Avant-propos de Libéralisme classique et école autrichienne par Ralph Raico (2012) (Traduction)

Par Frank David Gordon

Traduction Stéphane Geyres, Institut Coppet

Ralph Raico, dans ce livre brillant, attire notre attention sur la célèbre phrase d’Augustin « Le grand précepte qu’il faut donner aux historiens est de distinguer plutôt que de confondre » (p.136). Thierry, comme le montre Raico, n’a pas toujours suivi son propre conseil, mais la remarque décrit parfaitement l’écriture historique de Raico lui-même. Il est le maître des discriminations subtiles que F.R. Leavis pensait essentielles à la tâche de critique. Sa profonde instruction et vive intelligence font de lui un grand historien. Clairement, il est notre historien phare du libéralisme classique.

Raico commence son travail de clarification conceptuelle en demandant, qu’est ce que le libéralisme classique – ou, mieux, qu’est ce que le libéralisme, puisque seule la forme « classique »du libéralisme relève du libéralisme à proprement parler.

« Il n’y avait aucun libéralisme ‘classique’, juste un libéralisme unique, basé sur la propriété privée et le libre marché, qui s’est développé organiquement, du premier au dernier » (p. 1).

Raico répond à sa question de la définition dans le chapitre initial du livre, « Le libéralisme classique et l’école autrichienne. »Les libéraux pensent que les principales institutions de la société peuvent fonctionner en toute indépendance de l’État :

« Le libéralisme … est basé sur la conception de la société civile comme essentiellement autorégulée lorsque ses membres sont libres d’agir au sein des limites très larges de leurs droits individuels. Parmi ceux-ci, le droit à la propriété privée, y compris la liberté de contrat et d’échange et la libre disposition de son propre travail, se voient accordés une haute priorité. Historiquement, le libéralisme a manifesté une hostilité envers l’action de l’Etat, laquelle, il insiste, doit être réduite à un minimum. » (p. 2)

Le libéralisme, ainsi défini, semble avoir une affinité évidente envers l’économie autrichienne. Mais ici, un problème se pose : l’économie autrichienne n’est elle pas une science sans jugement de valeur ? Le rattachement au libéralisme, clairement, implique des jugements de valeur. La relation entre eux, dès lors, ne peut pas être que la théorie économique implique logiquement la doctrine politique. En effet, les ennemis du libéralisme classique ont parfois adopté des principes autrichiens. Le socialiste fabien George Bernard Shaw, influencé par Philip Wicksteed, accepta la théorie subjective de la valeur, et Raico note aussi que le marxiste analytique Jon Elster trouve le marxisme compatible avec l’individualisme méthodologique. Néanmoins, Raico prétend que

« sur le plan politique, l’individualisme et le subjectivisme autrichiens tendent, au moins indirectement, à influencer les décisions dans un sens libéral » (p. 8).

Ici Raico fait face à un défi. L’économie autrichienne, telle que développée par son plus grand vecteur du XXe siècle, Ludwig von Mises, s’appuie sur un raisonnement a priori. Ce style de pensée ne conduit-il pas au dogmatisme et à l’intolérance, contraires à l’esprit du libéralisme classique ? Milton Friedman, lui-même libéral classique notable, a appuyé exactement cette accusation. Raico en dispose facilement :

« Qu’un tel argument puisse émaner d’une telle source renommée est tout simplement déconcertant. Parmi d’autres problèmes en rapport : la théorie de Friedman prédirait la survenue de heurts sanglants et incessants entre mathématiciens et logiciens, dont la non-apparition réfute cette théorie selon les propres termes positivistes de Friedman. » (p. 11)

Ceux qui condamnent le raisonnement a priori défendent souvent à la place le réfutationisme de Karl Popper. Qu’ils aient raison de le faire est éminemment discutable, et de nombreux défenseurs de Popper divaguent terriblement quand ils l’inscrivent dans la tradition libérale. Comme Raico le souligne :

« Le plus dommageable à toute revendication de Popper représentant le libéralisme authentique tient au fait qu’il ait accepté la mythologie traditionnelle du capitalisme industriel en tant que système d’oppression de la classe laborieuse, peu à peu rendu tolérable uniquement par des réformes sociales effectuées en partie via l’agitation socialiste. Dans « La Société Ouverte et Ses Ennemis  », Popper écrit que les protestations de Marx contre l’oppression capitaliste « lui garantissent à jamais une place parmi les libérateurs de l’humanité. »(p. 12)

Jugé selon le critère de libéralisme de Raico, même son mentor Friedrich Hayek échoue. Bien qu’indubitablement partisan du libéralisme classique, contrairement à son ami Popper, il fait trop de concessions à l’Etat-providence.

« L’Etat, insiste Hayek, n’est pas seulement « un appareil coercitif », mais aussi « une agence de services », et en tant que tel « il peut aider sans nuire à la réalisation d’objectifs souhaitables qui peut-être ne pourraient être obtenus autrement ». … Il fallait s’y attendre, l’approbation de Hayek quant à l’activisme d’État dans la sphère « sociale »a fourni aux adversaires bien au fait de la position du laissez-faire un argument rhétorique de la forme « même F.A Hayek a concédé que … » (p. 29)

Dans « Le Libéralisme : Vrai et Faux », Raico avance encore plus dans sa quête de clarté conceptuelle sur le libéralisme. De nos jours, les partisans de l’État-providence se disent habituellement « libéraux » (NdT : «  liberals »en anglais américain), mais Raico maintient qu’ils n’ont pas droit à ce terme. Entériner leur prise de contrôle du terme par rapport à son usage du XIXe siècle favorise la confusion. A la place, nous devrions, tirant leçon de Max Weber, construire un type idéal pour le libéralisme. Si nous le faisons, nous découvrirons que les libéraux « modernes »diffèrent trop de la norme pour y être inclus :

« Le type idéal du libéralisme devrait exprimer un concept cohérent, basé sur ce qui est le plus caractéristique et distinctif de la doctrine libérale – ce que Weber appelait les « tendances essentielles ». Historiquement, là où l’absolutisme monarchique insistait sur un Etat comme moteur de la société et le superviseur nécessaire de la vie religieuse, culturelle, et, non des moindres, économique de ses sujets, le libéralisme envisageait une vision franchement contrastée : celle que le régime le plus souhaitable était celui dans lequel la société civile – qui est, l’ensemble de l’ordre social fondé sur la propriété privée et l’échange volontaire – fonctionne essentiellement par soi-même. (p.65, emphase dans l’original)

Comment la confusion actuelle envers le libéralisme s’est-elle développée ? Raico attribue une bonne partie de la faute au « saint du rationalisme », John Stuart Mill, dont il n’est décidément pas un admirateur. Suite aux révisionnistes Maurice Cowling, Joseph Hamburger et Linda Raeder, disciples de Mill, Raico soutient que Mill était vraiment loin d’être un ami de la liberté. En dépit de ses hymnes fréquents à l’autonomie individuelle, il avait une idéologie finalement conformiste. Il visait à démolir la foi religieuse, en particulier le christianisme, et les pratiques sociales établies, sur le chemin vers l’érection d’un ordre social fondé sur « la religion de l’humanité » (p. 53).

Le dédain de Mill envers la tradition, qui s’exprime surtout dans « On Liberty » (que Raico appelle « présomptueusement intitulé »[p. 166]) conduisit naturellement au nouveau libéralisme, avec sa dépendance envers l’Etat et les déplacements de droits de propriété de leur position centrale antérieure. La vision de Mill sur la tradition

« forge aussi une alliance offensive entre le libéralisme et l’État, même si cela peut-être contraire aux intentions de Mill, car il est difficile d’imaginer le déracinement des normes traditionnelles, sauf par le biais de l’utilisation massive du pouvoir politique » (p. 53).

Raico a construit un type idéal du libéralisme, mais bien sûr, le phénomène historique que ce type idéal incarne n’émergea pas déjà entièrement développé, mais fut le fruit d’un long processus. Et ce processus eut lieu dans un endroit particulier, à savoir l’Europe occidentale, bien que les principes du libéralisme revendiquent une validité universelle. Pourquoi le libéralisme a-t-il émergé là en premier ?

La réponse de Raico met l’accent sur les racines chrétiennes du libéralisme. John Neville Figgis est célèbre pour avoir affirmé que « la liberté politique est le légataire universel de haines ecclésiastiques », mais, contrairement à Figgis, Raico ne cherche pas l’origine de la liberté dans la Réforme et ses querelles. Il se concentre plutôt sur l’église universelle comme une source alternative de loyauté envers l’Etat en Europe médiévale :

« Cette culture était l’Occident – cette Europe qui surgît en communion avec l’Evêque de Rome … L’essence de l’expérience européenne est qu’une civilisation se développa qui se sentait comme une unité et pourtant était politiquement décentralisée. Le continent dégénérait en une mosaïque de juridictions et provinces distinctes et concurrentes dont les divisions internes elles-mêmes résistèrent à tout contrôle central. » (p. 59)

Le libéralisme classique, on soupçonne que la plupart des lecteurs de ce livre seront d’accord, est un système très attrayant. Malheureusement, la plupart des intellectuels le disputent : ils méprisent le capitalisme et son type de liberté. Pas seulement quelques intellectuels eurent la lucidité pour résister aux mirages de Staline et de Mao. Dans le troisième chapitre, « Les intellectuels et le marché », Raico enquête soigneusement sur les principales théories rivales qui s’efforcent de rendre compte de l’opposition des intellectuels au marché libre.

Bien naturellement, il consacre une attention particulière aux vues de Mises (à qui le livre est dédié). Dans « La mentalité anticapitaliste », Mises souligne le ressentiment et l’envie ressentis par les intellectuels ayant échoué. Raico ne rejette pas cela, mais il préfère une analyse que Mises avait avancée dans un article précédent.

« Citant le « De officiis »de Cicéron comme un texte exemplaire, il [Mises] identifie le mépris pour faire des affaires, profondément enraciné dans la culture occidentale, comme la source de l’hostilité envers les capitalistes, le commerce et la spéculation, « qui dominent aujourd’hui toute notre vie publique, la politique, et le monde écrit. » (p. 85)

Si Raico fut attiré par le récit antérieur de Mises, Hayek est moins à sa main. Dans La Contre-Révolution de la Science, Hayek décrit un état d’esprit d’ingénierie qui dans une large mesure, à son avis, attira des intellectuels au socialisme. Les expériences scientifiques ou les projets d’ingénierie nécessitent une planification consciente : pourquoi ne pas étendre une telle planification à la société dans son ensemble ? Avec son acuité caractéristique, Raico soulève une objection forte :

« du fait que de nombreux projets d’ingénierie particuliers ont réussi, il ne s’ensuit pas qu’un projet d’ingénierie vaste et unique, un qui rassemble tous les projets particuliers, soit susceptible de réussir ; pas plus qu’il ne semble probable que la plupart des gens trouvent une telle affirmation plausible »(p. 79).

Comme nous l’avons déjà vu, Raico met l’accent sur la distinction entre le vrai libéralisme et ses contrefaçons modernes. Il ne doit donc pas être difficile de deviner sa réponse à la question posée dans son prochain chapitre, « Keynes est-il un libéral? ». Selon Robert Skidelsky, parmi beaucoup d’autres, Keynes aurait pleinement respecté les valeurs libérales. Il est vrai qu’il a rejeté le laissez-faire, mais ses mesures interventionnistes visaient à guérir un défaut du capitalisme, et non à remplacer ce système par le socialisme ou quelque autre alternative révolutionnaire.

Il découle aussitôt de la caractérisation du libéralisme de Raico que Skidelsky et autres de sa trempe sont radicalement erronés. Indépendamment de son amour supposé de la tradition libérale anglaise, quelqu’un s’étant reposé sur l’Etat au point où Keynes le fit ne pouvait qu’à peine croire que la société civile n’a pas grand besoin de l’Etat. Mais Raico ne s’arrête pas là. Keynes, loin d’être un amant inconditionnel de la liberté, regardait avec une certaine sympathie les expériences fascistes et communistes des années 1930. Dans un article célèbre, « L’Autosuffisance Nationale  », qui parut dans The Yale Review en 1933, Keynes écrivit :

« Mais j’apporte mes critiques, comme quelqu’un dont le cœur est amical et sympathique aux expériences désespérées du monde contemporain, en soutien à qui leur veut du bien et souhaiterait qu’ils réussissent, qui a ses propres expériences en vue, et qui en dernier recourt préfère n’importe quoi sur terre à ce que les rapports financiers ont coutume d’appeler “la meilleure opinion de Wall Street”. » (p. 109)

Ce passage, note Raico, a été omis de la version de l’article paru dans The Collected Writings.

Ce ne fut pas non plus la seule occasion où Keynes eut des choses positives à dire sur les totalitaires. Dans une émission de la BBC en Juin 1936, il fit nettement l’éloge de la célèbre apologie de la tyrannie soviétique écrite par Sidney et Beatrice Webb, Le Communisme soviétique : une nouvelle civilisation ?

Qu’y avait-il à la base de l’hostilité de Keynes envers le capitalisme ? Comme il le fit dans le chapitre précédent, Raico trouve la réponse dans le dédain de l’argent. Keynes est allé jusqu’à faire appel à la psychologie freudienne pour rendre compte du prétendu désir « irrationnel » pour l’argent. Raico commente avec amusement :

« Cette “découverte” psychanalytique – par celui que Vladimir Nabokov identifia correctement comme la Tromperie Viennoise – permis à Keynes d’affirmer que l’amour de l’argent était condamné non seulement par la religion mais aussi par la « science »(p. 113).

Les marxistes répondraient à l’analyse que Raico a poursuivie par une objection. Raico a parlé des idées comme si elles possédaient une existence indépendante ; mais en fait, les idées ne sont elles pas en fait la réflexion d’un intérêt de classe ? Le libéralisme classique n’est-il pas l’incarnation des intérêts de la bourgeoisie d’une certaine période, plutôt que la consécration de quelque vérité universelle ? Dans «  La lutte des classes, les théories libérale vs marxiste », Raico se confronte directement à ce défi. Les idées ne tiennent pas, comme les marxistes l’imaginent, compte des intérêts de classes économiques conflictuels. Le libre marché repose non pas sur un conflit immuable de classes, mais sur une harmonie fondamentale des intérêts de gens qui bénéficient de la coopération sociale.

Il reste vrai, néanmoins, que la lutte des classes est un moteur fondamental de l’histoire. Marx et Engels n’avaient pas tout à fait tort quand, dans le Manifeste ils disaient, « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire des luttes de classes. »Mais le conflit ne se situe pas entre groupes antagonistes sur le marché libre, mais plutôt entre les producteurs et ceux qui saisissent leur richesse, principalement via la prédation étatique.

Nous devons le compte-rendu exact de la lutte des classes à un groupe de libéraux français du début du XIXe siècle.

« La théorie de la lutte des classes libérale a émergé sous une forme lissée en France, dans la période de la Restauration des Bourbons, à la suite de la défaite et l’exil définitif de Napoléon. De 1817 à 1819, deux jeunes libéraux, Charles Compte et Charles Dunoyer, éditaient la revue Le Censeur Européen ; à partir du second volume (numéro), un autre jeune libéral, Augustin Thierry, collabora étroitement avec eux. » (p. 124)

De la façon dont les membres de ce groupe voyaient les choses :

« Dans toute société donnée, une nette distinction peut être établie entre ceux qui vivent de pillage et ceux qui vivent de production. Les premiers sont caractérisés de différentes manières par Comte et Dunoyer, y compris par « l’inactif », « le dévorant », et « le frelon » ; les seconds, se caractérisent entre autres par « l’industrieuse » et « les abeilles. » (p. 127)

Cette vision de la lutte des classes conduisit Dunoyer et ses associés et partisans, qui étaient appelés les industrialistes, à une nouvelle théorie de la Révolution française. Les révolutionnaires visaient à obtenir des postes gouvernementaux pour eux-mêmes :

« Avec l’accent mis sur les fonctionnaires, une nouvelle et surprenante interprétation de la Grande Révolution est présentée par les auteurs industrialistes. La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1791 proclamait l’admission aux emplois publics comme un droit naturel et civil. » (p. 130)

Raico est naturellement attristé que les savants bien connus aient gaspillé leur attention envers la théorie inférieure des classes Marxiste, tout en ignorant la contribution des libéraux classiques. Ici, il condamne une autorité célèbre pour cette défaillance intellectuelle :

« Inutile de dire, professeur [Albert O.] Hirshmann est également nonchalamment ignorant que l’utilisation du concept de « spoliation »était aussi fréquente chez les libéraux du laissez-faire italiens comme Français»(p. 124).

Raico admire beaucoup Hayek, en particulier en tant qu’économiste ; mais il diffère grandement de Hayek dans sa compréhension de l’histoire du libéralisme. Dans « La centralité du libéralisme français », il conteste la tentative de Hayek de

« distinguer deux traditions de l’individualisme (ou libéralisme). La première, essentiellement une ligne britannique et empirique de la pensée, représente le libéralisme authentique ; la seconde, française (et continentale), n’est pas une véritable tradition libérale, mais plutôt un écart rationaliste qui mène « inévitablement » au collectivisme. » (p. 143)

Déjà dans sa thèse, écrite sous la direction de Hayek, Raico avait souligné des problèmes au sein de la dichotomie de Hayek. Ainsi, il a noté que Lord Acton, un des exemples principaux de Hayek de tradition et de bon sens, évolua vers une position plus rationaliste :

« Au moment où il a livré ses deux conférences sur l’histoire de la liberté, Acton révisa son point de vue sur le rôle suprême de la raison dans ce domaine : la réalisation de la liberté religieuse en Angleterre est attribuée non à la fidélité envers des moyens reçus, mais à leurs rejet délibéré » (La place de la religion dans la philosophie libérale de Constant, Tocqueville, et Acton, Mises Institute, 2010, p. 111).

Hayek était sans doute conscient que deux des plus éminents libéraux français, Constant et Tocqueville, étaient à l’opposé des rationalistes constructivistes, dans son sens péjoratif ; en fait, Hayek admirait beaucoup Tocqueville. Mais ces deux grandes figures, Raico le dit clairement, étaient loin d’être les seuls dans leur respect de la tradition. Le comte de Montalembert était fermement engagé comme catholique romain ; en aucun cas il n’a pensé que toutes les religions étaient d’égale valeur.

« Il est hautement significatif que Montalembert, comme il l’affirme catégoriquement, refuse de défendre la liberté religieuse du fait des « doctrines ridicules et coupables voulant que toutes les religions soient également vraies et bonnes en elles-mêmes, ou que l’autorité spirituelle n’oblige pas la conscience. » (p. 152)

Compte tenu cette vision de la religion, pourquoi Montalembert était-il un libéral ? Compte tenu du pluralisme immuable de la société contemporaine, ce serait un projet sans espoir pour les catholiques d’entreprendre d’établir le catholicisme à travers l’utilisation de la force contre les non-croyants. En outre, toute telle tentative serait dangereuse. Une fois le principe de l’intervention étatique admis, les anticatholiques, s’ils devaient avoir le pouvoir, ne devraient-ils pas essayez de supprimer l’Eglise ? Il est bien mieux, donc, d’adopter le principe d’une position de non-intervention ; de cette façon, la liberté pourrait être assurée pour tous. Montalembert ne limitait pas son libéralisme à la défense de la liberté religieuse. Il s’opposait fermement au socialisme et était un critique prémonitoire du danger pour la liberté posé par le monopole d’État sur l’enseignement. Devant l’analyse de Raico, il serait difficile pour Hayek de défendre sa dichotomie en soulignant que Montalembert est né à Londres.

Une autre figure influente qui fit des ravages envers le schéma d’Hayek est Gustave de Molinari. Dans un premier temps, on pourrait supposer que la négation radicale de Molinari de la nécessité d’un gouvernement l’aurait amené à rejeter aussi la tradition. Ce n’était décidément pas le cas.

« Cet ultime « extrême » des libéraux français ou même de tous les européens (Auberon Herbert en Grande-Bretagne serait un proche rival) affichait une chaleureuse sympathie pour la tradition et la culture « organique », allant même jusqu’à critiquer le Code Napoléon parce que consolidant les « réformes » de la Révolution, en remplaçant les coutumes bigarrées des provinces par une législation uniforme. » (p. 157)

Mises tenait le premier rang des défenseurs du libéralisme classique du XXe siècle, et les marxistes n’ont pas été capables de répondre pertinemment à ses défis envers leur crédo. Au contraire, ils ont bien trop souvent eu recours à des biais. Dans « Le libéralisme de Ludwig von Mises sur le fascisme, la démocratie, et l’impérialisme », Raico répond à une telle attaque sur Mises, avancée par l’historien marxiste britannique Perry Anderson.

Anderson notait que, dans Libéralisme, publié en Allemagne en 1927, Mises a déclaré à propos du fascisme italien :

« Il ne peut pas être nié que le fascisme [italien] et les mouvements similaires visant à la mise en place de dictatures sont emplis des meilleures intentions et que leurs interventions ont pour l’instant, sauvé la civilisation européenne. » (p. 166).

Mises, le champion supposé de la liberté, était-il en fait un fasciste ?

Le commentaire de Raico sur cette question est simple et direct. Mises n’était évidemment pas un fasciste : ses critiques de ce système sont nombreuses, approfondies, et diverses. Mais l’Italie des années d’après la Première Guerre mondiale était vraiment menacée par la révolution socialiste, ou du moins de nombreux observateurs compétents à cette époque le croyaient ; et Mussolini et ses cohortes mirent fin au danger. Anderson, à ce propos, est coutumier de salir les érudits qu’il juge pas assez loin à gauche. Il a traité le grand « Despotisme Oriental » de Karl Wittfogel de « vulgaire charivari » (Anderson, Lignées de l’État Absolutiste, Verso, 1974, p. 487).

Dans « Eugen Richter et la fin du libéralisme allemand », Raico décrit la lutte héroïque du chef des libéraux allemands contre l’État-providence de Bismarck. (Il a longuement écrit sur le libéralisme classique allemand dans son superbe Die Partei der Freiheit – Le Parti de la Liberté.).

Les partisans de l’Etat-providence le présente souvent comme un effort visant à protéger les travailleurs et les pauvres contre les ravages du capitalisme débridé. Au contraire, les mesures imposées de l’Etat-providence interféraient  avec les mesures des programmes privés d’aide sociale et menaçaient de lancer une orgie insoutenable des dépenses. Comme Richter l’a fait remarquer, « En entravant ou limitant le développement des fonds indépendants, on se lança sur la route de l’Etat-assistance et ici se réveillèrent les revendications croissantes sur l’État que, à long terme, aucun système politique ne peut satisfaire » (p. 202, souligné dans l’original).

Raico est entièrement d’accord :

« On pourrait aussi réfléchir à une circonstance qui semble aujourd’hui tout à fait possible : que, après tant de « contradictions » fatales du capitalisme qui ont échoué à se matérialiser, à la fin une véritable contradiction soit apparue, une qui pourrait bien détruire le système, à savoir l’incompatibilité entre le capitalisme et l’État providence sans limite issu du fonctionnement d’un ordre démocratique. » (p. 202)

Le chapitre de conclusion de l’ouvrage, «  Arthur Ekirch sur le militarisme américain », est un hommage à un remarquable historien qui a suivi la montée du militarisme au cours de l’histoire américaine. Ekirch, comme Raico, a eu un fort engagement moral envers la liberté, et il a analysé la montée du militarisme, non pas comme un observateur froid, mais comme un adversaire affirmé.

Dans le cadre de son hommage à Ekirch, Raico accomplit une chose remarquable. Il offre un brillant résumé de l’ensemble de l’évolution de la politique étrangère des États-Unis, culminant en la position actuelle de l’Amérique dominant le monde. Quelques exemples de ses commentaires suffiront ici. D’un des grands défenseur d’une marine forte, Alfred Thayer Mahan, il dit :

« Mahan n’avait pas grand chose d’un commandant de la marine (ses navires avaient tendance à entrer en collision), mais il était un superbe propagandiste pro marine. Son œuvre sur L’influence de la puissance navale sur l’histoire, 1660-1783, fut reprise par les pro-marine en Allemagne, au Japon, en France, et ailleurs. Il alimenta la course aux armements qui conduisit à la Première Guerre mondiale, et ne fût pas une grande bénédiction pour l’humanité. » (p. 214)

Sur Theodore Roosevelt, il n’est pas moins moqueur :

« Dieu seul sait ce que Theodore Roosevelt fait sur ce monument emblématique éternellement reproduit du Mont Rushmore, juste à côté de Jefferson. Il méprisait Jefferson comme un faible, et Jefferson l’aurait méprisé comme un fauteur de guerre. » (p. 214)

Pour plus de détails sur ce sujet et apparentés, le lecteur peut consulter l’œuvre remarquable de Raico, « Grandes guerres et de grands leaders : Une réfutation libertarienne. »

Ralph Raico est un penseur et érudit extraordinaire. Je l’ai rencontré la première fois en 1979 et j’ai été aussitôt impressionné par son intelligence, son érudition, et, non des moindres, son humour. Trente-deux ans plus tard, ces qualités restent impressionnantes. J’ai beaucoup appris de Ralph et je suis honoré de l’avoir comme ami.

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