Adam Smith à Toulouse et en Occitanie

Recension critique du livre publié cet été par Alain Alcouffe et Philippe Massot-Bordenave sur le séjour d’Adam Smith à Toulouse et en Occitanie (éditions Privat, juin 2018, 440 pages). 


Adam Smith à Toulouse et en Occitanie

par Alain Alcouffe et Philippe Massot-Bordenave, éditions Privat, juin 2018, 440 pages.

Compte-rendu par Benoît Malbranque

(Article paru dans le numéro de septembre de la revue Laissons Faire)

 

Situé à mi-chemin entre sa « conversion » à l’économie politique et sa rencontre avec Turgot et les physiocrates, le séjour d’Adam Smith à Toulouse suscite naturellement la curiosité de ceux qui s’intéressent à l’histoire des idées libérales. Nous sommes alors en 1764-1765, et ce n’est qu’au cours de l’été 1766 qu’Adam Smith fut en mesure de fréquenter les Physiocrates au sein des salons parisiens. Toulouse, où le futur auteur de la Richesse des Nations arrive en mars 1764, est cependant déjà un foyer de la pensée physiocratique et son séjour dans cette ville participe de son acculturation progressive aux idées françaises. On sait que Smith a déjà engagé, à cette époque, la mutation qui l’entraînera à délaisser la philosophie morale pour l’économie politique. Comment donc ne pas aspirer à le suivre à Toulouse, au sein de l’Académie des Sciences, Inscriptions et Belles-Lettres, dont la bibliothèque recevait le journal d’inspiration physiocratique la Gazette du commerce, ou entouré des membres de son Parlement local, qui affichait alors un soutien sans réserve aux thèses libre-échangistes des Physiocrates.

Si la physiocratie est célébrée à Toulouse au moment où Adam Smith poursuit sa mutation en économiste, la ville elle-même est alors, à sa manière, à la mode. En mars 1764, quand Smith y débarque, elle est dans toutes les têtes qui se piquent de philosophie. Un an auparavant, l’exécution de Jean Calas lui a attiré une triste notoriété : elle est devenue le symbole d’une intolérance religieuse meurtrière. Voltaire d’un côté, en entretenant à distance la flamme, le pouvoir royal ensuite, en instruisant depuis Paris le procès qui conduira à la réhabilitation, tout participe à maintenir Toulouse au cœur des conversations. De ce point de vue, la présence de Smith sur place représente une perspective séduisante : celle de la confrontation d’un grand nom de la philosophie morale du siècle des Lumières avec la manifestation de l’intolérance religieuse.

C’est donc avec un certain enthousiasme que l’on découvre l’ouvrage qu’Alain Alcouffe et Philippe Massot-Bordenave viennent de consacrer au voyage d’Adam Smith à Toulouse et en Occitanie. Ils font le point sur les raisons de ce séjour de dix-huit mois dans le sud-ouest de la France et nous racontent les pérégrinations du philosophe-économiste dans ces contrées.

Pour expliquer pourquoi et comment Adam Smith s’est retrouvé à Toulouse en 1764-1765, il faut en revenir en arrière. Cinq ans plus tôt, grâce à la publication de sa Théorie des sentiments moraux, Adam Smith était devenu un intellectuel de premier plan. Par ses principes de morale et son sens philosophique, mais aussi par sa vaste connaissance de l’histoire, de l’économie et de la politique, il pouvait devenir, pour un jeune prince ou duc des îles britanniques, un formidable maître et formateur, dont l’acquisition aurait été vue par la famille de l’élève comme une bénédiction et un privilège. C’est cette perle rare que cherche justement Charles Townsend pour son beau-fils, Henry Scott, héritier du titre de duc de Buccleuch[1], et qu’il croit avoir trouvé en Adam Smith lorsqu’il découvre la Théorie des sentiments moraux, que David Hume lui fait parvenir amicalement dès sa parution. S’engagent des tractations, qui finissent par aboutir. Après la fin de la guerre de Sept Ans et le retour de la paix sur le continent, Adam Smith et son élève sont prêts à partir.

Adam Smith avait toujours été attiré par la France. Les auteurs rappellent que son père avait séjourné à Bordeaux durant sa jeunesse et qu’il avait accumulé de nombreux ouvrages en français dans sa bibliothèque. Cette atmosphère largement francophile, qui n’était pas vraiment courante ou qui ne l’a jamais été dans cette partie du monde, a pris de nombreuses formes chez le fils. Adam Smith lisait parfaitement le français et d’après Dugald Stewart[2] il a traduit en anglais quelques titres de notre littérature. Il connaissait fort bien les œuvres de Pierre Bayle, Descartes, Malebranche, La Rochefoucauld, ainsi que plusieurs pièces de théâtres de Racine et de Marivaux. Cette littérature, qu’au sein des hautes sphères écossaises il était de bon ton de mépriser, Smith la défendait jusque dans une lettre aux éditeurs de l’Edinburgh Review, où il manifeste sa très grande familiarité avec les productions les plus récentes du génie français[3] — dont l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, dont il fit acheter les cinq premiers volumes parus par l’Université de Glasgow. Il est clair également que, lorsque Townsend s’entretint avec lui de son projet d’en faire le tuteur de son beau-fils et de l’envoyer pour un Grand Tour sur le continent, le choix de la destination unique — la France — a dû peser lourd dans le choix final du professeur écossais. Il faut dire que la francophilie paternelle ou familiale avait eu toutes les raisons de se renforcer chez le fils lorsque, devenu philosophe et apprenti économiste, il s’était donné comme modèles ou concurrents des auteurs comme Montesquieu, Richard Cantillon ou François Quesnay.

Début mars 1764, après un passage furtif par Londres, puis un autre par Paris — points d’étapes obligés pour un voyage qui, à l’époque, est tout à fait éprouvant — Adam Smith et son élève parviennent enfin à Toulouse, qui sera le centre d’un Grand Tour que les auteurs qualifient avec raison d’atypique.

« Atypique, il l’est, parce que ce Grand Tour sera un long voyage immobile ayant pour centre une ville du sud de la France. Plus qu’un tour, il s’agit d’une certaine façon d’un long séjour d’études. Il est aussi atypique par le choix de la destination finale. Si Paris est la ville des Lumières, Venise est certainement la ville spectacle de l’Europe. Quant à Rome, la cité éternelle, elle représente pour tout latiniste et amateur de lettres classiques l’aboutissement de tout voyage d’un homme de culture et de toute quête intellectuelle. Voir les ruines de la Rome antique n’est-ce pas découvrir la vérité de l’histoire de notre civilisation ? Au lieu de ces destinations habituelles pour les Grands Tours, notre duo de voyageurs prendra la direction de Toulouse pour un long séjour de près de deux ans. » [4]

Les premiers pas d’Adam Smith à Toulouse sont cependant marqués par la déception et par une certaine incapacité à s’insérer pleinement dans la haute société toulousaine. Pour garantir un succès, il aurait certainement fallu préparer davantage le voyage et tisser des liens plus étroits avec des notables de la région. Mais quoique longuement médité, le voyage s’est opéré dans la précipitation. D’un autre côté, il faut saisir les codes de ce nouvel environnement social et rompre les barrières diverses qui peuvent se tenir entre soi et autrui. C’est, avant tout, le langage : Smith pratique un français avant tout littéraire, tandis que dans sa grande majorité la population locale parle une forme d’occitan. Adam Smith semble également avoir eu des difficultés, au moins dans un premier temps, à être considéré comme il espérait l’être de par sa célébrité de philosophe. Mêlé avec les autres accompagnants du futur duc de Buccleuch, il passe facilement pour un majordome (butler) ou même un domestique (servant) et c’est au prix de pénibles explications qu’il peut faire valoir son rang et se faire une place dans la haute société toulousaine.

Les débuts, en somme, sont difficiles, et Smith s’en plaint dans une lettre du 5 juillet 1764 — quatre mois après l’arrivée à Toulouse — qui est restée célèbre en raison de l’annonce qui s’y trouve du début de la rédaction de ce qui deviendra la Richesse des Nations. Smith dit en effet :

« Les progrès que nous faisons ici ne sont pas très grands. Le duc n’a aucune relation avec des Français. Je ne peux (moi-même) cultiver les quelques relations que je me suis faites puisque je ne peux les inviter chez moi et que je ne suis pas toujours libre d’aller chez eux. La vie que j’avais à Glasgow était une vie de plaisir et de bamboche en comparaison avec celle que je mène à présent. J’ai commencé à écrire un livre afin de passer le temps. »

La précipitation avec laquelle s’est opéré le voyage et la difficulté qu’il y a de tisser des relations dans un pays étranger ne sont toutefois pas les seules raisons qui expliquent cet accueil pour le moins mitigé. Par suite de l’affaire Calas, la ville de Toulouse est plongée dans une sorte de léthargie qui en fait un milieu peu propice à l’épanouissement de la sociabilité.

Les deux voyageurs songent un moment, semble-t-il, à changer leurs plans et à quitter Toulouse et l’Occitanie. Mais finalement les barrières s’estompent et plusieurs succès, du point de vue de la sociabilité, sont obtenus, ce qui scelle le destin d’Adam Smith et de son élève. Il s’agit cependant, de manière notable, de rencontres uniquement faites à Bordeaux : le duc de Richelieu, le fils de Montesquieu, ainsi que l’économiste libéral Isaac de Bacalan — mais faute de preuve tangible cette dernière rencontre est malheureusement à mettre au conditionnel.

Dix-huit mois après leur arrivée à Toulouse, et après avoir visité également Bordeaux, Bagnères-de-Bigorre et Montpellier, les deux voyageurs prennent la direction de Paris où Adam Smith allait pouvoir échanger directement avec les Physiocrates et où son destin allait changer pour de bon. S’il n’a pas laissé de commentaire direct sur son sentiment à la fin de son séjour à Toulouse et en Occitanie, la Richesse des Nations contient un commentaire assez dur sur l’utilité du Grand Tour et sonne comme une condamnation de son rôle de tuteur du duc de Buccleuch :

« Dans le cours de ses voyages, le jeune homme acquiert, en général, la connaissance d’une ou de deux langues étrangères, connaissance pourtant qui est rarement suffisante pour le mettre en état de les parler ou de les écrire correctement. À d’autres égards, il revient pour l’ordinaire plus suffisant, plus relâché dans ses mœurs, plus dissipé et moins capable d’aucune application sérieuse ou pour l’étude ou pour les affaires, qu’il ne pourrait vraisemblablement l’être jamais devenu dans un si court espace de temps, s’il fût resté chez lui. En voyageant de si bonne heure, en perdant dans la dissipation la plus frivole les plus précieuses années de sa vie, éloigné de l’inspection et de la censure de ses parents et de sa famille, toutes les bonnes habitudes que les premières parties de son éducation auraient pu tendre à lui donner, au lieu d’être inculquées et fortifiées, s’affaiblissent et s’effacent presque nécessairement. » [5]

Finalement sans utilité certaine, semble-t-il, quant à la formation du jeune duc de Buccleuch, il s’avère également que les sources disponibles ne nous permettent pas d’affirmer si le séjour de Smith à Toulouse et en Occitanie a servi d’une quelconque façon sa réflexion économique. Sans doute les dispositions réglementaires des corporations toulousaines ont-elles dû lui rappeler les mérites de la liberté du travail, sans doute dans un grand port comme Bordeaux a-t-il pu réfléchir sur les contours de sa théorie du libre-échange, sans doute encore en arpentant les routes, en navigant sur les canaux, a-t-il pu méditer sur le rôle de l’État dans la construction des infrastructures : mais de tout cela, nous ne pouvons former que des conjectures, et les conjectures sont le meilleur ennemi de l’historien.

Il serait exagéré, absurde même d’en déduire que l’ouvrage d’Alcouffe et Massot-Bordenave est dénué de mérites. Comme morceau d’histoire locale, il a des charmes évidents. Dans ses pages on redécouvre le glorieux passé de certaines villes, comme Bagnères-de-Bigorre, qui accueillait alors chaque été les beaux esprits de Toulouse et de Bordeaux et constituait ainsi, pour reprendre les termes des auteurs, « une annexe des salons parisiens »[6]. On réévalue l’importance de Toulouse, alors la huitième ville la plus peuplée du royaume, et on comprend mieux le microcosme social et politique dans lequel Adam Smith et son élève ont tâché de pénétrer.

Le public savant appréciera le vrai travail de recherche entrepris par les auteurs et l’utilisation qu’ils ont faite des sources, aussi fragmentaires que celles-ci puissent être. Compte tenu de la très faible quantité de sources disponibles, la tâche des auteurs s’avérait d’emblée très difficile et ils ont un certain mérite à faire valoir sur ce point. On sait en effet qu’Adam Smith a tenu à ce que ses papiers soient brûlés à sa mort, quoique nous ne puissions pas parfaitement démêler ses raisons et déterminer s’il entendait ne parler que par la prose policée de ses ouvrages ou s’il craignait de laisser derrière lui des pièces plus ou moins compromettantes. L’impact de cette décision est quoi qu’il en soit considérable pour le travail de recherche qu’ont entrepris ici les auteurs. Le voyage d’Adam Smith et de son élève en Occitanie est fait de nombreuses étapes, il est fait de rencontres et de découvertes, certainement aussi de très nombreuses réflexions. Seulement, Smith n’ayant laissé derrière lui que très peu de lettres datant de cette période, il est souvent impossible de connaître les lieux qu’il a visités, les personnages qu’il a côtoyés ainsi que les notes qu’il n’a sûrement pas manqué de prendre lors de ce voyage en Occitanie — à propos du fameux canal du Languedoc, ou du transit des esclaves dans le port de Bordeaux. De ce point de vue, il faut certainement féliciter les auteurs d’être parvenus à produire un livre de 450 pages avec si peu de sources. Si leur recours à des observateurs tiers et plus encore à des conjectures n’est pas toujours facile à raccorder aux ambitions d’un livre d’histoire, l’ouvrage reste informatif et intéressant et ce n’est pas de faibles mérites.

Benoît Malbranque

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[1] Le premier duc de Buccleuch était l’aîné des enfants illégitimes du roi Charles II, ce qui malgré les préventions qu’on pourrait avoir ajoutait bien du prestige à la famille.

[2] Dugald Stewart, Account of the life and writings of Adam Smith, in The Works of Dugald Stewart, vol. VII, 1829, p.6

[3] Jeffrey Lomonaco, « Adam Smith’s “Letter to the Authors of the Edinburgh Review” », Journal of the History of Ideas, vol. 63, No. 4 (Oct., 2002), p.659

[4] Adam Smith à Toulouse et en Occitanie, p.85

[5] Richesse des Nations, Livre V, chapitre I, article II : De la dépense qu’exigent les institutions pour l’éducation de la jeunesse

[6] Adam Smith à Toulouse et en Occitanie, p.16

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