Réponse à la lettre d’un Américain sur l’esclavage des nègres (6 octobre 1766)

Dès avant son ralliement à l’école de François Quesnay, l’abbé Baudeau fait état, dans les premiers numéros des Éphémérides du Citoyen qu’il a fondées, d’une vive opposition à l’esclavage des noirs. Dans trois articles consécutifs, il s’explique sur cette conviction qu’il a déjà exprimée à plusieurs reprises, et qu’un lecteur américain lui reproche dans une lettre qu’il reproduit, et qui contient une apologie de l’esclavage. Lui est peu touché par ces raisons ; elles n’ont pas même effleuré sa conviction, dit-il : il continue à regarder l’esclavage comme une violation terrible des premières notions du droit et de la justice. Il plaide par conséquent avec chaleur et à grand renfort de raisonnements, contre cette institution honteuse, que flétriront aussi bientôt, avec lui, ses collègues physiocrates.

Nicolas Baudeau, Réponse à la lettre d’un Américain sur l’esclavage des nègres (6 octobre 1766). Éphémérides du Citoyen, tome 6 (septembre-octobre 1766).


6 octobre 1766.

N°. XI. 

SUITE DE LA RÉPONSE À LA LETTRE D’UN AMÉRICAIN

Sur l’esclavage des nègres.

(Suite du n° précédent.)

 

Homo sum, humani nihil à me alienum puto.
TÉRENCE. 

 

Ce n’est pas assez, Monsieur, pour les approbateurs de l’esclavage, de montrer, avec l’auteur que vous nous opposez, « les causes qui le produisent, les prétendus services qu’il rend à l’humanité, et les avantages qu’on s’imagine y faire trouver à ceux même qui en sont l’objet. » S’il est vrai que la loi primitive de la nature le condamne comme injuste, il ne peut jamais être excusé par aucun motif, ni par aucune utilité.

Il faut se décider, Monsieur, dès le premier pas qu’on fait dans la recherche et dans la déduction des vérités morales ; le juste et l’injuste existent-ils par la loi suprême de l’auteur de la nature, se manifestent-ils évidemment à la raison humaine, sont-ils fondés sur la nécessité presque indispensable de la subsistance, du bonheur et de la perpétuité de l’espèce ; le mal général de l’humanité, le double mal particulier de celui qui les viole, et de celui qu’il rend victime de son attentat, en sont-ils la suite infaillible ? La solution de ces problèmes forme la doctrine fondamentale que nous avons remise sous vos yeux.

Si vous la rejetez, il n’est plus de règle morale qui ne soit absolument arbitraire et versatile, votre raison n’a plus de guide, votre cupidité n’a plus de frein. L’intérêt particulier du moment sera déformais le seul motif déterminant des actions humaines : je vous défie, Monsieur, de m’assigner aucune autre loi, si vous méconnaissez celle de la nature, malgré l’évidence qui l’accompagne. Les lois positives qui n’auront plus cette base, ne seront que des volontés fortuites et transitoires. La force et la violence seront les seuls garants de leur exécution.

Mais, Monsieur, si nous admettons une fois ce principe détestable, nous légitimons tous les crimes, et nous ouvrons évidemment la porte à tous les désordres, qui tendent à déchirer et à détruire l’humanité. Les forces réunies peuvent subjuguer les forces privées, elles peuvent faire naître la crainte, et par elle constituer l’homme dans l’état violent de combat continuel entre deux motifs, dont l’un l’excite, et l’autre le réprime sans cesse ; plus il sera timide et privé des ressources de l’industrie, plus il sera contraint de servir les intérêts privés, dont la confédération l’opprime, au préjudice de son intérêt privé, dont l’attrait ne cesse point de le solliciter ; plus il aura de force, d’audace ou de ruse, plus il s’affranchira des liens de la contrainte, et s’occupera de ce qui le touche lui-même, sans servir l’intérêt de la confédération, et sans se mettre en peine s’il porte aucun préjudice à celui des autres.

Dans cet affreux système, c’est la force physique ou l’astuce qui font le juste, c’est la faiblesse du corps ou celle de l’esprit qui font les crimes ; et le plus grand scélérat qui périt sur un échafaud, aurait non seulement l’intérêt et le pouvoir, mais encore un droit certain et légitime de faire subir le même supplice aux magistrats et aux souverains qui le punissent, s’il avait pu rassembler assez d’hommes pour subjuguer la société. Quelle horreur !

C’est pourtant là, Monsieur, que conduit nécessairement dans la théorie et trop souvent dans la pratique l’aveuglement des hommes qui ne veulent pas connaître la loi primitive de nature. La société n’est pour eux qu’un chaos de forces opprimées et de forces opprimantes qui se combattent et se détruisent.

Au contraire, si vous admettez des lois fondamentales antérieures, éternelles, inviolables, évidemment fondées sur l’intérêt général de l’humanité, sur les lois physiques, essentielles, constitutives de son meilleur être possible, c’est par elles que se fait la réunion des volontés, c’est pour elles que s’établit la confédération des forces. Dès que l’ordre est connu, c’est le bien moral, éternel, le juste par essence qui devient l’unique motif déterminant et des lois générales et des actions particulières. Toute violation est vrai crime ; toute observation est vraie vertu.  

Ces premiers principes sont donc nécessairement l’unique règle primitive de toute moralité des actions humaines. Tout ce qui en dérive est ordre et justice ; tout ce qui n’en dérive pas est désordre et iniquité, parce qu’il n’a pour base qu’une volonté arbitraire dont le motif est l’intérêt particulier, et dont le seul garant est une confédération de forces que la justice par essence n’a point réunies.

Si la loi primitive règle toutes les autres, ce qu’elle prescrit ne peut jamais être éludé, ce qu’elle rejette ne peut jamais être légitimé. Où prendriez-vous, Monsieur, la règle de cette légitimation ? La loi de nature, unique, essentielle et immuable ne peut pas approuver et désapprouver en même temps, ordonner et défendre la même chose : elle ne serait que contradiction et ténèbres ; elle n’aurait pas été dictée par la première raison ; elle ne serait pas loi. Puisque toutes les autres ne doivent en être que des conséquences justes et clairement déduites, comment se peut-il que l’approbation soit la juste et claire conclusion du principe qui prohibe évidemment, que la prohibition soit déduite avec évidence d’un principe approbatif ? C’est le comble du délire d’admettre une pareille supposition.

Concluez donc avec nous, Monsieur, et concluez-le très certainement : pour que l’approbation de l’esclavage soit admise, il faut prouver contre nous qu’elle est renfermée dans le premier principe de la loi naturelle ; autrement, elle ne pourrait jamais l’être dans aucune des conséquences, et vous venez de voir qu’il n’est point de justice hors de la série de ces conclusions.

Aussi votre auteur, Monsieur, prétend-il, en finissant, nous faire soupçonner que les noirs de l’Afrique ne sont pas des hommes ; et c’est le seul endroit de son apologie qui soit conséquent.

La loi naturelle ne prescrit à l’homme que ses devoirs envers l’humanité. Si les nègres pouvaient être rejetés à la classe des animaux irraisonnables, ils ne seraient plus à notre égard sous l’empire de cette loi primitive et fondamentale ; on ne pourrait leur appliquer, ni les principes, ni les conséquences de la doctrine que nous venons d’exposer.

Mais, Monsieur, le croyez-vous de bonne foi, votre apologiste l’a-t-il cru sérieusement, que les noirs de l’Afrique et de l’Asie soient d’une autre espèce que les hommes totalement blancs de la Chine, que les hommes à demi-rouges de nos contrées, et les hommes bien plus rouges encore de l’Amérique ? J’aurais beaucoup de peine à vous en soupçonner.

Quelle est la loi de nature, quelle est l’expérience qui ne condamnerait pas une supposition si chimérique ? Vous ne croirez jamais vous-même que l’alliance d’un blanc et d’une femme noire soit une horreur abominable, et que leurs enfants soient des monstres inféconds : des milliers de mulâtres vous montreraient leur postérité qu’un Américain doit connaître : elle seule ferait votre réfutation, 

Mais comment auriez-vous pu même avoir besoin de cette preuve ? Vous, Monsieur, qui vivez habituellement dans nos colonies ? N’avez-vous pas vu souvent des maîtres affranchir leurs esclaves nègres qui deviennent alors de vrais citoyens, vivant raisonnablement sous la sauvegarde des lois et soumis à l’autorité ? L’affranchissement aurait donc le pouvoir de leur donner une âme raisonnable, ou de les transformer en vrais hommes. C’est un beau privilege que vous attacheriez aux droits et à la volonté des patrons, et qui mériterait bien d’être essayé sur d’autres espèces d’animaux.

Vous auriez encore beaucoup de peine à faire souscrire le clergé des colonies et de toute l’Église romaine à cette apologie. Il faut bien que les nègres soient des hommes, puisqu’on en fait des chrétiens, et même des prêtres dans tous les établissements portugais. Votre auteur, qui les déclare totalement incapables des études abstraites, serait fort étonné de les entendre soutenir vigoureusement, en latin, des thèses de philosophie et de théologie scolastique : il le sera sans doute bien davantage d’apprendre qu’à Paris même dans le temps qu’il écrit cette assertion un nègre est regardé par les gens de l’art comme un de nos plus habiles musiciens, non seulement pour comprendre et pour exécuter, mais encore pour composer les pièces les plus difficiles.

N’a-t-on pas vu l’empereur de Maroc avoir des nègres pour ministres, et les intrigues les plus déliées du sérail de Constantinople ne sont-elles pas ordinairement leur ouvrage ? Ces faits sont si évidents, qu’on a presque honte de les rapporter.

Mais je ne puis me refuser à vous objecter une raison qui vous touche de plus près : n’avez-vous pas dans vos colonies des lois que vous intimez aux nègres, pour la conservation de votre propre vie et de tous vos autres intérêts ? S’ils y manquent, ne les regardez-vous pas comme criminels ? Ne les punissez-vous pas judiciairement par des supplices ? Mais si vos nègres ne sont pas des hommes, vous renouvelez donc sans cesse la scène burlesque du maître qui fit, à Paris, une ordonnance adressée à ses chevaux, qui la fit promulguer dans son écurie, et qui fit pendre le premier infracteur.

Voulez-vous, Monsieur, un dernier trait pour vous convaincre : examinez toute la nature (c’est surtout à cette école qu’on doit s’instruire) ; voyez tous les animaux, depuis le plus fort jusqu’au plus faible, depuis le plus doux jusqu’aux plus féroce : en trouvez-vous un seul qui fasse esclave un autre animal de sa propre espèce ? Non. L’homme seul est assez dépravé pour asservir son semblable. Les hommes blancs ont des hommes blancs pour esclaves ; les hommes rouges ont des hommes rouges ; et les nègres ont des nègres. Votre auteur l’atteste : il pouvait ajouter que souvent au Maroc et ailleurs des noirs ont un sérail de femmes blanches, servies par des esclaves eunuques blancs.

En est-ce assez, Monsieur, pour vous convaincre que les hommes de l’Afrique n’en sont pas moins des hommes, pour être plus noirs que nous ? ou pour mieux dire, n’en est-ce pas une manière si peu susceptible de contestation raisonnable ? 

La loi de nature, la loi de l’homme à l’homme, est donc la règle réciproque de nos devoirs mutuels. Le premier droit qu’elle établit, c’est la propriété de sa personne : renversez si vous pouvez ce principe fondamental, qui porte sur la nécessité physique la plus évidente, ou soyez assurés qu’il renversera tous vos raisonnements sophistiques. Le juste et l’injuste par essence, une fois connu dans la source primitive, on ne peut plus s’en écarter arbitrairement. Toute conséquence qui sera déduite clairement et rigoureusement de cette première règle, sera bonne, sera sainte pour nous. Le pacte social porte évidemment sur cette base, c’est ce qui le rend sacré pour les mortels dont il opère sûrement le bonheur et la liberté. Les lois positives, pour être de vraies lois, ne doivent à leur tour être que les développements du pacte social, et c’est de là qu’elles tirent toute leur force, toute leur majesté.

Si vous sortez de la série des conséquences renfermées dans ce premier principe, vous ne trouverez plus l’ordre et la justice, mais le désordre, l’intérêt particulier et les forces confédérées.

C’est cet intérêt qui cherche à s’aveugler par les prétextes spécieux qu’entasse votre apologiste, pour étouffer la voix de la justice essentielle ; prétextes si frivoles qu’ils mériteraient à peine d’être réfutés, si vous ne l’aviez exigé de nous.

Il est trop vrai que ces malheureux Africains « sont, pour l’ordinaire, presque sans idées, sans connaissances, sans art, sans aucuns sentiments d’honneur et de délicatesse ; que l’intérêt de leur conservation et de leurs plaisirs est le seul mobile de tous leurs mouvements ; qu’ils sont livrés à toutes leurs passions, et ne connaissent que la jouissance ; que la force seule peut les contenir dans le devoir, et que la crainte est le seul motif qui les fasse agir. » Votre auteur, Monsieur, en rassemblant tous ces traits, nous a fait de presque tous les nègres un portrait assez fidèle.

Mais a-t-on eu droit d’en conclure « qu’ils n’ont réellement point de cœur, et que le germe des vertus leur manque absolument » ? Hélas, Monsieur ! parmi les blancs de l’Europe et des nations même qui se croient policées, combien d’hommes qui ressemblent aussi bien, et peut-être mieux, à ce modèle, non seulement parmi le peuple des campagnes, livré à l’ignorance, à la superstition et à tous les vices qui marchent à leur suite, mais jusque dans les conditions les plus relevées ? et n’a-t-on pas vu jusque sous le diadème des maîtres de tout l’univers civilisé, une foule d’empereurs romains qu’on ne peut caractériser qu’en empruntant tous les traits de cet affreux tableau.

Est-ce à la nature qu’il faut imputer d’avoir refusé la raison et le germe des vertus à ces monstres de l’espèce humaine de toutes les couleurs ? non, Monsieur, non, c’est au contraire à l’horrible système qui opprime les libertés, lui seul répand nécessairement l’ignorance et les vices. Votre apologiste prétend que les Africains doivent être esclaves, parce qu’ils sont grossiers et corrompus : nous soutenons, au contraire, qu’eux et les autres hommes blancs, rouges ou noirs, ne sont jamais si généralement grossiers et corrompus qu’autant qu’ils sont esclaves, ou que leur état approche de l’esclavage : c’est une discussion qui mérite d’être approfondie.

La suite à l’ordinaire prochain.

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