Benjamin Franklin sur le luxe, la paresse et le travail

Lettre à Benjamin Vaughn, de France, 1784*.
[Membre du parlement d’Angleterre, pour le bourg de Calne, en Wiltshire. Il était lié d’amitié avec Franklin.]

On ne peut s’empêcher d’être étonné, quand on voit combien les affaires de ce monde sont conduites à contre-sens. Il est naturel d’imaginer que l’intérêt d’un petit nombre d’individus devrait céder à l’intérêt général. Mais les individus mettent à leurs affaires beaucoup plus d’application, d’activité et d’adresse que le public n’en met aux siennes ; de sorte que l’intérêt général est très souvent sacrifié à l’intérêt particulier.
Nous assemblons des parlements et des conseils, pour profiter de leur sagesse collective : mais en même temps, nous avons nécessairement l’inconvénient de leurs passions réunies, de leurs préjugés et de leurs intérêts personnels. Par ce moyen, des hommes artificieux triomphent de la sagesse, et trompent même ceux qui la possèdent ; et si nous en jugeons par les actes, les arrêts, les édits, qui règlent la destinée du monde et les rapports du commerce, une assemblée d’hommes importants, est le corps le plus fou qui existe sur la terre.
Certes, je n’ai encore rien trouvé pour remédier au luxe. Je ne suis même pas sûr qu’on puisse y réussir dans un grand état, ni que ce soit toujours un mal aussi dangereux qu’on le croit.

Supposons qu’on comprenne, dans la définition du luxe, toutes les dépenses inutiles. Examinons ensuite s’il est possible d’exécuter, dans un pays étendu, les lois qui s’opposent à ces dépenses ; et si, en les exécutant, les habitants de ce pays doivent être plus heureux, ou même plus riches.

L’espoir de devenir un jour en état de se procurer les jouissances du luxe, n’est-il pas un puissant aiguillon pour le travail et pour l’industrie ? Le luxe ne peut-il pas, par conséquent, produire plus qu’il ne consomme, puisqu’il est vrai que, sans un motif extraordinaire, les hommes seraient naturellement portés à vivre dans l’indolence et dans la paresse ?

Cela me rappelle un trait que je vais vous citer.
Le patron d’une chaloupe, qui naviguait entre le cap May et Philadelphie, m’avait rendu quelque petit service, pour lequel il refusa toute espèce de paiement. Ma femme apprenant que cet homme avait une fille, lui envoya en présent, un bonnet à la mode. Trois ans après, le patron se trouvant chez moi avec un vieux fermier des environs du cap May, qui avait passé dans sa chaloupe, parla du bonnet envoyé par ma femme, et raconta combien sa fille en avait été flattée.—«Mais, ajouta-t-il, ce bonnet a coûté bien cher à notre canton».—«Comment cela, lui dis-je».—«Oh ! me répondit-il, quand ma fille parut dans l’assemblée, le bonnet fut tellement admiré, que toutes les jeunes personnes voulurent en faire venir de pareils de Philadelphie ; et nous calculâmes, ma femme et moi, que le tout n’a pas coûté moins de cent livres sterling».—«Cela est vrai, dit le fermier. Mais vous ne racontez pas toute l’histoire. Je pense que le bonnet vous a été de quelqu’avantage ; parce que c’est la première chose qui a donné à nos filles l’idée de tricoter des gants d’estame pour vendre à Philadelphie, et se procurer, par ce moyen, des bonnets et des rubans ; et vous savez que cette branche d’industrie s’accroît tous les jours et doit avoir encore de meilleurs effets».
Je fus assez content de cet exemple de luxe, parce que non seulement les filles du cap May devenaient plus heureuses en achetant de jolis bonnets, mais parce que cela procurait aussi aux Philadelphiennes, une provision de gants chauds.

Dans nos villes commerçantes, situées le long de la mer, les habitants s’enrichissent de temps en temps. Quelques-uns de ceux qui acquièrent du bien, sont prudents, vivent avec économie, et conservent ce qu’ils ont gagné pour le laisser à leurs enfants. Mais d’autres, flattés de faire parade de leur richesse, font des extravagances et se ruinent. Les lois ne peuvent l’empêcher ; peut-être même n’est-ce pas un mal pour le public. Un schilling prodigué par un fou, est ramassé par un sage, qui sait mieux comment il faut en faire usage ; et conséquemment, il n’est point perdu.

Un homme vain et fastueux bâtit une belle maison, la meuble avec élégance, y vit d’une manière splendide, et se ruine en peu d’années ; mais les maçons, les charpentiers, les serruriers et d’autres ouvriers honnêtes qu’il a fait travailler, ont pu, par ce moyen, entretenir et élever leur famille. Le fermier a été récompensé des soins qu’il a pris, et le bien a passé en de meilleures mains.

Il est, à la vérité, des cas, où quelques modes inventées par le luxe peuvent devenir un mal public, comme il est lui-même un mal particulier. Par exemple, si un pays exporte son bœuf et sa toile pour payer l’importation du vin de Bordeaux et du porter, tandis qu’une partie de ses habitants ne vivent que de pommes de terre et n’ont point de chemises, cela ne ressemble-t-il pas à ce que fait un fou qui laisse sa famille souffrir la faim et vend ses vêtements pour acheter de quoi s’enivrer ? Notre commerce américain est, je l’avoue, un peu comme cela. Nous donnons aux Antilles de la farine et de la viande, pour nous procurer du rhum et du sucre ; c’est-à-dire, les choses les plus nécessaires à la vie pour des superfinités.

Malgré cela, nous vivons bien, et nous sommes même dans l’abondance ; mais si nous étions plus sobres, nous pourrions être plus riches.
L’immense quantité de terres couvertes de bois, que nous avons encore à préparer pour la culture, rendra longtemps notre nation laborieuse et frugale. Si l’on juge du caractère et des mœurs des Américains, par ce qu’on voit le long des côtes, on se trompe beaucoup. Les habitans des villes commerçantes peuvent être riches et adonnés au luxe, tandis que ceux des campagnes possèdent toutes les vertus qui contribuent au bonheur et à la prospérité publique. Ces villes commerçantes ne sont pas très considérées par les campagnards. Ils les regardent à peine comme une partie essentielle de l’état ; et l’expérience de la dernière guerre a prouvé, que quand elles étaient au pouvoir de l’ennemi, elles n’entraînaient pas la sujétion du reste du pays, qui continuait vaillamment à défendre sa liberté et son indépendance.

Quelques calculateurs politiques ont compté que si tous les individus des deux sexes, voulaient travailler pendant quatre heures par jour à quelque chose d’utile, ce travail leur suffirait pour se procurer les choses les plus nécessaires et les agréments de la vie ; le besoin et la misère seraient bannis du monde, et le reste des vingt-quatre heures pourrait être consacré au repos et aux plaisirs.

Qu’est-ce qui occasionne donc tant de besoin et de misère ? C’est que beaucoup d’hommes et de femmes travaillent à des choses qui ne sont ni utiles, ni agréables, et consomment avec ceux qui ne font rien, les objets de première nécessité, recueillis par les gens utilement laborieux. Je vais expliquer ceci.

Le travail arrache du sein de la terre et des eaux les premiers éléments des richesses.

J’ai de la terre, et je recueille du blé. Si, avec cela, je nourris une famille, qui ne fasse rien, mon blé sera consommé, et à la fin de l’année, je ne serai pas plus riche que je ne l’étais au commencement. Mais, si en nourrissant ma famille, j’en occupe une partie à filer, l’autre à faire des briques et d’autres matériaux pour bâtir, le prix de mon blé me restera, et au bout de l’an, nous serons tous mieux vêtus et mieux logés. Mais si au lieu d’employer un homme à faire des briques, je le fais jouer du violon pour m’amuser, le blé qu’il consomme s’en va, et aucune partie de son travail ne reste dans ma famille pour augmenter nos richesses et les choses qui nous sont agréables. Je serai, conséquemment, rendu plus pauvre par mon joueur de violon, à moins que le reste de ma famille n’ait travaillé davantage ou mangé moins, pour remplacer le déficit qu’il aura occasionné.

Considérez le monde, et voyez des millions de gens occupés à ne rien faire, ou du moins, à faire des choses qui ne produisent rien, tandis qu’on est embarrassé pour se procurer les commodités de la vie, et même le nécessaire. Qu’est-ce, en général, que le commerce pour lequel nous combattons et nous nous égorgeons les uns les autres ? N’est-ce pas la cause des fatigues de plusieurs millions d’hommes, qui courent après des superfluités, et perdent souvent la vie, en s’exposant aux dangers de la mer ? Combien de travail ne perd-on pas, en construisant et équipant de grands vaisseaux, pour aller chercher en Chine du thé, en Arabie du café, aux Antilles du sucre, et dans l’Amérique septentrionale, du tabac. On ne peut pas dire que ces choses sont nécessaires à la vie ; car nos ancêtres vivaient fort bien sans les connaître.

On peut faire une question.

Tous ceux qui sont maintenant employés à recueillir, à faire ou à charrier des superfluités, pourraient-ils subsister en cultivant des denrées d’une nécessité première ?—Je crois que oui. La terre est très vaste, et une grande partie de sa surface est encore sans culture. Il y a en Asie, en Afrique, en Amérique, des forêts, qui ont plusieurs centaines de millions d’acres ; il y en a même beaucoup en Europe. Un homme deviendrait un fermier d’importance, en défrichant cent acres de ces forêts ; et cent mille hommes à défricher chacun cent acres, ne feraient pas une lacune assez grande pour être visible de la lune, à moins qu’on n’y eût le télescope d’Herschel ; tant sont vastes les pays que les bois couvrent encore !

C’est, cependant, une sorte de consolation, que de songer que parmi les hommes, il y a encore plus d’activité et de prudence que de paresse et de folie. De là provient cette augmentation de beaux édifices, de fermes bien cultivées, de villes riches et populeuses, qui se trouvent dans toute l’Europe, et qu’on n’y voyait autrefois que sur les côtes de la Méditerranée. Cette prospérité est même d’autant plus remarquable, que des guerres insensées exercent continuellement leurs ravages, et détruisent souvent en une seule année les travaux de plusieurs années de paix. Nous pouvons donc espérer, que le luxe de quelques marchands des côtes des États-Unis de l’Amérique ne causera pas la ruine de leur pays.

Encore une réflexion, et je termine cette vague et longue lettre. Presque toutes les parties de notre corps nous obligent à quelque dépense. Nos pieds ont besoin de souliers, nos jambes de bas, le reste du corps exige des habillements, et notre estomac une bonne quantité de nourriture.

Quoiqu’excessivement utiles, nos yeux, quand nous sommes raisonnables, demandent l’assistance peu coûteuse de lunettes, qui ne peuvent pas beaucoup déranger nos finances. Mais les yeux des autres sont les yeux qui nous ruinent. Si tout le monde était aveugle, excepté moi, je n’aurais besoin ni de magnifiques habits, ni de belles maisons, ni de meubles élégants.

Adieu, my Dear Friend. I am Yours ever
B Franklin

*Voir aussi cet article : //nicomaque.blogspot.com/2010/08/benjamin-franklin-sur-la-richesse.html

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