peu de chose, ne sont-ils pas la profession de foi des écrivains que l’auteur des Dialogues combat, exprimée dans les termes les plus forts ? Qu’ont dit de plus ceux que l’auteur appelle économistes, et en général tous les écrivains économiques qui ont plaidé la cause de l’agriculture ? Et quand l’auteur applique cette maxime à la Hollande elle-même, qu’il dit que ses richesses viennent des territoires qu’elle possède, que reste-t-il des arguments qu’il emprunte de la Hollande ? Que reste-t-il de sa grande distinction entre les États manufacturiers et les États agricoles ? Que reste-t-il de toute sa théorie ; et j’ose le dire, que reste-t-il d’un ouvrage uniquement fondé sur cette distinction ?

L’auteur croit trouver dans l’exemple de l’Angleterre une autre preuve de la bonté de ses principes (en raisonnant toujours, comme on voit, d’après des exemples et des faits, après avoir commencé son livre par une déclamation contre les faits et les exemples) : L’Angleterre, dit-il page 217, est le seul pays, qui jusqu’à l’époque de l’édit de 1764, ait permis le commerce des blés, avec la restriction des seuls bâtiments nationaux ; car je regarde comme restriction, que le bénéfice n’ait été accordé qu’aux seuls bâtiments anglais ; l’effet n’a pas été l’encouragement direct et immédiat de la culture, comme les ignorants le croient, mais l’encouragement de la marine : cette marine devenue florissante a donné le branle et le mouvement à tout ; les manufactures ont prospéré : de là l’agriculture s’est étendue et améliorée ; l’agriculture étant la base de tout, reçoit toutes les impressions, etc.

Il y a là presque autant de paradoxes, ou plutôt de faussetés manifestes que d’assertions, et je le prouve.

L’auteur des Dialogues nous présente ici trois objets. L’influence de la gratification sur l’augmentation de la marine anglaise. L’influence de l’augmentation de la marine anglaise sur l’augmentation des manufactures. L’influence de l’augmentation des manufactures sur l’agriculture. Voilà, selon lui, les causes, les effets, et l’ordre dans lequel il faut les placer ; et dans la vérité ces causes ne produisent point les effets qu’il leur attribue, et la nature les a disposés dans un ordre tout différent.

1°. Quand l’auteur prononce qu’il n’y a que les ignorants qui croient que l’effet de la gratification anglaise a été l’encouragement direct et immédiat de la culture, il n’est pas poli, et il faut toujours l’être, même en combattant les opinions les plus fausses.

2°. Ces ignorants ne se trompent pas aussi grossièrement que le prétend M. le chevalier. On sait bien que la gratification donnée à l’armateur qui exporte le blé tombe d’abord dans ses mains, et ensuite entre celles de ses matelots, du constructeur de son navire, etc., et qu’en ce sens, son effet direct et immédiat est d’encourager la navigation ; mais si cette gratification accordée fait exporter cent mille quarters de froment, elle les a fait payer aux cultivateurs et aux propriétaires avant même qu’elle fût payée aux navigateurs. Et cet effet qui touche les cultivateurs, les propriétaires et la culture, est antérieur à l’impulsion que peut recevoir la navigation. Le premier effet de la gratification aura donc été d’encourager la culture avant même d’encourager la navigation. Mais, qu’on appelle cet effet direct ou indirect, médiat ou immédiat, c’est une question de mots : ce qu’il nous suffit de prouver, c’est que cet effet est le premier et le plus considérable, et c’est ce que nous allons encore faire entendre par de nouvelles réflexions.

Certainement l’existence et la production du blé sont antérieures à la navigation qui doit l’exporter. Il n’y aurait point de navigation, malgré toutes les gratifications du monde, s’il n’y avait rien à exporter. À la vérité, on peut dire aussi que s’il n’y avait point d’exportation, le blé qu’on exporte n’existerait pas, et c’est bien là un des principes des défenseurs de l’exportation : mais dire que l’exportation, ou plutôt la liberté d’exporter augmentent la production, ce n’est pas la même chose que de dire que la navigation donne le mouvement, et le premier mouvement à tout. La navigation, la marine florissante, sont elles-mêmes des effets de la liberté d’exporter, et les premières causes de l’existence de la production qu’on exporte. La production existante une fois donne l’existence à la navigation, au roulage, et à tous les moyens d’exportation ; mais ce n’est pas parce qu’il y a une navigation, qu’il y a des productions à exporter ; cest parce qu’il y a des productions à exporter, et liberté d’exporter, qu’il s’établit une navigation et qu’il se forme des navigateurs.

3°. La marine anglaise, encouragée par la gratification, n’est pas toute la marine anglaise, mais seulement celle qui a été occupée depuis la gratification, à exporter les grains. Certainement la gratification pour les grains n’a pas fait augmenter ni la navigation de Newcastle à Londres, la grande pépinière des matelots anglais, ni celle de la métropole aux colonies, ni celle de la pêche de la morue, ni celle du Levant, etc. Si l’on considère cette masse de navigation, et qu’on la compare à celle qui est occupée de l’exportation des blés, on verra que c’est s’exprimer sans exactitude que de dire que la gratification sur les blés a rendu la marine anglaise florissante.

4°. Cette partie de la marine anglaise, occupée à l’exportation des blés, ne doit pas toute entière son existence à la gratification ; ou, selon l’auteur, qui regarde ces deux choses comme synonymes, à l’exclusion des navires étrangers. Car, quand cette exclusion n’aurait pas eu lieu, il y aurait toujours eu une grande quantité de navires anglais occupés de l’exportation, que la seule liberté d’exporter et l’abondance de la denrée auraient mis en mouvement ; en supposant donc que la gratification ait augmenté véritablement le nombre des navires exportateurs, l’augmentation dans la navigation anglaise dûe à cette cause, serait encore bien moins considérable que l’auteur ne le prétend, et il devient par là encore plus déraisonnable de dire que la gratification a rendu la marine anglaise florissante.

5°. La gratification a un effet funeste à la navigation elle-même, que l’auteur des Dialogues paraît ignorer entièrement. C’est qu’en nuisant à la concurrence, elle augmente le prix de la navigation. Les Hollandais qui n’ont point de gratification pour leurs navigateurs, naviguent à meilleur marché que les Anglais ; et parmi les raisons de la cherté de la navigation anglaise, celle-là même doit être comptée. Or, le haut prix de la navigation tend à diminuer la navigation elle-même, puisque la nation qui navigue le plus chèrement peut plus difficilement exercer cette espèce d’industrie pour les autres, par la raison que la cherté d’une chose vénale en diminue la vente au marché.

6°. Rien n’est plus favorable à la navigation, que la quantité de denrées à exporter, et rien n’est si contraire à son augmentation que la diminution des denrées qui sont la matière de l’exportation ; si donc la gratification nuisait à la culture en même proportion qu’elle paraît servir la navigation, il faudrait convenir qu’en établissant la gratification, on n’aurait pas vraiment favorisé la navigation. Or, c’est ce qui arrive en effet ; car cette gratification est toujours un impôt pris sur les propriétaires de la production ; la production elle-même aurait augmenté ou pu augmenter (ce qui suffit dans la question présente) de toute la quantité qu’aurait pu faire naître pendant un siècle cette partie de la production employée à payer la gratification, et qui pouvait l’être à exciter et encourager la culture, en enrichissant l’agriculteur et le propriétaire de qui dépend conjointement la production. La gratification aura donc diminué la quantité de la denrée à exporter, eu égard à ce qu’elle aurait été avec la simple liberté ; elle aura donc diminué la culture d’autant ; la gratification ou l’exclusion des navires étrangers n’aurait donc pas augmenté la navigation anglaise.

Voyons maintenant l’influence prétendue de l’augmentation de la navigation sur les manufactures. L’auteur ne paraît pas s’être entendu ici lui-même ; et en l’expliquant, on s’aperçoit facilement de la fausseté de son assertion générale : la marine florissante a fait prospérer les manufactures.

Il y a deux sortes de manufactures : celles qui travaillent pour la consommation nationale, et celles dont les productions s’exportent au dehors. L’étendue de la navigation nationale ne peut produire aucun effet considérable sur les manufactures du premier genre. En supposant que la navigation, ou plutôt le surcroît de navigation que l’exportation des grains a pu amener, ait fourni à un certain nombre d’Anglais de quoi payer leurs consommations en manufactures anglaises, qu’est-ce que cet objet en comparaison de la masse immense de consommation des productions des manufactures anglaises payées par les agriculteurs, les propriétaires, les administrateurs de la société, et les salariés de ces trois ordres de citoyens ; consommations qui sont toutes indépendantes de la navigation anglaise ?

Reste donc les manufactures exportatrices auxquelles il faut que l’auteur borne son assertion ; qui signifiera désormais que la marine florissante favorise la consommation au dehors de la partie de draps anglais, des étoffes de soie, de la quincaillerie, etc., qui se vend à l’étranger. Mais, si l’on veut être de bonne foi, on conviendra d’abord que cet objet ne peut être comparé à la masse des consommations nationales en manufactures du pays sur lequel l’état de la marine n’influe, comme nous venons de le voir, que bien faiblement ; à quoi il faut ajouter que les manufactures qui travaillent pour exporter à l’étranger, travailleraient tout autant quand ce serait les Hollandais qui en exporteraient les productions, et qu’elles pourraient même travailler davantage, si les Hollandais les exportaient à meilleur marché, parce que cette épargne établissant l’étoffe, la quincaillerie, etc., à meilleur compte pour les consommateurs étrangers, en augmenterait la consommation.

Cette distinction des manufactures exportatrices d’avec celles qui travaillent pour la consommation nationale, l’auteur a évité de la faire, et ce n’est qu’à l’abri de l’équivoque de ce mot, manufactures, qu’il a pu se permettre d’attribuer la prospérité des manufactures anglaises à la navigation anglaise. De si grands effets disparaissent lorsqu’on a compris qu’il ne peut être question dans les raisonnements de l’auteur des Dialogues, que des manufactures exportatrices, et même de la partie de la navigation anglaise qui est occupée de leur exportation.

L’auteur des Dialogues voulant expliquer et prouver l’influence que la navigation et l’exportation des blés en particulier ont sur la prospérité des manufactures, nous dit qu’un horloger anglais, ou un marchand en ouvrages d’acier, glisse dans la poupe de son ami, le capitaine qui porte des blés à Lisbonne, une caisse de ses manufactures dont le transport ne lui coûte rien, et qui entre facilement en contrebande ; que la facilité de verser la contrebande doit entrer aujourd’hui pour beaucoup dans les considérations sur les finances et le commerce des nations.

D’abord aucun commerce régulier ne peut se soutenir par ces petits moyens, qui ne peuvent avoir lieu que dans des circonstances rares. L’horlogerie et les ouvrages d’acier que les Anglais exportent ne sont pas transportés gratuitement ; ils payent un port, des primes d’assurance, et en général des frais de toute espèce relativement à leur plus grande valeur. Une caisse de manufactures précieuses ne se transporte pas à Lisbonne, ni gratis, ni au même prix qu’un poids égal de blé ou de quelque autre denrée plus commune. Il est tout aussi vrai de dire que le blé suit les manufactures précieuses, que de dire que les manufactures précieuses suivent le blé ; et le plus souvent c’est à l’abri du transport de celles-là que se fait le transport, le commerce par mer de celles-ci. Les navires qui vont chercher dans le nord des bois de construction sont en état de les rapporter à bon marché parce qu’ils ont porté des vins, des eaux-de-vie et des marchandises précieuses et de petit volume : l’exemple que cite l’auteur lui-même, des piastres qui viennent de l’Amérique à Cadix, est contre lui ; car on peut dire avec plus de raison, que si on peut rapporter des cuirs de si loin à un prix de transport modique, c’est parce qu’on apporte en même temps des piastres sur lesquelles on gagne beaucoup.

Quant à la facilité de verser la contrebande, cette considération que l’auteur nous donne, comme devant entrer pour beaucoup dans les principes de l’administration, est une vue bien petite et bien mesquine, pour employer contre M. le chevalier les termes dont il le sert lui-même contre les écrivains qu’il combat ; et nous n’en voulons pour garant que M. le chevalier lui-même, qui tout de suite après, et au folio verso, dit d’un air ironique et moqueur, que tout le monde est d’accord qu’il faut encourager les manufactures nationales par des impôts et des défenses absolues ; qui rit, avec raison, de ce moyen, et de ceux qui trouvent que ceux qui l’emploient, commencent à s’éclairer ; et enfin qui nous enseigne comme une chose tout à fait nouvelle, que cette défense n’est bonne qu’à laisser une nation dans un état de rudesse et de grossièreté, sans goût ni pour ses manufactures, ni pour celles des étrangers. Je demande, comment en exposant ces principes, page 222, il a pu dire, page 221, que la facilité de verser la contrebande doit entrer pour beaucoup dans les considérations sur les finances et le commerce des nations.

Mais en supposant que l’auteur des Dialogues s’arrêtera à son opinion de la page 222, il a tort de prêter le sentiment contraire aux écrivains qu’il combat plus particulièrement, et qu’on appelle économistes ; car ces auteurs ont dit, avec d’autres, mais certainement avant lui, et bien plus souvent et plus fortement que lui, que les prohibitions et les droits sur les manufactures étrangères, pour encourager les manufactures nationales, étaient l’ouvrage d’une mauvaise politique. Ce principe est même un de ceux qu’ils ont établi avec le plus de soin. L’auteur ne devait donc pas dire que ces écrivains trouvent que le monde commence à s’éclairer, parce qu’on fait des défenses et des prohibitions qu’ils ont toujours regardées comme dictées par d’anciens préjugés, et par l’ignorance de la nature du commerce et de l’industrie. À la vérité l’auteur professe qu’il n’a lu aucun de ces auteurs ; mais il devait donc s’abstenir de leur attribuer telles et telles opinions, dans la crainte de leur en prêter de diamétralement contraires à celles qu’ils ont toujours soutenues : malheur qui lui arrive ici.

La troisième prétention de l’auteur, que la prospérité des manufactures a été le principe, la cause de l’extension et de la prospérité de l’agriculture anglaise, est encore bien plus fausse ; car puisqu’il est toujours question ici des manufactures exportatrices, qui sont un objet peu considérable, et non des manufactures infiniment plus étendues, qui fournissent à la consommation nationale, comment peut-on dire que ces manufactures sont le principe de l’amélioration de l’agriculture ?

Quant aux manufactures qui travaillent pour la consommation nationale, l’assertion est encore plus évidemment fausse, puisque leurs ouvrages n’étant payés que par les produits de la culture nationale, doivent par conséquent leur existence à l’agriculture et ne la lui donnent point.

Enfin, et en général, il n’est pas vrai que la marine florissante donne le mouvement à tout, et à l’agriculture en particulier. La marine florissante ne donne le mouvement qu’aux hommes qui en sont occupés, et qui payent leurs consommations avec les salaires qu’ils retirent de cette espèce de travail et d’industrie. S’il y a deux ou trois mille matelots en Angleterre occupés du commerce des grains qui s’exportent, cette navigation donne, si l’on veut, le mouvement à la partie de richesses qui se consomme dans cette classe d’hommes : mais qu’est-ce que cela relativement au reste des consommations d’une nation composée de dix à onze millions d’habitants, qui, presque tous, font des consommations plus abondantes que les navigateurs ? Attribuer à cette cause le mouvement universel d’une grande machine politique comme l’Angleterre, c’est faire produire un effet immense par une très petite cause.

Mais, dit l’auteur, voulant confirmer sa théorie, l’agriculture étant la base de tout, reçoit toutes les impressions ; ainsi il ne faut pas s’inquiéter pour elle. L’auteur veut dire que l’agriculture est le résultat, le produit de tout, des manufactures, de la navigation, etc. On voit d’abord que c’est là intervertir le sens naturel des termes ; car le mot, base signifie tout le contraire de ce qu’entend ici l’auteur. Ce terme est plutôt synonyme de cause, de principe, de fondement. C’est sur la base que l’édifice s’élève, et l’édifice n’est pas avant la base. Employer le mot, base, au sens que lui donne ici l’auteur, c’est supposer ce qui est ici en question. On s’exprimerait avec plus de justesse si l’on disait : l’agriculture étant la base de tout, communique toutes les impressions et ne les reçoit d’aucune autre chose. Il est évidemment faux que l’agriculture existe à la suite de la navigation et des manufactures, et évidemment vrai que c’est l’agriculture qui, dans un grand pays comme l’Angleterre, donne l’existence à la masse des richesses de la nation, aux manufactures et à la navigation nationales, auprès desquelles les manufactures exportatrices et la navigation qui s’exerce pour les étrangers, sont des objets de fort peu de considération.

D’après ces réflexions, on ne peut que trouver fort étrange le conseil que nous donne l’auteur. L’agriculture étant la base de tout, il ne faut pas s’inquiéter pour elle ; augmentez, enrichissez, faites prospérer toutes les autres choses, et soyez tranquille. Quelle logique est celle-là ! Cest comme si l’on disait, les fondements de votre maison devant porter tout l’édifice, ne vous en occupez pas ; faites seulement des murs bien solides. Comparaison bien juste, puisqu’il n’est pas plus possible de faire prospérer toutes les autres choses, en négligeant de s’occuper de l’agriculture, que de faire de bons murs bien solides sans avoir jeté de bons fondements. C’est précisément parce que l’agriculture est la base de tout qu’il faut s’inquiéter pour elle ; c’est-à-dire qu’il faut écarter tous les obstacles qui l’empêchent de prospérer, et surtout lui donner la plus grande liberté. C’est de cela seulement qu’il faut s’occuper, et on pourra être ensuite tranquille sur tout le reste.

L’auteur nous donne pourtant une raison d’être tranquille en ne nous inquiétant point pour l’agriculture : lorsque l’agriculteur, dit-il, trouvera beaucoup de consommateurs, et des consommateurs riches, il est impossible qu’il ne vende bien ses denrées. Rien de plus vrai, mais rien de plus contraire à toute la doctrine de l’auteur et à la conséquence qu’il en veut tirer : car, quand l’agriculteur trouve-t-il beaucoup de consommateurs riches qui achètent bien ses denrées ? C’est lorsque les propriétaires de terre sont riches, consomment beaucoup eux-mêmes, et mettent les hommes qui travaillent pour eux en état de consommer beaucoup par les salaires qu’ils leur donnent. C’est aussi lorsque la partie de la société qui jouit du revenu public, peut consommer et faire consommer beaucoup. Or, n’est-il pas évident que les propriétaires, ceux qui subsistent de l’impôt, et les salariés des uns et des autres, sont d’autant plus riches et ont d’autant plus à consommer, que l’agriculture elle-même est plus étendue, plus florissante, et les agriculteurs plus riches ? Puisque c’est alors seulement que les propriétaires ont de grands revenus, et que le revenu public est considérable.

L’auteur ne peut résoudre cette question qu’en disant que par ces consommateurs riches, il entend ceux que l’exportation des productions des manufactures aura enrichis, lesquels ne doivent point leurs facultés de consommer à l’agriculture nationale : mais cette réponse décèlera toute la faiblesse de ses principes ; car, comme nous l’avons remarqué déjà plusieurs fois, le nombre des consommateurs qui peuvent tirer les moyens de consommer d’un pays étranger et la masse de leurs consommations, ne peuvent être qu’une portion très petite des consommateurs et des consommations d’une grande nation agricole, assertion qui est encore vraie, même des nations que l’auteur appelle navigatrices et manufacturières, telle que la Hollande, par exemple, qui tire elle-même la plus grande partie de ses moyens de consommer des territoires dont elle est en possession.

Je remarquerai encore, que l’auteur suppose ici, comme dans tout son ouvrage, que le gouvernement peut à son gré augmenter le nombre de ces manufacturiers riches, qui vivraient aux dépens de l’étranger, et la quantité des moyens de consommer qu’ils en tireraient ; mais il ne dépend pas du gouvernement de créer au dehors des consommateurs des productions de ses manufactures. Leur nombre et les marchés auxquels ils achètent sont déterminés par des causes sur lesquelles le gouvernement ne peut pas tout ce qu’il veut ; parce que les autres gouvernements peuvent favoriser et encourager aussi chez eux les manufactures nationales ; et que si ceux-ci ont d’ailleurs des avantages qui leur soient particuliers du côté des matières premières, de la situation, du caractère laborieux de leurs peuples, et qu’ils ne détruisent point ces avantages par de mauvaises lois, le grand État qui voudra leur vendre en plus grande quantité les productions de ses manufactures n’en pourra pas venir à bout. À la vérité, l’auteur nous donne un moyen qu’il croit excellent pour cela, qui est de détruire l’agriculture, d’avilir tellement les productions du sol que la main-d’œuvre y soit à très bon marché, ce qui doit, selon lui, procurer le débit avantageux des manufactures, et convertir toute une nation agricole en ouvriers pour les autres nations, qui seront désormais bien plus riches, à son avis, que si le bon prix des productions du sol y encourageait l’agriculture et y multipliait les richesses des propriétaires et de tous les consommateurs qui tirent les moyens de consommer du sol national ; mais les principes que nous avons établis ci-dessus, et l’absurdité manifeste de ce projet, nous dispensent de nous arrêter à le réfuter encore ici.

Il nous reste à examiner la proposition que fait l’auteur d’établir un droit de 50 sols par septier, à la sortie des blés, et de 25 sols à l’entrée. L’auteur présente en ces termes les avantages de la législation :

Toute la question de l’exportation est bien aisée à décider, d’après ce principe incontestable, qu’il vaut mieux vendre son blé que de le jeter à la rivière, et en le vendant à prix égal, qu’il vaut mieux le vendre à son frère qu’à son ennemi. Jusqu’en 1764, on a cru qu’il valait mieux jeter son blé que de le vendre. Depuis cinq ans on a imaginé qu’il valait mieux le vendre à son ennemi qu’à son frère. En évitant ces deux erreurs, on décide cette question si difficile, si épineuse, qu’aucune nation n’a pu encore résoudre. p. 133 et 135.

1°. Je remarque d’abord que ce projet, qui doit remplir l’attente des nations, est le plus ancien, le plus connu, le plus commun, le plus facile à imaginer, et qu’il a été proposé par un grand nombre de ceux qui ont voulu apporter quelques restrictions à la liberté.

2°. L’établissement de ces deux droits n’atteint point au but que l’auteur se proposait.

Toute limitation à la liberté du commerce des grains empêche ou la production, ou la vente d’une partie de grains qui aurait été produite ou vendue ; c’est donc à ceux qui l’adoptent qu’on peut reprocher de croire qu’il vaut mieux jeter son blé que de le vendre ; que s’ils disent qu’ils veulent seulement forcer l’agriculteur de vendre son blé à son frère, ce sera lui faire un ennemi de son frère, de son concitoyen. C’est l’effet de toutes les contraintes en ce genre, d’armer et d’exciter tous les citoyens contre l’agriculteur. C’est d’après ce même principe qu’on fait violence à un fermier pour l’obliger à vendre ses blés à perte, et à garnir, comme on dit, les marchés ; c’est en suivant cette maxime que le peuple des villes pille les voitures chargées de grains et les magasins où on le conserve, et se met en un état de guerre ouverte avec les agriculteurs et les marchands de blé, qui ne sont que les ayant-cause et les représentants des agriculteurs. Et de bonne foi, qui des deux est l’ennemi de l’agriculteur, ou l’étranger qui lui paye sa récolte, au prix que la rareté lui donne, ou le concitoyen qui le force de la donner à perte, ou la prend de force, s’il refuse d’y consentir ?

M. le chevalier semble avoir voulu prévenir cette objection, en mettant à sa propositionqu’il vaut mieux vendre son blé à son frère qu’à son ennemila petite clause à prix égal ; mais cette restriction détruit toute sa législation, car on lui accordera qu’il vaut mieux vendre à son frère qu’à son ennemi, à prix égal ; mais on lui dira que toute contrainte imposée au commerce des blés force l’agriculteur de le donner à perte de son frère, au lieu de le vendre à profit à l’ennemi. C’est là l’assertion constante des défenseurs de la liberté ; c’est une vérité évidente, dont l’auteur lui-même paraît convenir, en ne parlant que du cas où le prix est égal. C’est au moins la question entre eux et lui, qu’il ne peut pas supposer. Or, il suit de là qu’il ne peut rien conclure de la grande maxime, puisque pour en tirer quelque avantage, il faudrait qu’elle fût conçue en ces termes : il vaut mieux vendre son blé à perte à son frère qu’à profit à son ennemi, c’est-à-dire à l’étranger, et nous ne croyons pas qu’il osât donner ce principe, ainsi conçu, comme un moyen aisé de décider cette question si difficile, qu’aucune nation n’a pu résoudre encore.

Mais faisons sentir par quelques réflexions les inconvénients de la législation de M. le chevalier, et d’abord ceux qu’entraînera le droit de sortie.

1°. Le droit de 50 sols par septier, en tenant au dedans du royaume les grains à un prix plus bas que les grains étrangers, diminue l’intérêt du cultivateur et du propriétaire, à employer des capitaux à la culture, relativement à celui que peuvent trouver à employer ainsi leurs capitaux les agriculteurs et les propriétaires étrangers. Or, qu’on réfléchisse un moment sur cette question. De deux nations, dans l’une desquelles les propriétaires et les cultivateurs ont un intérêt plus grand à employer leurs capitaux à la culture, tandis que dans l’autre cet intérêt est moindre ; quelle est celle qui est dans la situation la plus avantageuse ? Quelle est celle où la production et la richesse nationale tendent à s’augmenter ?

2°. Le droit de 50 sols par septier à la sortie est à peu près un huitième de la valeur du blé, estimé au prix de 20 livres le septier, qu’on peut regarder comme son prix commun. Les blés de France se trouvent par cette taxe hors d’état d’entrer en concurrence dans les marchés de l’Europe avec ceux de l’étranger ; hors du cas d’une disette extrême dans les pays étrangers, et non pas seulement dans un ou deux pays étrangers, mais dans tous, ou presque tous à la fois. Or, comme ce cas d’une disette presque universelle est très rare, il suit de là que le droit est un obstacle insurmontable à toute exportation régulière. On conçoit pourtant facilement que les mesures qu’un État politique peut prendre pour l’administration de son commerce des blés doivent avoir pour objet un état régulier et constant.

L’exportation ne se fait d’un pays à blé, qu’autant que le blé peut soutenir la concurrence des autres pays, vendeurs de la même production. Si l’on suppose toutes les circonstances égales dans deux pays, les acheteurs pourront se partager entre l’un et l’autre. Si l’un des deux a des avantages de proximité, de facilité pour les peuples acheteurs, on préférera d’acheter chez lui. Enfin, si l’on établit dans l’un de ces pays des droits et des impôts qui y tiennent le prix du blé par-delà ce qu’il serait par les circonstances naturelles, vous détournerez les acheteurs de chez lui, tant qu’ils pourront trouver du blé ailleurs. Or, dans l’état constant des choses, le droit imposé en France fera germer le blé ailleurs, en Angleterre par exemple, ou en Italie, et l’étouffera en France même ; puisque dans l’état constant l’Italie et l’Angleterre, à raison même de l’exemption des droits, pouvant donner les blés à meilleur marché, seront encouragées à le cultiver par la certitude de le vendre, tandis que l’impossibilité de le vendre à aussi bon prix que l’Angleterre et l’Italie, les circonstances étant égales (et elles le sont dans l’état constant) détruira en France cette même culture qu’elle aura suscitée en Italie.

Il pourra cependant subsister encore quelque exportation avec le droit dans des cas extraordinaires, c’est-à-dire dans le cas de disette des pays étrangers ; encore faudra-t-il que cette disette s’étende à un grand nombre de ces pays à la fois, et comme dit l’auteur, toutes les fois que le besoin sera grand dans un pays, et que l’abondance sera grande en France. Mais que sera cette exportation qui ne pourra avoir lieu que dans les circonstances nécessairement rares, d’abondance et de bon marché en France, concourant avec la disette presque universelle dans les pays étrangers ? Qui ne voit que cette réunion de circonstances nécessaire, en conséquence de l’établissement du droit, et en même temps si rare, réduira à rien, ou presque rien, toute l’exportation du royaume ? Qui ne voit au moins qu’il n’y aura plus, ou presque plus d’exportation annuelle et constante, en conséquence de cette belle législation, et que c’est pourtant l’exportation annuelle et constante qu’il est important d’établir, ou plutôt de laisser établir ?

Cette objection est si naturelle, que l’auteur se la propose lui-même ; car après avoir dit que son impôt diminuera les demandes de l’étranger et les rendra moins fréquentes, p. 276, son président lui oppose, que cela diminuera beaucoup l’exportation, et que l’étranger ira chercher ailleurs des blés à meilleur marché. p. 276 et 277.

M. le chevalier répond à cela,qu’il aille, je lui souhaite bon voyage. Il s’agit ici d’une marchandise de première nécessité ; or, il faut être fâché de voir qu’on aille acheter des étoffes à Londres plutôt qu’à Lyon, mais non pas qu’on laisse aux Français leur pain. ibid.

Ce que nous avons dit ci-dessus suffit pour faire comprendre la faiblesse de cette réponse. Je me contenterai d’une seule réflexion. C’est qu’en achetant des blés en France et plus souvent et en plus grande quantité, en conséquence de la liberté et de l’exemption de tout droit, les étrangers n’ôtent point aux Français leur pain ; parce que l’exportation commune et soutenue qui serait la suite de cette liberté et de cette exemption, donnerait l’existence à un excédent de production en blé qui se produirait précisément pour être exportée. L’étranger n’ôterait donc point aux Français leur pain.

Inutilement M. le chevalier cherche-t-il à nous consoler en nous disant que si l’impôt diminue l’exportation, comme il en convient lui-même, il ne la détruira pas entièrement. Il ny a, dit-il, que les défenses absolues qui puissent causer ce mal, témoin les droits des aides, qui ne détruisent pas le commerce de France avec l’étranger.

C’est céder beaucoup trop, ce me semble, pour la cause de M. le chevalier, que de convenir que l’impôt diminuera l’exportation ; car, comme il s’agit ici de l’exportation annuelle et régulière, si l’impôt la diminue, il est bien évident qu’il détruira la production de toute cette partie qui se serait exportée annuellement. Les défenseurs de la liberté illimitée et de l’exemption de tout droit ne disent pas davantage et trouvent cette seule raison décisive en leur faveur, parce que l’anéantissement d’une quantité de production est une perte réelle et grave pour un État politique.

Les droits sur les vins diminuent considérablement la production et l’exportation des vins, et les richesses que le royaume tirerait de ce genre de culture. La destruction n’est pas entière, parce que les vins de France sont une production particulière à notre pays que les étrangers ne peuvent pas trouver ailleurs ; au lieu que, selon la remarque de l’auteur lui-même, p. 172, le blé vient partout, et qu’aucun pays de l’Europe n’en est privé. Il n’est donc pas étrange qu’un droit, même considérable, sur les vins ne détruise pas entièrement la production ; tandis qu’un droit, même modique (et celui de 50 sols par septier ne l’est pas) produirait cet effet sur les blés du royaume, en les mettant dans l’impossibilité de soutenir la concurrence avec les blés de tous les autres pays.

3°. L’auteur qui propose ce droit, et tous ceux qui raisonnent sur les mêmes principes, établissent que les droits de sortie sur les productions des manufactures étrangères sont contraires aux principes d’une bonne administration. Ils se récrieraient contre la proposition de mettre cinquante sols de droit par aune de drap destiné à être exporté à l’étranger. Ils prétendraient, avec raison, qu’un droit pareil serait nuisible aux manufactures ; pourquoi ne nuirait-il pas de même à la production du blé ? Est-ce qu’on se laisserait faire illusion par le terme de manufacture ? Le blé n’est-il pas une production de l’industrie et de l’emploi des capitaux comme la toile et le drap ? Quelle raison peut-on avoir de ne pas assimiler deux choses qui se ressemblent essentiellement, et de ne pas les affranchir également ou les soumettre également aux mêmes gênes ?

4°. Nous avons réclamé en plusieurs endroits de cet ouvrage les droits de la propriété contre les prohibitions. Ils sont encore blessés par les impôts à la sortie. On voit bien que le droit du propriétaire d’une denrée est de la vendre au prix que la plus grande concurrence des acheteurs peut lui donner, puisque ce prix est le seul qui puisse payer la valeur naturelle de la denrée. Toute loi qui diminue le nombre de ces concurrents et l’activité de leur concurrence diminue le prix de la denrée ; et c’est l’effet d’un droit imposé à la sortie, puisqu’il ôte du nombre des acheteurs de la denrée tous les étrangers chez lesquels le blé n’est pas de plus de cinquante sols plus cher que chez nous. Ce droit donne donc atteinte à la propriété de l’agriculteur, dont la denrée n’atteint pas à son prix naturel, qui est celui que lui donnerait la concurrence libre et entière ; et à celle du propriétaire de terre, dont le sol perd aussi de la valeur en raison de la diminution de valeur de la denrée qui y croît.

Les inconvénients du droit imposé à l’entrée sont bien grands aussi. Le principal est d’écarter les blés du dehors lorsque la disette les rend nécessaires, et de les enchérir pour le peuple lorsqu’ils sont importés. Il les écarte parce que, dans les années de disette, pour peu que ce fléau se soit fait sentir à quelque autre pays en même temps, on y portera les blés plutôt qu’en France où ils seront soumis à un droit de plus de cinq pour cent de leur valeur, droit terrible, et qui suffit pour écarter les négociants et les déterminer à porter leur marchandise ailleurs. Ce droit enchérit aussi le blé pour le peuple, quand il est importé réellement, puisque dans la vérité, le droit est toujours payé par le consommateur. C’est donc le peuple qui payera les 25 sols par septier de plus, par-delà le prix déjà fort haut auquel la disette l’aura porté. On demande si une pareille législation est raisonnable.

Un autre inconvénient, commun aux deux espèces de droits, est celui de faire du blé, c’est-à-dire, de la subsistance du peuple, de la denrée la plus nécessaire à la vie, une marchandise de contrebande. L’auteur, qui, dans un endroit de son livre (car il dit le contraire ailleurs), trouve ridicule les droits imposés sur les productions des manufactures étrangères, supprimerait sans doute une armée de commis employée à garder les frontières contre les manufacturiers étrangers. En ce cas, il faudra qu’il la remette sur pied, uniquement pour faire exiger ses droits sur le blé et empêcher la sortie et l’entrée en fraude de cette denrée, et son armée combattra alors également contre les agriculteurs nationaux et les agriculteurs étrangers. Politique fausse et funeste.

Cette dernière réflexion est de l’auteur des Éphémérides, dans l’extrait qu’il a donné des Dialogues, tom. II, ann. 1769. En voici une autre que je puise dans la même source. M. le chevalier trouve à la législation un grand avantage, en ce qu’on peut s’en servir utilement pour favoriser les puissances avec lesquelles la France est amie, en leur remettant les droits de sortie ou d’entrée : ce qu’il appuie du proverbe italien, chi saluta tutti non si fa amico nessuno. L’auteur des Éphémérides dit, avec raison, que ce sont là de petites finesses politiques que les souverains doivent dédaigner ; que c’est apporter dans l’administration un esprit minutieux d’intrigue, et vouloir faire de petites choses par de petits moyens. J’ajoute que cette politique diminuerait beaucoup les avantages que l’auteur veut retirer de la législation. Tout ce qui sortirait ainsi de blé, en vertu des traités avec les puissances amies, l’Espagne, par exemple, et plusieurs États d’Italie, etc., serait autant d’enlevé à la masse des subsistances de la nation dans les principes de l’auteur ; augmenterait d’autant le prix des grains dans le royaume et par conséquent le prix des ouvrages manufacturés, et par conséquent encore, tous les avantages que l’auteur trouve à favoriser les manufacturiers aux dépens des agriculteurs. De même tout ce qui entrerait en exemption de droits dans les temps où les récoltes, peu abondantes, pourraient élever le prix du blé national et dédommager les agriculteurs, nuirait à l’agriculture que l’auteur voulait encourager par son impôt à l’entrée. On voit, par là, combien la législation de l’auteur est incohérente dans toutes ses parties et en contradiction avec elle-même.

Voici enfin un raisonnement bien décisif contre cette administration. Lorsqu’il établit 25 sols de droits d’entrée sur les blés étrangers, il suppose que ces blés sont à un prix assez modique chez l’étranger pour pouvoir supporter les frais de transport, et en outre, 25 sols de droits par septier à leur entrée en France, pour y être vendus. Lorsqu’il établit 50 sols à la sortie sur les blés de France, il suppose qu’ils sont en France à un prix tel qu’ils pourront supporter les frais de transport, et en outre 50 sols de droits de sortie, pour être vendus dans le pays étranger.

Or, ces deux suppositions sont contradictoires l’une à l’autre, et la législation qui les embrasse est incohérente. Il ne peut y avoir dans ce système ni importation ni exportation.

Avec 25 sols de droits d’entrée sur les blés étrangers, il ne peut y avoir d’importation dans un pays où il est nécessaire de mettre 50 sols de droits de sortie pour empêcher l’exportation, c’est-à-dire, en France. En effet, cette nécessité ne peut avoir lieu dans un pays, qu’autant que le prix du blé y est moindre que dans les pays environnants, puisqu’on ne peut exporter que pour aller chercher le meilleur prix. Or, là où le prix du blé est moindre, il ne se fait point d’importation par la même raison, c’est-à-dire, parce qu’on ne porte pas les blés d’un pays où ils sont chers dans un pays où ils sont à meilleur marché. Si les 50 sols de droits de sortie sur les blés nationaux sont nécessaires, il ne se fera donc point d’importation.

De même, avec 50 sols de droits de sortie sur les blés nationaux, il ne peut se faire d’exportation dans les pays étrangers sur les blés desquels il est nécessaire, selon l’auteur des Dialogues, de mettre 25 sols de droits d’entrée pour en empêcher l’importation. Car ces 25 sols de droits ne peuvent être nécessaires que dans le cas où les blés sont à un prix assez modique pour pouvoir être importés en France, en payant le droit et les frais de transport. Or, lorsque les blés étrangers peuvent payer, pour entrer en France, 25 sols de droits et en outre des frais de transport, il est bien clair que les blés de France ne peuvent être vendus ni dans le pays d’où ces blés viendraient, ni dans les autres où ces mêmes blés étrangers peuvent être vendus, puisque les blés français ne pourraient pas soutenir la concurrence, après avoir payé 50 sols de droit de sortie et des frais de transport. Si les 25 sols de droits d’entrée sont nécessaires sur les blés étrangers, il ne se fera donc point d’exportation des blés nationaux.

Dans le système de l’auteur, il n’y aura donc ni importation ni exportation possible, quoique son système de droits d’entrée et de sortie n’ait pour objet que de favoriser l’importation et l’exportation.

Il faut terminer une discussion déjà trop étendue et qui m’a mené beaucoup plus loin que je ne croyais. C’est l’inconvénient nécessaire de toute réfutation, de devenir trop longue quand on veut répondre à tout, et incomplète lorsqu’on veut être court. On fait en une demi-page un sophisme qu’il est impossible de démêler sans y mettre une fois plus de paroles. Une contradiction formée par deux propositions, ne peut être relevée si on n’énonce les propositions et si on n’y joint en même temps une observation qui fasse sentir leur opposition. Je ne me flatte pas même, malgré la grosseur du volume que je donne, d’avoir résolu expressément toutes les objections de l’auteur ; mais je crois que les principes que j’ai développés suffiront pour détruire celles auxquelles je n’ai pas expressément répondu, surtout si l’on y joint les raisons exposées par le grand nombre des écrivains économiques qui ont traité le même sujet.

FIN.


En finissant d’imprimer notre ouvrage, nous avons lu un petit extrait des Dialogues inséré dans le Mercure du mois d’avril de cette même année, qui nous a paru présenter avec vérité les défauts de l’ouvrage que nous venons de réfuter, et surtout les contradictions qui y sont rassemblées. Nous ne regrettons pas le temps que nous avons mis à discuter une matière intéressante ; mais ceux qui n’auraient pas eu la patience de nous lire jusqu’au bout, pourront prendre une idée assez juste des Dialogues par l’extrait suivant, que nous prenons la liberté d’insérer ici.

DIALOGUES SUR LE COMMERCE DES BLÉS.

Un succès éclatant met cet ouvrage au-dessus de nos éloges. Nous oserons à peine dire que la facilité du style, le naturel du dialogue, des passages éloquents, des historiettes assez plaisantes, le ton le plus léger sur le sujet le plus grave, l’air imposant qui captive la confiance, l’art de faire valoir pour raison ces petits mots qu’on appelle bons mots ; enfin, mille traits ingénieux justifient les suffrages que ces Dialogues ont obtenus. Mais ces agréments ne sauraient passer dans un extrait, et nous ne pouvons en dépouiller les opinions sans faire beaucoup de tort à l’ouvrage.

Quant à ce dernier objet, nous ne dissimulerons pas qu’on reproche à l’auteur (M. l’abbé G…) d’ignorer le système qu’il entreprend de réfuter. Mais M. le chevalier Zanobi, qui le représente, a soin d’annoncer qu’il arrive d’Italie et qu’il n’a rien lu ; est-il obligé de savoir sans avoir lu et même pu lire ? Il consulte le marquis de Roquemaure et le président de… qui ont eut le temps et les moyens de s’instruire à fond : mais malheureusement, s’il leur en souvient, il ne leur en souvient guère : est-ce sa faute ? On lui reproche encore des contradictions fréquentes : qu’est-ce que cela prouve ? qu’en discutant la matière, il a quelquefois changé d’avis et rectifié ses idées : c’est un sujet d’éloge. Enfin, parce que l’auteur a dit qu’il était inutile d’avertir que ces entretiens n’étaient pas supposés ; on ne veut pas se tenir pour averti qu’ils ne le sont pas. Cependant cet avertissement est l’apologie de l’ouvrage ; les défauts des Dialogues ne sont plus que les fautes ordinaires de la conversation, et l’équité même exige de l’indulgence dans les jugements du public.

L’objet du premier dialogue est de prouver, 1°. que l’administration d’un État, par rapport au commerce des grains, ne doit point servir de règle à un autre, à moins qu’ils ne soient parfaitement semblables dans tous les points, ce qui est impossible. 2°. Que la plus légère variation, telle que l’établissement d’une nouvelle manufacture, suffit pour obliger à changer le régime entier d’un empire par rapport à ce commerce ; ce ne serait pas une petite affaire pour le gouvernement. Mais l’auteur adoucit dans la suite la sévérité de ces règles, en donnant des lois invariables, et les mêmes lois à des États très différents les uns des autres.

Dans le second dialogue, M. le chevalier veut que le gouvernement soit seul chargé de l’approvisionnement des petits États tels que Genève, afin que la ville ne puisse pas être surprise, sans pain, par une attaque imprévue. Ces États sont d’ailleurs des espèces de couvents de Capucins ; donc il ne doit point y avoir de commerce de blé.

Les deux dialogues suivants roulent sur les États qui n’ont point ou qui ont peu de territoire, comme la Hollande. L’auteur leur accorde la liberté du commerce ; mais avec défense, aux États qui ont un territoire comme la France, de suivre cet exemple, parce qu’on sent bien qu’il ne serait pas avantageux à ceux qui recueillent du grain comme il l’est à ceux qui n’en recueillent pas, d’en vendre ; et que si les premiers en vendaient comme les autres, ils pourraient à la fin en manquer ; ce qui ne peut pas arriver à ceux-ci, car leurs manufactures ne les laisseront jamais manquer de rien. L’auteur en répond.

On apprend, dans le cinquième dialogue, la différence d’un peuple agricole avec un peuple manufacturier et commerçant. Un peuple agricole est un joueur ; un joueur risque, et à la fin il meurt à l’hôpital. Il n’en est pas de même d’un peuple manufacturier ; il ne risque rien, et les richesses croisent avec ses manufactures à l’infini. Les interlocuteurs du chevalier n’en doutent pas.

Le sixième dialogue tend à prouver que la France n’a et ne peut avoir que peu ou point de superflu en grains. M. le chevalier ne dit point sur quoi il fonde ses calculs, et il assure qu’il ne connaît la France que pour l’avoir traversée dans les grandes routes ; mais on sait qu’il a la vue perçante et l’esprit subtil.

Dans le septième dialogue, l’auteur balance les avantages et les désavantages du commerce des blés. De l’extrême difficulté de ce commerce, on conclut qu’il faut le défendre au-dehors. Cependant M. le chevalier le permet, afin, surtout, d’avoir une marine florissante, par l’exportation d’un superflu peut-être imaginaire ou du moins presque insensible.

Le huitième dialogue couronne ce pénible travail par deux impôts, l’un de 50 sols sur chaque septier de blé exporté, droit destiné à repousser le grain dans l’intérieur, et dont l’effet naturel en sera de le faire tomber à vil prix ; l’autre de 25 sols sur chaque septier de blé importé, droit imposé pour que le grain étranger ne fasse pas tomber à vil prix le grain du crû, et dont l’effet nécessaire sera de faire payer les secours plus chers aux consommateurs lorsqu’ils seront dans le besoin. Il est évident que l’auteur veut faire le bien.

Nous n’avons exposé que les résultats de chaque dialogue, mais ils suffisent pour faire sentir l’art prodigieux que M. l’abbé G… doit avoir employé pour y avoir tranquillement amené les lecteurs.

 

 

 

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[1] L’abbé Nicolas Baudeau. (B.M.)

[2] « Je suis homme, tout ce qui intéresse les hommes ne saurait m’être indifférent » (Térence). (B.M.)

[3] « Sans être forcé de prêter allégeance à un maître » (Horace). (B.M.)

[4] « Cette permission, nous la demandons comme nous l’offrons à notre tour ». (B.M.)

[5] L’auteur avait peut-être en vue la brochure de Louis-Paul Abeille, Lettre d’un négociant sur la nature du commerce des grains, qui parut en 1763. Mais Morellet se sentit plutôt visé directement, lui qui avait publié l’année suivante un Fragment d’une lettre sur la police des grains, petite brochure de 35 pages. (B.M.)

[6] Cette proposition, et toute la doctrine exposée dans le commencement de ce chapitre, souffrent deux restrictions ; l’une fondée sur le respect dû aux lois tant qu’elles existent ; l’autre est le droit que le gouvernement a d’empêcher le propriétaire, dans l’usage de la propriété, de nuire à ses concitoyens.

[7] Notamment Boisguilbert (Détail de la France, 1695). (B.M.)

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