Chronique (Journal des économistes, avril 1899)

Chaque mois, entre  1881 et 1909, Gustave de Molinari a publié une chronique politique et économique dans le Journal des économistes, commentant lactualité française et internationale sous un angle résolument libéral. Au programme notamment, dans cette livraison davril 1899, le partage de l’Afrique entre la France et l’Angleterre, le mouvement des trusts aux États-Unis et sa cause, le ralliement des élites anglaises au pacifisme, et les efforts de russification de la Finlande.

Chronique (Journal des économistes, avril 1899)

SOMMAIRE. La convention franco-anglaise. — Les droits de sortie sur la nacre et le caoutchouc. — La prohibition du transit des cailles. — La loi sur les accidents de travail et les lois économiques. — Propos subversif d’un marin. — Le mouvement des trusts aux États-Unis et sa cause. — La protection de la marine marchande, appréciée par la Chambre de commerce d’Anvers. — Une réponse de M. Balfour à la délégation de la paix. — Un mauvais propos libre-échangiste de M. de Witt, dénoncé à M. Méline. — À quoi aboutira la russification de la Finlande.

 

 

 

Une convention signée le 21 mars par M. Paul Cambon et Lord Salisbury a mis heureusement fin au différend qui s’était élevé entre la France et l’Angleterre, au sujet des frontières de leurs possessions et de leurs sphères d’influence en Afrique. En vertu de cette convention, les vastes territoires du Baghirmi, du Ouadaï et du Kanem sont attribués à la sphère d’influence de la France, et portent l’étendue de ses possessions actuelles ou éventuelles (car une bonne partie en est à peine découverte, bien que déjà appropriée) au chiffre de 10 326 000 kilomètres carrés[1], soit au tiers environ de l’Afrique (30 000 000 de kilomètres carrés). C’est un beau domaine ; seulement il s’agit de le mettre en valeur. S’il sert principalement de débouché aux militaires professionnels, aux fonctionnaires et aux douaniers, comme le passé de notre politique coloniale nous autorise à le craindre, ce sera une acquisition singulièrement menaçante pour nos finances futures. N’oublions pas, en effet, que nos dépenses coloniales, sans compter les frais de conquête, ont doublé depuis 15 ans et qu’elles s’élèvent à peu de chose près à la moyenne de nos importations. Il y a toutefois dans la convention un article qui ne manquera pas d’exciter une influence favorable sur le développement agricole et commercial de ces vastes régions, c’est celui qui concède, dans tout le pays compris entre le Tchad et le Nil, du 5° au 15° parallèle, l’égalité de traitement entre la France et l’Angleterre. La même stipulation établit déjà dans la région du Niger le régime bienfaisant de la « porte ouverte ». Les consommateurs noirs de l’Afrique française, plus heureux que leurs confrères blancs de la métropole, ne pourront donc être assujettis à l’onéreuse servitude du protectionnisme ; et ce sera tout profit pour leurs finances privées, aussi bien que pour les finances publiques de la métropole.

 

 

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En vertu d’un décret, en date du 12 mars, un droit de douane de 15 francs par 100 kilogrammes est établi sur la nacre, exportée de Tahiti en destination de l’étranger. L’imposition de ce droit, lisons-nous dans l’exposé des motifs, a pour objet « de venir en aide à l’industrie métropolitaine, obligée de s’approvisionner de nacre hors de France et de déplacer au profit de nos ports le marché qui est actuellement à Londres, Liverpool et Hambourg ».

D’un autre côté, le Journal des Débatsnous apprend que le gouvernement a l’intention d’établir dans nos colonies productrices de caoutchouc des droits à la sortie différentiels sur cette matière première, afin de créer en France, pour le caoutchouc, un marché qui pourrait rivaliser avec ceux de Liverpool, de Londres ou d’Anvers.

 

« Un pareil résultat serait excellent, dit ce journal ; mais le moyen proposé pour l’obtenir nous paraît détestable. Les marchands de caoutchouc, qui ont, en somme, leurs grands débouchés en Angleterre et en Allemagne, ne changeront pas leurs habitudes ; ils achèteront seulement le caoutchouc moins cher à l’indigène qui, en fin de compte, supportera toute la charge du droit jusqu’à ce que lui-même y échappe en allant vendre ses produits dans les colonies étrangères voisines des nôtres ; habitude qu’il prendra promptement. D’autre part, on oublie que certaines sortes de caoutchouc, produites par nos colonies, sont d’une pureté tout à fait relative, ne peuvent être vendues qu’en Allemagne où on les emploie dans la confection des chaussures. Or, si on leur fait supporter un droit de sortie qui obligera nos commerçants à les vendre plus cher, ceux-ci ne trouveront plus à s’en débarrasser.

Il faut renoncer à ces procédés artificiels pour créer en France un grand marché de caoutchouc et laisser faire les commerçants qui, sans rien demander à la loi, cherchent en ce moment à établir ce centre commercial que justifieraient fort bien les importantes quantités de caoutchouc produites par plusieurs de nos colonies. »

 

Cette politique s’inspire visiblement de la pratique des sauvages de la Louisiane qui coupaient l’arbre pour avoir le fruit. Des droits de sortie sur la nacre et le caoutchouc auront pour résultat inévitable de décourager la production de ces deux matières premières dans nos colonies, et de l’encourager ailleurs. Mais c’est un vieil adage protectionniste que le profit de l’un fait le dommage de l’autre, d’où l’on peut conclure que le moyen le plus sûr d’enrichir la métropole, c’est d’appauvrir les colonies.

Ajoutons qu’on est à la recherche d’un succédané du caoutchouc. Voici ce que nous lisons à ce sujet dans la chronique scientifique de M. Henri de Parville (Journal des Débats du 6 avril).

 

« M. le directeur de l’Office national du commerce extérieur vient d’adresser la lettre suivante à la Société d’agriculture : ‘Un nouvel usage pour le maïs vient d’être découvert en Amérique et donne des espérances considérables aux producteurs de grains de ce pays. Le procédé consisterait, après avoir extrait l’huile de maïs, à la vulcaniser avec une quantité égale de caoutchouc brut. On obtiendrait ainsi une substance qui, pour certains usages, serait égale aux meilleurs caoutchoucs et bien meilleur marché. Comme l’huile de maïs ne s’oxyde pas facilement, le caoutchouc qui est manufacturé avec cette huile resterait souple et ne se gercerait pas, comme le caoutchouc qui est fait avec d’autres produits.’ »

 

Les droits de sortie du caoutchouc auront naturellement pour effet de stimuler l’esprit d’invention des producteurs de maïs. Les sauvages imprévoyants du protectionnisme auront coupé l’arbre, mais les Américains récolteront le fruit.

 

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Mieux encore. Le ministre de l’agriculture, lisons-nous dans le Siècle, a entretenu dernièrement le conseil des ministres de la question du transit par la France des cailles vivantes venant d’Afrique, à destination de l’Angleterre. La Société des chasseurs français, par une pétition revêtue de six mille signatures, a demandé l’interdiction de ce transit, à raison des préjudices qu’il cause à leurs intérêts.

Le ministre de l’agriculture a été autorisé à supprimer, à dater du 20 avril, cette tolérance de transit.

La Société des chasseurs et le conseil des ministres ignorent apparemment qu’il existe une ligne non interrompue de chemins de fer de Gênes à Anvers ou à Ostende et qu’en supprimant le transit par la France, on enlèvera simplement à nos compagnies le bénéfice du transport des cailles sans empêcher les amateurs de ce gibier fin d’en avoir en Angleterre. Le protectionnisme serait-il décidément synonyme de gâtisme ?

 

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Notre collaborateur, M. Yves Guyot, a fait à Bruxelles une excellente conférence, dans laquelle il a clairement démontré que la loi socialiste sur les accidents de travail ne serait pas moins nuisible aux ouvriers qu’à l’industrie et aux patrons eux-mêmes. Chose curieuse ! l’organe attitré du protectionnisme, la Réforme économique, soutient la même thèse, et qui le croirait ? en invoquant « les lois économiques ».

 

« Cette loi n’est, en somme, dit-elle, que l’obligation par l’ouvrier de s’assurer à ses frais contre les accidents.

C’est une vérité de La Palisse qu’un patron ne peut à volonté augmenter les salaires de ses ouvriers, pas plus que payer ses matières premières à n’importe quel prix. À la Chambre, on règle les recettes sur les dépenses, mais en industrie c’est un peu moins simple : il faut régler les dépenses sur les recettes, qui sont elles-mêmes limitées par la loi de la concurrence.

Or, la nouvelle loi met à la charge du patron une nouvelle dépense, savoir la somme que va lui demander la compagnie d’assurances pour se substituer à lui vis-à-vis de ses ouvriers en matière d’accidents. Cette somme venant augmenter d’autant le chapitre des salaires, le patron, pour que son compte y revienne, est amené à diminuer proportionnellement le salaire des ouvriers qui, une fois de plus, sont payés de mots et pris pour dupes.

Mais, peu importe, pourvu qu’ils votent !

Tous les charlatans de la terre, socialistes et autres, ne changeront pas les lois de la nature, ni certaines lois économiques. »

 

Bravo ! Mais n’y a-t-il pas encore d’autres charlatans qui s’efforcent tous les jours, sinon de changer les lois économiques, du moins de les remplacer par des lois de leur cru, et de faire croire, par exemple, qu’en élevant le prix du pain et de la viande au-dessus du taux où l’établirait la loi économique de la concurrence, ils contribuent à augmenter le bien-être des ouvriers ? Cependant, bien plus que la loi sur les accidents, cette loi de renchérissement n’abaisse-t-elle pas le salaire, en diminuant son pouvoir d’achat, et, pour nous servir des expressions de la Réforme économique, ne prend-elle pas les ouvriers pour dupes ?

 

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L’auteur original de l’Autarchie, le contre-amiral Reveillère, a cette autre originalité de ne pas croire à la nécessité d’un ministère pour faire aller le commerce et même l’agriculture. Voici ce qu’il écrit à l’Union républicaine du Havre.

 

« Un grand négociant me disait : ‘La seule réforme que je demande est la suppression du ministère du commerce. Comme le commerce serait florissant, si l’État ne s’avisait pas de le faire prospérer !’

— Joignez-y, lui répondis-je, la suppression du ministère de l’agriculture. Il n’en poussera pas un navet de moins, mais nous entretiendrons moins d’agriculteurs en chambre.

Le commerce, qui est la direction du travail national, vit de sécurité et de liberté ; il ne demande rien de plus.

La France exporte pour 192 francs par tête ; la Suisse, grâce à son immense empire colonial, qui comprend le monde entier, exporte pour 575 francs. »

 

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Nous reproduisons plus haut un intéressant article du Journal of commerce de New York sur la question des trusts. C’est toute une révolution. La presque totalité de l’industrie manufacturière des États-Unis s’est organisée sous la forme de trusts (syndicats), et ce mouvement restrictif de la concurrence s’est particulièrement développé depuis l’année dernière. Avons-nous besoin de dire que c’est un mouvement purement artificiel, et que la cause n’en est pas bien difficile à découvrir ? C’est le tarif ultra-protectionniste de MM. Mac Kinley et Dingley qui a produit les trusts, d’abord en procurant aux industries protégées des bénéfices scandaleux, aux dépens des consommateurs, ensuite en y attirant par l’appât de ces bénéfices une concurrence excessive, qui a eu pour effet de faire tomber les prix au-dessous du taux rémunérateur. Les producteurs se sont alors entendus pour les relever par la suppression de la concurrence intérieure.

Ils ont constitué, dans ce but, des associations destinées à réunir dans la même main les entreprises entre lesquelles se partage chaque branche d’industrie, de manière à régler la production et à fixer les prix au-dessus du niveau où les maintiendrait la concurrence. Que des lois de maximum ou autres soient impuissantes à empêcher ces machinations de l’esprit de monopole ou à y remédier, l’expérience l’atteste suffisamment. En revanche, il existe un spécifique souverain contre le monopole, car il l’atteint dans sa cause même, c’est la liberté des échanges. Le jour où cette liberté cessera d’être limitée au profit des monopoleurs, où les produits étrangers pourront entrer librement aux États-Unis, où par conséquent, les prix seront réglés par la concurrence généralisée, les trusts s’effondreront d’eux-mêmes, ou du moins il n’en subsistera que ce qui pourra contribuer à l’abaissement des prix de revient, par l’unification ou l’agrandissement des entreprises, actuellement morcelées à l’excès.

C’est pourquoi cette multiplication des trusts ne nous inspire aucune crainte pour l’avenir de la liberté de l’industrie. Au contraire ! Elle aura pour résultat inévitable de soulever la masse inerte des consommateurs contre l’exploitation devenue par trop impudente dont ils sont victimes et de hâter ainsi l’avènement de la liberté du commerce.

 

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La protection de la marine marchande coûte annuellement à nos contribuables une somme de 53 millions, sous forme de primes, etc., sans parler des frais dont elle grève les consommateurs de nos ports maritimes. Elle n’a servi — l’expérience l’atteste — qu’à encourager la routine et à précipiter la décadence de l’industrie qu’elle avait pour objet de développer. S’appuyant sur cette expérience, malheureusement trop concluante, la Chambre de commerce d’Anvers vient de se prononcer contre toute intervention officielle en faveur de la marine marchande belge. Voici comment s’exprime à ce sujet le rapporteur du comité central de la Chambre :

« L’expérience des primes et des subventions est faite ; la protection maritime, comme toute protection commerciale et industrielle, est une charge prélevée sur la masse de la nation.

En France, où l’intervention gouvernementale dans les affaires d’armements est poussée si loin, ce système n’a pas donné des résultats satisfaisants.

En Belgique, ou peut constater les heureux effets de l’initiative privée agissant dans le droit commun et en pleine liberté. Les armements belges existants  subsistent par eux-mêmes, et les résultats déjà acquis les engagent à étendre le champ de leur activité.

Nous ne pouvons pas, Messieurs, adhérer au principe d’une intervention officielle, qu’elle soit qualifiée de primes, subventions, garanties d’intérêt, avances, revenant en somme, sous quelque forme qu’on la présente, au protectionnisme ».

 

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En réponse à une délégation de la croisade de la paix, M. Balfour, premier Lord de la Trésorerie, a prononcé un discours qui atteste que l’idée de la paix s’est frayé un chemin jusque dans les régions où elle était naguère considérée comme une pure utopie.

« Ce que je sais, et ce que tout homme tant soit peu au courant des forces profondes qui meuvent l’opinion publique sait aussi, c’est que la paix est non seulement un des plus grands intérêts de l’Empire britannique, mais aussi un des plus grands intérêts du monde entier.

Tout ce qui peut aider à la prospérité d’un autre pays aide indirectement, mais sûrement, et réellement, à vos propres intérêts. Et dire que le monde est partagé en un certain nombre de communautés dont chacune ne gagne que ce que perd sa voisine, est la superstition la plus grotesque et la plus néfaste à laquelle puisse obéir une grande nation.

Je crois, moi aussi, non pas à la disparition complète, mais à la diminution des guerres dans l’avenir, et je base ma conviction sur les leçons du passé. Pendant une période de 80 ans, notre paix avec les nations civilisées de l’Europe n’a été troublée qu’une seule fois et cette interruption a duré trois années. Comparez cela, my lords et messieurs, avec ce qui s’est passé le siècle dernier. Un homme de 40 ans, à l’heure actuelle, ne sait pas ce que c’est que la guerre dans ce pays. Un homme de 40 ans au siècle passé (et mettez cette période de 40 ans où vous voudrez dans le siècle), aurait certainement vu au moins deux guerres, peut-être trois et peut-être que la plus grande partie de ses 40 années se serait passée en guerre et non en paix.

Je pense que c’est là un changement énorme. » 

 

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On commence à mettre en doute, même en Russie, la souveraine efficacité de la protection. Dans une réunion de la commission impériale au sujet de la réglementation du commerce du grain, le ministre des finances, M. de Witté, a tenu un langage qui a dû affliger profondément M. Méline. Après s’être spirituellement moqué des nationalistes, qui dénoncent l’invasion malfaisante des capitaux étrangers, il a osé toucher à l’arche sainte de la protection :

« Le système protectionniste nous a sans doute donné des bénéfices : mais c’est une école très coûteuse. Il pèse maintenant lourdement sur presque toutes les classes de la population.

C’est pourquoi la Russie doit s’en dégager aussi rapidement que possible et, dans ce but, il est nécessaire que l’industrie y attire beaucoup de capitaux étrangers à bon marché. »

 

Si le ministre des finances a tenu ce langage insolite dans une réunion officielle, ce n’est pas évidemment sans intention de mettre quelque jour ses actes d’accord avec ses paroles.

 

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Menacés sur le terrain économique, les nationalistes russes viennent malheureusement de faire prévaloir leur influence sur le terrain politique. Ils ont réussi à obtenir du tsar l’abrogation de la constitution de la Finlande, afin de russifier les Finlandais. Il est plus que douteux qu’ils en fassent des Russes, mais il en feront certainement des mécontents, et probablement des séparatistes.

 

G. DE M.

Paris, 14 avril 1899.

 


[1] Nous empruntons ce relevé à l’article Colonies duDictionnaire de commerce, de l’industrie et de la banque, que publie la librairie Guillaumin et Cie.

En voici le détail :

Algérie              600 000 kil. c

Tunisie              130 000

Sahara occidental       4 000 000

Afrique occidentale française           

Sénégal     

Soudan français   

Guinée française                                                            2 000 000

Côte d’Ivoire        

Dahomey  

Congo Français          3 000 000

Madagascar      590 000

Obock et côte des Somalis            6 000

Total 10 326 000

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