Chronique (Journal des économistes, septembre 1899)

Chaque mois, entre 1881 et 1909, Gustave de Molinari a publié une chronique politique et économique dans le Journal des économistes, commentant lactualité française et internationale sous un angle résolument libéral. Au programme notamment, dans cette livraison de septembre 1899, les développements du protectionnisme aux États-Unis, avec la multiplication des trusts comme conséquence, la gestion des caisses de retraite en Angleterre, et les procédés barbares des Européens en Afrique.


 

Chronique

par Gustave de Molinari

 

(Journal des économistes, septembre 1899).

 

Les conditions du travail dans les marchés passés avec l’État, les départements et les communes. — Une application du système colonial à Tahiti. — Appréciation de ce système par le journal de l’Exposition coloniale. — Les sociétés de prévoyance en Algérie. — Comment l’État encourage les assurances. — Le projet relatif aux pensions de retraites en Angleterre. — La multiplication des trusts aux États-Unis. — Les progrès des idées libre-échangistes chez les industriels américains. — La progression du commerce extérieur de l’Union. — Les procédés civilisateurs européens en Afrique.

 

On trouvera au Bulletin le texte des décrets qui fixent les conditions du travail dans les marchés passés avec l’État, les départements, les communes et les établissements de bienfaisance. Ces conditions sont destinées d’une part à protéger les ouvriers contre les exigences abusives des patrons, de l’autre contre la concurrente des ouvriers étrangers ; elles comportent, toutefois, des exceptions qui pourront en atténuer les effets malfaisants, mais non sans ouvrir une ample carrière au plus malfaisant de tous : l’intervention arbitraire de l’administration dans les rapports des entrepreneurs et des ouvriers.

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Tandis que l’Angleterre permet à ses colonies d’acheter les produits dont elles ont besoin sur les marchés où elles peuvent se les procurer au prix le plus bas, sans réclamer en faveur des siens aucun droit différentiel, les colonies françaises sont lourdement taxées au profit des industries de la métropole, ce qui ne contribue pas précisément à développer leurs ressources et ce qui oblige les contribuables métropolitains à combler les déficits toujours béants de leurs budgets. En manière de compensation, et suivant les errements du système colonial qui a si efficacement contribué à la prospérité de l’Espagne, on accorde à leurs produits le bénéfice d’une détaxe. Mais les quantités auxquelles s’applique cette détaxe sont strictement limitées. À Tahiti, par exemple, sur une production annuelle de 50 000 kilogs de vanille, 5 000 seulement profitent de la détaxe. La quantité est trop faible pour engager les producteurs à porter leur vanille en France ; ils trouvent plus d’avantage à expédier la totalité de leur récolte en Angleterre, et voilà comment le système colonial protège la production des colonies et le commerce de la métropole.

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Un organe intelligent des intérêts coloniaux, l’Exposition des colonies et la France coloniale, apprécie de la manière suivante le système qui a pour objet d’enrichir la métropole en appauvrissant les colonies.

« Un fait qui n’échappe à aucun colonial, même en chambre, c’est le contraste qui existe, entre les dépenses que nous faisons pour nos colonies avec la quantité de marchandises que nous y envoyons.

Tandis que nous expédions dans nos territoires d’outre-mer seulement 110 millions de nos produits, 85 millions, sans compter les virements ni les dépenses secrètes, sont insuffisants pour assurer une sécurité relative à nos colons.

Au lieu de chercher à accroître le chiffre de nos importations, nous augmentons sans cesse le nombre de nos fonctionnaires.

Le commerce colonial suppose une métropole qui a des produits à vendre, mais il suppose aussi des colonies ayant des produits pour les payer. Comme tout est à créer dans nos colonies, il s’agirait d’y envoyer des bras pour y cultiver le sol et des intelligences pour y créer des industries locales, suivant qu’elles sont de peuplement ou d’exploitation. Nos conceptions ne vont pas aussi loin, elles se bornent à étendre partout les mailles d’une centralisation tracassière qui sert de cran de sûreté à toute initiative privée. Que si quelques énergies parviennent à rompre ce filet administratif, un frein douanier saura bien vite réfréner cette audace. L’expérience devrait pourtant nous avoir appris que les systèmes de tarifs protecteurs peuvent dériver un commerce, mais ne le créent pas.

Nos colonies sont actuellement les pays du monde les plus mal partagés, au point de vue douanier. Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’ils soient aussi les moins prospères.

Par le système de tarifs protecteurs, la métropole renchérit le prix de ce que nous achètent nos colonies, et en taxant leurs produits dans ses ports elle déprécie la valeur de ce qu’elles nous vendent.

Toutes ces entraves administratives et douanières nuisent à l’expansion de nos nationaux, qui, lorsqu’ils s’expatrient, préfèrent aller cultiver le café au Brésil, le cacao au Guatemala ou le thé à Ceylan.

Si, au siècle dernier, les Anglais eussent écouté lord Chatham, alors qu’il critiquait au Parlement la doctrine des taxes, l’Angleterre n’eût pas perdu l’Amérique. Elle a depuis mis à profit la leçon. C’est en s’inspirant des meilleures doctrines du libre-échange qu’elle a pu accomplir ses vastes projets, qui la font de nos jours la reine des mers et l’impératrice du monde.

L’Espagne, par suite d’errements trop particuliers à la race latine, vient de perdre Cuba, Porto-Rico, les Philippines. Le même sort nous attend si nous ne nous débarrassons pas an plus tôt de la camisole de force du protectionnisme. »

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Nous empruntons au Journal des Débats ces renseignements qui méritent d’être signalés sur les sociétés indigènes de prévoyance en Algérie :

« Ces sociétés très curieuses et très utile ont un double but, d’abord celui de venir en aide, par des secours, aux indigènes tombés dans le besoin et, en outre, de permettre, par des avances en argent ou en grains, aux fellahs et khammès d’entreprendre et de développer leurs cultures. D’après un rapport de M. Delanney, secrétaire général du gouvernement au gouverneur général, ces sociétés avaient, au 30 septembre 1898, un actif qui s’élevait à 7 000 821 fr. 25. Sur ce total, le numéraire en caisse représentait 3 982 866 fr. et les avarices en argent, 1 951 909 fr. La valeur des avances en nature n’était que de 196 166 fr. et celle des grains en silos de 627 087 fr.

Ce bilan est beaucoup plus favorable que celui de l’exercice précédent : l’actif n’atteignait alors que 6 278 933 fr. ; l’exercice 1898 accuse donc une augmentation d’actif de 721 888 fr., supérieure de 180 222 fr. à la plus-value (441 666 fr.) que le capital des sociétés indigènes de prévoyance a acquise, année moyenne, depuis 1886 jusqu’à ce jour.

En même temps que s’est accru le fonds social, une diminution sensible s’est produite dans les frais d’administration et de gestion qui, de 1,98% en 1897, se sont abaissés à 1,63% en 1898. Ce résultat, dit le rapport, fournira un argument sérieux en faveur de la demande de réduction de 5 à 4% du taux de l’intérêt à exiger des sociétaires emprunteurs formulée, l’année dernière, par la délégation financière indigène.

Ces sociétés, en dehors du double rôle bienfaisant que nous avons signalé, contribuent, paraît-il, à amener sur divers points une certaine décroissance dans le nombre de prêts usuraires et dans le taux de ces prêts, et ce n’est pas là l’un des moindres services qu’elles peuvent rendre aux indigènes de notre Algérie. »

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À propos de l’impôt sur les assurances, le même journal montre de quelle façon l’État encourage cette forme de la prévoyance :

« S’il est une industrie que l’État devrait sinon encourager ou tout au moins ménager, c’est bien celle des assurances. Or, c’est précisément contre cette industrie que le fisc s’acharne de préférence, comme le démontre le relevé des opérations des compagnies d’assurances contre l’incendie au cours du dernier exercice. Il résulte de ces statistiques que la campagne n’a pas été favorable à ces compagnies qui ont réalisé 5 millions en moins de bénéfices en 1898 qu’en 1897. Par contre, le fisc a continué à prélever la part du lion qui s’est élevée à 20 millions. Voici comment se décompose ce total : patentes et timbres des actions, 643 000 francs ; impôt sur le revenu, 724 000 francs ; timbre de polices, 6 356 000 francs ; taxe d’enregistrement, 11 354 000 francs ; droits supplémentaires de timbre, 1 015 587 francs. Les primes encaissées ayant à peine dépassé 100 millions de francs, l’impôt a perçu 20% environ de cette recette, ce qui est une proportion exorbitante.

Et ce qui rend cette situation plus anormale, c’est que le fisc participe exclusivement aux bénéfices des compagnies sans prendre part à leurs pertes. Ainsi les journaux spéciaux montrent par des chiffres indiscutables comment se sont répartis dans les vingt dernières années les produits des principales compagnies à primes fixes contre l’incendie. Les dividendes et les bénéfices ont été de 278 948 200 francs. Or, pendant ce même espace de temps, l’État a reçu des compagnies pour impôts du timbre et de l’enregistrement, impôt sur le revenu des actions, etc., la somme énorme de 288 850 000 francs. L’État a donc réalisé 10 millions de bénéfices de plus que les actionnaires des assurances ; et cela sans courir le moindre risque et sans aventurer le moindre capital.

Nous signalons cette situation anormale aux députés qui passent leur vie à proposer de nouveaux impôts et aux socialistes qui prétendent que le capital n’est pas assez imposé et que le fisc ne prélève pas sur les infortunés contribuables une part assez considérable. Mais nous n’avons aucune illusion sur le sort réservé aux légitimes réclamations des compagnies d’assurances. Comme par le passé on continuera de célébrer les bienfaits de l’assurance, tout en rendant impossible, par excès d’impôts, son fonctionnement normal. »

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Une commission chargée par la Chambre des communes d’étudier la question des retraites pour la vieillesse a formulé un projet de loi, visiblement inspiré par le socialisme d’État continental, auquel M. Chamberlain, et les conservateurs alliés aux radicaux ont fait un accueil hospitalier en Angleterre. D’après ce projet de loi, des pensions de retraites seraient accordées aux vieillards des deux sexes qui auraient la chance de réunir les conditions suivantes :

1) Être sujet anglais ;

2) Avoir atteint l’âge de 65 ans ;

3) N’avoir commis pendant le cours des 25 dernières années aucun délit passible d’emprisonnement.

4) N’avoir été l’objet d’aucun secours autre que des secours médicaux, excepté le cas de circonstances exceptionnelles, pendant les vingt années précédant l’application de la pension.

5) Avoir un revenu hebdomadaire de moins de 10 sh.

6) S’être employé de son mieux, par son travail et des mesures de prévoyance, pour se constituer une épargne pour lui-même et ceux dépendant immédiatement de lui.

L’appréciation exacte de quelques-unes de ces conditions sera passablement difficile et laissera une large prise à l’arbitraire, pour ne rien dire de l’abus des influences électorales ou autres. D’un autre côté, on n’évalue pas à moins de 20 millions de livres sterl. la charge que ces pensions de retraites imposera aux contribuables. Il convient toutefois de remarquer que les dépenses auxquelles pourvoit la taxe des pauvres pourront s’en trouver, dans quelque mesure, diminuées. Mais cette nouvelle application du système de la charité imposée n’aura pas moins pour effet de décourager la charité volontaire, et, chose plus fâcheuse encore, d’encourager l’imprévoyance de la partie de la population chez laquelle il serait le plus nécessaire de développer l’esprit de prévoyance et d’épargne. Malheureusement, il n’y a guère que les économistes qui s’avisent de dénoncer ces conséquences nuisibles de la philanthropie officielle aggravée par le socialisme d’État, et chacun sait que les économistes sont totalement dépourvus d’entrailles.

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Le Moniteur officiel du commerce contient quelques aperçus intéressants, empruntés à un rapport de M. Bruwaert, consul général de France à New York, sur la fièvre des trustsqui a redoublé d’intensité aux États-Unis, sous l’influence du tarif Dingley :

« Depuis le vote du tarif Dingley, lisons-nous dans ce rapport, nous assistons à la reproduction des mêmes faits que ceux qui s’étaient déjà montrés en 1892 à la suite de la mise en vigueur du tarif Mac-Kinley. Convaincus qu’après la bonne récolte de 1897, qu’après la conquête de nouvelles possessions, le régime républicain et protectionniste est destiné à être, pour de nombreuses années encore, la règle du pays, des agents d’affaires ont pensé que l’occasion était excellente pour capitaliser à de gros chiffres les entreprises industrielles du pays.

Le procédé est assez simple. On propose à divers manufacturiers concurrents de céder leurs usines, à un prix déterminé, généralement payable en actions de la société à constituer pour l’exploitation ultérieure des propriétés. En supprimant la concurrence, en produisant dans la limite des besoins intérieurs, avec une direction unique, on limite les frais de production, d’une part, et, d’autre part, on peut relever les prix de vente au maximum permis par le tarif douanier. On suppute les profits à réaliser de la sorte et on les capitalise à un taux variable, mais le plus souvent de 6%. On émet les actions privilégiées jusqu’à concurrence de la valeur attribuée aux usines acquises ; le surplus est représenté par des actions ordinaires. Le placement de ces actions ordinaires — qui ne représentent aucun capital versé, mais seulement la capitalisation anticipée des bénéfices éventuels — constitue le profit de l’opération. Ces fusions, ces agglomérations, s’appellent ici « trusts » ou affaires de confiance — en France on les appellerait syndicats.

Ces six derniers mois, l’industrie américaine a subi une véritable fièvre de trusts. Il est peu d’entreprises manufacturières qui aient échappé à la contagion, le manufacturier étant trop heureux de se retirer des affaires avec un beau prix en actions, qu’il espère tourner en espèces, à d’excellents cours, à une date prochaine, les entremetteurs comptant réaliser au plus tôt la part de boni qu’ils se promettent du placement des actions ordinaires. Le total des sociétés ainsi formées de janvier à avril avait déjà paru énorme. Le chiffre de mai est encore plus considérable : il dépasse 5 milliards de francs et encore ne comprend-il pas les affaires capitalisées à moins de 5 millions de francs.

Voici quelques-uns de ces syndicats nouveaux formés durant le mois dernier.

Syndicats En millions de francs.

Actions

privilégiées ordinaires
Cuirs américains (tanneries) 150 200
Bicyclette américaine 175 225
Tuyauterie nationale 200 200
Compagnie républicaine du fer et de l’acier 125 150
Traction électrique : Illinois 125
Alcali d’Amérique 30 120
Compagnie nationale électrique 125
 —      industrielle des objets en caoutchouc 125 125
Union des fruits 100
Compagnie générale des transports 100
 —   générale lumière et force 75
 —   du caoutchouc manufacturé 5 25
Glucose des États-Unis 15 20
Biscuit de la côte Pacifique 75 125
Brique américaine 25
Accumulateurs électriques 22
Union des mines de cuivre 15
Mines espagnoles américaines 25 25
Brasseries de Boston 32 16
Compagnie fédérale des tuyaux d’égout 65 65
 —   dialyse du plomb 60
 —   des aciers Carnegie 500 1 250
Ciments Atlas 30
Compagnie nationale des wagons 50
 —    américaine des engrais chimiques 85 85

Depuis quelques années, la plupart des États de l’Union ont soumis les trusts à une législation de plus en plus restrictive. Les trusts ne se sont pas moins multipliés et ils absorbent aujourd’hui plus des trois quarts de l’industrie américaine. Les consommateurs des produits entrustés finiront probablement par s’apercevoir que le seul remède efficace contre ces monopoles réside dans l’élargissement de la sphère d’action de la concurrence. À la concurrence intérieure qui a cessé de suffire, à mesure que les entreprises de production se sont établies sur un plan plus vaste, ils reconnaîtront tôt ou tard la nécessité d’ajouter la concurrence extérieure. Alors les avantages résultant de la concentration des forces productives subsisteront seuls, et les trusts apparaîtront simplement sous un régime de concurrence universalisée, comme une organisation plus économique de l’industrie.

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Le Journal of commerce de New York constate, au surplus, que le régime protectionniste est en baisse aux États-Unis. Aussi longtemps que les industriels américains se sont bornés à l’exploitation du marché intérieur, ils ont trouvé à ce régime des vertus sans mélange, car il leur assurait, au moins dans une large mesure, le monopole du seul marché qui existât pour eux. Mais depuis que leurs entreprises se sont multipliées et agrandies, ce marché, où ils se faisaient une concurrence de plus en plus acharnée, ne leur a plus suffi, ils ont cherché des débouchés au dehors ; c’est pour répondre à ce besoin nouveau que les États-Unis ont conclu des traités de commerce avec quelques-uns des États de l’Amérique du Sud. Mais les industriels exportateurs n’ont pas tardé alors à s’apercevoir que le système, qui les protégeait au dedans, se retournait contre eux au dehors, en exhaussant artificiellement leurs frais de production. Ils ont pu constater que la protection du bois, du fer et de l’acier élève le prix de revient des machines, la protection de la laine celui des lainages, etc., etc., et ils commencent et se demander si un régime de liberté commerciale ne leur ferait pas gagner sur le marché universel plus qu’il ne leur ferait perdre sur le marché intérieur, C’est un nouveau courant d’idées qui va grossissant, et qui pourrait bien contribuer, avec le mouvement des trusts, à mettre fin au régime anti-économique qui a eu pour coryphées MM. Mac Kinley et Dingley aux États-Unis, feu Bismark et M. Méline en Europe.

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Le relevé statistique suivant des exportations des États-Unis montre les progrès extraordinaires réalisés par l’industrie américaine. On remarquera que l’exportation des produits manufacturés a presque doublé depuis quatre ans. La progression serait évidemment encore plus rapide si l’industrie était débarrassé du poids mort de la protection :

Fiscal Year. Total Domestic Exports. Agricultural Products. Domestic Manufactures.
1860 $ 316 242 423 $ 256 500 972 $ 40 345 892
1870 455 208 341 361 188 483 68 279 764
1880 823 946 353 685 961 091 102 856 015
1890 845 293 828 629 820 808 151 102 376
1891 872 270 283 642 751 314 168 927 315
1892 1 015 732 011 799 228 232 158 510 537
1893 831 030 785 615 382 986 158 023 118
1894 869 204937 628 363 038 183 595 743
1895 793 392 599 553 210 026 188 595 743
1896 863 200 487 569 879 297 228 571 178
1897 1 032 007 603 683 471 139 277 285 391
1898 1 210 291 913 853 683 570 290 097 354
1899 1 204 123 134 784 999 009 338 667 794

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Les gouvernements civilisés ont imposé à leurs contribuables de lourds sacrifices pour mettre fin à l’esclavage des nègres. C’était un but assurément fort louable. Mais depuis qu’ils ont éprouvé le besoin de se partager le continent africain, ils livrent ces mêmes nègres, objet de leur sollicitude philanthropique, à la merci d’explorateurs et de fonctionnaires militaires ou civils plus  inhumains que ne le furent jamais les plus avides et les plus féroces négriers. Voici un court aperçu, que nous empruntons au journal Le Matin, des procédés employés par la mission Voulet et Chanoine pour étendre le domaine de la civilisation :

« Le 8 janvier 1899, un indigène, rencontré par des éclaireurs, déclare ne pas connaître le chemin vers l’Est. Il est amené devant le capitaine Voulet, qui ordonne de lui couper la tête. Le 9 au matin, la reconnaissance rentre au camp avec 250 bœufs, 500 moutons, 28 chevaux, 80 prisonniers. Quelques tirailleurs ont été blessés ou tués. Afin de faire un exemple, le capitaine Voulet fait prendre 20 femmes mères, avec des enfants en bas âge et à la mamelle et les fait tuer à coups de lance, à quelques centaines de mètres du camp.

Les corps ont été retrouvés ensuite par le commandant du poste de Saï.

Le même jour, un tirailleur qui, dans une escarmouche, avait tiré 124 cartouches, fut amené devant le capitaine Voulet, qui lui fit, sans jugement, brûler la cervelle.

Le 13 janvier, la mission incendie Sansanne-Haoussa, ville de 10 000 habitants, centre commercial en pleine activité. Sansanne-Haoussa est un marché très important de l’Haoussa. Des négociants y viennent, par le Baguirmi, de Ghadamès et de la côte méditerranéenne.

Le 14, à Karma, trois spahis, un régulier et deux auxiliaires, chargent un indigène qui, en se défendant, blesse d’une flèche le régulier. Les auxiliaires, armés seulement de lances, n’osent poursuivre l’indigène. De retour au camp, ils sont fusillés, sans jugement, sur l’ordre du capitaine Chanoine. Un village entier est brûlé.

Le 17, à Liboré, une patrouille amène deux prisonniers devant le capitaine Voulet, qui les fait fusiller aussitôt. Les tirailleurs apportent également au chef de la mission deux mains fraîchement coupées.

D’ailleurs, à partir de ce moment, l’usage de couper les mains aux cadavres des indigènes massacrés se généralisa. Ce sont les spahis du général Chanoine qui auraient imaginé cette barbare coutume. Le capitaine Chanoine ne s’y serait d’ailleurs pas opposé.

On apporta même, à la table où mangeaient les officiers et sous-officiers de la mission, de ces sanglants témoignages de meurtre, et les hommes qui les apportèrent furent récompensés.

Le 24, le capitaine Chanoine, surpris par les indigènes, perdit six spahis, tués dans un engagement. On lui prit une carabine et des cartouches. En poursuivant les agresseurs, il tomba sur des habitants d’un village voisin réfugiés dans la brousse. Il leur fit vingt prisonniers ; dix de ces derniers furent tués et leurs têtes plantées sur des bâtons.

Pendant la marche de la mission, le sergent-major Laury, et quelques tirailleurs, armés de sabres de cavalerie, frappaient à coups de plat de sabre ceux qui ne marchaient pas assez vite. Les porteurs, recrutés au hasard dans les villages, sans qu’on se fût préoccupé d’avance de leur endurance ou de leur âge, tombaient-ils excédés de fatigue, les tirailleurs leur coupaient la tête. Souvent le sergent-major Laury les exécutaient lui-même d’un coup de revolver. ‘C’est bizarre, disait-il un jour à table, la balle fait un tout petit trou, on ne voit pas de sang, et le type tombe sur le côté, tout doucement.’ »

Les explorateurs et les fonctionnaires français n’ont pas, il faut le dire, le monopole de ces procédés civilisateurs. Les Anglais, les Allemands, les Belges, leur font, à cet égard, une active concurrence, et il serait difficile de dire lesquels tiennent le record de la civilisation africanisée. Nous lisons par exemple dans les journaux belges, que les officiers du steamer Albertville, très ennuyés de la perspective d’une quarantaine, auraient fait jeter à la mer deux nègres atteints d’une maladie contagieuse. Il existe cependant, nous assure-t-on, des Sociétés protectrices des indigènes, mais jusqu’à, présent leur protection ne paraît pas avoir été sensiblement plus efficace que celle de leurs sœurs aînées, les sociétés protectrices des animaux.

Paris, 14 septembre 1899.

G. DE M.

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