Compte rendu de Gérard Grunberg, Napoléon Bonaparte. Le noir génie. Par Jérôme Perrier

napoleon-bonapartePar Jérôme Perrier*

Les deux grands legs de Bonaparte, l’État central tentaculaire et l’amour de la gloire, ont longtemps retardé l’entrée de la France dans la modernité.

Dans le déluge de livres (très inégaux) qui a inondé notre pays à l’occasion du deux-centième anniversaire de la bataille de Waterloo, l’ouvrage de Gérard Grunberg intitulé : Napoléon Bonaparte. Le noir génie, se singularise par le ton critique (ce qui ne veut pas dire polémique, l’ouvrage étant on ne peut plus sérieux et académique) qu’il adopte vis-à-vis de cette immense figure de notre passé, à l’égard de laquelle les historiens (sans même parler des Académiciens en mal d’inspiration qui se piquent d’histoire) gardent trop souvent les yeux de Chimène[1]. Du moins à mon point de vue. Gérard Grunberg est un politologue, spécialiste du Parti socialiste, à qui l’on doit notamment un livre devenu une référence incontournable sur le sujet : Le long remords du Pouvoir[2]. Il n’est donc – pas plus que moi – nullement un spécialiste de Napoléon, et c’est sans doute ce qui lui donne cette distance de bon aloi à l’égard de son objet d’analyse, contrairement à nombre d’historiens (souvent de qualité du reste)[3] qui, à trop côtoyer leur objet d’étude, en arrivent parfois à être victimes d’un tropisme bonapartiste, plus ou moins subliminal. Une sorte de « syndrome de Stockholm du chercheur » en quelque sorte, auquel du reste l’historien du libéralisme n’est sans doute pas non plus toujours étranger dans son propre champ d’étude…

Ce qui fait à mes yeux tout l’intérêt du livre de Grunberg n’est toutefois pas tant son côté critique (même si je partage, pour ce qui me concerne, son jugement globalement très sévère sur cet épisode de notre histoire) que la grille de lecture qu’il adopte tout au long de son livre, et qui me paraît être d’une très grande pertinence. L’axe réflexif de cet ouvrage roboratif consiste en effet à lire l’entreprise politique bonapartiste et napoléonienne à travers ce qui en fait l’unité profonde ; à savoir son profond antilibéralisme, que Grunberg assimile à juste titre à un frein considérable mis à l’entrée de la France dans la modernité. Pour ce faire, l’auteur a l’excellente idée de relire attentivement les grands écrivains libéraux français (du XIXe siècle pour l’essentiel) qui ont beaucoup écrit sur le sujet – et des choses immensément plus intéressantes que ce qui fait le tout-venant de la pléthorique littérature napoléonide contemporaine. On ne peut d’ailleurs pas s’empêcher de penser une fois de plus, en relisant ces grands auteurs libéraux et la profondeur souvent indépassée à ce jour de leurs analyses, à ce que disait à leur propos Pierre Manent en 2010 lorsqu’il affirmait qu’avec des auteurs comme Benjamin Constant, Guizot et Tocqueville, nous sommes bien en présence, dans la première moitié du XIXe siècle, d’une « grande science politique liée à une grande expérience politique[4] ». Grunberg étaye donc avec perspicacité son raisonnement par d’abondantes citations de Germaine de Staël, Benjamin Constant et Alexis de Tocqueville (ainsi que de quelques autres), et ces références toujours pertinemment choisies ne constituent pas le moindre des intérêts que recèle son livre.

Il ne saurait s’agir pour moi de résumer ici le propos d’un ouvrage qui n’hésite pas, avec raison il me semble, à mélanger approche institutionnelle, analyse psychologique et étude de textes, afin d’essayer de mieux cerner le complexe phénomène napoléonien. Un phénomène d’autant plus délicat à décortiquer que son appréhension suppose d’examiner tout à la fois les faits et les multiples interprétations qui en ont été données au fil du temps, et qui ont contribué à l’élaboration de ce que l’on appelle la « légende napoléonienne » – une légende qu’il est parfois bien difficile de séparer de la réalité brute. J’essaierai donc très modestement, dans ce compte-rendu, de revenir sur quelques-unes des analyses de Grunberg qui me paraissent les plus stimulantes et les plus suggestives, sans prétendre à aucune exhaustivité dans ma recension d’un ouvrage qui – répétons-le – est riche de mille aperçus, exemples et citations, tous plus captivants les uns que les autres.

L’un des aspects qui a beaucoup intéressé le fervent admirateur des institutions et de l’histoire britanniques que je suis (mais peut-on être vraiment libéral sans partager au moins en partie ce tropisme-là ?), est le rôle de repoussoir que joue la perfide Albion aux yeux de Bonaparte, pour qui – explique très bien Grunberg – « l’ennemi héréditaire, l’Angleterre, n’était pas seulement redoutable militairement et économiquement, il l’était aussi idéologiquement car il était le porteur de cette modernité politique à laquelle il entendait faire barrage[5] ». L’auteur montre ainsi que si Bonaparte – homme de culture, ayant beaucoup lu – connaissait bien Montesquieu, il ne l’appréciait guère, jugeant notamment très sévèrement sa théorie de la séparation des pouvoirs, qu’il considérait comme un simple décalque de la « constitution[6] » britannique, qui ne saurait par conséquent avoir de valeur universelle. De fait, si Bonaparte n’était pas féru de droit constitutionnel (ni du reste de théories en général), il était bien déterminé à empêcher l’instauration en France d’un régime représentatif à l’anglaise, alors même que notre voisin d’outre-Manche représentait depuis le XVIIIe siècle au moins un modèle pour les élites libérales françaises. Pour Bonaparte en effet, un tel régime représentatif ne pouvait fonctionner correctement que s’il s’appuyait sur une puissante aristocratie, ce qui n’était pas le cas de la France, puisque la Révolution avait fait disparaître cette dernière en tant que force politique et sociale majeure.

Il est par ailleurs certain que l’anglophilie des élites libérales françaises n’est pas sans lien avec la véritable haine que Bonaparte éprouvait à leur égard, tout particulièrement lorsqu’il s’agissait d’intellectuels libéraux, qu’il appelait avec mépris des « idéologues[7] ». Ici les figures de Germaine de Staël et de son compagnon Benjamin Constant s’imposent évidemment, tant la haine du Premier Consul puis de l’Empereur à leur endroit était vivace et révélatrice de sa psychologie profonde. De fait, Grunberg montre combien ce provincial mal dégrossi se méfiait des femmes (surtout si elles étaient trop brillantes comme savaient alors l’être les parisiennes qui éblouissaient l’Europe entière) et détestait les intellectuels. Ceci explique son aversion particulière pour la fille de Necker qui possédait éminemment ses deux qualités, avec un esprit aussi brillant que farouchement indépendant, ce qui lui valut d’être exilée par un monarque parfaitement impuissant à la dominer. Quant à Benjamin Constant – dont on moquera beaucoup par la suite les hésitations, voire les volte-face, devant le pouvoir napoléonien[8] –, il reste qu’il fut l’un des rares à réagir au coup d’Etat du 18 Brumaire, puisque dès le lendemain il vint trouver Sieyès et lui déclara à propos de l’intéressé : « Ses proclamations où il ne parle que de lui (…) m’ont convaincu plus que jamais que dans tout ce qu’il fait il ne voit que son élévation[9] ». Si ce n’est pas le lieu de revenir ici sur les atermoiements de Constant au moment (notamment) des Cent Jours, il reste qu’au niveau des principes, la philosophie profondément libérale du compagnon de Mme de Staël était parfaitement incompatible avec l’antilibéralisme foncier de l’autocrate corse. Ce que ce dernier avait d’ailleurs parfaitement compris, et ce dès 1801, lorsqu’il se débarrassa du Tribunat. De fait, cette assemblée composée de « douze à quinze métaphysiciens à jeter à l’eau », véritable « vermine[10] », avait osé s’opposer au chef tout-puissant. Une assemblée dans laquelle Benjamin Constant jouait un rôle important, aux côtés des « Idéologues » Volney, Cabanis, Destutt de Tracy, Chénier, et autres Daunou.

Mais le Premier Consul devenu Empereur n’éprouvait pas seulement de la haine à l’égard des intellectuels libéraux et anglophiles. Plus largement, il détestait les assemblées et les hommes qui pouvaient s’opposer à ses volontés[11]. On ne compte plus les passages où Gérard Grunberg rapporte l’aversion profonde de l’autocrate pour ceux qu’il appelle : des « médiocres bavards et incompétents[12] » ; des « bavards et des phraseurs[13] » ; des « bavards, idéologues, phraseurs, avocats[14] », etc. Une telle haine – qui va de pair avec le refus du régime représentatif qui suppose des assemblées où une opposition puisse prendre la parole pour émettre des doutes, voire des critiques – mérite que l’on s’y attarde quelque peu, car elle est trop présente et appuyée pour ne pas révéler quelque chose de très profond dans la psychologie du personnage. De fait, Grunberg montre très bien comment cet homme autoritaire, si sûr de sa supériorité et si habitué à se faire obéir, était en même temps extrêmement jaloux du talent des autres. Or, comme en atteste parfaitement le coup d’Etat du 18 Brumaire qui aurait pu tourner au fiasco sans la présence d’esprit de son frère, Bonaparte était un piètre orateur, et c’est pourquoi il préférait de loin la compagnie de ses soldats (à condition toutefois qu’ils ne soient pas de brillants généraux comme la Révolution en a connu plusieurs) à celle des avocats, des intellectuels ou des hommes d’assemblée. Plus fondamentalement, cette aversion que l’on peut qualifier sans exagération de haine, montre aussi que ce monarque puissant et craint était en réalité un homme perpétuellement inquiet, mal assuré de son pouvoir, car bien conscient que la force seule n’était pas de nature à garantir sa légitimité. Ici, Gérard Grunberg aurait pu citer les passionnantes pages que le grand historien libéral italien Guglielmo Ferrero consacre à cette question précise dans ses grands chefs d’œuvre que sont : Pouvoir : les génies invisibles de la Cité ; Les Deux Révolutions françaises : 1789-1796 ; et Bonaparte en Italie : 1796-1797[15]. Ferrero – tout en faisant un parallèle sur ce point entre Napoléon et Mussolini – insiste beaucoup sur cette idée qu’à la différence des vieilles monarchies traditionnelles assises sur un solide principe de légitimité (le principe dynastique mêlé de droit divin), les pouvoirs postérieurs à la Révolution française sont beaucoup plus fragiles parce que devant concilier le principe d’autorité avec la souveraineté populaire ; ce qui n’est pas une chose facile. D’où l’aversion de Napoléon à l’égard du régime représentatif qui lui semblait de nature à miner son autorité. Une autorité fragilement établie sur un terreau précaire : celui de la gloire militaire, par nécessité aléatoire.

Cette fragilité allait d’ailleurs de pair, comme le montre très bien Gérard Grunberg, avec une crainte de l’opinion publique, dont l’autocrate avait parfaitement compris la puissance nouvelle. Il déclarera ainsi à son confident des deniers jours Las Cases qu’au fil du siècle des Lumières, et plus encore depuis la Révolution, l’opinion était devenue « une force invisible, mystérieuse, à laquelle rien ne résiste[16] ». Si Napoléon était un homme autoritaire et peu réceptif à la critique (c’est un euphémisme…), il était aussi un homme extrêmement intelligent, et il avait parfaitement compris que dans les sociétés modernes, un gouvernement tenait sa force du soutien de l’opinion, et ne pouvait s’en passer, au profit du simple usage de la force. D’où d’ailleurs cette haine des intellectuels dont nous avons parlé. Une haine qui provenait largement de l’influence que ces orateurs et/ou écrivains de talent pouvaient avoir sur l’opinion publique. Comme l’écrit Grunberg : « Antilibéral convaincu, il estimait qu’une opinion libre pourrait mettre un jour son pouvoir en danger ; qu’il lui fallait l’empêcher de se former et de se diffuser et lui substituer une opinion ‘‘officielle’’ fabriquée par lui et ses services[17] ». Ce qui nous amène à l’art de la propagande de Bonaparte. Un art très moderne et bien connu, auquel Grunberg consacre quelques développements intéressants, insistant notamment sur le véritable « culte de la personnalité » qui fut alors mis en place par le régime napoléonien afin de faire en sorte que la relation entre l’Empereur et ses « citoyens » (on serait plutôt tenté d’écrire : ses « sujets ») soit fondée sur l’admiration, le respect, l’enthousiasme, la fierté, la reconnaissance, et la dévotion.

Et puisqu’il ne m’est guère possible – vous l’aurez compris – d’écrire quoi que ce soit sur le libéralisme (ou l’antilibéralisme) sans citer mon cher Alain, qui me paraît toujours devoir faire office de boussole sûre, je voudrais faire remarquer à quel point tous les qualificatifs que je viens d’énumérer[18] sont à l’exact opposé de ce qui, selon l’auteur du Citoyen contre les Pouvoirs, doit garantir la liberté de l’individu dans une République digne de ce nom : la méfiance à l’égard du pouvoir, quel qu’il soit ; la grève de l’enthousiasme ; une vigilance de tous les instants à l’égard de toute parole venue d’en haut ; l’obéissance, à condition qu’elle concerne le corps et jamais l’esprit ; bref, le refus de la dévotion (et même du respect) à l’égard d’une autorité que l’on ne doit en aucune circonstance adorer. Certes, me direz-vous, mais à quoi bon citer encore Alain ? N’y a-t-il pas là quelque tropisme agaçant, qui tourne un peu à l’obsession ? Sans être totalement faux, un tel jugement omet le fait que le libéralisme farouchement individualiste d’Alain est en réalité l’héritier direct d’un courant du libéralisme – minoritaire mais particulièrement vivace – dont Germaine de Staël et Benjamin Constant sont très certainement, un siècle en amont, les plus éminents représentants. Lucien Jaume a en effet parfaitement bien montré[19] combien tous ces auteurs avaient en commun de vouloir fonder un authentique régime de liberté sur la prétention de l’individu à pouvoir juger lui-même de son droit. Une prétention, on en conviendra, qui s’avère parfaitement incompatible avec la conception du pouvoir qui était celle de Napoléon Bonaparte, et que les tyrannies[20] modernes du XXe siècle exacerberont encore davantage.

Comment ne pas penser non plus aux analyses d’Alain – mais oui ! – sur les rapports entre pouvoir et guerre[21], lorsqu’on lit les passages extrêmement intéressants où Gérard Grunberg, tout en refusant d’appliquer au régime napoléonien le qualificatif de « dictature militaire », insiste avec raison sur la militarisation de la société à laquelle il a donné lieu. Recourant une fois encore à la psychologie – une chose que l’historien doit toujours faire avec prudence mais qui s’avère parfaitement indispensable lorsque l’on a affaire à une figure de l’envergure de Napoléon –, l’auteur rappelle que ce dernier « n’était heureux qu’à la guerre, entouré de ses soldats », et que c’était bien « dans la guerre qu’il s’accomplissait et vivait vraiment[22] ». Bien sûr, un tel trait de caractère saurait d’autant moins faire office d’analyse définitive de la militarisation de la société napoléonienne, qu’on le retrouve par exemple au XXe siècle chez un personnage comme Churchill[23]. Lui aussi était en effet dans son élément à la guerre, sans que pour autant cette donnée personnelle n’ait eu le moindre impact sur la nature même du régime britannique !

Ce que montre en fait parfaitement bien Grunberg, c’est que si l’on peut dire que le pouvoir de Bonaparte reposait sur ses victoires militaires, et qu’en un sens il a fait la guerre afin de mieux être capable de conquérir puis conserver ce pouvoir, il est encore plus juste de dire qu’il a voulu et obtenu ce même pouvoir pour parvenir à conquérir la gloire sur le champ de bataille. Et l’on en revient ici à un trait de caractère de l’homme, que Grunberg analyse dès le début de son livre : à savoir qu’il possédait une « personnalité double », animée à la fois par une raison typique d’un homme des Lumières et par l’imagination la plus débridée, voire parfois la plus irrationnelle. Or, précisément, la quête de la gloire militaire, qui n’a cessé de l’animer tout au long de sa vie, est en réalité le pur produit de son imagination ; cette puissante pulsion intérieure qui a pu parfois virer à la mégalomanie (comme en atteste par exemple l’épisode égyptien). Si Bonaparte/Napoléon fut aussi un travailleur acharné, rivé à sa table de travail, administrant nuit et jour un pays jusque dans les plus infimes détails, il fut d’abord un aventurier conquérant, mû par la soif de gloire, et passant à la guerre la majeure partie de son temps. En ce sens, écrit Grunberg, « sa maîtrise du pouvoir lui était donc au moins aussi nécessaire pour faire la guerre que celle-ci l’était pour conserver le pouvoir[24] ».

Reste que ce goût de la gloire militaire l’a conduit à mettre en place une véritable militarisation de la société, destinée à lui donner les moyens de ses ambitions. Une militarisation qui n’a pas été sans provoquer de vives résistances, d’où un recours toujours plus intense à la propagande. Il s’agit là d’un aspect de son régime souvent considéré comme moderne, voire anticipateur, et qui plongeait les Français, dès leur plus jeune âge, dans une ambiance militaire, exaltant les prouesses du chef tout en leur inculquant une idéologie patriotique guerrière dont on a peine à mesurer aujourd’hui l’intensité. Idéologie guerrière qui surfait d’ailleurs très habilement sur cet « enthousiasme des Français pour la gloire militaire » que déplorait tant Mme de Staël. Et une propagande belliciste qui passait aussi par une diabolisation de l’ennemi anglais qui, comme je l’ai dit, ne représentait pas seulement l’ennemi héréditaire de la patrie française, mais aussi un modèle idéologique honni par l’autoritaire Empereur français. Il n’est pas jusqu’à l’art (la peinture et l’architecture notamment) qui ne furent embrigadés au service du grand héros des champs de bataille, au point que l’armée est apparue à cette époque de notre histoire comme le centre de la vie sociale.

Mais lorsque l’on parle de l’antilibéralisme du régime napoléonien, outre une pratique du pouvoir liberticide et une militarisation des esprits et de la société, ce qui vient tout de suite à l’esprit, et que Grunberg analyse longuement dans son livre, c’est bien sûr le puissant Etat administratif mis en place dès l’époque consulaire, et qu’incarne assez bien – parmi d’autres – l’institution préfectorale, toujours vivante (même si elle a perdu de sa splendeur depuis une trentaine d’années). L’auteur du noir génie montre très bien comment sous le régime napoléonien, la politique et l’administration ont été pour ainsi dire fusionnées sous l’autorité suprême du despote, et que la longue centralisation amorcée par l’ancestrale monarchie française a été alors portée à son paroxysme. C’est que Bonaparte entendait bâtir un Etat monarchique moderne, débarrassé des particularismes et autres étrangetés qui, par sédimentations successives, avaient donné à l’Ancien Régime un air de patchwork assez peu en phase avec l’esprit rationalisateur des Lumières. Avec l’Empire, l’Etat centralisé et uniformisateur devenait l’instrument fondamental de modernisation et d’unification de la société française, au point que le fonctionnaire était plus ou moins explicitement présenté comme un succédané de cette aristocratie (le « gouvernement des meilleurs » en grec) que la Révolution française avait semblé avoir fait disparaître à jamais. Et si l’institution préfectorale est certainement le meilleur symbole de la centralisation politique du nouveau régime, nulle institution n’incarne mieux que le Conseil d’Etat napoléonien cette sorte de fusion entre l’ordre politique et l’ordre administratif, sous la direction autoritaire et pointilleuse du Chef suprême[25]. En effet, écrit Grunberg : « C’est en observant le rôle et le fonctionnement du Conseil d’Etat que la confusion volontaire de toutes les fonctions apparaît le plus clairement, à la fois véritable cabinet du monarque, sommet de la hiérarchie de l’administration et de la justice administrative, lieu de l’élaboration des décrets et véritable organe de législation ».

Il faudrait ici évoquer bien d’autres institutions et réalités administratives mises en place par Bonaparte puis Napoléon, et dont l’influence sur la société française se fait sentir jusqu’à aujourd’hui, comme l’a si bien résumé Lucien Jaume il y a quelques années déjà, dans une note aussi courte que dense, et intitulée : « L’Etat administratif et le libéralisme. Une histoire française[26] ». Dans ces quelques pages, extrêmement riches et dont je ne saurais trop conseiller la lecture, Lucien Jaume explique de manière à mes yeux très convaincante, à quel point l’héritage administratif napoléonien pèse encore aujourd’hui très lourd dans le rapport très particulier – pour employer un euphémisme – que les Français entretiennent avec le libéralisme. Tout au moins avec un libéralisme qui entendrait réduire la part de l’Etat dans la vie de la société, afin de permettre à l’individu de s’y déployer avec plus d’aisance (on reconnaîtra ici ce libéralisme de l’individu que l’institut Coppet s’attache à arracher au relatif oubli dans lequel il est malheureusement tombé dans notre pays, et ce depuis trop longtemps)[27].

Pour terminer cette recension d’un livre qui mériterait qu’on y consacre davantage de place, nous voudrions revenir brièvement sur un aspect qui intéressera particulièrement nos lecteurs, et qu’évoque Gérard Grunberg au travers de développements rapides mais intéressants. Je veux parler bien entendu de l’antilibéralisme économique de Napoléon, qui est le revers logique de son antilibéralisme politique. L’auteur du livre reproduit notamment cette réplique de l’Empereur à son ministre du Trésor public (on dirait aujourd’hui des Finances), Mollien, qui s’était aventuré un jour à faire devant lui l’éloge de la liberté économique : « le grand ordre qui régit le monde tout entier doit gouverner chaque partie du monde ; le gouvernement est au centre des sociétés comme le soleil : les diverses institutions doivent parcourir autour de lui leur orbite sans s’écarter jamais. Il faut donc que le gouvernement règle les combinaisons de chacune d’elles de manière qu’elles concourent toutes à l’harmonie générale[28]. »

On conviendra qu’il est difficile de mieux résumer à la fois l’antilibéralisme foncier de Napoléon – pour qui l’économie n’est qu’une sorte d’intendance qui doit suivre les directives du chef suprême – et le mélange de modernité et d’archaïsme que représente d’après Grunberg le régime napoléonien. En effet, à ceux (et ils sont si nombreux !) qui ne cessent de s’ébahir devant l’œuvre modernisatrice qu’auraient représenté le Code civil et les autres « masses de Granit » mis en œuvre par l’Empire, et plus encore le Consulat, il convient de rappeler qu’à l’heure où s’imposait outre-Manche un régime représentatif qui représentait lui, incontestablement, la modernité politique, Napoléon Bonaparte étendait pour sa part renouer avec la gloire du Roi-Soleil, trônant en majesté au centre de son Royaume, telle une sorte de clé de voûte de la société française. Et ce, un siècle après la mort de Louis XIV.

Vous avez dit modernité ?

Jérôme Perrier

*Ancien élève de l’ENS de Fontenay-St-Cloud
Agrégé d’histoire et docteur en histoire de l’IEP de Paris
Chargé de conférences à Sciences Po Paris

[1] Parmi les lectures critiques de l’épisode napoléonien qui ont été publiées récemment, il faut aussi citer l’ouvrage de l’ancien Premier ministre Lionel Jospin, Le Mal napoléonien, Paris, Le Seuil, 2014.

[2] Alain Bergougnioux, Gérard Grunberg, Le long remords du pouvoir : le Parti socialiste français, 1905-1992, Paris, Fayard, 1992. Le livre a été réédité en 2005 sous le titre : L’ambition et le remords : les socialistes français et le pouvoir, 1905-2005, Paris, Fayard, 2005.

[3] Je pense à des gens comme Thierry Lentz ou Jean Tulard.

[4] Pierre Manent, Le regard politique : entretiens avec Bénédicte Delorme-Montini, Paris, Flammarion, 2010, P 15.

[5] p. 47.

[6] Comme chacun sait, le Royaume-Uni n’a pas de constitution écrite.

[7] Attention, le mot « Idéologie » et « Idéologues » désigne aussi, plus précisément, un groupe de penseurs de la fin du XVIIIe et du début du XIXe, que Destutt de Tracy avait regroupé en 1798 sous l’appellation d’« idéologie » (ou « science des idées ») et qui rassemblait des auteurs aussi divers que : Cabanis, Volney, Daunou, Lavoisier, Laplace, Sieyès, ou encore Jean-Baptiste Say, le célèbre économiste libéral français. Voir notamment à leur propos : Philippe Némo, « Les Idéologues et le libéralisme », in Philippe Némo, Jean Petitot (dir.), Histoire du libéralisme en Europe, Paris, PUF, 2006, coll. « Quadrige », p. 323-368.

[8] Benjamin Constant est la preuve vivante que l’on peut être faible en amour et velléitaire, voire opportuniste, en politique, tout en étant un immense penseur, d’une très grande rectitude dans les principes. Sur l’homme et l’œuvre, je renvoie aux deux tomes du livre de Paul Bastid, malheureusement difficile d’accès : Benjamin Constant et sa doctrine, Paris, A. Colin, 1966, 2 vol., 1109 p. Parmi les publications plus récentes consacrées à son libéralisme, il convient de citer le livre de Stephen Holmes, Benjamin Constant et la genèse du libéralisme moderne, Paris, PUF, 1994.

[9] p. 66.

[10] p. 81.

[11] Sur le traitement réservé par Napoléon à ses opposants, on peut se référer à : Gérard Minart, Les opposants à Napoléon. 1800-1815. L’élimination des royalistes et des républicains, Toulouse, Privat, 2003.

[12] p. 45.

[13] p. 78.

[14] p. 81.

[15] Pour une fois, la plupart des œuvres d’un grand auteur libéral étranger sont disponibles en Français, et même en poche pour certaines. Guglielmo Ferrero, Pouvoir : les Génies invisibles de la Cité, Paris, Le Livre de Poche, 1988, coll. « Biblio essais » (rééd.) ; Les Deux Révolutions françaises : 1789-1796, Paris, Le Livre de Poche, 1989, coll. « Biblio essais » (rééd.) ; Bonaparte en Italie : 1796-1797, Paris, Editions de Fallois, 1994.

[16] p. 40.

[17] Ibid.

[18] Et que nous empruntons à Grunberg lui-même (voir page 91).

[19] Lucien Jaume, « La fonction de juger dans le Groupe de Coppet et chez Alain », in Alain dans ses œuvres et son journalisme politique, Paris, Institut Alain, 2004, pp. 205-214.

[20] Pour employer un terme utilisé par Elie Halévy (le grand ami d’Alain) pour désigner les régimes totalitaires du XXe siècle.

[21] Pour Alain en effet, le pouvoir est d’essence militaire, ou pour dire les choses autrement, c’est dans l’ordre militaire que le pouvoir apparaît dans toute sa pureté et sa dureté, comme en atteste par exemple cet extrait de Mars ou la guerre jugée, qui est certainement de tous ses écrits, celui où sa dénonciation du pouvoir militaire est la plus féroce : « Le pouvoir proprement dit me paraît bien distinct de la richesse ; et justement l’ordre de guerre a fait apparaître le pouvoir tout nu, qui n’admet ni discussion, ni refus, ni colère, qui place l’homme entre l’obéissance immédiate et la mort immédiate ; sous cette forme extrême, et purifiée de tout mélange, j’ai reconnu et j’essaie de faire voir aux autres le pouvoir tel qu’il est toujours, et qui est la fin de tout ambitieux. Quelque pouvoir qu’ait Harpagon par ses richesses, on peut se moquer d’Harpagon. Un milliardaire me ferait rire s’il voulait me gouverner ; je puis choisir le pain sec et la liberté. Disons donc que le pouvoir, dans le sens réel du mot, est essentiellement militaire. » Alain, Mars ou la guerre jugée, Paris, Gallimard, 1936, Chapitre LXXVIII, « L’individualisme ».

[22] p. 27.

[23] Ibid.

[24] Ibid.

[25] J’ai montré dans ma thèse de doctorat comment, dans les années 1940-1942, alors qu’à la suite de la débâcle il semble pencher en faveur d’une réforme très autoritaire du régime politique français, le jeune Michel Debré a envisagé de rétablir un puissant Conseil d’Etat, sur le plus pur modèle napoléonien, et qui se serait en partie substitué aux assemblées parlementaires qui lui semblaient avoir alors montré leurs limites. Cf. Jérôme Perrier, Entre administration et politique : Michel Debré 1912-1948 : du service de l’État à l’entrée au forum, Paris, Institut universitaire Varenne, 2013, coll. des thèses n°84, vol. 1.

[26] Lucien Jaume, « L’Etat administratif et le libéralisme. Une histoire française », note pour la Fondapol, juin 2009. On peut trouver cette note ici :

//www.fondapol.org/wp-content/uploads//pdf/documents/DT_Etat_administratif_et_liberalisme.pdf

[27] Dans son ouvrage devenu un classique, L’individu effacé ou le paradoxe du libéralisme français, Lucien Jaume a montré que le libéralisme français du XIXe siècle était majoritairement ce qu’il appelle « un libéral-étatisme » ou un « libéralisme par l’Etat », tandis que le courant plus individualiste et anti-étatiste s’avère être un courant minoritaire au sein d’un libéralisme lui-même minoritaire !

[28] p. 76.

Une réponse

  1. AlpineGG

    Centralisme et gloire sont les 2 mamelles ayant présidé à la création de la France: un petit seigneur obsédé par le pouvoir est devenu monarque de plus grands que lui en les abêtissant à travers une vie de cour débile et des titres glorieux immérités. Cette funeste origine empêche inconsciemment ce pays de vivre, et seul un retour aux racines régionales historiques (des North man aux celtes de l’ouest, en passant par les germains de l’est et les latins ou les occitants du sud), permettra d’effacer le traumatisme de la royauté centralisatrice, dont la république est la continuation sous d’autres oripeaux.

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