Chronique (Journal des économistes, mars 1898)

Chaque mois, entre  1881 et 1909, Gustave de Molinari a publié une chronique politique et économique dans le Journal des économistes, commentant lactualité française et internationale sous un angle résolument libéral. Au programme notamment, dans cette livraison de mars 1898, les ravages de l’antisémitisme, le développement du protectionnisme en France et aux États-Unis, la reprise des chemins de fer par l’État en Suisse, et ce que coûte la paix armée.


 

Chronique

par Gustave de Molinari

(Journal des économistes, mars 1898)

 

L’antisémitisme. — Son invasion dans les ateliers de modistes. — Le Réveil algérien. — La campagne protectionniste contre le marché libre. — La protection du commerce blanc contre le commerce noir. — Un résultat politique et moral des tarifs différentiels. — La protection contre les déballages. — Les droits sur le plomb. — Les primes à la sériciculture. — Les vœux de l’Association de l’industrie et de l’Agriculture françaises. — L’enseignement protectionniste de l’économie politique. — La reprise des chemins de fer par l’État en Suisse. — Ce que coûte la paix armée. — Une opinion américaine sur l’utilité d’un ministre du commerce. — Le commerce des États-Unis. — Une mésaventure de M. Dingley. — Nécrologie : MM. les Drs Meyners d’Estrey et Louis Theureau.

 

La renaissance de l’antisémitisme nous montre une fois de plus à quel point les lois sont impuissantes à reformer les mœurs. Pendant de longs siècles les juifs ont été victimes de l’intolérance religieuse : on les persécutait, on les exilait, on leur interdisait l’accès de la propriété foncière et l’exercice de la plupart des industries, bref on les traitait comme des parias. La persécution légale a cessé, l’intolérance a subsisté. Elle se manifeste aujourd’hui aussi violente que jamais, et, ajoutons-le, plus odieuse même et plus méprisable, car c’est bien moins la passion religieuse qui lui sert de véhicule que l’esprit de monopole et la plus vile des passions : l’envie. Depuis que les Juifs ont été émancipés, leur activité, leur aptitude aux affaires et les vertus domestiques qui engendrent l’esprit d’économie en ont fait des concurrents redoutables dans toutes les branches qui leur étaient ouvertes et en particulier dans le commerce de l’argent dont le préjugé contre le prêt à intérêt leur avait valu le monopole. On aurait peut-être fini par leur pardonner leur religion, on ne leur a pas pardonné leur fortune.Des écrivains qui n’ignorent pas que l’exploitation des mauvais instincts de l’espèce humaine est plus profitable que celle des bons, ont ravivé une passion que la loi émancipatrice de la Révolution n’avait point suffi à éteindre, et voilà comment s’explique la renaissance de l’antisémitisme.

Qu’adviendra-t-il de cette explosion d’intolérance qui nous fait rétrograder de plusieurs siècles ? Les Juifs en souffriront sans doute : l’antisémitisme vient déjà de montrer sa puissance, en empêchant la révision d’un jugement contre lequel proteste la conscience du monde civilisé ; il réclame l’exclusion des Juifs des fonctions publiques, militaires et civiles il les menace, sans courir le risque d’une répression efficace, dans leur propriété et dans leur vie ; qui sait s’il ne réussira point à les chasser du pays qui a pris l’initiative de les émanciper ? Mais on sait aussi ce qu’a gagné l’Espagne à l’expulsion des Maures et la France elle-même à celle des protestants. Ce sont là des précédents qu’il n’est pas inopportun de rappeler aux antisémistes.

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Le chroniqueur de la Vie de Paris de l’Indépendance belge raconte l’histoire suivante, qui atteste que l’antisémitisme sévit jusque dans les ateliers de modistes :

« C’est comme une recrudescence d’intolérance qui s’élève de toute parts ; on peut cependant glaner de ci, de là, quelques côtés pittoresques. Ainsi on me racontait hier une histoire assez plaisante et que je sais vraie. Le commerce des modes compte, à Paris, plusieurs maisons fort importantes, mais deux surtout se font une sérieuse concurrence par le bon goût, l’élégance et aussi le tarif de leurs factures. On ne peut là avoir un chapeau modeste, deux roses simples piquées sur un ruban uni, sans dépenser dix louis ; on me cite une élégante qui n’accepte pas une capote, si elle n’est pas de 600 francs au moins. Il faut bien que les grosses fortunes trouvent à dépenser leurs gros revenus ; puis ce sont des chapeaux « signés » par l’artiste, on paie la marque. Une de ces maisons est dirigée par Mme L… rue de la Paix ; l’autre par Mme M… rue Royale ; la première est catholique, la seconde israélite. Toutes deux occupent une cinquantaine de « demoiselles aux doigts agiles », comme dit la chanson, sachant marier les fleurs de soie aux rubans chiffonnés avec art.

Il paraît que les ouvrières modistes se recrutent en assez grand nombre parmi les Israélites. L’autre jour, Mme L… réunit son personnel et lui tint à peu près le langage suivant : — je n’étais pas là, bien entendu, mais celle qui m’a raconté tout ceci a assisté à la scène qui mérite d’être contée comme trait des mœurs et de mesquinerie de ces jours troublés.

— Mesdemoiselles, dit Mme L…, en présence des évènements, il ne m’est pas possible de garder dans mes ateliers les ouvrières qui appartiennent à la religion juive. Celles d’entre vous qui sont dans ce cas, voudront bien passer à la caisse, elles ne font plus partie de la maison.

Douze modistes furent ainsi renvoyées.

Ces douze demoiselles, surprises par ce brusque congé, se trouvèrent un beau matin de cette semaine sur le large trottoir de la rue de la Paix, et en voyant, au loin, la colonne Vendôme, je ne sais pas si elles se sentirent fières d’être Françaises, comme a chanté le poète, dans tous les cas, elles se trouvèrent singulièrement embarrassées. Elles tinrent conseil, et l’une d’elles eut une idée qui n’était pas de génie, mais qui était pleine de bon sens.

— Puisque Mme L… nous renvoie parce que nous sommes juives, allons chez Mme M… notre coreligionnaire, qui emploie des ouvrières catholiques et n’a pas encore songé à les renvoyer, ne pensant pas que le baptême fut un empêchement à monter des chapeaux.

Ainsi fut fait. Les douze expulsées de la rue de la Paix se rendent rue Royale, racontant leur mésaventure.

— Bien, dit Mme M…, à partir de ce moment, je vous prends chez moi, toutes douze. Seulement, comme je n’ai pas de place, je vais en faire.

Elle réunit à son tour ses ouvrières et les informe qu’elle a besoin de renvoyer douze modistes ; comme elle ne veut pas choisir, on va tirer au sort, entre catholiques, pour savoir qui sera désignée. La petite opération terminée, Mme M… ajoute :

— Comme je n’ai aucun motif de vous être désagréable, je dois vous dire qu’il y a douze places vacantes, chez une concurrente Mme L…

Les douze modistes congédiées par le sort prirent leurs manteaux et leurs parapluies, accoururent rue de la Paix, et voilà comment la question juive sévit jusque dans les salons de modistes. Attendons-nous à la voir descendre chez les couturières, les lingères, les piqueuses de bottines et les simples fleuristes.

Nous voilà revenus au beau temps d’avant 1789 où pour être admis comme apprenti ou comme ouvrier, il fallait, de par les règlements des jurandes et des maîtrises, appartenir à la religion catholique. »

Ici l’intolérance anti-sémitique se montre sous son aspect ridicule. Ailleurs, elle est féroce. Voici par exemple ce qu’on lisait dans le Réveil Algérien après les scènes de pillage et de meurtre par lesquelles elle s’est signalée à Alger :

« Si la guerre éclatait, il n’y aurait qu’un seul moyen de produire un puissant effet moral et de rassurer l’opinion.

Ce serait, à la première dépêche ouvrant l’ère des batailles, de coller au mur Zola, Labori, Clemenceau, Rothschild et tous les principaux juifs du territoire de la République et de leur loger à chacun douze balles dans la peau. »

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Les protectionnistes viennent d’ouvrir une campagne contre le marché libre. Il ne s’agit de rien moins que de supprimer au profit du monopole des agents de change la coulisse, qualifiée de « danger national » par la Réforme économique. C’est en dernière analyse, un nouvel impôt qui s’ajoutera aux impôts sur les valeurs mobilières et les opérations de bourse. Mais si les charges que supporte le commerce de valeurs sur le marché de Paris deviennent trop lourdes, ne s’avisera-t-il pas quelque jour d’émigrer dans des parages plus hospitaliers — à Bruxelles et à Genève ? Et n’est-ce pas là un « danger national » plus sérieux que celui que dénonce la Réforme économique ?

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Tandis que l’Angleterre ouvre ses possessions coloniales aux produits de toutes les nations sans s’y réserver aucun privilège, nous revenons peu à peu au système suranné qui a si efficacement contribué à la décadence de l’Espagne et qui lui a valu finalement la perte de ses colonies. Parmi les produits de notre civilisation que nous avons exportés en Cochinchine, au Tonkin, à Madagascar etc., etc., figurent en première ligne nos tarifs différentiels. Avant la conquête, toutes les nations y étaient traitées sur le même pied d’égalité, et la concurrence internationale y réduisait au taux le plus bas les prix de la généralité des articles d’importation. Depuis la conquête, les prix se sont élevés de tout le montant de la protection allouée aux produits de la métropole. C’est un supplément de charges qui s’est ajouté aux autres impôts. Il paraît que cela ne suffit pas. Nous lisons dans une correspondance adressée à l’Éclair par un de ses collaborateurs, M. Adrien Mévil, qu’à la Côte d’Ivoire, les commerçants blancs demandent maintenant à être protégés contre les noirs qui se permettent de leur faire concurrence :

« La question des indigènes, en général, est, dit-il, très à l’ordre du jour en ce moment à la Côte d’Ivoire. Nos commerçants, en effet, se plaignent amèrement que ces braves noirs se soient tous mis à commercer avec un zèle inquiétant, exportant et important directement sans l’intermédiaire d’aucun Européen. Si ce mouvement allait en s’accentuant, il constituerait un réel danger, mais j’estime qu’il n’y a pas encore péril, et que les Européens ont à leur disposition force moyens de réaction. On ferait preuve cependant d’un grand aveuglement en ne reconnaissant pas que le goût du commerce se développe d’une singulière façon parmi les indigènes de cette partie de l’Ouest africain. Aujourd’hui, un grand nombre de commerçants noirs possèdent sur chaque lagune une chaloupe à vapeur battant pavillon aux couleurs de la maison. Durant notre séjour à Assinie, M. Le Hérissé et moi, nous avons reçu la visite d’un indigène, qui, en neuf années, a gagné trois millions en faisant le commerce de l’acajou ! Méditez cela, chers compatriotes. »

Il n’est pas bien difficile de deviner quel sera le résultat, des méditations des « chers compatriotes ». Attendons-nous donc à voir déposer prochainement un projet de loi destiné à protéger le commerce blanc contre le commerce noir.

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Nous lisons dans la même correspondance « qu’on est en train d’étudier des tarifs différentiels à l’avantage des produits français et au détriment de ceux provenant de l’étranger » :

« C’est, dit le correspondant, une façon habile de protéger le commerce français et de favoriser l’entrée en la colonie de produits d’origine française. De plus, ces tarifs seront une compensation aux droits dont on veut frapper chaque bille d’acajou exportée. Les Anglais protestent déjà contre l’application de ces tarifs qui les lèseront beaucoup, mais j’espère que nous n’aurons pas la faiblesse de céder. »

Certainement, on ne cédera pas. Et c’est ainsi qu’à la différence de l’Angleterre libre-échangiste qui ouvre ses colonies à tout le monde, la France protectionniste ferme les siennes. Mais voici un autre résultat qui paraît avoir échappé au correspondant de l’Éclair : c’est que les commerçants blancs d’Europe et d’Amérique aussi bien que les noirs d’Afrique ou les jaunes d’Asie sont intéressés à l’extension du domaine colonial de l’Angleterre au détriment de celui de la France.

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Si, dans les colonies, les commerçants blancs demandent à être protégés contre les noirs, dans la métropole, ils ne seraient pas fâchés de l’être contre leurs congénères, non moins blancs, qui vont faire concurrence au commerce local, au moyen des « déballages ». Une proposition de loi a été déposée à la Chambre par MM. Julien Goujon, Louis Brindeau et Delaunay pour empêcher les déballeurs de détourner la clientèle des vendeurs sédentaires. Il ne s’agit à la vérité que de réprimer « l’abus des réclames, la mise en scène artificieuse et les affirmations mensongères » avec lesquels ces concurrents du commerce local trompent les consommateurs sur la qualité de leurs marchandises. C’est le consommateur que la loi aurait cette fois — contrairement à son habitude — pour objet de protéger. Mais comme le remarque judicieusement l’Éclair, le consommateur n’a pas attendu la loi pour se protéger lui-même. S’il se laisse encore séduire en province par des réclames fallacieuses, il n’en est pas de même à Paris :

« À Paris le mal n’est pas si grand, ou du moins il n’est plus si grand : il y a vingt-cinq ans, en effet, le directeur d’un magasin jadis célèbre, le « Coin de Rue » eut l’idée de lancer de grandes liquidations en masse, son exemple fut suivi et amplifié : il y eut des liquidations qui durèrent dix ans et plus et si les marchandises qu’on y vendait étaient liquidées, c’étaient en réalité les liquidations de quatre, cinq, six magasins. C’était l’époque des inscriptions sensationnelles dont les lettres noires éclataient, énormes, sur le blanc des bandes de calicots : « Enfin ! nous avons fait faillite… » ou « la lutte est impossible : les grands magasins nous ont tués » ou encore l’annonce des « derniers jours de vente » qu’on avait fini, pour éviter les frais des renouvellements de pancartes, par poindre en lettres durables sur la muraille.

Tout cela a duré douze ou quinze ans, mais depuis longtemps on a peu à peu abandonné ces procédés qui ne produisaient plus l’effet attendu. »

Si l’éducation du consommateur s’est faite à Paris, pourquoi ne se ferait-elle pas en province ? Pas flatteur pour les provinciaux le projet de loi de MM. Julien Goujon, Louis Brindeau et Delaunay.

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La Chambre a consacré une de ses dernières séances à perfectionner et compléter notre régime protectionniste, par l’établissement de droits sur le plomb et ses dérivés.

« Pourquoi, se demande M. Yves Guyot dans le Siècle, cette protection du plomb ?

Il n’y a guère qu’une mine de plomb en France, celle de Pontpéan, dans l’Ille-et-Vilaine, qui, d’après ses propres rapports, est dans une bonne situation.

Nous produisons 12 000 tonnes de plomb, nous en importons de 60 000 à 70 000 tonnes et nous continuerons à importer la plus grande partie du plomb que nous consommons.

Le plomb ne baisse pas de valeur. Il valait 25 francs, il vaut 33 francs. On éprouve cependant le besoin d’y ajouter un droit de douane.

La céramique, la céruse, la cristallerie, la plomberie usuelle, les produits chimiques payeront en France plus cher le plomb que leurs concurrents étrangers : on leur reprochera ensuite de produire trop chèrement.

Il est vrai qu’on donne une prime de un franc par 100 kil. pour le plomb argentifère, en le faisant payer un franc de moins que le plomb non argentifère, 3 fr. au lieu de 4 fr. : les désargenteurs produisent 40 000 tonnes de plomb par an : ils toucheront donc une prime de 40 000 francs. »

Voilà, l’économie de la loi. M. Georges Graux a donné un argument décisif pour la faire voter : « Je ne puis pas admettre, a-t-il dit, que des industriels protégés par des droits de 40 et 50% refusent à leurs confrères une protection de 12 ou 15%. » En effet, ceux-ci ont encore le droit de se plaindre. La Chambre a voté par 327 voix contre 140. M. Méline peut être fier de sa majorité.

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Après les droits sur le plomb sont venues les primes à la sériciculture. Comme le remarque M. Dombasle dans le Siècle, ces primes ont été établies il y a cinq ans pour tenir lieu des droits de douane et elles ne pouvaient manquer, affirmait-on, d’imprimer un vif essor à la production et à la filature de la soie.

« Si l’on avait osé, dit-il, imposer des droits prohibitifs à l’entrée des cocons, qui sont la matière des filateurs, et à celle des fils de soie, qui sont la matière première des tisseurs, on n’aurait pas à protéger sériciculteurs et filateurs contre la concurrence étrangère. Mais on n’a pas osé, parce que c’eût été tuer la fabrication lyonnaise. On a daigné considérer qu’il eût été révoltant et monstrueux de sacrifier la soierie, qui fait vivre magnaneries et filatures, qui est une des gloires de l’industrie française en même temps qu’une de ses principales richesses, aux filatures et aux magnaneries, qui d’ailleurs seraient mortes de sa mort. On a donc renoncé aux droits d’entrée sur les cocons et sur les fils ; mais comme on voulait absolument les protéger, il restait la ressource d’allouer des primes aux producteurs de cocons et aux fabricants de fils.

On se flattait, en 1892, quand on établit ces primes pour cinq ans, que la production des cocons indigènes et celle des fils allaient prendre, grâce à ce régime protecteur, un développement immédiat, qui, les cinq années écoulées, permettrait à l’une et à l’autre de lutter efficacement contre les cocons et les fils étrangers. Le résultat est tout autre : au bout de cinq années, sériciculteurs et filateurs gémissent plus lamentablement que jamais, réclamant aujourd’hui, avec plus d’insistance encore qu’en 1892, non seulement la continuation, mais l’accroissement des primes, et non seulement pour cinq années, mais pour dix. »

La Chambre a donc voté un accroissement et une prolongation de la protection séricicole, mais avec cette disposition nouvelle que les primes ne seront accordées qu’aux filateurs employant au maximum 10% de main-d’œuvre étrangère. Jusqu’à présent, on s’était borné à protéger les patrons tout en laissant les ouvriers à la merci de la concurrence du travail importé de l’étranger. La Chambre a commencé à réparer cette monstrueuse inégalité et elle ne pourra se dispenser d’aller jusqu’au bout, en étendant aux ouvriers des autres industries la protection qu’elle vient d’accorder à ceux de la filature de soie. Seulement nous doutons un peu que les industriels et les agriculteurs du Nord qui s’approvisionnent de travail en Bretagne et ceux du Midi qui en importent d’Italie se montrent satisfaits de ce complément logique et nécessaire de la protection.

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Malgré ces perfectionnements, le tarif est encore loin de l’idéal rêvé par les protectionnistes. Mais ils travaillent incessamment à l’y acheminer. L’assemblée générale de l’association de l’industrie et de l’agriculture française qui a eu lieu 2 mars a émis une série de vœux ayant pour objet de combler diverses lacunes de l’œuvre de M. Méline. Nous ne citerons que les plus notables :

« Vœux tendant à ce que la France réclame énergiquement contre les nouveaux tarifs des États-Unis et que les États-Unis soient soumis à Madagascar au même traitement douanier qu’en France ; qu’en outre d’une manière générale, l’application de notre législation douanière aux colonies soit aussi simplifiée et aussi uniforme que possible ;

Vœu tendant à la défense, par tous moyens nécessaires, de notre industrie du tissage de soie pure contre l’importation étrangère, à laquelle elle a été sacrifiée dans l’intérêt collectif d’autres industries ;

Vœu tendant à ce qu’il soit imposé un droit sur la tourbe-litière ;

Vœu concernant la marine marchande, et tendant à ce que la demi-prime à la navigation en faveur des navires construits à l’étranger soit absolument écartée, et que la loi du 30 janvier 1893 soit intégralement maintenue ;

Vœu tendant à ce que les pouvoirs publics rejettent toutes modifications aux droits actuels sur les fils de lin de tous numéros ;

Vœu tendant à ce que le Parlement vote, le plus promptement possible, le projet de loi relatif aux relèvement des droits sur les huiles de coton américaines et à l’établissement, sur les graines oléagineuses, d’un droit proportionnel à celui qui sera voté sur les huiles ;

Vœu tendant à ce qu’une loi intervienne pour le règlement des Bourses de commerce ;

Vœu tendant à ce que les droits de douane sur les chevaux étrangers soient relevés à 100 francs par tête d’animal ;

Vœu tendant à ce que le gouvernement n’accepte de se faire représenter à une conférence internationale sur le régime des sucres, qu’à la condition expresse que notre législation intérieure en cette matière n’y soit pas mise en question. »

On remarquera que l’assemblée demande au gouvernement de « réclamer énergiquement contre les nouveaux tarifs des États-Unis. » Il est probable que les protectionnistes américains ne seront pas moins énergiques dans leurs réclamations contre les tarifs français, et en particulier contre le relèvement du droit de 15 francs à 100 francs par tête de cheval, sans oublier les droits sur les huiles. C’est une nouvelle guerre de tarifs que nous avons en perspective. Mais pourquoi s’en effrayer ? Les relevés de notre commerce extérieur, dressés selon la méthode protectionniste (comparaison des quantités opposée à celle des valeurs) n’attestent-ils pas que le commerce international se développe d’autant plus vite qu’il est soumis à des taxes plus lourdes ? C’est la une vérité nouvelle dont on doit la découverte à la Réforme économique et qui doit nous rassurer pleinement sur l’avenir de notre commerce.

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Dans une des dernières séances de la Société des agriculteurs de France, M. Salle a demandé que l’enseignement de l’économie politique soit désormais mis en harmonie avec la législation de l’État. Peut-on admettre, a-t-il dit, que l’État, expression de la majorité, pratique la protection et enseigne le libre-échange ? Seulement n’y aurait-il pas bien d’autres réformes à faire dans l’enseignement pour le mettre d’accord avec les opinions et les croyances de la majorité des Français ? Consultez, par exemple, le suffrage universel sur la question de la rotation de la terre. Il vous répondra certainement que personne ne l’a jamais vue tourner. Ne serait-il donc pas juste et raisonnable d’accorder l’enseignement de l’astronomie avec l’opinion du suffrage universel ?

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À une énorme majorité de 386 577 voix contre 182 303, le référendum suisse a voté la reprise des chemins de fer par l’État. Ce sont les abus de l’exploitation des compagnies qui ont, en grande partie, déterminé ce vote. L’expérience apprendra aux bons contribuables suisses s’ils ne se sont pas jetés à la rivière pour éviter la pluie.

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Nous trouvons ces renseignements suggestifs mais peu consolants dans la revue financière du Journal des Débats :

« En 1898, l’Allemagne dépensera pour l’armée, la flotte, les pensions, 1 030 millions de francs ; en 1897, elle a dépensé 995 millions ; l’Angleterre, 1 017 millions ; la France, 983 millions ; la Russie, 950 millions ; l’Autriche, 475 millions ; l’Italie, 395 millions. Par tête d’habitant, la dépense est 18,25 en Allemagne, 12,70 en Italie, 10,37 en Autriche, 7,25 en Russie, 25,30 en France, 25,37 en Angleterre. »

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Il est question, en ce moment, aux États-Unis de l’établissement d’un ministère du commerce. Le Journal du commerce de New York se montre très sceptique à l’endroit de l’utilité de ce nouveau rouage qu’il s’agit d’ajouter à la lourde machine gouvernementale, et il fait ces réflexions dont on pourrait tirer profit en Europe aussi bien qu’en Amérique :

« On argue de l’importance du commerce comme d’une raison pour le doter d’un ministère ; mais parce que la religion est considérée dans ce pays comme la chose la plus importante, serait-ce un argument pour instituer un ministère des cultes ?

On conçoit que les gouvernements européens qui subventionnent la religion aient un ministère qui y soit affecté, de même qu’il y en a un pour la marine et l’éducation, mais à quoi pourrait nous servir un ministère du commerce ? On cite, à titre de précédent, le département de l’agriculture ; mais on peut se demander si ce département a jamais été d’une grande utilité pour les agriculteurs. Il leur a fourni des semences dont la distribution a été un scandale et dont la qualité a causé des plaintes continuelles. Le département a publié à grands frais des statistiques d’une valeur contestable et dont l’usage principal consiste à être distribuées par les membres du Congrès à leurs électeurs, lesquels les estiment en proportion du nombre de gravures et de chromos qu’elles contiennent. Le gouvernement n’est pas chargé de mettre le sol en valeur et un ministère de l’agriculture ne serait guère autre chose, entre les mains des membres du Congrès, qu’une machine à cultiver les électeurs.

Notre commerce comme celui des autres nations a été le produit de l’esprit d’entreprise des particuliers et non de l’industrie et des encouragements du gouvernement, et nous aurions plus à perdre qu’à gagner à son intervention. »

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Dans les dix dernières années, les exportations des États-Unis ont constamment et d’une manière croissante dépassé les importations, il en a été de même pour celles de l’or, sauf en 1896, ainsi que le montre le tableau suivant, que nous empruntons au Journal du commence :

Favorable Balance Excess of Gold Exports
1888 $ 19 677 887 $ 23 565 676
1889 78 059 350 38 928 828
1890 38 218 492 3 832 984
1891 151 689 032 34 116 471
1892 111 739 287 59 081 110
1893 127 811 677 6 922 118
1894 178 272 566 80 628 082
1895 53 028 528 70 571 010
1896 358 034 696 * 46 474 419
1897 382 691 194 255 809

* Excess of imports.

En résumé, dans les dix années, l’excédent des exportations des marchandises, y compris le métal argent, s’est élevé au chiffre énorme de 1 459 866 935 dollars, et l’excédent des exportations de l’or a été de 271 427 669 dollars, soit en totalité de 1 731 294 604 dollars. On évalue dans la même période à environ 1 450 000 000 dollars la somme que les États-Unis ont fournie à l’Europe en paiement d’intérêts, de dividendes, de lettres de crédit pour voyageurs et sous d’autres formes de remboursement de créances. Les 200 à 300 millions de surplus proviennent, au moins en partie, de la vente des fonds américains détenus par les capitalistes européens, sous l’influence de la panique suscitée par les silveristes et les inflationnistes.

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Il vient d’arriver une cruelle mésaventure à l’auteur du tarif protectionniste qui sévit actuellement aux États-Unis, M. Dingley : on a remarqué que la coiffe de son chapeau haut de forme portait la mention made in England, fait en Angleterre. À la vérité, les protectionnistes sont coutumiers du fait. « Tous ceux qui ont voyagé sur des vapeurs transatlantiques, dit M. Henry George[1], savent parfaitement que l’immense majorité des protectionnistes américains qui visitent l’Europe, reviennent avec de nombreux achats qu’ils passent en fraude, même au prix d’un faux serment en douane et d’un cadeau secret à l’inspecteur. » C’est égal ! on trouve que M. Dingley devrait mieux surveiller la coiffe de ses chapeaux et on prétend même que sa négligence pourra bien lui coûter la présidence s’il s’avise plus tard de poser sa candidature, à l’exemple de son illustre précurseur, M. Mac Kinley.

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Le Journal des Économistes a perdu deux de ses fidèles collaborateurs, M. le DMeyners d’Estrey, ancien médecin de marine, dont les souvenirs de voyage étaient une source abondante de variétés pittoresques et humoristiques, et M. Louis Theureau, qui unissait à la connaissance approfondie du droit celle de l’économie politique. Nous lui devons de savantes études sur la vénalité des offices et les casiers judiciaires, sans oublier de nombreux compte-rendus qui se distinguaient par une appréciation judicieuse et une impartialité bienveillante.

Paris, 14 mars 1898.

G. DE M.

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[1] Protection et libre-échange, p. 41.

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