Frédéric Bastiat, fondateur de la science économique moderne ?

201504201_salin1380  Pascal Salin a présenté au cours de l’hommage rendu à feu notre ami Jacques de Guenin, le mercredi 20 janvier 2016, son dernier ouvrage en date, Frédéric Bastiat, Père de la Science économique moderne. Une perspective iconoclaste sur laquelle le Professeur Salin a accepté de venir s’entretenir avec l’Institut Coppet.

  Grégoire Canlorbe : À première vue, le titre de fondateur de la science économique moderne (ou de la science économique en tant que science à part entière) semble revenir à Adam Smith, dans la mesure où le docteur écossais est à l’origine de deux idées centrales de l’économie moderne.

  D’une part, l’interdépendance du marché et de la division du travail, à savoir que l’étendue du marché détermine celle de la division du travail, et réciproquement. D’autre part, la supériorité cognitive de l’intérêt privé, exprimée à travers la métaphore de « la main invisible », à savoir que l’intérêt privé des capitalistes n’a pas seulement la vertu de les inciter à allouer leur capital de manière profitable pour l’industrie nationale ; il a également la vertu de permettre, à cette fin, l’usage d’une information locale et personnelle qu’aucun politicien ne saurait posséder à leur place. Ce point sera particulièrement enrichi par Destutt de Tracy et plus proche de nous, Friedrich A. von Hayek.

  En nous penchant sur le grand traité de Bastiat, Harmonies économiques, il semble bien que la première de ces deux idées Smithiennes plane sur toutes ses pages et vivifie toutes ses lignes. Elle constitue le socle de la démonstration par Bastiat des avantages mutuels de l’échange (libre et volontaire). À savoir que la division du travail est d’autant plus étendue et sophistiquée que les possibilités d’échange sont accrues et diversifiées (et vice-versa).

  « Le lecteur voit bien maintenant, écrit Bastiat au chapitre Échange, ce qui constitue la vraie puissance de l’échange. Ce n’est pas […] qu’il implique deux gains, parce que chacune des parties contractantes estime plus ce qu’elle reçoit que ce qu’elle donne. Ce n’est pas non plus que chacune d’elle cède du superflu pour acquérir du nécessaire. C’est tout simplement que, lorsqu’un homme dit à un autre: Ne fais que ceci, je ne ferai que cela, et nous partagerons, il y a meilleur emploi du travail, des facultés, des agents naturels, des capitaux, et, par conséquent, il y a plus à partager. À plus forte raison, si trois, dix, cent, mille, plusieurs millions d’hommes entrent dans l’association. »

  Il n’est pas anodin que cette analyse fasse suite à la récapitulation des gains de productivité de la division du travail établis par Smith quelques décennies auparavant.

  « Comment la faculté d’échanger a-t-elle élevé l’humanité à la hauteur où nous la voyons aujourd’hui? Par son influence sur le travail, sur le concours des agents naturels, sur les facultés de l’homme et sur les capitaux.

  Adam Smith a fort bien démontré cette influence sur le travail.

  « L’accroissement, dans la quantité d’ouvrage que peut exécuter le même nombre d’hommes par suite de la division du travail, est dû à trois circonstances, dit ce célèbre économiste: 1° au degré d’habileté qu’acquiert chaque travailleur; 2° à l’économie du temps, qui se perd naturellement à passer d’un genre d’occupation à un autre; 3° à ce que chaque homme a plus de chances de découvrir des méthodes aisées et expéditives pour atteindre un objet, lorsque cet objet est le centre de son attention, que lorsqu’elle se dissipe sur une infinie variété de choses. »

  Ceux qui, comme Adam Smith, voient dans le Travail la source unique de la richesse, se bornent à rechercher comment il se perfectionne en se divisant. Mais nous avons vu, dans le chapitre précédent, qu’il n’est pas le seul agent de nos satisfactions. Les forces naturelles concourent. Cela est incontestable. »

  Manifestement, Frédéric Bastiat marche dans les traces d’Adam Smith, qu’il développe, complète et peaufine, certes avec génie, mais sans mériter le titre de pionnier de son illustre prédécesseur. Aussi original soit-il vis-à-vis de Smith, il ne saurait être tenu à la place de celui-ci pour le fondateur de la science économique moderne. Il est plus probable qu’il soit celui qui ait donné à l’économie moderne ses lettres de noblesse, à défaut de l’avoir fondée.

  Pascal Salin : En intitulant mon petit livre sur Bastiat Frédéric Bastiat, Père de la science économique moderne, je ne prétendais pas suggérer que Frédéric Bastiat a été l’unique fondateur de la science économique ni le premier théoricien de l’économie dans L’Histoire des idées. Il aurait certes été peut-être préférable (mais moins joli pour un titre) d’écrire Frédéric Bastiat, un des Pères de la science économique moderne.

  Il est vrai qu’Adam Smith est très souvent considéré comme le “Père de l’économie politique”, mais ce titre lui est contesté par exemple par Josef Schumpeter et par Murray Rothbard. Ce dernier considère en effet, d’une part qu’Adam Smith n’a pas été totalement innovateur par rapport à ceux qui l’ont précédé et, d’autre part, que sa contribution est moins importante que celle de Frédéric Bastiat, mais aussi de Jean-Baptiste Say; de Turgot ou de Destutt de Tracy. Ceci dit, il n’est pas question de nier l’influence considérable d’Adam Smith dans l’évolution de la pensée économique ni l’influence qu’il a pu avoir précisément sur Frédéric Bastiat. Il n’y a pas d’opposition fondamentale entre la pensée d’Adam Smith et celle de Frédéric Bastiat, mais peut-être plutôt des différences dans l’importance relative qu’ils attribuent à telle ou telle variable, à tel ou tel phénomène. Parmi les caractéristiques très importantes à mes yeux de l’approche de Frédéric Bastiat il y a le fait qu’il avait parfaitement vu que la science économique devait tenir compte non pas de ce qui est mesurable et visible, mais de ce qui est subjectif, ce qui est dans la tête des êtres humains et qui explique leur comportement et donc le fonctionnement d’une société. De ce point de vue il été un précurseur de ce qu’on appelle “l’école autrichienne d’économie”, en particulier de Ludwig von Mises et Friedrich Hayek

  Ceci me conduit à un autre aspect de la question. Je dois en effet reconnaître que l’on peut contester le titre de mon petit ouvrage sur Bastiat d’un autre point de vue, car on peut effectivement se demander si la science économique moderne s’est bien développée dans la lignée de la pensée de Frédéric Bastiat. Or, je dois avouer qu’en choisissant ce titre, j’ai fait un peu ce que les anglo-saxons appellent du “wishful thinking”. En effet, la science économique moderne à laquelle je me réfère implicitement dans ce titre n’est malheureusement pas la science économique dominante, mais celle qui me semble mériter le mieux le titre de “science économique”, à savoir celle qui s’est construite de manière rigoureuse et logique à partir de la reconnaissance du caractère subjectif de l’action humaine (pour reprendre le titre du grand ouvrage de Ludwig von Mises, L’action humaine). Et il est clair que, pour moi, c’est l’école “autrichienne” qui représente le mieux cette approche.

  Il existe dans la science économique une situation assez étrange. Tous les économistes commencent leur apprentissage par une approche individualiste, celle qui consiste à étudier le comportement du consommateur, puis le comportement du producteur. Pour ma part, je suis réticent à l’égard de cette distinction qui est faite entre le comportement du consommateur et le comportement du producteur, comme s’il y avait deux personnages différents, alors que la seule chose qui existe est l’action humaine. Mais, ceci dit, il n’en reste pas moins que l’étude de l’économie part de la prise en considération de l’utilité, c’est-à-dire de ce qui est subjectif. Mais à partir de cette base commune, la science économique diverge profondément : les économistes “autrichiens” restent fidèles à cette approche subjectiviste, alors que les économistes du “mainstream” se préoccupent d’obtenir des concepts mesurables car ils estiment qu’il n’est de science que du mesurable (comme cela est le cas pour les sciences naturelles ou physiques). J’ai essayé de repérer le point de divergence entre ces deux approches dans un texte dans un texte paru récemment[1].

  La science économique moderne n’est donc pas monolithique. La branche dominante – le “mainstream” – est certes éloignée des enseignements de Frédéric Bastiat, mais elle me paraît précisément critiquable parce qu’elle n’est pas fidèle à son fondement et je souhaiterais évidemment que la branche dominante soit la branche d’inspiration “autrichienne” (que l’on pourrait donc appeler la branche “austro-bastiatienne”…)

  Enfin, en parlant de science économique moderne, j’ai voulu aussi souligner que les raisonnements de Frédéric Bastiat permettaient de répondre de manière rigoureuse à des préoccupations contemporaines.

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Frédéric Bastiat (1801-1850) – Adam Smith (1723-1790)

  Grégoire Canlorbe : La loi des débouchés, une proposition empruntée à James Mill par Jean-Baptiste Say (et à sa suite, Frédéric Bastiat), affirme qu’il ne peut y avoir de déficience de la demande pour les biens de consommation (improductive), dans la mesure où l’accroissement de la portion du revenu national dédiée à l’épargne (et à la consommation dite productive), loin de porter atteinte aux débouchés (rentables) pour les biens de consommation, ne fait qu’altérer la composition du produit national.

  Du fait de la hausse de l’épargne, une quantité accrue de biens d’investissement et une quantité moindre de biens de consommation sont demandées ; mais cet accroissement de l’épargne, s’il a pour corollaire une baisse de la consommation, n’équivaut pas à un excès des biens de consommation offerts par rapport à la demande (solvable). En effet, les produits mis en vente, qu’il s’agisse des biens de consommation ou des biens d’investissement, s’achètent les uns les autres. Quelle que soit la part respective des biens d’investissement et des biens de consommation au sein du produit national, chaque marchandise est assurée de rencontrer la demande (au prix qui couvre les coûts); et ce, aussi longtemps que rien ne vient empêcher les produits de s’échanger les uns contre les autres.

  La loi des débouchés, virtuellement partagée par l’écrasante majorité des économistes classiques (et des économistes néoclassiques jusqu’à Keynes), constitue un argument à l’encontre de toute explication des crises économiques invoquant un surplus d’épargne (i.e., de consommation dite productive) et une insuffisance de consommation (improductive) à l’origine de l’effondrement de l’activité. Mais il ne s’agit pas pour autant de nier la possibilité des crises économiques. Leur cause est à rechercher dans tout ce qui est susceptible à un moment donné de venir briser le mécanisme de l’échange indirect (via lequel les produits génèrent en se vendant la demande de consommation ou d’investissement pour ces mêmes produits) : politique monétaire, interventionnisme et arbitraire étatique. Dans les termes de Bastiat, papier-monnaie, organisation artificielle et incertitude.

  La théorie pour ainsi dire moderne du cycle (que d’aucuns n’hésitent pas à qualifier comme une régression dans l’histoire des idées), issue des ouvrages de Keynes, s’intéresse pour sa part aux niveaux respectifs des grands agrégats économiques au détriment de toute approche structurelle (du mécanisme de l’échange indirect), ce qui est précisément le contraire de la démarche classique. À l’encontre de la loi des débouchés, elle situe l’origine des crises cycliques du capitalisme dans la déficience de la consommation. En ce sens, Bastiat ne saurait être tenu pour un « moderne » dans son approche de la conjoncture ; mais avec son acuité théorique et la fulgurance de son esprit d’analyse, il continue très certainement de donner du fil à retordre aux adeptes contemporains de la théorie keynésienne.

  Comment développeriez-vous les leçons intemporelles que nous pouvons tirer de Bastiat pour élucider les vices et mérites de la théorie « moderne » du cycle ? En particulier, de quelle manière préfigure-t-il la théorie autrichienne du cycle, concurrente de nos jours avec les diagnostics keynésiens, qui impute la responsabilité de la crise aux distorsions créées dans la structure de production par une politique monétaire expansionniste ?

  Pascal Salin : On peut trouver dans l’œuvre de Frédéric Bastiat une série d’arguments que l’on pourrait interpréter à notre époque comme des critiques de l’approche keynésienne. Pour prendre un exemple, dans son pamphlet sur la “vitre brisée” il raconte l’histoire d’un enfant qui joue au ballon et qui brise une vitre chez son père. Bastiat critique alors l’idée fréquente selon laquelle cela permet d’accroître la demande de vitres et de fournir du travail supplémentaire aux vitriers. Il explique qu’il existe en fait une perte nette qui correspond à la perte d’utilité pour le père du petit garçon, obligé de travailler plus pour payer la vitre ou de sacrifier l’usage de certains biens de consommation.

  Mais il serait évidemment excessif de dire que l’on peut trouver dans l’œuvre de Frédéric Bastiat une théorie du cycle proche de celle qui a été développée par les économistes “autrichiens”. Il était cependant très conscient des troubles apportés par une création monétaire excessive, plus précisément par la production d’une monnaie non gagée par des biens réels. On trouve ainsi des remarques fort intéressantes dans un échange de lettres qu’il a eu avec Proudhon et où il critique les propositions de ce dernier en faveur du “crédit gratuit” et de l’émission correspondante de monnaie (“fictive”).

  Ainsi, écrit-il, “Multiplier et égaliser les richesses sur la terre en y jetant une pluie de papier-monnaie, voilà tout le mystère.”

  “L’altération des monnaies, pouvant aller jusqu’à la monnaie fictive, c’est une invention qui n’est ni neuve, ni d’origine très-démocratique. Jusqu’ici cependant, on avait pris la peine de donner ou de supposer au papier-monnaie quelques garanties, les futures richesses du Mississipi, le sol national, les forêts de l’État, les biens des émigrés, etc. On comprenait bien que le papier n’a pas de valeur intrinsèque, qu’il ne vaut que comme promesse, et qu’il faut que cette promesse inspire quelque confiance pour que le papier qui la constate soit volontairement reçu en échange de réalités. De là le mot crédit (credere, croire, avoir foi). Vous ne paraissez pas vous être préoccupé de ces nécessités. Une fabrique inépuisable de papier-monnaie, voilà votre solution.”

  Frédéric Bastiat critique la proposition faite par Proudhon de confier à une banque nationale la tâche de distribuer du crédit gratuit à partir de l’émission de papier-monnaie. Il explique que les détenteurs de cette monnaie sont en quelque sorte obligés de faire une épargne involontaire pour financer les crédits distribués par la banque nationale.

  Il écrit ainsi : “Car enfin votre Banque n’aura pas la vertu de changer notre nature, de réformer nos mauvaises inclinations. Bien au contraire, et il faut reconnaître que l’extrême facilité de se procurer du papier-monnaie, sur la simple promesse de travailler à le rembourser ultérieurement, serait un puissant encouragement au jeu, aux entreprises folles, aux opérations hasardeuses, aux spéculations téméraires, aux dépenses immorales ou inconsidérées. C’est une chose grave que de placer tous les hommes en situation de se dire : « Tentons la fortune avec le bien d’autrui ; si je réussis, tant mieux pour moi ; si j’échoue, tant pis pour les autres. » Je ne puis concevoir, quant à moi, le jeu régulier des transactions humaines en dehors de la loi de responsabilité. Mais, sans rechercher ici les effets moraux de votre invention, toujours est-il qu’elle ôte à la Banque nationale toute condition de crédit et de durée.”

  Il est alors particulièrement intéressant de noter une conclusion de Frédéric Bastiat qui s’adresse ainsi à Proudhon : “Si votre Banque n’est qu’une fabrique de papier-monnaie, elle amènera la désorganisation sociale. Que si, au contraire, elle est établie sur les bases de la justice, de la prudence et de la raison, elle ne fera rien que ne puisse faire mieux qu’elle la liberté des Banques“.

  On retrouve ici un thème important qui a été si bien étudié par Friedrich Hayek, à savoir le plaidoyer pour la concurrence des monnaies et la liberté bancaire (qui permettrait précisément d’éviter les cycles économiques d’origine monétaire).

bpt6k202320j  Grégoire Canlorbe : Au chapitre trois des Harmonies économiques, intitulé « des besoins de l’homme », Bastiat exprime son hostilité véhémente au recours systématique à la formalisation mathématique, ce en quoi il déroge peu à la tradition méthodologique de l’économie de son siècle.

  « L’économie politique, écrit-il, n’a pas, comme la géométrie ou la physique, l’avantage de spéculer sur les objets qui se laissent peser ou mesurer ; et c’est là une de ses difficultés d’abord, et puis une perpétuelle cause d’erreurs ; car, lorsque l’esprit humain s’applique à un ordre de phénomènes, il est naturellement enclin à chercher un criterium, une mesure commune à laquelle il puisse tout rapporter, afin de donner à la branche de connaissances dont il s’occupe le caractère d’une science exacte. Aussi nous voyons la plupart des auteurs chercher la fixité, les uns dans la valeur, les autres dans la monnaie, celui-ci dans le blé, celui-là dans le travail, c’est-à-dire dans la mobilité même. »

  Depuis l’avènement des courants néoclassique et keynésien, la théorie dite de l’équilibre général, qui s’intéresse à des rapports de détermination réciproque des grandeurs, passe pour le nec plus ultra de la science économique, que ce soit en micro ou en macro ; et fait très précisément la part belle à cette hégémonie des mathématiques qui semblait inconcevable à Bastiat. Face au dédain généralisé de notre époque pour « la démarche littéraire » des économistes classiques, tenus de manière plus ou moins subreptice pour des pionniers superficiels voire des amateurs inconséquents, que rétorqueriez-vous en défense de la mise en garde de Bastiat ?

  Pascal Salin : Comme dans beaucoup d’autres textes, Frédéric Bastait nous livre ici une vision prémonitoire. Cela est particulièrement frappant parce qu’il ne connaissait pas à son époque le déluge de travaux statistiques caractéristiques de notre époque, de même que la prédominance des modèles mathématiques dans la science économique contemporaine.

  Je reconnais un mérite à la théorie de l’équilibre général, à savoir qu’elle fait prendre conscience – au cours de la phase de formation d’un économiste – de l’interdépendance générale qui existe entre les variables économiques. Cette prise de conscience serait utile, par exemple, pour évaluer les politiques économiques qui cherchent généralement à résoudre un problème partiel sans tenir compte des conséquences de ces politiques dans le système économique (d’où l’existence de ce qu’on appelle des “effets pervers”). Mais il faut bien se garder de prendre cette théorie pour une description correcte et exhaustive de la réalité économique. En effet, elle ne rend pas compte des aspects subjectifs et elle relève donc de la “prétention de la connaissance”. Elle rend mal compte de l’évolution des variables économiques parce que, ignorant précisément les projets et les connaissances des individus, elle est conduite à utiliser une approche mécaniciste qui n’a aucun rapport avec l’évolution effective des choses.

  Comme je l’ai déjà rappelé la fascination pour ce qu’on appelle les “sciences exactes” conduit la plupart des gens à penser que les sciences sociales doivent imiter la démarche des sciences exactes. Et c’est là qu’on rencontre le problème méthodologique fondamental. Les sciences exactes pratiquent l’empirisme logique, qui consiste à partir d’hypothèses a priori, l’essentiel étant d’aboutir à des propositions “falsifiables” (selon les termes de Karl Popper), c’est-à-dire des propositions que l’on peut confronter à la réalité. Pour que cette confrontation soit possible il faut évidemment aboutir à des propositions quantifiables, d’où le préjugé en faveur de ce qui est mesurable.

  Mais les économistes “autrichiens” adhèrent à juste titre à une autre approche méthodologique, “l’individualisme méthodologique” ou “a priorisme logique”. Il s’agit à l’inverse de partir d’hypothèses conformes à la réalité concernant la nature des êtres humains (par exemple leur caractère rationnel) et à en déduire logiquement des propositions qui ne peuvent pas nécessairement être confrontées à la réalité parce qu’elles ne sont pas quantifiables, mais qui n’en sont pas moins valables si le raisonnement a été poursuivi correctement. Il est clair que Frédéric Bastiat, même s’il n’a pas exprimé les choses dans ces termes, se rattachait à cette démarche méthodologique et de là vient sa critique justifiée à l’égard de l’usage des mathématiques et de la recherche de ce qui est mesurable.

  Une démarche scientifique doit évidemment être rigoureuse. Mais ce qui est nécessaire n’est pas la rigueur formelle – celle des mathématiques – mais la rigueur conceptuelle. De ce point de vue on doit dire que Frédéric Bastiat a bien eu une démarche scientifique. Mais ceux qui s’attachent uniquement à la rigueur formelle ont tendance à le considérer uniquement comme un idéologue, un journaliste ou un conteur d’histoires. Ils ont évidemment tort. Parce qu’il avait bien compris les ressorts de l’action humaine et qu’il savait raisonner de manière rigoureuse, Frédéric Bastiat devrait être considéré comme un modèle pour la science économique.

  Grégoire Canlorbe : Dans son ouvrage polémique de 1999 sur la mondialisation, Maurice Allais formule un certain nombre de griefs envers la théorie ricardienne des coûts comparés et évoque à cette occasion « la pétition des marchands de chandelle ».

  Selon Allais, la théorie des coûts comparés, qui étudie les effets de l’ouverture au commerce international lorsque les facteurs de production sont immobiles (et que seuls les produits finis sont échangés entre les pays relativement plus développés et relativement moins développés), n’a pas cette portée universelle qu’on lui prête généralement. Autrement dit, il arrive sous certaines circonstances que la conclusion du modèle se vérifie, selon laquelle les spécialisations nationales (en fonction des avantages comparatifs de chaque pays) entraînées par l’adoption du libre échange concourent à augmenter le niveau de vie moyen de chaque pays. Mais il arrive aussi que cette conclusion ne se vérifie pas.

  La condition d’applicabilité de la théorie ricardienne consiste à ce que les coûts comparatifs restent invariants au cours du temps. Cette donnée se vérifie effectivement dans le cas des ressources naturelles ; les pays producteurs de pétrole ou les nations tropicales disposent d’un avantage comparatif qui restera le même dans l’avenir prévisible. Mais aucun avantage comparatif ne saurait être détenu de manière permanente dans le domaine industriel. À cet égard, la diminution ou la disparition de certaines industries dans les pays développés (en raison d’une ouverture au libre échange avec les pays peu développés) pourrait à terme se révéler désavantageuse, dans la mesure où les conditions de la production, en particulier les coûts de la main-d’œuvre, non seulement s’avèrent entièrement différentes dans les pays peu développés mais se modifient considérablement avec le temps.

41K48DM9Q6L  Sans attaquer frontalement le sophisme de Bastiat, préférant lui rendre un hommage ambigu, Allais s’exprime en ces termes à propos de la pétition des marchands de chandelle.

  « Le modèle considéré par la théorie des coûts comparés de Ricardo de 1817 repose sur une hypothèse essentielle, savoir que la structure des coûts comparés (c’est-à-dire des fonctions de production) reste invariable au cours du temps. Tel est précisément le cas du sophisme de Frédéric Bastiat. La pétition des marchands de chandelle n’a aucun fondement, car les avantages de la lumière solaire sont permanents et ils ne changeront pas dans l’avenir. Le sophisme de Bastiat est ici éclairant et convaincant [sans qu’on ne puisse pour autant généraliser la conclusion de Bastiat en faveur du libre échange aux cas de figure où les coûts comparatifs ne sont pas invariants dans le temps.] »

  En effet, en cas de non-invariance des coûts comparés, les avantages comparatifs d’aujourd’hui pourraient disparaître demain, cette disparition rendant nécessaire à terme la restauration des activités précédemment supprimées (alors que le savoir-faire et le capital ont été perdus). Selon vous, comment Bastiat aurait-il répondu à Maurice Allais ?

  Pascal Salin : Il est, bien sûr, difficile, de se mettre à la place de Frédéric Bastiat, mais, même s’il ne l’aurait pas exprimé de cette manière, il me semble que son raisonnement aurait été le suivant. La théorie des coûts comparés n’est qu’une application particulière d’une théorie beaucoup plus générale, qui est la théorie de l’échange. Cette théorie est appliquée à l’échange entre des personnes situées dans des pays différents et elle fait l’hypothèse particulière qu’il y a immobilité des facteurs de production et mobilité des biens. Or la théorie générale de l’échange nous apporte la leçon irréfutable suivante : lorsqu’il existe des différences entre des individus (en ce qui concerne leurs capacités productives ou leurs besoins), l’échange est possible et nécessairement profitable. Le gain de l’échange est subjectif et non mesurable (de telle sorte que nous avons ici une illustration du fait qu’une proposition peut être scientifique et irréfutable, même si l’on ne peut pas la vérifier empiriquement).

  Maurice Allais a souvent dit que la théorie des coûts comparatifs de Ricardo était contestable parce qu’elle correspondait aux conditions de production de l’époque où Ricardo écrivait. Mais il avait tort de l’interpréter ainsi puisque, comme je viens de le dire, elle n’est qu’une illustration spécifique de la théorie de l’échange (ce qu’Allais ne voyait pas). C’est aussi à tort que l’on reproche à la théorie des coûts comparatifs de supposer des conditions invariantes. On le comprendra en se plaçant à l’échelle individuelle.

  À un moment donné du temps un individu se spécialise dans une activité productive et obtient par l’échange ce qu’il désire. Mais, bien sûr, les conditions changent continuellement. Or personne n’a une connaissance parfaite des changements futurs de son environnement, mais chacun choisit à tout moment d’agir en fonction de ce qu’il perçoit pour le présent et le futur. Bien sûr, il arrive à tout le monde de se tromper et de regretter une décision antérieure, mais il n’en reste pas moins que, lorsqu’une décision est prise, elle correspond pour un individu à la maximisation de son bien-être (sinon il ne la prendrait pas).

  Dans la mesure où il faut du temps pour changer une activité productive, la spécialisation d’un individu à un moment donné peut ne pas être la meilleure pour lui dans le futur, mais il n’y a aucune raison de penser que quelqu’un le sait mieux que lui. Il en va de même pour l’échange international : l’échange est le résultat de tous les choix faits par des millions d’individus, compte tenu de leurs différences de capacités productives, d’informations et d’aptitudes à prévoir le futur. Mais il est absurde de dire que la théorie des coûts comparatifs est statique; elle ne l’est pas plus que la théorie de l’échange. Mais l’information n’est jamais parfaite.

  Ceux qui – comme Maurice Allais – critiquent la théorie des coûts comparatifs sous prétexte qu’elle est statique – et qui préconisent en conséquence un certain protectionnisme, ce qui a été malheureusement le cas d’un Maurice Allais qui se prétendait libéral – supposent implicitement que les dirigeants politiques ont une meilleure information que tous les individus de la population mondiale et que la perfection de leur information leur permet de déterminer les spécialisations optimales et donc des politiques protectionnistes optimales. Frédéric Bastiat n’aurait évidemment pas été d’accord avec cela, car il avait compris remarquablement la théorie de l’échange et le comportement humain.

  Qu’on me permette d’ajouter une remarque : Je suis certes critique à l’égard de certains aspects de la pensée de Maurice Allais. Mais puisque nous parlons de Frédéric Bastiat, j’en viens naturellement à penser à notre ami Jacques de Guénin, décédé récemment et qui a tellement travaillé pour faire connaître l’œuvre de Bastiat, qu’il admirait beaucoup. Mais il avait aussi une certaine reconnaissance à l’égard de Maurice Allais qu’il avait eu comme professeur à l’Ecole des Mines et qui lui avait ouvert des horizons nouveaux[2]. Ceci signifie qu’il existe des voies variées pour construire son propre univers intellectuel. Mais ceux qui rencontrent l’œuvre de Frédéric Bastiat très tôt bénéficient d’un privilège.

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Jacques de Guenin, fondateur du Cercle Frédéric Bastiat

  Grégoire Canlorbe : Bastiat développe (ou reprend à son compte) une distinction relativement méconnue entre morale religieuse et morale économique.

  Ainsi qu’il l’écrit au chapitre deux de la seconde série des Sophismes,

  « la morale religieuse, pour arriver à la suppression de l’acte malfaisant, s’adresse à son auteur, à l’homme en tant qu’agent. Elle lui dit: « Corrige-toi; épure-toi; cesse de faire le mal; fais le bien, dompte tes passions; sacrifie tes intérêts; n’opprime pas ton prochain que ton devoir est d’aimer et soulager; sois juste d’abord et charitable ensuite. » […]

  La morale économique aspire au même résultat, mais s’adresse surtout à l’homme en tant que patient. Elle lui montre les effets des actions humaines, et, par cette simple exposition, elle le stimule à réagir contre celles qui le blessent, à honorer celles qui lui sont utiles. Elle s’efforce de répandre assez de bon sens, de lumière et de juste défiance dans la masse opprimée pour rendre de plus en plus l’oppression difficile et dangereuse.

  […] Que les deux morales, au lieu de s’entre-décrier, travaillent donc de concert, attaquant le vice par les deux pôles. Pendant que les économistes font leur œuvre, dessillent les yeux des Orgons, déracinent les préjugés, excitent de justes et nécessaires défiances, étudient et exposent la vraie nature des choses et des actions, que le moraliste religieux accomplisse de son côté ses travaux plus attrayants mais plus difficiles. Qu’il attaque l’iniquité corps à corps; qu’il la poursuive dans les fibres les plus déliées du cœur; qu’il peigne les charmes de la bienfaisance, de l’abnégation, du dévouement; qu’il ouvre la source des vertus là où nous ne pouvons que tarir la source des vices, c’est sa tâche, elle est noble et belle. »

  L’œuvre de Bastiat en général, et ces quelques lignes en particulier, ne sont-elles pas la preuve éloquente que le libéralisme classique, malgré ce que ses adversaires peuvent en dire, ne s’apparente ni à un relativisme moral (qui ne reconnaîtrait pas d’autre valeur objective et universelle que la liberté) ni à une doctrine scientiste (qui tiendrait la science pour le guide moral de l’humanité) ?

  Pascal Salin : Reprocher au libéralisme classique ou bien de conduire au relativisme moral ou bien d’être une doctrine scientiste est effectivement dépourvu de sens. Le libéralisme est en effet à la fois une méthode d’analyse et une éthique. C’est une méthode d’analyse car il consiste à penser – ce qui devrait être évident – qu’on ne peut comprendre le fonctionnement d’une société qu’en ayant une vision réaliste de ce qu’est un être humain, de sa nature profonde, de son comportement. L’éthique libérale, pour sa part, implique qu’il existe un devoir universel, celui qui consiste à respecter les droits légitimes de chacun. Bien sûr, chacun d’entre nous possède par ailleurs ses propres principes de morale personnelle concernant la manière de se comporter avec autrui. Ces morales personnelles sont très respectables, à condition cependant qu’elles ne soient pas incompatibles avec l’éthique universelle du respect des droits légitimes d’autrui.

  On peut souligner par ailleurs – pour rejoindre la pensée de Frédéric Bastiat – que les valeurs libérales sont des valeurs chrétiennes ou sont, tout au moins, totalement compatibles avec elles. Ainsi, c’est le christianisme qui a permis l’émergence de la liberté individuelle dans le monde occidental. Avec le christianisme, comme avec le libéralisme, l’homme n’est pas qu’un rouage dans la grande machine sociale, mais une personne qui mérite le respect en tant que telle.

  Libéralisme et christianisme partagent un socle commun du point de vue des valeurs universelles. Mais, bien sûr, dans ce cadre général chacun peut développer ses propres conceptions morales. Ainsi, le christianisme considère l’altruisme comme une vertu. Mais ceci n’a rien d’incompatible avec le libéralisme. En effet un libéral doit être intransigeant avec le devoir universel consistant à respecter les droits d’autrui, mais il n’a pas la prétention de suggérer une conduite particulière aux êtres humains, par exemple de leur suggérer – ou, encore moins, de leur imposer – un comportement altruiste ou égoïste vis-vis de telle ou telle personne ou catégorie de personnes. Il considère que cela relève de la responsabilité personnelle et qu’il est de son devoir de respecter ces morales personnelles aussi longtemps qu’elles ne viennent pas en contradiction avec le devoir universel de respect des droits d’autrui.

  Comme l’a bien vu Frédéric Bastiat, la science économique ne préconise pas une morale particulière et elle ne s’oppose pas à la morale religieuse. L’une et l’autre poursuivent des objectifs différents, mais elles sont parfaitement compatibles.

  Je vous remercie pour cet entretien. Comme d’habitude, c’était un travail délicat car vos questions sont exigeantes et précises (à juste titre évidemment).

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Hommage à Jacques de Guenin, par Pascal Salin et Philippe Nataf

[1] Chapitre 16 (“The Gap between Austrian Economics and the mainstream”) dans mon livre, Competition, Coordination and Diversity – From the Firm to Economic Integration, Cheltenham-UK, Northampton-USA, Edward Elgar, 2015

[2] Jacques de Guénin explique clairement ce qu’il doit à Maurice Allais et à Frédéric Bastiat dans un texte au titre significatif, “Œcuménisme économique”, dans L’homme libre, Paris, Les Belles Lettres, 2006.

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