L’enfance et la jeunesse de Dupont de Nemours racontées par lui-même

L’enfance et la jeunesse de Du Pont de Nemours racontées par lui-même, Paris, 1906 (ouvrage édité pour la famille Du Pont et non mis dans le commerce). — Texte intégral.


TABLE DES MATIÈRES

PRÉFACE.

CHAPITRE PREMIER

Ce que je sais de ma famille paternelle

CHAPITRE II

Ce que je sais de ma famille maternelle

CHAPITRE III

Mon père, ma mère et ma première enfance

CHAPITRE IV

Mon séjour chez M. Viard, et mes études de métaphysique, de mathématiques et d’art militaire, dans la maison paternelle. Je perds ma mère à seize ans.

CHAPITRE V

Situation où je reste chez mon père. — Brouille entre mon père et moi ; notre séparation. — Ma pauvreté, mes ennuis, mes dégoûts, mes projets pour en sortir.

CHAPITRE VI

Je loge chez M. Prignan. — Comment j’étudie la médecine et pourquoi j’abandonne cette étude. — À quoi s’est passé mon temps depuis, jusqu’au commencement de ma carrière politique. — Mon ami de Pradt : nos projets. — Mlle Le Dée. — Comment celle-ci a contribué à fixer mon destin.

CHAPITRE VII

Mes premiers pas dans ma nouvelle carrière et leur peu de succès. — M. de Choiseul. — L’abbé de Voisenon et M. Poissonnier. — Mes premières études champêtres. — M. Méliand. — Deux brochures qui me font trouver quelques protecteurs et des instructeurs. — M. de Mirabeau, l’ami des hommes. — Voltaire. — M. Quesnay veut bien me chercher, et je me donne à lui.

CHAPITRE VIII

M. Quesnay, sa doctrine. — Intimité dont il m’honora. — Petits chagrins que me donne M. Abeille. — Part que j’ai eu à l’administration générale de l’intendance de Soissons. — Mon livre sur l’importation et l’exportation des grains. — Mon séjour au Bignon. — Mirabeau, le fils. — Projets de Mme de Pompadour et ce qu’elle comptait faire pour moi. — Maladie et mort de cette dame. — Abandon où cette mort jeta M. Quesnay et son élève.

CHAPITRE IX

M. Turgot prend de l’amitié pour moi. — MM. Trudaine me donnent du travail à sa recommandation, et me traitent avec bienveillance. — M. de Fourqueux. — J’entre dans le monde. — J’y perds du temps. — Comment je m’en retire. — Conseils que me donne M. Quesnay. — Je suis employé à la description de la généralité de Soissons.


Préface

Il est vivement à regretter que Du Pont de Nemours n’ait jamais voulu achever ses mémoires, commencés à une époque où il était l’objet et poursuites et courait de très grands dangers pour avoir été l’un des vaillants défenseurs de Louis XVI, dans la journée du 10 août 1792.

Cette journée fatale ayant en quelque sorte provoqué la rédaction de ces Mémoires, nous avons pensé que le récit du rôle joué par Du Pont de Nemours dans ce drame funeste ne serait pas ici déplacé. Je me suis efforcé de le reconstituer à l’aide du texte même de passages empruntés à sa correspondance.

« Inscrit sur les rôles de la garde nationale dès le 15 juillet 1789, je n’ai commencé mon service actif qu’en sortant de l’Assemblée constituante et comme simple grenadier. Mais j’y ai acquis après de tous les grenadiers, mes camarades, une assez grande influence par la Lettre à Pétion sur la ridicule et séditieuse fête qu’il fit donner aux soldats du Châteauvieux ; ensuite par la Pétition des huit mille et par celle des vingt mille, dont la proposition et la rédaction étaient de moi. »

« Dans les mois d’avril, mai, juin et juillet 1792, j’avais formé avec mes parents et mes amis une petite troupe de quinze hommes de la plus haute intrépidité, parmi lesquels je nomme avec reconnaissance l’intéressant et brave Charles Chabot, le chevalier Dolomieu et les deux frères Trudaine. Parmi ces fidèles était compris mon fils Irénée. »

« Nous nous disions, et l’on nous croyait, les grenadiers et les chasseurs de l’armée parisienne. Nous disputions le pavé avec avantage aux soudoyés de La Clos et du duc d’Orléans. Il ne s’est passé presque pas un jour où quelques-uns des nôtres ne fussent obligés de tirer le sabre, mais plutôt comme menace que pour de véritables combats, car les Marseillais, quoique bien plus nombreux, cédaient toujours le terrain. Ils se réservaient pour leur 10 août. »

« Dans cette dernière et fatale journée, je rédigeai au nom de la garde nationale une pétition pour demander à l’Assemblé législative de nous ordonner de chasser de Paris les Marseillais qui venaient d’insulter le roi, les législateurs, la nation, et tâchaient de renverser la Constitution. Cette pétition fut signée à six heures du matin, sur un tambour, par tout ce que nous étions de gardes nationaux au château. »

« Nos généraux, dont l’incapacité et la faiblesse furent extrêmes, nous posèrent sur trois rangs, cent trente de front, en face de la porte du Carrousel, avec ordre, lorsqu’elle serait enfoncée par le canon, de nous retirer sur la grille du château. »

« Cette disposition me parut détestable. Notre ligne était trop mince pour résister utilement à une colonne et à l’artillerie ; tourner le dos pour la retraite, eut été une manœuvre honteuse et désorganisante. Je courus dire à l’état-major : ‘‘Voulez-vous déshonorer vos braves ? Quand nous aurons derrière nous la mitraille, je ne saurais vous répondre que le bon ordre sera conservé. Nous résisterons mieux en faisant face au feu. Ne faites ni l’un, ni l’autre. Placez-nous en potence d’un seul côté de la porte. Le canon qui l’aura brisée n’aura tué personne. La colonne ennemie entrera et ne pourra être sur un plus grand front que la largeur de la porte. Nous serons au flanc droit des assaillants. Nous les rejetterons à la baïonnette contre les murs de la cour.’’ »

« Mon avis fut approuvé. La potence fut formée par un bataillon de gardes Suisses à notre gauche et par nous. Je parlai aux Suisses. Ils attendaient comme nous avec confiance une victoire que notre nouvelle position semblait rendre assurée, quand le funeste conseil de se rendre à l’Assemblée fut donné au roi. On vient chercher tout notre bataillon de la garde nationale pour escorter le roi pendant qu’il traversait le jardin. »

Ainsi que M. Irénée du Pont l’a souvent raconté à ses enfants, quand Louis XVI, accompagné de la famille royale, traversa la salle d’en bas, où les gardes nationaux l’attendaient, il s’arrêta en voyant Du Pont de Nemours et lui dit : Ah ! Monsieur du Pont, on vous trouve toujours où l’on a besoin de vous. Mais continuons le récit.

« Nos généraux avaient fait la faute grave de laisser entrer et braquer sur la terrasse du bord de l’eau une partie de l’artillerie révolutionnaire qui pouvait nous prendre en écharpe. Ils en firent une autre, moins excusable, ceux d’entre eux qui n’étaient pas au château disparurent dans le trajet. »

« Le roi, la reine, le dauphin et très peu de personnes de leur suite entrèrent dans l’Assemblée. On sait comment ils y furent reçus. Nous l’ignorions à ce moment. »

« On nous avait laissés sur le gazon, qui était alors où sont aujourd’hui (août 1814) les grands orangers, avec défense du roi de monter sur la terrasse qui était un territoire réservé à la législature. »

« Un seul homme de marque, le prince de Poix, au courage duquel je dois rendre justice, était demeuré avec nous. Je lui dis : ‘‘Vous êtes capitaine des gardes ; rejoignez le roi. Nous combattrons de cette porte, s’il est poursuivi.’’ »

« Nos officiers s’étaient éloignés : ils avaient suivi nos généraux. Sur la demande de quelques camarades, je pris le commandement et les autres s’y soumirent avec bonté quoique je n’eusse aucun grade. Le château fut forcé. On amena devant le pavillon de Marsan cinq pièces de canon qui nous mitraillèrent. Un noble et beau mouvement nous fit courir vers cette batterie pour l’enlever : mais le chemin était long ; on s’essoufflait ; beaucoup tombaient. Je vis qu’on flottait vers le bois et que nous n’arriverions pas en force. J’ordonnai halte ! On se serra autour de moi. ‘‘Amis, leur dis-je, nous sommes la garde du roi. Rapprochons-nous de lui ; ici est notre poste.’’ Nous entrâmes dans les cours et dans les corridors. Quelques-uns voulurent se précipiter dans la salle de l’Assemblée. Je me jetai en travers de la porte avec mon fusil : ‘‘N’entrez pas ! Nous exposerions le roi ; on dirait que ses satellites ont voulu égorger l’Assemblée ; répandons-nous dans ces corridors.’’ Les Suisses et quelques autres fuyards du château nous y suivirent ; nous fûmes refoulés jusque dans la cour des Feuillants, où nous vîmes désarmer les Suisses. »

« Nous n’étions plus que huit hommes, y compris mon fils Irénée et moi, dont deux étaient fort troublés ; les autres faisaient bonne contenance. Je dis à mon fils : ‘‘Il est clair que nous ne reprendrons pas le château. N’attendons point qu’on vienne demander nos armes. Nous refuserions de les rendre et nous nous ferions tuer sans nécessité. Qui marche armé, ne fuit pas.’’ Et à mes camarades : ‘‘Messieurs, nous ne sommes plus un bataillon ; nous ne sommes plus qu’une patrouille : Patrouille, arme au bras ; tête haute ; défilez par deux ; à droite, marche !’’ Notre sang-froid, notre pas mesuré, un peu lent, comme de gens déjà fatigués de la journée, nous firent prendre, en effet, pour une véritable patrouille. Nous sortîmes sans difficulté, traversâmes la place Vendôme, au même pas, dans le même ordre, et ne nous séparâmes qu’à la rue Neuve des Petits-Champs. »

Quittant leurs camarades, Du Pont de Nemours et son fils firent de grands détours en prenant les petites rues et arrivèrent enfin à la maison d’un ami où ils purent échanger leurs uniformes pour des vêtements ordinaires. La nuit venue, ils parvinrent à rentrer chez eux à la suprême joie de Mme Irénée du Pont, jeune femme de dix-sept ans, qui avait passé toute seule la journée, dans les plus cruelles souffrances, entendant les coups de canon, sachant qu’on attaquait les Tuileries et que parmi les défenseurs du château se trouvaient son mari et son beau-père !

Le danger, pourtant, était toujours menaçant et la situation excessivement grave. Du Pont de Nemours « avait à se soustraire à un mandat d’arrêt dont l’objet spécial était de l’envoyer mourir à la Force, le 3 septembre. » Il se cachait sous le dôme de l’Observatoire du collège des Quatre-Nations, aujourd’hui l’Institut, séjour qui « ne contenait point de lit » et où « il ne pouvait recevoir que difficilement du pain et plus difficilement de l’eau. »

Il devait cet asile à l’amitié courageuse de deux astronomes ; le célèbre Lalande et un de ses jeunes élèves, Harmand, qui était également pour les sciences morales et politiques l’élève du prisonnier, dont il avait guidé les pas dans cette retraite. C’était avec beaucoup de peine et de danger qu’Harmand l’y avait conduit et parvenait à lui procurer des subsistances. Il eut un jour à craindre d’être forcé de partir pour la guerre et de laisser le solitaire sans vivres. Lalande offrit en ce cas de les porter lui-même. »

Le 2 septembre, les portes de Paris furent ouvertes quelques heures pendant l’excitation générale qu’amenèrent les terribles massacres, et Du Pont de Nemours put s’échapper de l’Observatoire et sortir de la ville. Il se réfugia à Cormeilles dans une petite maison de campagne d’Harmand ; avec un abat-jour sur les yeux, il se fit passer pour un vieux médecin et délivra des ordonnances à tous ceux qui lui en demandèrent.

Il quitta cette retraite le 3 novembre, et après un voyage de six jours, bien pénible et bien dangereux, il se trouva enfin, chez lui, dans sa terre du Bois-des-Fossés, où il resta longtemps à l’abri du péril, grâce à la bienveillance et à l’affection universelle dont il jouissait dans le pays. C’est seulement le 20 juin 1794 qu’il fut arrêté et conduit à Paris ! Emprisonné à la Force, il fut sauvé de nouveau par la chute de Robespierre. Ce fut pendant son séjour à Cormeilles, si rempli de cruelles inquiétudes, qu’il essaya de changer le courant de ses pensées en commençant ses Mémoires, sous la forme d’une lettre à ses deux fils. Comme il était sans livres et sans papiers, cherchant tous les faits dans sa tête et ne pouvant rien vérifier, quelques erreurs se sont glissées dans son manuscrit resté jusqu’ici inédit et qui avait besoin d’être revu et corrigé.

En tâchant de procéder à cette révision, en donnant des explications et même des faits nouveaux sous la forme de notes, j’ai cru ajouter à la valeur et à l’intérêt de l’ouvrage que je fais imprimer pour la famille. La note suivie des initiales P. N. est de l’auteur du mémoire original ; les autres notes sont celles que j’ai cru devoir ajouter au texte de mon arrière-grand-père.

J.-A. DU PONT DE NEMOURS.

10 août 1904.


MÉMOIRES DE P.-S. DU PONT DE NEMOURS

ADRESSÉS À SES ENFANTS

Rectitudine sto.

Septembre 1792.

De Cormeilles, le 4 septembre 1792.

Incertain, mes chers enfants, si j’aurai jamais le bonheur de vous revoir et de quelle manière je sortira de ma retraite actuelle[1], je crois devoir profiter pour vous donner sur votre famille plusieurs renseignements qui vous sont nécessaires et sur ma vie une notice qui vous sera au moins agréable.

Je trouverai moi-même de la douceur à vous écrire une très longue lettre. Elle sera divisée par chapitres que je vous ferai passer successivement.

Si le dénouement arrive avant la fin de l’histoire vous suppléerez aux lacunes comme vous pourrez.


CHAPITRE PREMIER

Ce que je sais de ma famille paternelle.

Notre famille est protestante et normande. J’y ai trouvé l’opinion établie qu’elle est originaire de Bretagne ; et la même opinion se trouvant dans la famille des messieurs du Pont des environs de Vire, aujourd’hui banquiers à Paris, qui nous sont alliés par Mme Le Dée[2], il n’est pas impossible que nous soyons leurs parents éloignés, mais je n’ai point d’actes qui le prouvent. Je ne me connais aucune présomption de parenté avec aucune autre famille Du Pont.

Quant à celle dont nous descendons, je ne puis remonter qu’à mon trisaïeul qui s’appelait Abraham du Pont. Il demeurait à Rouen où il acquit le 19 avril 1627 la maison dite de l’Étrier, rue des Bons-Enfants au coin de la rue Écuyère, et le 24 juillet 1628 la petite maison attenante rue Écuyère. Je possède encore ces deux maisons, lesquelles sont par conséquent très vieilles. Dans les contrats d’acquisition mon ancêtre est désigné honorable homme, bourgeois, marchant demeurant en la paroisse Saint-Pierre l’Honoré de Rouen.

Il eut de son mariage avec Marie Cossart[3], entre autres enfants :

1° Jean du Pont, mon bisaïeul, qui a acheté le 19 mars 1675 le tiers qui revenait à son frère, Abraham du Pont, pour sa part dans lesdites deux maisons. Mon bisaïeul est qualifié dans le contrat de vente « honorable homme, marchand, bourgeois de Rouen, rue des Bons-Enfants, paroisse Saint-Pierre l’Honoré » ;

2° Abraham du Pont[4], auteur de la branche de Hollande, qui s’est établi dans ce pays vers 1675 à la suite des persécutions religieuses en France. Il avait un fils Jonas du Pont[5], qui demeurait à Amsterdam et y mourut en mai 1738, dont Jonas du Pont (IIe du nom)[6], marchand à Amsterdam, qui est venu à Paris en 1743 et a longtemps logé chez mon père. Un fils de celui-ci, aujourd’hui premier médecin de la ville de Rotterdam, qui s’appelle Jonas comme son père et son grand-père, a fait des études de médecine à Paris[7].

Nous avons pris quelques leçons d’anatomie ensemble : nous nous aimions beaucoup et nous avons conservé correspondance de loin en loin. Il a dix-neuf mois de plus que moi : c’est un homme de mérite, petit, bien fait, d’une figure agréable tout à fait ressemblante à celle de mon père et de ma sœur. Il était fort amoureux de cette dernière et a failli l’épouser : je ne me rappelle plus ce qui a empêché ce mariage, convenable à tous les égards.

Un oncle de M. du Pont le médecin, qui s’appelait David, a passé en 1730 d’Amsterdam à Londres, où il demeurait en 1736 : son fils, Mathias-Pierre du Pont[8], actuellement wine merchant en Alderstage Street dans cette ville, est, dit-on, un brave et honnête homme qui a beaucoup connu mes oncles, Pierre et Abraham du Pont.

1° Ménil de Rotterdam, un autre petit-fils d’Abraham du Pont de Hollande, qui avait une ou deux sœurs, est venu en France avec son cousin germain, Jonas du Pont, et a également logé chez mon père. Il avait un fils et une fille. Vous pouvez vous rappeler le premier qui est venu nous voir il y a environ quinze ans et a passé un mois au Bois des Fossés. C’est un fort bon enfant[9].

2° Pierre Fouquet, peintre et marchand de tableaux à Amsterdam, est fils ou d’une demoiselle du Pont ou d’une demoiselle Ménil, petite-fille d’Abraham du Pont de Hollande. M. Fouquet jouit d’une grande fortune et a fait trois ou quatre voyages en France dans le premier desquels j’ai été fort lié avec lui. Il est marié et a plusieurs enfants[10].

Il faudrait écrire à notre cousin le docteur pour savoir quels sont ceux de nos autres parents hollandais et anglais dont je puis n’avoir pas connaissance.

Mon bisaïeul, Jean du Pont, se retira des affaires en 1699, vivait encore en 1702 et était mort en 1712. Il eut deux fils de son union avec Marie du Busc[11], fille de Nicolas du Busc et héritière en partie de son oncle Salomon du Busc. L’aîné, Jean du Pont, marchand, bourgeois de Rouen, qui est demeuré dans cette ville et y a continué la profession de son père, fut mon aïeul.

Le second, Abraham du Pont, auteur de la branche de la Caroline, a quitté la France en 1681, quelques années avant la révocation de l’Édit de Nantes[12], et s’est retiré en Angleterre où il a été naturalisé Anglais par les lettres royales patentes du 15 avril 1693. Un peu plus tard il a passé en Amérique et fut membre de l’Église des réfugiés français à New-York jusqu’au moment de son départ pour Charleston, dans la Caroline du Sud, vers la fin de 1695. Il quitta cette ville en février 1701 et s’établit à la campagne sur une plantation, laquelle fut attaquée en 1716 par les Indiens qui détruisirent ses récoltes et tuèrent ses bestiaux ; il fut obligé de s’enfuir avec sa famille, mais heureusement les sauvages n’incendièrent pas sa maison. En 1730 il vivait encore à la Caroline[13].

Mon grand-oncle Abraham s’est marié à Charleston le 3 juin 1697, avec Anne Fauchereau[14], dont il a eu cinq enfants :

1° Abraham du Pont, né le 5 mars 1699, dont descendance,

2° Marie-Anne du Pont, née en 1701 ;

3° Esther du Pont, née en 1707 ;

4° Anne du Pont, née en 1709 ;

5° Gédéon du Pont, né en 1712[15].

Esther du Pont a épousé un M. de May[16], Suisse bernois d’une des familles des deux cents souverains de Berne. J’ai vu dans mon enfance leur fils Jean-Rodolphe de May, qu’on renvoyait en 1752 ou 1753 de la Caroline à Berne où l’on disait que sa fortune était assurée par les bailliages que les seigneurs de Berne donnaient à leurs parents exclusivement. Il est un peu plus âgé que moi et doit avoir aujourd’hui, s’il vit toujours, de cinquante-cinq à cinquante-sept ans[17].

Mon père était oncle à la mode de Bretagne de Rodolphe de May : j’en suis cousin issu de germain ; vous en êtes petits cousins. Cette alliance pourrait être de quelque utilité en Suisse, si de révolutions en révolutions le gouvernement de Berne n’est pas renversé comme il est vraisemblable qu’il le sera. D’ailleurs, il est toujours bon de connaître les parents ; on ne sait d’où l’on peut recueillir des successions, ni qui l’on peut avoir à secourir. Je me reproche de ne m’être jamais informé de ce qui avait pu arriver à mon cousin Rodolphe depuis que j’ai polissonné avec lui une journée entière[18].

Mon grand-père, Jean du Pont, avait eu quelque succès dans ses affaires, mais il a perdu vers la fin de sa vie une partie de ce qu’il avait gagné, ayant essuyé une attaque d’apoplexie après laquelle il est resté frappé de paralysie sur la langue pendant plusieurs années et jusqu’à sa mort en 1731. Il a laissé outre ses deux maisons de Rouen, une petite propriété de soixante-dix à quatre-vingts acres, environ cent arpents, de terres, prés et bois, nommée La Robinette, à deux lieues de Rouen, qui se trouve sur la carte de Cassini, et une maison avec quelques terres, prés et bois et des cressonnières que l’on dit d’un bon produit au village de Fontaine-sous-Préaux, qui est la paroisse dans laquelle La Bobinette est comprise.

Mon grand-père n’a pas atteint la vieillesse ; c’était, m’a-t-on dit, un homme doux et d’une grande bonté. Il avait épousé Marie de la Porte[19], qui est morte d’une chute de cheval à quatre-vingt-cinq ans : belle femme, de moyenne taille, qui avait du sens, de l’activité, beaucoup de décision dans l’esprit, de résolution et de courage.

Par ma grand’mère Marie de la Porte, nous sommes cousins de M. Le Maignan que j’ai vu dans ma jeunesse et qui passait pour riche. Nous sommes aussi alliés par elle avec MM. Tassin et Coffin, banquiers, mais je ne sais aucunement les généalogies qui établissent ces alliances et cousinages éloignés. Il sera convenable et utile que vous les recherchiez.

Jean du Pont et Marie de la Porte ont eu huit enfants, dont six garçons et deux filles.

L’aîné des garçons, nommé Jean du Pont comme son père dont il a continué la profession, est mort assez jeune le 7 mai 1752. Il avait épousé, le 28 octobre 1727, Marie-Anne Le Tourneur, sa cousine, qu’il a laissée veuve et qui s’est remariée avec Robert Bellanger. Elle n’a point eu d’enfants de mon oncle.

Le second, Pierre du Pont, mon parrain, était d’une figure aimable, avait beaucoup de vivacité, de l’esprit, et ce qu’on appelle en anglais de l’humour ; il faisait de bons contes, jouait bien de la flûte, montait à cheval avec grâce. Il s’est établi à Londres où il a fait une assez grande fortune, mais il l’avait toute placée à fonds perclus. Il avait vendu de même à mon père l’une des deux maisons de Rouen qui était sa part tant dans l’héritage paternel que dans celui de son frère Jean. Ayant ainsi doublé son revenu, il le dépensait tout entier, de sorte que quoiqu’il m’aimât singulièrement il ne m’a laissé que cinquante guinées et un diamant d’environ quinze louis que j’ai encore ; c’est le plus gros des deux qui sont dans l’écrin. Mon oncle Pierre, qui mourut en juin 1776, avait été marié, a survécu à sa femme et n’a point laissé d’enfants.

Mon troisième oncle, Jacques du Pont, s’est établi dans le bien de Fontaine-sous-Préaux, chargé d’une redevance envers un de ses frères. Il était plaideur comme un normand et un peu querelleur. Il n’a jamais pu s’accorder ni avec sa mère, ni avec son frère et voisin dont je vais parler. Il a mangé en procès une partie de sa mince fortune, mais devenu sage à cinquante ans, il faisait valoir son petit bien. J’ignore le nom de sa femme : elle est morte et lui aussi. Ils ont laissé un fils, Abraham-Jacques du Pont[20], que j’ai été voir en 1778, marié à une femme assez aimable[21] et dont il a eu trois enfants[22]. Il m’a paru un galant homme, ayant la physionomie des Du Pont qui n’est pas du tout la mienne, ni la vôtre, mes enfants, et que votre tante seule a dans notre branche. Moi et ma race nous avons pris celle des Montchanin que vous avez un peu mêlée de celles des Le Dée.

J’ai trouvé mon cousin dans sa petite maison qui vaut un peu mieux que ma manœuvrerie des Bordes, pas beaucoup ; avec un peu plus d’aisance apparente que les Desmures, que vous connaissez, à peu près au niveau des Le Jay, tout au plus.

Mon quatrième oncle s’appelait Nicolas-François du Pont. C’était un excellent homme, bon fils, bon frère, et d’un caractère extrêmement gai. II n’a jamais voulu se marier tant que sa mère a vécu et faisait valoir pour elle la ferme de La Robinette qui devait être sa part à lui[23]. Depuis la mort de ma grand’mère, mon oncle à soixante-neuf ans a épousé Marie-Anne Hébert et en a eu deux enfants, un garçon qui est mort et une fille nommée Marie-Anne, qui vit et que sa mère a mariée fort jeune[24]. Nos parents de Rouen ont trouvé très mauvais le mariage de mon oncle. Moi j’ai été enchanté d’avoir un oncle qui eût des enfants à plus de soixante-dix ans : cela, joint à la vigueur que j’ai vu ma grand’mère conserver à quatre-vingt-quatre ans, me donne une perspective heureuse pour mon âge avancé, s’il avance et si je ne laisse pas ma tête à la fin de ce récit.

J’ai été voir mon oncle à la ferme que j’avais déjà vue dans mon enfance et qui alors m’avait paru admirable. La maison de maître et les bâtiments nécessaires à l’exploitation sont situés au milieu d’une de ces vastes cours à pommiers qu’on appelle masures en Normandie, et le séjour ne m’en déplairait pas si on y avait de l’autre eau que celle de mare ; mais quand on y veut de l’eau potable, il faut faire une demi-lieue pour la prendre aux cressonnières de Fontaine. Les gens du pays disent qu’un honnête homme ne doit boire que du cidre quand il n’a pas de vin.

Mon oncle Nicolas avait droit, tant en son nom que comme héritier ou légataire de Pierre du Pont, à une part dans les maisons de Rouen, restées à ma branche ou acquises par elle.

J’ai racheté ce droit pour une rente dont, je ne nie rappelle pas le montant. J’ai aussi, je crois, un contre-droit sur La Robinette. On a toujours parlé d’en faire un échange et je ne sais si cela est terminé. Je n’ai pas d’idées bien nettes de cette partie de mes affaires.

J’avais eu quelque envie de faire liciter La Robinette et de l’acheter ; avant que mon oncle fut marié il voulait me la vendre. Mais nous n’avons pas besoin de biens dans le département de Seine-Inférieure, quand le fonds de notre fortune terrienne se trouve former une masse assez considérable et presque contiguë dans celui de Seine-et-Marne et dans celui du Loiret. Notre intérêt est au  contraire de liquider le plus tôt que nous pourrons toutes nos affaires dans la ci-devant Normandie, de vendre les maisons de Rouen dès qu’elles trouveront acheteur[25], et de solder entièrement ou d’améliorer ou d’étendre notre bien du ci-devant Gâtinais.

Je dois faire remarquer encore en parlant ici des maisons de Rouen qu’elles sont hypothéquées à une rente perpétuelle de trois cents livres sans retenue, au capital de six mille livres, que je fais à ma sœur pour ce qui lui reste dû de sa part dans la succession de mon père. Nous ne pouvons vendre les maisons qu’à la charge de rembourser ma sœur, que nous ferions bien de rembourser d’avance, si nous avions l’argent. Les maisons sont louées ensemble, ou 500 ou 520 ou 550 livres, je ne m’en souviens plus. La correspondance de M. d’Ailly le dira, je vais bientôt parler de lui.

Le cinquième fils de mon grand-père était Samuel du Pont, mon père, qui, pour nous, mérite bien une mention toute particulière.

Le sixième se nommait Abraham du Pont, que mon père aimait de préférence[26]. Avant entendu dire que mon oncle Pierre du Pont avait fort bien réussi à Londres, il y passait aussi. Mais mon oncle Pierre s’était marié avec une femme riche dont il n’a point eu d’enfants ; mon onde Abraham, au contraire, en a bien vite épousé une pauvre et de mauvaise santé, et il en a eu six enfants, dont deux sont morts en bas âge et dont un a longtemps vécu impotent. Il n’avait jamais pu s’élever au-dessus de l’infortune ; pour comble de malheur les deux femmes s’étaient brouillés et avaient brouillé les deux maris, de sorte que Pierre, quoique riche, ne donnait point de secours à Abraham pauvre. J’ai souvent entendu mon père l’en blâmer, et mon père prêchait d’exemple : il envoyait régulièrement quelques fonds à son frère.

Je vous dirai, relativement à la dureté montrée par mon oncle Pierre, qui était pourtant d’ailleurs un fort bon homme, qu’il y a eu toujours dans notre famille un défaut dont vous devez vous garder. C’est une opiniâtreté, une raideur de caractère, qui nous rend très constants en amitié mais très implacables en inimitié. J’en ai vu des exemples chez mon père qui désapprouvait dans son frère aîné cette même disposition. Je m’en suis souvent senti attaqué. Votre tante est la seule à qui j’aie pardonné de grands torts. J’ai gardé de trop longues animosités contre M. Brac de la Perrière, contre l’archevêque de Sens et contre M. Magnien. Le premier n’avait été envers moi qu’impertinent ; le second a été injuste, et le troisième ingrat. Mais j’ai conservé trop de rancune pour ces bagatelles ; il faut cultiver chez soi les passions douces et réprimer les passions haineuses.

Le fils impotent de mon oncle Abraham est mort. Il en avait un autre qui s’est embarqué il y a plus de vingt ans et dont on n’a reçu aucune nouvelle. Il a laissé deux filles dont l’aînée, Marie-Madeleine du Pont, a épousé un Suisse, nommé Jean-Pierre Rochat, très honnête homme et très sensé. Il est mort ; Mme Rochat est demeurée veuve avec deux petites filles dont une à présent doit devenir grande et passe pour assez aimable, un peu enfant gâtée. Je crois qu’elle s’appelle Mary et la seconde Betsy[27].

La mère vit pauvrement, tenant une pension ou école de petites filles à qui elle montre le français qu’elle ne sait pas trop bien. Vous trouverez son adresse dans les lettres que je reçois d’elle. [28]

Je lui écris ordinairement sous couvert de mon excellent ami, James Hutton, Pimlico, mais il est bien vieux et je crains qu’il n’ait pas longtemps à vivre. [29]

Anne du Pont, sœur de Mme Rochat, a eu une éducation extrêmement négligée. Elle a épousé John Boume avec lequel elle a passé vers 1786 dans les États-Unis d’Amérique à New-York où ils sont encore et où Victor a eu quelques services à leur rendre. [30] Il a toujours fallu que je rendisse des services à Mme Rochat, et il y a peu de temps que je lui ai envoyé huit guinées pour lesquelles je dois même près de quinze louis à M. Grand, tant le change est onéreux ; payez-les le plus tôt possible.

Mme Rachat et Mme Bourne ont droit entre elles à deux cent cinquante livres de rente ou environ sur le bien de Fontaine-sous-Préaux appartenant à la branche de Nicolas-François du Pont.

Il faut venir à mes tantes et à leurs branches.

L’aînée se nommait Marie du Pont[31] ; elle a été mariée à Jacques Oulson, de famille originairement anglaise, capitaine de vaisseau  marchand, que j’ai vu dans ma première enfance. Le capitaine Oulson avait du mérite et de la fortune. Il a perdu celle-ci avec la vie dans un naufrage sur la côte de Labrador, d’où son fils Salomon[32], alors avec lui, est revenu après avoir essuyé à terre une misère extrême à laquelle le capitaine succomba. Il était principal intéressé sur son navire. Mme Oulson resta sans aucun bien avec son fils, qui arriva nu, et deux filles.

L’aînée, Marie Oulson[33], était fort belle : elle ressemblait beaucoup à Mme Lamotte[34], excepté qu’elle était plus brune. Elle devint très amoureuse de M. d’Ailly[35], alors employé aux aides et qui attendait de ses parents, riches négociants à Rouen, une assez grande fortune qui ne s’est pas réalisée. M. d’Ailly était et est encore catholique. Ma tante Oulson, ma grand’mère, mon oncle Nicolas, mon père, tous les grands parents, bons huguenots de Dieu, trouvaient horrible que Mlle Oulson, qui ne possédait au monde que ses beaux yeux, sa grande taille, sa peau et sa gorge normandes, et que ses dix-sept ou dix-huit ans ne laissaient pas de tourmenter, pût être tentée de se marier à un parti qui se présentait et qui avait le tort irrémissible d’être catholique. Ma mère, qui avait plus d’esprit, aurait été plus indulgente ; mais par la même raison et parce qu’elle était fort lettrée, elle était la théologienne de la famille ; on la prit par son faible et on lui fit écrire une belle lettre à sa nièce. La famille de M. d’Ailly ne trouvait pas plus tolérable qu’il osât songer à épouser une protestante. Enfin quelqu’un dit à la jeune fille qu’en se faisant catholique, elle se ferait combler des faveurs de la cour et aurait la liberté d’épouser son amant malgré sa famille.

Mlle Oulson se rendit au couvent des Nouvelles-Catholiques. Là, touchée par la grâce du Saint-Esprit et par celle de M. d’Ailly (vous ne vous douteriez pas aujourd’hui qu’il ait jamais eu de grâces), elle fit abjuration des erreurs de la religion réformée, mais cela ne donnait point le consentement de ses parents, ni ne les disposait à le donner. On espéra qu’elle se ferait religieuse ; elle n’était que fidèle à son amant. Elle est restée au couvent six années et en est sortie à vingt-cinq ans avec une pension de cent francs sur les économats, réduite depuis à soixante-douze livres ; tel fut le prix de sa conversion. Mais devenue majeure et protégée par ma mère que les amours constants touchaient beaucoup, elle a épousé son doux ami et fait la paix avec les parents. Ma mère l’aida par des avances d’argent et elle vint à Paris faire ses emplettes. Je la vis alors pour la première fois : elle n’avait pas encore vingt-six ans, j’en avais près de quinze : elle fit battre mon pauvre cœur et je trouvai M. d’Ailly bien heureux.

Mme d’Ailly est morte il y a deux ans : son mari n’a pas hérité de ses parents comme il l’espérait, et attend toujours une pension promise, non donnée, pour quarante-deux ans de service à sa place de contrôleur du droit de quatrième à Rouen. Il s’est brouillé avec son directeur, dans le temps de la Révolution, pour avoir sauvé les registres, au péril de sa vie. Ce directeur, qui aurait préféré que les registres fussent perdus, lui a fait des querelles odieuses. Il aurait été destitué, malgré ses longs et très purs services, pour avoir eu du courage et de la probité, si je ne l’eusse protégé auprès de M. de Necker et de M. de Lessart.

Il fait mes affaires à Rouen avec beaucoup de soin et de zèle. Mais le bon sens veut que je l’aide, d’autant plus qu’il ne m’a jamais rien demandé, car il est aussi généreux qu’honnête, et vous voyez de là comment, en additionnant Mme Rochat, Mme Bouline, M. d’Ailly et votre tante Gudin, à laquelle aussi son revenu ne suffit pas, il arrive que mon bien du département de Seine-Inférieure soit dans ma fortune une quantité fort négative.

Je vous ai dit que le capitaine Oulson avait un fils un peu plus jeune que Mme d’Ailly et qu’il avait mené dans tous ses voyages. L’horreur d’un naufrage et la misère du Labrador avaient beaucoup dégoûté le jeune homme de la marine. Il est venu à La Bobinette et il y a travaillé quelque temps sous les ordres de mon oncle Nicolas à l’exploitation de la ferme : il s’est marié ensuite et a pris à bail une autre ferme, mais la dot de sa femme, qui avait servi à la monter, ne s’est pas trouvée suffisante ; il manquait d’avances, il perdait ses fumiers : à la fin de son bail, quittant l’agriculture, il est retourné à la mer.

Quand il a eu fait quelques campagnes, la famille s’est réunie pour lui bâtir et lui armer un petit vaisseau. J’y ai concouru des trois huitièmes, M. Pouchet d’un quart, M. d’Ailly d’un sixième. C’est un usage très commun dans les pays maritimes : toute une famille se cotise, arme un vaisseau et le confie à un parent marin pauvre. Le capitaine y a un petit intérêt et passe pour propriétaire ; cela lui donne dans le commerce confiance et crédit : il fait ses affaires et celles de ses parents et associés.

On m’a déféré l’honneur de nommer le bâtiment parce que j’étais déjà devenu l’homme considérable de la parenté : on voulait qu’il portât mon nom, j’ai préféré lui donner la devise de mes principes et je l’ai nommé « La liberté du commerce ». Il a été employé en aviso pendant toute la guerre pour le compte du roi ; le capitaine Salomon Oulson l’a commandé avec brevet de lieutenant de frégate pour la durée de la guerre. Le petit navire était excellent voilier ; on lui avait, dans la flotte de Brest, ôté son nom pour lui donner celui de Diligent que méritait son allure. Trois mois après la paix il a fait naufrage et le capitaine a trouvé avec peine un autre bâtiment.

Il a une fille, Madeleine, qui a épousé un M. Piquefeu[36], et un fils qui s’appelle Jean-Jacques Oulson ; celui-ci ainsi que son gendre sont tous les deux capitaines de vaisseau marchand comme lui ; il a de plus deux filles, Geneviève et Catherine, toutes deux jolies, que j’ai été voir à Dieppedale en 1778. La dernière s’est mariée en 1781 avec le frère cadet du capitaine Piquefeu qui était employé par la ferme générale au dépôt du sel[37] ; l’autre a été mariée depuis à M. J. Briffaut qui mourut en laissant un ou deux enfants[38], qui sont vos petits cousins.

Il y a encore de cette branche, Marie-Anne-Angélique Oulson, Mme Vaudry, qui, après le naufrage et la mort du capitaine Jacques Oulson, a été recueillie par ma mère à laquelle elle a donné quelques chagrins, et depuis elle m’en a donné bien davantage, mais cela fait partie de mes mémoires personnels. Mme Vaudry a été légataire universelle de mon père : elle est veuve de Pierre-François Vaudry dont elle a un fils et un petit bien à Évêquemont sur la route de Rouen. Elle est encore à soixante ans tracassière, bête et coquette ; mais le jeune Vaudry n’en est pas moins votre arrière-cousin.

Par les Oulson nous sommes alliés à MM. Boulard, négociants armateurs à Dieppe. Mon père et eux se traitaient de cousins ; mais ils ne sont véritablement pas nos cousins, quoiqu’ils le soient de nos cousins et de nos cousines de la branche Oulson.

La dernière fille de mon grand-père s’appelait Marie-Anne du Pont. Elle a épousé un négociant de Bolbec, riche et intelligent, nommé Abraham Pouchet. Ils ont eu deux enfants :

Une fille, qui leur fut enlevée par ordre du roi comme huguenote, mise au couvent, élevée catholique et devenue religieuse dans une abbaye près de Rouen sous le nom de Mme de Sainte-Colombe. Elle était belle et avait de l’esprit. Je l’ai vue en 1778 : elle n’était déjà plus jeune et j’ignore ce qu’elle est devenue à la révolution[39].

Son frère Abraham, Pouchet-Belmare[40], mon cousin germain, homme de sens, de vertu et de capacité, qui a épousé une femme de sa famille et de son nom, avait formé à Bolbec une des premières manufactures de velours de coton. Elle a été brûlée par accident. Il a relevé sa fortune par son travail et son mérite, et a monté à Eauplet-les-Rouen une nouvelle manufacture de toiles peintes qui a un grand succès. Elle est tenue actuellement par son fils aîné, Pierre-Abraham Pouchet-Belmare, mon neveu à la mode de Bretagne, que mon fils Irénée connaît et qui est un jeune homme digne de son père. Il vient de se marier à une de ses cousines aussi de son nom[41] et a au moins cinq ou six frères et sœurs[42].

De toute notre famille, MM. Pouchet sont les hommes les plus instruits, les plus propres aux affaires, et ceux qui ont le caractère le plus prononcé. Il est dans tous les sens agréable et honorable de leur appartenir. Ils forment à Rouen, aux environs et dans le pays de Caux, une espèce de tribu de parents de même nom qui s’allient volontiers entre eux, et qui tous ont de l’esprit et des lumières. On distingue entre autres M. Louis Pouchet, frère de ma cousine Pouchet-Belmare, et père, je crois, de la femme de votre cousin, Pierre-Abraham Pouchet-Belmare. Il joint à l’habileté d’un grand négociant et d’un fabricant du premier mérite, le zèle d’un excellent citoyen et les vues d’un homme d’État.


CHAPITRE II.

Ce que je sais de ma famille maternelle.

Dans la famille de ma mère on était ce que l’on appelait noble et on s’en piquait beaucoup.

La famille de Montchanin, qui portait de gueules au chevron d’or, tirait son nom du village et de la terre de Montchanin en Charolais, laquelle a passé vers l’an 1430, selon le Père Anselme, dans la maison du marquis de Noblet.

On trouve plusieurs personnes de ce nom au quinzième siècle, entre autres Pierre de Montchanin (Pétrus de Montecanino en latin) qui fit une donation à l’église d’Issy-l’Évêque en 1439.

Cette famille a fourni un grand nombre de militaires de divers grades et plusieurs députés de la noblesse du Mâconnais et a été maintenue en 1669 sur preuves remontées à Girin de Montchanin, écuyer en 1530.

Elle s’est divisée en trois branches.

L’aînée est celle des seigneurs de la Garde-Malzac qui sont devenus comtes de Malzac[43], et se sont alliés avec les Damas[44], par le mariage vers 1590 de Philiberte de Montchanin avec Christrophe de Damas, seigneur de Rocres et de Barnay, et par celui de Jacqueline de Montchanin en 1597 avec Jean de Damas, seigneur des Tieuges.

Cette branche fut aussi alliée aux Amanzé : les Amanzé[45] et les Damas le sont aux Condé. Peste ! Vous voyez comme la vanité galope ! [46]

Il est vrai que messieurs de Montchanin, de la branche dont était ma mère, n’établissent pas, du moins par les pièces que j’ai vues, leur point de jonction avec la première, dont ils se disent les cadets et qui avait fait ces belles alliances ; mais n’importe, c’était leur prétention, fondée sur une tradition de famille transmise depuis des générations, d’être seconde branche de celle que je viens de citer.

Cette seconde branche a chargé les armoiries d’un chevron de plus, les deux chevrons étant accompagnés de trois étoiles d’argent[47]. J’ai fait une généalogie du petit nombre de générations de cette branche dont j’ai pu retrouver titre chez mon grand-père et mon oncle Pierre de Montchanin[48].

Elle est entre les mains de son fils ainsi qu’une Bible, qui était passée à ma mère et que j’ai rendue à mon oncle, avec laquelle est relié un cahier qui, pendant plusieurs générations, a servi à mes aïeux maternels à inscrire les naissances de leurs enfants. Vous pouvez consulter ces deux pièces. La Bible vient de la famille de ma grand’mère, Alexandrine du Rousset, et l’on y voit que par les femmes nous descendons de Jean-Baptiste Le Grain[49], seigneur de Guyencourt et de la Laye, conseiller et maître des requêtes de la maison de Marie de Médicis, reine de France, connu, dit Moreri, pour son désintéressement, sa probité et son amour de l’étude, qui a écrit, entres autres ouvrages, des décades contenant l’histoire de Henri IV et de Louis XIII.

La troisième branche avait, dit-elle, pris trois chevrons, toujours accompagnés des trois étoiles d’argent, chargeant ses armoiries d’un chevron de plus que la seconde comme celle-ci avait chargé d’un chevron de plus que la première[50]. À cette dernière branche appartenait le chevalier de Montchanin, ancien capitaine aide-major réformé du régiment de Condé, que vous avez vu dans votre enfance, qui a été ensuite écuyer du duc de Bouillon, et qui m’a légué ses épées[51]. Nous cousinions de tout notre cœur avec le chevalier de Montchanin, qui était un très galant homme, nous nous écrivions « le cousin rouge au cousin vert, le chevalier rouge au chevalier vert, ou le vert au rouge[52] » et nous ne pouvions établir notre parenté que sur l’identité du nom, de province, d’armoiries et de prétentions. Mais le chevalier était noble et pauvre, j’étais anobli et tenais par les femmes à une famille noble, je paraissais riche et en crédit, et j’avais une décoration supérieure à celle de chevalier : les deux vanités s’entre-étayaient. Vous voyez du reste, mes enfants, que je ne réponds de la sûreté d’aucune branche, mais qu’il me paraît constant que MM. de Montchanin étaient ce qu’on appelait alors de bons gentilshommes dans une extrême pauvreté. Ils étaient de plus très zélés protestants. Mon grand-père Héliodore de Montchanin avait plusieurs frères, dont un a passé en Prusse ; un autre est mort en Suisse après avoir servi en Angleterre ; un troisième, qui apparemment s’était fait catholique[53], est mort à Paris aux Invalides, capitaine et chevalier de saint Louis. Héliodore avait servi lui-même dans un régiment de réfugiés français à la solde de la République de Hollande pendant la guerre de la succession d’Espagne. Il m’a laissé les pistolets qui ont fait cette guerre.

Revenu dans le Charolais pour y recueillir quelques débris de l’héritage de ses parents, mon grand-père réclama la protection du marquis de Jaucourt-Épenilles dont il était allié ; c’est du moins encore une prétention de MM. de Montchanin de ma branche. MM. de Jaucourt, qui ont toujours témoigné beaucoup d’intérêt à moi et aux miens, ne m’ont jamais parlé de l’alliance dont je n’ai pas le titre ; mais comme il est prouvé qu’une Montchanin a épousé un Damas, une autre peut très bien avoir épousé un Jaucourt. Les Jaucourt et les Montchanin étaient huguenots, ce qui ajoute à la vraisemblance, car on mettait de l’importance à ne se marier que dans sa religion, et les gentilshommes protestants étant plus rares que les catholiques, quand on voulait ne se mésallier ni pour le sang ni pour les opinions, il arrivait que les seigneurs des plus grandes maisons se mariaient à de simples demoiselles. Ils faisaient même tout aussi bien, lorsque celles-ci étaient belles et bonnes ; on trouve plus de bonheur domestique à faire la fortune de sa femme qu’à recevoir la sienne d’elle.

M. de Jaucourt offrit à mon grand-père de lui assurer un état, en le faisant régisseur de ses terres de Nivernais, de Charolais et de Bourgogne ; outre ses appointements, il lui donna le logement et les douceurs de la vie au château de Brinon-les-Allemands, chef-lieu de la régie. C’est là que mon grand-père s’est marié avec Alexandrine du Rousset, fille d’un médecin et sachant elle-même de la médecine, qui la mettait à portée de rendre service aux habitants de la seigneurie et y faisait aimer M. et Mme de Montchanin. Mon grand-père était d’ailleurs un homme bon et juste. M. de Jaucourt avait le même caractère. Ils étaient tous deux en bénédiction dans le pays.

La mère d’Alexandrine du Rousset s’appelait Anne Pinette. Je sais que par les Pinette nous sommes alliés à une famille du même nom connue parmi les marchands de bois et qui a eu une branche de riches financiers. C’est encore par le même côté que nous sommes un peu cousins des MM. Gudin[54], qui eux-mêmes par leur mère le sont de M. Le Noir, et qui depuis se sont fort rapprochés de nous par le mariage de Gudin de la Ferlière avec ma sœur. Il y a de tout dans les familles, mais il faut connaître leurs rapports. Ce ne sont ici que des traditions sur lesquelles MM. Gudin et de Montchanin doivent avoir plus de renseignements que moi, je n’ai point vu les preuves de la filiation.

Mon grand-père de Montchanin a eu quatre garçons et deux filles. Le plus âgé de mes oncles, Louis de Montchanin, qu’on disait avoir beaucoup d’esprit, est mort jeune, étudiant en médecine. Alexandre de Montchanin, le second de mes oncles, était un homme très aimable. Il avait dans la conversation de la grâce et de l’éclat, un tour aisé et noble ; ce qu’on appelait alors sentir son bien. Il avait épousé une veuve assez jolie, de très petite taille, qui lui a survécu et dont il n’a point eu d’enfants[55]. Mon troisième oncle, Pierre de Montchanin, était un des hommes les plus vertu que j’aie connus, et dans mes Mémoires je vou donnerai les preuves. Il avait peu d’éclat, mais beaucoup de jugement, de sagesse et de solidité. Le proverbe de la famille était que ma mère en avait tout l’esprit et mon oncle Pierre tout le bon sens. Ses frères l’appelaient l’homme de bon sens, et il justifiait le nom ; je l’aurais nommé l’homme de bien, et le nom aurait été justifié encore[56]. Il s’est marié ayant déjà quarante-deux ans à Marie-Angélique Besnard, d’une famille orléanaise, et a eu un grand nombre d’enfants dont il ne reste que Jacques-Pierre-Héliodore de Montchanin, qui a de patrimoine un millier d’écus de rente, est employé à la liquidation nationale et que vous connaissez parfaitement.

Étienne-Auguste de Montchanin, le plus jeune de mes oncles, avait beaucoup d’esprit joint à une valeur fort brillante. Après avoir été gendarme, il est passé en Angleterre et là s’est mis au service de la Compagnie britannique des Indes où il est devenu capitaine aide-major. Il a été tué d’un éclat de bombe au siège de Madras entrepris et levé par M. de Lally[57].

Étienne-Auguste, qui avait perdu un œil d’une blessure dans une querelle, était le plus mauvais sujet ou pour parler exactement le seul mauvais sujet de la famille. Il trouvait un plaisir abominable à brouiller tous ses parents, et ayant exercé ce talent entre mon père et ma mère, il a causé à celle-ci de violents chagrins ; de sorte que, comme elle me les contait à mesure que je grandissais, dans mes idées chevaleresques je me souviens d’avoir plus d’une fois ambitionné l’âge pour passer dans l’Inde et me battre contre mon oncle.

Il avait trompé en Suisse une grande, belle et vigoureuse fille du Pays de Vaud, dont je ne me rappelle pas le nom. Elle le poursuivit en Angleterre, déguisée en homme, lui fit mettre l’épée à la main, le blessa et se fit épouser. Elle était redoutable : je l’ai connue et je vous assure qu’on pouvait dire d’elle comme d’Armide, elle était encore plus aimable. Elle vivait à Southwark avec une amie intime, miss Inckle. En vieillissant elle a perdu ses très beaux yeux : elle est devenue aveugle et je crains bien qu’elle ne soit morte. Mon oncle a eu d’elle un fils, Étienne-Louis de Montchanin, qui est passé à la Jamaïque, il y a plus de vingt-cinq ans, et depuis on n’en a point entendu parler : sa mère s’en est informée vainement.

Il est vraisemblable, mais non pas certain, que cette branche est éteinte. La famille paraît donc réduite à la branche de Pierre de Montchanin, qui n’a qu’un représentant, Jacques-Pierre Héliodore, et à la nôtre qui n’est qu’une branche féminine.

Ma tante, Françoise de Montchanin, était l’aînée de tous les enfants d’Héliodore de Montchanin et d’Alexandrine du Rousset, à qui elle a servi de seconde mère. Elle a été ma marraine. Vous l’avez vue mourir dans un âge très avancé, ayant survécu à tous ses frères et à sa sœur. C’était la bonté, la piété, l’économie et la générosité même. La plus pauvre de toute la famille, seule, elle a toujours assisté tous les autres, seule elle a pu faire des dons considérables : avare pour elle, prodigue pour autrui. Elle n’avait pas beaucoup d’esprit : elle avait comme tous les Montchanin et comme tous les Du Pont (songez-y pour le craindre et pour vous en corriger, mes enfants) une opiniâtreté extrême et insupportable ; mais c’était un des plus nobles cœurs que le ciel eût formé !

La plus jeune de la famille, Anne-Alexandrine de Montchanin, a été ma mère. Je vous en parlerai au long dans le chapitre suivant.

À présent, sauf les renseignements plus détaillés que vous pouvez avoir à prendre chez votre cousin de Montchanin pour connaître ce que fut la famille de ma mère et sa filiation, vous voilà autant au courant que moi-même sur mes deux familles et sur les individus qui en existent.

Quand j’arriverai à votre mère, je ferai deux chapitres pareils sur ses deux familles, après quoi vous connaîtrez tous vos parents. Mais vous ne voulez point que je me marie sitôt ; je ne suis pas encore né !


CHAPITRE III

Mon père, ma mère et ma première enfance.

Mon père, Samuel du Pont, né à Rouen en 1710, était un très bel homme, d’environ cinq pieds et demi[58], les cheveux et les sourcils bruns, les yeux bleus, la peau admirable, le nez et quelque chose de l’air du visage du feu roi Louis XV. Il avait beaucoup de dignité dans tous ses mouvements, dansait assez bien, faisait les armes en perfection et jouait de la flûte traversière passablement. Mon père ne manquait pas d’esprit : il avait même de l’agrément et de la justesse dans l’esprit ; mais il ne l’avait ni profond ni étendu. Il ne savait point maîtriser ses passions. Bon, généreux, sensible, emporté, colère, opiniâtre, d’un courage ardent et d’une probité sévère[59] ; facile néanmoins pour qui savait le prendre, aimait les femmes, les traitait avec beaucoup de délicatesse et avec respect et se laissait volontiers gouverner par elles. Je ne m’explique point, ici du moins, car il faudra bien tout vous dire sur les qualités et les défauts que son fils peut avoir hérités de lui.

Vous avez pu entendre dire, mes enfants, que son éducation n’avait pas été aussi soignée que la vôtre. Bien que son écriture fut très bonne, quelques fautes d’orthographe se trouvent dans ses lettres d’affaire, de famille et d’intérêt que j’ai crû devoir vous conserver ; mais vous y trouverez un sens, un esprit de justice, une loyauté, un désintéressement, une générosité, qui font honneur à sa mémoire et qui vous montreront que la probité sévère et les sentiments nobles ont été héréditaires dans votre famille. Je me tiens pour bien assuré que vous n’en dégénérerez point, et je souhaite qu’il en soit de même de vos enfants et des enfants de vos enfants tant que notre nom pourra subsister[60].

Ma mère, Anne-Alexandrine de Mouchanin, née à Brinon-les-Allemands en 1720, avait de la beauté sans être précisément belle. Ce qui la distinguait particulièrement était la grâce et une bonté qui, sans rien ôter à la noblesse de sa démarche, lui donnait au contraire un charme infini.

Elle était très bien faite. Sa taille élégante passait cinq pieds deux pouces[61], son visage offrait le plus parfait ovale ; ses cheveux étaient de trois couleurs, bruns, châtains et blonds ; son front élevé, ses sourcils bruns, ses cils noirs, ses yeux bleus ; sa bouche de la plus agréable proportion, découvrait de belles dents par un sourire qui n’avait rien d’affecté. La fossette qui ornait son menton a passé jusqu’à vous, et j’aime à croire que vous la transmettrez à vos enfants. Sa peau très blanche se colorait aisément, trop aisément peut-être, d’une rougeur modeste au moindre mot affectueux, d’une teinte plus vive à tout ce qui pouvait choquer la convenance dont son âme délicate avait un sentiment exquis.

Elle montrait une extrême facilité à tout apprendre rapidement et à faire bien ce qu’elle ne venait que d’apprendre. Toutes ses expressions parlées, écrites, étaient à la fois justes, nerveuses et brillantes. Elle joignait une raison vertueuse et profonde au caractère le plus tendre et le plus susceptible d’émotion. Capable d’une héroïque et constante amitié, son cœur très romanesque ne lui permettait pas de regarder aucune entreprise comme au-dessus des forces de son courage et de son esprit ; il ajoutait beaucoup à l’un et à l’autre, et à ce trait vous reconnaissez votre père.

J’aimais tant cette excellente femme que toutes les fois que je me suis senti bien amoureux, j’ai cherché quelques rapports de ressemblance entre elle et la beauté qui m’était devenue chère, dans laquelle je me plaisais à imaginer que c’était encore ma mère que j’aimais. Hélas ! je suis obligé d’avouer à ma honte que la plupart de celles qui m’ont fait cette illusion se sont appliquées ensuite à la détruire et à me démontrer par ma douloureuse expérience que les femmes semblables à ma mère sont bien rares.

Il ne faut pas croire que cette petite merveille qui est devenue votre grand’mère fut sortie dans la perfection de M. et Mme Montchanin, comme Minerve toute armée du cerveau de Jupiter. Elle tenait seulement de la nature le germe de tout cela, et deux dons bien précieux, celui d’aimer qui amène ordinairement celui de plaire.

Le marquis et la marquise de Jaucourt-Épenilles vinrent à Brinon, et, soit qu’il y eut réellement quelque alliance entre eux et les Montchanin, soit qu’ils voulussent seulement récompenser par des procédés honnêtes un serviteur distingué par sa naissance, sa probité, son zèle et son exactitude, ils montrèrent une grande bonté aux enfants du régisseur.

C’était un des avantages de l’esprit chevaleresque et de la vie de château, que cet art de payer des services essentiels avec des mots obligeants et des attentions délicates, monnaie de l’âme que nos anciens seigneurs, quand ils étaient bons, frappaient bien, et que celle de métal ni celle de papier n’égaleront jamais.

La petite Anne-Alexandrine, qui avait déjà perdu sa mère, fut singulièrement touchée des caresses de Mme d’Épenilles. Elle prit cette dame en passion. Elle était si caressante elle-même, si naïve, si jolie, faisant déjà de petites réponses si agréables et si sentimentales ; elle pleurait avec tant de sensibilité, elle riait de si bonne grâce, elle plût tant à Mme d’Épenilles et à Mlle de Jaucourt, sa fille, à peu près du même âge qu’Anne-Alexandrine, qu’on ne pût s’en séparer ; on la mit dans la voiture, on l’emmena à Paris, et Mme d’Épenilles qui élevait ses enfants elle-même voulut bien aussi élever ma mère.

Jamais on ne fut milieux élevé. De là sont sortis le marquis de Jaucourt, grand-père de ceux d’aujourd’hui, homme d’une bonté et d’une loyauté dont on révère encore le souvenir ; le chevalier de Jaucourt[62], qui fut en Hollande étudier la médecine sous Boerhaave[63], préférant les sciences à la vanité, et qui depuis a tant travaillé à l’Encyclopédie ; Mlle de Jaucourt, célèbre par le nerf et le sel de son esprit ; et ma mère à laquelle je dois tout le peu que je vaux. Mme d’Épenilles lui donna une grande instruction, et le goût, le besoin, le talent d’en acquérir une plus grande encore. Elle lui donna l’habitude de juger toutes les actions par le principe moral, de mettre au-dessus de tout l’honnêteté, ensuite la gloire.

Ne soyez pas surpris, mes enfants, si je sais quelques détails de l’éducation de ma mère : c’était en me la contant qu’elle faisait la mienne ; elle satisfaisait à la fois sa reconnaissance et son désir de former mon cœur. Je me souviens qu’à l’âge de quatre ans, quand je voulais être bien heureux, j’approchais ma petite chaise de celle de ma mère et je lui disais : « Maman, causons un peu ce soir de Mme d’Épenilles ». Cette excellente dame a formé deux générations, car je suis aussi son élève.

J’ignore si, comme le disaient mes parents, j’ai l’honneur d’appartenir à MM. de Jaucourt à quelque autre titre que celui de descendant de leurs serviteurs très zélés et très vertueux, mais il me restera toujours pour leur famille un sentiment qui fait que je ne puis entendre nommer un Jaucourt sans qu’une petite larme vienne au bord de mon œil. Je ne saurais avec quelle joie j’ai vu un des plus jeunes d’entre eux montrer le zèle le plus actif et de très grandes lumières dans l’Assemblée provinciale de l’Ile-de-France, et se faire remarquer ensuite dans l’Assemblée nationale législative par son courage, son éloquence, son amour pour  la Constitution que nous avions tous jurée et qui enlevait, à lui et aux siens, tant d’avantages : combien j’ai tremblé quand j’ai su que son patriotisme avait exposé sa vie ; et à quel point, au milieu de mes dangers personnels, mon âme se trouve soulagée en apprenant qu’il a échappé au fer des assassins. [64]

Un des plus grands malheurs qui puisse arriver à une jeune fille est d’être élevée dans une famille plus riche et plus illustre que la sienne, comme enfant de la maison ; d’y contracter les besoins de l’opulence et de l’amour-propre, et d’être ensuite renvoyée, comme cela ne manque presque jamais, au destin qui devait résulter pour elle du véritable état de ses parents. J’en ai vu plusieurs exemples très fâcheux. Les gens riches, dans ce cas-là, croient avoir été bienfaisants : ils se sont seulement procuré pendant quelques années une poupée qui leur a fait plaisir. Mais ils lui ont donné une âme, et l’âme de la poupée est déchirée en cent façons lorsqu’elle a perdu sa petite bonne. J’invite ceux qui voudront élever de jolis enfants pauvres dans leur maison à y songer. Ont-ils l’envie et le pouvoir de les rendre riches ? ils font bien. Veulent-ils les renvoyer à leur pauvreté, ou même à un état médiocre ? ils leur préparent des moments dont l’amertume ne peut être exprimée.

C’est précisément ce qu’éprouva ma mère : elle partit de l’hôtel de Jaucourt fondant en larmes, étouffant de soupirs et de sanglots. Elle avait environ seize ans et son frère Alexandre la prit chez lui.

Ma mère ferma sa porte, mit les verrous, se coucha par terre et, dans sa première douleur, résolut de mourir de faim. Son parti pris, elle rouvrit sa porte, alla et vint pour ne pas donner de soupçons, travailla, chanta et passa cinq jours sans manger, buvant seulement de l’eau sucrée ; car, même dans le désespoir, les molles habitudes de luxe se faisaient encore sentir.

Heureusement pour elle, mon père logeait dans la maison, âgé de vingt-six ans, en plein développement de force, montant les escaliers comme un oiseau, faisant des armes comme le dieu Mars dans sa chambre sur laquelle plongeaient les fenêtres de Mlle de Montchanin. Rien n’est si salutaire, pour une jeune fille qui veut mourir, que la vue perpétuelle d’un beau jeune homme d’une santé parfaite. Ma mère mangea. Elle s’était altérée la poitrine par son long jeûne et par ses larmes ; peut-être sa vie en a-t-elle été abrégée, mais bientôt il n’y parut pas extérieurement.

Mon père aussi avait fait attention à son aimable voisine, mais le dénouement fut un peu retardé.

Un genevois, M. de Galatin, d’une des familles qui se croyaient patriciennes pour avoir presque exclusivement occupé à Genève les places du gouvernement et de plus se sont enrichies tant par le commerce que par les prêts d’argent qu’elles ont faits à la France, à l’Angleterre, à toutes les nations emprunteuses, vit Mlle de Montchanin, l’aima, la demanda et obtint, comme riche, tous les suffrages qui n’étaient pas décisifs. Mon oncle écrivit promptement à mon grand-père et celui-ci eut le sens de répondre : « Je ne donnerai pas de consentement, si ma fille ne me le demande elle-même. »

M. de Galatin avait de l’esprit et de l’éducation. On touchait toujours un peu ma mère par l’esprit ; mais, tout considéré, elle jugea que mon père avait encore plus d’esprit dans les yeux et dans la fierté de tous ses mouvements que M. de Galatin ; la lettre qu’il demandait pour le papa lui fut refusée. M. de Galatin était très amoureux, il se retourne, tire son épée et se la passe au travers du corps. Ma mère jette les hauts cris, mon oncle accourt, M. du Pont accourt, on relève M. de Galatin ; sa blessure ne se trouve point dangereuse, mais mon père fut touché au vif de voir qu’on traitait ainsi ses rivaux, et ses rivaux riches, patriciens ou prétendant l’être à Genève.

Ces grandes aventures mûrissent les romans, comme une serre chaude. Ma mère écrivit à son père, mais ce fut en faveur de M. du Pont ! M. de Montchanin, qui avait l’esprit juste, le caractère ferme, au-dessus des préjugés et des revers, envoya son consentement sans difficulté. Et, dans le vrai, Mlle de Montchanin se croyant noble comme le roi, élevée comme une princesse, fermement persuadée qu’elle était parente des protecteurs qui l’abandonnaient, mais amoureuse et ne possédant rien au monde, faisait un excellent mariage en épousant l’homme qu’elle aimait. [65]

Je suis né à Paris le 14 décembre 1739 et ne suis pas le premier fruit des amours de ma mère. Elle a eu un autre fils qui est mort en nourrice pendant qu’elle était enceinte de moi. Je le regrette, car un frère est un ami et un appui naturel. Vous êtes à portée de savoir, mes enfants, que la fraternité jointe à l’amitié a une extrême douceur ; elle est si grande que nous nous faisons des frères avec nos amis, quand la nature en a refusé dans notre famille.

On m’a dit que mon frère était beau connue un ange. Je suis bien fâché que cela ne soit point passé jusqu’à votre père, mais j’ai tourné vers la figure des Montchanin qui est forte et n’est pas agréable. Excepté les cheveux, que personne ne croirait aujourd’hui que j’ai eu beaux, quelque chose dans les yeux de l’expression de ceux de ma mère, et la peau des deux familles qui a toujours été bien, on n’aurait jamais jugé à me voir que je fusse né d’un très bel homme et d’une très belle femme.

Ce n’est pas entièrement la faute de la nature. L’usage, pour les mères de ville, de nourrir leurs enfants n’était point encore établi ; Rousseau n’avait pas été le bienfaiteur des jeunes armées de la vie humaine. Ma mère, désolée de la perte de son premier enfant, voulait absolument me nourrir. Mon père ne voulut pas qu’elle remplit ce devoir ; avant ma naissance j’ai été la cause de leur première querelle, et malheureusement depuis je l’ai été de bien d’autres. Ma tante, aînée et demi-mère de sa sœur, appuya mon père ; l’amour maternel, non encore développé, céda aux forces combinées de l’amour, de l’amitié, et de ce qu’on appelait la raison. Il fut décidé qu’on prendrait une nourrice dans les faubourgs de Paris afin qu’on pût me voir le plus souvent possible. On cru avoir fait un bon choix : il était si mauvais que le tempérament robuste que j’avais reçu d’un homme de trente ans et d’une femme de vingt, également beaux, forts et sains l’un et l’autre, fut accablé par le régime détestable des premiers mois de mon existence. Ma force naturelle eut peine à me sauver de la mort.

On m’a souvent répété que j’étais né d’une taille et d’une vigueur extraordinaires, et, ce qui est très singulier, que j’avais en naissant des moustaches qui tombèrent au bout de quelques semaines.

Ma nourrice n’était ni bonne, ni soigneuse, ni attachée : elle n’était pas même propre, quoiqu’elle affectât de l’être le jour où mes parents devaient venir. Elle me laissait me consumer de cris, et avec des dispositions irascibles cela avait beaucoup de danger. Elle n’avait point de lait et ne me donnait que de la bouillie, aliment très malsain, que mes pleurs perpétuels m’empêchaient encore plus de digérer. D’indigestion en indigestion, de peine et colère en peine et colère, je tombai dans le marasme ; je devins d’une maigreur affreuse, je me nouai. À six mois, ma mère me rapporta mourant dans ses bras et baigné de ses larmes.

Le médecin, pour lui épargner le spectacle de mes derniers soupirs, conseilla de m’envoyer à la campagne, et l’on me mit à Savigny-sur-Orge chez une mère Quillon.

Je me souviens d’elle, et même de sa figure ; je me souviens d’avoir été au cabaret avec son mari, d’avoir vu leur fils en uniforme de soldat, de lui avoir vu tuer un cochon dont les cris et le sang me fit peur et horreur, mais surtout d’avoir bu beaucoup de lait dans leur maison. C’est principalement avec du lait, d’abord coupé, ensuite pur en abondance, que cette bonne femme commença mon rétablissement. Je repris de l’embonpoint et un peu de force, mais je restais noué et boiteux, et je l’ai été jusqu’à l’âge de sept ans.

Un second accident nuisit à mon développement. Les premiers soins de la mère Quillon avaient été si heureux que tout le monde jugea qu’il fallait me laisser longtemps chez elle, et s’il était possible jusqu’à ce que je fusse entièrement dénoué.

J’étais un bon petit enfant, bien sensible, bien caressant et je caressais beaucoup mon père nourricier. Il m’aimait avec tendresse et l’eau-de-vie avec fureur. Pour accorder ses deux penchants, il me menait avec lui lorsqu’il allait boire et me donnait toujours une petite goutte, en disant que cela me ferait pousser la barbe, que cela me rendrait fort, que cela me ferait un homme. Je crois que d’abord l’eau-de-vie dût me paraître bien mauvaise. Mais j’avais grande envie de devenir un homme, d’être fort, d’avoir de la barbe : les gros rires et les applaudissements du père Quillon, quand j’avais bu sans faire la grimace, flattaient mon amour-propre, maudit amour-propre qui nous saisit au berceau pour ne nous quitter qu’à la mort ! et je m’accoutumai à l’eau-de-vie, elle me brûla ; l’amitié du mari détruisit le bon effet de tout le lait que m’avait prodigué la femme. Je remaigrissais, je périssais pour la seconde fois : on n’y comprenait rien. La chose fut enfin découverte, parce que dans un petit voyage à Paris, entendant parler d’eau-de-vie, j’en demandai, je dis que c’était bien bon et que papa Quilion m’en donnait tous les jours. On me retira vite de chez « papa Quilion », et je commençai à connaître la douceur de vivre avec ma mère.

Je n’avais pas tout à fait trois ans, je boitais beaucoup, j’étais très petit et très faible.

Vous connaissez, mes chers enfants, une de mes maximes : c’est que dans les événements qui nous arrivent, Dieu seul sait s’ils nous sont avantageux ou funestes.

Il se peut que les accidents physiques qui ont exténué ma première enfance aient beaucoup amélioré ma tête, et contribué à former mon caractère moral. Je ne marchais qu’avec peine et j’étais fort délicat. Je me trouvais donc forcé d’être sédentaire, de chercher mon plaisir dans la conversation de ma mère, dans de petits jeux qui n’exerçassent que la tête et les doigts, ou dans la lecture. Je ne me souviens point d’avoir appris à lire ; il me semble que je l’ai su dès que je me suis trouvé auprès de ma mère. Elle m’a dit qu’elle avait eu peu de peine à me montrer, et que je n’avais pas employé plus de trois mois depuis l’A, B, C, jusqu’au moment où j’ai commencé à lire avec intérêt. Je devins donc appliqué, studieux, capable de raisonnement. Toujours sous la main d’une femme sensible, lettrée, philosophe, et qui m’aimait avec excès, je devins aimant comme elle, et comme elle romanesque. Dans un corps qui se soutenait à peine, une âme ardente s’exaltait déjà. Les contes des fées me présentaient toujours un héros comblé de bienfaits pour avoir témoigné de l’humanité à un petit animal ; et quand j’avais donné du sucre à une mouche, ouvert la cage d’un oiseau, rendu la liberté à une souris, je ne désespérais pas d’être un matin réveillé par une belle dame toute couverte de fleurs et de diamants, qui avec une baguette dorée ferait de moi un grand prince ; et je rêvais en me couchant au bien que je ferais, au lait que je donnerais à tous les petits garçons et à toutes les petites filles qui auraient été sages, dès que je serais prince.

Ma mère avait besoin de littérature. Elle nous lisait, elle me faisait lire des romans, des poèmes, des voyages, de l’histoire, des pièces de théâtre. Elle lisait parfaitement et me formait à lire mieux que je ne faisais, en disant que je lisais bien. Je ne vivais ainsi qu’avec des grands hommes, des rois, des ministres, des belles dames et de vaillants chevaliers.

Je ne songeais qu’aux exploits que je ferais un jour ; aux moyens de suppléer par l’esprit et par la présence d’esprit, par le sang-froid, par l’adresse dans le combat, comme par un intrépide dévouement à la mort, à ce qui pourrait me manquer de force corporelle. Je me souviens de m’être sérieusement occupé en jaquette de la manière dont je vaincrais l’ours blanc, qui sur les glaces du Spitzberg, dévorait le compagnon du capitaine Behring.

N’ayant de compagnie que ma mère, l’aimant avec idolâtrie, je lui disais toutes mes petites pensées, tous les rêves de mon imagination précoce et délirante ; elle m’encourageait, me louait, et même quand elle me grondait, c’était toujours avec assaisonnement de louanges ; ce que j’avais fait ou dit de mal n’était pas digne d’un bon enfant qui voulait qu’on l’aimât, n’était pas digne d’un enfant destiné à devenir un grand homme. Telles étaient presque toutes les formules des remontrances de ma mère ; elle m’exagérait de vertu, elle m’enivrait de sensibilité : elle me fouettait d’amour-propre, de gloire et d’ambition. Elle me parlait toujours du maréchal de Besons, petit-fils d’un marchand de drap ; du maréchal Fabert, fils d’un petit libraire de province ; du général Rose, d’abord simple soldat ; du maréchal de Catinat, qui avait commencé par être avocat au Parlement ; du chancelier de l’Hospital, fils d’un médecin juif ; du roi Alfred, pendant un temps musicien des rues ; de Romée de Villeneuve, pauvre pèlerin, puis ministre et législateur ; de Gustave Vasa, dans les mines de Dalécarlie ; de Descartes, chez la reine Christine ; de Leibnitz, donnant des leçons à des princesses ; de Puffendorf et de Wolf, devenus par leur savoir barons de l’empire. Elle me faisait lire Corneille et appuyer sur ces vers :

Je ne dois qu’à moi seul toute ma renommée.

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

À l’exemple des dieux, j’ai fait beaucoup de rien.

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

Ma valeur est ma race, et mon bras est mon père.

et puis elle me parlait de sa race.

Elle ne ne trempait pas mon corps dans le Styx, il n’en avait point encore la force : elle élevait mon âme aux nues et l’arrosait d’ambroisie. Vous en trouverez quelque chose dans mon portrait que vous avez, qui a été fait à l’âge de cinq ans, ressemblant quoique très médiocre ; les yeux n’en sont pas enfantins, mais penseurs fiers et tendres. [66]

Je ne puis me dissimuler aujourd’hui que ma mère, en cultivant chez moi les passions glorieuses, me donnait des défauts. Elle avait tous les préjugés de la noblesse comme elle en avait les manières et l’apparente grandeur. Elle semait sur son fils le dernier grain de ses espérances et de ses chimères de roman, elle le rendait propre à toute espèce d’entreprise, mais aussi à toute espèce de ridicule et de vanité.

Tous les enfants sont extrêmement susceptibles de vanité ; j’ai remarqué à la campagne que le fils du sonneur est toujours un petit orgueilleux parce que son père fait du bruit dans le village, combat, à ce qu’il croit, la foudre, qu’il attire et rassemble à son gré les citoyens.

Mon fils Victor né pour être d’un mérite distingué, excellente créature, douce, bonne, doué d’un esprit juste et d’un talent facile, a pensé être perdu et l’aurait été, si notre bonheur ne nous eut pas ruinés. Il nous a mangé 40 000 francs mal à propos, parce que j’étais noble, chevalier, seigneur de fief, conseiller d’État, travaillant avec les ministres. Il croyait au-dessous de lui d’avoir de l’ordre et de l’économie, de ne pas jeter l’argent par les fenêtres, de valoir par lui-même et de ne pas tout attendre de mon crédit. Je pense qu’aujourd’hui la nullité de mon crédit, la perte de ma fortune, le danger qu’il peut y avoir à m’appartenir et les progrès de la raison l’ont entièrement corrigé, et je reviens à mon histoire.

Vers l’âge de cinq ans j’ai achevé de gâter ma figure en tombant et me cassant le cartilage du nez, ce qui ma rendu plus camus que je ne devais l’être et m’a ôté le seul trait que j’eusse de la famille de mon père.

Une peine bien plus grave, et le premier chagrin moral que j’ai essuyé, me sont arrivés à peu près à la même époque. Ce fut un sentiment douloureux de jalousie qui me saisit lorsqu’on retira ma sœur de nourrice.

Les soins et les attentions, que j’avais depuis si longtemps le privilège exclusif de recevoir, non seulement se partagèrent, ce que j’aurais trouvé assez juste (car moi-même j’avais du penchant à caresser ma sœur et à lui faire les honneurs du logis), mais ils se tournèrent vers elle avec préférence. Cela était très raisonnable puisqu’il s’agissait de l’accoutumer à la maison paternelle, qui paraît d’abord un exil à tout honnête enfant qu’on enlève à sa bienfaitrice et qu’on livre à des inconnus qui lui semblent usurper le titre de papa et de maman. Mais je ne pouvais comprendre ce dernier point, ni ce motif dont je n’avais pas d’idée.

Je jugeai donc, d’après la haute opinion que j’avais de la sagacité et de l’équité de ma mère, qu’il fallait que ma sœur fut un enfant charmant, puisqu’on lui faisait encore plus de caresses qu’à moi. Me voilà disposé à imiter les autres, à me joindre à eux pour fêter la petite sœur, avec laquelle on me dit de jouer, et qui devait aussi jouer avec moi. Je ne savais pas jouer ou tout au plus faire des châteaux de cartes, rouler des dames sur un damier, en former de petites colonnes ; on ne m’avait même jamais laissé jeter en l’air une balle, ni un marron d’Inde, à moins que ce ne fût à la promenade ; à la maison, on aurait craint que je ne cassasse les vitres. Mon plus grand plaisir était une édition de La Fontaine avec une estampe à chaque fable, et les petites dissertations que je faisais sur le loup, le renard, l’agneau, le bœuf, la cigogne, ce que j’apprenais d’histoire naturelle à l’occasion de toutes les figures des animaux. Je porte à ma sœur mon La Fontaine et veux lui expliquer une image, elle la déchire d’un seul coup de main. Elle avait deux ans, moi cinq !

Je juge, mais je ne comprends point, qu’elle n’aime pas les images.

Je lui demande si elle connaît les quatrains de Pibrac[67]. Elle me regarda avec des grands yeux ; les miens s’ouvrent sur elle non moins grands. Enfin je lui apporte toute ma petite bibliothèque, les Contes des fées, l’Étrenne mignonne, et lui dis de choisir, que voilà mes plus beaux livres.

Elle jette tout par terre, et je découvre qu’elle ne sait point lire. Mes manières l’ennuient, elle pleure !

Alors je trouve qu’il n’y a rien de haïssable au monde comme une petite fille ; que cela est bête, impoli, maussade, et qu’il faut avoir perdu l’esprit, le sens et toute l’équité pour caresser cela de prédilection, lorsqu’on a des petits garçons, qui jasent comme des perroquets, qui dessinaillent d’après les estampes, qui distinguent un dromadaire d’avec un éléphant, qui lisent très bien les plus belles histoires du monde, qui savent sur le bout du doigt tous les quatrains de Pibrac et cinquante fables de La Fontaine, et à qui on ne peut en nommer sans qu’ils en citent quelques vers.

Je deviens jaloux et malheureux. Ma mère me dit que c’est mal d’être jaloux, et que si je continue, je lui ferai bien de la peine, que je dois aimer ma petite sœur. Je ne veux point faire mal, je veux encore moins faire de la peine à ma mère tant aimée. Je dompte de mon mieux les signes extérieurs de ma jalousie. Je refais à ma sœur des avances et des caresses ; et je persiste à trouver que celles qu’elle reçoit de moi et des autres, sont pitoyablement, sont détestablement placées.

J’ai le cœur gonflé ; toutes mes passions tendres et vaines trop aiguisées dans mon âme, déjà de feu, pour mon petit corps privé de force, corrompent ma bile, dérangent mon estomac, allument mes entrailles ; on me couche et j’essuie une fièvre putride, inflammatoire, maligne, de quarante jours, qui me met aux portes du tombeau.

Mon danger fixe ma mère à mon chevet, me rend ses douces caresses et tous ces mots pénétrants auxquels tenait ma santé. Ils me rappellent à la vie, je guéris. La maladie forme et mûrit l’âme, surtout chez les enfants ; ma sœur se formait aussi et devenait plus aimable ; je n’étais pas jaloux de l’amitié qu’on lui portait, mais d’un peu de préférence que je me croyais due, et qui payait mon cœur attisé ; je crus l’avoir reconquise, et à ma convalescence, me piquant de faire oublier mes torts, je comblai ma sœur des marques d’une affection devenue très sincère, une affection qui s’est soutenue trente ans sans altération.

Pour achever de me rétablir, ma mère crut devoir me mener passer quelque temps chez ma grand’mère Du Pont, à La Robinette. On me met en culottes, on me donne une épée de dix-huit pouces de long, comme c’était alors à la mode pour les enfants, et cette arme tourne de joie la tête du petit prince des Contes des fées. Nous partons pour Rouen.

Nous y logeons chez M. Compigné, ami de mon père. Je n’avais pas encore tout à fait six ans ; M. Compigné avait un fils d’un peu plus de huit ans qui devient promptement mon camarade intime. Une poule survint — c’était une fille de quatre ans et demi très jolie. — Ah ! celle-là ne me faisait point dire que les petites filles étaient maussades ! Elle s’appelait Mlle Colineau. Elle me préfère à Compigné, qu’elle avait auparavant nommé son mari. Je boitais encore un peu ; j’étais bien plus faible que mon camarade ; mais je parlais beaucoup mieux et d’un langage de livres très éblouissant en province. Enfin je donnais tous les jours des bouquets à Mlle Colineau, je lui portais toutes les dragées dont les parents et les amis de mon père remplissaient mes poches, et j’avais fait pour elle quatre petits vers très mauvais, les premiers qui soient sortis de mon cerveau, mais où se trouvait une pensée vraie comme mon âge et mon cœur.

Compigné, qui d’abord avait été complaisant, s’ennuie de ce que le Parisien s’est emparé de la jeune amie, et me le dit. Je prétends comme M. Pincé par trois raisons qu’il a tort, premièrement qu’il me l’a cédée ; en second lieu, qu’elle est maîtresse de ses goûts et de ses volontés, et sur le tout que je ne souffrirai point que personne me dispute rien auprès d’elle. Compigné, plus fort que moi, me pousse et me jette par terre sous les yeux de Mlle Colineau elle-même. J’ai vu depuis quelque chose de pareil dans l’Arioste. Ô fureur ! je cours à mon épée, Compigné prend aussi la sienne ; je fonds sur lui plus vite qu’on ne peut l’empêcher, je le blesse ; on nous sépare, et me voilà aussi amoureux, aussi fou qu’un petit garçon puisse l’être. Me voilà plus convaincu que tout ce que j’ai pensé de romanesque est vrai, et que personne ne résistera jamais à mon épée.

Mlle Colineau est morte, encore dans l’enfance ; je suis persuadé que si elle eut vécu, je l’aurais aimée toute ma vie, car elle me savait beaucoup de gré de mon combat, et, indépendamment du penchant naturel, on m’a toujours enchaîné en me sachant gré.

C’est dans ce voyage de Normandie que j’ai vu pour la première fois ma grand’mère, mon oncle Nicolas, qu’on appelait Colin, nom qui me semblait admirable par son rapport avec celui de Colineau, et une partie de mes autres parents. La Bobinette, sa cour plantée d’arbres, son bois, me parurent un beau château et une terre considérable. Ma grand’mère ayant des chevaux, lorsque je n’avais vu à Paris que les seigneurs ou ceux qui me semblaient tels qui eussent des chevaux, je jugeai que ma famille était plus importante que ma mère ne me l’avait dit, et les Du Pont ne me parurent pas tant au-dessous des Montchanin qu’elle le pensait, mais au reste je comptais bien les élever un jour beaucoup au-dessus.

Ces rêveries qui électrisaient à la fois l’âme et le corps, de la maladie, mon petit combat sérieux, des singeries de combats que me faisaient faire plusieurs officiers qui venaient à la maison, à qui on avait conté mon histoire et qui s’amusaient à m’agacer, le voyage, la campagne, la course que je commençais à connaître, achevèrent de me dénouer ; entre six et sept ans je cessai de boiter et la force de mon tempérament reprit le dessus. Il m’est seulement resté, des malheurs physiques de mon premier âge, de ne pas atteindre la taille de mes parents pour laquelle j’étais né et que mes enfants ont retrouvée et dépassée ; et d’avoir par la même raison les os des jointures un peu plus gros qu’ils ne devraient l’être ; mais ma tête, mon cou, mes épaules, mes reins sont devenus ceux d’un homme robuste, et je n’ai connu personne qui supportât aussi bien que moi les fatigues du travail, celles des veilles multipliées et celles  des       passions.

Il faillait que je reçusse une éducation plus forte et plus classique que celle que ma mère pouvait donner. Elle savait parfaitement le français, elle lisait et entendait l’anglais et l’italien ; à cette époque elle ne savait pas le latin.

Elle prit soin de me préparer longtemps à l’avance à la quitter pour aller au collège comme je ferais pour aller à la guerre, comme un Spartiate qui, plus il aimait sa mère, plus il cherchait à honorer son nom et à mériter son estime. En vérité, j’avais besoin de cette préparation, car m’éloigner de ma mère me paraissait l’excès du malheur ; j’aurais voulu passer mes jours à ses pieds, la tête sur ses genoux, à écouter ses discours et à lui dire : Maman, combien je vous aime !

Quoique mon père, par un sentiment de dignité naturelle, s’opposât aux chimères de sa femme sur la noblesse, il faisait cas de l’esprit et des lumières de ma mère et voyait quelques gens de lettres ; mais il avait contre l’état d’homme de lettres une extrême prévention. Il avait vu mettre à la Bastille plusieurs de ses amis ; il en avait vu d’autres dans la pauvreté. Il avait vu l’estimable Toussaint[68], avec lequel il était fort lié et qui a fait le livre des mœurs, exposé aux  deux dangers de la misère et de la prison.

Ma mère n’a jamais partagé son opinion, et il m’a fallu passer cinquante ans et mettre successivement le doigt sur toutes les touches de la vie pour voir qu’il n’avait pas tout à fait tort.

Mon père, qui remarquait mon goût pour la lecture et mon penchant déjà marqué pour la poésie, me mit donc chez M. Viard, maître de pension célèbre, né à Rouen comme lui, et qu’il avait connu dans son enfance, mais sous la condition spéciale qu’on ne me montrerait point à faire des vers ; comme si c’était une chose qui se montrât : Nascuntur poetœ. [69]


CHAPITRE IV

Mon séjour chez M. Viard et mes études de métaphysique, de mathématiques et d’art militaire dans la maison paternelle. Je perds ma mère à seize ans.

 

M. Viard me traita d’abord avec bonté comme fils d’un ami, puis se mit à m’aimer pour moi-même. Le petit ambitieux ne pouvait manquer d’être un écolier plein d’ardeur. J’avais l’habitude de la lecture, et celle de la préférer aux autres amusements ; ma mémoire était exercée ; je savais plus de français que mes camarades ; j’avais hâte d’apprendre et quoique plus jeune, je les laissai bientôt derrière moi.

Mon très bon maître trouva que la classe ordinaire me retardait : il me mit à travailler seul dans son cabinet pendant qu’il faisait la leçon aux autres. Il me donnait une tâche, et me la donnait trop faible, mais je ne m’en vantais point. Je montais sur son bureau et sur des chaises, je prenais les livres de sa bibliothèque, je les lisais depuis neuf heures jusqu’à onze, après quoi je commençais mon travail, et il le trouvait fait en remontant à midi. J’ai lu ainsi tous les livres de M. Viard, qui en avait beaucoup. Il m’en est resté une érudition confuse, qui m’oblige quelquefois de citer en disant « un auteur », « un ancien » ; car je me souviens ou du fait ou de la pensée ou du passage, et je ne me souviens pas dans quel livre je l’ai lu.

Quand M. Viard me jugea en état d’entrer en quatrième, il m’envoya avec ses autres écoliers de même force au collège du Plessis, et j’y commençai cette classe avec éclat sous M. Jacquin ou M. Guérin, je ne puis me rappeler le nom qui finissait certainement en in. C’était un homme assez aimable, qui nous faisait incidemment des petits contes de ses voyages : Je blâmais vivement mes camarades qui lui volaient son jus de réglisse, et je me suis battu avec un ou deux à ce sujet. S’il l’eut su, indépendamment de ce que j’étais bon écolier, il m’aurait aimé à la folie ; mais je me serais bien gardé de le lui dire, car l’honneur ne me permettait pas d’être pestard (c’est le nom que les écoliers donnaient à ceux qui dénonçaient leurs condisciples).

Je n’ai pas profité longtemps des leçons du bon professeur aux contes et au jus de réglisse ; M. Viard me retira en m’assurant que je n’y perdrais rien, et qu’il me ferait seul devancer tous mes camarades du collège. Il me fit essayer des compositions, me caressa, me loua, m’anima. Je travaillais dans son cabinet tout le temps qu’il n’y était pas : je travaillais dans une classe pendant une partie des récréations. Mes camarades étaient jaloux des petites distinctions que ce travail inusité m’attirait ; ils venaient dans la classe m’interrompre. Je demandais le repos, on me le refusait ; je me faisais un rempart de dictionnaires, je les jetais à la tête ; et de l’arme de jet nous arrivions bien vite au combat corps à corps. J’étais souvent battu, jamais rendu.

Je gagnais deux sobriquets peu obligeants. Le premier à cause de mon caquet : « ma petite commère » fit place à l’autre qu’amenèrent mes querelles : « le petit rageur ». Quand j’étais sous l’ennemi, enchaîné, accablé, je lui disais : « tue-moi », et dès que mon vainqueur m’avait lâché, je retombais sur lui avec furie. J’ai à ce jeu été souvent blessé d’une manière grave. M. Viard, ni mes parents n’ont jamais su comment. Je n’aurais voulu pour rien au monde, ni me vanter de mes défaites, ni me rendre accusateur : manquer à l’honneur en deux façons ! céder à mes camarades, leur obéir, je ne pouvais. Me plaindre d’eux à un maître qui déjà me protégeait d’une manière trop marquée, je ne pouvais. Expirer sous leurs coups, je le pouvais très bien, et je m’en suis plus d’une fois senti fort proche. Je ne sais même ce qu’il en serait arrivé, si Dieu ne m’eut envoyé d’Angleterre un petit garçon de mon âge nommé Osborne, qui resta dans la pension environ six semaines, et m’apprit les principes du boxage. J’ai toute ma vie désiré retrouvé M. Osborne. Le service qu’il m’a rendu est un des plus grands que je puisse recevoir. Il m’instruisit et me donna le conseil et l’exemple en m’aidant quelquefois à repousser mes adversaires. Nos grands compagnons, fiers de leur taille et de leur barbe naissante, auraient dédaigné de se former au pugilat à l’école de deux petits morveux. Ils perdirent la supériorité. Il ne dépendait plus d’eux de me colleter, et de changer le combat en une lutte inégale. Leurs coups de poing à la française, donnés de taillant (s’il est permis d’appliquer à une arme l’expression d’une autre), arrivaient rarement à leur destination, et tombaient avec mollesse de la seule force du muscle. Les miens portés de pointe ne manquaient jamais la leur, et acquéraient de toute la longueur de l’os qui les appuyait un poids redoutable. Je n’étais plus blessé ; et des écoliers qui avaient six ans de plus que moi, qui étaient deux fois plus forts avaient à leur tour à expliquer pourquoi leur nez était écrasé ou leurs dents cassées, ou pourquoi ils crachaient le sang.

J’acquis de la considération, on me crut plus fort que je n’étais ; mon poing fit excuser ma tête, et mes camarades prirent le parti de tirer, comme mon maître, vanité pour la pension de mes petits succès.

M. Viard fondait sur eux l’espoir de sa fortune, et j’ai eu le bonheur d’y être utile[70]. Il me montrait aux personnes qui avaient envie de mettre des enfants en pension. Il me présentait à ses amis. Il m’essayait devant eux à répondre et à déclamer.

M. Restaut, auteur d’une grammaire française assez médiocre, mais que j’avais tout entière apprise par cœur, était du nombre ; et M. Restaut prit une grande bienveillance pour un enfant qui savait toute sa grammaire. C’était un fort bon homme et un très bon citoyen. Il rassemblait les écoliers qui donnaient de l’espérance, les faisait concourir et leur distribuait, à ses frais, des prix dont la main d’un grammairien illustre comme M. Restaut augmentait beaucoup la valeur dans nos jeunes têtes.

J’ai gagné de lui le Spectacle de la nature, pour avoir traduit les beaux vers de Cicéron :

Sic Jovis altisoni subito pennata satelles,

Arboris a trunco, serpentis saucia morsu,

Ipsa feris subigit transfigens unguibus anguem

Semianimam et varia graviter cervice micantem

Quem si intorquentem lanians rostroque cruentem

Jam satiata animos, jam duros ultro dolores

Abjicit efflantem et laceratum affligit in undis,

Seque obitu a solis nitidos convertit ad ortus.

par les vers suivants :

Tel du grand Jupiter on voit l’oiseau terrible

Subitement blessé par un serpent horrible,

Qui du tronc d’un vieux chêne avec force élancé

Dans ses plis tortueux le retient enlacé.

Il s’envole ; il emporte au séjour du tonnerre

Le reptile effrayé d’abandonner la terre,

Qui se tord, se débat, s’épuise en vains efforts ;

Une serre d’acier assujettit son corps

Que le bec du vainqueur en cent lambeaux déchire :

Il darde ses poisons ; mais bientôt il expire,

Et vengé, satisfait, l’aigle de sang couvert

Le jette avec mépris et plane au haut de l’air.

Cette traduction, chef-d’œuvre d’un enfant de onze à douze ans, ne peut à aucun égard entrer en comparaison avec les vers admirables par lesquels Voltaire a rendu le même morceau. Mais elle était assez fidèle, et n’était pas dénuée de nombre ni d’harmonie : on y trouvait le germe d’un poète et mes concurrents n’ayant fait que des traductions en prose, M. Restaut n’eut point tort de me donner le prix.

Mon père avait bien opéré en défendant qu’on m’apprenne à faire des vers. Je n’en ai jamais fait de bons en latin, mais en français j’en faisais tous les jours, quelquefois passables, plus souvent médiocres ou mauvais. J’étais le poète des bouquets que nous présentions à M. Viard. Si mon précepteur me donnait en pensum à copier cent vers de Virgile ou d’Horace, je m’épargnais le pensum par un impromptu de huit ou dix vers français, et M. Viard était au comble de ses vœux.

Il nous essayait à écrire des lettres sur des sujets quelquefois donnés, quelquefois d’imagination, à notre volonté : le prix était pour le vainqueur une pomme de plus au dessert. De cent pommes qu’il a ainsi distribuées, j’en ai eu quatre-vingt-sept.

Enfin il me crut capable de soutenir un exercice public. Il m’avait fait faire avec les cours de l’abbé Le Batteux, qui venait aussi m’interroger et m’encourager, une espèce de rhétorique. Il m’avait chargé de faire, à ce qu’il m’avait dit, pour l’instruction de mes camarades, un extrait de la logique de port-Royal. Il m’avait fait apprendre par cœur les Institutes de Justinien, et joignait à cela mon éternelle grammaire de Restaut. Il eut le plaisir d’annoncer qu’un de ses élèves d’environ douze ans était en état de répondre sur la grammaire française et latine, de traduire des morceaux des meilleurs auteurs latins, de soutenir un exercice sur la logique, la rhétorique, l’apologue, l’églogue, le style épistolaire et le droit romain.

J’eus quatre cents auditeurs, et cette assemblée, en la traversant, m’inspira quelque timidité. Heureusement je me dis : « Si ces gens-ci n’avaient un sentiment favorable pour l’enfant qui va parler, ils ne seraient pas venus l’entendre ». Cette petite réflexion me rendit le courage.

Je m’en tirai fort bien. J’avais quelques arguments communiqués : j’avais dans la troupe quelques compères, M. Restaut, M. Le Batteux, l’abbé Mahaut, l’abbé Asselin et quelques autres amis de M. Viard. J’eus cependant des demandes imprévues, et, ce qui me fit trembler, à expliquer un passage de Tacite sur lequel je n’étais point préparé. J’eus le bonheur de l’entendre. Je dis le bonheur, car j’ai toujours été heureux pour les traductions : quand je comprends la moitié de l’auteur, je devine le reste. Dans le vrai, j’avais l’air de savoir beaucoup de choses, et j’avais quelque idée de plusieurs que les enfants de mon âge ne connaissaient point ; mais j’étais très faible sur le latin. J’ai été obligé de le rapprendre depuis, et aujourd’hui même, je ne le parlerais ni ne l’écrirais avec facilité. Ma mère, qui l’avait appris seule en même temps que moi, pour être en état de me suivre et de me conseiller, le savait incomparablement mieux que je ne l’ai jamais su.

C’est un bien beau jour pour un enfant nourri aux biscuits de l’amour-propre, comme je l’avais été jusqu’alors, que celui où il soutient honorablement un exercice public. Il n’y a point de termes pour rendre le plaisir que j’éprouvai en étant porté de bras en bras de ma chaise à la place où mon père et ma mère fondaient en larmes de joie. Mon père aussi pleura, malgré sa répugnance pour la gloire et les travaux littéraires ; ah ! qu’il me rendit heureux ! Je crus qu’il m’aimait plus qu’il ne l’avait fait encore.

Je les tenais, ma mère et lui, dans mes petits bras, au milieu des battements de mains, tous trois mouillés des larmes l’un de l’autre. Je n’ai eu qu’un autre moment de bonheur égal dans ma vie entière ; et mes amis, je ne vous dirai pas lequel c’est.

Dans la soirée j’éprouvai un second plaisir assez doux. Il faut vous dire que quoique j’eusse appris d’Osborne à combattre, j’étais très maladroit à tout autre exercice, car j’avais toujours fait usage de mon esprit, très peu de mon corps. Je courais assez bien en droite ligne, parce que cela se fait en partie avec de la volonté, des efforts et du courage, et aux barres je ne servais qu’à délivrer les prisonniers, je ne savais pas donner un détour, parce que cela demande de l’habitude. Nous avions un jeu qui nous amusait beaucoup : il consistait à lancer un javelot dans un but. L’usage s’était établi d’y jouer les pommes de nos desserts, et j’y avais perdu toutes mes pommes ordinaires, mes quatre-vingt-sept pommes extraordinaires et environ cent cinquante sur parole : dix avec un de mes camarades, six avec un autre ; il n’y en avait pas un qui n’eût quelques pommes à répéter sur moi et nous avions été obligé de faire un registre pour régler l’ordre des payements.

Mes condisciples s’assemblèrent le soir et ayant délibéré, conclurent unanimement que l’honneur que Du Pont avait fait la pension méritait que ses camarades lui remissent les pommes dont il était débiteur.

On vint à moi processionnellement, les flambeaux à la main, Faure de Beaufort, qui depuis a été un médecin connu et qui était le meilleur écolier après moi, portant la parole me fit un très beau discours, me remit la délibération par écrit signée de tous mes camarades, et je fus ensuite embrassé de tous en cérémonie. Cela était bien plus doux que de les battre. J’acceptai avec reconnaissance. Je dis à Faure que j’avais bien regret qu’il ne me dût point de pommes que je puisse lui remettre le jour qu’il me ferait oublier. Il en était capable s’il avait pu prendre sur lui de débiter sans monotonie.

 Outre les baisers, j’avais reçu de mon père un écu, qui me montrait autant que ses larmes qu’il avait été vivement touché. J’en avais reçu un autre de ma mère ; et, le lendemain, ne parlant plus de pommes, j’eus la petite satisfaction de faire venir cent cinquante échaudés et du cidre à discrétion, et de rendre à mes camarades politesse pour politesse. À tout cela double et triple jouissance : j’étais un petit garçon très heureux.

M. Viard me préparait, et se préparait à lui-même, des lauriers plus brillants encore. L’abbé Le Batteut et lui arrangèrent un exercice beaucoup plus fort que le premier. J’y devais traiter les mêmes sujets, et de plus l’épopée, l’histoire romaine et l’histoire de France. Il employa plusieurs mois, et moi toutes mes forces à me mettre en état de soutenir, dans ce second acte public, ma gloire naissante. Le jour fut pris, ce devait être le 12 août 1752, j’avais un peu plus de douze ans et demi. Des programmes furent imprimés. On invita tous les professeurs de l’Université et du Collège Royal par des circulaires. On distribua des billets. Je croyais d’avance comme Horace « frapper les astres de mon front illustre ». Je n’eus point cet honneur.

Mgr le Recteur de l’Université accompagné de son conseil, et abusant du privilège exclusif de l’enseignement, avec une jalousie au-dessous du corps respectable qu’il présidait et dont il était l’organe, jugea que la pension de M. Viard pourrait devenir trop célèbre, et qu’il ne fallait pas souffrir qu’un simple éducateur particulier donnât ainsi en spectacle un enfant qui n’avait suivi de classes dans aucun collège. En conséquence, par un mandement de son autorité rectorale, il défendit que l’exercice eût lieu.

M. Viard fut très affligé. Ma mère et moi fûmes au désespoir. Mon père prit l’événement en patience, et quand on se fut bien lamenté sur la tyrannie de M. le recteur, il dit à ma mère : « Votre fils a étudié et n’a point mal réussi ; j’en suis bien aise. Je le retire de chez M. Viard sans affectation, sans hâte ; qu’il achève le mois, mais qu’il soit ici le 1er septembre. »

Quand mon père avait pris sur lui d’exprimer aussi nettement sa volonté, le Père Éternel ne l’aurait pas dérangé.

Je fus très exactement le 1er septembre à la maison paternelle. Ma mère pleurait tout bas. Moi je pleurais tout haut dès que j’étais seul ; car devant la figure imposante de mon père, il n’y avait pas moyen de souffler.

Ma mère savait par expérience qu’il était impossible de changer les résolutions de mon père, mais qu’il ne l’était point, avec des caresses et de bons procédés, de l’amener bien loin du but qu’il s’était proposé.

Je n’avais pas fait ma première communion et ce fut le point de départ de ma protectrice. Comme je vous ai dit, on était dans ma famille huguenots très zélés et la première communion ne souffrait pas de réplique.

Il y fallait une préparation : je n’avais fait chez M. Viard que des études mondaines. On fut avec apparat trouver M. L’Honoré, chapelain de l’ambassadeur de Hollande et assez bon prédicateur. On lui demanda un homme capable d’achever mon éducation et de me mettre en état d’être interrogé par un pasteur tel que lui. On lui raconta mes petits succès littéraires : on lui donna les programmes des exercices : on lui confia que j’avais connu un grand désir d’être un jour comme lui ministre du Saint Évangile. Il est vrai que j’avais alors ce désir. Ministre ou médecin étaient les seules professions lettrées à la portée d’un petit huguenot ; et, en effet, les sermons de M. L’Honoré m’avaient paru touchants, je déclamais assez bien ceux de Saurin, et je trouvais que l’avantage de parler, tantôt en se livrant à l’affection, tantôt en déployant l’autorité aux fidèles obligés de vous écouter avec soumission, componction et ferveur, formait un très beau ministère.

Ma mère, d’ailleurs, jouissait dans toute la secte d’une grande réputation de lumières et de bienfaisance : elle était secourable pour les pauvres, et de ses soins et de sa bourse, au-delà de ce qu’on peut dire. J’ai un compte de près de vingt mille écus de ce temps-Là, qui, vu la différence du prix des denrées, valent plus de cent mille francs d’aujourd’hui, employés par elle à élever des enfants, à soulager des vieillards, à fournir des avances à de jeunes ménages pour leur commerce. Il est vrai que plusieurs de ceux-là lui ont rendit ses avances. Quand on lui représentait qu’elle donnait trop, elle répondait : « C’est comme la cruche de la veuve ; plus elle verse et plus Dieu permet qu’elle se remplisse ». On peut juger de l’estime qu’elle inspirait par cette générosité jointe aux discours les plus obligeants prononcés du son de voix le plus agréable. Elle m’avait fait à moi-même, par ses conversations avec les autres dames influentes, une petite réputation d’intelligence, de talent, d’esprit.

M. L’Honoré fut flatté, et ne nous flatta point : il nous exposa tous les inconvénients et les dégoûts de l’état de prêtre en général, et de prêtre calviniste en particulier : il nous parla presque en philosophe, et finit par promettre de nous aider autant qu’il dépendrait de lui.

Il me donna pour instructeur M. Bose d’Antic, qui avait été reçu ministre à Lausanne, qui ensuite a été médecin de l’hôpital des protestants à Paris, puis chimiste et directeur de la Manufacture des glaces à Saint-Gobain, puis entrepreneur de celle de Rouille, en Bourgogne, puis médecin une seconde fois avec quelque réputation un peu usurpée. Il avait très réellement beaucoup d’esprit et un savoir assez étendu.

Il fut chargé, pour deux louis par mois, de me préparer à la première communion, et on l’admit à cet effet parmi les amis intimes de la maison : il y eut son couvert : il y trouva des avances d’argent pour ses projets et ses études de chimie.

De son côté, il me faisait continuer de traduire Tacite, Horace et Cicéron. Il me montrait la métaphysique, la théologie, la controverse, un peu de physique : c’était un autre Pangloss. M. d’Antic et M. L’Honoré louaient mes progrès, et ils assuraient qu’il ne me fallait plus que quelques mois d’étude pour devenir un enfant accompli qui ferait beaucoup d’honneur à ses parents.

De ce beau travail naissait une grande difficulté pour mes projets de prêtrise, du moins dans le cœur d’un honnête homme, c’est qu’en étudiant la métaphysique et la théologie j’avais conclu qu’un homme pieux et de bon sens ne pouvait être ni protestant ni catholique ; qu’il fallait respecter la morale uniforme et divine dans toutes les religions, et quant au culte, aux cérémonies, se soumettre à l’usage, à la loi du pays.

Ma patrie religieuse en France était ma famille. J’ai fait une première communion à sa manière, et six mois après une seconde, c’est tout. Je trouvais néanmoins dans cette communion protestante, dans ce pain rompu en commun, dans ce vin bu par tous les assistants au même calice, quelque chose d’antique et de fraternel qui touchait le cœur et que n’a point la communion catholique.

Je ne cachai ni à M. d’Antic, ni à M. L’Honoré mes difficultés, mais ils jugèrent que mon résultat étant de suivre la mode de mes parents, il ne fallait pas me serrer sur la controverse, et de plus j’étais fils d’une femme en crédit dans leur église.

J’ai retrouvé parmi les papiers de mon père quelques-unes des dissertations que j’avais faites à cette époque et données à ma mère. Elles sont très méthodiques, bien divisées et subdivisées, raisonnables, et même d’une forte raison, d’une logique irrésistible et claire, écrites assez purement mais avec une froideur glaçante ; et j’ai eu peine à comprendre comment un enfant très sensible, qui aimait sa mère à la passion, qui bien plus jeune avait aimé Mlle Colineau, qui était nourri des poètes, qui avait fait beaucoup de méchants vers et quelques-uns de supportables, pouvait à treize ans écrire avec cette froideur qu’il n’avait pas eue jusqu’alors, qu’il a perdu, et qu’il ne retrouvera jamais. Il faut qu’il y ait dans la métaphysique un réfrigérant, et dans la physique de l’homme une sorte de frisson qui précède la fièvre des passions. Le phénomène est marqué d’une manière étrange dans mes premiers essais de métaphysique, de théologie et de contre-théologie.

La première communion passée, ma mère imagina de me faire apprendre les mathématiques. Elle va chez M. d’Alembert, toujours accompagné de son garçon, et demande au savant géomètre de lui indiquer un maître de mathématiques qui put conduire un jeune homme, né avec quelques dispositions et une grande envie d’apprendre, au point d’être un jour à portée de profiter des livres et des conseils du philosophe auquel on osait s’adresser. M. d’Alembert nous reçut avec bonté, me fit causer, et, heureusement pour moi, lâcha quelques mots qui me donnèrent occasion de faire usage de la métaphysique de d’Antic qui paraissait assez singulière dans la bouche d’un enfant. Il me caressa, et n’a jamais cessé de me vouloir du bien. Il me donna pour maître M. Raussain, de qui j’ai appris les éléments de géométrie et d’algèbre, les sections coniques et les premiers principes de l’hydraulique et de la science des machines.

Maintenant, mes enfants, il faut que je vous dise un service que ma mère a rendu à ma vie entière, et qui m’a empêché peu de temps après de perdre ma raison et mon honneur dans le piège le plus dangereux auquel pût être exposé un jeune homme exalté comme je l’étais, par l’espèce de culture qu’on avait donné à mon esprit et à mon cœur.

Ma mère voulait que j’eusse de la réputation, mais non pas gratuitement. Son caractère élevé prétendait que je la méritasse sous tous les aspects, que je fusse un homme d’élite et surtout un homme de bien : vous lui avez trouvé, peut-être, quelques faiblesses dues à sa naissance et à l’éducation qu’elle-même avait reçue, mais son âme était pleine de grandeur et de vertu.

Elle me donna le même jour Robinson Crusoé, Montaigne et sir Charles Grandison.

« Mon cher enfant, » me dit-elle, « il ne s’agit plus de lire pour ton plaisir, et d’apprendre pour de vains exercices d’apparat : il faut n’avoir pas une faculté du corps, ni de l’âme, que tu ne puisses exercer avec distinction. Tu vois ce qu’il m’en a coûté de peines, et ce qu’il m’en coûte chaque jour pour t’avoir conduit où te voilà : tu n’es pas loin. Il faut cependant devenir un grand homme, ou n’être rien, et perdre tout le fruit des soucis et des pleurs de ta pauvre mère.

« Il faudrait, si l’on pouvait, savoir tous les arts et toutes les sciences. Mais il faut principalement savoir être maître de soi, et ne se permettre aucune action dont on ne puisse dire : elle est estimable. Car en méritant de partout l’estime et l’amitié, d’abord on est heureux avec soi-même ; et puis on est porté en avant par le concours de tous ceux qui nous aiment et qui nous estiment.

« Je te donne trois livres excellents ; médite-les, apprends à te guider. Je te livre à toi. Que Dieu te bénisse, mon enfant ! »

Ce discours n’est jamais sorti de ma mémoire ni de mon cœur. Ma mère avait fait connaissance avec la marquise d’Urfé, femme de beaucoup d’esprit, de quelque savoir, et d’une imagination brillante mais totalement égarée. Elle était en quelque façon présidente, et je crois encore plus dupe, d’une société de cabalistes, où le baron de Beauvais, son ami, était sous elle l’homme qu’on donnait pour le plus habile.

Mme d’Urfé s’éblouit de l’esprit de ma mère et l’éblouit de ses louanges ; et ma mère, qui ne pouvait se passer de son fils, eut le tort grave de m’introduire dans cette étrange société, où je fus bientôt accablé moi-même d’éloges outrés.

Mme d’Urfé méprisait les gnomes, se croyait en commerce avec les sylphes et les ondins, cherchait à l’être avec les salamandres ; elle avait besoin pour ses opérations cabalistiques d’un enfant déjà formé, entièrement pur de corps et d’âme : elle jugea que j’étais cet enfant, et me combla d’avances et de bontés. Je crus avoir trouvé une seconde Mme d’Épenilles.

Elle me dit que ma mère était une sylphide revêtue d’un corps de femme ; ah ! je le crus ! ma mère me semblait céleste. Elle me dit que j’étais moi-même un être privilégié ; mon amour-propre ne s’éloignait pas de le croire. Elle me prépara par des raisonnements très logiques et très poétiques sur la chaîne des êtres, depuis la pierre jusqu’à Dieu au milieu de laquelle l’homme est placé au-dessous des génies, avec qui, disait-elle, il peut communiquer en purifiant son âme, en élevant son cœur et son esprit.

Alors elle me dit que je suis devenu digne de voir les ondins, fait apporter un verre d’eau, le pose sur une table couverte d’un linge blanc, place une croix sous le pied du verre, fait des conjurations, m’en fait répéter d’autres, m’ordonne de regarder, m’assure que je verrai Uriel. Loin d’oser la démentir, je n’osais douter d’un mot de ce qu’elle avançait. Je regarde et je vois différents reflets colorés. Elle me dit de regarder mieux, de remarquer qu’ils vont prendre une forme et de reconnaître Uriel. Mon imagination troublée par la fermeté de ses assertions aide à ma vue, et je crois voir Uriel. J’avais alors treize ans et demi, et me voilà encensé par toute la société, traité avec un respect qui devait rendre fou un enfant disposé aux illusions, à la vanité, à tous leurs funestes effets.

L’expérience est recommencée devant ma mère et en son absence. Elle croit voir une fois, puis ne voit plus ; et ne pense pas n’avoir point vu, mais en avoir perdu la faculté. On me consulte comme un oracle ; je fais les réponses qui me paraissent raisonnables ; on les admire ; et j’ai cru de bonne foi dans les premiers moments qu’elles m’étaient inspirées. J’ai été sur le chemin des fanatiques et des prophètes. La séduction était extrême et le péril imminent pour moi, dans une société où tout concourait à m’enivrer : le luxe, le rang, les titres, jusqu’à celui d’un prince héréditaire, aujourd’hui régnant en Allemagne, qui prenait aussi des leçons de Mme d’Urfé.

Les flatteries de tous ces gens-la étaient un véritable poison pour un jeune homme très ambitieux, qui espérait tout de la protection des grands qu’il croyait ses amis parce qu’ils le caressaient et le vantaient ; pour un pauvre fou de moins de quatorze ans, qui s’imaginait s’être attaché tous ces importants personnages par son mérite et par la qualité qu’ils lui donnaient d’être privilégié.

Cependant j’y suis échappé, comme je suis revenu du commencement de rachitisme qui m’avait rendu boiteux dans mon enfance.

Mon bonheur a voulu que j’eusse le fond de l’esprit robuste comme le tempérament, et la qualité d’homme de bien dans un degré supérieur à mes défauts ; il a voulu que Mme d’Épenilles eût sans cesse répété à ma mère, et ma mère à moi, de mettre avant tout la probité.

J’eus enfin le bon sens de m’apercevoir et le courage de dire, à ma mère d’abord, ensuite à Mme d’Urfé, que je m’étais sûrement trompé ; et que tout ce que j’avais vu dans son verre n’était que les reflets des objets environnants, et particulièrement chez Mme d’Urfé des rideaux rouges à crespines d’or.

Satan ne tomba pas plus vite du ciel, que je ne tombai dans son esprit et dans sa faveur par ma franchise. Elle me traita durement, me dit que j’avais sûrement perdu mon innocence, que si je me fusse bien conduit, je touchais à la gloire et au bonheur, que je n’avais encore vu que les ondins, qu’elle m’aurait, dans quelques jours, fait voir les sylphes dans un miroir, que le prince se serait chargé de moi, que j’étais destiné à la plus brillante fortune, aux emplois les plus distingués, à l’amitié des souverains et des plus grands hommes de l’Europe ; que je perdais tout, et méritais de tout perdre ; qu’elle m’abandonnait à mes sentiments ingrats, à ma mauvaise tête, à mon cœur déjà corrompu, à mon sens réprouvé.

Je me sentis foudroyé. J’eus pourtant le courage de lui répondre : « Madame, je ne suis pas ingrat, et je vous le prouve. Vous me désespérez ; mais j’ai dû vous dire ce qui me paraît vrai et vous avertir de l’illusion dès que je m’en suis aperçu. Je regrette surtout vos bontés dont je sentais le prix. Ce que je perds vous montre à quel point je me crois obligé d’être sincère ; car, en commençant à vous parler, je n’ignorais pas que je risquais de perdre tout cela. »

Elle me répliqua, moitié avec fierté, moitié avec bonté, par ces quatre mots : « Adieu, mon pauvre Du Pont », et je ne l’ai jamais revue. Mon pot au lait renversé me faisait quelque peine ; mais j’étais fier d’avoir eu la résolution de le jeter par terre.

Ma mère toute sylphide qu’elle était, fut bannie comme moi de l’hôtel d’Urfé, et prit la chose en âme vertueuse : « Mon ami, me dit-elle, tu as suivi ta conscience, je ne puis et ne dois que t’embrasser. »

Ce baiser acheva de payer ma bonne action. Après l’avoir savouré, je me promenai un quart d’heure dans la chambre : j’essayai la faculté que j’ai eue toute ma vie et que vous m’avez vu employer quelquefois, de former un grand plan en peu de minutes.

Je revins à ma mère et l’embrassai de nouveau. « Rassurez-vous maman, j’ai bien considéré à quoi peuvent mener les mathématiques ; croyez que je ferai par moi-même une fortune plus distinguée que celle que Mme d’Urfé, son prince et ses amis pouvaient me procurer ; et je ne la devrai qu’à mon courage, à mon talent, aux bontés avec lesquelles vous soutenez mon zèle et mon travail. Donnez-moi seulement un peu d’argent pour avoir des livres. »

J’avais Le Blond, j’achète Bélidor, Vauban, Puységur, plusieurs autres ouvrages de géométrie et de tactique ; j’étudie avec fureur l’art de lever des cartes, l’architecture militaire, la construction, l’attaque et la défense des places, la fortification de campagne, la castramétation. Je rêve, j’imagine ; je ne fais pas une promenade qui ne soit une reconnaissance et dont je ne rapporte un croquis de plan ; je vois partout des camps et des postes. J’engage mon père à me donner quelques leçons d’escrime ; et il s’y prête volontiers parce que c’était une chose qu’il faisait parfaitement. En même temps je quitte mon lit, je me mets à coucher à terre ; j’apprends à dormir sur le plancher ; je m’arrange pour devenir ingénieur, aide de camp, colonel, général, maréchal de France comme Fabert, mais surtout pour être un héros.

À mon héroïsme de ce temps, j’ai gagné la petite vérole ; et ce qui me fait honte, je l’ai gagnée de ma cousine Marie-Anne Oulson, que je ne pouvais souffrir, et que j’affectai de soigner dans sa maladie par pure bravade et pour montrer qu’un homme comme moi n’avait peur de rien, pas même d’une maladie affreuse. Mlle Oulson l’avait eue bénigne, je l’eus confluente et cruelle, à cette époque de la puberté où elle est toujours plus redoutable. On ne savait pas alors la traiter : on l’aggravait par le régime incendiaire. J’étais devenu si dégoûtant et si hideux, que, m’étant regardé au miroir, je ne pus concevoir les tendres soins que me prodiguait ma mère : cette adorable femme avait des millions de manières d’imprimer l’amour pour elle dans mon cœur et de l’en pénétrer. La maladie fut aussi horrible au dedans qu’au dehors : elle me roula la langue, et me priva plusieurs jours de la parole. Enfin, j’en suis mort, et j’ai essuyé pour la première fois que souffrir est quelque chose, que mourir n’est rien du tout ; que quand le danger s’établit, la stupeur arrive avec lui, et amortit toute douleur pour le malade. Ma pauvre mère eut celle de m’ensevelir. Deux ou trois heures après, je revins, et poussai un cri faible, qui culbuta d’effroi la garde, sa table et sa lumière, et ramena ma mère à la vie et à l’ivresse. Je me souviens du grand bruit que cela fit dans toute la maison : je me souviens des larmes et des caresses maternelles. Comment j’avais perdu la connaissance et les signes extérieurs de la vie, je n’en ai pas la plus légère idée. Mon œil droit avait été extrêmement chargé de boutons : il resta fermé pendant près de six semaines ; et lors qu’il s’est rouvert, sa portée s’est trouvée infiniment raccourcie. Il est devenu véritablement myope : il voit les plus petits objets comme un microscope et la vue ne s’étend pas à deux pieds devant lui. La vue de l’œil gauche est demeurée dans son état naturel et n’est pas plus courte qu’une bonne vue ordinaire. J’appelle l’œil gauche qui voit de loin « mon œil de guerre » et mon droit qui est propre aux observations les plus fines, « mon œil de science et de paix ». J’ai donc à remercier la nature et les accidents qui m’ont donné deux yeux dans toute l’étendue du terme, tandis que les autres hommes n’ont qu’un œil en deux volumes.

Après ma convalescence je fis des vers pour ma mère, pour ma tante, je repris mes études guerrières et je commençai à connaître les douceurs de l’amitié. M. d’Antic avait présenté dans la maison un jeune homme de vingt-cinq à vingt-six ans, de la plus noble et de la plus heureuse physionomie. On le nommait M. Volpelière : il était alors commis chez M. Sellont, banquier, et, croyant s’ouvrir une plus vaste carrière en se faisant courtier de change, il avait seulement besoin de subsister avec économie et jusqu’à ce que ses négociations lui procurassent l’aisance qui devait en être la suite. J’allais tous les soirs causer avec lui. Il m’aimait beaucoup ; je l’aimais comme mon premier ami. Il est le plus ancien de ceux qui me restent ; c’est lui que nous employons actuellement à la comptabilité des assignats.

J’éprouvai aussi un petit mouvement d’amour pour une très belle dame, fille de M. du Carroy, de qui j’avais appris à écrire, qui se piquait de noblesse et se prétendait par sa mère parente de MM. de Villeneuve de Vence, descendants de ce fameux Romée dont ma mère m’avait tant parlé. Mlle du Carroy avait épousé un américain nommé de Lesgallery d’Apinat. Cet américain ne recevait pas de fonds de son habitation, située à la Nouvelle-Grenade, et ma généreuse mère avait fait des avances pour le mariage. Mme de Lesgallery n’avait pas dix-huit ans et elle faisait disparaître la froideur de mon style : je sentais pour elle une passion que je ne lui exprimais qu’avec une extrême timidité et dont j’ennuyais régulièrement Volpelière qui, à ce que j’ai pensé depuis, était beaucoup plus instruit que moi sur les charmes, les beautés et les défauts de la dame.

Ma mère voyait les agitations de mon cœur et n’y trouvait qu’un moyen de plus de me donner du ressort, ce qui était son grand but auquel elle sacrifiait tout, elle ne faisait qu’en sourire. Je n’ai jamais pu acquérir l’art de voiler pour personne, bien moins pour elle, mes sentiments, ni leurs émotions : elles sont trop vives ; je suis trop libre, trop fier, trop franc, trop assuré en ma conscience qu’un mauvais principe ne me détermine pas à abandonner.

« Mon fils », disait-elle, « sera toute sa vie transparent comme une lanterne. » Je n’ai point démenti la prédiction.

Pendant que mes jours roulaient ainsi entre l’héroïsme militaire, une amitié très tendre, un amour naissant et peu fortuné, mon père trouva enfin que je prolongeais trop l’étude des mathématiques. Ma mère m’ordonne, en particulier et avec larmes, l’obéissance. Je m’y résous provisoirement. Dix fois je vais trouver la pauvre femme déchirée entre son mari impérieux et son impétueux fils, dix fois je lui déclare avec véhémence que tout est fini, que je partirai, que je me ferai soldat.

Par ce métier l’honneur n’est point blessé

Fabert, Rose et Chevert ont ainsi commencé.

Je lui rappelais ses exemples et ses maximes.

Elle me parlait avec une telle douceur, elle entrait avec tant d’art dans mon âme et la tournait si bien, m’approuvait, me blâmait, me demandait avec un charme si intéressant de faire ce que voulait mon père, que je finissais toujours par fondre en larmes à ses pieds, et par lui dire : « Tout ce vous voudrez maman ! Rien par la force, mais pour l’amour de vous, tout, tout au monde. »

Les chagrins que j’attirais à ma mère n’étaient pas les seuls qu’elle eût. Elle en avait essuyé de cruels, occasionnés par le mauvais caractère de son frère Étienne-Auguste et qu’il est inutile que je détaille ici. Elle en avait d’assez vifs que lui donnait la nièce de mon père, Marie-Anne Oulson, appelée et élevée dans la maison par elle après que le naufrage et la mort du capitaine Oulson eurent laissé ses enfants sans ressource.

En me contant ses peines, elle rendait d’autant plus sacré pour moi le devoir de ne les point accroître par une résistance à mon père, qu’il lui aurait uniquement attribuée.

À travers tous ces orages, ma mère eut un enfant ; et après cet enfant un lait répandu dont elle fut longtemps malade et qui altéra sa poitrine. À peine rétablie, souffrante encore, prenant encore le lait d’ânesse, elle eut un second enfant.

Ses maladies aggravaient mes fers, d’une part, en m’ôtant son secours, de l’autre, en m’ôtant tout envie de donner lieu entre mon père et moi à aucune querelle dont elle pût être affligée.

Jamais il n’y eût entre une mère et son fils un plus doux commerce de zèle et d’amitié que celui qui a fait mon bonheur tant que le ciel m’a conservé ma mère. Je vous dirai un trait des efforts qu’il me faisait faire ; il m’est impossible de vous peindre la pénétrante impression que faisait sur mon âme la sensibilité qu’il y témoignait.

Un jour pendant sa dernière grossesse, nous avions dîné chez M. Doré que vous avez connu et qui demeurait alors à Montmartre. Il ramenait ma mère en cabriolet, avec un excellent cheval : nous revenions à pied, et déjà ils avaient sur nous une grande avance. Tout à coup je songe que ma mère, prête à accoucher, a besoin d’une chaise pour l’aider à descendre de la voiture, qu’elle négligera de la demander, ou ne trouvera personne pour la lui donner. Je pars comme un éclair, et cours comme je n’ai couru de ma vie. Je rattrape la vue du cabriolet dans la rue de Richelieu, mais j’étais épuisé, prêt à mourir de ce dérangement dans les organes de la respiration qu’on appelle la rate enflée. Il ne s’agissait plus de vivre ou de mourir, le seul point était d’arriver. Je redouble d’efforts et j’arrive en même temps que la voiture, priant ma mère d’attendre sa chaise pour mettre pied à terre. Que dit sa délicate tendresse ? « Je savais bien mon enfant, que tu avais le cœur d’un ange ; mais tu en as donc aussi les ailes. » On ne peut répondre ; on baise sa main, on pleure, on est délassé, on goûte une félicité céleste.

L’enfant dont elle était enceinte lui amena, après une couche assez heureuse, un second lait répandu, qui portant sur le même organe que déjà elle avait affecté, l’enleva en six semaines, le 21 juillet 1756, à l’âge de trente-six ans.

Elle prit les mains de mon père et les miennes, et nous dit presque en expirant : « Tâchez de vous rendre réciproquement heureux. »

Permettez-moi de m’arrêter, mes chers enfants, laissez-moi pleurer ma mère !


CHAPITRE V

Situation où je reste chez mon père. — Brouille entre mon père et moi ; notre séparation. — Ma pauvreté, mes ennuis, mes dégoûts, mes projets pour en sortir.

La perte de ma mère nous plongea, mon père et moi, dans une mortelle douleur ; mais elle rendit ma cousine Marie-Anne Oulson, maîtresse de la maison et de l’esprit de mon père, ce qui fût à peu près également funeste pour lui et pour moi.

Ma sœur, qui n’avait que treize à quatorze ans, était à Genève, où elle avait été envoyée sur des craintes de persécution pour les filles protestantes que quelques événements fâcheux arrivés en Languedoc avaient propagées jusqu’à Paris, quoique si près du centre des lumières, on eût toujours été plus tolérant.

Mon père se trouvait entre sa nièce de vingt-quatre ans, qui s’appliquait depuis longtemps à l’étudier et à lui plaire, et son fils de seize, qui avait toujours vécu un peu éloigné de lui, dans la société plus particulière de sa mère, ou dans l’étude, et qui n’était pas en parfaite intelligence avec sa cousine.

Celle-ci voulut dès les premiers jours s’établir ma seconde mère, et fut mal reçue de moi. Elle n’eut pas de peine à persuader à mon père que je serais très difficile à manier. Je l’étais certainement pour elle, et je n’ose pas dire que je ne le fusse pas pour lui. Nous avions plusieurs défauts semblables et nous n’avions qu’un assez petit nombre de bonnes qualités analogues. Cependant le dernier vœu de ma mère prononcé de ses lèvres défaillantes m’avait inspiré le plus parfait dévouement pour tout ce que mon père exigerait ; et dans la réciprocité d’efforts qu’elle demandait à mon père et à moi pour nous rendre mutuellement heureux, je trouvais juste que ce fut moi qui fisse toutes les avances : j’y prenais un plaisir tendre qui me semblait un hommage aux manes adorées de la mère que je regrettais.

Je ne voulais donc pas contrarier mon père dans les objets qu’il avait à cœur et je me mis à l’aider et à le soulager dans ses écritures et dans ses courses.

En faisant celles-ci, je rencontrais le marquis d’Argenson, auteur d’un petit nombre d’excellents écrits d’économie politique, de la maxime admirable « pas trop Gouverner », et de celle qui eût pu sauver les rois de France, « la monarchie est amie de la démocratie, c’est l’aristocratie qui est ennemie de l’une et de l’autre. » Je parlais avec plus d’instruction et de facilité qu’on en a ordinairement de seize à dix-sept ans. M. d’Argenson me remarqua, me fit causer, me prit en amitié, me donna son livre, fut sensible à l’éloge raisonné que j’en fis et me pénétra l’âme en me disant que je pouvais « suivre une carrière distinguée ». Le mot fit battre et brûler mon cœur : il effaça toutes mes bonnes résolutions.

Je lui répondis, les larmes aux yeux, que je l’avais toujours désiré, que je m’étais mis en état d’être ingénieur d’armée, et que j’osais croire qu’on me trouverait la capacité et la valeur. Je lui demandai ses bontés auprès de son frère, ministre de la guerre, et nous avions alors la guerre.

« Mais il faut savoir, me dit-il, si réellement vous êtes un peu avancé, pourriez-vous faire un plan ? » Je me lève avant le jour, je travaille en sortant de table, heure à laquelle mon père me donnait récréation, je travaille toutes les fois qu’il est obligé de sortir et pendant tout le temps qu’il est dehors, j’écris toutes les nuits ; et à la huitaine, je porte à M. d’Argenson deux plans assez proprement lavés, l’un, contenant le projet et les coupes d’une place forte minée avec tous ses moyens de défense ; l’autre, celui de l’attaque de la même place ; j’y joins le mémoire défensif supposé fait par le gouverneur et le mémoire offensif supposé fait par le général assaillant.

M. d’Argenson fut frappé du peu de temps que j’avais employé et de la connaissance du métier qui se trouvait dans les deux mémoires. Il me caressa plus que jamais, m’assura que je pouvais compter sur lui ; me promit de parler de moi à son frère avec le plus grand intérêt.

Je ne crois pas du tout que je fusse en état d’entrer dans le corps du génie, j’étais trop faible géomètre ; quant aux vues pratiques et philosophiques de cette partie de l’art militaire, je les avais bien. Je pense aujourd’hui que la seule chose que M. d’Argenson se proposât de demander pour moi au ministre, c’était de m’admettre à l’école, ou au concours pour l’école. Mais je crus alors que j’allais tout de suite être sous-lieutenant en pied. Dans aucun corps dans ce temps-là on n’exigeait sévèrement que les jeunes officiers fussent nobles ; et dans le corps du génie surtout, les lumières étaient le seul titre d’admission. La bêtise opposée date du règne de Louis XVI.

Je reviens de chez M. d’Argenson, ivre de joie. Je dis à mon père que sans doute il ne mettra pas obstacle à mon avancement et à ma fortune : que M. d’Argenson me protège et va demander à son frère de me faire recevoir ingénieur.

Mon père me répond très sèchement : « Vous êtes un jeune homme qui n’auriez pas dû ouvrir la bouche à M. d’Argenson sans m’en avoir prévenu. »

Il va le trouver le lendemain, le remercie, lui dit qu’il est très sensible à ses bontés pour moi ; mais que les ingénieurs sont de tous les militaires les plus exposés, qu’il n’a de fils que moi, et qu’il n’a point la moindre envie de m’envoyer à la guerre.

M. d’Argenson lui dit : « Monsieur, je ne ferai ni plus ni moins que vous ne voudrez pour Monsieur votre fils ; je croyais qu’il avait votre aveu. » Et voilà encore un de mes pots au lait renversé ; voilà mon bâton de maréchal de France brûlé avant qu’on eût planté l’arbre qui devait le produire.

Cette aventure jeta entre mon père et moi beaucoup de froideur. Il trouva que j’avais manqué à sa confiance, en faisant auprès des protecteurs, et pour le quitter, des démarches dont il ne savait pas un mot. Je trouvais qu’il manquait à la paternité, en s’opposant à la bienveillance qu’on me témoignait, à mon élévation qui devait en être la suite, à ce que je regardais comme mon bonheur et ma gloire.

Le capitaine Thurot fit son armement, et je demandai hardiment à mon père de me permettre de partir avec lui, alléguant l’exemple de Duguay-Trouin. Mon père me répondit à merveille et me fit honte de songer à prendre le bien d’autrui en corsaire. « L’autorisation du roi », me dit-il, « n’y fait rien : c’est une mauvaise action de voler : elle ne devient pas bonne par une patente. » Marc-Aurèle n’aurait pas mieux parlé. La raison habillée en morale a toujours eu sur moi un grand poids ; je n’insistai pas une minute.

Cependant la mésintelligence subsistait, elle était soigneusement entretenue par ma cousine Marie-Anne Oulson.

Nous demeurions dans la rue de Richelieu : notre maison avait une descente sur le Palais-Royal. Là se promenait souvent une demoiselle Van Laan, jolie brune de beaucoup d’éclat, qui vivait avec sa mère, veuve d’un chapelain de l’ambassadeur de Hollande. Cette jeune fille étincelait d’esprit, mais était très légère et très inconsidérée : ma cousine et mon père en disait beaucoup de mal. J’en deviens amoureux par esprit de contradiction ou de chevalerie, comme pour réparer le tort qu’on lui faisait. Elle avait un cousin de mon âge, je me lie avec lui : il me mène chez sa tante et j’y file auprès de Mlle Van Laan une passion à la manière des livres, la plus ridicule qu’il soit possible. J’avais un grand nombre de concurrents, et Mlle Van Laan avait avec nous tous l’habitude de nous bien traiter quand nous étions là, de nous donner de l’espérance à chacun en particulier, et de se moquer de nous avec les autres dès que nous étions absents. J’avais ma bonne part des trois lots, surtout du dernier, et je me croyais aimé à la folie.

Je faisais des lettres, des vers, des impromptus, des acrostiches, toutes les platitudes qu’on puisse faire avec l’esprit, je passais une partie des soirées au Palais-Royal, où Mlle Van Laan restait fort tard. Mon père s’en aperçut, m’enferma dans ma chambre, et me défendit de voir Mlle Van Laan.

Je trouve qu’il passe ses pouvoirs, qu’il n’y a aucun mal à voir Mlle Van Laan qui me faisait bien de l’honneur de me recevoir, que m’enfermer dans ma chambre est une tyrannie. Je désobéis net et dans les deux points. Ma chambre était à l’entresol sur le jardin, je descendais par la fenêtre aussitôt que j’étais enfermé ; je remontais de même ; je ne me souvenais plus d’avoir été boiteux. Mais je perdais mon temps ; je me levais tard ; mon père était très mécontent de moi et il avait raison.

Quoique je ne fisse plus de communion, j’allais fort régulièrement à la chapelle de Hollande, parce que Mlle Van Laan, fille d’un ministre, n’y manquait pas, et qu’en revenant je lui donnais la main. Un prédicateur très médiocre avait succédé à M. l’Honoré. Il s’appelait M. de La Broue, et nous regardions comme du bon ton de plaisanter sa manière et ses tours oratoires. Je raconte mon ancien désir d’être pasteur du Saint-Évangile et prétends que j’aurais fait des sermons au moins aussi bon que ceux de M. de La Broue. Mlle Van Laan dit qu’un sermon de ma façon serait une pièce curieuse. J’en fais un sur ce texte de saint Jean : « Quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu ; mais celui qui n’aime point n’a pas connu Dieu, car Dieu est amour ».

J’y parodie M. de La Broue, ses divisions, ses subdivisions, ses formules : j’y cite l’Écriture, les pères, les poètes. J’y prouve, je ne me souviens plus en combien de points, que quand on a bien aimé, on a rempli tous les devoirs essentiels de la religion. Je prêche cette belle production sur une grande table entre trois fauteuils chez Mlle Van Laan, et cette fois aux applaudissements sincères d’elle et de sa très folle société.

Mon ami Volpelière, garçon beaucoup plus essentiel que moi, était aussi de la cour de ma souveraine, et ne s’y amusait point comme moi à de vains discours et de plus vaines écritures. Ne s’étant point trouvé à la représentation, il me demande mon manuscrit : je le lui prête ; il me le rapporte chez mon père ; je crois le remettre dans ma poche, je le mets à côté, mon père le ramasse et y trouve la démonstration de trois points : 1° que contre sa défense, je continue de voir Mlle Van Laan ; 2° que je fais, et encore malgré sa défense, beaucoup de prose et de vers ; 3° que je les applique à parodier les choses saintes.

Il s’agissait de sermons ; il va trouver M. de La Broue ; celui-ci est bien plus scandalisé en se reconnaissant. Il conclut que je ne serai jamais qu’un mauvais sujet, plaint mon père, et lui conseille de me traiter avec rigueur.

C’était le soir que mon père avait vu M. de La Broue : il rentre d’un air sévère et préoccupé, soupe sans dire un mot, et après le repas me signifie que je n’ai plus de chambre, qu’il vient de me faire dresser un lit dans une soupente, où l’on ne voyait pas clair, près de sa chambre à coucher qui le mettra plus à portée de veiller à ce que je fais la nuit : « montez-y monsieur », finit le discours.

Ma chambre qui me donnait un air et des libertés de grand garçon ; ma chambre où j’avais ma petite bibliothèque et tous mes fatras militaires et littéraires, ma chambre où j’écrivais toute la nuit s’il me plaisait, ma chambre où j’avais arrangé un échantillon de cabinet d’histoire naturelle composé de quelques coquilles qu’un négociant, ami de Volpelière, m’avait envoyé de l’Orient, de quelques rogatons que j’avais achetés, et de rebuts du très beau cabinet de M. d’Avila qui demeurait dans notre maison, me recevait avec bonté et me donnait toujours quelque leçon, quelque madrépore, quelque pierre, quelque mine de peu de valeur, ma chambre enfin de laquelle en trois sauts, j’allais voir ma maîtresse, même après qu’on m’avait enfermé à double tour, était pour moi une propriété d’un prix réellement inestimable ! D’un autre côté, pour mon orgueil, reculer, descendre, être ravalé, traité en enfant, était un supplice impossible à supporter. J’ai à ma honte et pour mon malheur, toujours été très colère ; mais, depuis que je suis devenu homme, je me dompte ; à dix-sept ans je ne me domptais pas. J’étais le plus emporté morveux que j’ai connu. (Je me trompe, Irénée, je crois en avoir connu encore un autre.) Je monte à la soupente suivant l’ordre reçu : la cuisinière m’éclaire, et ma cousine m’accompagne jouissant de ma peine, feignant de me consoler, me conseillant la patience, redoublant ma fureur.

Je trouve dans cette triste soupente un vieux couteau de chasse, je le tire et je m’en serais tué ou blessé dangereusement si les deux femmes ne me l’eussent arraché. Elles le portent à mon père qui n’était pas loin : il m’appelle. Je reprends cette espèce de sang-froid qui n’est que la colère concentrée chez les âmes fortes : j’arrive à pas lents. Mon père n’était pas moins colère que moi : c’était une de nos qualités communes. Il me prend au collet et me donne des coups du plat du couteau de chasse, le jette ensuite et me soufflette à tour de bras. Ma cousine me criait de m’en aller. Ce n’était point mon avis : je voulais que mon père me battit jusqu’à lassitude et mit le tort du son côté. Je reste sous les coups, silencieux, avec une gravité imperturbable. Il me reprend au collet, me renverse et me jette par terre. Enfin, il se lasse et me dit : « relevez-vous ».

Je me relève un genou en terre, et lui dit d’un ton très modéré : « Mon père, j’ai eu sans doute beaucoup de torts envers vous et je vous en demande pardon. Je viens de les expier sous votre colère. Ces sortes de scènes ne conviennent ni à l’un, ni à l’autre. Je ne puis être battu que par vous, et ne dois pas l’être deux fois. Je ne vous exposerai pas à rien de pareil. Je vous promets de ne rester dans votre maison que le temps qu’il faudra pour trouver un autre logement. Je vous supplie aussi de ne vous inquiéter ni de mon état, ni de mes besoins ; vous m’avez affranchi de votre sollicitude. »

Mon père fit apporter mon lit dans sa chambre ; j’y passai la nuit : c’était celle de jeudi ou de vendredi après Pâques de l’année 1757. Les deux nuits suivantes je couchai dans la soupente où il m’avait placé. Nous passâmes le vendredi et le samedi sans nous regarder, sans nous parler.

Je fus voir Volpelière qui occupait alors un appartement, rue Beaurepaire, dont dépendait sur le derrière une chambre assez claire de cuisine, dont il ne faisait point usage ; je lui conte mon aventure et lui dis : « Mon ami, vous me devez asile, car si vous ne m’eussiez pas emprunté le sermon, cela ne fût point arrivé. » Il m’exhorta de rester chez mon père. Je l’assure que je n’en ferai rien, et que s’il ne veut pas me louer sa chambre vide, j’en chercherai une autre ; que nul pouvoir humain ne me fera rester avec mon père. Volpelière, qui connaissait mon caractère impétueux et opiniâtre, crut devoir à mon père et à moi de ne pas me repousser. Il consentit à me céder sa chambre et me laissa le maître d’en fixer le prix, que j’évaluai à dix écus par an.

J’avais une petite épée d’argent, je la vends soixante-six livres ; je vends mon cabinet d’histoire naturelle, que je croyais valoir une somme immense, et dont j’eus bien de la peine à obtenir dix-huit écus d’un homme qui faisait ce commerce sur le quai du Louvre, et qui m’en avait vendu la dixième partie pour trois fois ce qu’il me racheta le tout.

Avec les cinq louis j’achetai un petit lit, trois chaises, un verre, un pot à eau, un grand pot de gré pour me servir de fontaine, un chandelier et des mouchettes de fer.

Le dimanche de Quasimodo, à dix-sept ans et quatre mois, après avoir fait paisiblement chez mon père un sobre dîner pendant lequel il me dit quelques mots qui montraient que sa colère était passée, je le laisse seul au café où nous allions ordinairement ensemble. Je lui écris[71], pour lui faire mes adieux, une lettre respectueuse et tendre dont j’ai longtemps gardé une copie qui s’est enfin égarée ? Je remets à ma cousine ma lettre et une montre que mon père m’avait prêtée, et je pars n’emportant rien de ce qui était à lui ; ne lais-sant rien de ce qui était à moi.

J’arrive chez Volpelière avec le peu de meubles que j’avais acheté, mes habits, mon linge, mes livres, un couvert d’argent que ma tante Françoise de Montchanin m’avait donné. Volpelière me prête des draps que mes finances n’avaient pu suffire à acquérir, et dont j’étais résolu de me passer, s’il ne m’en eût point offert, quoi que j’eusse l’habitude de n’avoir jamais d’autre couverture que le drap : aussi celle que portait mon lit n’était qu’une vieille courtepointe de toile.

Le menuisier soldé, il me reste quinze francs, la liberté, l’indépendance, les consolations de l’amitié ! (Celles-ci ne durèrent pas longtemps).

Volpelière fit le rôle d’un galant homme ; il rendit compte à mon père de ce s’était passé, prit ses ordres et ses instructions. Mon père lui en donna deux, dont une que j’ignorai, qui était de payer mon boulanger quand mes ressources épuisées m’auraient obligé de lui demander crédit. Cette prévoyance paternelle put et ne pouvait m’être bonne à rien. Il est très douteux que j’en eusse profité, quand même j’en aurais été instruit ; j’étais trop fier. Mais n’en ayant aucune connaissance, je serais mort de faim plutôt que d’aller demander crédit à un boulanger de qui je n’aurais pu attendre qu’un refus, puisque je n’étais aucunement connu de lui et que ma chambre ni mon ameublement, ne pouvaient pas inspirer en moi une grande confiance.

Je fus très bien informé, au contraire, de la seconde instruction que mon père avait donné à mon ami. Mme Van Laan m’en fit part : elle consistait à prier cette dame de ne plus me recevoir chez elle. Jugez de ma douleur : c’était en grande partie pour conserver la liberté de voir Mlle Van Laan que j’avais quitté la maison paternelle. J’avais compté sur les douceurs de l’amour, j’avais même compté sur beaucoup de ressources à sa suite. Je m’étais flatté que Mme et Mlle Van Laan, qui avaient une multitude de connaissances, me procureraient des écoliers à qui je montrerais les mathématiques, et calculant que quatre écoliers seulement, à trente-six francs par mois, me feraient un sort de près de dix-huit cents livres par année qui s’accroîtrait à mesure que les écoliers se multiplieraient, je m’étais fait encore un pot au lait que je n’eus pas même le temps de poser sur ma tête.

Je demandai à Mme Van Laan comment mon père, sans aucune relation avec elle, avait pu lui faire la demande dont elle me parlait. Elle eut le tort de me répondre qu’un ami commun, M. Volpelière, s’était chargé de la commission.

Me voilà dans une fureur extrême : je trouve que Volpelière a trahi l’amitié et comme Mlle Van Laan ne me témoigna qu’un très léger regret de ma retraite, je conclus que c’est qu’il m’a supplanté et qu’il m’a enlevé ma maîtresse. Je rentre à la maison frémissant de courroux et veux faire mettre à Volpelière l’épée à la main. Il eut la sagesse de me refuser en me disant qu’il ne se battrait jamais ni contre son ami, ni contre le fils de son ami. Nous cessâmes de nous voir, quoique je demeurasse sur son même palier et que je fusse son locataire.

Il avait une gouvernante nommée La Gorce, assez laide et qu’il traitait fort durement. Elle me faisait ses plaintes et me rendait les petits services. J’imaginai pouvoir la consoler, mais Volpelière la renvoya me laissant très affligé et très tourmenté d’avoir pu contribuer à faire perdre à cette fille le pain qu’il lui donnait. Dans la pauvreté où j’étais moi-même, je la forçai d’accepter un bijou que je tenais de mon cousin Fouquet le hollandais ; c’était ce qu’on appelle un étui de pièces d’Angleterre en argent et je cessai de la voir.

Ainsi me voilà seul, sans ami, sans voisine, sans connaissance du monde, sans argent, à peu près sans capacité pour en gagner, et presque sans effets ; livré aux réflexions, abandonné à une cruelle misère, à environ dix-sept ans ; et conduit à ce terme par mes prétentions, mon esprit, ma vanité, ma confiance dans les heureux augures que ma mère et M. Viard avaient conçus de mon talent, et mon dédain pour les conseils plus solides et moins brillants de mon père !

Au milieu de mon infortune je n’étais nullement abattu. La froideur de Mlle Van Laan à notre séparation m’avait guéri de mon amour pour elle. Je goûtais le prix de la liberté ; je savourais avec délices la douceur de me promener une partie de la nuit sans inquiétude d’être grondé par qui que ce soit à mon retour. Je trouvais un charme inexprimable à reprendre le fil de toutes les chimères qui m’avaient occupé et que je ne doutais pas qu’un un homme comme moi, n’étant plus enchaîné par ses parents ne réalisât aisément. J’y ajoutais chaque jour un nouveau chapitre aussi romanesque qu’aucun des précédents.

En attendant il fallait vivre, et il fallut promptement renoncer à l’espoir de fonder mon aisance et mes succès sur des leçons de mathématiques.

Je fus voir M. du Voisin, collègue de M. de La Broue à la chapelle de Hollande : je voulais avoir au moins un de mes pasteurs pour moi. Je lui fis mon petit manifeste et lui remis copie de ma lettre à mon père : je le priai enfin de concourir à me procurer des élèves à qui je montrasse les mathématiques.

Il me fit de très louables exhortations sur la convenance, l’utilité, le devoir de me raccommoder avec mon père et m’offrit ses bons offices pour faciliter notre réunion. D’écoliers, il ne songea pas à m’en procurer un, et jugea sans doute qu’à mon âge je serais un très mauvais maître.

Je fus voir mon cousin Du Busc, M. Doré, une dame Poly, qui était amie de la maison : tout le monde pensait que je cherchais des négociateurs auprès de mon père, tandis que je ne voulais rien moins que cela, et nul n’entrait dans mes vues pour me donner des élèves. Je fus aux différents cafés où l’on me connaissait, je demandais partout des écoliers, et personne ne se souciait de prendre, ni de donner pour maître à ses enfants un géomètre de dix-sept ans.

Le seul homme de qui j’aurais pu espérer en ce genre une subsistance efficace, et chez qui je l’aurais trouvée, était M. d’Alembert, et c’est le seul auquel je n’eus pas recours. Si je me fusse adressé à lui, il n’est presque pas douteux que je serais effectivement devenu géomètre, que j’aurais enseigné les mathématiques, et que, portant vers cette science mon opiniâtreté, ma carrière eût été toute différente. Mais je croyais M. d’Alembert fâché contre moi parce que je l’avais négligé : il y avait plus d’un an que je ne l’avais vu ; j’imaginai qu’il l’aurait beaucoup remarqué, qu’il me recevrait mal, et, quoique je sentisse parfaitement combien il pouvait m’être avantageux d’invoquer ses bontés, je ne pouvais prendre sur moi l’effort de me présenter devant lui. Plusieurs fois j’ai été jusqu’à sa porte, jamais je n’ai eu le courage d’y entrer, et une fois y retournant avec un discours préparé, je crois le voir sortir et je me sauve à toutes jambes. Je ne l’ai revu que lorsque j’ai commencé à être connu homme de lettres et d’administration ; et que, l’ayant trouvé chez M. Quesnay et chez M. Turgot, j’ai pu lui rappeler la bienveillance qu’il m’avait montrée quand j’étais enfant : il n’en avait pas perdu le souvenir. Moi, j’ai perdu par ma bêtise, par une mauvaise et ridicule timidité, qui tenait encore à de l’orgueil, la seule voie que j’eusse pour arriver au but que je me proposais.

Cependant mon très court argent s’épuisait ; quoique je me fusse mis à vivre de pain, d’eau et d’un ordinaire de huit sols pour la bonne chère. Il fallait payer outre ma très petite nourriture, la blanchisseuse, les souliers, les raccommodages des bas, le perruquier, car je ne savais pas arranger mes cheveux et les ayant alors fort beaux, je mettais une sotte importance à être bien coiffé.

Je vendis mon couvert d’argent qui était fort léger ; je vendis mes boucles d’argent et mon porte col qui avaient le même défaut. Je vendis mes livres, volume à volume ; et toujours pour très peu de chose.

Là commencèrent mes grandes douleurs. Robinson et l’histoire de France de Daniel ne me firent pas d’impression. Les livres de géométrie me causèrent quelque chagrin, mais j’étais fâché contre eux de ce qu’ils n’avaient pu me procurer d’écoliers ; je soupirai pour M. d’Argenson ; je pleurai pour Montaigne.

Mais quand il fallut choisir entre le Spectacle de la nature, gagné de M. Restaut pour mes plus beaux vers, et Grandison, mon ami, mon protecteur, que j’avais résolu de prendre pour modèle, qui m’a garanti de mille sottises par la question intérieure que ferait en ce cas sir Charles Grandison ? le combat entre ma gloire passée et entre ma gloire à venir fut très pénible. Le Spectacle de la nature partit le premier. Peu de jours après, Grandison fut obligé de le suivre. Il ne me resta que le Discours sur l’inégalité des conditions, l’Esprit des lois et les Commentaires de César. Quand j’avais fini l’un, je lisais l’autre, puis je recommençais. J’y ai joint dans la suite la Lettre d’Alembert sur les spectacles, le Contrat social et Émile ; et jusqu’à vingt-deux ans je n’ai pas eu d’autre bibliothèque. Elle était bonne, elle me laissait le temps de réfléchir et de juger par moi-même. Je ne sais si vous connaissez le proverbe hollandais : « Défiez-vous d’un homme qui n’a qu’un livre » ; il n’y a que ces gens-là pour penser profondément.

Dans les commencements que n’avais-je point à penser ? Mes livres, quoique très bons, vendus pour moins que ne valait la reliure, n’avaient pu me mener loin. Il fallut réformer tout autre aliment que le pain. Il fallut ménager le pain même, et, dans l’âge du plus grand appétit, n’en manger qu’un de quatre livres par semaine.

Un malheureux petit chat, qui s’était donné à moi, était presque le seul être qui daignât m’aimer, il partageait ma fortune et mon pain. Dès que je tirais celui-ci de l’armoire où il se séchait, le pauvre chat, non moins affamé que son maître, montait sur mon épaule : je laissais déborder de mes lèvres un peu de mie, nous mangions bec à bec ; il me remerciait par ses gestes et dans son langage ; et je disais, il y a encore quelqu’un qui s’intéresse à mon sort. J’ajoutais ensuite avec fierté : il y a moi.

Trois semaines de ce régime m’apprirent ce que pèse la faim dans les malheurs de la vie. Quand au coin des rues je voyais un savetier ou une ravaudeuse, dans leurs tonneaux, manger un vieux reste de haricots, je disais : « Je parie que ces gens-là se plaignent de leur sort, et que peut-être ils envient le mien parce que je suis un peu mieux vêtu qu’eux ; cependant ils ont à discrétion des haricots et du pain. »

Les trois semaines écoulées, le cousin de Mlle Van Laan, M. des Rivières, qui ne m’avait pas entièrement abandonné, mais à qui je n’avais jamais parlé que de mes espérances et non de ma misère, vint me voir et me trouva dans l’affliction. Il me prêta un écu, et, regardez ma folie, j’en mis vingt-quatre sols à la loterie pour ouvrir une porte à la fortune, et me procurer jusqu’au tirage la douceur des châteaux en Espagne ? J’y suis accoutumé dès l’enfance, je n’en ai point encore perdu l’habitude ; ils entrent réellement pour beaucoup dans cette suite de sensations agréables qu’on appelle le bonheur. Ils commencèrent dès l’instant où des Rivières me quitta ; c’était le soir, et il fallait attendre le lendemain pour jouir de ma grande et inespérée richesse de soixante sols, j’eus une nuit très douce.

La loterie satisfaite, je me donnai la magnificence de faire revenir, mais pour ce jour seulement, mon ancien ordinaire de huit sols seulement afin de me refaire en mangeant de la soupe qui me parut délicieuse. Le reste me fournissait du pain et de l’eau pour deux semaines, et en supposant que le gros lot me manquât, j’avais fait un plan digne de moi.

Je voulais revenir à mon bâton de maréchal, me relever par mon compas et par mon épée, et il fallait commencer par être soldat. Mais je ne voulais pas m’engager dans un régiment employé en Europe : deux raisons m’en dissuadaient.

La première, que la prudence de mon père et de tous mes parents avaient établi comme maxime dans ma famille que tout jeune homme qui s’engageait était un libertin. Or, je ne voulais pas passer pour un libertin, je ne voulais pas que mon père, dont j’entends garder le droit de me plaindre, pût alléguer aucun grief solide contre moi.

La seconde, que j’avais très bien conçue si je me trouvais au milieu d’une armée de cent mille hommes, quelque mérite que je pusse avoir, je serais perdu dans la foule, heureux peut-être de devenir sergent. Il me fallait donc un théâtre plus rétréci, où la concurrence ne fût pas si grande, et j’avais choisi le Canada.

Là, dans une armée de huit cents hommes, où les ingénieurs et les artilleurs seraient rares, et les détachements en petites troupes fréquents, je jugeais qu’un soldat qui saurait indiquer une manœuvre, saisir une position, diriger et défendre une fortification de campagne, placer un canon ou un obus à la plus grande amplitude, et qui citerait à propos Polybe, Puységur, Folard, Santa-Cruz, le grand-duc de Rohan, Montécuculli, Turenne , marquerait, se ferait distinguer, deviendrait officier nécessairement.

La combinaison était très bonne ; j’ai eu souvent regret de l’avoir abandonnée ; et je suis encore porté à croire que si je n’y eusse pas renoncé, je serais mort, non pas maréchal de France, mais avec certitude maréchal de camp.

Pour l’exécuter, il fallait encore ne point m’engager à Paris ; car, d’un côté, j’aurais eu vis-à-vis de ma famille le désagrément que je voulais éviter, et, de l’autre, je n’y aurais pas manqué de gens qui après m’avoir enrôlé pour le Canada m’auraient fait marcher en Westphalie. Il fallait aller à Brest, m’embarquer comme volontaire ou à un titre quelconque sur un vaisseau du roi, et ne me faire soldat qu’à Québec. C’est à quoi je comptais employer le produit de la vente de mes meubles.

Les circonstances, et surtout les bontés de mon oncle Pierre de Montchanin en ont décidé autrement.

Il était mon curateur ; mais il était brouillé avec mon père par la suite des tracasseries qu’avait multipliées dans la famille mon oncle Étienne-Auguste. Cet incident m’avait fait recevoir avec froideur la bienveillance qu’il m’avait témoignée et les offres de services qu’il m’avait faites, étant venu voir le premier et causer avec moi sur ma situation peu après ma sortie de chez mon père. Je ne voulais pas que celui-ci pût dire, qu’en le quittant, je m’étais réuni aux gens qu’il n’aimait pas et qu’il regardait certainement bien à tort comme ses ennemis. Je m’étais borné à remercier mon onde et à l’assurer que je n’avais besoin de rien. Mais l’épuisement de mes finances pouvant être aisément présumé, je ne pus refuser aux visites réitérées de mon oncle et à ses questions pressantes, de lui expliquer, de lui avouer comment et de quoi je vivais. Il commença par me prier à souper. Cette offre était très attrayante : Je répondis d’une manière équivoque et je n’y fus pas. Je préférai manger mon pain en compagnie de mon chat.

Mon oncle revint le surlendemain et me fit des reproches pleins d’amitié. Je lui dis alors avec franchise que n’ayant pas l’honneur de manger chez lui avant ma séparation d’avec mon père, je ne croyais pas pouvoir depuis en prendre liberté, qui donnerait à mon père occasion de se plaindre de moi. « J’y ai songé » me dit mon oncle, « et j’y ai pourvu. J’ai pris sur moi d’aller voir ton père. Je ne l’ai pas trouvé aussi courroucé contre toi que je l’aurais cru. Il m’a dit de sonder ton cœur. Le sien te conserve un sentiment paternel, dont il te donnera des preuves aussitôt que ton orgueil te permettra de faire ton devoir qui est de reconnaître tes torts et de lui en demander pardon. »

Quoique je ne crusse pas alors que mon père eût raison de se tenir pour offensé, l’idée qu’il m’aimait encore me fut douce et chère. Elle m’attendrit.

Je confiai à mon oncle mes projets d’Amérique, pour lui montrer que les secours de mon père m’étaient parfaitement inutiles. J’ajoutai que je n’en serais que plus sensible à son affection, et que je désirais avant de partir, faire avec lui une paix complète et recevoir sa bénédiction. L’esprit de filialité dont m’avait pénétré ma mère rendait ce mot de bénédiction, le mouvement de l’âme qui le dicte, le geste qui l’accompagne, le préjugé de l’augure heureux qui en résulte, infiniment précieux, véritablement nécessaires à mon cœur.

Mon oncle cultiva chez moi cette bonne disposition avec plus d’art et de tendresses que son caractère grave et son extérieur froid ne semblaient le comporter. Il marchait en tout lentement mais d’un pas sûr. Il se borna pour le moment à me dire de ne désespérer de rien, et à renouveler l’invitation de venir le soir causer avec lui sur tout cela. Ce fut un grand soulagement pour moi de m’y savoir autorisé par mon père même, et de retrouver après le délaissement complet où je m’étais vu, un ami, un protecteur, sage, homme de bien, frère de ma mère.

Le souper de mon oncle me parut excellent, et je ne pouvais me refuser à voir que ses conseils étaient pleins de raison et de morale.

Il m’amena par degrés à convenir que si mon père, une fois dans sa vie, m’avait battu, c’était une liberté que presque tous les pères avaient prises vingt fois avec leurs enfants sans qu’on n’en eût fait tant de bruit ; qu’il était évident que j’avais désobéi à plusieurs de ses ordres, donnés dans la vue de mon plus grand intérêt ; que je devais lui savoir gré d’être disposé à me rendre ses bontés, et que si elles m’étaient chères, je n’avais qu’une manière noble et convenable de les mériter, c’était de ne pas prétendre pointiller sur un article ou sur un autre, et de me mettre à sa merci.

C’était mon opinion que lorsqu’on se détermine à une chose, il ne faut la faire à demi ; et quand mon oncle m’eût convaincu que je devais préférer à tout, l’affection paternelle, je le priai de dire à mon père que pour en obtenir le retour, je ferais ce qui lui plairait de me prescrire.

Celui-ci me parut en user très durement. Il rejeta la proposition que je fis de me laisser aller au Canada, et celle, s’il voulait que je restasse à Paris, de me faire suivre l’école des ponts et chaussées, ou les cours d’architecture de Blondel. C’était détruire persévéramment tous mes projets.

Ensuite, il ordonna qu’en punition de ce que j’avais proposé à M. Volpelière de mettre l’épée à la main, je quittasse l’épée, fisse couper mes cheveux, et les portasse en rond, pour ne changer de costume que lorsqu’il me le permettrait. Cette peine, qui ne semblait à personne qu’une bagatelle, était cruelle pour un jeune homme chevaleresque qui mettait à son épée un prix infini. Mon père le savait ; il savait tout le chagrin que me donnerait cette loi rigoureuse, mais c’était son intention d’humilier mon amour-propre. Je ne crois pas qu’il y vit plus loin ; la chose cependant pouvait lui présenter une autre utilité, c’était de rompre entièrement la chaîne de mes anciennes connaissances. Car je n’aurais osé paraître ainsi fagoté chez aucune dame, ni proposer à aucun des jeunes gens que j’avais vus de faire ensemble une partie de promenade, en ce temps-là, où nul jeune homme ne sortait sans épée.

Il m’accordait six sols par dimanche pour mes menus plaisirs, au lieu d’un écu qu’il me donnait avant que je fusse sorti de chez lui.

Je consentis à tout, et mon oncle m’assurait toujours que ma soumission me rendrait mon père tout entier. Je le croyais, mais mon oncle pour obtenir mon absolu renoncement à moi-même, m’avait fait une fraude pieuse, en me montrant mon père beaucoup plus adouci qu’il n’était. Il est vraisemblable qu’il m’avait aussi peint à lui plus docile qu’il ne m’avait trouvé. Il nous trompait tous deux ; mais en bon parent et en négociateur habile.

J’en eu bientôt une preuve très amère.

Il y avait environ trois semaines que j’étais résigné à mon sort, ne courant point après ma parole, oubliant les rêves de mon enfance et de mon adolescence, ou regardant leur accomplissement comme un bonheur qui n’entrait pas dans ma destinée, me rappelant les dernières exhortations de ma mère, et d’après elle, dans le calme des passions, jugeant sévèrement ma conduite, me mettant à la place de mon père, voyant qu’il n’avait pu me juger lui-même qu’avec ses lumières et d’après ses intentions qui au fond étaient très bonnes. Je me dis : Il m’a traité avec beaucoup de douceur jusqu’à ce que j’eusse parlé à M. d’Argenson ; il se tient offensé de ce que sans le consulter j’aie fait cette démarche, il a raison ; il ignore que M. d’Argenson m’y a comme entraîné, et dans le vrai je n’aurais pas dû faire mes plans en cachette et les remettre à son insu, la familiarité qu’il me permettait demandait plus de confiance. Il a sagement et noblement dédaigné le projet d’entrer dans la troupe du capitaine Thurot. Il a voulu que je travaillasse, mais rien n’était plus raisonnable ; il entendait que je me levasse matin, puis-je le blâmer de haïr dans son fils ce qu’il regardait comme paresse ? Il n’était pas obligé de savoir que je passais mes nuits à d’autres travaux ; quand il l’a su il s’en est fâché ; avais-je droit de prétendre qu’il préférât ce qu’il devait regarder au moins comme des jeux inutiles à un travail qui lui semblait essentiel ? Il a été injuste envers Mlle Van Laan, c’est une question ; il me paraît très clair que cette belle demoiselle se moquait de moi. Il a été scandalisé de mon sermon, il y avait de quoi ; puis-je trouver mauvais qu’il soit bon chrétien ?

Ce soliloque après m’avoir occupé plusieurs jours et plusieurs nuits, m’ayant démontré que j’avais complètement tort avec mon père, me détermine à faire une action d’éclat qui lui prouve que si je reviens à lui, aux devoirs qui lui plaît de m’imposer, au désir de lui donner toute satisfaction, ce n’est ni par dégoût de la pauvreté dont je serais sorti par moi-même et qui ne peut rien sur un cœur intrépide et ferme comme le mien, ni par l’effet des conseils et des instigations de mon oncle, mais par ma simple, libre et propre volonté, par le développement de ma raison, par le bon sentiment qui pénètre mon âme.

Plein de cette louable résolution, je crois aussi ne devoir pas ouvrir la bouche sur mon nouveau dessein au bon oncle qui me servait de mentor. Si je lui en parle, disais-je, il préviendra mon père, il voudra m’accompagner, et l’on croira que c’est lui qui me mène. Ainsi, pour effacer tout souvenir de ce que j’avais manqué de confiance envers mon père, et principalement par timidité, je manque bravement de confiance en mon oncle par un dessein très formel.

Je pars un dimanche matin, jugeant l’heure où le déjeuner est fini, où ma cousine est remontée dans sa chambre, où mon père est seul se préparant à sortir ; je ne voulais que lui et moi à notre entrevue et sur ce point je réussis très bien.

J’arrive à la porte de sa chambre ; il avait le dos tourné et cherchait quelque chose dans sa commode, j’attends qu’il se retourne. Il le fait, et je n’avais pas achevé de prononcer « mon père », que d’un ton impérieux, que lui seul possédait à ce point, il me dit : « Que venez-vous faire ici, monsieur ? Sortez ! »

Je réponds sans me rebuter et la larme à l’œil : « Mon père, je viens vous témoigner mon sincère regret de mes torts envers vous et vous en demander pardon. »

« Sortez ! »

Je pleurs davantage : « Permettez-moi de ne pas sortir que vous n’ayez rendu justice au sentiment qui m’amène, et que vous n’ayez eu la bonté de me laisser baiser votre main. »

— « Sortez ! »

Je me remets à genoux : « Mon papa… »

— « Sortez ! Faut-il que je prenne un fouet de poste pour vous mettre dehors ? »

Je me lève alors, mes larmes se sèchent en un instant. La colère, l’indignation s’emparent de moi, et je ne me repens plus que de m’être repenti.

Mon père manqua une belle occasion de me soumettre à toutes ses volontés ; s’il m’eût bien accueilli, il est vraisemblable que ma vie entière eût été différente ; et, vu le cours qu’elle a eu plus conforme à mes penchants, je dois peut-être encore regarder le cruel chagrin que j’éprouvai ce jour-là comme un des événements qui nous désolent et qui sont très heureux pour nous.

Je me suis convaincu depuis que si mon père me montra en ce moment décisif autant de dureté que d’imprudence, ce fut principalement faute de présence d’esprit. Dans toutes ses affaires, il était accoutumé à consulter ma mère, ou ma cousine, ou moi-même, et lorsqu’il se consultait lui, c’était avec beaucoup de lenteur. Je le pris à l’improviste, il marcha d’après ses derniers errements. Ayant lâché un mot impérieux, il ne sut plus comment en revenir, il n’eût d’autre besoin que celui de rompre un entretien fatiguant dans lequel il craignait de me donner ou de me laisser prendre quelque avantage, tandis que je ne voulais que me mettre à ses pieds au moral et au physique.

Je fus en le quittant chez son amie Mme Poly, j’avais besoin de calmer ma tête et mon cœur en causant avec une femme ; c’est une de leurs grandes utilités dans la vie ; quand elles sont bonnes, elles ont la raison et l’esprit doux comme la peau ; et je n’osais m’aller livrer tout de suite aux remontrances de mon très bon, mais très grave oncle.

Mon père entra chez Mme Pol au moment où j’en sortais : il éprouvait sans doute le même besoin que moi. Nous nous saluâmes, mais ce fut lui qui mit de la bonté dans son regard : la sienne commençait à s’émouvoir, la mienne était passée.

Il fallut retourner trouver mon oncle, lui conter ma démarche et ma déconvenue ; et comme je le prévoyais, mon oncle me blâma très fort. Il m’aurait loué si j’avais réussi : on juge toujours par l’événement. Néanmoins, dans l’hypothèse du succès, il aurait toujours désiré y avoir eu part ; et les soins qu’il prenait depuis deux mois lui en donnaient le droit. D’ailleurs les deux sobriquets par lesquels on le désignait « l’homme du bon sens », « l’homme de poids » indiquent assez qu’il dût trouver ma résolution légère et précipitée. J’eus tort de parler ma langue, et celle de ma mère, à des hommes très estimables qui ne la savaient point et qui en avaient une autre.

Au reste, mon oncle puisait dans son caractère mesuré une très bonne forme lorsqu’il avait à me prêcher ou à me gronder ; c’était de me prier à dîner ou à souper. Les petites attentions qu’il avait dans le repas assuraient de son affection, et adoucissaient ainsi la réprimande, qui ne venait jamais qu’après le dessert.

Il était mon seul ami : bien sérieux et bien impassible pour mon âge, et pour mon imagination poétique et romanesque. Il ne me procurait d’amusement que celui de jouer le dimanche avec lui trois parties d’échecs, ni plus, ni moins. Je n’avais de distraction dans la semaine que celle de donner le soir quelques leçons de latin à son fils ainé, et de faire des cerfs-volants pour le plus jeune ; le reste du temps, j’étais seul avec mes pensées, me reprochant amèrement de m’être lié par la parole, d’avoir promis de suivre la loi que dicterait mon père qui ne me tenait nul compte de ma soumission, ni de ses motifs.

J’étais plus irrité contre lui que le jour ou je l’avais quitté ; la réception qu’il m’avait faite demeurait imprimée dans mon âme altière ; reculer et me dédire était impossible à mon cœur. Je n’ai jamais pu attendre ma destinée des événements :

Les taureaux aux autels tombent en sacrifice,

Les criminels tremblants sont traînés au supplice,

Les mortels généreux disposent de leur sort.

Il m’a toujours fallu un plan de conduite arrêté dans mon esprit. Tant qu’il n’est pas formé, j’ai l’âme en peine ; lorsqu’il est fait, quelque longue et quelque difficile que puisse en être l’exécution, je ne songe plus qu’à elle, et je reprends de la sérénité.


CHAPITRE VI

Je loge chez M. Prignan. — Comment j’étudie la médecine et pourquoi j’abandonne cette étude. — À quoi s’est passé mon temps depuis, jusqu’au commencement de ma carrière politique. — Mon ami de Pradt : nos projets. — Mlle Le Dée. — Comment celle-ci a contribué à fixer mon destin.

Mon père me trouva un Anglais, nommé Prignan, et demanda que je consentisse à loger chez lui. Il ne manquait ni d’esprit, ni de talent pour jouer la comédie, ni de prétentions, ni de passions : il avait tout, excepté l’amour du travail. M. Prignan se piquait de répéter des leçons d’escrime qu’il prenait de M. Ravet, dont le jeu, sans être brillant, était dans de bons principes et sûr. Nous étions trois qui en profitions en le voyant faire, en nous exerçant ensuite entre nous et avec lui, en jouant deux sols, puis jusqu’à à six sols à la première botte. Je tenais de mon père un bon commencement ; mais c’est de Ravet que j’ai appris à ne pas m’échauffer, à faire peu de mouvements, point de cris, à jouer du poignet, à ne jamais quitter le fer de l’adversaire, à ne plonger sur lui, ou ne passer au désarmement que quand le coup est certain. Quoique j’eusse mes cheveux en rond, et qu’il me fût prohibé d’avoir une épée, je voulais un jour la reprendre et la pouvoir manier : sir Charles Grandison m’y avait invité fortement, comme aussi à m’assurer l’avantage de ne faire ni plus ni moins de mal que je ne voudrais à mon ennemi.

Mon père qui peut-être regrettait, mais trop tard, l’accueil fait à ma repentance, se mêla presque seul des arrangements à prendre avec M. Prignan, consentit à me voir à cette occasion, et me permit même de venir dîner chez lui le dimanche, mais c’était sans liberté, sans familiarité ; je n’en demeurais pas moins seul.

Cette solitude, mon costume qui m’affligeait et m’éloignait des femmes et des jeunes gens, me rendirent sombre, silencieux, embarrassé de la moindre compagnie. Mon père me raillait de l’air gauche d’un homme qui avait été si amoureux, et avait fait tant de projets romanesques ; et par là, ajoutait beaucoup à ma gaucherie. Je fuyais de chez lui aussitôt que je le pouvais ; j’allais me promener au hasard dans la campagne, privé d’amis, de livres, de maîtresse, forcé de creuser dans mon âme, d’enchaîner mes idées l’une l’autre, de me faire sur tous les objets des opinions humaines une philosophie à moi, et de forger mon caractère pour le rendre propre à me tirer de cet abîme et à me créer un temps plus heureux.

La bienveillance paternelle me revenait enfin et je reprenais avec elle la faculté de parler chez mon père et chez son ami M. Doré ou il allait dîner de deux dimanches l’un avec sa famille dont je redevenais partie, et où ma sœur avait été réunie aussi. Ailleurs, je ne pouvais arranger deux mots, je rougissais, je me troublais, mon maudit costume me rendait bête, parce que je m’imaginais qu’on m’en trouvait l’air ; et, en effet, je l’avais tellement que j’ai connu des sens qui en ce temps-là ont demandé, avec un sentiment de pitié pour un pauvre jeune homme réduit à ce triste état, si je n’étais point imbécile ? J’avais été trop flatté dans mon enfance, et dans mon adolescence je me suis vu trop méprisé.

L’essai de mon crédit renaissant sur mon père fut d’en obtenir qu’il fit une sottise. Je l’engageai à avancer trois cents francs à Prignan dont les affaires étaient fort dérangées par son goût pour tous les plaisirs, mais cet argent n’empêcha point celui-ci de voir ses meubles vendus par autorité de justice. Il avait deux enfants et une femme qui, comme toutes les anglaises, se laissait ruiner avec douceur angélique. Nous nous retirâmes tous à Passy, et j’y essuyai avec eux un second assaut de pauvreté presque aussi rigoureux que le premier. Quand nous n’avions point à dîner, Prignan se faisant un turban avec une serviette, déclamait le rôle d’Orosmone et me faisait jouer Nérestan. Sa femme, à qui les enfants demandaient du pain, pleurait et il lui disait d’un ton tragi-comique : « Zaïre, vous pleurez ! »

Enfin je les quittai, non sans regret, pour je ne sais quelle querelle qu’il me chercha et que je ne voulus point supporter.

C’est pendant mon séjour chez lui que j’ai fait connaissance avec mon bon, sage, brave et fidèle ami, Berneron de Pradt. Sa mère, qui vit encore, était la raison, la douceur et la gaieté même : elle voulut bien m’aimer comme un de ses enfants. Elle avait trois garçons et deux filles : l’aînée récitait des vers avec M. et Mme Prignan, et m’avait d’abord un peu touché le cœur, qui tourna ensuite vers la cadette dont le caractère plus doux et plus tendre convenait mieux au mien. Je lui écrivais des lettres et j’en recevais des réponses faites à merveille. Mais je n’écrivais pas toujours, et les missives s’animant en raison des succès du dialogue, la maman me dit un soir : Finissons la correspondance, Du Pont, car je ne sais pas où vous me conduiriez » ; et j’ai appris que c’était elle qui avait jusqu’alors dicté toutes les lettres de sa fille. Cela me refroidit beaucoup pour celle-ci ; je fus d’abord fâché ; puis je me déterminai à en rire, et nous n’en demeurâmes que meilleurs amis, la maman, le frère et moi. Nous restâmes même avec la belle dans une très bonne amitié ; mais ce fut tout, car on ne m’attrape pas deux fois en amour. Des trois frères, l’aîné, aujourd’hui maréchal de camp, était sous-officier dans la gendarmerie ; le dernier, maintenant colonel dans l’armée du Nord, partait pour l’Inde. On ferait une odyssée des aventures du second, qui est mon ami ; j’y reviendrai par la suite quand elles auront connexion avec les miennes. J’ai ici un peu anticipé sur les événements qui regardent sa mère et ses sœurs ; mais ayant à parler pour la première fois d’un ami intime et souvent éprouvé, j’ai cru devoir dire un mot de mes liaisons avec sa famille.

Ayant loué une chambre chez M. Coupson, il me fit faire connaissance avec son ami Jodin, célèbre horloger, et avec sa grande, forte, singulière et folle fille, qui a été depuis la première des tragédiennes françaises jouant en pays étranger et qui dès lors, avait formé le projet d’imiter en tout Mlle Clairon[72], à commencer ainsi qu’il était juste par le commencement.

M. et Mlle Jodin étaient liés avec Diderot dont les ouvrages si variés ont tous un mérite original et réel, et qui était en conversation l’homme le plus éblouissant dont on puisse avoir idée ; surtout lorsque dans son cabinet, devant son bureau, en robe de chambre, il se levait tout à coup, ôtait son bonnet et que, se livrant à son enthousiasme poétique ou philosophique, il déployait la faculté que je n’ai jamais vue qu’à lui, de remuer les oreilles et de dresser les cheveux. Diderot me frappa chez M. Jodin et m’enivra tout à fait quand il m’eût permis de lui dérober chez lui quelques moments. Je devins amoureux de lui, et jugeai, par lui, que le bonheur suprême serait de plaire à sa fille. Mais je n’eus point ce bonheur et, pour l’avoir désiré, je perdis presque tout le charme de la société du philosophe. Le gynécée dans sa maison était extrêmement différent du lycée. Mme Diderot était si brusque et de si mauvais ton, Mlle Diderot, quoique avant de l’esprit et de la beauté et touchant parfaitement le clavecin, me parut si glacée, du moins pour moi, qu’après avoir demandé avec instance à les voir, et n’avoir pas douté en quittant son père que je ne dusse aimer Mlle Diderot à la passion, la certitude où je fus que je déplaisais à la mère et à la fille me fit éloigner, puis cesser mes visites de peur de les rencontrer. J’ai revu depuis, Diderot, avec délices ; mais plusieurs années après et lorsque, mon cœur ayant un autre emploi, je pouvais jouir en paix de sa poésie, de sa métaphysique, de son goût éclairé pour les sciences et pour les arts. À cette première époque, je me sauvai dans le mien.

Je me donnai bientôt, comme vous allez le voir, des distractions littéraires très considérables, mais j’avais appris à être pauvre et, par conséquent, à être économe, de sorte que je me suis habillé assez proprement, j’ai acheté quelques livres, j’ai été tous les samedis à la comédie et soutenu plusieurs mois les petites dépenses qu’entraîne le plaisir de la jouer soi-même.

Mon oncle m’avait demandé, tant par des vues d’économie, que peut-être pour ne pas me laisser entièrement livré à mes goûts de prédilection, de partager ma petite chambre avec un jeune homme, nommé Paillard, dévot de peu d’esprit et d’un caractère difficile. J’y trouvais une épargne assez considérable, mais Paillard m’ennuyait excessivement. Il n’eut pas longtemps ce malheur ; il fut la victime d’un autre beaucoup plus grave, et m’ouvrit bien malgré lui la porte d’un nouveau genre d’instruction que j’ai suivi avec une grande ardeur, qui a encore pensé changer le plan de ma vie, et dont j’ai du moins retiré pour moi et pour les autres une utilité réelle.

Le pauvre garçon eut une maladie de peu de conséquence qu’un charlatan répercuta et rendit très sérieuse. Un second charlatan, M. Dibon, chirurgien-major des Cent-suisses, traita la maladie qui avait pris un mauvais caractère, avec un remède dont il faisait un secret et qui n’était que le sublimé corrosif. Soit qu’il ne sut pas le modérer ou que le sujet, quoique robuste en apparence, eût la poitrine délicate, la phtisie pulmonaire se déclara. M. Barbeu du Bourg, médecin très estimable, fut appelé. Il s’occupa d’abord du mal de poitrine et en adoucit les accidents d’une manière sensible, mais entre les deux ennemis, dont on ne pouvait attaquer l’un sans irriter l’autre, le malheureux jeune homme fut alité le mercredi des cendres et enterré le vendredi saint de l’année 1759.

Je ne l’aimais pas et lorsqu’il tomba malade j’étais au moment de le prier de se chercher un autre domicile, mais son état me fit pitié. Il avait à Paris un frère plus bête que lui encore, qui ne savait que venir deux fois par semaine offrir de l’argent pour le médecin ou pour du bouillon au jeune homme qui n’en manquait pas, et qui ne se trouvait ainsi n’avoir que moi pour lui rendre des soins véritablement utiles. Je m’y livrai avec un grand zèle, avec les attentions qu’un bon cœur inspire, avec l’exactitude de la justesse d’observation que donnent une éducation lettrée et l’habitude de réfléchir.

M. du Bourg trouvait de la clarté dans le rapport circonstancié que je lui faisais de tout ce qui s’était passé entre ses visites. Il m’appelait son aide de camp ; il m’apprenait à connaître les diverses variations du pouls, et le diagnostic qu’on en pouvait tirer ; je l’écoutais avec la plus grande attention ; je tâchais d’un jour à l’autre de lui montrer que son instruction n’était pas perdue. Il m’en savait gré et me répétait souvent que j’aurais été un bon médecin, que j’étais né pour la médecine.

On m’a cru ainsi né pour beaucoup de choses très disparates, parce que à une volonté soutenue, je joignais un talent assez facile ; mais voulez-vous savoir pourquoi je suis réellement né ? Pour vouloir bien faire quoi que ce soit, et surtout ce qui est utile aux autres, même indépendamment de tout éloge et au risque du blâme ; pour désirer néanmoins la gloire, être sensible aux louanges, mais plus encore au plaisir de les mériter ; pour adorer une femme, chérir mes enfants, aimer plus que ma vie un ou deux amis. Donnez ces qualités à un homme courageux qui ne soit pas bête, et vous lui ferez faire tout ce qu’il vous plaira.

Il est clair qu’en me disant que j’avais une vocation pour la médecine, M. du Bourg me parlait selon mon cœur, puisque je tenais à acquérir l’argent et la liberté que mon père me refusait. La médecine qui exige beaucoup de lumière et de philosophie, et qui consacre la vie de celui qui la cultive à servir l’humanité dans le plus grand intérêt qu’elle ait en ce monde, me parut en effet la plus noble carrière à laquelle pût se livrer un bon esprit et un cœur sensible. Si elle était l’art de guérir, elle serait la fonction d’un Dieu : comme art de soulager et de consoler, elle est encore la digne tâche d’un homme de bien.

La première opération anatomique à laquelle j’assistai fut l’ouverture de mon pauvre compagnon que M. du Bourg jugea utile pour examiner les phénomènes occasionnés par la complication de ses deux maladies. M. Louis, et mon cousin Du Pont, le hollandais, procédèrent à cette ouverture sur laquelle M. du Bourg me donna plusieurs leçons.

L’étude de l’anatomie se fait avec un mélange d’horreur qu’on ne peut vaincre, et d’intérêt qu’on ne peut réprimer ; elle attire et repousse sans cesse ; elle tient l’âme et l’esprit dans un combat perpétuel ; elle m’a fait bien du mal ; elle m’en ferait bien encore, si je m’y livrais de nouveau ; et si j’en retrouvais l’occasion, il me serait difficile d’y résister. J’y mourrais, comme j’y ai pensé mourir, en admirant les rouages de la sensibilité et de la vie, et en épuisant vainement ma tête pour comprendre par quel ressort céleste le grand Bienfaiteur qui les a disposés si ingénieusement peut les animer.

Je partageai mon temps entre les cours de Saint-Cosme, les leçons particulières de M. Louis à la Charité, et celles de M. du Bourg, qui me prêtait les livres des plus savants médecins et sacrifiait tous les moments dont il pouvait disposer pour m’enseigner la physiologie, et m’éclairer sur mes lectures dont je lui soumettais les extraits. Je me mis aussi à faire chambrée avec des élèves en chirurgie : c’est encore une société de gens d’esprit où l’on mange des chats en civet, en hachis, en pâté ; une bonne femme nous arrangeait tout cela pour une rétribution bien mince.

Mais la fatigue que me causait ce travail à la suite de celle que j’avais prise comme garde-malade, les veilles multipliées, le mauvais air des hôpitaux où j’allais voir faire des opérations chirurgicales, et surtout la contraction nerveuse, l’horripilation que me donnaient ces opérations, les cris, l’effusion du sang qui les accompagnaient, la vue et la dissection des cadavres, dérangèrent ma santé. Je fus attaqué de petites dartres et d’une maladie de poitrine qui m’a durée onze mois, avec un crachement de sang opiniâtre, qui devenait quelquefois vomissement, et que, dans ce dernier cas, M. du Bourg attribuait aux suites d’un travail exagéré. Témoin de la souffrance que me causait celui que je continuais encore en présence de la nature, il me le fit quitter pour ne plus m’instruire que par les livres. « Je n’avais pas prétendu », me dit-il, « que vous fussiez né pour la chirurgie, et que vous n’étudiiez qu’elle ; étudiez la médecine qui vous guérira ». À quoi je répondis : « Oui, si elle peut. »

Elle manqua ne pouvoir pas : la jeunesse fut plus puissante. Ma bonne maman Berneron de Pradt s’épuisait à me faire du petit lait, des bouillons au mou de veau, du jus de navet et d’oignon.

Sou fils et un autre camarade me conseillèrent de me reposer et de me divertir ; ils m’entraînèrent une fois à manger des cerneaux et à boire du vin avec excès, et certainement ce n’est pas cela qui ma guéri ; mais je passais ensuite quinze jours à ne rien faire du tout que de me promener doucement au soleil en modulant des vers, et le tempérament livré à lui-même sauva le malade. M. du Bourg jouissait d’une juste considération sans être un médecin célèbre, mais il était excellent maître et profondément philosophe en médecine. Il faisait alors une Gazette de santé et me permettait d’y insérer quelques articles. Je me souviens d’y avoir inséré des observations curieuses sur un chien « imbécile ».

Je n’étais point assez riche pour être reçu à la faculté de Paris ; mais je comptais, lorsque je pourrais exercer sans danger pour mes malades, me faire recevoir docteur dans quelque faculté de province, puis trouver quelqu’un qui me prêterait de quoi acheter une petite charge de médecin de cour dont la propriété et les gages lui resteraient, et qui me donnerait le droit de faire la médecine à Paris.

Heureusement, ou malheureusement, l’habitude de l’observation m’en fit faire sur moi-même une trop juste, qui me désola, et renversa tous mes projets. Je remarquai que je ne pensais jamais à la chose qu’il aurait fallut dire, et que je ne m’en avisais qu’après avoir quitté les gens, en repassant dans ma mémoire leurs discours et les miens ; de sorte que j’étais tous les jours battu dans la discussion par des hommes plus bêtes et plus ignorants que moi. Ce défaut était alors augmenté par la sotte humiliation, la timidité, la gaucherie que me donnait mon costume ; mais il avait quelque chose de naturel, car je ne l’ai pas encore perdu entièrement. « Comment, malheureux, me dis-je, tu veux être médecin et ta pensée n’arrive presque jamais qu’après l’occasion ! Tu te souviendras au faubourg Saint-Germain de ce qu’il aurait fallu ordonner au faubourg Saint-Antoine ; ton malade mourra ; son image et le remords te poursuivront sans cesse. Quand on a la tête ainsi faite, quoiqu’en dise le trop bon Du Bourg, on n’est pas né pour être médecin praticien comme ta pauvreté t’obligerait de l’être. »

J’abandonnai donc, par délicatesse de conscience, cette étude que j’avais embrassée et suivie avec tant d’enthousiasme, et en grande partie par un principe de moralité. Je l’ai involontairement reprise depuis dans une société de onze ans, avec M. Quesnay ; et ayant eu ensuite à vivre à la campagne, y voyant l’intrépidité que les chirurgiens de village mettent à tuer les paysans, j’ai repris une troisième fois mes livres et j’ai exercé la médecine pendant près de six ans avec succès. Mais je suis encore bien loin de ces deux époques de ma vie.

Parmi les variations et les pauses qui arrivaient dans mes autres projets, j’avançais beaucoup dans l’affection de mon père. Il aimait les contes, j’en avais ramassé de très plaisants au milieu de tous les gascons, mes camarades en chirurgie ; et quand le magasin me manquait, j’en imaginais quelques-uns. Il y prenait tant de plaisir que lorsqu’il était de mauvaise humeur, ou qu’il y avait quelque querelle à la maison, ma sœur, et même ma cousine m’envoyaient chercher et régayer papa par des histoires.

Cependant, mes histoires auraient encore été longtemps sans obtenir la liberté de laisser rallonger mes cheveux et de reprendre ce glaive auquel j’avais la niaiserie d’attacher tant d’importance, si je ne me fusse avisé de me lier avec des jeunes gens qui jouaient la comédie bourgeoise, et dont j’avais connu quelques-uns chez M. Prignan.

Cela plût assez à mon père, parce que je lui donnais des billets pour lui, sa fille et sa nièce ; et quand j’eus une fois mis mon épée, pour jouer Valère, ou Lélie, ou le marquis de Lauret, il n’y aurait pas eu de bon sens de la quitter le lendemain, qui était peut-être jour de répétition. Cette grande affaire qui m’avait tourmenté pendant quatre ans, se trouva ainsi arrangé, d’elle-même, et sans que la permission formelle qui avait été stipulée ait jamais eu lieu.

Les sociétés de théâtre ont leurs avantages et leurs inconvénients. Voici quels furent les avantages : je perdis un peu de ma gaucherie. J’appris à danser médiocrement, ou, pour mieux dire, mal, mais suffisamment pour y prendre plaisir tout un hiver, et servir de remplissage dans les petits bals où se réunissaient les jeunes demoiselles à qui M. Vincent, peintre en miniature très distingué et père du seul peintre d’histoire qui rivalise aujourd’hui avec David, montrait à dessiner et à peindre. Ma sœur était de cette école et m’y avait introduit. Ces demoiselles me posaient et faisaient mon portrait en cent façons : je trouvais le jeu très doux. Parmi elles était Mme Boucher, qui a fait sur instructions et depuis la mort de votre mère le seul portrait que nous en ayions, et Mme Guyard, qui montrait déjà beaucoup de talent. Je fus fort sage dans cette société dont les plaisirs se bornaient au dessin, à la danse et à la comédie, et la dépense à des bouquets de roses. Les inconvénients furent de barbouiller deux tragédies, dont l’une des Fils de Samuel, où j’avais donné à Phinéas un caractère assez brillant, et qui avait pour objet de montrer qu’il n’y a point de mérite d’homme suffisant pour soutenir un mauvais gouvernement. Le but était bon, la pièce détestable. Ma seconde tragédie, intitulée : Clytemnestre, n’est qu’une réfection d’Oreste. Elle avait trois actes bons et surtout deux fort belles scènes entièrement neuves. Je ne sais ce qu’est devenu le manuscrit, mais en cherchant je retrouverais les deux scènes et peut-être la tragédie entière dans ma mémoire.

J’ignore quelle surcharge de travail avait attaqué de nouveau ma poitrine, mais les accidents furent si graves que mon maître, Barbeu du Bourg, élève de Borden, et Bouvard que je n’avais pas voulu voir parce qu’il était son ennemi mortel, mais que mon père m’amena, s’accordèrent à dire qu’il y avait péril imminent. Je crus réellement mourir ; je fis même sur cette fin hâtive des vers assez beaux, harmonieux, sentimentaux, philosophiques et que vous trouverez dans quelque coin. Mon père me retira chez lui pour me soigner ; et quoique eussent annoncé les docteurs et le poète, le repos, le lait d’ânesse et ma force naturelle me rétablirent une seconde fois en assez peu de temps.

Lorsque ma convalescence fut presque de la santé, mon père me laissa l’administration de ses affaires durant un mois qu’il employa à faire un voyage en Angleterre. J’ai lieu de croire qu’il allait y consulter mon oncle Pierre sur le projet d’épouser leur nièce, Marie-Aime Oulson, et que mon oncle lui conseilla de n’en rien faire, de la marier et de lui assurer tous les avantages pécuniaires qu’il pourrait, sans faire tort à ses enfants. J’attribue même en partie à ce projet, qu’il désirait me faire prendre en patience, à quoi l’on parvenait toujours avec moi par de bons procédés, les marques d’affection qu’il me donna dans ma maladie, et la confiance excessive pour son caractère qu’il me témoigna pendant son voyage. Peut-être aussi furent-ils simplement l’effet de cette agitation de l’âme qui, lorsqu’on veut faire quelque chose qui doit affliger ceux qu’on aime, redouble involontairement et par une sorte de compensation la bienveillance qu’on leur porte.

Ce qu’il y a de certain, c’est qu’avant son départ, mon père avait fait un testament pour donner à sa nièce part d’enfant dans sa succession ; qu’à son retour il en fit un autre pour la nommer sa légataire universelle, ne réservant à ma sœur et à moi que notre légitime, et que peu après, il la maria avec M. Vaudry, les logeant tous deux dans sa maison, et leur laissant conduire toutes ses affaires.

Ce qui confirme encore mon opinion, c’est qu’au lieu de me garder chez lui, comme il aurait dû le vouloir d’après ses anciens plans, il ne me fit pas à ce sujet la moindre proposition et me laissa louer un nouveau logement dans les Quinze-Vingts, en société avec mon ami de Pradt. J’avais tremblé qu’il ne m’entraînât par ses caresses et ses bienfaits à manquer encore à mes résolutions. Aussi, ai-je toujours regardé comme un de ces événements que je ne puis expliquer et que j’appelle du bonheur, dont nul autre homme n’a eu un plus grand nombre que moi, les faits que j’ignore à moitié qui ont engagé mon père, me tenant dans sa main, à me lâcher contre toute vraisemblance et à laisser repousser mes ailes.

C’est un des temps fortunés de ma vie que celui que j’ai passé logeant avec Pradt, soupant chez sa mère toutes les fois que ce n’était pas chez mon père, faisant avec lui pour divertir cette bonne maman des opéras-comiques impromptus, où se trouvait des scènes qui nous faisaient tous trois pâmer de rire, et jouissant d’avance des hautes destinées dont j’avais conçu l’espoir et qui cessaient enfin d’être à une si grande distance de moi. J’allais être libre et je planais sur le monde. Je passais en revue avec Pradt les différentes entreprises qui pouvaient convenir à deux hommes comme lui et comme moi ; et, tout considéré, nous avisâmes qu’il nous fallait un « royaume » !

Il y en avait un à notre bienséance ; c’était celui de Corse. Théodore de Neuhoff l’avait eu, et n’avait pas d’ami. Nous étions deux amis qui nous trouvions chacun en particulier et réciproquement une multitude incroyable de ressources dans l’esprit, et une grande variété de lumières, braves comme nos épées, ambitieux comme César, vertueux comme Caton, patients et opiniâtres comme Fabius, unis comme Oreste et Pylade, rien ne nous semblait impossible ! Pradt voulut bien me céder les honneurs du diadème. J’accumulais sur lui les places de capitaine des gardes du corps et de premier secrétaire d’État ; et en attendant notre départ, dans une aventure fort extraordinaire, où sans sa sagesse naturelle il aurait pu faire une grande sottise, je me bornais à lui servir d’escorte, et je m’étais chargé en tous points du rôle de subalterne ; car, voulez-vous avoir des amis ? payez-les, de votre personne surtout.

Voici comment notre plan était conçu. Les Corses étaient en guerre avec les Gênois, et Paoli qui ne manquait pas d’habileté, ni de génie, manquait de bravoure. Nous passions en Corse, comme volontaires animés de l’amour de la liberté, de la haine contre les oppresseurs, de l’estime qu’inspire une nation qui leur résiste. Nous nous faisions franchement Corses, vrais loups de bois, et dans les petites affaires nous fixions les regards de nos camarades par notre valeur. Moi je savais la guerre en ingénieur, en artilleur, en général d’armée ; Pradt, qui avait servi dans le premier régiment de dragons du roi de Naples, la savait en officier particulier, et en soldat. C’était par nos exploits que nous voulions obtenir et mériter la confiance. Les succès militaires ne peuvent durer qu’autant qu’ils sont soutenus par une bonne constitution civile et politique et de sages lois. J’avais dans la tête le Contrat social, Montesquieu, et plusieurs de mes propres idées qui se sont fondées depuis dans la doctrine des économistes ; je devais proposer des institutions si sages, si parfaitement liées l’une à l’autre, que, surtout venant des plus habiles et des plus braves de l’armée, elles devaient voir le suffrage universel. Nous fondions ainsi une république dont l’agriculture aurait été la base et la liberté de commerce le soutien, où les citoyens auraient eu la plus grande étendue de droits politiques, dont le roi n’aurait été que le premier magistrat, et nous étions contents de cette autorité bornée jointe au droit magnanime des bienfaits. Nous n’avions pas oublié qu’il pourrait prendre envie à Paoli de nous faire assassiner ; mais nous nous flattions qu’il ne verrait en nous que des guerriers utiles, et que lorsqu’il jugerait à propos de s’en défaire, il les trouverait si grands personnages que sa tentative infructueuse serait le véritable moyen de nous assurer le reste du crédit qui lui échapperait.

Ainsi raisonnaient deux têtes dont la plus sensée avait vingt-cinq ans, et la plus entreprenante environ vingt-deux. On dira qu’elles étaient folles, et il est vrai qu’elles avaient peu de lumières sur le monde tel qu’il est, mais elles avaient de la grandeur, de la vigueur, de l’élévation et même de la logique et du sens. Ce n’est point aux aventuriers qui firent ces rêves, à examiner ce qui aurait pu arriver dans la suite si les Corses avaient eu à opposer à la France des chefs d’une vaillance et d’une capacité militaire supérieures à celles de Pascal Paoli. Il est vraisemblable que tous deux auraient été fusillés par les amis de ce général, aussitôt qu’ils auraient acquis quelque considération. L’amour, le véritable maître du monde, leur avait préparé un sort différent. Il retint l’un des deux en France, il envoya l’autre en Russie.

L’ami de mon père, M. Doré, se maria avec une demoiselle Le Brun de La Franquerie, ci-devant belle et d’un grand ton, spirituelle, coquette, qui l’épousa pour faire une fin. Tous deux avaient en viager, une fortune insuffisante, et jugèrent qu’en la réunissant et vivant en province, ils jouiraient de l’aisance à laquelle tous deux étaient accoutumés. Mme Doré rencontra le jeune homme aux cinq ou six études et aux mille projets : elle était sujette à l’engouement, elle s’en engoua. Elle louait à outrance les vers et la prose qu’il écrivait, et tous les mots plus ou moins heureux qu’il pouvait dire, car elle faisait aussi des vers, de la prose, et surtout des bons mots. Cette élégante dame dame, qui avait vécu dans ce qu’on appelait la bonne compagnie, était cousine de Mlle Le Dée de Rencourt, lui servait en partie de mère[73], et avait aussi pour elle un engouement dont l’objet était, en la vantant à tout propos, de la marier richement s’il était possible[74].

Mlle Le Dée, grande brune, faite comme une nymphe, et aux yeux doux quoique noirs méritait l’éloge par sa beauté, par des grâces nobles et simples, par sa modestie, surtout par sa raison qui formait un contraste frappant avec les prétentions et les airs de la parente protectrice. Celle-ci m’appelait son fils, elle nommait Mlle Le Dée sa fille, mais nous avons eu elle et moi la prudence de ne jamais nous traiter de frère et sœur.

Il est impossible de louer perpétuellement, l’un devant l’autre, un homme de vingt-deux ans et une fille de dix-huit, sans leur persuader réciproquement qu’on a raison, et sans inspirer à chacun d’eux le désir de fixer les regards de l’autre merveille. Le charme opéra. Ce n’était pas l’intention de Mme Doré : c’était l’inévitable effet de sa conduite un peu légère.

Elle acheta dans Nemours une maison fort jolie, et y mena sa parente. Il fallait bien que j’y fisse aussi quelques voyages pour voir une maman qui me traitait avec tant de bonté. Ils se multiplièrent. Les éloges soutenus, la liberté, le jardin, la prairie, les bois voisins avançaient sensiblement mes affaires auprès de la bonne, aimable et naïve demoiselle. Une grande nouvelle nous affligea tous deux. Il était question de la marier avec M. des Naudières, receveur des tailles de Nemours, qui avait outre les émoluments de sa place, environ quinze mille livres de rente en bien de patrimoine, mais qui était déjà veuf, qui dans son premier mariage s’était montré d’une humeur difficile et dure, et qui de plus avait cinquante-cinq ans. Mlle Le Dée aurait pleuré, mais obéi. Elle crut que j’aurais plus de crédit qu’elle sur Mme Doré et je parlai à cette dame : « Vous voulez », lui dis-je, « faire une action abominable, marier votre jeune parente avec un homme qui a trois fois son âge et qui n’est pas bon, la rendre malheureuse toute sa vie, ou exposer ses mœurs, tandis qu’elle est née pour être la vertu même. Il n’y a rien d’affreux comme de sacrifier ou de corrompre ainsi une honnête jeunesse. Ce que je vous dis est contre mon intérêt, car si ce mariage était conclu et s’il fallait à votre belle cousine des consolations, vos bontés nous ont assez liés pour que le choix ne put tomber que sur moi ; mais j’aimerais mieux n’y jamais rien prétendre que de contribuer à gâter un cœur si pur. » Je faisais ainsi mes remontrances au ton de la dame qui les recevait, parce qu’en les commençant je n’avais pas le plus léger dessein d’épouser Mlle Le Dée. Le mariage ne pouvait se concilier avec mes projets de Corse, avec la résolution de passer plusieurs années sur des rochers et dans les bois au milieu des coups de fusil. J’étais animé par un peu d’émotion de cœur, mais surtout par un sentiment de probité que je voulais inspirer à notre amie commune, et si l’on eut proposé un mariage sortable pour l’âge et pour les qualités morales, j’aimais la jeune personne d’une amitié trop tendre, et non pas encore d’un amour assez vif pour m’y opposer.

Mme Doré me répondit : « Tu parles fort bien ; mais cette belle enfant ne possède rien au monde. Il lui faut un mari, un état, une fortune. M. des Naudières lui présente tout cela. Si j’en trouvais un autre qui lui donnât seulement une honnête aisance, et qui eut vingt ans de moins, je suis si persuadée que tu as raison, qu’il aurait à coup sûr la préférence. »

J’hésitai sur la réplique. Mon attachement, mon zèle pour la demoiselle, le rôle que je venais de prendre d’avocat et de conservateur de l’innocence, me poussaient en avant. Mon royaume en perspective, qui même quand je devrais périr en le cherchant me donnerait au moins comme à Neuhoff et à Paoli une place dans l’histoire, fumée que j’ai toujours eu la faiblesse de désirer, et la gloire que le succès ou le malheur me paraissait assurer également me retenaient avec beaucoup de force. On ne sacrifie pas sans balancer un rêve héroïque et brillant dont on s’est bercé l’âme pendant six mois.

Je quittai Mme Doré : je fis à pas lents et dans une violente agitation de pensées, quatre ou cinq fois le tour du jardin qui était fort grand. Enfin après la démarche que je venais de faire, et que Mlle Le Dée avait souhaité que je fisse, et les choses obligeantes ou même affectueuses que nous nous étions dites mutuellement, le procédé envers elle, l’honneur vis-à-vis de Mme Doré, le devoir enfin de ne pas laisser immoler ma jeune amie, lorsque j’en voyais le péril certain et que la voie des conseils pour l’en tirer était infructueuse, exigeaient que je ne me fisse pas à demi « réparateur de torts », que je rabaissasse mes projets, que je sacrifiasse l’ambition à l’amitié, à l’amour, à la chevalerie, que je changeasse tout le plan de ma carrière.

Mon parti pris, je revins à Mme Doré, et renouant la conversation au même mot où elle avait été interrompue, je lui dis : « C’est donc une chose bien difficile que de faire la fortune d’une fille ! S’il ne tient qu’à cela, je la ferai. » « Comment, et avec quoi, mon ami ! » « De trente manières, mais je prendrai la plus courte. Donnez-moi deux ans, vous n’en aurez point de regret. »

Soit que Mme Doré s’en laissât imposer par mon ton affirmatif et par sa prévention pour moi, soit qu’elle jugeât qu’il n’y avait point d’inconvénient à se réserver un pis aller, qu’elle n’imaginait pas d’ailleurs qui put mettre obstacle à une affaire aussi avantageuse que le lui semblait au fond le mariage de M. des Naudières, elle ne m’ôta point l’espérance. L’habitude qu’elle avait de l’ironie, à laquelle je n’ai jamais rien entendu, lui donnait toute facilité pour m’encourager sans risque : quitte à dire ensuite qu’elle s’était moquée de moi.

Je ne me moquais point : je suis très sérieux en affaires. Il n’y eut pas plus d’une demi-heure employée à joindre Mlle Le Dée, à lui rendre de l’importante conversation qui venait d’avoir lieu un compte dans lequel j’avoue que je ne parlai ni de ma promenade, ni de ma délibération, à jouir d’une larme qu’elle eut au bord de l’œil, à nous serrer la main et à convenir qu’elle serait votre mère.

Quoiqu’elle ne fut point passionnée, et que son imperturbable raison m’ait souvent impatienté et tourmenté, elle m’honorait d’un attachement, d’une bonté, d’une confiance qui ont fait le charme de ma vie. Jamais elle ne s’est permis de douter que je réussisse à ce que j’entreprenais. Elle s’est trouvée avec moi dans les positions les plus malheureuses, et disait : « Je ne sais pas comment il fera, il aura une peine terrible, mais il s’en tirera bien », et l’encouragement que me donnait cette pensée, mon orgueil qui la voulait justifier, les efforts dont l’un et l’autre me rendaient capable, m’en tiraient en effet.

Elle fut donc tranquille, consolée, gaie même sur ma parole, comme si notre fortune et notre mariage eussent été faits. Moi, je commençais à sentir la différence d’un engagement positif et d’un objet déterminé avec toutes les chimères qui jusqu’alors avaient flatté mon imagination. Quand je n’avais qu’à songer qu’à moi et à un ami auquel la faim, le froid, les balles, ni les coups d’épée ne faisaient rien du tout, peu m’importait que les événements dérangeassent un de mes châteaux en Espagne : les matériaux n’étaient pas chers, et j’en avais construit un autre sur-le-champ. Tous m’étaient bons, pourvu qu’ils demandassent de l’intelligence, promissent de la gloire, et me donnassent le plaisir de dire à l’honnête et courageux de Pradt : « Hé bien ! Es-tu content de moi ! S’il te faut milieux, nous chercherons dans mon sac. » Ici, c’était autre chose : une femme estimable et pleine de la plus intéressante candeur, venait de placer sur ma tête son bonheur et son existence. Il ne fallait pas tromper son espoir. J’étais impardonnable, si j’avais été présomptueux, si je m’étais vanté mal à propos. Il n’y avait plus à se perdre dans les nues : c’était sur la terre qu’il fallait marcher au milieu des halliers et des ronces, et vingt-quatre heures de réflexion suffirent pour me montrer qu’il y aurait plus de difficulté à obtenir une place de mille écus seulement d’appointements, qu’à essayer de devenir roi de Corse ! Cependant, il n’était plus temps de reculer ; je ne pouvais même laisser soupçonner mes propres inquiétudes, la nef était lancée, déjà le vent l’écartait du rivage, il fallait voguer, fidens animi diis faventibus.

Je revins à Paris : j’appris à Pradt, non sans excuses, non sans regret, non sans le presser contre mon cœur, que le voyage de Corse était fini. Sur une occasion qui se présenta et que je l’encourageai à saisir, je bâtis pour lui en Russie un nouveau château, où il a mis lui-même beaucoup de tourelles et de mâchicoulis et trouvé beaucoup de chausse-trapes, qu’il a ensuite changé en un vaisseau cinglant à Saint-Domingue, puis à Philadelphie, d’où passant sur les lacs avec des raquettes à neige dans le Canada, et ayant réuni aux fourrures des Hurons une partie des trésors de Candide, il est revenu sans eux en France par la commodité d’un naufrage, de même que c’est par un autre que j’ai acquis le loisir de vous écrire tous ces bavardages-ci.

Mon ami parti, mais cette fois n’étant pas demeuré seul, car j’avais mes amours, je marche avec mes vingt-cinq louis, mon opiniâtreté, mon bonheur, mon génie, à la fortune, à la puissance, à la gloire, au mariage, à vous qui pourrez bien être en résultat l’unique produit net de tant de belles choses et de grands travaux.


 CHAPITRE VII

Mes premiers pas dans ma nouvelle carrière et leur peu de succès. — M. de Choiseul. — L’abbé de Voisenon et M. Poissonnier. — Mes premières études champêtres. — M. Méliand. — Deux brochures qui me font trouver quelques protecteurs et des instructeurs. — M. de Mirabeau, l’ami des hommes. — Voltaire. — M. Quesnay veut bien me chercher, et je me donne à lui.

Dans le vrai, je m’étais avancé de confiance et d’audace, d’après ce raisonnement vague et très peu concluant qu’un homme qui avait conçu les moyens d’arriver jusqu’à une couronne, saurait bien trouver ceux d’assurer du pain à lui-même et à sa compagne. L’induction n’était nullement bonne, car le projet de fonder un royaume pouvait ne rien valoir, et n’aurait vraisemblablement conduit, si l’exécution en eût été suivie, qu’à faire poignarder son inventeur, et, quant à ma nouvelle carrière, tout y était nu, la table était rase, je n’avais pas formé la plus petite ébauche d’aucun plan.

Le premier côté vers lequel se tournèrent mes pensées fut la science dont j’étais le plus instruit, et où les succès me semblaient pouvoir être les plus rapides. Celle de la guerre. Il me fallait un exploit difficile et marquant, où la routine et même la simple vaillance ne pussent rien, où l’imagination et le génie pussent ouvrir des moyens nouveaux et distinguer tout de suite leur homme : je songeai à prendre Gibraltar.

Je me procurai tous les plans qu’on peut avoir de cette forteresse et toutes les relations des sièges qu’elle a déjà soutenus, et je conçus deux manières de la soumettre. L’une, dont je ne dirai pas un mot, parce que l’on peut la réaliser un jour et qu’on ne le pourrait plus si je l’avais écrite ; l’autre, qui rentrait à beaucoup d’égards dans le projet qu’a formé depuis le duc de Crillon, et qui n’a pas encore été tenté, quoiqu’il puisse l’être, car ce général n’a été chargé d’exécuter que celui de M. d’Arson qu’il désapprouvait. Je dessinai et je lavai avec beaucoup de soin mes deux projets et je fis sur chacun d’eux un mémoire fort détaillé. Les mémoires avaient le défaut d’être chargés de trop de phrases et de prétentions à faire le grand écrivain, lorsqu’il ne s’agissait que d’être bon ingénieur et général inventif.

L’union de la France et de l’Espagne et l’extrême intérêt que l’orgueil de cette dernière puissance lui fait attacher à la possession de Gibraltar me portaient à fonder sur la prise de cette place les plus grandes espérances de fortune, quand on fit la paix[75], qui rendit inutiles mes deux projets, comme aussi tous ceux qu’aurait pu me suggérer la seule science dans laquelle je me crusse vraiment habile et propre à sortir de l’ordre commun. Je brûlai mes mémoires et mes dessins, aimant mieux les garder dans ma tête où personne ne les prendra, que dans mon portefeuile où quelque homme du métier aurait pu les trouver et s’en faire honneur. S’il s’agissait d’un projet utile au genre humain, je ne ferais pas ainsi ; mais Gibraltar n’intéresse que l’amour-propre, onéreux à ceux qui le possèdent, inutile à ceux qui veulent s’en emparer, les moyens de le prendre ne valent pas la peine d’être légués à la postérité.

Tout débouché militaire fermé, je me dis : « Voilà les travaux de ma jeunesse perdus, mais il ne faut pas me tenir pour perdu moi-même. Ils ont fait la paix, apprenons les sciences de la paix. »

Ma manière d’apprendre, contractée dans le temps où je vivais seul et sans bibliothèque, ne consiste ni à interroger, ni à lire, mais à chercher dans la nature et chez moi, à m’enfermer, et tantôt en me promenant, tantôt accoudé à une table, mes deux yeux couverts par mes deux mains, à me plonger dans une réflexion profonde et suivie sur la chose que je veux savoir. Cette forme d’étude intérieure et solitaire ne vaut rien pour les sciences physiques ; pour les métaphysiques et les morales, elle réussit parfaitement, et c’est de même qu’on parvient le mieux aux inventions mécaniques. Quand je m’abandonne à la lecture, je lis trop, je ne sais point m’arrêter. Quand je reçois des leçons, les idées des autres n’entrent pas dans ma tête selon le fil ; elles se font mutuellement obstacle. Les miennes au contraire sont à moi, et de cela même que je les ai conçues, je les entends clairement, je les arrange dans l’ordre qui convient à la marche de mon intelligence, je vais par le plus court, du point que je sais au plus voisin de ceux que j’ignore sur la route de l’objet auquel je me propose d’arriver. L’instruction que je me suis créée va vite et me profite ; elle ne charge point ma mémoire, elle exerce mon jugement et me rend plus propre à m’en donner ensuite une nouvelle. J’ai pris la peine d’inventer plusieurs choses déjà connues de tout le monde, et communes ; il en est presque toujours résulté que je les exprimais plus brièvement, plus nettement, plus simplement, que ceux qui les savaient avant moi.

Je trouvai par cette méthode, et de moi-même, que la terre et les eaux sont les uniques sources de richesses, toutes comprises dans les récoltes, et partagées ensuite, distribuées entre tous les hommes par les divers travaux de la société, les échanges et les salaires ; que telles que puissent être les constitutions, il n’y a jamais de complètement citoyens, de gens dont l’intérêt soit absolument inséparable de celui de la chose publique, et dont les revenus contribuent réellement à son maintien, que ceux qui recueillent les richesses et qui possèdent le fonds qui les produit, c’est-à-dire les propriétaires du sol ; que l’intérêt de ces propriétaires exige la liberté, le bonheur, et l’immunité de tous les autres habitants du pays et de tous les travaux.

Ces bases arrêtées dans ma tête me parurent si importantes pour le genre humain, que l’obligation d’en répandre la connaissance et de les appliquer autant que je le pourrais au gouvernement des nations, et particulièrement au bonheur de mon pays, me parut une véritable mission dont j’étais comptable à Dieu, à l’humanité, à mes concitoyens. Mon caractère alors pris une grandeur au-dessus des vanités qui avaient ébloui ma jeunesse et de tout intérêt particulier. Je songeai moins à la fortune et à la gloire, dont l’espérance m’avait d’abord déterminé au travail, qu’à la félicité, à la prospérité auxquelles je pouvais élever ma patrie. Je ne vis plus, dans les ministres, des protecteurs qui m’étaient nécessaires, mais des instruments dont j’avais besoin, pour faire régner les vérités utiles dont la beauté et la simplicité touchaient également ma tête et mon cœur.

Tel est le sentiment qui depuis cette époque a dirigé ma vie entière. On a cru que j’avais servi beaucoup de ministres. Cela n’est pas vrai. M. Turgot seul excepté, parce qu’il était digne de commander à moi et au monde, je me suis servi de beaucoup de ministres et je les ai fait servir malgré leurs préjugés, malgré leurs erreurs, malgré leurs défauts, malgré leurs vices, et, ce qui est plus fort, malgré leurs préventions contre moi et contre ma doctrine, à une multitude d’opérations paternelles et à promulguer des lois sages et salutaires, qu’avait dictées cette doctrine conservatrice de la propriété, fondatrice de la liberté. J’ai cherché le pouvoir dans les mains qui l’avaient, et je l’ai dirigé à faire le bien. Ce que j’y pouvais trouver d’avantages personnels, n’a plus été qu’en arrière ligne dans ma pensée.

M. de Choiseul régnait alors en France, et j’entendais parler de lui comme d’un génie brillant, d’une âme haute et généreuse, d’un caractère facile ; je le trouvais peint sous ces traits, qui avaient une sorte de fidélité, dans les pamphlets de Voltaire, je jugeai que c’était uniquement à lui qu’il fallait m’adresser, et s’il m’était possible sans intermédiaire, puisque mon intention était de lui donner des idées, lorsque son amour-propre pourrait ne pas trouver bon qu’on parut croire devant d’autres personnes qu’il en eût besoin.

Je fis un mémoire assez court, quoiqu’il eût encore du superflu, un vain étalage d’éloquence. Il était divisé en plusieurs chapitres sur les encouragements à donner à l’agriculture ; sur la liberté du commerce ; sur la gabelle ; sur les aides, la nécessité de les supprimer et les moyens de remplacer leur revenu ; sur les milices, ce qu’elles coûtaient, les meilleurs enrôlements qu’on ferait avec la même dépense ; sur les corvées et les avantages civils, économiques et militaires que l’on trouverait à les remplacer par l’emploi des troupes à la construction des chemins. Le mémoire se faisait lire quand on l’avait commencé ; il est cependant plus que vraisemblable qu’il n’a jamais été lu, du moins par le ministre auquel je l’adressais.

Le manuscrit était propre, j’avais pris pendant six semaines un maître à écrire, et m’étais fait une espèce d’écriture, non pas belle, mais fort nette, et que je n’ai négligée depuis qu’en entendant les commis de bureau se piquer d’écrire mal, « parce que », disaient-ils, « les hommes qui ont une belle main passent pour des bêtes et n’avancent point » ; or, je voulais avoir la réputation d’un homme d’esprit et avancer.

D’après mon idée que plus j’irais directement à M. de Choiseul et mieux je ferais, je lui portai mon mémoire à son audience à Versailles sans être aucunement connu de lui. Je ne le « monseigneurisai » point ; la dénomination de « Monsieur le duc » me parut et moins servile, et plus propre à me faire traiter moi-même avec considération : c’est peut-être quelque chose que d’avoir alors senti cela à l’âge que j’avais. Le ministre regarda les titres de mes chapitres, me dit que leur sujet concernait M. le contrôleur-général et me conseilla de lui porter mon ouvrage. Je le priai de le garder : il le garda ; mon affaire n’était nullement avancée.

À la huitaine j’y retournai avec une simple note conçue en ces termes : « Monsieur le duc, je savais que le mémoire que je vous ai remis regardait plusieurs opérations à faire par M. le contrôleur-général ; mais les hommes sont libres de leurs démarches et de leurs choix, et tel est le mien que je préfère votre approbation aux récompenses de ce ministre. » Cette tournure un peu extraordinaire le frappa : il quitta l’air distrait et expéditif qu’il portait plus qu’aucun ministre dans ses audiences, releva la tête, me fixa, me trouva très jeune, et me dit : « Qui êtes-vous ? » Je lui répondis : « Monsieur le duc, vous avez ici beaucoup de monde qui vous attend : je vous l’écrirai dans huit jours. » — « Revenez. » — Je crus ma fortune faite ; et si j’eusse eu le bon sens de lui écrire à la huitaine en quatre mots avec un trait, peut-être aurais-je eu plus de succès, car j’avais assez bien saisi la clef de son esprit ; mais je la laissai tomber comme un sot. Il reçut très gracieusement, quand je revins, un mémoire trop long, assez gauche, plus propre à diminuer le premier germe de bienveillance qu’il m’avait montré qu’à l’augmenter : j’y avais tracé un petit précis de mon histoire qui ne pouvait l’intéresser et je finissais platement par lui demander de prendre mes projets en considération et de m’employer sous ses ordres : je ne sais comment j’avais été si bête. Il eut sûrement le bon esprit de ne pas lire mon mémoire, et c’est tout ce que je pouvais désirer ; mais ce que je ne désirais point, il vit d’un coup d’œil que le mémoire ne valait pas la peine d’être lu.

J’y retournai huit jours après sans mémoire. Je m’aperçus qu’il était refroidi, et je n’en obtins que ces mots, prononcés cependant sans humeur : « Je n’ai rien de nouveau à vous dire ». L’aventure me parut finie : elle l’était, et il n’y avait pas de quoi me féliciter ni me vanter.

Peu de jours après, il fit l’opération de suspendre le tirage des milices et d’y substituer la création des régiments provinciaux par engagements volontaires à prix d’argent. Cette opération, entièrement dans mes principes, réveilla ma verve. Je fis une ode en stances irrégulières, que je me rappelle et que vous lirez ici volontiers, car je ne crois pas l’avoir ailleurs que dans ma mémoire[76].

En ce jour, au Dieu du Permesse

Je n’adresserai point mes vœux,

Je vais chanter Choiseul et ses travaux heureux ;

C’est au patriotisme à guider mon ivresse.

Toi par qui les Romains domptèrent l’univers

Divin amour de la Patrie,

Viens, porte tous tes feux dans mon âme attendrie,

Montre-moi l’art des vers.

Dans la campagne gémissante,

Un fils, de ses parents le soutien et l’espoir,

À son père arraché par la loi du devoir,

Quittait en sanglotant sa mère et son amante ;

Le sol abandonné manquait d’agriculteurs.

L’innocente bergère, en proie à sa tristesse,

Pleurait de son amant la force et la jeunesse

Comme autant de malheurs.

Rassurez-vous, famille désolée ;

Par Choiseul informé de vos chagrins cruels,

Louis fixe sur vous ses regards paternels,

Votre félicité ne sera plus troublée.

Tel de Phébus découvrant les rayons,

Le zéphir bienfaisant dissipe les orages,

Et formant l’arc-en-ciel du débris des nuages ;

Rend la chaleur à nos sillons.

Quoi ! du peuple français la vaillante milice

Ne marchait qu’en esclave ! … on doutait de son cœur !

            Choiseul enfin nous fait justice ;

Chérissant notre prince, et brûlant pour l’honneur,

L’État nous verra tous voler à son service.

Mais notre zèle est libre, et veut l’être au grand jour,

La contrainte en secret offense une âme altière,

Elle ôte le mérite à son ardeur guerrière

Et la nôtre s’anime au feu de notre amour.

Accourez citoyens, que nos bras qu’on délie

Au plus aimé des rois élevant un autel,

La liberté qu’il rend aux fils de la Patrie

Mérite un autre saint, pur, auguste, immortel.

Qu’au pied de cet autel soit sur un gradin rustique ;

Plaçons-y de Choiseul le buste révéré,

Fixant les yeux sur son maître adoré,

Et sur l’utilité publique :

C’est ainsi qu’autrefois au règne du grand Henri,

On vit, pour le bonheur et l’honneur de la France,

Briller l’humanité, les vertus, la prudence

Sous les traits de Sully.

Les laboureurs guidés par la reconnaissance,

Viendront de toutes parts s’assembler à l’entour.

Ô mon roi, l’éclat de ta cour

Ne vaut pas leur hommage où brille l’innocence !

Ils t’apportent le prix de tes soins bienfaisants,

Vois ces jeunes beautés, dans leur simple parure

Entremêler les fleurs aux épis jaunissants ;

Vois ces bergers heureux sur l’épaisse verdure,

Guider leurs agneaux bondissants :

Tous ces mortels sont tes enfants,

Tous, invoquant pour toi le Dieu de la nature,

Aux dépens de leurs jours allongeraient tes ans.

Toi, ministre né pour la gloire,

Si mes vers ne sont point assez harmonieux,

Si ces fruits trop hâtifs d’un élan vertueux

Ne peuvent pas atteindre au Temple de la mémoire,

Croit qu’on y gravera ton édit généreux,

Et que le burin de l’histoire

Saura le rendre cher à nos derniers neveux.

Ces vers, qui ne sont pas sans négligences, mais que ne sont pas non plus sans poésie, ni sans effet, en eurent un très bon. M. de Choiseul les lut d’abord en diagonale, puis les relut tout au long et me dit : « Ce n’est pas un édit, ce n’est qu’un essai, un ordre de suspendre avec une institution de supplément qui, je crois, amènera l’édit. Mais pourquoi ne paraissez-vous jamais qu’à l’audience ? Venez chez moi. »

— « Quand, monsieur le duc ? »

— « Mercredi, à onze heure, à Paris. »

Du dimanche au mercredi, je crus encore plus ma fortune faite et celle de mes projets en bon train : je me ventai de mes succès tant à Mme Doré qu’à ma jeune amie.

À dix heures et demie j’étais à l’hôtel. J’assurai que j’avais rendez-vous, j’eus avec cette assurance beaucoup de peine à gagner l’antichambre ; j’y dis mon nom, que personne ne connaissait, et que j’étais mandé ; j’attendis quatre heures. Enfin j’entrai. Le ministre n’était pas seul, mais il me mena dans une embrasure : « J’ai songé à vous : je vous ai distingué dès le premier jour. Avez-vous étudié le droit public d’Allemagne ? »

Si j’eusse été moins honnête homme, je pouvais répondre que oui, prendre l’abbé de Mably et le traité de Westphalie, et à la huitaine en savoir assez pour montrer que je n’étais pas un ignorant à un ministre qui, lui-même, sur cet article n’était nullement fort. Mais je n’avais pas voulu approcher du gouvernement pour tromper personne, et je répondis comme la vérité que : non, qui je m’y livrerais avec ardeur s’il me l’ordonnait. — « Il faudrait être prêt. Vous ne pouvez pas servir à ce que j’avais pensé. Je vous recommanderai au contrôleur-général. Faites-moi un développement de votre mémoire sur les gabelles, et un autre de celui sur les corvées, et quand vous aurez des idées revenez me voir ici ou à Versailles. »

Cela ne détruisit pas tout espoir ; cependant, je compris très bien que j’avais manqué mon coup, que la recommandation ne serait peut-être jamais faite, que si elle l’était, d’un ministre à un autre, elle ne pouvait mener à rien, car chacun veut avoir ses créatures. Mais enfin je me flattais que puisqu’il avait eu une fois quelque dessein de m’employer ou de me faire employer par M. de Praslin, qui n’était dans le vrai que son adjoint, l’occasion pourrait s’en retrouver. Je ne savais pas encore combien les ministres en général sont légers et combien chez M. de Choiseul, en particulier, la veille répondait peu au lendemain.

Je fis les deux mémoires, qu’il ne m’avait demandés que pour me renvoyer poliment, et je les lui remis. J’étudiai le droit public et je le lui dis. Il me répondit que « c’était fort bien fait. » Mais quoiqu’il me conservât ce qu’on appelait « les entrées sans rendez-vous » et qu’il ne me refusât jamais un mot après me l’avoir fait attendre une matinée, je vis trop qu’il ne s’était occupé de moi qu’un instant et que cet instant était passé. Mes espérances et, ce que je sentais avec bien plus d’amertume, celle de mon amie dont j’étais dépositaire, et mes beaux plans de régénération du royaume se noyaient tout doucement.

Peu s’en fallut que, vers le même temps, je ne les noyasse très vite et sans figure en belle eau claire, au physique, dans la rivière de Seine vis-à-vis de la Rapée. J’avais appris à nager lorsque je me préparais à l’expédition de Corse : je passais et repassais assez bien la rivière. Cependant un jour, soit que l’eau fut augmentée ou que je me trouvasse en mauvaise disposition, les forces me manquèrent au retour vers le milieu du courant. Je fis les plus grands efforts ; ils ne pouvaient plus me soutenir. Je reprenais quelques moments de vigueur en plongeant, mais ils ne me suffisaient que pour un petit nombre de brassées. Je me voyais périr et voulais lutter jusqu’au dernier moment ; enfin l’épuisement et la fatigue arrivèrent à un tel excès que la vie devint trop chère à conserver pour une minute de plus, et que je croisai les bras. Mes camarades qui m’avaient vu et qui me repêchèrent, me les trouvèrent serrés autour du corps. Ils me rappelèrent à la vie. J’avais perdu connaissance en un instant, et j’éprouvais pour la seconde fois que la douleur morale qui précède la mort et le combat contre elle sont quelque chose, mais que la mort elle-même n’est rien du tout, le plus simple et le plus rapide des accidents. Revenu à moi, ce fut encore Mlle Le Dée, que je plaignis du danger qu’elle avait couru. Attacher son bonheur à autrui, c’est précisément placer son bien à fonds perdu : il n’y a que la force de l’intérêt journalier qui puisse compenser le capital. J’ai toujours tâché de bien payer ceux dont j’ai ainsi les fonds, et je jouis avec délices de ce que me donnent ceux à qui j’ai livré les miens.

Je ne fus pas longtemps incommodé et je me hâtai de reprendre la suite de mes projets, mais instruit par l’expérience que malgré ma théorie sur les marches directes, il me serait très utile d’avoir auprès de M. de Choiseul quelques amis, je fus voir Mme Poly qui connaissait beaucoup de gens de tout état : elle m’indiqua l’abbé de Voisenon et me mena chez lui.

C’était le meilleur homme du monde, déjà vieux, il ne lui restait des folies de sa jeunesse qu’un sel très piquant dans la conversation. Il parlait en pétards étoilés. Il eut la patience de lire et de corriger tout ce que j’avais fait de vers un peu lisibles. Quant à la prose, comme elle traitait uniquement de la politique et des finances, il me dit : « Je n’y entends rien », et me renvoya au docteur Poissonnier que j’avais rencontré chez lui, qui a quelque chose de la figure de Voltaire, et beaucoup de sa facilité de faire de bons contes.

M. Poissonnier me fut très utile en me montrant le ridicule de l’éloquence hors de propos. Il prit un de mes mémoires et me dit : « Cet écrit est très bon pour le fond et pour les idées, très mauvais pour la forme. Je vais en ôter le pathos, et vous verrez combien il y gagnera. » En effet, barrant à grands traits de plume un quart de l’ouvrage et suppléant à ce qu’il avait rayé par une couple de transitions heureuses, il fit, d’un mémoire verbeux et ampoulé, une dissertation claire, méthodique, intéressante. Je n’oublierai jamais ce service.

L’abbé de Voisenon parla de moi à M. de Choiseul seul avec assez de chaleur à l’occasion de la lettre de Jean-Jacques Rousseau à Christophe de Beaumont. Il fit valoir ingénieusement et adroitement le petit nombre de ressemblances que j’avais avec cet homme célèbre, d’avoir l’âme chaude, la tournure extraordinaire, et le caractère romanesque. M. de Choiseul lui répondit : « Mais il doit être content de moi : je l’aime beaucoup. Il vient quand il veut. Je reçois tous ses fatras. Il y en a de bons. C’est un enfant : un jour ou l’autre, je ferai quelque chose pour lui. »

Il ne faisait rien, six mois s’étaient passés, mon temps coulait ; mon argent se mangeait, quoique j’en fusse très économe. Mlle Le Dée avait fièrement et décidément refusé M. des Naudières : seule, elle gardait de la sérénité. Mme Doré avait de l’humeur. Moi, je faisais extérieurement bonne contenance ; je donnais des espérances que mon caractère impatient diminuait chaque jour dans mon cœur. Je craignais et avec remords, en songeant à mon amie, de m’être fait illusion, non pas sur mon mérite (car j’étais fort porté à le juger favorablement, et la facilité avec laquelle je venais d’apprendre un nouveau métier consolidait mon amour-propre), mais sur la possibilité de le faire servir ni à ma fortune, ni à aucune utilité publique. Quel parti prendre dans ces anxiétés de l’âme ? Se replier sur moi-même, ajouter à ses facultés par l’étude, à ses chances par l’activité, à son pouvoir par une opiniâtre et acharnée résolution. C’est dans ce temps que j’ai commencé à employer en soliloque la formule que vous m’avez quelquefois remarquée : « nous verrons », par laquelle je dis au malheur, aux revers, aux difficultés, aux obstacles, à l’impossibilité même : « Je ne suis pas rendu et nous lutterons ensemble. »

La guerre finie, le délabrement des finances était la véritable maladie du royaume. Il se présentait pour la guérir peu de médecins et force charlatans. Parmi ces derniers fut un M. Roussel de La Tour[77], que je crois le même qui a eu depuis un procès désagréable avec M. Watelet, et que se donne encore aux imbéciles pour un grand financier. Il fit imprimer[78] sous le titre de Richesse de l’État, un projet de capitation cent fois renouvelé, où parlant de la population, supposant qu’elle est composée de beaucoup plus de contribuables qu’il n’y en a, baissant les cotes les plus hautes, multipliant arbitrairement les moyennes et les plus basses, en présente la possibilité apparente d’une recette fort supérieure aux besoins publics. L’auteur proposait un revenu de 740 millions, en soulageant, disait-il, tout le monde : il éblouit presque tout le monde, car presque tout le monde en France était fort ignorant.

Quoique je ne fusse pas habile, mes rêveries solitaires m’avaient fait un petit nombre de principes que je vous ai déjà exposés, et qui suffirent pour me démontrer que l’auteur se trompait lourdement, et que l’enthousiasme général qu’il inspirait n’avait pas le sens commun.

J’avais deviné quelques vérités fondamentales relatives à l’agriculture ; mais franc citadin, je ne savais de sa pratique que le peu qu’il m’avait été possible d’en apprendre dans mes voyages pédestres de Paris à Nemours, en causant sur la route avec quelques charretiers qui labouraient le long du chemin.

Pour contrôler ma théorie, en vérifier les conséquences, et les appliquer aux faits, je fus obligé de consulter la seule personne que je connusse qui eût quelques notions rurales, la cuisinière de mon père. Elle était de Brie et y avait été la fille de basse-cour. À force de le questionner, j’en obtins quelques renseignements très imparfaits sur le nombre de personnes et de bestiaux, et la somme d’avances nécessaires à l’exploitation d’une ferme dont je supposai l’étendue.

Tout défectueux qu’étaient mes matériaux, ce qu’aucun Parisien n’était à portée de savoir, ils prouvaient avec évidence que l’auteur de la Richesse de l’État, n’avait pas la première idée des bases de l’opération qu’il proposait, que le nombre des véritables contribuables était infiniment moindre qu’il le prétendait, et qu’à peine en existait-il un sur trente individus. Je fis de ces observations une brochure[79], dont je vendis le manuscrit deux louis, au libraire Moreau, lequel me les dois encore, et je ne crois pas que vous deviez compter pour beaucoup cette créance dans l’actif de ma succession.

Un jeune homme qui se fait imprimer pour la première fois, croit qu’il n’aurait pas tous les honneurs de la presse, s’il ne faisait une dédicace. Je dédiai ma brochure à l’abbé de Voisenon. Voltaire m’a écrit[80] que c’était faire à l’auteur que je réfutais « une bonne plaisanterie » ; et ceux qui connaissent mieux que moi l’abbé de Voisenon ont pu croire que j’en avais eu l’intention, à laquelle aurait manqué seulement que la plaisanterie fût bonne, mais je ne me doutais point qu’on put y en trouver une. J’avais le caractère on ne peut pas plus simple. Je ne connaissais de l’abbé que ses pièces de théâtre et des vers de société ; je n’avais point lu ses ignobles contes. Je ne voyais en lui qu’un homme de lettres qui allait entrer à l’Académie française, et qui, d’un naturel très gai, mais encore plus obligeant, voulait bien corriger mes faibles écrits et m’apprendre en quoi je manquais au goût ou à la langue. C’était avec le sentiment d’une reconnaissance sincère et avec la plus naïve bonne foi que je le remerciais d’une telle bonté.

J’avais publié ma brochure en hâte pour ne pas manquer l’à propos, et pour que mes protecteurs, qui m’avaient paru fort disposés, ne confondissent pas mes idées sur les finances avec les rêveries de l’auteur de la Richesse de l’État, et ne les noyassent pas ensemble dans l’oubli que celles-ci méritaient. Mais je savais que mes calculs champêtres devaient manquer d’exactitude, et pour ne plus tomber dans un tel défaut, j’entrepris un voyage de Nemours en faisant le cercle par Meaux, Château-Thierry, Coulommiers et Provins, afin d’étudier en chemin la culture de la Brie. Je m’arrêtai dans plusieurs fermes et j’acquis une idée assez nette des principaux travaux, des dépenses et des produits de la culture des grains : j’appris à n’être plus « badaud de Paris ».

Dans ma course, je trouvai un pauvre haricotier de l’élection de Château-Thierry, nommé Charles Bocquillon, qui se plaignait amèrement du subdélégué pour une affaire de corvée. Je lui fis un mémoire très raide, plus dur peut-être que la chose ne le demandait et qui lui aurait sûrement nui au lieu de lui servir, si son bonheur et le mien n’eussent pas voulu que je fisse presque au moment même connaissance avec l’intendant de la province.

Je restai peu à Nemours, seulement le temps nécessaire pour cueillir mes premiers lauriers d’auteur, et jouir des espérances qu’ils faisaient renaître chez moi. De retour à Paris, je fus rendre compte de mon voyage à l’abbé de Voisenon, comme l’homme qui s’intéressait le plus à moi : j’ai toujours été extrêmement fils de mes protecteurs. Je lui parlai du paysan Bocquillon et du mémoire vigoureux que j’avais fait pour lui. Précisément, comme je finissais, entra l’intendant de Soissons, M. Méliand, assez proche parent de l’abbé ; celui-ci lui dit : « Vous venez fort à propos : voici un jeune homme qui houspille bien vos subdélégués. »

M. Méliand n’avait point de réputation, parce qu’il avait une assez méchante femme, d’un esprit très piquant, qui s’amusait à le décrier ; que de plus il était sourd ; et qu’il avait dit une fois « une bêtise »[81] à la reine, ce qui peut très bien arriver à un homme d’esprit. Et il était réellement homme d’esprit ; j’ai de lui cent lettres pleines de grâce et de sel, mêlées de vers heureux et faciles. Il était de plus très honnête homme, doux, modéré, sage, appliqué, n’ayant d’autre défaut qu’une extrême faiblesse dans le caractère. Il était pauvre et passait pour avare, parce qu’il avait de l’ordre ; je lui ai vu faire plusieurs actions pleines d’humanité, de charité, de générosité, et j’en eu personnellement à m’en louer à cet égard. La renommée est une déesse très mensongère ; il entre infiniment de bonheur et de malheur dans les récits qu’elle accrédite.

Le magistrat administrateur prit un air digne, pour s’informer de ce qu’avaient fait le subdélégué et le jeune homme. Celui-ci mit à l’expliquer autant de modération, de timidité même et de rougeur qu’il y avait de véhémence dans son mémoire. M. Méliand me dit de lui apporter ce mémoire, qu’il écrivait à son subdélégué, qu’il me communiquerait la réponse, et que les faits bien éclairés, je pouvais être assuré que mon protégé aurait pleine satisfaction.

Je lui portai le mémoire le lendemain et lui parlai en détail de ce que j’avais vu dans la partie de sa généralité que j’avais traversée. Il me demanda de le mettre par écrit ; je le fis avec beaucoup de soin et vis en cette occasion, combien la science de l’économie politique étudiée en commençant par l’agriculture est plus lumineuse que lorsqu’on y veut arriver par toute autre voie. J’étais certainement bien peu instruit, mais pour avoir su d’avance que l’agriculture est la source des richesses et la propriété la seule base sociale, et avoir regardé quelques fermes avec attention, je paraissais plus habile qu’un magistrat qui administrait une province depuis vingt ans.

M. Méliand me dit : « Vous êtes un véritable élève de Mirabeau ». À ma honte, et à celle de ma manière d’étudier en ermite ou en loup-garou, j’ignorais qu’il y eût un autre Mirabeau que le traducteur de l’Arioste. Le bon intendant qui s’affectionnait à moi, me donna sur-le-champ l’Ami des hommes et la Théorie de l’impôt. Je les dévorai, ne pouvant contenir le plaisir que je ressentais de me trouver dans la bonne route. Je me levais, je battais les mains, je poussais des cris de joie, quelqu’un qui m’aurait vu lire m’aurait pris pour un fou.

Je me trouvai bien heureux d’avoir quelques idées communes avec l’auteur, prisonnier à Vincennes trois ans auparavant pour avoir élcrit le dernier de ces volumes, et je lui demandai de vouloir bien continuer à aider à mon instruction. Il m’avait appris que « la subsistance est la mesure de la population » : c’est la seule vérité économique qui lui soit entièrement propre. Il répondit à ma lettre avec obligeance et encouragement, m’indiquant dans son style un peu énigmatique un autre maître plus grand que lui, dont « il n’était pas digne », disait-il, « de dénouer les souliers ». Cet autre maître était M. Quesnay qu’il ne me nomma point, et qu’il ne me désigna que la phrase de saint Jean-Baptiste. J’ai toujours eu quelque humeur contre l’élocution prophétique de mon maître Mirabeau en songeant que, s’il m’avait écrit comme un autre, j’aurais été le fils de Quesnay trois mois plus tôt. Mais j’étais bien assez heureux alors de connaître « l’ami des hommes » qui m’a rendu les plus grands services par ses leçons, par sa bonté, par ses défauts et même par ses rigueurs.

Je lui fit promptement passer une seconde brochure[82] qui se sentait des lumières nouvelles que j’avais puisées dans ses écrits. C’était une réplique à un soi-disant marquis de…, qui m’avait fait l’honneur de critiquer ma première production, en tâchant d’établir que les commerçants et les artisans sont contribuables et que les impôts dont on charge le commerce sont les meilleurs : système des « Colbertistes » qui ne peut pas soutenir l’examen, et que je combattis avec une supériorité décidée, quoique je fusse encore bien novice dans la carrière.

J’avais aussi envoyé mes deux brochures à M. de Voltaire, ce qui a commencé ma correspondance avec cet illustre auteur, qui n’a jamais cessé de m’encourager. J’ai toujours fait usage de son orthographe. M. de Mirabeau, qui ne la pouvait souffrir, employa dès les premiers moments et à trois reprises son autorité sur moi pour me la faire quitter. Malgré mon respect pour « l’ami des hommes » j’ai résisté non pas tant à cause de ce que cette orthographe me paraît meilleure, qu’attendu que je l’avais prise, qu’il m’est antipathique en quoi que ce soit de reculer, et que je ne l’aurais pu sans offenser M. de Voltaire, ce qui aurait été bien mal reconnaître ses bontés.

M. Méliand prenait tous les jours plus d’amitié pour moi ; sa protection allait mieux au genre de mon travail que celle de l’abbé de Voisenon ; elle avait plus de suite, comme tombant de moins haut et avec moins de distraction, que les velléités intercadentes et les sourires agréables de M. de Choiseul. M. Bertin[83], alors contrôleur-général, s’occupait de l’agriculture dans des bons principes. Il venait de donner la liberté de la circulation des grains d’une province à l’autre du royaume, et d’établir les « Sociétés d’agriculture ». M. Méliand me mena chez lui, comme un homme qui pouvait être utile à ses vues, et qu’on pourrait faire voyager avec avantage, ou employer dans le bureau d’administration de l’agriculture qui venait d’être confié à M. Parent. Il me présenta aussi à ce premier commis qui me reçut beaucoup moins bien que le ministre et qui a toujours barré les bonnes intentions que M. Bertin a eues plusieurs fois pour moi. M. Parent fit préférer par le gouvernement notre voisin, M. des Pommiers, alors épicier, dont le commerce allait mal à Chéroy, et depuis gouverneur à finance de ce bourg.

Je m’en consolai très bien en lisant, d’après le conseil que me donnèrent les lettres de M. de Mirabeau, les articles « Fermiers » et « Grains » de l’Encyclopédie où M. Quesnay avait fait entrer les premiers principes de sa doctrine, et où se trouve l’observation ingénieuse et vraie de la différence qui existe entre la position des premiers vendeurs des grains qui n’en ont que peu à vendre dans les années de disette et de cherté, et qui en débitent beaucoup à vil prix dans les années d’abondance, et le sort des consommateurs qui en achètent tous les ans une égale quantité et n’essuient de variation que dans le prix. De sorte que plus les prix varient et plus il y a de perte pour les vendeurs sans profit pour les consommateurs. D’où M. Quesnay concluait qu’on ne pouvait trop s’occuper de prévenir les grandes variations des prix, et que cet effet nécessaire de la liberté du commerce assurait à l’agriculture un profit considérable sans nuire aux habitants des villes, et même à leur notable avantage, puisque les profits de l’agriculture amènent le succès de ses travaux et l’abondance qu’ils font naître. J’apprenais à suivre les pensées profondes de ce grand homme que je ne connaissais point encore, et qui devait me servir de père.

En attendant, j’éprouvai avec une bien tendre reconnaissance que le bon Méliand pensait toujours avec un zèle de véritable ami à ce qui pouvait m’être utile ou agréable. Il remit, comme de ma part à la Société d’agriculture de Soissons, mes deux brochures et le mémoire qu’il m’avait fait faire sur la culture de quelques cantons de sa généralité, et me proposa pour associé. Je fus admis sur ces trois mémoires et sur sa parole ; et il m’avertit que ma réception à laquelle je n’avais jamais songé, sans m’avoir prévenu qu’il s’en occupât pour moi. J’étais chez mon père quand la lettre de M. Méliand et celle du secrétaire perpétuel de la Société[84] me parvinrent. Je tombai dans une ivresse de bonheur de me voir d’une Académie quelconque à environ vingt-trois ans et demi, n’ayant commencé que depuis huit mois ma nouvelle carrière littéraire et politique. J’embrassais mon père, ma sœur, ma cousine même, je faisais des sauts par la chambre, j’étais dans le délire. Mon père me dit gravement : « Qu’est-ce que cela te vaut ! » Jamais question ne me parut tellement ignoble, ma pauvre mère ne me l’aurait pas faite.

J’avais dans ces petits pas en avant un plaisir double, parce qu’ils entretenaient avec l’espoir du succès de mes grandes vues politiques la confiance de mon amie et ranimaient celle de Mme Doré. J’eus bientôt un succès plus utile dont les fruits m’ont été bien plus précieux, et ont décidé la place que je devais occuper dans le monde : je fus adopté par le vénérable Quesnay. Il est bon de vous dire comment et avec quel sentiment de sa part. Mes deux brochures étaient réellement supérieures aux trois ou quatre cents rapsodies qui parurent sur les finances en ce temps-là. Quesnay, qui parcourait tous les matins celles qui avaient été publiées la veille et les envoyait sur-le-champ à la garde-robe, excepta les miennes, écrivit à la première page « bon », les garda sur son bureau et demandait à tout le monde qui en était l’auteur. Comme il s’agissait de finances, il s’adressa plus particulièrement au contrôleur général ; tous les ministres faisaient alors une cour assidue à M. Quesnay, qui était plus que ministre, ayant la confiance intime de Mme de Pompadour. M. Bertin se rappela que je lui avais été présenté par l’intendant de Soissons, et, mêlant un peu les idées, il répondit : « Je connais cet auteur : c’est un jeune homme de Soissons. »

Mes deux brochures étaient signées par les lettres initiales D. P.

M. Quesnay écrivit au maire de Soissons pour le prier de lui envoyer une liste des personnes les plus connues dans cette ville, espérant avec cette liste et les deux initiales déterrer son homme. Par hasard, il y avait à Soissons un M. Du Ponchel, orfèvre, lequel fut très surpris de recevoir une lettre qui lui disait que, si monsieur son fils voulait prendre la peine de se rendre à Paris à l’hôtel de Pompadour, ou à Versailles au château et d’y demander M. Quesnay, il trouverait des gens charmés de faire sa connaissance et de lui rendre tous les services qui pourraient dépendre d’eux.

M. Du Ponchel avait justement un fils de dix-sept à dix-huit ans, et sans rien comprendre aux motifs de la bienveillance qu’on lui témoignait, sur les brillantes espérances attachées aux mots hôtel de Pompadour, ou château de Versailles, il emballe son fils dans le coche et l’envoie. Le jeune homme arrive chez M. Quesnay, la lettre qui le mandait à la main. M. Quesnay, se doutant néanmoins du quiproquo, lui demanda s’il n’est pas l’auteur de deux petites brochures sur la Richesse de l’État. Le bon enfant répond qu’il n’a jamais fait de brochures ; qu’il commence à faire des boucles de souliers et des jarretières assez proprement ! M. Quesnay se confond en excuses, le prie à dîner, le renvoie dans son pays et cesse d’infructueuses recherches.

À quelques temps de là, « l’ami des hommes » se rendit à Versailles pour voir « cet autre maître plus grand que lui » et pour jouir de sa conversation toujours pleine de lumières, de sens et de sel. Une des premières choses que lui dit M. Quesnay fut : « Mais apprenez-moi donc qui a fait ces deux petites brochures ? Il faut que ce soit vous ou moi qui lui ayons montré. » — « Ce n’est ni vous ni moi », répondit Mirabeau, « ce sont la nature et la raison qui nous valent bien. L’auteur m’a écrit deux fois, je lui ai deux fois répondu. Voici son adresse. »

Alors Quesnay m’invita. Alors je me collai à lui comme à mon maître, à mon instructeur, à mon père ; il me reçut et me traita pendant onze ans comme le fils et le disciple qu’il aimait. Son âme forte et son génie profond ne se livraient pas aisément aux sentiments tendres, et cependant, j’ai eu le bonheur de lui en voir beaucoup pour moi.

Je n’étais qu’un enfant quand il me tendit les bras ; c’est lui qui m’a fait un homme.


CHAPITRE VIII

M. Quesnay, sa doctrine. — Intimité dont il m’honora. — Petits chagrins que me donne M. Abeille. — Part que j’ai eu à l’administration générale de l’intendance de Soissons. — Mon livre sur l’importation et l’exportation des grains. — Mon séjour au Bignon. — Mirabeau, le fils. — Projets de Mme de Pompadour et ce qu’elle comptait faire pour moi. — Maladie et mort de cette dame. — Abandon où cette mort jeta M. Quesnay et son élève.

 

M. Quesnay, médecin célèbre, après avoir été chirurgien du premier rang et secrétaire de l’Académie de chirurgie lors de sa fondation, à laquelle il avait coopéré, a laissé en médecine, le Traité de la saignée qui a commencé sa réputation, la Préface des mémoires de l’Académie de chirurgie et plusieurs articles précieux dans ces mémoires, le Traité des fièvres, le Traité de la gangrène, le Traité de la suppuration, et le Traité de l’économie animale, dans lequel, ne se bornant pas au mérite d’un savant physiologiste, il prit rang parmi les premiers métaphysiciens : ce qui était sa vocation la plus particulière.

Appelé à la cour comme médecin, il avait rendu à Mme de Pompadour la vie et la beauté ; et par deux services importants il avait acquis toute sa confiance, dont il se servait avec circonspection, avec habileté, quelquefois avec courage, jamais pour lui, toujours pour le bien public.

Il avait refusé de faire son fils fermier général. « Je ne veux pas, disait-il, qu’il existe chez moi ni chez les miens, le moindre motif de désirer ou de tolérer la conservation des abus. » Il avait de même refusé deux fois la place de « premier médecin du roi », parce qu’un revenu d’environ cinquante mille livres provenant du débit des eaux minérales et des permissions de vendre des remèdes s’y trouvait attaché, et qu’il désapprouvait cette espèce de revenu. Il avait préféré rester « premier médecin ordinaire ».

Dans cette seconde place il était admis à la société intime du roi et de la favorite. Louis XV avait l’esprit juste, ne manquait pas de goût, se plaisait aux pensées originales de Quesnay, et plus encore à l’expression familière et piquante dont le vieux docteur les savait revêtir dans la conversation. Il lui donna des lettres de noblesse, se réserva de composer les armoiries, et les fit de trois pensées au naturel, avec cette devise : Propter cogitationem mentis.

M. Quesnay, qui voyait chaque jour commettre des fautes énormes et funestes, parce que l’on gouvernait tantôt en suivant les sentiers battus d’une habitude irraisonnée, tantôt au hasard des passions, se demanda si, lorsque chacun des autres travaux humains était éclairé par une science positive et particulière, ce n’était pas une absurdité de croire que le gouvernement des nations fût être abandonné à des combinaisons fortuites ou à une aveugle routine. Il ne convainquit bientôt qu’une science très solide et très profonde en devait décider ; et la science de l’économie politique lui parut une espèce de médecine publique, autant au-dessus de la médecine individuelle qu’il avait pratiquée jusqu’alors que la nation entière est au-dessus de chacun des citoyens qui la composent.

Il chercha dans la nature ce qui n’était point dans les livres ; regardant comme un devoir de saisir l’occasion de faire arriver quelques principes ou quelques résultats à l’esprit ou au cœur des personnes dont la volonté disposait du sort de l’empire. Son travail ne se tourna point vers la plus ou moins grande perfection des constitutions, mais vers les lois économiques applicables à toutes les constitutions et qui feront le bonheur des hommes partout où elles seront suivies, quelle que soit la constitution.

En effet, quelle que puisse être la distribution du pouvoir législatif, du pouvoir exécutif et de la puissance tribunitienne qui sont l’objet des constitutions, et de quelque manière que les peuples soient représentés, ils seront riches, nombreux, heureux, puissants et de bonnes mœurs, si l’agriculture est florissante, si le travail est en honneur, si le commerce prospère, si l’on jouit de la liberté des pensées et des actions, de la sûreté des personnes et de la propriété des biens. Et, au contraire, si la liberté, la sûreté, la propriété ne sont pas suffisamment garanties, si le travail, l’agriculture et le commerce dépérissent, le pays deviendra inhabitable, quelles que soient l’étendue des droits politiques et les formes établies pour en faire usage.

Ce n’est donc pas la science du Contrat social dont les bases étaient dans Jean-Jacques Rousseau, c’est celle de « l’économie politique » que M. Quesnay a cultivée ou pour mieux dire créée. Et dans un âge avancé, ayant hâte d’être utile à la France, ne pouvant servir ses concitoyens que par son influence sur la volonté du roi, à qui la plus grande partie du pouvoir législatif et de l’autorité publique était alors confiée, il avait bien choisi son étude.

Il observa que les hommes peupleraient tant qu’ils auraient les moyens de vivre et d’élever leurs enfants, qu’en vain naîtrait-il plus d’enfants qu’on n’en pourrait nourrir, puisqu’alors ils seraient voués à la misère et à la mort, vérité que « l’ami des hommes » avait reconnue de son côté comme lui, mais la découverte des suivantes appartient exclusivement à M. Quesnay, qui vit le premier :

Qu’on ne peut fournir à des consommations perpétuelles que par une succession de productions nouvelles et renaissantes, et qu’il n’y a que la terre, les eaux, les mines et les carrières qui donnent des productions renaissantes ou des matières premières de jouissance.

Que le travail appliqué à des productions ou à des matières premières existantes se borne à des manipulations, qui n’ajoutent à la valeur de la matière première que celle des salaires ou bénéfices plus ou moins grands, c’est-à-dire des consommations dont la concurrence établit la mesure pour les travailleurs de la même espèce.

Que le commerce se réduit à des échanges de valeurs pour valeurs égales, avec préférence seulement dans le choix de la part des contractants.

Que les salaires ou bénéfices des travaux de manipulation, de magasinage et de voiturage, compris sous les noms génériques de « manufactures » et de « commerce », sont toujours payés, comme ceux de la domesticité et de la commensalité, par des richesses dont quelqu’un était déjà propriétaire.

Qu’au contraire, le travail de la culture, de la pêche et de l’exploitation des mines ou des carrières se paye par lui-même, en tirant du sein de la nature le nouvel objet de consommation ou d’échange qu’il offre aux jouissances ou met dans le commerce.

Qu’il y a donc des travaux productifs et des travaux stériles ; et que le fruit des premiers solde les uns et les autres. M. Quesnay inventa, sous le nom de tableau économique, une formule pour peindre et calculer les effets des dépenses, des échanges et de la circulation, qui répandent, qui partagent toute la société, qui conduisent à la consommation les denrées et les matières premières que les travaux productifs font naître.

Il distingua dans la valeur des récoltes, qui résultent de ces travaux, deux portions.

D’abord celle qui est nécessaire pour rembourser les frais de la culture, en entretenir les capitaux, et continuer le travail de la cultivation ; portion qui ne peut être détournée de cette destination sans affaiblir la culture, diminuer la population, et ruiner la société. Il appelle cette portion régénératrice des récoltes : reprises de la culture.

Ensuite la portion qui reste après que les frais d’exploitation sont prélevés, laquelle peut être indifféremment employée à un usage ou à un autre selon la volonté du propriétaire. Il nomme cette seconde portion de la valeur des récoltes le produit net.

Il fit voir que si l’on ne voulait pas amener les disettes, appauvrir les citoyens, leur ôter les moyens de soutenir leurs familles, dessécher toutes les sources de la prospérité nationale, il ne fallait prendre que sur le « produit net » les fonds nécessaires aux dépenses publiques.

Appliquant aux différentes hypothèses, la formule de son tableau économique, il calculait les dégradations effrayantes et progressives qui résultent même des plus légères atteintes protées aux avances, aux frais, aux capitaux de la culture.

Il montrait : que l’on ne pouvait tenter de mettre à contribution les manufactures ou le commerce, sans que les manufacturiers et les commerçants, auxquels il faut toujours le salaire de leur travail et l’intérêt de leurs capitaux, fissent entrer cette contribution dans leurs factures ; sans qu’ils y ajoutassent même, comme à tout autre emploi de leur capital, l’intérêt de l’avance qu’on aurait exigée d’eux.

Et que les salaires, les bénéfices, l’intérêt des capitaux de ces agents de la circulation étant nécessairement payés, soit par la dépense que les propriétaires font du produit net, soit par celle des frais d’exploitation qu’administrent les cultivateurs, c’était véritablement sur les propriétaires et les cultivateurs que retombaient les taxes que l’on croyait établir sur les manufacturiers et les commerçants.

Qu’il n’y avait, quant à la portion qui leur était remboursée par la dépense du produit net, aucun bénéfice pour les propriétaires à ce que l’on eut contraint d’autres citoyens d’avancer l’impôt, qu’il y avait, au contraire, surcharge de tous les faux frais et de l’intérêt de l’argent avancé par les négociants et les fabricants.

Mais que la perte pour les propriétaires était bien plus considérable quant à la portion des taxes sur les fabriques et le commerce remboursée par la dépense des frais d’exploitation, parce que alors, les avances des cultivateurs étant détournées de leur emploi productif, les récoltes s’affaiblissaient ; de sorte que les propriétaires, en réglant leurs comptes avec les cultivateurs, étaient obligés de supporter l’impôt et la diminution des récoltes causée par l’impôt.

Qu’enfin le dommage pour la société est infiniment plus grand encore lorsque le cultivateur, lié par un bail, ne peut tout de suite rejeter sur le propriétaire et le remboursement de la taxe et la diminution de la récolte ; puisque dans ce cas les avances de l’exploitation se trouvent absorbées et les récoltes dégradées suivant une progression croissante d’année en année, tellement qu’il faut, si le bail est long, que l’entreprise rurale soit ruinée, que les bestiaux disparaissent, que les terres s’anéantissent, que la culture cesse ou qu’elle éprouve au moins une horrible détérioration.

Si les propriétaires du sol, disait M. Quesnay, étaient instruits de ces vérités, qui leur importent tant, ils demanderaient en tout pays la suppression de toutes les taxes sur l’agriculture, sur les manufactures, sur les arts, sur les consommations, sur le commerce ; ils demanderaient à payer directement toutes les contributions sur leur produit net, parce qu’il n’y a que cette manière de les acquitter qui n’y ajoute aucune surcharge et qui puisse assurer la durée et les succès de la culture, qui est le fondement de toutes leurs richesses.

M. Quesnay s’aperçut encore qu’un mal entièrement semblable à ce funeste effet de toutes les impositions indirectes résultait de toutes les gênes, de tous les obstacles mis aux travaux de l’agriculture, des arts, des métiers, des manufactures et du commerce ; puisqu’il revient au même, pour le citoyen laborieux, qu’on charge d’une taxe le salaire de son travail ou qu’on arrête son industrie et qu’on enlève à ce travail une partie de son efficacité.

Tout règlement, toute inquisition, toute prohibition sur le travail ou sur le commerce, est donc un véritable impôt avec aggravation sur le produit net, une véritable cause de dégradation dans les avances de la culture. Et, au contraire, toute augmentation de liberté pour l’industrie, toute facilité donnée au commerce, toute construction de chemins ou de canaux, toute perfection ajoutée à la navigation, toute invention ingénieuse pour ménager le travail et la dépense dans les arts, amène le progrès de la culture, l’extension de ses avances, l’accroissement des récoltes et l’augmentation des produits nets.

C’est ainsi que le « produit net », l’intérêt des propriétaires du sol est le thermomètre de tout ce qui se fait de bien ou de mal dans la société.

Le produit net devant seul pourvoir aux dépenses publiques, il paraissait à M. Quesnay juste et utile que ce fut par l’attribution au corps politique, d’une part proportionnelle de ce produit croissant et décroissant avec lui, puisque lorsque un État est riche il peut se permettre des dépenses d’utilité publique auxquelles on ne saurait songer quand il est pauvre, et surtout parce que la contribution invariablement proportionnelle au produit net une fois établie, elle ne coûte plus rien à personne. Les terres sont vendues, achetées, héritées, partagées à la charge d’acquitter la contribution. Le capital du revenu destiné au corps politique n’entre plus dans le commerce, il reste d’une manière stable à la société. Les particuliers ne possèdent et ne se transmettent de leurs divers contrats que la portion du produit net qui n’est pas hypothéqué aux dépenses de l’État, et que le capital du revenu particulier qui pourvoit à leurs besoins. De sorte qu’on peut dire, qu’instituer ainsi la copropriété publique dans le produit net des propriétés foncières, ce n’est pas mettre en impôts, mais supprimer à jamais les impôts.

M. Quesnay a depuis fait un excellent ouvrage qui contient des principes très neufs sur « le droit naturel des hommes réunis en société » ; il a traité parfaitement la partie morale de la science qu’il avait inventée ; mais ses premiers soins furent de l’asseoir sur l’intérêt et de la fortifier par le calcul. Il voulait l’enseigner à des rois et lui donner de l’influence sur une cour corrompue : « Si je leur parle morale, disait-il, ils ne m’écouteront que comme un rêveur de philosophie, ou ils croiront que je veux les régenter et me renverront à la manne et à la rhubarbe. Si, au contraire, je me borne à leur dire : voilà votre intérêt, votre intérêt pécuniaire, l’intérêt de votre puissance, de vos jouissances et de vos richesses, ils y feront attention, comme au discours d’un ami. »

Quand il eut ainsi lié toutes ses idées, de manière à former une science véritable de l’intérêt public, de celui de chaque citoyen et de l’enchaînement de ces deux intérêts, il s’agissait d’accoutumer le roi et la favorite aux maximes fondamentales de cette science, sans que ni l’un ni l’autre s’aperçussent que le médecin songeait à leur donner des leçons, ce qui leur aurait à l’instant ôté la bonne volonté de l’entendre et l’eût fait durement « remettre à sa place », comme l’on disait en ce temps là ; de sorte que son zèle et ses lumières, non seulement fussent devenus inutiles, mais auraient même décrié les vérités salutaires qu’il aurait débitées prématurément. Voici la marche prudente que suivit M. Quesnay. Il insinua à Mme de Pompadour que pour amuser le roi, lui procurer des récréations nouvelles, l’arracher à l’ennui de la cour et aux dangers qui en étaient la suite, il serait bon qu’elle eût des outils de différents arts, parut elle-même y prendre plaisir, travaillât et le fit travailler. Il ne proposa pas d’abord celui qu’il avait en vue, et donna la priorité aux ouvrages de tour. On eut de superbes outils de tourneur ; ils réussirent fort bien, le roi tourna et fit des tabatières de bois pour toute la cour.

Mais il ne fallait pas se borner toujours au même art ; et celui qui se présenta le second fut l’imprimerie. On fit fondre par Fournier les plus beaux caractères qu’il y eut alors ; on lui dit même d’y mettre un alliage d’argent, ce qu’il eût le bon sens de ne point faire ; on eut des formes parfaitement dressées et de fer-blanc poli ; on eut des compositeurs d’or, une presse de mahogani, les plus beaux marbres tant pour la presse que pour imposer ; des casses de bois de rose et de palissandre qui répandaient une odeur agréable. On forma une imprimerie propre à faire décoration dans les petits appartements ; et Quesnay fut chargé de la diriger.

Le roi s’y appliqua plus encore qu’il ne l’avait fait aux ouvrages de la tour. Il apprit à connaître les casses et à composer ; Mme de Pompadour en faisait autant. On admirait le docteur qui avait fait construire une si belle imprimerie, et il sût avoir un ami qui fit entendre à propos qu’une manière délicate de le récompenser serait de faire, des mains royales et de celles qui les gouvernaient, une édition de quelqu’un de ses écrits. Mais il fallait un ouvrage que personne ne connût, qui, comme l’édition, fut un mystère pour tout ce qui n’était point initié aux plaisirs secrets de la cour. Il fallait aussi un ouvrage qui ne fût pas long et qui donnât l’occasion de déployer toutes les richesses de l’imprimerie, qui eût des notes, qui demandât de l’italique, des petites et des grosses capitales, des caractères de plusieurs points différents.

Quesnay donna une petite Explication, de son Tableau économique, en disant au roi : « Sire, vous avez dans vos chasses vu beaucoup de terres, de fermes et de laboureurs ; vous avez vu tout ce qui intéresse votre royaume et Votre Majesté. Vous allez imprimer comment ces gens-là font naître toutes vos richesses, et comment elles se partagent dans la société ». Il mit à la fin de l’Explication du tableau, comme extrait des Économies royales de Sully, trente « maximes du gouvernement d’un royaume agricole » avec des notes sur plusieurs de ces maximes.

Dans cet ouvrage, il s’était surpassé. Tous ses autres écrits ont de la précision et de la profondeur : il eut ici de plus de la chaleur et de l’abondance. Il y fit la description du royaume et des causes de son appauvrissement avec énergie, et l’exposition des moyens de le rendre florissant avec élévation et sensibilité. C’est là qu’il fit composer et imprimer, par le monarque, les phrases suivantes, en lui apprenant à les distinguer par des caractères remarquables.

« Que la propriété des biens-fonds et des richesses mobilières soit assurée à ceux qui en sont les possesseurs légitimes, car la sûreté de la propriété est le fondement essentiel de la société.

« La terre est l’unique source de richesses, et c’est l’agriculture qui les multiplie.

« Que les avances des cultivateurs soient suffisantes. Les avances de l’agriculture doivent être conservées précieusement pour la production de l’impôt, du revenu et de la subsistance de toutes les classes de citoyens.

« Préférablement à tout, le royaume doit être peuplé de riches cultivateurs. Pauvres paysans, pauvre royaume.

« Le citadin n’est qu’un mercenaire payé par les richesses de la campagne.

« Qu’on favorise la multiplication des bestiaux.

« Que chacun soit libre de cultiver dans son champ les productions que son intérêt, ses facultés, la nature du terrain lui suggèrent.

« Que l’impôt ne soit pas destructif ou disproportionné à la masse du revenu de la nation ; qu’il soit établi immédiatement sur le produit net des biens-fonds et non sur le salaire des hommes, ou sur les denrées où il multiplierait les frais de perception, préjudicierait au commerce et détruirait annuellement une partie des richesses de la nation ; qu’il ne se prenne non plus sur les richesses des fermiers des biens-fonds ; autrement l’impôt dégénère en spoliation et cause un dépérissement qui ruine promptement un État.

« Que la nation soit instruite.

« Que l’on facilite les débouchés et les transports des productions des marchandises de main-d’œuvre. Tel est le débit, telle est la reproduction.

« Qu’on ne fasse point baisser le prix des denrées et des marchandises dans le royaume. Telle est la valeur vénale, tel est le revenu. Abondance et non-valeur n’est pas richesse. Disette et cherté est misère. Abondance et bon prix est opulence.

« Qu’on maintienne l’entière liberté du commerce. La police du commerce intérieur et extérieur la plus sûre, la plus exacte, la plus profitable à la nation et à l’État consiste dans la pleine liberté de la concurrence.

« Que l’administration des finances, soit dans la perception des impôts, soit dans les dépenses du gouvernement, n’occasionne pas de fortunes pécuniaires qui dérobent une partie des revenus à la circulation, à la distribution et à la reproduction.

« Que l’État évite les emprunts.

« Qu’on n’espère de ressources pour les besoins extraordinaires de l’État que de la propriété de la nation, et non du crédit des financiers ; car les fortunes pécuniaires sont des richesses clandestines qui ne connaissent ni roi, ni patrie. »

Le roi composa environ la moitié de la copie, et revit les épreuves à plusieurs reprises, jusqu’à ce que l’édition fut correcte ; la peine ne fut pas entièrement perdue ; l’ouvrage lui parut intéressant : « C’est dommage, dit-il, que le docteur ne soit pas du métier, il en sait plus long qu’eux tous. » Mais Louis XV, qui était très capable de comprendre la science du gouvernement, était l’homme du monde qui s’en souciait le moins, il ne la regardait pas comme son affaire et chansonnait ses ministres avec le public. La favorite y prenait plus d’intérêt. Les discours de Quesnay commençaient à tourner son ambition vers la gloire et l’utilité d’un bon gouvernement. Elle avait été haïe des Français comme toutes les favorites dont les mœurs scandalisent et dont la fortune révolte, et de plus pour avoir très mal conduit la guerre ; elle voulait mériter et gagner leur estime par des services réels. Elle aima l’agriculture ou se persuada qu’elle l’aimait. Elle dit à M. Bertin qu’ « il était nécessaire que l’agriculture fut encouragée ». Elle comprit les avantages de la liberté du commerce et enhardit le même ministre à donner celle de la circulation des grains. Enfin nous devons à l’influence de Quesnay sur elle et à l’impulsion qu’il sut donner aux courtisans, aux philosophes, aux gens de lettres, et que les changements de ministère et de principes ne purent ensuite arrêter, le mouvement général qui a tourné la nation vers l’agriculture et la liberté du commerce : mouvement dont les avantages immenses sont constatés par un fait bien imposant. En 1763, lors de la paix, il n’y avait pas plus de 22 500 000 habitants en France, selon les calculs de MM. Moheau, Expilly et de la Michodière, que l’on accusait même d’exagération ; et en 1790, par un dénombrement encore incomplet, il s’y en est trouvé 27 250 000.

Tel est le service que Quesnay, sa doctrine et ses élèves, raillés, persécutés, et ce qui est pis, contrariés par une guerre dispendieuse, par des emprunts onéreux et funestes, et par d’énormes déprédations de cour, mais déterminant, éclairant, dirigeant plusieurs grandes opérations du gouvernement, ont rendu à leur patrie. C’est une belle philosophie que celle qui, sous une mauvaise constitution et malgré une administration corrompue, augmente d’un cinquième en vingt-cinq ans la population d’un royaume.

Je n’ai pu avancer dans mes Mémoires sans vous donner une idée de la science qui devait occuper ma vie, du point où elle était arrivée lorsque j’ai commencé à la cultiver, du grand homme qui l’a inventée, qui me l’a enseignée, qui daignant me servir de père m’a rendu propre à concourir au succès des vues profondes auxquelles il s’était livré pour le bonheur du genre humain.

Vous avez vu, mes chers amis, que M. Quesnay avait pour l’utilité publique une passion véritable et profonde. Il traitait les différentes personnes qui venaient chez lui en raison de la capacité qu’il leur croyait d’être utile à la société ; et, jugeant qu’on pouvait beaucoup attendre d’un jeune homme qui avait trouvé seul trois ou quatre bons principes d’économie politique, il me donna dès le premier jour la même liberté, et me montra la même familiarité que si je l’eusse connu depuis dix ans et qu’il faisait dix ans après. Il dit à ceux de ses autres élèves qui se trouvèrent présents, en me prenant d’une main et mes deux brochures de l’autre : « Messieurs, voilà M. Du Pont, et voici son ouvrage : ex ungue leonem. Il est notre ami depuis vingt ans : il l’était avant de naître. »

M. Abeille[85], qui tenait un des premiers rangs parmi ses disciples les plus favorisés, fut choqué des bontés distinguées qu’il prodiguait si vite à un morveux. Il en prit contre moi un mouvement d’antipathie et d’humeur qui dure encore, quoiqu’il date presque de trente ans, et me le montra dès les premières semaines. M. Quesnay me donnait à discuter différentes questions économiques. Je ne puis, je n’ai jamais pu envisager avec froideur ces matières si importantes au bonheur et au malheur du genre humain, mais alors surtout, je mettais presque toujours dans ce que j’écrivais à leur sujet trop d’abondance, et des tournures trop poétiques ou trop oratoires. M. Abeille relevait ces défauts avec amertume, observait que ce que je venais de faire était de mauvais goût, qu’on ne s’exprimait point ainsi sur des sujets graves ; que mon style me ferait passer pour un homme peu propre à ce genre d’étude ; il me répétait en pédagogue : Ornari res ipsa negat, contenta doceri. M. Abeille avait du mérite et de la réputation, son âge et son nom m’en imposaient. J’aurais disputé contre lui sur des principes, car les vérités exactes appartiennent à tout le monde ; mais lorsqu’il s’agissait de style et de goût, à moins de montrer un amour-propre ridicule, je ne pouvais que me taire ; cependant, la fréquence et la sévérité de ses critiques me faisaient monter le rouge au front, et m’amenaient quelquefois les larmes aux yeux : « Laissez en paix ce jeune homme, lui disait M. Quesnay, s’il n’avait rien de trop à son âge, il serait bien court au nôtre. » Je prenais une grande tendresse pour le vieillard de soixante-dix ans, notre instructeur à tous, qui me protégeait ainsi contre le savant de quarante.

Je regardai comme un des premiers devoirs de ma reconnaissance envers les « gracieusetés » de M. de Choiseul, de lui rendre compte de ma liaison avec M. Quesnay, de l’amitié qu’il avait prise pour moi, et des leçons qu’il voulait bien me donner. J’ignorais que M. de Choiseul s’était brouillé depuis peu de temps avec Mme de Pompadour, qu’il redoutait les conseils que Quesnay pouvait lui donner, et qu’il haïssait fortement le docteur. Je n’eux même pas l’esprit de m’en apercevoir à la réponse qu’il fit à mon écrit : « Tant mieux, Du Pont, vous n’avez plus que faire de moi. » Mais y retournant et frappé de la froideur qui succédait à ses manières caressantes, je lui demandai la cause de ce changement et en quoi j’avais eu le malheur de lui déplaire. Il m’emmena dans un arrière cabinet et me dit : « Je ne suis point changé ; vous ne me déplaisez pas. Vous avez dû remarquer que je vous veux du bien depuis le premier jour que je vous ai vu. Je vous l’ai montré en mille occasions. Mais c’est vous qui changez de carrière. Je vais vous parler comme à un homme que j’estime, et que je crois incapable d’abuser de ce que je lui dis. Les amis de M. Quesnay ne sont pas les miens : choisissez. » J’avais pour M. de Choiseul de l’inclination et même de la reconnaissance, quoiqu’il n’eût jamais rien fait pour moi que de m’ouvrir sa porte et de me parler obligeamment. Mais entre un sage, un grand homme, un philosophe éclairé qui m’honorait d’une affection sincère et daignait m’instruire chaque jour comme son enfant, et un ministre aimable et puissant qui ne pouvait me bien connaître, ni m’accorder qu’un intérêt superficiel, la différence, la distance me parurent si énormes que je n’hésitai pas un instant. Je répondis sans balancer : « Je suis bien affligé, Monsieur le duc ; je ne choisirai point. Je n’oublierai jamais les marques de bienveillance que vous m’avez données ; et je profiterai des instructions d’une de mes bienfaiteurs pour me rendre plus capable de mériter et de justifier les bontés de l’autre. » Cette conversation finie, je ne suis retourné chez M. de Choiseul qu’une fois ; sûr d’y être mal reçu cette fois-là, mais sûr aussi de ne l’être pas deux. Je n’en ai jamais parlé à M. Quesnay et que très vaguement des rapports que j’avais eu avec M. de Choiseul ; j’aurais trouvé plat de chercher à m’en faire valoir auprès de mon vieux maître, et il y avait avec lui suffisamment à s’occuper de vérités philosophiques, pour que les récits ne pussent avoir que peu de place dans le temps qu’on passait à ses côtés.

J’allais dîner tous les jours chez lui quand il était à Paris. Il ne servait jamais à table et n’offrait rien. « Vous avez bien autant d’esprit qu’un mouton », disait-il, « voilà le pré ; cherchez votre herbe. » Il montrait de l’impatience que la compagnie se retirât : dès qu’elle était partie, nous nous mettions au travail ; et il m’y gardait jusqu’à onze heures du soir[86]. Il me fit venir à Versailles, où Mme de Montmort[87], à sa prière, me donna un logement. J’allais chez lui dès le matin ; nous travaillions avec une extrême ardeur. Il était logé fort à l’étroit, sa chambre lui servait de cabinet ; il me laissait lorsqu’il allait chez Mme de Pompadour et chez le roi. Le reste du temps, et particulièrement après dîner, il était accablé de visites, comme le sont tous les gens en faveur : il me plaçait alors à son bureau et me disait souvent : « Ne vous dérangez pas », afin qu’on ne me dérangeât point. Les allants et venants de cour l’ennuyaient d’une multitude de bêtises, la plupart dites à intention de lui plaire, il leur répondait en vives épigrammes. Et quand, au milieu du bruit, j’avais écrit quelque chose de raisonnable, ou fait quelque bonne observation, ou quelque calcul exact, il me disait dès que nous étions seuls : « Voilà qui va bien, c’est ainsi qu’Archimède travaillait à Syracuse. »

Il dit une autre fois à M. de Mirabeau : « Choyons ce jeune homme, car il parlera quand nous serons morts. » M. de Mirabeau me le rapporta, vous pouvez juger combien je désirais conserver mes instructeurs et mériter qu’ils me choyassent. Ce temps-là m’a été extrêmement heureux.

Il en fallut interrompre la jouissance pour me rendre à Soissons avec M. Méliand qui me proposa de faire en sa compagnie une tournée de sa généralité. M. Quesnay ayant jugé que l’instruction que je pourrais tirer de ce voyage aurait son prix, et m’ayant chargé d’une multitude de questions, m’engagea lui-même à partir, emportant de plus le canevas de mon traité De l’exportation et de l’importation des grains, pour m’occuper, disait-il, dans les intervalles. Il y en eut peu, et je profitai mal du peu qu’il y en eut.

Je visitai avec M. Méliand l’élection de Crespy, où nous fîmes ce qu’on appelait « le département », c’est-à-dire la répartition de la taille entre les paroisses et le jugement des réclamations. Nous parcourûmes ensuite une partie de l’élection de Soissons et séjournâmes dans la ville. M. Méliand s’y réserva beaucoup plus d’affaires qu’il n’avait coutume pour les examiner par lui-même. Nous faisions ensemble cet examen ou je le faisais en son absence et le lui rapportais. Mes rapports avaient de la précision, et les lettres que je lui proposais en conséquence, un caractère nouveau. Jamais M. l’intendant n’avait été si décisif avec les subdélégués, si ferme ni si raisonneur avec les ministres ; et vous comprenez bien que puisque, aujourd’hui encore, on me trouve en affaires une marche hardie qui a quelque singularité, je devais à vingt-quatre ans, dans un temps où tout était emmailloté de formes pédantesques, paraître un intendant fort extraordinaire. M. Méliand contenait un peu mon ardeur par sa prudence et par son expérience ; mais il y cédait souvent par sa douceur. Je lui attirai bien quelques querelles, qui d’abord l’effrayèrent beaucoup, puisque que nous soutînmes honorablement, et comme l’évènement en fut heureux, il se crut courageux lui-même tant que je fus auprès de lui.

Mais toute faveur rapide a ses dangers, je devins odieux au premier secrétaire, dont j’ai oublié le nom, et à presque tous les subdélégués. Je n’avais volontairement rien fait pour cela, au contraire, j’avais fait tout ce que j’avais pu pour être extrêmement poli et pour témoigner toute déférence à mes anciens.

Cependant mon livre n’avançait point. Je devais le rapporter fait à M. Quesnay, et je pouvais à peine suffire au courant dont M. Méliand m’accablait. Je le priai d’aller faire sans moi le département des élections de Laon, de Noyon, de Clermont et de Guise, me laissant seul à l’intendance avec un petit secrétaire qu’il m’avait donné. Il me fit mettre un lit dans la bibliothèque ; on m’y apportait à dîner et je n’en sortis que deux fois en trois semaines. Mais après y avoir mis au courant le travail que M. Méliand m’avait donné et qui était relatif à l’intendance, je n’avançai pas le mien comme je l’aurais dû.

Pour un pauvre garçon qui aimait passionnément la lecture, et qui avait été si longtemps privé de livres, une grande et belle bibliothèque était un piège dangereux. Je lisais tout le jour, je lisais en dînant, je lisais la nuit, je lisais sans cesse ; je lus ainsi quinze jours de suite. Enfin, sachant que M. Méliand allait revenir, je brochai en quatre jours sur « la liberté du commerce des grains » un mémoire tel quel, pour le lire, lors de son retour, à la rentrée de la Société d’agriculture, un mémoire que j’aurais été bien fâché de livrer en cet état à l’impression.

Nous fûmes ensuite faire la tournée et le département de l’élection de Château-Thierry, et j’eus le plaisir d’y recevoir les remerciements de mon ami Bocquillon, qui n’ajoutèrent pas peu à la malveillance dont m’honoraient les subadministrateurs de la province.

La cour était déjà rendue à Fontainebleau, M. Quesnay y attendait mon livre, dont le mémoire que j’avais lu à la Société d’agriculture de Soissons était à peine une ébauche, je demandai à M. Méliand de me permettre d’aller m’enfermer dans quelque coin où il n’y eut point de bibliothèque pour y travailler. Il me laissa ma liberté, et je choisis pour retraite la maison de Mme Doré à Nemours, non pas tant à cause qu’elle était fort tranquille, fort commode, fort agréable, fort à portée de Fontainebleau, qu’à cause que Mlle Le Dée y demeurait. J’avais de Soissons fait part aux deux dames de cette résolution et je ne sais laquelle des deux en avait instruit M. Le Dée, le père, ni qui éveilla sa prudence au-delà même du besoin ; mais la veille de mon arrivée, il était venu à Nemours et en avait emmené sa fille. Mme Doré m’en parut offensée comme d’une chose peu obligeante pour elle. J’en fut très affligé. J’y perdis du talent dans les premiers jours, mais j’y gagnai du loisir les autres ; et quand le terme presse avec l’honneur à côté, il faut bien que le talent revienne.

Je fis un manuscrit plus digne que le précédent d’être soumis à mon maître et je lui portai à Fontainebleau. Il m’y indiqua beaucoup de corrections et d’additions, mais trouva le fond de l’ouvrage assez bon pour décider qu’il devait être dédié à Mme de Pompadour ; il avait plusieurs raisons de vouloir cette dédicace : La première d’engager la dame à être et paraître protectrice des principes exposés dans le livre, et à lever ainsi les difficultés que la liberté absolue du commerce des grains aurait trouvée dans un conseil timide et routinier, mais qui était encore plus courtisan et servile ; la seconde, de m’assurer à moi-même une protectrice utile et puissante.

Il lui parla de la nécessité de favoriser le débit de la principale production du territoire, comme du moyen le plus efficace de relever l’agriculture, et avec elle la population et les finances ; de mon ouvrage, comme d’une manière d’arriver à ce but en préparant la loi par l’instruction, ce qui lui ferait honneur à elle-même quand on verrait que c’était sous ses auspices que cette instruction salutaire était répandue ; de moi enfin, comme d’un jeune homme que ses lumières prématurées et son activité pouvait rendre utile à tout bien et digne de tout appui. Il lui demanda la permission de me présenter à elle. À mérite égal, et même inférieur, c’est un grand mérite auprès des femmes que d’être jeune. Mme de Pompadour prit à moi de l’intérêt, et pour moi une sorte d’engouement. Elle dit au docteur de m’amener quelquefois quand serait seule. Elle me désigna par l’expression de bienveillance : « Notre jeune agriculteur. » Elle parlait avec complaisance de ses bonnes intentions, avec intérêt du bien public, avec reconnaissance des gens qui lui en indiqueraient les moyens, et de tout avec grâce, car elle était encore très belle et ne manquait point d’esprit.

On avait à demi sacrifié M. Bertin, et même quelques-uns de ses projets dont le fonds était fort raisonnable, au Parlement, en donnant le contrôle général à M. de l’Averdy[88]. C’était M. de Choiseul qui l’avait nommé. Mme de Pompadour, amie de M. Bertin et de ses vues, devait, pour contenter encore plus cette compagnie et balancer avec avantage le crédit que M. de Choiseul s’était donné sur les parlementaires, faire prendre dans le Parlement une commission qu’on chargerait d’examiner l’état des finances et de rédiger des mémoires sur chacune de leurs parties. M. Quesnay, qui vraisemblablement avait influé sur cette résolution et qui ne perdait pas une occasion de propager ses utiles principes, m’avait fait désigner pour secrétaire de cette commission, espérant beaucoup de l’influence inévitable que tout secrétaire instruit et laborieux a sur toute compagnie à instruire et dont chaque membre, occupé de ses plaisirs et de ses affaires, veut de la gloire à bon marché. J’étais au comble de mes vœux d’acquérir la liberté d’écrire sans aucune gêne sur tous les abus des impositions désastreuses et sur les opérations nécessaires pour les réformer, appuyant mes projets et ceux de mon sage instructeur de tout le poids d’un corps aussi accrédité que l’auraient été les commissaires du Parlement. Je me croyais déjà triomphant de la taille arbitraire, des corvées, de la gabelle, des aides, des droits de traite dans l’intérieur et, par la suite de toutes les autres impositions indirectes et vexatoires. J’y voyais tous les désirs de mon cœur, l’utilité publique, la gloire, un avancement rapide, un mariage heureux.

Plein de ces douces espérances, je retournai dans ma solitude en enivrer Mme Doré, qui alors se mit à protéger avec la plus grande chaleur mon amour pour sa cousine. J’y restai pour faire en paix à mon livre les corrections que mon maître y désirait, et pour lire la Philosophie rurale dont il m’avait donné un premier exemplaire en épreuves. La lecture cet ouvrage fait par M. de Mirabeau sur les indications données par M. Quesnay, à qui appartient entièrement le septième chapitre, me conduisit à passer quelques jours chez l’auteur, à sa terre du Bignon, qui n’est qu’à cinq lieux de Nemours.

J’y vis et admirai « l’ami des hommes » occupé à fertiliser la terre en véritable bienfaiteur du genre humain, enrichissant et peuplant son village par les avances qu’il prodiguait avec génie comme avec profit pour l’amélioration de son bien. Il était entouré de la meilleure partie de sa famille : sa mère[89], femme respectable et d’un caractère imposant ; sa belle-sœur[90], petite comtesse allemande aimable par sa bonté ; sa fille Caroline[91], aujourd’hui Mme du Saillant, belle, douce, tendre, le seul de ses enfants dont il n’ait jamais eu à se plaindre et qui ait donné aux autres de bons conseils ; elle avait alors environ quinze ans et un air d’Agnès qui n’aurait pas permis de présumer qu’elle dut un jour être mère de seize filles et d’un garçon.

Mme de Pailly, dont je parlerai plus bas, était de la compagnie.

Enfin je trouve au Bignon ce Mirabeau, devenu depuis si célèbre, à qui la France  donné les premiers honneurs du Panthéon qu’elle me doit peut-être, puisque je l’ai formé longtemps et plusieurs fois sauvé ; que j’ai tendrement aimé, qui a eu envers moi beaucoup de torts, mais moins qu’avec tout autre de ceux qui l’ont aimé ou servi dans sa jeunesse, homme incompréhensible, doué d’un talent très rare, d’un caractère très éclatant, des qualités les plus brillantes et même les plus aimables mêlées aux vices les plus honteux et même les plus bas. Les querelles entre son père et lui étaient déjà multipliées ; déjà on me chargea de l’étudier, et d’influer autant que je pourrais sur son esprit et sur son cœur, et sous prétexte de chasser ensemble je passai deux jours en tête à tête avec lui. Il mit son art et ses soins à me plaire et y réussit parfaitement. Je jugeai qu’en lui témoignant de l’estime, méritant la sienne, et lui montrant une affection mêlée de fermeté, on tirerait de lui tout ce qu’on voudrait. En effet, j’ai gardé sur lui le plus grand ascendant qu’il ait jamais accordé à aucun homme, jusqu’à l’Assemblée constituante où, sans nous brouiller[92], nous nous sommes éloignés l’un de l’autre, lui, parce qu’il savait que la sévérité de ma morale ne pourrait approuver une partie des moyens qu’il employait ; moi, parce que les ayant devinés, je n’y voulais prendre aucune part. La liberté m’a toujours paru une chose si noble, et à laquelle on pouvait arriver par un chemin si noble, que toutes les fois qu’on a cru sous son prétexte pouvoir se livrer à l’imposture, à l’intrigue, à la calomnie, à la vénalité active ou passive, cela m’a paru, malgré le succès, aussi maladroit que vil, entièrement au-dessous d’elle et de moi. Pardonnez, mes amis, si mon cœur saignant encore de tous les crimes que j’ai vu commettre, me fait anticiper ici sur l’ordre des temps… Je reviens à dire ce que je m’attachai fortement à Mirabeau le fils, et qu’il s’attacha de même à moi dès mon premier voyage au Bignon.

Je revenais mon livre corrigé, et comptant prendre bientôt possession de la belle place d’organe d’une commission des finances qui semblait créée exprès pour moi. Je trouvai Mme de Pompadour dangereusement malade, et ses projets suspendus jusqu’au rétablissement de sa santé. Quesnay la guérit, en ne contrariant point la nature qui la guérissait. Elle eut un moment de convalescence dans lequel elle se souvint de moi, lui demanda de mes nouvelles, me permit de la voir, lut mon épître dédicatoire, et me traita encore plus affectueusement qu’elle n’avait fait à Fontainebleau. « Le docteur ne vous aura pas laissé ignorer, me dit-elle, combien malgré ma mauvaise santé nous avons pensé à vous ; nous avons préparé une grande carrière à vos talents. » J’étais fort attendri, une femme belle, puissante, à peine échappé à la mort, une espèce de reine qui promettait et donnait son appui à mes projets patriotiques et romanesques, ne pouvait que toucher vivement le cœur.

Mon rêve et ma joie furent de courte durée. La malade que l’on croyait guérie eut une rechute qui parut si dangereuse et si décisive, que M. de Choiseul, dont la mésintelligence avec elle n’était pas ouverte, dont l’affection s’était peut-être réveillée, quoique le public attribuât sa démarche à la haine et à la crainte plus qu’à l’amitié, et qui vraisemblablement s’était réservé sur la favorite quelque prise qui ne lui permit pas de résister, s’empara malgré elle de la maison, décria les avis de Quesnay, en disant qu’il était devenu fou, que ses veilles et son grand attachement pour la malade lui avaient fait tourner l’esprit ; obtint du roi que Richard, qu’il avait amené, aurait la voix prépondérante et déciderait seul du traitement. L’accident le plus grave consistait dans de violentes palpitations de cœur, Richard les redoubla par les toniques et les cordiaux les plus actifs. Peu de jours de ce régime insensé, qui fut continué jusqu’au dernier moment, rendirent le mal incurable et emportèrent Mme de Pompadour qui se vit mourir et dit à plusieurs reprises à Quesnay : « Que voulez-vous, mon pauvre ami, nous ne sommes pas les maîtres. » [93]

On a prétendu qu’elle avait été empoisonnée. Ce n’était pas l’opinion de Quesnay qu’elle eut pris aucune des matières que l’on appelle ordinairement des poisons, mais bien que les potions incendiaires, dans une maladie qui demandait un relâchement et du calme l’avaient tuée, ce qui ne serait point un empoisonnement, mais un assassinat. M. Quesnay ne doutait point qu’il ne fut volontaire ; je n’ai jamais pu le croire ; et il suffit d’avoir lu ce que M. Richard a écrit en médecine pour juger par la faiblesse de sa logique, l’imperfection de ses observations, l’absence ou le contresens de philosophie médicale qui révolte à chaque page, que ce médecin a pu de très bonne foi, par un zèle aussi véritable que malentendu, jeter de l’huile et de l’esprit-de-vin sur le feu, que l’eau aurait dû éteindre.

Soit que M. Quesnay eut dit trop librement sa pensée sur ce traitement, ou que M. de Choiseul, offensé par les opinions qui se répandaient et s’en prenait à lui, se soit trop livré à l’impétuosité de son caractère, ou qu’il ait seulement voulu l’intimider, on a parlé d’enfermer mon vieux maître dans une citadelle et son jeune élève à la Bastille. Nous en fûmes avertis par le marquis de Scépeaux, par M. d’Angiviller et par Mme de Montmort, celle-ci voulut bien se charger de garder mes papiers, et nous attendîmes patiemment ce que les despotes ordonneraient de nous. M. de Choiseul n’avait point d’emportement durable ; ses amis lui firent comprendre que la persécution contre le médecin ordinaire de la défunte, repoussé par lui pendant sa maladie, redoublerait les imputations et les soupçons. Il nous laissa tranquille. J’avais quelque envie de rire en songeant au fonds que l’on doit faire sur les amitiés des ministres et voyant qu’après m’avoir tant promis « une place », la seule qu’il ait été prêt à me donner fût à la Bastille.

Mon livre était imprimé, mais non pas encore publié ; il avait été arrêté par la nécessité d’y faire des cartons, à raison d’une déclaration que M. de l’Averdy avait eu, le 28 mars 1764, la bêtise d’envoyer au Parlement et celui-ci la bassesse d’enregistrer pour « défendre d’écrire sur l’administration passée, présente ou future des finances à peine d’être poursuivi extraordinairement ». Si l’on n’eut pas regardé Mme de Pompadour comme morte et Quesnay comme perdu, jamais le contrôleur général n’eut osé proposer cette loi. Dans la peur qu’on avait prise, tous mes amis me conseillèrent de supprimer mon épître dédicatoire. Je soutins que c’était le seul moment où la publication de cette épître devint noble et intéressante pour moi. Je la fis seulement précéder par ce petit avertissement : « L’auteur croit que l’évènement funeste arrivé depuis l’impression de cet écrit ne doit pas faire supprimer un hommage qui lui dictèrent la reconnaissance et la vérité. Malheur à l’homme qui craindrait de jeter quelques fleurs sur la tombe de ceux auxquels il offrit son encens ! »

La mort de Mme de Pompadour me donna une très bonne instruction, en me montrant par deux exemples l’influence que le crédit réel ou apparent a sur les affections de la plupart des hommes.

M. Quesnay, chez elle, était accablé de l’importune amitié d’une foule de gens qui par excès de tendresse ne lui laissaient pas un moment de libre. M. Quesnay, privé de sa protectrice et menacé par le ministre principal, fut abandonné de tout le monde, excepté de M. de Mirabeau, de M. du Val, chirurgien au château, de Mme de Montmort et de moi ; et j’étais le seul qui put continuer de le voir tous les jours. Nous les passions dans une paix profonde ; personne ne venait déranger notre travail. « Ces évènements, me disait-il, font un beau triage de mes amis, mais aussi ceux qui restent deviennent bien plus chers, ils héritent de tous les autres. »

Le second exemple porta sur moi-même et me fit un grand chagrin. Mme de Pompadour vivant et me protégeant, l’enthousiasme de Mme Doré avait toujours été en augmentant. M. Le Dée le père avait paru le partager ; il me priait à dîner et me recevait avec une grande distinction ; il était approuvé en cela par tous les parents[94]. Mme de Pompadour enterrée, on me crut anéanti.

Mme Doré se refroidit beaucoup : le chevalier de La Corderie, beau-frère de M. Le Dée, lui conseilla de me fermer la porte. Le conseil fut suivi. Mon congé me fut signifié ; on défendit sévèrement à Mlle Le Dée de me voir, ni d’avoir aucun commerce de lettres avec moi : nitimur in vetitum.

Quant à moi, je ne me croyais nullement perdu. Je voyais dans notre science d’économie politique un admirable emploi de mon temps, un beau trésor pour mon pays et pour moi-même.


CHAPITRE IX

M. Turgot prend de l’amitié pour moi. — MM. Trudaine me donnent du travail à sa recommandation, et me traitent avec bienveillance. — M. de Fourqueux. — J’entre dans le monde. — J’y perds du temps. — Comment je m’en retire. — Conseils que me donne M. Quesnay. — Je suis employé à la description de la généralité de Soissons.

Mon livre sur l’exportation et l’importation des grains est un de mes écrits qui a eu le plus de succès[95].

L’édition fut épuisée en deux mois et l’imprimeur Simon, qui m’en avait donné vingt-cinq louis et cent cinquante exemplaires, m’a dit y avoir gagné très raisonnablement. Il en est arrivé autant à un si grand nombre de mauvais ouvrages, que cela ne prouverait rien en faveur du mien. Mais ce qui fut bien plus flatteur et plus utile, ce qui a infiniment contribué au bonheur et à l’honneur de ma vie, je dois à ce livre le commencement de l’amitié qu’a daigné m’accorder M. Turgot. À peine l’eût-il lu, qu’il vint me demander chez mon père, et qu’il me montra une estime, une confiance, un tendre intérêt, qui, de sa part, étaient plus touchants qu’on ne peut dire[96].

Les idées de M. Turgot n’avaient peut-être pas autant de profondeur que celles de M. Quesnay, mais la chaîne en était plus étendue : il les creusait moins, et les liait davantage. Le docteur cherchait ses principes dans la nature et dans la métaphysique ; il disait : « Voilà ce qui doit régir le monde » ; et ne pouvais être compris que par un petit nombre de vigoureux penseurs. Le magistrat embrassait dans les siens la masse entière des connaissances humaines, et l’histoire générale de l’univers, il faisait voir qu’on n’avait bien raisonné, et que les hommes n’avaient été heureux qu’autant qu’on s’était rapproché des vérités qu’il exposait. On pouvait le suivre pourvu qu’on eût de la logique et du sens. Mais ce qui rendait surtout M. Turgot plus aimable, c’est qu’il était plus aimant. Pour plaire à M. Quesnay, il fallait avoir l’esprit et le talent bons à quelque chose. Pour être chéri de M. Turgot, il suffisait d’avoir le cœur bon, honnête et sensible ; cependant on ne connaissait pas promptement tout le charme de sa société. Il ne paraissait d’abord que sage, instruit et doux ; il fallait avoir vécu avec lui et dans sa maison pour savoir à quel point il était affectueux et caressant.

Il me mena chez les messieurs Trudaine, père et fils[97], occupés à rédiger l’édit qui a été rendu en juillet 1764 pour établir la liberté du commerce extérieur des blés et consolider celle de l’intérieur. Nous y travaillâmes tous quatre séparément et réunis. M. de l’Averdy ne voulut pas en adopter le dispositif tel que nous le lui avions proposé. Il y ajouta des restrictions ; et pendant qu’on mettait la dernière main à la loi salutaire dont nous étions les moteurs et les auteurs, je faisais d’avance, dans un mémoire intitulé l’Antirestricteur, la critique des défauts qu’on y introduisait, et l’exposition des dangers qui en résulteraient. Vous trouverez ce mémoire dans mes cartons, et vous verrez qu’il avait prédit tous les évènements qui ont égaré les esprits et fait détruire la liberté dont on avait reconnu les avantages. C’est pour ne l’avoir établie qu’incomplète qu’on n’a pu même la soutenir telle qu’elle était. Cependant quoique gâtée, restreinte et réglementée, elle a augmenté d’environ trois cents millions le produit net du territoire, elle a fait défricher une immense quantité de terres jusqu’alors incultes, elle a prévenu les famines qui auraient eu lieu si la liberté du commerce n’eut pas animé la culture, augmenté les récoltes et distribué plus également les produits. Elle a multiplié les subsistances de toute espèce ; elle a donné les moyens de vivre, et, par conséquent, la vie à deux millions de Français. Je suis loin d’avoir seul l’honneur de ce service rendu à la patrie ; mais c’est quelque chose que d’avoir marché de leur aveu entre ceux à qui elle en a l’obligation.

Dans cette importante branche de l’administration, on ne peut avoir un trop grand courage et se mettre trop au-dessus de la gloire qu’on mérite et qu’on n’obtient pas, de la reconnaissance dont est digne et de l’ingratitude dont on est sûr. Les préjugés en cette matière datent de la plus haute antiquité. Ils nous viennent des cités grecques et romaines, toutes aristocratiques, où ceux qu’on appelait citoyens vivaient du travail de leurs esclaves et des tributs payés par les peuples vaincus, asservis sous le nom d’alliés. Transmis d’âge en âge, ces préjugés tyranniques règnent encore sur la majorité de la nation. Malgré trente ans d’efforts de la raison, de l’arithmétique et de la philosophie, malgré les principes de la liberté et de l’égalité, les citoyens des municipalités urbaines sont plus disposés que jamais à traiter leurs concitoyens des municipalités rustiques comme des serfs de la glèbe, et à disposer arbitrairement de leur travail, de leur temps, de leurs récoltes et de leurs voitures. Le penchant vers cet abus injuste et funeste de la puissance semble même accru dans les villes par l’opinion de la souveraineté que les citoyens de chaque municipalité populeuse veulent exercer, comme s’ils représentaient la totalité de la République dont ils ne sont que des parties intégrantes, et à qui seul appartient l’emploi de l’autorité souveraine. Je demandais en 1764 pardon à mes lecteurs d’insister sur des vérités qui paraissaient alors triviales à tous les bons esprits, et qui aujourd’hui sont presque ignorées, même de la plupart des corps administratifs. J’éprouvai cependant pour les avoir dites quelques petits dégoûts dans ma propre famille, qui ne s’était point élevée au premier degré de lumières. Mon oncle Nicolas[98] voulait me déshériter, parce que j’avais prouvé que la seule bonne police du commerce des grains était dans la concurrence des cultivateurs et des commerçants ; et mon oncle était laboureur. En 1789, j’ai vu, dans l’Assemblée constituante, mon respectable collègue, M. Hanoteau, laboureur aussi, homme de bien, homme de cœur, homme d’esprit, homme de tête, qui n’était pas plus éclairé.

J’étais affligé de la colère de mon oncle, mais principalement pour lui ; et je m’en consolais par des suffrages d’un plus grand poids. M. de Montclar m’écrivit et me fit écrire par M. Tamissiey, greffier du parlement de Provence, au nom des commissaires chargés d’examiner le projet de loi sur le commerce des grains ; il m’envoya aussi de leur part des questions relatives au meilleur système d’imposition. Je leur répondis par une lettre fort travaillée où j’avais fondu la meilleure partie de mon mémoire contre les restrictions. Ils n’ont jamais reçu cette lettre, qui a été interceptée à la poste, suivant l’usage alors établi, maintenant proscrit à peine de mort, et toujours suivi par le gouvernement d’ouvrir les lettres que l’on soupçonne de traiter des affaires publiques et de les supprimer quand elles ne conviennent pas, ou d’en former des pièces pour des comités d’inquisiteurs. Je regrette beaucoup d’avoir perdu la minute de celle-là.

Je fus plus heureux avec le parlement de Dijon. M. de Malteste, qui en était sous-doyen, me demanda mes idées au sujet de la ridicule déclaration du 28 mars 1764 qui défendait d’écrire sur l’administration des finances. Il fit entrer ma réponse presque entière dans les remontrances dont ce parlement accompagna le refus d’enregistrer, remontrances qui ont été imprimées. Cette loi digne de Constantinople a été repoussée ainsi par tous les parlements de province ; et je n’ai trouvé aucun membre du parlement de Paris qui ne se défendit d’avoir eu part à son enregistrement. Tel est le danger de la faculté de désavouer pour soi-même les fautes commises en compagnie ; et c’est ce qui fait que les plus grandes injustices, les plus grandes cruautés, les plus grandes bêtises, les plus grandes bassesses ont toujours été l’ouvrage des compagnies, surtout de celles qui délibéraient en secret.

M. Trudaine me communiquèrent tout le travail déjà fait pour la suppression des droits de traite dans l’intérieur du royaume et la confection du tarif uniforme qui devait être établi à l’extérieur. Ils me firent faire pour la continuation de ce travail un assez grand nombre de mémoires, m’accordèrent beaucoup d’éloges, et y joignirent quelques gratifications sur la caisse du commerce, que je n’avais pas la peine de demander et auxquelles ils songeaient pour moi, ou dont M. Turgot leur rappelait le souvenir. MM. Trudaine étaient deux hommes d’un très grand mérite ; on n’a jamais eu l’esprit plus juste, plus sage, plus mâle, plus nerveux que le père ; on n’a jamais eu des lumières plus grandes, une honnêteté plus parfaite, un travail plus rapide et plus facile que le fils.

Je fis chez eux et chez M. Quesnay connaissance avec M. de Fourqueux[99], qui m’a dans la suite honoré d’une grande amitié ; homme qui n’avait qu’un seul défaut, l’excès de sa modestie, dans laquelle il enveloppait et cachait à ses propres yeux un savoir immense, une manière profonde de considérer toutes les questions d’économie politique et de les réduire en calcul, le talent de bien écrire en vers et en prose, celui de peindre le paysage avec beaucoup de vérité et d’effet, et une gaité dont il n’y avait que les amis très particuliers qui fussent confidents. La modestie de M. de Fourqueux était une des choses les plus rares que j’ai vues. M. Turgot, qui ne la comprenait pas plus que moi, imitant un mot déjà connu, disait : « Imagineriez-vous que M. de Fourqueux est assez bête pour croire que M. Abeille a plus d’esprit qui lui ? »

Entre tant d’hommes du premier mérite, mon instruction n’aurait fait que de rapides progrès, et je n’aurais eu ni torts, ni chagrins, si je ne m’étais pas ainsi trouvé lié avec les femmes de leur société.

La première qui m’ait attiré des désagréments est Mme de Pailly. Il était difficile de la voir sans en être ébloui, on ne peut pas être plus belle, ni avoir l’air plus impératrice. Ajoutez à cela l’esprit, les talents, et le caractère de Mme de Maintenon, vous aurez son portrait en trois mots. Je ne sais à quelle occasion je fis pour elle des vers, je n’avais pas l’intention qu’ils tirassent à conséquence, car j’étais loin de vouloir me rendre coupable envers Mlle Le Dée de la moins infidélité, mais j’y mis de la galanterie, sans laquelle les femmes n’attachent à la poésie aucun prix. Je n’avais pas encore remarqué à quel point M. de Mirabeau était son ami intime. Dès que je m’en fus aperçu, je me retirai d’elle avec le respect que je devais avoir pour lui. C’est encore un des caractères de son sexe de ne pouvoir supporter les marches rétrogrades. Les femmes veulent bien vous renvoyer si vous leur déplaisez, ou lorsque vous avez cessé de leur plaire, mais elles ne peuvent pas souffrir que vous leur en épargnez la peine. Prenez-y garde quand vous leur dites un mot obligeant : si elles y ont attaché plus de signification que vous ne l’avez voulu, elles ne seront pas détrompées sans devenir vos ennemies implacables. Mme de Pailly ne m’a jamais pardonné des vers qui n’ont mené à aucune prose. Elle m’a constamment présenté à M. de Mirabeau sous tous les côtés défavorables que je pouvais avoir ; elle a fait répandre sur l’abbé Baudeau[100], qui se conduisait d’une autre manière que moi, toutes les bontés dont « l’ami des hommes » était capable, et sur moi toutes les rigueurs que comportait son humeur un peu hautaine. Il m’a fallu tripler mes peines pour conserver de la part de mon maître, qui m’était cher, un fonds d’amitié qui m’était due ; et j’ai été pendant vingt ans sévèrement puni par lui d’une conduite dont lui seul devait me savoir gré.

J’avais un tort plus réel, mais seulement celui d’être frivole et de perdre mon temps, et je ne fus blâmé que de cesser tout à coup d’avoir ce tort-là dans la société de Mme de Fourqueux et de Mme Trudaine.

Ce n’était pas par un esprit de dissipation que je m’y étais introduit. C’était par un amour-propre ; parce qu’il ne me plaisait pas de n’avoir que des protecteurs ; que je ne voulais pas leur accorder l’honneur de ce titre, s’ils se refusaient à être en même temps mes amis ; et que j’avais, de plus, calculé avec assez de sens qu’en me bornant à ne voir que le matin les hommes en place dont j’espérais mon avancement, et à ne leur parler que d’affaires, je me classerais moi-même dans un rang trop inférieur dont on ne me laisserait plus sortir ; et que, pour l’avancement même, je risquerais d’être primé par ceux à qui l’on accorderait les honneurs et la liberté de la société familière et auxquels les dames pourraient s’intéresser.

Mme de Fourqueux avait inventé une manière très agréable de donner à souper ; on appelait cette espèce de souper, un café. La salle à manger et le salon étaient remplis d’une multitude de petites tables. La maîtresse de maison et ses deux filles en grand tablier blanc en faisaient les honneurs. La compagnie était choisie, elle n’était cependant point invitée. On avait fait une liste de trente-six personnes qui ne venaient pas toujours toutes, mais quand ils leur plaisaient et à l’heure qu’elles jugeaient convenable depuis huit heures du soir. Elles se promenaient ou s’asseyaient à leur volonté à la table et avec le compagnon qui leur agréait le plus, elles en changeaient à leur fantaisie. On leur servait sur leur demande, principalement des rafraichissements, des compotes et des fruits, et aussi des aliments plus solides lorsqu’elles le désiraient. Le souper sous cette forme était à la fois brillant, gai, libre et peu dispendieux. Le café se terminait souvent par de petits jeux et quelquefois par des contredanses.

Je désirai d’y être admis, je le fus, et je passai même de cette compagnie générale dans une société plus intime. Mme de Fourqueux et Mme Trudaine étaient toutes deux infiniment aimables quoique ne se ressemblant en aucune façon. Mme d’Invau, à qui je n’ai jamais plu, était dans la première fleur de sa jeunesse.

On les aurait prises pour les trois sœurs. Mais on veillait chez elles extrêmement tard ; le besoin de sommeil me retenait ensuite au lit ; la matinée devenait courte. Une partie de la journée se perdait dans d’autres sociétés. Une fois connu dans le monde j’avais voulu voir les personnes que mes parents étaient accoutumés à respecter le plus, la famille de Jaucourt. J’avais envoyé mes divers ouvrages à Mlle de Jaucourt et à Mme de Jaucourt-Épenilles, née Vivens, toutes deux femmes d’esprit : elles avaient accueilli mon hommage à cause de l’intérêt qu’inspire un jeune homme qui tourne au bien, que pour obliger en moi MM. et Mlle de Montchanin qu’elles aimaient. Je leur faisais de fréquentes visites, je mangeais souvent chez l’une ou chez l’autre, ce qui entraînait une partie de l’après-midi.

Ainsi mon temps coulait ; et tandis que M. Quesnay avait la bonté de me laisser à Paris à la suite du travail que MM. Trudaine et Turgot pouvaient me donner, je dînais, je soupais en ville, je consumais les jours et les nuits à de vaines conversations, à des amusements qui au vrai ne m’amusaient point, et ne satisfaisaient que ma vanité ; je ne gardais le loisir ni de faire assez de choses, ni de les faire assez bien. Près de six mois se passèrent ainsi, et enfin me firent honte. « Comment, me dis-je, tu as mis trois semaines à faire un livre, ce livre et quelques hommes distingués qui lui ont donné leur approbation, t’ont fait recevoir dans la bonne compagnie, et voilà une demi année durant laquelle tu aurais peine à dire ce que tu as fait de réellement utile, ni à quoi se sont étendus tes progrès. Il faut que cela finisse. » Je pris mes ciseaux, et coupai toute la face de mes cheveux du côté gauche.

M’étant ainsi arraché à la société des dames, je fis une brochure Sur la grande et la petite culture[101], sous cette épigraphe tirée du onzième chant de l’Iliade : « Les sillons tracés par des mules, car elles sont préférables aux bœufs pour labourer les champs avec une pesante charrue. »

Mon ouvrage parut très bon à M. Quesnay, parce qu’il était à l’appui de la doctrine qu’il avait exposée dans le mot « Fermiers » de l’Encyclopédie et dans la Philosophie rurale. Cependant ni lui, ni moi n’avions saisi le véritable point de la question. Nous attachions de l’importance au travail des chevaux ou à celui des bœufs, tandis que le véritable caractère des deux cultures consiste dans l’abondance des capitaux et des avances qu’y multiplient les entrepreneurs disposés à prendre des terres à loyer, et les mettent à portée de les exploiter richement ; ou dans l’absence de ces capitaux qui rendent impossible de trouver des fermiers, réduit les propriétaires à faire eux-mêmes, et à faire pauvrement les avances de l’exploitation, dont ils confient le travail à de malheureux métayers dénués de tout, auxquels il faut tout fournir, et dont on paye le travail inhabile et peu productif par le partage d’une faible récolte. Les fermiers riches préfèrent presque toujours les chevaux qui coûtent plus cher, travaillent plus vite, et conviennent mieux à un grand atelier. Les pauvres propriétaires ne peuvent s’élever jusqu’aux avances de la culture par les bœufs, qui est moins dispendieuse et pour l’ordinaire moins profitable, tant par rapport à l’étendue du terrain qu’en proportion des capitaux qu’on y consacre.

Le labour par les bœufs ou par les chevaux est donc, en général, une indication assez fidèle de la grande et de la petite culture, mais n’est pas ce qui la constitue. On peut trouver, surtout dans le pays de montagne, quelques grandes cultures exécutées par les bœufs, et, dans les plaines des pays fort pauvres, il y a de misérables cultures où l’on emploie des chevaux. Voilà le vrai, auquel je ne suis revenu qu’après une longue controverse, et qui n’a jamais été bien expliqué que dans la suite par M. Turgot.

Quant à moi, il suffit presque à mon bonheur et je me persuade trop aisément qu’il suffit à ma gloire, que je me mette à travailler avec ardeur. L’ouvrage que je viens de faire me paraît toujours excellent ; ce n’est qu’au bout de quelques mois que j’en découvre les défauts. Aussitôt que je les vois, je les corrige ; et la correction finie, le livre est encore parfait jusqu’à une troisième édition, ou jusqu’à ce que l’ayant oublié et le revoyant de sang-froid, ma raison tardive, mais alors sévère, le mette à sa juste valeur.

Ma félicité n’était pas réduite à ces illusions de l’amour-propre. Les prohibitions lancées par M. Le Dée n’avaient nullement détaché de moi son aimable fille. J’avais touché le cœur de sa vieille gouvernante qui, un peu prêchée par mon amie, encouragée par tout le bien qu’elle avait si longtemps entendu dire de moi dans la maison et peut-être aussi par les grandes espérances que nous fondions sur ma fortune prochaine, croyait faire et par l’évènement faisait une bonne action en nous servant. J’avais gagné Berget, son jardinier, le plus honnête ivrogne qu’il y eût au monde, qui portait mes lettres et me rapportait les réponses. J’étais même parvenu à intéresser une grande tante de M. Le Dée, nommée Mme Benevanle, sourde, mais bonne, spirituelle, un peu romanesque, qui compatissait aux peines de l’amour honnête, et qui s’était mise à m’aimer au point de me prêter l’argent avec lequel je payais les deux autres.

J’échangeais des bouquets. Je recevais des nœuds d’épée et des manchettes brodées par la main des fées ou par celles de l’amour. J’obtenais même de temps en temps des rendez-vous chez la bonne tante et chez M. Le Dée, une heure après qu’il était couché. La lumière placée d’une certaine façon me disait s’il y avait possibilité de me recevoir, quelques poids secs lancés de l’autre côté de la rue dans les vitres avertissaient que j’étais arrivé, et l’on venait m’ouvrir la porte. On m’avait très bien pardonné de n’être coiffé que d’une oreille, quand on avait su que c’était pour travailler mieux et pour ne pas voir d’autres dames.

Ce genre de vie, qui avait beaucoup de douceur, me donnait pour toute espèce de travail une grande facilité ; car l’influence de mon cœur sur mon esprit est telle que l’échelle de mon talent a toujours été en raison de ce que les gens que j’ai aimés m’ont loué, caressé, rendu heureux. Ô si les femmes savaient ce qu’elles peuvent faire de nous, quand nous avons de l’étoffe !

La plupart de celles que j’ai connues et qui ont influé sur moi étant singulièrement bonnes, vraies et naïves, elles ont extrêmement prolongé chez moi, et même dans l’emploi de ce que j’avais d’esprit, une simplicité d’enfant à laquelle je ne puis songer aujourd’hui sans rire à mes propres dépens, quoi qu’elle ne soit pas entièrement passée. Je vais vous en donner un exemple et j’en ai plusieurs d’égale force.

Du Belloy fit représenter le Siège de Calais dans l’hiver de 1764 à 1765 et je le vis plusieurs fois avec l’enthousiasme que les idées d’honneur et de patrie ne pouvaient manquer d’exciter dans le cœur que vous me connaissez. On imprime la pièce, je la lis, je la trouve, telle qu’elle est, pitoyablement écrite, en vers demi-barbares. J’imagine faire grand plaisir à l’auteur de corriger ses vers, pendant la clôture du théâtre, j’en refais cinq cent quatre-vingts et je les lui envoie avec une belle lettre pour qu’il en profite en rendant à la rentrée sa versification digne des sentiments qu’elle exprimait. Je m’attendais de la meilleure foi du monde à de grands remerciements. Du Belloy ne me répond point ; et j’apprends ensuite avec beaucoup de surpris que je l’ai mortellement offensé, et qu’il ne me pardonnera jamais. Je conte le fait à M. Quesnay ; et ce n’est point de n’avoir connu ni le cœur humain en général, ni le genus irritabile vatum[102] en particulier, qu’il me fait reproche, c’est de prodiguer moi-même à faire des vers un temps et un talent que je dois à l’utilité publique. Je ne lui avais encore jamais dit que je fusse poète ; il l’apprit avec une grande colère. Mon père n’avait pas pour la poésie une antipathie plus prononcée que celle du docteur. Il n’estimait que quelques traits de Corneille et encore uniquement à cause de la pensée. « Toute la beauté d’un écrit », disait-il, « est dans la pensée comme celle d’une femme est dans ses attraits. Imbéciles que vous êtes, qui croyez l’embellir avec des pompons. Elle ne peut pas être trop nue. » Le même principe lui faisait mépriser l’éloquence de Cicéron qu’il trouvait trop dépendante des mots. Pour montrer que la véritable éloquence est dans les choses, il citait ce passage de Démosthène : « Vous craignez, Athéniens, la dépense de la guerre. Hé bien ! Philippe viendra, il brûlera vos maisons, il massacrera vos jeunes gens, il emmènera vos femmes, vos enfants, et vous-mêmes en esclavage, et vous verrez le fruit de votre économie. » « Exprimez », ajoutait-il, « cette pensée comme il vous plaira, tâchez de l’affaiblir par un mauvais style. Le plus stupide des traducteurs, le plus plat des écrivains ne pourront pas empêcher qu’elle soit un modèle d’éloquence. »

Mon vieux maître me querella si vivement, si fréquemment d’avoir fait des vers qu’il a presque étouffé chez moi la disposition que j’avais à les laisser couler avec facilité. J’ai passé quatre ans sans oser lire de poètes, bien loin de marcher sur leurs traces ; et ce n’est qu’après avoir vécu avec M. Turgot à Limoges et avoir applaudi à ses vers énergiques, abondants, et plein de douceur, que je me suis permis de retourner quelquefois à mon penchant naturel.

Dans le vrai, la sévérité de M. Quesnay était exagérée. Les pensées sont certainement la base de tout bon écrit, comme l’invention et le dessin le sont de tout bon tableau ; mais les pensées gagnent beaucoup à être rendues avec force, avec élégance, avec harmonie, ainsi que le tableau tient une grande partie de son mérite du degré d’expression, et de la richesse, de la vérité du coloris. Supposez un simple trait de la main même de Raphaël, vous aurez la pensée, l’invention, le dessin fondamental, et vous n’aurez point de tableau. Les beaux vers et la prose excellente, non moins difficile qu’eux, ont donc l’avantage d’exprimer mieux les belles pensées, de les imprimer plus fortement dans la mémoire, de les transmettre plus sûrement à la postérité, de les rendre ainsi plus utiles, en les rendant plus connues et plus durables.

M. Quesnay m’a dégoûté plus efficacement d’un autre emploi de mon temps, qui en absorbait une grande partie. J’aimais à écrire des lettres et je m’abandonnais en les écrivant à toutes les vues philosophiques qui se présentaient. Mes lettres devenaient longues, quelquefois riches, elles renfermaient des aperçus, des dissertations, des développements dont quelques-uns me paraissaient devoir être soumis à mon maître, ne fût-ce que pour savoir si ma verve ne m’égarait pas. Il blâma beaucoup cette prodigalité de travail : « Je ne sais pas à quoi vous pensez », disait-il, « de perdre ainsi votre esprit et vos lumières en lettres privées. Si vous saviez ce qu’en font ceux qui les reçoivent, vous ne voudriez jamais les leur adresser. Laissez vos petites lettres, faites des choses qui dureront deux ou trois mille ans, pour lesquelles l’auteur soit béni, ou mérite de l’être, par ceux même qui ne connaîtront pas son nom. » « La gloire est belle », ajoutait-il quelquefois, « comme les lauriers et les roses, l’utilité publique est bonne comme le pain, le vin et le lait. » Pour accommoder les maximes de mon maître avec le plaisir que la causerie des lettres me donna, je ne me suis depuis ce temps-là conservé qu’une ou deux personnes, outre votre mère, à qui j’écrivisse régulièrement avec liberté, avec étendue. Tant que M. Turgot a vécu, c’était lui, et il a reçu au moins dix-huit cents lettres de moi auxquelles il en a répondu environ mille. Il avait conservé la plupart des miennes qui m’ont été rendues. J’ai toutes les siennes, elles sont très curieuses. Lorsque je l’ai perdu, M. et Mme Lavoisier ont hérité de cet abandon de mon cœur, et s’ils ne les ont pas brûlées, ils doivent bien avoir aussi une couple de milliers de lettres[103]. Si je ne puis achever ces mémoires, vous trouverez particulièrement depuis l’année 1768 de quoi les compléter ou à très peu de chose près, dans ma correspondance avec M. Turgot et avec M. Lavoisier. Mme Poivre[104] avait aussi un assez grand nombre de lettres de moi, je crois qu’elle ne les a point gardées. Je n’ai écrit à personne autre que dans l’indispensable nécessité. Je travaillais ainsi en philosophe, en citoyen, en homme libre, en amateur des sciences morales et politiques ; j’avais même reçu quelques gratifications sur les fonds destinés à l’encouragement du commerce pour lequel j’avais travaillé, mais je n’avais aucune fonction décidée et je n’étais pas au nombre des employés du gouvernement. Je le devins.

M. Méliand avait une extrême envie d’être conseiller d’État, et de garder en même temps l’administration de la généralité de Soissons. Il jugea que le meilleur moyen d’atteindre promptement et sûrement l’un et l’autre but serait un travail remarquable, tel qu’une description économique de cette province, qui put faire connaître les avances de la culture de chaque élection, de chaque subdélégation, de chaque communauté, leur produit total et leur produit net, et fournir ainsi le moyen d’asseoir la répartition de l’impôt sur des bases solides et lumineuses. Cette entreprise lui parut avec raison la plus conforme à son devoir, la plus utile dans tous les cas, la plus propre à justifier la faveur qu’il voulait obtenir.

Il me demanda un plan pour le travail, se fit ordonner de le suivre et me chargea de l’exécuter. Je ne refusai, ni ne marchandai avec lui. Il me donna dix-huit cents francs d’appointements. Il n’y avait aucune proportion entre la grandeur de l’opération, les frais qu’elle exigeait et la modicité de ce traitement. La bêtise et la mesquinerie du contrôleur général s’étaient refusées à l’autoriser à une plus grande dépense pour des recherches si importantes, auxquelles le stupide ministre ne se prêtait que par complaisance et qu’il regardait comme de simple curiosité. M. Méliand m’a donné de sa bourse à prendre chez son homme d’affaires, de l’argent que j’ai extrêmement ménagé, pour les voyages que la nature de la chose rendait indispensables.

Je n’ai jamais considéré dans les travaux qu’on m’a confié que deux choses ; leur utilité présente pour l’État et pour mes concitoyens ; leur utilité future pour ma réputation et ma fortune si je les exécutais avec célérité, d’une manière brillante et distinguée. Les honoraires de l’année tels qu’on a voulu me les donner, ne me paraissaient pas mériter réflexion. C’étaient les grandes places à venir que j’envisageais et que je voulais mériter et m’assurer par des soins, des efforts, une perfection de travail au-dessus de toute concurrence.

Me croyant certain que mon opiniâtre et indomptable volonté me fournirait les moyens toujours renaissants d’une application perpétuellement soutenue, et comptant sur son activité laborieuse, mes espérances paraissaient sur mon visage et peut-être trop dans mes discours. Ma joie ambitieuse, et vaine pour une place peu durable de sa nature, et si mal payée, me valut de la part de Mlle de Jaucourt une assez bonne plaisanterie, où se marquait le sel un peu caustique de son esprit : « Enfin, Gil Blas », me dit-elle, « vous voilà donc au roi. » Je joignais en effet aux brillantes espérances de Gil Blas entrant chez le duc de Lerme, la pauvreté réelle dont il n’était point sorti.

Avec mes dix-huit cent francs d’appointements, je pris cinq secrétaires. Il est vrai qu’ils étaient comme moi de forts pauvres diables dont plusieurs avaient de l’esprit. Je donnais au premier cinq cents francs, au second quatre, au troisième cent écus, aux deux derniers rien. Ils travaillaient tous à peu près en surnuméraires pour se former et mériter de suivre ma destinée. Très persuadé moi-même avec ma modestie ordinaire, que je serais un jour ou contrôleur général ou au moins intendant des finances, je le leur avais persuadé aussi, et j’assurais le traitement à venir de tous mes commis sur le produit net de ma gloire. Ces honnêtes jeunes gens croyaient leur fortune faite : quelques-uns d’entre eux y sont parvenus.

Moi avec mes six cents francs qui me restaient, quelques petites dettes que je faisais, les grands personnages qui m’aimaient et ma facilité à me bercer de chimères, j’étais parfaitement heureux.

FIN

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[1] Il était à Cormeilles dans une maison de campagne de M. Harmand, où il resta caché du 2 septembre au 3 novembre 1792. Hermand avait épousé Dorothée Vian, cousine de la première femme de Du Pont de Nemours, Nicole-Charlotte-Marie-Louise Le Dée de Rencourt.

[2] Fille d’une Du Pont, épouse de Charles-Jacques Le Dée, frère de Mme du Pont de Nemours. M. Le Dée mourut en avril 1795 et sa veuve se remaria (octobre 1797) avec Jacques-Pierre-Héliodore de Montchanin, cousin germain de Du Pont de Nemours.

[3] Elle lui apportait une dot de 2 000 livres tournois. Dans le contrat du 17 avril 1627 il déclare qu’il entend replacer cet argent sur l’acquisition qu’il vient de faire suivant les obligations de leur traité de mariage. Marie Cossart appartenait à une vieille famille huguenote de Rouen. Noël Cossart, sieur de Bosebêtre, un de ses membres, y périt dans les massacres des protestants des 17, 18, 19 et 20 septembre 1572 à la suite de la Saint-Barthélémy.

[4] Il est appelé dans le contrat de vente « honorable homme, Abraham du Pont, marchand bourgeois de Rouen, y demeurant sur la Ruelle, paroisse de Saint-Martin ». Le contrat fait mention d’un emprunt de 2000 livres tournois qu’il avait fait le 12 juin 1657 à Pierre Cossart et oblige l’acquéreur, Jean du Pont, d’acquitter et de décharger cette dette.

[5] Il se maria avec Suzanne Roger, à Amsterdam, le 14 juillet 1709. De cette union sont issus :

1° Jonas du Pont (IIe du nom), baptisé le 12 avril 1711 ;

2° David du Pont, auteur de la branche d’Angleterre, baptisé le 25 mai 1713 ;

3° Mathias du Pont, baptisé le 9 octobre 1715, qui a épousé, à Amsterdam, le 16 novembre 1774, Christine du Tullieux ;

4° Michel du Pont, baptisé le 19 septembre 1717 ;

5° Suzanne du Pont, baptisée le 21 mai 1719, qui s’est mariée le 31 août 1740 avec Louis Mariteau de Rotterdam où elle mourut veuve en mai 1789 ;

6° Jean Maximilien du Pont, baptisé le 7 septembre 1721 et mort à Amsterdam en décembre 1753. Il épousa, le 14 aout 1746, Madeleine Ménil et eut de ce mariage Jacques du Pont, baptisé le 9 août 1747.

[6] Il est devenu bourgeois d’Amsterdam le 21 mai 1733 et quitta cette ville le 8 avril 1772 pour habiter près de son fils à Rotterdam. Il épousa Marie Ménil le 15 avril 1737. Leurs enfants furent :

1° Jonas du Pont (IIIe du nom), célibataire, baptisé le 15 mai 1738 et mort à Rotterdam en 1809 ;

2° Jacques du Pont, baptisé le 10 octobre 1739 ;

3° David du Pont, baptisé le 8 novembre 1744, célibataire. Il demeurait à Utrecht et a survécu à son frère Jonas ;

4° Suzanne du Pont, baptisée le 20 mai 1747 ;

5° Élisabeth du Pont, baptisée le 14 février 1751.

[7] Le 17 juin 1757 il fut inscrit comme étudiant en médecine à l’Université de Leyde et le 12 juillet 1760 il partit pour Paris. À son retour en Hollande, il s’est établi à Rotterdam où il demeurait sur le Spaansche Kaag, n° 144.

[8] Il avait une fille mariée à M. Georges King d’Aldersgate Street, Londres. Le 28 août 1801, Mathias-Pierre du Pont écrivit à son cousin germain le docteur : « It gave me pleasure to hear that our cousin Du Pont de Nemours is agreably settled at New-York and with better prospects of success than he had anticipated. Please make my respects to him and to his family and assure him that any services in this country, I may be thought capable of rendering, either in a business or friendly way, would be a gratification to me and a very high one. »

[9] Il demeurait à Amsterdam et avait épousé une demoiselle Peuch. En 1805, leur fils faisait ses études à Lingen, en Hanovre, et plus tard (1809) suivait un cours de théologie avec l’intention de devenir pasteur auprès des protestants réformés français en Hollande.

[10] Il mourut en 1800.

[11] Ils avaient aussi deux filles, dont une était la femme de Charles Peyrollet qui s’est réfugié en Hollande à cause des persécutions des protestants. Marie du Busc ne vivait plus en 1681. Elle avait deux frères, Nicolas et Salomon du Busc, qui ne sont pas mariés ; et trois sœurs, deux plus âgées qu’elle, mesdames Jencé et Jacques Bénard, et une plus jeune, Mme Samuel Roger, qui a perdu tous ses enfants en bas âge.

[12] Du Pont de Nemours écrivit avant la Révolution : « L’édit portant révocation de celui de Nantes n’a point été enregistré au Parlement : il ne l’a été qu’à la Chambre des vacations et il y a une loi précise qui dit que ce qui n’aura pas été revu et enregistré de nouveau après la rentrée par le Parlement sera regardé comme non-avenu. »

« Louis XIV était si pressé, qu’il envoya son édit à la Chambre des vacations, par laquelle il fut enregistré le 22 octobre 1685, et l’effet fut si affreux que les ministres n’osèrent plus en parler à la rentrée. Donc cet édit a été réellement sans loi, du moins suffisamment revêtue des formalités requises pour en assurer l’exécution, et le royaume a été ainsi privé de deux millions de sujets, lesquels, n’eussent-ils possédé chacun que cent pistoles, ont emporté au moins deux milliards de richesses ; sujets qui, étant des hommes habiles en tout genre d’arts et de métiers, ont fondé et soutenu depuis la prospérité de toutes les puissances rivales de la France. »

[13] C’était un homme très religieux. Voici ce qu’il écrivait de la Caroline le 11 mars 1713 à son frère Jean du Pont, de Rouen. « Nous apprenons qu’on ne vous laisse pas en repos et qu’on renouvelle de temps à autre quelque moyen de chagrin. Il faut avouer que cet esprit de persécution, si éloigné des véritables principes du christianisme, est semblable à son auteur qui n’est jamais en repos et ne saurait laisser les hommes tranquilles. Le bon Dieu vous console et mette fin à nos maux et veuille pardonner à nos ennemis. »

[14] Elle était fille de Charles Fauchereau de la Rochelle, maître des grandes forges du roi à Rochefort.

[15] C’est à Gédéon du Pont, planteur intelligent et expérimenté sur les bords du Santée, que la Caroline doit son succès dans la culture du riz. Il fut le premier qui eut l’heureuse idée de submerger les rizières afin de détruire les mauvaises herbes qui auparavant étouffaient le riz, et il n’a jamais voulu accepter aucune récompense pour les services qu’il a rendus à son pays. Gédéon du Pont (IIe du nom), neveu ou fils du précédent, embrassa la cause des Anglais dans la révolution américaine et fut, en 1780, un des signataires de l’adresse à sir Henry Clinton. Il fut banni en 1782 et eut ses biens confisqués.

[16] Pierre Rodolphe de May, né en 1708 et décédé en 1763.

[17] Il naquit en 1736.

[18] Après avoir passé quelques années en Suisse, Jean Rodolphe de May entra au service de la Hollande où il resta jusqu’en 1781 ou 1782. À cette époque il vendit sa place avec l’intention de retourner en Amérique, mais il fut fait prisonnier en route et conduit en Angleterre, ce qui différa son arrivée à l’année suivante. En 1796 il avait épousé sa cousine germaine, Mlle H. du Pont et demeurait à quatre-vingts lieues de Charleston.

[19] Née en 1674 et morte à La Robinette au commencement de 1759.

[20] Ils ont eu aussi une fille, Marie du Pont, décédée en 1776. Abraham-Jacques du Pont mourut en juin 1794.

[21] Marie-Thérèse de la Mare, qui vivait encore en 1795.

[22] Abraham, Suzanne, épouse de Louis Mareteau et Jean-Nicolas, né le 27 décembre 1770.

[23] Il naquit en 1697 ou 1698 et mourut très subitement dans la ville de Rouen le 17 novembre 1784 ; étant rentré chez un individu avec lequel il avait des affaires, il ne fit que dire : « Je me trouve bien », quand il ajouta de suite : « Je vous dis adieu pour toujours » et expira.

[24] Elle naquit le 12 août 1769 et épousa en 1785, Jean-Pierre Pottier. Leur fils servait dans l’armée en 1810.

[25] Elles furent vendues à Jean-Baptiste Morel par Du Pont de Nemours le 16 décembre 1797 (26 frimaire an VI). La Robinette est restée dans la famille de Nicolas-François du Pont jusqu’en 1900, lorsque son arrière-petit-fils, Pierre-Michel Pottier, l’a vendue à M. Waddington.

[26] Il mourut en 1717 à Londres.

[27] Élisabeth-Anne Roche, née le 21 août 1779, qui a été mariée le 26 octobre 1804, à Thomas Smith, de la paroisse de Saint-Luke, Middlesex, dans l’église de Saint -Andrew-Wardrobe, Londres, par le Révérend William Goode. Elle a eu trois enfants dont l’aîné était né en 1805 et le plus jeune en 1812.

[28] Elle mourut en 1810 à Londres.

[29] Le docteur James Hutton, né le 3 janvier 1726 à Édimbourg, en Écosse, et mort dans la même ville le 26 mars 1797. Reçu docteur en médecine à Leyde en 1749, il n’a pas suivi la carrière médicale, mais s’est occupé de géologie, de chimie, d’agriculture. Son ouvrage intitulé Theory of the Earth, le plaça au rang des premiers géologues. Ami de Fox et de Shelburne, et jouissant de la confiance du roi Georges III, il fut nommé agent confidentiel du gouvernement anglais pour concerter avec du Pont de Nemours, représentant la France, les bases du traité de 1783, qui reconnût l’indépendance des États-Unis ; et ensuite ceux du traité de commerce de 1783 entre les deux pays.

[30] Au mois d’août 1798, Mme Bourne et sa fille, née en novembre 1788, succombèrent le même jour à New-York de la fièvre jaune.

[31] Elle mourut à Rouen, le 25 janvier 1779.

[32] Salomon-Jean-Jacques Oulson, né en 1730.

[33] Née en 1728 et morte en 1790.

[34] Marie-Marguerite Le Dée de Villeneuve, épouse de M. Houdar de Lamotte, et cousine de la première femme de Du Pont de Nemours.

[35] Jacques-Michel d’Ailly, né le 14 mai 1721 et décédé en novembre 1807.

[36] Le 17 août 1803, P. A. Pouchet-Belmare écrivit de Rouen à Du Pont de Nemours : « La cousine Duvrac est venue avec sa sœur Mme Piquefeu l’aînée (la cousine Oulson) qui est une bien bonne mère de famille et femme respectable qui a bien soutenue la maison et procuré un état à ses enfants. »

[37] Elle mourut en février 1798 ; son mari est devenu plus tard capitaine de vaisseau marchand ; il est mort le 21 octobre 1793.

[38] Briffaut fils vivait en février 1813. Sa mère s’est remarié avec Charles Duvrac de Dieppedale, dont elle a eu quatre enfants.

[39] Le 27 mars 1798, M. d’Ailly écrivit à Du Pont de Nemours : « Le bruit se répand dans cette ville que vous allez vous fixer en Amérique. Cela même m’a été dit par la cousine Pouchet, la religieuse, dite sainte Colombe, qui est son nom de religion. Elle Vous fait mille amitiés, lui ayant communiqué que je me disposais à vous écrire aujourd’hui. »

[40] Il mourut en mai 1793.

[41] Ils eurent une fille née en décembre 1794.

[42] Une de ses sœurs, qui a épousé M. Michault de Dieppe, mourut en novembre 1793 et un frère, Jean-Baptiste Pouchet-Belmare, est décédé en 1796. Le 10 août de cette même année tous ses frères et sœurs étaient morts à l’exception du plus jeune frère alors âgé de vingt ans.

[43] Hippolyte de Montchanin, seigneur de la Garde-Malzac, assista aux États Généraux de Bourgogne de 1650, 1656, 1658 et 1665. Il en fut un des deux alcades élus par la noblesse en 1656 pour contrôler l’administration de la province. Antoine de Montchanin, seigneur de la Garde-Malzac, qui paraît être le fils du précédent, faisait partie des États Généraux de Bourgogne en 1671, et encore en 1682, alors qu’il fut un des gentilshommes reconnus avoir les qualités nécessaires pour entrer dans la chambre de la noblesse, suivant le règlement du 18 août 1679. Il fut membre également des États Généraux de 1688, où il était qualifié chevalier, comte de Malzac et seigneur de la Garde, et fut choisi comme un des commissaires pour la vérification des titres.

Un M. de Montchanin, seigneur de Chassigny et de la Garde-Malzac, a envoyé sa procuration à l’assemblée de la noblesse du Mâconnais en mars 1789.

[44] Histoire généalogique et chronologique de la maison royale de France et généalogie des grands officiers de la couronne, par le Père Anselme, V. III, p. 341.

[45] Christophe de Montchanin, seigneur de la Garde-Malzac, père de Philiberte et de Jacqueline, avait épousé Françoise d’Amanzé.

[46] Il paraît qu’un rameau de la branche aînée existe encore. Voir : État présent de la noblesse française, par Bachelin-Deflerenne, 4e édition, 1873.

[47] Il est très probable que cette brisure comprenait également le changement d’azur pour gueules dans le champ de l’écu, puisque les Montchanin-des-Parras, encore existants, portent d’azur à deux chevrons d’or, accompagnés en chef de deux étoiles de même et en pointe d’un croissant d’argent.

[48] Les pièces relatives à cette branche de la famille de Montchanin, conservées par M. Pierre de Montchanin, chef de cette branche en 1772, étaient :

1° Un testament en date du 24 octobre 1636, fait au château de Terrant par devant notaire et en présence des témoins soussignés, par lequel Élie de Montchanin et Gabrielle d’Agonneau, sa femme (trisaïeuls de Pierre), font différents legs à Julie et à Suzanne de Montchanin, leurs filles mariées : la première, à Jean Viridet, ministre du Saint-Évangile à Paray-le-Monial, et l’autre à Isaac Viridet, frère du dit Jean, et instituent pour héritier universel Jean de Montchanin, avocat au Parlement, leur fils ;

2° Un acte en latin des recteurs, ministres et professeurs de l’Église et Académie de Lausanne, en date du 5 septembre 1621, portant attestation de bonne vie et mœurs du dit Jean de Montchanin (bisaïeul de Pierre) et des thèses par lui soutenues avec éclat à Lausanne, où il est traité de très érudit et très illustre cavalier français ;

3° Des lettres de licencié en droit civil et canon en l’Université d’Orléans obtenues par le dit Jean de Montchanin le 18 mars 1623 ;

4° L’extrait du registre des matricules des avocats au Parlement de Paris, du 28 mars 1623, constatant la réception du dit Jean de Montchanin ;

5° Ordonnance, en date du 5 janvier 1635, qui commet le dit Jean de Montchanin, pour lieutenant au bailliage de Ternant et pour juge d’Aulnay dans le marquisat de la Nocle, ce qui explique comment Élie de Montchanin, qui était de la ville de Charolles, a fait son testament au château de Ternant en 1636, parce qu’il était venu y demeurer chez son fils qui habitait le château comme lieutenant et procureur général et spécial des marquis de la Nocle ;

6° Pareilles lettres par lesquelles les mêmes offices sont conférés à Louis de Montchanin (fils de Jean et grand-père de Pierre) ;

7° Autre acte du marquis de Saint-André-Montbrun et de la même date, 15 avril 1664, par lequel il établit le dit Louis de Montchanin, son procureur dans toutes ses terres et justices de la Nocle, Moulins, Essardon, Tours, Coudde, Taxée et Chaumois ;

8° Dispense pour le mariage du dit Louis de Montchanin, fils du dit Jean de Montchanin, qui mourut en 1664, et de Jacquette du Noyer, avec Jeanne Guinet, fille de Philémon Guinet, écuyer, seigneur de Mareschalle, et de Jeanne de Morlay, sa femme, la dite Jeanne Guinet, cousine issue de germain du dit Louis de Montchanin, à cause que la dite Jeanne de Morlay, sa mère, était fille de Jeanne du Noyer, sœur de la dite Jacquette du Noyer ;

9° Contrat de mariage du dit Louis de Montchanin et Jeanne Guinet de Mareschalle du 6 juin 1665 ; présence et avis du côté du dit Louis de Montchanin, de dame Jacquette du Noyer, sa mère, d’Isaac Viridet, son oncle, de Suzanne de Montchanin, femme du dit Isaac Viridet, sa tante, de Héliodore de Montchanin, son frère, receveur pour le roi aux aides et gabelles de Château-Chinon, de Jeanne de Beaucheron, épouse du dit Héliodore, et de Madeleine de Montchanin, leur sœur ;

10° Contrat de mariage entre Héliodore de Montchanin (fils de Louis et père de Pierre) avec Alexandrine du Rousset, fille de Jean du Rousset et d’Anne Pinette, en date du 27 juin 1702 ;

11° Contrat de vente en présence du notaire royal de Cobaille, faite le 24 septembre 1705, par Héliodore de Montchanin, tant en son nom qu’en celui de ses frères et sœurs, qui y sont dénommés, du fief de Ponard situé au village de Mazille. Ce contrat indique les autres enfants de Louis de Montchanin et en quel temps il avait acquis le dit fief de Charles de Raphin et d’Anne de Ponard. Le contrat rappelle encore une autre vente faite d’une portion de fief à Héliodore de Montchanin par son frère Étienne-Louis de Montchanin le 5 juillet 1702, en présence de N. de Montchanin, notaire royal, qui devait être leur cousin, fils d’Héliodore ;

12° Les autres pièces sont peu importantes.

[49] Issu d’une famille antique originaire des Pays-Bas, il était fils d’Antoine Le Grain, écuyer, conseiller au Châtelet de Paris, né en 1527 et mort le 3 août 1567, et de Geneviève Sanguin, sa seconde femme, née en 1535 et décédée le 11 octobre 1613 ; et petit-fils d’Antoine Le Grain, chevalier et seigneur de Guyencourt sous le règne de Louis XI, de son union avec Anne des Barres. Jean-Baptiste Le Grain, qui naquit le 25 juillet 1565, épousa en avril 1595, dans l’église de Saint-Landry, à Paris, Marguerite de Rassan, fille de Gabriel de Rassan, seigneur de la Laye, de la noble famille de Rassan de Racan, et de Marguerite Boucherat. Dans sa jeunesse il fréquenta la cour et fut attaché dès ce temps-là au service de Henri IV qui lui témoigna toujours des grandes marques de considération. Il prêta serment en 1604 comme conseiller et maître des requêtes de la maison de la reine ; mais il exerça peu cet office, qui ne lui servit dans la suite que de titre d’honneur, et consacra la plus grande partie de son temps à écrire et à bien élever sa famille. Ce fut pour elle et pour sa propre satisfaction qu’il entreprit d’abord d’écrire des mémoires sur l’histoire de France, et ce ne fut que sur les instances du chancelier de Silleri qu’il les rédigea et en fit imprimer une partie à ses dépens et dans sa propre maison. L’ouvrage parut in-folio en 1614 et fut intitulé : Décade contenant l’histoire de Henri le Grand, roi de France et de Navarre, IV. du nom, en laquelle est représenté l’état de la France depuis le dernier traité de Cambrai en 1559 jusqu’à la mort du dit seigneur.

Il eut l’honneur de le présenter à Louis XIII qui le lut avec plaisir, la franchise avec laquelle l’auteur y parlait lui étant très agréable. Ce prince avait ordonné à M. Le Grain d’écrire aussi son histoire et l’auteur la fit imprimer, comme son premier livre, chez lui et à ses dépens sous le titre suivant : Décade commençant l’histoire de Louis XIII. du nom, roi de France et de Navarre, depuis l’an 1610 jusqu’en 1617, inclusivement, in-folio, à Paris, 1618 ; mais cet ouvrage fut pour lui le commencement d’une longue suite de mauvais procédés qui lui causèrent bien du chagrin. Le nonce du pape, les Jésuites, et d’autres accusateurs faisaient des plaintes contre cette Décade et aussi désiraient la condamnation du premier, parce que Le Grain s’était montré bien disposé en faveur du docteur Richer et de ses ouvrages, qu’il avait soutenu avec force les libertés de l’Église gallicane contre les opinions ultramontaines, qu’il s’était vivement déclaré contre ceux qui voulaient faire usage en France des articles du concile de Trente qui n’avaient point été reçus, qu’il avait parlé librement contre l’établissement des nouveaux ordres, et qu’il ne paraissait point approuver que l’on persécutât les protestants pour cause de religion. Ses ennemis allaient jusqu’au point de présenter au prince de Condé un exemplaire de la seconde Décade avec une feuille qu’ils avaient ajoutée et dans laquelle il se trouvait des expressions bien dures contre ce prince qui avait été jusqu’alors un des protecteurs de l’auteur. Celui-ci, dans sa « Supplication apologétique », démontrait qu’il avait dit juste le contraire au même endroit qui avait été supprimé avec intention criminelle, comme il était facile de prouver en examinant les autres exemplaires. Le prince ayant lu cette « supplication » ne put s’empêcher de crier : « Ô véritablement voilà une insigne fausseté » et devint encore plus zélé qu’auparavant pour les intérêts de M. Le Grain.

Depuis ce temps-là, cependant, ce dernier se retira de plus en plus de la cour et du grand monde. Il mourut le 2 juillet 1642 en sa maison de Montgeron, près Villeneuve-Saint-Georges, et fut enterré dans l’église de ce lieu avec l’épitaphe qu’il avait composé lui-même. Il avait trois filles et quatre fils dont deux sont morts jeunes : les deux autres ont continué la descendance représentée en 1735 par N. Le Grain âgé d’environ quinze ans, et par le marquis du Breuil.

Outre les écrits déjà nommés Jean-Baptiste Le Grain a laissé les suivants en manuscrits : 1° Manifeste en forme d’apologie sur les choses qui me sont arrivées en suite de mes deux décades ; 2° Troisième décade contenant l’histoire de France sous Louis XIII depuis 1617 jusqu’en 1628 ; 3° Recueil des plus signalées batailles, journées et rencontres qui se sont données en France et ailleurs depuis Mérovée jusqu’au roi Louis XIII, en trois volumes in-folio; 4° Un recueil in-folio contenant la chronologie des rois de France, des remarques sur ces princes et sur les enfants de France, les droits de ce royaume, les usages ; sur les empereurs et les consuls romains, sur les syrènes ; sur le nombre de trois, l’établissement d’un lieutenant-général en un royaume et la totale ruine du Roi et de l’État et qu’il est plus périlleux d’établir en telle charge un prince du sang royal que nul autre, un bref discours des guerres civiles des Pays-Bas, dits de Flandre, depuis 1559 jusqu’en 1582, distingué par les gouvernements, consolation à M. le prince de Condé lorsqu’il fut arrêté après la mort du maréchal d’Ancre, et 5° Un journal in-folio contenant la généalogie de sa famille, avec un récit des principaux événements arrivés en France et dans les États voisins depuis 1597 jusqu’à la majorité de Louis XIII inclusivement. L’auteur donne beaucoup de détails sur la mort de Henri IV, le supplice de Ravaillac, les vertus du prince défunt et sur les conséquences de cette mort : il y raconte tout au long la conspiration du maréchal de Biron et les évènements qui suivirent : il donne quelques pièces de poésie qu’il composa en 1592 à la louange de ce maréchal, qui n’avait point encore conspiré contre son prince, et une épitaphe qu’il fit pour Biron après qu’il fut décapité.

[50] Il paraît que cette brisure, comme celle de la seconde branche, comprenait également le changement d’azur pour gueules dans le champ de l’écu. En tout cas, les Montchanin, seigneurs de Chavron, Montermas et Montchervet en Forez, portaient d’azur à trois chevrons d’or accompagnés de trois étoiles d’argent.

[51] Il mourut en août 1779 en laissant ses livres et ses papiers à un M. de Montchanin qui habita la terre de Curtil, près Cluny, en Mâconnais.

[52] Montchanin était chevalier de saint Louis, dont il avait le cordon rouge, et Du Pont de Nemours portait en France le cordon vert de l’ordre Suédois de Vasa par autorisation spéciale du roi en date du 25 juin 1775.

[53] Parce que à cette époque toute carrière militaire en France était rigoureusement interdite aux protestants.

[54] Le frère aîné, Paul-Philippe Gudin de la Brenellerie, né à Paris le 6 juin 1738 et décédé dans cette ville le 26 février 1812, fut membre de l’Institut et homme de lettres distingué. « Il a été le compagnon de mon enfance et de ma jeunesse, le fidèle ami de ma vie entière », disait de lui Du Pont de Nemours. Le frère cadet, Philippe-Jean Gudin de la Ferlière, épousa Anne-Alexandrine du Pont qui naquit en octobre 1742 et mourut à Paris entre 1795 et 1797, ayant survécu à son mari. Ils avaient deux enfants, Pierrette-Henriette Gudin, femme de Jean-Jérôme Imbault, qui est morte sans postérité avant son frère, et Philippe-Jean-Henri Gudin, directeur des contributions indirectes et peintre amateur, qui demeurait à Branles près du Bois des Fossés. Il a été marié aussi, mais n’a pas laissé d’enfants, et à son décès avant 1846, son bien a passé aux parents de sa femme.

[55] Elle s’appelait Pierrette Talon et mourut à Paris, le 13 janvier 1776.

[56] Pierre de Montchanin mourut d’une attaque d’apoplexie le 20 novembre 1785.

[57] Thomas-Arthur comte de Lally-Tollendad, lieutenant-général et gouverneur des Indes françaises, né en 1702 et décapité à Paris le 9 mai 1766. Le siège de Madras dura du 14 décembre 1758 jusqu’au 28 janvier 1759.

[58] Un peu plus de six pieds anglais.

[59] Le 3 mars 1812 Du Pont de Nemours écrivit à son fils Irénée : « Mon père avait une probité scrupuleuse, beaucoup de franchise, de fermeté et de courage. Il m’est arrivé dix fois dans ma jeunesse de trouver des gens qui m’ont dit : « Monsieur, vous êtes le fils de M. du Pont : vous devez être un bien honnête homme et bien loyal. »

[60] Dans la lettre déjà citée du 3 mars 1812, Du Pont de Nemours s’exprime ainsi : « Je désire être aimable et honorable à mes enfants. L’héritage que je leur laisserai en argent sera mince ou nul. Je veux que celui de considération et de bonne renommée soit riche et large. Il n’est pas aussi facile à perdre. Il s’étend sur plusieurs générations. C’est un champ qui s’améliore de génération en génération si chacune d’elles le cultive. »

[61] Cinq pieds huit pouces anglais, à peu près.

[62] Louis de Jaucourt, né à Paris le 27 septembre 1704 et mort à Compiègne le 3 février 1779.

[63] Un des plus célèbres médecins du dix-huitième siècle, professeur de botanique et de médecine à l’Université de Leyde, né en 1668 et mort en 1738.

[64] Arnail-François, marquis de Jaucourt, né à Paris le 14 novembre 1757 et mort à Presle le 5 février 1852. Quoique colonel du régiment de Condé-dragons au commencement de la Révolution il appuya la réforme politique sous le régime d’une monarchie constitutionnelle. Élu en 1791 député à l’Assemblée législative, il s’opposa courageusement à tous les excès et vota le rejet de l’acte d’accusation proposé contre La Fayette dont il fut un des plus ardents défenseurs. Arrêté après le 10 août, il parvint à sortir de sa prison la veille même des massacres de septembre et se retira en Angleterre et plus tard en Suisse. Il rentra en France en 1799 et fut élu président du Tribunat (1802) et sénateur (1803). À la première restauration il fut membre du gouvernement provisoire avec Talleyrand et Du Pont de Nemours : il suivit Louis XVIII à Gand lors du retour de Napoléon de l’île d’Elbe, et après la chute de celui-ci devint lieutenant-général, pair de France et ministre de la marine. Plus tard il se dévoua particulièrement à la prospérité du protestantisme et fut un sincère partisan de la révolution de 1830.

[65] Le contrat de mariage fut signé le 23 février 1737 devant Le Prévost, conseiller du roi, notaire à Paris, les futurs époux s’engageant de prendre « l’un l’autre en mariage et iceluy faire célébrer devant l’église incessamment. Comme en huguenots ardents ils ne reconnaissaient dans cette célébration qu’un acte civil et obligatoire, ils ne se tinrent point pour mariés jusqu’à ce qu’ils eussent reçu la bénédiction nuptiale protestante. À cet effet, ils allèrent dans les Pays-Bas, où ils furent mariés, le 19 mai, par le pasteur Maugret dans l’église Wallone de la garnison de Tournay. »

[66] Ce portrait existe toujours. Il représente le jeune Pierre Samuel assis devant une petite table et faisant des châteaux de cartes. Irénée du Pont avait écrit sur une feuille de papier collée au dos les vers suivants :

Vous le voyez ; dès sa plus tendre enfance

De fragiles châteaux l’occupaient tout entier.

Il travailla depuis au bonheur de la France ;

Ce n’est pas changer de métier.

[67] Gui de Faure, seigneur de Pibrac, né en 1529 et mort en 1584. Son livre de quatrains où des leçons de piété et de justice étaient données en beaux vers, a été le maître commun de la jeunesse pendant plusieurs générations.

[68] François-Vincent Toussaint, né à Paris vers 1715 et mort à Berlin en 1772.

[69] On est poète par la naissance. (B.M.)

[70] M. Viard fit imprimer une lettre qu’il avait écrite sur les premières études. Elle était adressée à un homme de lettres de province et expliquait en grand détail son système d’instruction. « J’ai eu, disait-il, entre mes mains, un enfant de onze ans (P.-S. du Pont) qui est parvenu, grâce à cette méthode, à répondre sur les Institutes de Justinien au bout de six mois mieux que je n’y ai répondu moi-même aux écoles de droit après plusieurs années d’études. » M. Viard ajoutait « que tout le monde sait que les Institutes de Justinien renferment le précis et l’abrégé des règles de justice et de l’équité, et que tous les hommes devraient savoir par cœur ce livre précieux. » — Il existe une « Lettre de M. Viard, ancien Maître de Pension à Paris, sur un Plan d’Education intéressant » publiée dans le Mercure de France d’avril 1768, mais le passage cité ne s’y trouve pas. (B.M.)

[71] En date du 17 avril 1757.

[72] Claire-Joseph-Hippolyte Legris de Latude, connue sous le nom de Mlle Clairon, célèbre actrice française, née en 1723 et morte en 1803.

[73] Mme Le Dée de Rencourt, née Marie-Louise de Thoury de La Corderie, était morte.

[74] Nicole-Charlotte-Marie-Louise Le Dée de Rencourt, née à Vire (Normandie) le 3 mai 1743 et décédée au Bois-des-Fossés, paroisse de Chevannes (Loiret), le 3 septembre 1784, première femme de Pierre-Samuel du Pont de Nemours, qui l’épousa à Paris le 28 janvier 1766. Son père, Charles-Jacques Le Dée de Rencourt, receveur des fermes du roi, mourut à Paris en février 1770. Il était fils de Charles Le Dée et de Nicole Marié, et avait une sœur, Mme Le Peintre dont trois fils et une fille, Mme Vian. Celle-ci venait souvent au Bois-des-Fossés avec sa fille Dorothée, plus tard femme de Philippe-Nicolas Harmand, né à Pont-Sainte-Maxence le 22 octobre 1759 et mort à Paris le 22 avril 1839. C’est M. Harmand qui a sauvé la vie à Du Pont de Nemours après le 10 août, en le cachant à Paris sous le dôme de l’Observatoire du collège des Quatre-Nations (l’Institut actuel) et en lui portant là des aliments avec beaucoup de peine et de danger. Dans sa Philosophie de l’univers, Du Pont de Nemours l’appelle « le bon, l’habile, l’aimable, le sensible Harmand ».

De son union avec Dorothée-Marcelle Vian, née à Versailles en 1762 et décédée à Paris le 5 mai 1861, sont issus :

1°. Auguste Harmand, marié à Mlle Daniaux et mort sans enfants ;

2°. Virginie Harmand, épouse de M. Hardy, dont Alfred, Henri et Édouard Hardy ;

3°. Pline Harmand, célibataire ;

4°. Georges Harmand, marié à Lucie Patraut, dont Alphonse, Pauline, Amélie et Louise Harmand ;

5° Françoise-Gabrielle-Clémence Harmand, née à Paris le 6 janvier 1804 et décédée dans cette ville le 8 octobre 1876, épouse d’Irénée-Jules Bienaymé, membre de l’Institut, dont Arthur Bienaymé, ancien inspecteur général du génie maritime, Louis-Irénée-Alexis Bienaymé, chef de bataillon du génie, mort le 4 septembre 1881, Lilia, Léonie et Laure Bienaymé ;

6°. Jeanne-Justine-Lucie Harmand née à Paris le 26 janvier 1807 et décédée à Lyon le 24 août 1889, épouse de Charles-Philippe-Aimé Bienaymé, frère du précédent, dont Jules-Philippe-Gustave Bienaymé, ancien chef de bureau au ministère des finances, né en 1831 et mort le 12 avril 1903, Marie, Juliette et Caroline Bienaymé.

Du côté de leur mère, Florentine de Lamotte, les MM. Bienaymé descendaient d’une autre branche de la famille Le Dée, issue de Thomas Le Dée, grand-oncle de Charles-Jacques Le Dée de Rencourt, par son alliance avec Marie de Percebois, dont le chef, Thomas-Jean Le Dée de Villeneuve, mort en 1763, demeurait à Versailles.

Celui-ci avait six enfants :

1°. Marie-Anne-Élisabeth Le Dée de Villeneuve, épouse de M. de La Pierre, décédée sans postérité ;

2°. Marguerite Le Dée de Villeneuve, mariée à M. Houdar de Lamotte, chef de bureau du ministre de la maison du roi et petit-neveu d’Antoine Houdar de Lamotte, poète et membre de l’Académie française.

Leurs enfants furent :

a) Florentine-Pierre-Marie Houdar de Lamotte, née à Versailles le 6 avril 1771 et décédée à Paris le 6 janvier 1821, qui épousa, en juillet 1795, Jean-Baptiste-Charles Bienaymé, né à Paris le 6 septembre 1770 et décédé dans cette ville le 29 septembre 1816. Il était collaborateur de Du Pont de Nemours dans la rédaction de l’Historien, 1796-97 ;

b) Charles-Antoine Houdar de Lamotte, né à Versailles en 1763, colonel du 36e de ligne, tué à la tête de son régiment à la bataille d’Iéna le 14 octobre 1806. Il était le compagnon et l’ami d’enfance de Victor et d’Irénée du Pont ;

c) Marie-Bonne Houdar de Lamotte, morte en 1865, mariée à M. Sauvo, dont Juste Sauvo qui mourut en 1866 laissant un fils.

3°. Élisabeth-Éléonore Le Dée de Villeneuve, femme de M. Juliet, morte jeune et sans enfants ;

4° Catherine-Françoise Le Dée de Villeneuve, marraine d’Irénée du Pont, épouse de M. Benoiston de Châteauneuf, dont un fils, né le 21 mars 1776, qui fut membre de l’Institut et mourut célibataire ;

5°. Jean-Jacques Le Dée de Villeneuve, directeur des postes à Valenciennes, qui a laissé trois filles, dont une mariée à M. Bressant et sans enfants ;

6°. Joseph-Thomas Le Dée de Villeneuve, général de brigade, dont une fille, Mme Cornu, décédée sans postérité, et un fils qui mourut chef de bataillon en retraite ne laissant qu’une fille.

La famille Le Dée était originaire de Marly-la-Ville (Seine-et-Oise), et portait pour armes : de gueules au chien passant d’argent, au chef de même chargé de trois quintefeuilles d’or. Dans un arbre généalogique dressé en 1708 par Pierre Le Dée, géomètre du roi, on trace la filiation des MM. Le Dée jusqu’à Edme Le Dée, laboureur de Marly-la-Ville, octaïeul de Charles Le Dée, grand-père de Mme Du Pont de Nemours, qui vivait selon notre géomètre en 1204. Celui-ci évidemment ne comptait pas le passage du temps avec la même justesse qu’il mettait à mesurer la terre ; s’il avait dit qu’Edme Le Dée vivait en 1304, nous aurions pu avoir plus de confiance dans l’exactitude de la date qu’il nous donne !

[75] Le 10 février 1763.

[76] Il se trompait ; une copie existait et existe encore. Quoique Du Pont de Nemours fut doué d’une mémoire extraordinaire il y a des différences assez considérables entre l’ode telle qu’il l’avait écrite en 1763 et la version trouvée dans sa tête vingt-neuf années plus tard.

La quatrième stance de celle-ci remplaçait ces deux stances primitives.

Insensés, dont l’esprit inventa la milice,

Que vous connaissez mal les Français et leur cœur

Adorant leur Monarque, et chérissant l’honneur,

Ils voleront pour son service ;

Mais leur hommage est libre, et veut l’être au grand jour,

La contrainte en secret offense une âme altière,

Elle ôte le mérite à son ardeur guerrière

Et la nôtre s’anime au feu de notre amour.

Accourez Citoyens, pleins d’un transport fidèle

Au plus aimé des Rois élevant un autel,

Et qu’un monument immortel

Dans les siècles futurs consacre notre zèle.

Nous ne chargeons point par de vains ornements,

De notre attachement cette preuve chérie,

Mais le cri de nos cœurs, le vœu de la patrie

Sans cesse y tiendra lieu d’encens.

Les autres variations quoique nombreuses ont peu d’importance à l’exception de la dernière stance, qui se trouve ainsi dans l’original :

Et toi dont le travail, actif, infatigable,

Fais le bonheur d’un peuple aimable,

Toi qui sers de Louis les utiles projets,

Toi qui sais captiver le cœur de ses Sujets,

Ministre fortuné digne appui d’un tel maître,

Toi dont l’exemple fait connaître

Qu’on peut être grand sans fierté,

Daigne écouter ces vers que le zèle a dictés ;

C’est la vérité qui m’inspire,

L’amour de mon pays échauffe mon délire,

Il impose des lois à mon être étonné,

Je méconnais mon impuissance,

Je ne vois plus en moi que l’écho de la France,

Et je crois être pardonné.

Le jeune faiseur de vers croyait, aussi, ajouter des explications. « L’auteur a d’autant plus de raisons », disait-il, « de demander de l’indulgence, que livré par goût à des études sérieuses, il n’est point accoutumé à écrire en vers et n’en veut pas prendre l’habitude. Ces stances sont le premier effet de l’enthousiasme que doit naturellement inspirer une Ordonnance qui fait l’honneur de l’humanité dont elle est le fruit. Quelque peu de talent que l’on ait, lorsque l’âme est vivement affectée, la poésie devient malgré vous l’organe du sentiment. »

[77] Il était conseiller-auditeur de la Chambre des comptes et l’auteur déjà d’une brochure sur les Jésuites.

[78] 1763.

[79] Réflexions sur l’écrit intitulé : Richesse de l’État, avec un tableau par aperçu du nombre des contribuables. Paris, Moreau, brochure in-4° de 28 pages. (Paru en 1763.)

[80] Le 16 août 1763.

[81] Je ferai mieux de la citer que de la laisser croire plus grave qu’elle ne l’était.

La reine Marie Leczinska, ayant traversé la généralité de Soissons, et en parlant avec éloge d’une fête que lui donnait M. Méliand, celui-ci eut le malheur de lui dire : « Je désirais bien vivement que Votre Majesté fût contente de ma province. » Le mot pouvait tomber, mais la reine releva l’impropriété de l’expression par cette petite phrase, dont elle eut mieux fait de se dispenser : « Je ne savais pas que le roi vous eût cédé le Soissonnais ». Comme il fallait bien que la reine eut dit un mot charmant, il fut convenu à la cour que M. Méliand était un sot. P. N.

[82] Réponse demandée à M. le marquis de… à celle qu’il a faite aux réflexions sur l’écrit intitulé : Richesse de l’État, Paris, Granjé, brochure de 26 pages in-4° et in-8°. (Paru en août 1763.)

[83] Henri-Léonard-Jean-Baptiste Bertin né en 1719 et mort en 1792. Contrôleur général des finances du 22 novembre 1759 jusqu’au 13 décembre 1763, il protégea les économistes et prit les premières mesures en faveur de la liberté du commerce des grains. Il concourut à l’établissement des sociétés d’agriculture et peut être considéré comme le fondateur des écoles vétérinaires en France. C’est lui qui créa à Paris un dépôt général des Chartes et fit rechercher partout les documents inédits relatifs à l’histoire de France ; enfin, c’est à lui que la Manufacture de Sèvres doit son développement.

[84] Du 4 septembre 1763.

[85] Louis-Paul Abeille, né à Toulouse le 2 juin 1719 et décédé à Paris le 28 juillet 1807, inspecteur général des manufactures de la France, secrétaire général du conseil du bureau de commerce, membre de la Société d’agriculture de Paris, et, en 1799, membre de l’Institut. On a de lui plusieurs ouvrages sur l’économie politique.

[86] Comme à ce temps-là l’heure ordinaire du dîner était trois heures, des séances économiques qui se prolongeaient jusqu’à onze heures du soir n’étaient pas bien courtes. Telle, du moins, fut l’opinion de sa fiancée. Sous date du 16 mai 1764, Mlle Le Dée lui écrivit : « Il ne faut donc pas t’attendre le soir ; je n’aime pas cela. J’avais arrangé, pendant le séjour de mon frère, qu’il fallait que tu fisses un petit souper avec nous et il n’y a pas de possibilité. C’est désolant pour ta petite, et c’est ton vieux docteur qui en est la cause ; j’aimerais mieux qu’il te demandât à son Versailles ; du moins je te saurais loin de moi, et si cela ne me consolait pas, cela ne me chagrinerait pas tant. Ah ! c’est très vrai ! »

[87] Marie-Geneviève du Dognon, épouse de François Raimond, marquis de Montmort, major-général des gardes du corps du roi et lieutenant-général de ses armées. Elle fut marraine de Victor-Marie du Pont, fils aîné de Dupont de Nemours.

[88] Charles-François-Clément de l’Averdy, conseiller au Parlement, né en 1723 et mort le 24 novembre 1793. Contrôleur-général des finances du 13 décembre 1763 jusqu’au 27 septembre 1768.

[89] Françoise de Castellane, marquise douairière de Mirabeau, née en 1685 et morte le 26 mai 1769.

[90] Julienne-Dorothée-Sylvie, née comtesse de Kunsberg, veuve d’Alexandre-Louis, comte de Mirabeau.

[91] Caroline-Élisabeth de Mirabeau, née le 5 septembre 1747, mariée le 18 octobre 1763 à Gaspard-Charles de Lasteyrie, comte et depuis marquis du Saillant.

[92] Ils eurent pourtant de bien vifs débats au mois de septembre 1790, lorsqu’il était question de la troisième émission d’assignats. Du Pont de Nemours la combattait de toutes ses forces, ainsi qu’il l’avait fait quand il s’agissait des émissions précédentes, terminant son discours par cette péroraison frappante : « Moi, je veux bien répondre sur ma tête et sur mon honneur de m’y être opposé de toute ma puissance, et j’en demande acte à la patrie, à l’Europe, à l’histoire. » Il avait aussi fait appel à l’opinion publique dans une courte brochure intitulée : Effets des assignats sur le prix du pain. Ses raisonnements, si clairs et si prophétiques, provoquèrent une réplique violente de Mirabeau, dont voici des extraits : « Je dois à cette Assemblée une observation sur les aberrations d’un de ses honorables membres en fait d’économie politique… Comment, après avoir blanchi dans l’étude des matières qui nous occupent, et j’ajouterai dans la carrière de la plus incorruptible probité, étonne-t-il si fort aujourd’hui, et ceux qui le lisent et ceux qui l’entendent. Quoi, le même homme qui naguère dans cette Assemblée justifiait les arrêts de surséance obtenus par la caisse d’escompte, …. qui trouvait très convenable, très légal, l’immoralité de son papier monnaie… vient décrier aujourd’hui notre papier territorial ; un papier qui, étant toujours payable en fonds nationaux, ne peut jamais perdre un denier de la valeur foncière, ni tromper un instant la confidence du possesseur ; M. Du Pont caresse une caisse en faillite, un gouvernement suborneur, et il diffame un papier national, un titre sacré dont la solidité est inaltérable, est-ce là le résultat que nous devions attendre de ses travaux et de ses lumières ? » Aux sophismes du grand orateur, Du Pont de Nemours répondit : « On peut dès à présent calculer combien vos assignats perdront, comme on calcule le trop-plein d’un bassin par le diamètre du réservoir. Le projet des assignats monétaires n’est autre chose qu’un expédient pour mettre quelques hommes intelligents en pleine propriété des biens nationaux, sans qu’il leur en coûte rien. »

La suite, comme tout le monde sait, a pleinement justifié les prédictions de Du Pont de Nemours. Enfin citons ici un extrait du livre : les Physiocrates, d’Eugène Daire, Paris, Guillaumin, 1846, p. 334.

« L’accusation de Mirabeau manquait complètement de bonne foi. Il n’ignorait pas que Dupont de Nemours n’avait jamais défendu en principe les arrêts de surséance obtenus par la caisse d’escompte. Voici le fait : cette caisse avait été mise à découvert par le gouvernement, et le gouvernement, ne pouvant lui rendre des fonds qu’il n’avait plus, l’avait provisoirement dispensée de payer. Or, Du Pont, en approuvant cette mesure, ne s’était pas mis en contradiction avec ses doctrines économiques sur la nature du papier de banque et sur l’obligation des banques de payer à bureau ouvert ; il avait seulement reconnu l’impuissance momentanée de satisfaire à cette obligation. Du reste, il est certain que des vues purement politiques dictaient l’opinion de Mirabeau dans la question des assignats, car il avait écrit, en 1787 : ‘Qu’une émission de papier-monnaie est un vol ou un impôt mis sur le peuple le sabre à la main’, assertion que répète, sauf la forme, sa Lettre à Cerutti, du mois de janvier 1789. Aussi n’avait-il pris aucune part à la première discussion qui eut lieu sur ce grave sujet. »

[93] Elle est décédée le 15 avril 1764. Mlle Le Dée écrivit le lendemain à son fiancé : « Je suis bien triste. Hélas ! mon ami, tu dois l’être aussi. L’on nous a assuré ce matin que nous avions perdu notre marquise et maintenant tout Paris le dit. Quel coup pour ta petite ! Je t’avoue que j’ai passé la journée la plus triste et la plus mortifiante possible, étant obligée de cacher presque toute ma peine, ce qui m’a fait beaucoup de mal ; mais ce qui est fait pour me plaire c’est que papa a tout de suite pensé à mon petit et ne s’est affecté de cette nouvelle que parce que cela dérangera peut-être ses vues et son état, que malgré tout il devra à son mérite. C’était une grande joie pour ta petite de voir que son papa t’estimait et t’aimait, mais dans le fond de son cœur elle n’en était que plus alarmée. »

[94] Une notice assez détaillée sur la famille de M. Le Dée de Rencourt se trouve dans le sixième chapitre, mais afin d’avoir une idée complète de tous les parents, il faut faire connaissance aussi de celle de sa femme, née Marie-Louise de Thoury de La Corderie.

La famille de Thoury, qui portait autrefois : d’or à trois fasces d’azur, au léopard lionné de gueules brochant, était une noble et très ancienne maison, originaire de Normandie. Elle fut représentée sous Charles VII par Guillaume de Thoury, seigneur de la Brigandière, qui se distingua à la bataille de Fourmigny, le 13 avril 1450, où les Anglais furent complètement vaincus et laissèrent 4000 hommes sur la place. En 1471, d’après le rapport du connétable, sous les yeux duquel Guillaume de Thoury avait combattu, le roi Louis XI, pour le récompenser de sa valeur éclatante dans cette bataille, lui donna pour armes un lion à la tête de pucelle à la place de son léopard lionné. Les lettres patentes marquaient que cette distinction n’était qu’un changement de son blason et reconnaissaient la noblesse antérieure de la famille de Thoury. Cette noblesse a été confirmée par arrêt du conseil du 6 mai 1687, reconnue de nouveau par ordonnance de l’intendant de Caen du 30 décembre 1716, et en dernier lieu, par arrêt du conseil du 17 juillet 1762.

Les frères et les sœurs de Mme Le Dée de Rencourt furent :

1° Pierre de Thoury de La Corderie, seigneur des Champs, garde du corps dans la compagnie de Villeroy, tué à la bataille du Mein en 1747 ;

2° Jean-Julien de Thoury de La Corderie, brigadier des gardes et chevalier de Saint-Louis, qui obtint sa retraite après environ quarante ans de services et qui était ensuite conservateur des chasses du duc d’Orléans à Tinchebray, par Vire. Il mourut en février 1780, laissant un fils, Jean-Bertrand-Julien, ancien mousquetaire noir et lieutenant des maréchaux de France au comté et baillage de Mortain, qui succéda à la place de son père ;

3° Jean-Jacques-Pierre de Thoury de La Corderie, chevalier de Saint-Louis, maréchal des logis réformé dans la seconde compagnie des mousquetaires de la garde et maître de camp de cavalerie. De son mariage avec Marie-Louise Liénard du Plessis, il eut Louis, né le 16 septembre 1770 ;

4° Anne de Thoury de La Corderie, qui épousa le 21 juillet 1730, Claude-François Liénard, conseiller-secrétaire du roi, seigneur du Plessis-Saint-Benoist, paroisse d’Anthoy, vivant en 1778. De cette union sont issus six enfants, dont trois fils au service du roi :

a) Jules-François-Louis Liénard du Colombier, seigneur du Bocage et du Plessis-Saint-Benoist, gendarme de la garde du roi, capitaine de cavalerie, demeurant, en 1784, au château du Plessis-Saint-Benoist, qui épousa, le 7 septembre 1767, Françoise-Parfaite-Zénobie d’Allonville, de la branche des barons d’Ozonville. De ce mariage est issu : Jacques-Auguste-Claude, né le 31 juillet 1768, qui a été officier de cavalerie avant la Révolution. Forcé de se cacher à cette époque, son nom fut inscrit sur la liste des émigrés, mais fut rayé quand les évènements lui permirent de se montrer. La régie des domaines s’était emparée de son bien, il se trouvait absolument sans ressources et fut mis à la porte de sa maison avec sa femme et ses deux enfants. C’était un homme d’instruction et de mérite. Du Pont de Nemours fit des efforts (1802-1803) pour lui procurer une place de contrôleur des droits réunis ;

b) Louis-Marie Liénard de La Roche, capitaine breveté des dragons, régiment du roi, et lieutenant des maréchaux de France ;

c) Toussaint-Edme Liénard de La Gitonnerie, garde du corps du roi, compagnie de Villeroy, et capitaine de cavalerie.

5° N… de Thoury de La Corderie, épouse de M. Le Brun de La Franquerie, dont :

a) Gilles-Jean-Marie, chevalier de Saint-Louis, maréchal des logis des gardes du corps du roi, lieutenant-colonel de cavalerie ;

b) N…, mariée à Jacques-François Brouard de Clermont, conseiller général du baillage de Vire.

c) N…, épouse de M. Doré. Elle survécut à son mari et mourut à Nemours en décembre 1788.

Mme Le Dée avait aussi un cousin germain, Jacques-Louis de Thoury de La Corderie, chevalier de Saint-Louis, ancien gendarme de la garde du roi, qui était vivant en 1778.

[95] Mlle Le Dée en fut ravie. Malgré la défense paternelle, elle écrivit le 20 juin 1764 : « Que cette nouvelle me plaît ! qu’elle me fait de plaisir ! Il me semble que je devrais te peindre toute ma joie : j’en ai toute l’envie possible, mais que veux-tu ? Je crains d’en dire trop ou plutôt de n’en dire pas assez, et j’aime mieux que mon silence prouve à mon bon ami que je ne suis pas moins enchantée que lui du succès que son premier ouvrage méritait et de la justice qu’on lui rend… Combien suis-je punie de ne pas pouvoir apprendre cette excellente nouvelle à tout le monde ! »

Toujours heureuse, dans sa lettre du 22 juin elle dit : « Nous étions priés hier d’aller voir passer la procession, rue de Bussy, chez M. de Benne où nous avons dîné. Il y avait beaucoup de monde et plusieurs personnes qui connaissaient mon bon ami, et cela ne m’a pas été si indifférent. Il y avait un nommé de Vallérie, qui est homme de lettres, qui a du mérite, et qui part dans deux ou trois jours pour le Limousin. Il te connaît beaucoup et a fait ton éloge à M. de Benne, qui, adressant la parole à ta petite, dit tout haut : « Mademoiselle, j’ai une bien bonne nouvelle à vous apprendre. C’est que dimanche dernier il a été passé que l’exportation des grains aurait lieu ; cela fait honneur à M. Du Pont et j’en suis fort content. Beaucoup de mes amis m’ont toujours dit du bien de lui ; j’ai lu son livre et c’est la justice qu’on lui rend qui me fait un grand plaisir… » Ce qui m’a bien amusée aujourd’hui, c’est M. Le Brun qui en arrivant m’a fait son compliment du succès qu’avait ton livre, parce qu’il n’ignorait pas le plaisir que cela devait me donner. J’avoue que j’aurais dû être embarrassée, mais je ne le fus point. « Je vous fais le mien, lui dis-je, par l’intérêt que vous avez toujours pris à ses affaires, et je suis bien aise de vous ressembler. » Il ajouta que tu méritais le suffrage de tous ceux qui te connaissaient. « D’accord, lui dis-je, aussi, il n’est pas sans amis » ; et je m’enfuis pour rire à mon aise. »

Le 29 juin, elle écrivit : « M. de Benne m’a rapporté ton livre, m’a fait mille remerciements et autant de compliments pour mon petit. Il s’intéresse singulièrement à ce qui te regarde et prétend que M. de l’Averdy, d’après le succès de ton ouvrage, devait te connaître assez pour te procurer une place honnête. Ce que tu m’as déjà dit me fait croire qu’il ne tiendrait qu’à lui ; s’il en reste là, je le déteste. »

[96] Sous la date du 29 juin 1764, Mlle Le Dée s’exprima ainsi : « J’ai reçu ta lettre d’hier ce soir à huit heures : tu sais comme je l’attendais ; aussi m’a-t-elle bien payée de mon attente, car elle m’a fait le plus grand plaisir de savoir que mon petit doit être content de ce M. Turgot et du travail qu’il a en main qui fera valoir encore plus son ouvrage quoi qu’il n’en ait pas besoin, et, comme tu le dis très bien, cela ne te peut qu’être fort utile. Aussi je suis enchantée, mon petit ami, et je trouve M. Turgot, sans le connaître, de mon goût…

« Que je voudrais que ton voyage de Limousin n’eût pas lieu ; si, par la suite, tu ne pouvais t’en dispenser, il faudra bien le faire, tu as le consentement de ta petite ; mais si tu ne le faisais pas, ah ! comme je serais contente, je n’ose pas y penser ! »

Le jour même elle ajouta : « Je suis contente du billet de M. Turgot, mais je voudrais déjà savoir ce qu’il t’a dit et pourquoi il t’a fait venir. Tu me promets que je le saurai, ce sera donc pour ce soir : c’est encore long, mais nous causerons, petit ami, de ce voyage qu’il faut donc que tu fasses. »

Turgot, qui était alors intendant de Limoges, avait proposé à Du Pont de Nemours de s’y rendre pour faire des recherches sur l’état de sa généralité, mais ce projet ne s’est pas réalisé. Une lettre de Turgot à M. de l’Averdy, contrôleur-général des finances, indique la nature de ces recherches et explique pourquoi Du Pont n’a pas pu quitter Paris. Voici ce qu’il en dit : « Depuis que je suis dans la généralité de Limoges, j’ai cherché autant que je l’ai pu à la connaître, et je n’ai pas attendu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire au commencement de 1764 pour rassembler les matériaux que j’ai pu me procurer, dans le dessein de former un tableau exact et détaillé de cette province, qui renfermait tous les objets qui intéressent l’administration, surtout l’état de son agriculture, de son commerce et du rapport de ses revenus aux charges qu’elle supporte. Mais, quelque désir que j’eusse de mettre promptement la dernière main à ce travail, l’immensité des détails dans lesquels il fallait entrer et le peu de secours que j’ai trouvé dans le pays, m’ont bientôt fait sentir qu’à moins de me livrer tout entier à cet objet, ce que le courant des affaires dont je suis chargé ne me permettait pas, il était physiquement impossible que je vinsse à bout de faire moi seul cet ouvrage dont l’exactitude pût me satisfaire et vous être de quelque utilité. J’avais en conséquence cherché un homme capable de partager avec moi ce travail et d’en suivre tous les détails. J’avais jeté les yeux sur le sieur Du Pont, jeune homme qui venait de donner des preuves de ses talents par un très bon ouvrage sur l’exportation des grains. Il était convenu de venir avec moi en Limousin aussitôt qu’il aurait fini un travail assez semblable sur la généralité de Soissons qu’il avait commencé sous les ordres de M. Méliand. Dans ce temps-là, vous le chargeâtes de la rédaction du Journal du Commerce, et je fis le sacrifice de mon projet à l’utilité dont ce nouveau travail devait être pour le public et pour le sieur Du Pont.

[97] Le père Daniel-Charles Trudaine, ancien intendant de l’Auvergne, conseiller d’État et depuis 1744 un des intendants des finances et directeur des Ponts et chaussées. Il naquit à Paris le 3 janvier 1703 et mourut dans cette ville le 19 janvier 1769

Le fils, Jean-Charles-Philibert Trudaine de Montigny, né à Clermont-Ferrand le 19 juin 1733 et mort à Paris le 3 août 1777. Il était adjoint à son père dans l’intendance des finances et après la mort de celui-ci le remplaça comme intendant. De son mariage avec la fille aînée de M. de Fourqueux il eut deux fils : Marie-Louis Trudaine de Montigny et Charles-Louis Trudaine de La Sablière, jeunes hommes de grand talent et des plus hautes espérances, qui s’opposèrent aux excès de la Révolution et firent partie de la petite bande de gardes nationaux qui, sous le commandement de Du Pont de Nemours, disputèrent les pavés de Paris aux Jacobins depuis la dissolution de l’Assemblée constituante jusqu’au 10 août 1792. Arrêtés sous la Terreur et enfermés à Saint-Lazare, les deux frères furent condamnés et guillotinés le 27 juillet 1794 comme complices de la prétendue conspiration dans cette prison.

[98] Il n’était pas encore marié à cette époque.

[99] Bouvard de Fourqueux, conseiller d’État et aux conseils royaux des finances et de commerce, et ami intime de Turgot. Il fut contrôle général des finances du 10 avril jusqu’au premier mai 1785.

Sa fille cadette épousa Maynon d’Invaut, qui fut nommé contrôleur général en octobre 1768 et quitta le ministère en décembre 1769.

[100] Nicolas Baudeau, né à Amboise le 25 avril 1730 et mort vers 1792. Il était chanoine régulier et prieur de Saint-Lô en Normandie et prévôt mitré de Widzinkiski, en Pologne. Un choix de ses écrits économiques se trouve dans la « Collection des principaux économistes français ».

[101] Lettre sur la différence qui se trouve entre la grande et la petite culture, adressée à l’auteur de la Gazette du Commerce et datée du 29 janvier 1765.

[102] « La race irritable des poètes » (Horace, Épîtres, 2, 2, 102.) (Note de l’éditeur).

[103] Malheureusement ni les lettres de Du Pont de Nemours à sa femme, ni celles adressées à Turgot ne se trouvent parmi ses papiers. La correspondance de Lavoisier a disparu également ; M. Grimaux, le biographe de cet homme illustre, nous assure qu’il n’en a rien trouvé dans les papiers mis à sa disposition par la famille de Chazelles, héritiers de Lavoisier. On l’a aussi cherché en vain dans les papiers de Du Pont de Nemours, et il paraît presque certain que cette correspondance n’existe plus.

[104] François Robin, née à Lyon le 27 novembre 1748 et décédée à Paris en 1830, veuve du célèbre naturaliste et voyageur Pierre Poivre, chevalier de l’ordre du roi et intendant des Iles-de-France et de Bourbon. Elle devenait plus tard la seconde femme de Du Pont de Nemours, qui l’épousa le 24 septembre 1795.

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