Des largesses de l’État envers les industries privées

Dans un article plein de hardiesse, Louis Reybaud examine tour à tour les différentes formes prises par l’aide publique à l’industrie : primes, subventions, prêts d’argent, garanties d’un minimum d’intérêt, indemnités. S’il les traite une à une, c’est pour les rassembler ensuite dans une condamnation globale, car les largesses de l’État envers les industries privées aboutissent d’un côté, à une dilapidation de l’argent des contribuables, de l’autre à des entreprises mal conçues, mal combinées, et dont on chercherait en vain le principe vivifiant.

Louis Reybaud, Des largesses de l’État envers les industries privées (Primes, subventions, prêts d’argent, garanties d’un minimum d’intérêt, indemnités), Journal des économistes, mai 1842


DES LARGESSES DE L’ÉTAT ENVERS LES INDUSTRIES PRIVÉES.

Primes. — Subventions. — Prêts d’argent. — Garanties d’un minimum d’intérêt. — Indemnités.

 

Sous diverses formes, et à l’aide d’une grande variété de combinaisons, le Trésor public paraît devenir de plus en plus une caisse de secours pour les spéculations particulières. Mille prétextes ingénieux, et en apparence légitimes, servent à colorer tout un ordre nouveau de relations financières qui s’établissent entre l’État et quelques intéressés. Dans l’origine, les faveurs de ce genre ont été restreintes ; on y a mis de la mesure, de la discrétion. Mais la contagion s’étend, à ce qu’il semble, et pour peu que le gouvernement s’y laisse entraîner, il sera bientôt le commanditaire général d’une foule d’entreprises. C’est là un fait grave, et qui mérite qu’on s’y arrête.

Il ne saurait être ici question d’inquiéter aucun intérêt en particulier. Les principes seuls sont en cause, et c’est par l’ensemble qu’il convient d’aborder ces sujets délicats. Bien des abus ont pris racine parce qu’il ne s’est pas trouvé, dès la première heure, des voix assez fermes pour dire quels fruits ils allaient porter. L’histoire des illusions, en matière économique, serait longue à écrire, et chaque jour y ajoute un chapitre nouveau. On sait quel enthousiasme accueillit les efforts naissants du sucre de betterave, et quels mécomptes sont issus plus tard de ses développements. Il a fallu de grands sacrifices pour le rendre viable ; il en faudrait de plus grands encore pour l’étouffer. Le système de largesses dans lequel on voudrait entraîner l’État, de bien des côtés et par diverses voies, prépare, tout le fait craindre, une déception semblable. On s’en promet des merveilles, on s’y abandonne avec une sorte d’imprévoyance. Cherchons à pénétrer, en dehors de toute prévention favorable ou hostile, quelle sera son influence sur la fortune publique et son action sur les forces productives du pays.

Dès l’abord, un danger réel se révèle. Dans l’état ordinaire des relations, les diverses activités nationales cherchent les issues naturelles qui leur sont ouvertes, se surveillant, se contrôlant l’une l’autre, et maintenues, soit par la concurrence, soit par la limite de leurs ressources, dans un cercle d’opérations régulières et prudentes. Ce n’est pas à la légère qu’un spéculateur engage sa propre fortune dans une entreprise. Avant de s’y livrer, il en calcule les chances, réduit, autant que possible, la part de l’imprévu, s’entoure de tous les conseils, s’éclaire de toutes les études préparatoires, et ne se détermine qu’après avoir épuisé les moyens de vérification. Une affaire ainsi conduite, soumise à la longue enquête de l’intérêt individuel, à son attention réfléchie, à sa timidité même, se dépouille nécessairement de ce qu’elle a de plus aléatoire. Son succès n’est pas infaillible, mais elle peut invoquer en sa faveur une somme de probabilités réunies avec soin. En est-il de même quand le spéculateur, au lieu d’engager des fonds qui lui appartiennent, peut compter sur un concours étranger, par exemple sur la commandite fractionnée à l’infini, ou sur les subsides de l’État ? L’expérience a prouvé le contraire. Non seulement les garanties d’une bonne gestion diminuent à mesure que le risque personnel du spéculateur est moins grand ; mais encore les entreprises combinées dans ces termes sont presque toujours légèrement étudiées, témérairement conduites, inconsidérément préparées, reposant sur des devis fautifs, pour ne pas les qualifier plus sévèrement. Il va sans dire que, même en ceci, on doit faire la part des exceptions.

À voir ce qui se passe, ce sont là en effet les deux formes les plus aventureuses qu’affecte la spéculation, soit qu’elle fractionne le concours des capitaux de telle sorte que toute possibilité de contrôle sérieux disparaisse, soit qu’elle s’appuie sur les ressources de l’État, qui s’est montré jusqu’ici le plus désintéressé et le plus négligent des commanditaires. Ce n’est pas le lieu de parler des écarts qui ont accompagné le premier de ces modes de spéculation, écarts tels, qu’ils ont compromis le plus énergique instrument de l’activité industrielle et commerciale. Il faut se borner à suivre les effets de l’invasion des subsides du Trésor dans la spéculation particulière. Le plus évident a été l’affluence de projets mal conçus, d’entreprises mal combinées. On arrive avec des semblants d’études, chargées d’erreurs involontaires ou volontaires. L’essentiel est de réussir, d’engager l’État. On sait que les faveurs s’engendrent l’une l’autre, et que les libéralités se changent facilement en habitude. Les pouvoirs publics donnent parce qu’ils ont donné ; ils tiennent à honneur de ne pas laisser leur œuvre incomplète. C’est ainsi que l’on a pu créer une sorte de paupérisme spéculateur qui cherche, en toute occasion, à exciter la pitié par le spectacle de ses plaies et le récit de ses misères.

Ce système d’obsession devait être la conséquence forcée des premières complaisances du Trésor. Dès qu’on l’a vu accessible aux intérêts privés, il est devenu l’objet d’un siège en règle, siège savant, où l’on fait jouer des armes puissantes. Cette situation affecte déjà les mœurs publiques et l’avenir de nos finances. Elle ouvre la carrière à des prétentions illimitées, et conduira au déficit si l’on n’y prend garde. Si les caisses de l’État continuent à se mettre au service des particuliers avec la facilité et la générosité qui les distinguent, il va s’ensuivre que tous les yeux se tourneront vers la manne officielle, et tous les efforts vers les moyens d’en avoir une part. Dès lors il y aura pour les nationaux deux genres d’industrie et deux natures d’opérations ; les unes réalisées avec leurs propres deniers ; les autres avec les deniers de tous. Les premiers courront des risques directs, les seconds à peine des risques indirects. Quel vaste champ abandonné à la faveur, à la brigue, et à ces influences infatigables qui s’agitent autour des pouvoirs publics ! Ne vaudrait-il pas mieux limiter ce terrain au lieu de l’étendre, et s’arrêter sur cette pente où l’on semble irrésistiblement entraîné !

En attendant, la récapitulation des diverses formes sous lesquelles s’est manifestée jusqu’ici la libéralité du Trésor envers les industries privées pourra donner une idée du chemin que l’on a fait dans cette direction, et inspirer le désir d’y apporter quelque retenue. Ces subsides ne sauraient être tous enveloppés dans un blâme uniforme : il en est même qui sont, dans une certaine mesure, et sous quelques réserves, légitimes ; mais pour obtenir la somme entière des empiétements accomplis, il convenait de ne rien négliger, de ne rien omettre.

En première ligne, parmi les largesses du Trésor, figurent les primes, qui sont de deux sortes ; les unes, formant à peu près l’équivalent des droits qu’ont payés à l’entrée du royaume les matières premières exportées ensuite en objets manufacturés ; les autres, distribuées à titre d’encouragements proportionnels à certaines industries, à certaines navigations. Au sujet des primes manufacturières, il y a peu de chose à dire : c’est un simple remboursement qui tend à créer dans le pays une main-d’œuvre de passage et touchant à l’étranger par deux bouts, d’un côté par l’objet brut qu’elle en reçoit, de l’autre par l’objet ouvré qu’elle y verse. Ainsi en est-il des sucres, des tissus de coton et de laine, des soufres, des salaisons. Seulement, par le fait d’une législation variable et compliquée, ces primes ont amené plus d’un désordre commercial, et des habitudes de dol dans la manipulation de la part d’industriels plus avides que délicats. On a souvent parlé des bénéfices interlopes dont le pont de Kehl fut le siège il y a quelques années, et les ports de la Méditerranée et de l’Océan n’ont pas perdu le souvenir de la situation qu’une prime exagérée sur les sucres fit à leurs raffineries de 1830 à 1833. Dans ces mouvements divers, c’est en réalité l’État qui crée ou détruit des fortunes industrielles, soit par des changements brusques ou des erreurs de calcul, soit par des issues qu’il ouvre à la fraude au préjudice de la loyauté. Dans ce sens il y a, même pour ces remboursements légitimes, des réserves à maintenir.

Les encouragements accordés à quelques industries et navigations lointaines exercent sur notre défense militaire une influence qu’il ne faut pas méconnaître. Les pêches de la baleine, du cachalot et de la morue forment des matelots intrépides, et dans l’état d’infériorité numérique où se trouvent nos populations maritimes comparées à celles de l’Angleterre, peut-être y a-t-il lieu d’admettre quelques moyens artificiels pour en accroître le nombre et pour en former l’instruction. Le seul danger serait que les résultats obtenus ne fussent pas en rapport avec les sacrifices qu’ils ont motivés, et c’est malheureusement ce qui arrive. L’inscription maritime, ce thermomètre de l’effectif dont nos flottes peuvent disposer, ne semble pas avoir profité beaucoup des encouragements distribués aux pêches lointaines. Elle est stationnaire, et n’a pas dépassé le chiffre de 1789. Là aussi se retrouvent d’ailleurs quelques fictions qu’une observation attentive fait seule évanouir. Une grande partie des marins que la pêche de la morue, par exemple, est censée former, ne mérite pas sérieusement ce nom. Chaque navire qui part pour Terre-Neuve embarque, il est vrai, de soixante à soixante-dix hommes ; mais sur ce nombre on compte à peine une douzaine de matelots. Le reste se compose de villageois arrachés aux travaux de la campagne, et qui, engagés comme journaliers pour la préparation du poisson, demeurent étrangers à la manœuvre et n’ont du marin que les pieds et l’estomac. Cependant ces hommes figurent sur les rôles de l’inscription navale et y perpétuent une déception. Quand il s’agit de défendre l’institution des primes, on les met en ligne de compte : ils font nombre, et contribuent au succès. Les millions d’encouragement passent ainsi d’un budget à un autre, et ce qui se présentait d’abord sous la forme du provisoire devient à peu près éternel. On pourrait croire que de semblables avantages placent nos pêches au premier rang : il n’en est rien. Les Anglais et les Américains, qui ne connaissent pas le système des primes, sont nos maîtres dans cette navigation comme dans les autres, et les largesses du Trésor, fussent-elles plus grandes, ne nous placeront jamais à leur niveau. Il n’est pas d’encouragement capable de compenser l’essor que la liberté imprime aux relations. Les procédés artificiels ne sont que des expédients : ils ne peuvent pas suppléer les principes.

Les primes sont du reste une forme de secours déjà ancienne et invétérée : leur ambition est modeste, et elles n’embrassent pas un horizon sans limites. Il n’en est pas de même de quelques inventions nouvelles qui, acceptées par le Trésor dans un moment de surprise, lui imposent aujourd’hui des conditions et affectent des airs de despote. Les subventions, prêts d’argent et garanties d’un minimum d’intérêts sont dans ce dernier cas. C’est surtout à l’occasion des chemins de fer que ces combinaisons empiriques se sont produites et ont pu obtenir quelque crédit. On y a vu des exceptions ; leur prétention actuelle est d’être la règle. Il en est ainsi de tous les empiétements.

Certes, il est impossible de méconnaître l’utilité des voies à grande vitesse. Elles ne tiendront pas sans doute la somme entière des promesses qu’on a faites en leur nom ; mais en laissant à l’écart tout ce qui est dithyrambe, on comprend le désir que doit avoir un grand peuple de naturaliser sur son territoire, d’y multiplier les créations de ce genre. C’est là un sentiment louable : seulement il ne doit pas être exclusif. Au-dessus de la nécessité des chemins de fer, il y a la nécessité de maintenir le crédit public et d’assurer le bon ordre dans les finances. Ce serait un triste bienfait que celui de communications rapides, s’il devait être acheté par le déficit. Dans ce sens, la confusion de deux intérêts qui devraient demeurer distincts, celui de l’État et celui des particuliers, apporte dans ces sortes d’affaires un élément de trouble et de lutte, un stimulant vers des entreprises irréfléchies. L’État a ses vues, les compagnies ont les leurs : cela se conçoit. L’État défend la cause de l’utilité publique, les compagnies se préoccupent de leur bénéfice personnel. Ce contraste dans les situations ne peut s’effacer que dans une capitulation où la faveur joue un rôle et où les sacrifices ne viennent jamais du côté des compagnies. L’intervention de l’État, comme porteur de secours, a un autre inconvénient, celui de changer, pour les entreprises de ce genre, la marche naturelle des choses en une foule de combinaisons artificielles dans lesquelles on l’enlace à ses dépens. Dans les pays où l’on raisonne les affaires au lieu de les poursuivre à l’aventure, en Angleterre et aux États-Unis par exemple, comment a-t-on procédé ? Partout où un chemin de fer a paru être une spéculation productive, des capitalistes se sont présentés pour l’exécuter à leurs périls et risques. On a donc choisi d’abord, étudié avec soin les directions convenables, et l’événement n’a pas trompé ces calculs. La moyenne du produit des voies anglaises et américaines est de sept à huit pour cent. En France, dira-t-on, l’esprit d’association s’est montré plus impuissant : il a manqué de ressort, d’initiative. Peut-être s’est-on trompé en le jugeant ainsi, et a-t-on pris un symptôme passager pour un état permanent. Quoi qu’il en soit, dès que l’État s’est laissé entraîner à devenir le commanditaire de quelques chemins, il a pris l’engagement implicite de l’être pour tous. La spéculation particulière ne peut plus rien entreprendre avec ses seules forces ; les largesses officielles ont changé les conditions d’existence des voies de fer, et substitué la vie factice à la vie réelle. Dès lors, peu importent les directions et les tracés, peu importent même les avantages des lignes ; l’essentiel est d’arracher au Trésor le plus d’argent possible, et de trouver dans ces subsides une garantie contre toutes les éventualités fâcheuses. Les compagnies savent calculer ; l’État ne le sait pas.

Voilà quelle situation s’est créée par le mélange de l’action officielle et individuelle en matière de chemins à grande vitesse. Désormais, il est presque impossible de s’y dérober. Toute concurrence serait impossible entre des lignes auxquelles l’État aurait concouru et celles qu’il refuserait de secourir. Pour avoir délié la bourse une fois, le gouvernement sera obligé de la délier toujours. À ce point de vue, la plus justifiable de ces largesses est celle qui semble être la plus onéreuse. Une subvention, c’est ainsi qu’on la nomme, a du moins cet avantage de ne pas reposer sur une fiction et de constituer un sacrifice défini et déterminé. Le Trésor se résigne à un don qui doit contribuer à une création d’utilité publique, et son apport est représenté par le retour que lui fait cette création au bout d’un certain temps de jouissance, et moyennant certains dédommagements à dire d’experts. La propriété de l’objet se change ainsi en une emphytéose, et quoique cette clause soit aujourd’hui de droit ordinaire, indépendamment de tout concours en argent, pour les travaux qui intéressent la circulation commune, on peut néanmoins y voir une servitude qui légitime une indemnité. Les subventions, puisqu’on ne peut s’y soustraire, sont donc le mode de largesse le plus rationnel et en même temps le moins lourd. Elles donnent en outre le moyen direct de vérifier la convenance de chaque entreprise, les chances qu’elle offre, et n’exposent pas, comme le prêt et la garantie d’intérêts, à des mécomptes, à des abandons successifs. Parmi les spéculations particulières, l’État peut ainsi choisir celles qui lui demandent un moindre concours et exigent le moins de sacrifices.

Le prêt semble être déjà un mode plus malheureux. C’est une opinion, accréditée aujourd’hui, que l’État n’est point un créancier ordinaire, et qu’au moyen de certaines influences on peut toujours l’amener, sinon au délaissement, du moins à une modification de ses droits. Cette opinion, il faut le dire, ne s’est pas formée à la légère : plusieurs faits ont servi à l’établir, et, sans qu’il soit nécessaire de les préciser, ils s’offriront d’eux-mêmes à la mémoire. Les plus récents vont être bientôt l’objet d’une discussion législative, et quant aux anciens, on peut se souvenir du prêt exceptionnel de trente millions que l’industrie et le commerce obtinrent dans la crise qui suivit les événements de 1830. Le gouvernement descendit alors jusqu’aux fonctions de commissaire-priseur et de prêteur sur gages. C’est une expérience qu’il ne doit plus recommencer, ni dans son intérêt, ni dans son honneur. Les emprunts que les industries privées font aux caisses publiques ne semblent donc pas avoir ce caractère indélébile et obligatoire qui règle les transactions particulières. On reçoit des mains de l’État avec l’intention de lui rendre le moins possible, le plus tard possible, et de l’amener, de guerre lasse, à une aliénation, à un compromis. Voilà ce que sont les choses dans la réalité. Si l’État se ravise, s’il renonce à cette condescendance, il tombe dans un autre écueil : d’un rôle ridicule, il passe à un rôle odieux. Il faut dès lors qu’il exécute ses débiteurs, qu’il poursuive leur expropriation, qu’il les dépouille, qu’il les ruine. Beaucoup d’engagements en matière de travaux d’utilité publique sont pris à la légère parce que l’on compte sur la tolérance du Trésor, sur sa longanimité. Qu’il se montre intraitable, et le voilà, dès demain, transformé en procureur et livré aux embarras comme aux rigueurs de la procédure. À tout prendre, cette attitude vaut pourtant mieux que celle de victime, et quelques exemples, qui frapperaient haut, seraient utiles pour inspirer ce respect des engagements, qui est la sanction des affaires.

Le désir d’avoir des chemins de fer a suggéré un troisième mode de concours : la garantie d’un minimum d’intérêt. Cette forme de largesse a trouvé des défenseurs habiles et fort compétents, hors de ce recueil et dans ce recueil même. Peut-être, en exposant ses avantages, a-t-on affaibli ses inconvénients. Le plus saillant est qu’avec ce moyen l’État s’engage sans savoir quelle sera la somme de ses sacrifices. Sa part contributive est à la merci de toutes les fluctuations des entreprises. Chaque année, il y aurait un compte à faire : tantôt on irait jusqu’à la limite de la garantie, tantôt on l’entamerait à peine. Cette condition aléatoire ne saurait convenir à un gouvernement. Encore moins doit-il chercher à établir entre lui et l’industrie privée des relations pleines d’embûches. Ce qui était vrai tout à l’heure pour les prêts consentis par le Trésor, est vrai pour tous les traités que l’on passe avec lui. Tromper l’État n’est pas, dans nos mœurs, un acte qui rencontre beaucoup de scrupules. Un tort fait à un être collectif, à une abstraction, n’alarme guère les consciences. Qu’en résultera-t-il ? Qu’en tout état de cause, les compagnies, ou tout au moins leurs gérants, trouveront le moyen de faire porter à l’État la peine de sa garantie, qu’elles y procéderont ou par une dissimulation de recettes ou par une exagération de dépenses, et que, dans le malheur ou dans la prospérité, elles s’arrangeront de façon à ce que la responsabilité du Trésor public ne soit pas gratuite. Il faut mal connaître la nature humaine et les habitudes industrielles pour prévoir d’autres résultats. Entre les cautionnés et la caution, il n’y aurait jamais une entière sincérité de rapports, et dans les mille détails d’une exploitation compliquée, tout moyen de contrôle serait inefficace. Le mieux est d’éviter une situation presque arbitraire, qui recèle tant de pièges et prépare tant de collusions.

La garantie d’un minimum présente un autre inconvénient, bien plus grave encore, celui de créer dans la dette publique deux natures de titres et deux sortes de créanciers. Les uns n’auraient droit qu’au service de leurs intérêts ; les autres, en dehors de cet intérêt garanti par l’État et par conséquent assuré, auraient en perspective, comme prime, les bénéfices éventuels d’une exploitation industrielle, assise sur un gage immobilier. Qui ne comprend que cette combinaison aurait pour double effet d’attirer les capitaux vers ces nouveaux titres au préjudice des anciens, et de déterminer à la fois une hausse rapide dans les actions privilégiées, et une baisse correspondante dans les divers coupons de la dette ? L’économie du crédit public s’en trouverait nécessairement ébranlée. Quant aux entreprises particulières indépendantes des chemins de fer, il est évident que ce serait un coup terrible pour elles. Les capitaux qui cherchent aujourd’hui dans l’industrie et dans le commerce des placement plus chanceux mais aussi plus avantageux que ne le sont ceux du grand livre, se porteraient immanquablement vers des valeurs qui offriraient à la fois la solidité des uns et l’appât des autres. De là une perturbation inévitable dans l’état économique du pays si la création de ces titres industriels, garantis par l’État, avait lieu sur une grande échelle. Ainsi ce système de communications rapides, dont l’effet devait être d’imprimer un merveilleux essor à la fortune de la France, marquerait son avènement par une crise et par une hécatombe des intérêts généraux en l’honneur de quelques intérêts particuliers.

De ces trois formes de largesses, que la création des chemins de fer semble désormais devoir imposer au Trésor public, la subvention est donc la plus inoffensive. Ensuite vient le prêt, qui n’est souvent qu’une déception ; puis la garantie d’un minimum d’intérêt, qui serait à la fois une déception, et le plus onéreux des sacrifices. Il est prudent de s’arrêter dans cette dernière voie : c’est assez que quelques compagnies se trouvent aujourd’hui placées sous l’empire d’une semblable combinaison. En résumé, pour une seule nature de spéculations, voilà trois moyens ingénieux que l’on a trouvés en vue de commettre le Trésor dans des entreprises privées. Qu’on laisse l’intérêt individuel entrer dans la brèche qu’on vient de lui ouvrir, s’installer au cœur de nos finances, et l’on verra quelle est sa puissance d’imagination et sa fécondité d’expédients.

Ce n’est pas tout : le Trésor est encore l’objet d’autres obsessions et d’autres exigences. Après avoir soldé les industries qui demandent à naître, il faut qu’il rachète les industries en danger de mourir. L’État fait ainsi les frais de baptême et les frais d’enterrement, et parfois même il paye fort cher le triste honneur de sacrifier celles qui lui doivent la vie. C’est le cas du sucre de betterave, dont le berceau fut entouré de tant de flatteries, de tant d’encouragements. Aujourd’hui on le traite en parasite : on parle de lui donner quarante millions en retour d’un suicide. Il est impossible d’envisager de sang-froid cette économie politique qui emprunte ses procédés à la méthode chirurgicale. La lutte des deux sucres, indigène et colonial, est certainement un fait grave ; mais ce n’est pas en le tranchant ainsi qu’on obtiendra une solution satisfaisante. Il y a justice à égaliser les conditions d’existence des deux sucres en les abandonnant à leurs forces naturelles ; il y aurait injustice à supprimer systématiquement l’un des deux au profit de l’autre. Égalité de droits, soit ; mais point de rachat, point d’indemnité, car c’est encore une porte fatale qui s’ouvre, une nouvelle machine de guerre dirigée contre le Trésor. On a voulu changer, pour ce cas spécial, le mot d’indemnité en celui d’expropriation pour cause d’utilité publique ; mais ce n’est là évidemment qu’un euphémisme. Quand on exproprie pour détruire, cela s’appelle, dans toutes les langues du monde, indemniser. Utilité publique et anéantissement arbitraire sont deux expressions inconciliables. Il se peut que dans la lutte à armes égales, le sucre indigène succombe ; mais c’est une expérience qui doit s’accomplir tout entière, ne fût-ce que pour servir de leçon aux industries artificielles.

Par-dessus tout, il importe que l’indemnité et le rachat des industries ne puissent pas invoquer un précédent et passer à l’état de système. Déjà il est facile d’entrevoir quelles conséquences entraînerait l’application de semblables mesures. Pour une plainte que l’on apaiserait, il en naîtrait vingt ; on verrait les prétentions se succéder, les réclamations s’élever de mille côtés. Ainsi, à peine a-t-il été question d’indemniser les fabricants de sucre de betterave et de racheter leur industrie, que les divers intérêts qui se groupent autour d’elle ont fait entendre la voix. Les constructeurs de machines, les propriétaires du sol ont demandé une réparation pour le tort qu’on allait leur causer. Avec plus de raison encore, les ouvriers que ce rachat devait déclasser ont trouvé qu’il était injuste de les jeter sur le pavé sans rien stipuler pour eux. Ainsi, en ne croyant toucher qu’un seul intérêt, l’État en atteignait quatre ou cinq, sans compter ceux qui pouvaient se tenir sur la réserve. L’indemnité, dans ce sens, ressemble à l’hydre de l’antiquité : les réclamations semblent multiplier à mesure qu’on les satisfait, et renaître sous la main qui en fait justice.

Que d’espérances ce mot magique d’indemnité a déjà soulevées ! Toute industrie se repose désormais sur l’État du soin de lui assurer des bénéfices tranquilles, uniformes, constants. Au moindre trouble apporté dans l’équilibre de son existence, c’est vers le Trésor public qu’elle se tourne en criant à l’aide et en invoquant les droits acquis. L’activité humaine, dans sa fièvre de perfectionnement, renverse ce qui lui fait obstacle et laisse des blessés sur son chemin. On s’imagine que l’État va se charger de réparer le mal causé par le progrès qui passe, assurer les industries contre les atteintes que leur portent les découvertes, recueillir les invalides et les doter magnifiquement. Telles sont les illusions du temps, et l’on peut en voir le témoignage dans les prétentions des maîtres de postes au sujet de l’établissement des chemins de fer. La locomotive doit une indemnité au relai, et si ce n’est elle, du moins l’État. Ainsi parlent les maîtres de postes. Il fallait s’y attendre. Si l’imprimerie était à naître, elle ne s’établirait pas sans compter avec les copistes ; si les métiers à la mécanique n’étaient pas en cours d’exercice, ils auraient, avant de fonctionner, à capituler avec les fileurs à la main. Ce qu’on n’a pas osé dans les siècles les plus barbares, on l’ose aujourd’hui, et le gouvernement, par une condescendance singulière, s’y associe. Les mariniers qui vivaient du hâlage ont laissé la vapeur sillonner nos rivières et leur enlever le service des transports ; la soie dans la chapellerie a remplacé le feutre, le gaz a supplanté l’huile, des révolutions sans nombre ont agité la sphère des arts professionnels et signalé leur passage par des bouleversements douloureux. Personne pourtant n’a songé jusqu’ici à rendre l’État responsable de ces souffrances et de ces pertes. Cette initiative était réservée aux maîtres de postes : ils ouvrent une carrière qui est vaste, et si l’on assemble une commission spéciale pour toutes les réclamations de cette espèce, c’est une rude besogne que l’on se prépare. À tout prendre, les maîtres de postes ne sont pas les seuls industriels que les voies desservies par des moteurs à feu léseront dans leurs intérêts. Si l’on fait quelque chose pour eux, ne fera-t-on rien pour les rouliers, pour les aubergistes, pour les commissionnaires-chargeurs, pour les charrons, pour les forgerons, pour les selliers, dont l’industrie se rattache à la circulation des routes ordinaires[1] ? Quand on veut bien comprendre ce que c’est que l’absurde, on n’a qu’à le compléter.

On vient de voir à quelle suite d’assauts nos finances se trouvent en butte. Primes, subventions, prêts, garanties d’intérêt, indemnités, rien ne manque à cet arsenal que l’on dirige contre elles. Pris isolément, ces divers moyens n’ont pas une grande importance ; mais leur ensemble effraye. Il ne faut pas les condamner tous indistinctement ; mais il faut se tenir en garde contre la tendance qu’ils révèlent. Le Trésor public semble devoir dorénavant payer la folle enchère de toutes les expériences : chacun se croit en droit d’y porter la main. C’est là une opinion fâcheuse, et qu’il serait dangereux de laisser s’accréditer. En subventions, en prêts, en garanties, soit votées, soit en cours de vote, on trouve déjà plus de quatre-vingt millions d’engagés. Les primes de diverses natures doivent dépasser le chiffre de vingt millions ; on demande quarante millions pour indemniser le sucre de betterave, et si le grand réseau des chemins de fer s’exécute, de nouveaux millions s’ajouteront à ceux-là. Voici donc le gouvernement commanditaire d’une foule d’industries. Que sera-ce si d’autres industries parviennent à se convertir en compagnies d’assurances contre le progrès ? Il est évident que si ce régime pouvait durer et s’étendre, le Trésor ne s’appartiendrait plus[2].

Habituer les industries privées aux largesses de l’État, c’est leur rendre un détestable service, c’est tourner leur activité vers l’intrigue, c’est déplacer le mobile qui les animait. Dans une appréciation sommaire, on a pu voir quel chemin a été fait dans ce sens en peu d’années. Encore quelques pas, et le mal deviendra irréparable ; la production s’en trouvera atteinte. D’un côté les industries regarderont le Trésor comme une proie ; de l’autre, le Trésor se résignera à être l’agent comptable des industries. Cela durera jusqu’à ce que ce système périsse par ses excès, et qu’il n’y ait plus en France que des industries mourantes auprès d’un Trésor tari.

Les hommes qui ont quelque prévoyance dans l’esprit doivent tout faire pour prévenir de pareils résultats. On ne saurait se refuser à voir qu’il règne aujourd’hui un entraînement général vers ces affaires hybrides qui ne sont ni aux particuliers, ni à l’État, et qui relèvent inégalement des uns et de l’autre. De proche en proche, la contagion gagne, et le troupeau des solliciteurs s’accroît. Si cette combinaison doit être subie dans de certains cas, s’il faut se résigner à un mal pour obtenir un plus grand bien, qu’on sache dès à présent ce que l’on veut faire, jusqu’où l’on veut aller ; qu’on n’autorise pas toutes les prétentions, celle des maîtres de postes, par exemple, en nommant des commissions au moins intempestives. La question est grave : il s’agit de l’avenir de nos finances, et de ce principe si tutélaire, que les caisses publiques n’appartiennent qu’aux services publics.

Louis REYBAUD.

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[1] Notre honorable collaborateur M. Reybaud n’a pas tenu compte, en faveur des maîtres de poste, de l’obligation où ils sont de faire un service public de la plus haute importance, et d’avoir des relais toujours prêts pour le gouvernement et pour les voyageurs. (Note du rédacteur en chef.)

[2] À dessein, on a omis dans cette énumération deux sortes d’indemnités qui devraient procéder sur une bien grande échelle, celle de l’émancipation des noirs, qui exigera plus de deux cent cinquante millions, et celle qui assurera la liberté du travail, en comptant avec des privilèges civils chaque jour plus onéreux et plus enracinés. On n’ose pas prévoir quelle somme serait aujourd’hui nécessaire pour ce second affranchissement.

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