Conseils aux apprentis entrepreneurs

Vue de l’usine fondée par Jean-Baptiste Say à Auchy-les-Hesdin (Pas-de-Calais)

Dans le premier volume de son Cours complet d’économie politique pratique, Jean-Baptiste Say, qui fut un temps, lui-même, un entrepreneur, développe quelques conseils aux apprentis entrepreneurs qui composent certainement son auditoire. La frugalité dans les dépenses et les investissements, surtout, est l’objet de son attention.


 Conseils aux apprentis entrepreneurs

 par Jean-Baptiste Say

(extrait du premier volume du Cours complet d’économie politique pratique)

 

CHAPITRE XII.

De la comparaison, dans la pratique, de la somme des frais avec la valeur des produits.

 

Une question m’a souvent été faite : Pourquoi, m’a-t-on dit, voit-on les entreprises manufacturières échouer si fréquemment que le placement d’un capital dans une manufacture est, dans bien des pays, non sans quelque raison, regardé comme un placement hasardé, et les fonds qu’on y engage, comme des fonds aventurés ?

La réponse à cette question est un peu dure à entendre : c’est parce que les entreprises y sont trop souvent mal conçues et mal conduites. Mais comment pourraient-elles l’être mieux ? Ici une réponse spéciale devrait être faite pour chaque entreprise, et ne pourrait l’être qu’autant qu’on aurait mis, sous les yeux de celui que l’on consulte, toutes les circonstances où l’entreprise se trouve placée ; car deux établissements ne sont jamais, sous tous les rapports, dans une situation absolument pareille. Alors en effet, ce ne serait peut-être pas sans quelque utilité que l’on irait, avant de former un établissement, consulter des conseillers expérimentés, comme on consulte des avocats avant d’entreprendre un procès. On ne se briserait pas si souvent contre des écueils faciles à éviter ; on renoncerait à courir après un succès impossible ; on recevrait des suggestions nouvelles et profitables.

Vous sentez, messieurs, que l’on ne peut trouver ces conseils spéciaux dans un Cours général, où l’on ne peut considérer que comme des exemples, les cas particuliers. Mais ce qu’on doit y trouver, ce sont les bases, les principes sur lesquels il faut appuyer les conseils que réclame chaque position particulière.

La première de ces bases est qu’un produit ne donne du profit qu’autant que la valeur échangeable qu’il aura, lorsqu’il sera terminé, égalera ses frais de production. On serait même tenté de croire que cela ne suffit pas, et qu’il faut que la valeur du produit excède les frais de production. Mais on ne fait pas attention que je comprends dans les frais le profit de l’entrepreneur, qui n’est autre chose qu’un salaire de ses travaux. Son travail fait partie de ses avances : si le salaire qu’il en recueille, n’équivaut pas à celui qu’avec les mêmes moyens, il pourrait obtenir en faisant autre chose, il n’est pas complètement indemnisé de ses avances.

Les frais de production se composent de toutes les dépenses indispensables pour qu’un produit soit amené à l’état d’existence ; or, les conceptions, l’administration, les travaux en un mot de l’entrepreneur, ne sont pas moins indispensables que tous les autres travaux pour qu’un produit existe ; la réflexion et les soins, de même que les fatigues corporelles, sont des avances aussi bien que les avances d’argent, et dont on n’est remboursé que par les profits industriels, et un produit ne rembourse la totalité de ses frais de production, que lorsque son prix est suffisant pour acquitter le salaire de ce genre de travail.

Après cette explication je reprends ma proposition, qui était que tout produit n’est avantageux à créer, qu’autant que la valeur qu’il aura, étant terminé, se trouvera égale à la valeur des frais de production qu’il aura coûtés. Si une aune de drap d’une certaine qualité doit coûter (les frais de l’entrepreneur compris) 30 francs, il ne faut en entreprendre la fabrication qu’autant que son prix courant égalera ou surpassera 30 francs.

Ce précepte est si simple, qu’il ne vaudrait pas la peine d’être énoncé, s’il ne devait nous conduire à la nécessité d’une exacte appréciation des frais de production ; sujet compliqué qui réclame toutes les lumières de l’économie politique, c’est-à-dire, de l’expérience raisonnée.

Par exemple, si l’on veut avoir une idée complète des frais annuels qui naîtront de l’intérêt des capitaux employés dans une entreprise, il est essentiel, en premier lieu, de se former une idée exacte de toutes les avances que réclamera l’entreprise, à commencer par les capitaux engagés. Un devis bien complet des frais d’établissement, tels que ceux des bâtiments, des travaux hydrauliques, est absolument nécessaire, et demande qu’on y comprenne pour beaucoup, les dépenses accidentelles que l’humaine prudence ne saurait prévoir. Il ne suffit pas de faire entrer, dans les frais de production, l’intérêt de ce capital engagé : il faut y comprendre aussi la détérioration de toutes les choses dont il se compose ; car elles ne se revendent jamais ce qu’elles ont coûté.

Lorsque l’entrepreneur, ou les entrepreneurs, indépendamment des avances que réclame impérieusement la production, emploient une partie de leurs capitaux à des objets d’ostentation, outre qu’ils grèvent l’entreprise d’intérêts qui ne donnent aucun produit, ils ravissent cette portion de capital à un autre emploi où son absence peut porter un grand préjudice. On accuse en général les manufacturiers français de commencer par consacrer une partie de leurs fonds à des bâtiments trop fastueux, soit par leurs ornements, soit même par leur solidité. Que diraient-ils si on les obligeait à payer leurs ouvriers au-dessus du taux ordinaire de la main-d’œuvre ? Ils s’imposent, par des constructions trop dispendieuses, des intérêts de fonds, une charge du même genre, et dont il leur est ensuite impossible de s’affranchir[1].

L’excès de solidité est un luxe aussi nuisible que tout autre. Les établissements manufacturiers ne sont pas destinés à durer très longtemps. Les circonstances qui ont décidé leur formation, changent au bout d’une certaine période ; les goûts des consommateurs varient ; d’autres produits analogues remplacent ceux que l’on fabriquait d’abord avec avantage ; une guerre, ou bien des lois mal conçues, rendent mauvaises des combinaisons qui étaient bonnes dans l’origine. Il y a sans doute des manufactures qui durent depuis longtemps, comme la manufacture de glaces du faubourg Saint-Antoine, qui date du temps de Colbert ; mais, pour une de ce genre, singulièrement aidée par des circonstances de plus en plus favorables, combien n’y en a-t-il pas eu, dans le même espace de temps, dont la forme a complètement changé, et qui ont cessé de travailler, même après avoir répondu par leur succès à l’attente de leurs auteurs !

Les Anglais, qui sont de très habiles manufacturiers, ne construisent pas leurs bâtiments pour durer un grand nombre d’années. C’est un des points sur lesquels ils économisent leurs capitaux ; et ce qu’ils épargnent ainsi, ils l’appliquent à des constructions prochainement reproductives et qui portent intérêt.

Un calcul bien simple va nous montrer ce que coûte le luxe de solidité. Nous supposerons un manufacturier qui, pour élever les bâtiments et en général toutes les constructions qui sont nécessaires à son entreprise, dépensera cent mille francs. À ce prix j’admets que ses constructions seront susceptibles de durer éternellement, quoique rien ne soit éternel dans ce monde.

Un autre manufacturier moins fastueux, construira une habitation et des ateliers de même étendue, et capables d’abriter le même nombre de travailleurs et de machines ; mais qui, plus simples et composés de matériaux moins chers (en bois et plâtre par exemple), ne seront pas de longue durée. Supposons que, par ce moyen, les bâtiments qui auront coûté cent mille francs au premier, ne lui auront occasionné, à lui, qu’une dépense de soixante mille francs. (On peut, si l’on veut, remplacer ces évaluations par d’autres.)

Quel sera le résultat de la supposition ? Il restera au second manufacturier, une fois que son exploitation sera en activité, une somme de 40 mille francs à faire valoir, que le premier ne possédera plus. Or, 40 mille francs sont un capital qui, en supposant qu’il ne rapporte que l’intérêt modéré de 5 pour cent, avec les intérêts des intérêts, est doublé en moins de 15 ans.

Arrivée à cette époque, cette portion du capital de ce manufacturier sera donc de 80 mille francs ; et, au bout de 30 ans, elle ne vaudra pas moins de 160 mille francs ! Vous voyez, messieurs, que si, à cette époque, son bâtiment demande à être reconstruit, il lui causera à la vérité une nouvelle dépense de 60 mille francs, mais qu’il aura un bénéfice net de 100 mille francs que n’aura pas le manufacturier solidement logé dans son éternelle maison.

Tel est le profit que l’on sacrifie pour la satisfaction d’avoir un bâtiment de pierre qui durera plus que l’établissement pour lequel il aura été construit, et dont la distribution intérieure conviendra mal à tout autre. En supposant même que l’établissement primitif aille bien et qu’il doive durer autant que le plus solide bâtiment, l’art fait des progrès ; chaque jour de nouveaux besoins se font sentir dans l’exploitation d’une entreprise, et presque toujours elle gagnerait à se loger dans un nouveau local mieux adapté à sa situation présente. Vous voyez qu’en cherchant une solidité superflue, on sacrifie et de la richesse et de la commodité, qui est une autre sorte de richesse[2].

Dans les pays vraiment industrieux et où l’on calcule bien, cette théorie est dans toutes les têtes ; et sauf les édifices publics, où le luxe de solidité est bien placé, tous les bâtiments sont légers.

On peut appliquer, si l’on veut, cette observation à toute espèce de construction civile, aux maisons d’habitation ordinaires. Il nous sied bien, à nous dont la durée est si courte, et qui ne pouvons jamais répondre de faire approuver nos plans et nos goûts, même à nos successeurs immédiats, d’élever des édifices séculaires ! Gardez-vous de bâtir, dit-on ; les bâtisses sont ruineuses… Je le crois bien, vraiment, elles le sont ; mais c’est de la manière dont on les fait chez nous.

Quant aux embellissements dans les édifices qu’on élève à l’industrie, ils sont encore moins justifiables. Lorsque je vois un beau portail à une manufacture, je tremble pour les entrepreneurs ; s’il y a des colonnes, ils sont perdus.

Le capital circulant de son côté (c’est-à-dire, les avances journalières que remboursent les rentrées journalières) veut être aussi rigoureusement apprécié, afin que l’on puisse comprendre, dans les frais de production, tous les intérêts qu’il coûte.

Pour évaluer le capital circulant qui sera nécessaire dans une manufacture, il faut savoir quel espace de temps réclament la fabrication du produit, son envoi au lieu de la vente, et le terme qu’on est forcé d’accorder pour le paiement. Si, depuis l’instant où l’on commence à faire des frais sur une matière première, jusqu’au moment où sa vente vous procure des rentrées, il s’écoule huit mois, votre capital circulant doit être assez considérable pour acquitter pendant huit mois, sans l’aide d’aucune rentrée, tous les frais journaliers de la manufacture, c’est-à-dire, l’achat des matières premières employées chaque jour, pendant huit mois, les salaires d’ouvriers et de commis, les réparations, les impôts, le combustible, le luminaire, les intérêts des capitaux eux-mêmes répartis sur chaque jour, car toutes ces dépenses sont à faire ; et celles du premier janvier ne devant être remboursées que par les rentrées du premier septembre, celles du deux janvier par celles du deux septembre, et ainsi de suite, l’entrepreneur est toujours en avance de toutes les dépenses de huit mois.

Tellement qu’une grande manufacture dont les dépenses journalières s’élèveraient à 750 francs, et dont les produits ne seraient payés que huit mois après les premiers déboursés qu’ils occasionnent, aurait besoin d’un capital circulant qui ne pourrait pas être moins de 180 mille francs, indépendamment de son capital engagé.

Je n’ai pas besoin de vous faire remarquer que, lors même qu’un entrepreneur est propriétaire du capital engagé ou circulant employé dans son entreprise, il n’en paie pas moins les intérêts. En effet, s’il n’occupait pas ses bâtiments, il en tirerait un loyer ; s’il ne faisait pas valoir ses fonds par lui-même, il en tirerait un intérêt. Il dépense le loyer, l’intérêt que son entreprise lui ravit.

Le simple mouvement de ses affaires lui permet l’emploi d’une portion de capital circulant qui n’est pas à lui. Il a beau ne pas l’emprunter directement à un capitaliste, il n’en paie pas moins les intérêts. Si son entreprise réclame 180 mille francs de capital circulant, et qu’il n’en possède que 100 mille, il négociera, pour accélérer ses rentrées, les billets de ses acheteurs ; on lui en fera payer l’escompte. S’il demande du terme pour payer ses matières premières, on lui en fera payer l’intérêt également. Le fait est que l’établissement réclame 180 mille francs de capital circulant ; que cette avance doit être faite avec les fonds d’un capitaliste quelconque ; et que celui qui avance des fonds, quel qu’il soit, a soin de se faire payer un intérêt qui toujours fait partie des frais de production.

Telle est l’exactitude qu’il faut mettre dans l’appréciation des capitaux, pour avoir une idée juste des intérêts qu’ils vous coûtent. On est en général peu disposé à les économiser, parce qu’on voit en eux des avances seulement, et que des avances doivent rentrer ; tandis que les dépenses journalières sont définitives, et l’on sent tout de suite que les profits sont réduits de tout ce qu’on dépense de trop. Tout le monde sait que, sur des dépenses qui se renouvellent tous les jours, il n’y a point d’économie qui ne devienne importante. Mais, lorsqu’on prend de l’argent sur ses capitaux, on se fie sur ce que l’entreprise n’est grevée que des intérêts de la somme, sans faire attention que c’est d’un intérêt perpétuel et composé qu’on la grève. Au moment où l’on commence une entreprise, on est moins parcimonieux qu’à une autre époque ; on a beaucoup d’argent devant soi ; on se flatte que, dans un avenir plus ou moins éloigné, il se présentera des chances heureuses qui rembourseront toutes les avances auxquelles on s’est laissé entraîner ; le moment du départ est celui des espérances ; car on ne commencerait pas une entreprise, si on ne la jugeait pas bonne. C’est alors au contraire qu’il convient de marcher avec prudence : le succès n’est encore fondé que sur des présomptions ; attendez qu’il soit fondé sur l’expérience pour disposer à votre aise de ce succès, qui peut encore vous échapper. Alors du moins si vous hasardez des avances, vous savez avec quelles valeurs nouvelles vous en serez dédommagé. Les mises-dehors les plus sages, les agrandissements les plus sûrs, sont ceux où l’on emploie les bénéfices déjà réalisés. Outre qu’on les fait avec une expérience acquise, si le succès ne répond pas à l’attente, on ne perd que des profits ; on conserve le fonds de l’entreprise, et elle ne s’en trouve pas ébranlée.

Souvent, après qu’une production a cessé d’être avantageuse, on la continue pour ne pas perdre l’intérêt des capitaux qui s’y trouvent engagés, pour ne pas perdre les ouvriers qu’on a coutume d’y employer, pour conserver les acheteurs qu’on approvisionne. Ce sont des risques inhérents aux manufactures, et qu’il faut apprécier convenablement avant de s’engager dans une industrie de ce genre. Une manufacture dont les profits ne couvrent pas ce risque par une prime d’assurance, n’est pas suffisamment lucrative, et si d’ordinaire on trouve dans les bénéfices un dédommagement des crises passagères auxquelles on est exposé, il faut les mettre en réserve, afin de s’assurer les moyens de pouvoir travailler sans profits et même avec perte. Cette extrémité par sa nature ne peut durer longtemps, si le genre d’industrie est bien choisi et l’exécution bonne. Comme chacun redoute de travailler à perte, nulle entreprise du même genre ne s’établit ; parmi celles qui sont existantes, plusieurs ne peuvent supporter la crise, et cessent de travailler ; celles qui continuent ralentissent autant qu’elles peuvent leur production ; la consommation, quoique diminuée, ne s’arrête pas ; les besoins renaissent, et les prix se rétablissent.

Si le déclin de la demande tient à des causes durables, et que l’économie politique est en état d’assigner, on ne saurait suspendre trop promptement une entreprise qui donne de la perte.

L’économie du temps a beaucoup d’analogie avec celle des capitaux. Souvent, en formant une entreprise manufacturière, on fait deux calculs séparés, un pour la perfection de la chose obtenue, l’autre pour le temps que réclame la fabrication, tandis que ces deux calculs doivent marcher de front. Une fabrication parfaite ne vaut rien si elle coûte plus que le prix que l’on peut y mettre. J’ai connu un très habile expérimentateur qui savait très bien ce qu’on peut extraire de liqueur sucrée de la pulpe des betteraves pour en faire du sucre ; mais il n’avait pas tenu compte du soin et du temps qu’il fallait mettre à cette extraction pour qu’elle fût parfaite. Il apprit à ses dépens qu’il valait mieux sacrifier une partie de la liqueur et de la pulpe, qui d’ailleurs pouvait servir à l’engrais des bestiaux, que de perdre, pour en tirer tout le parti possible, le temps, ingrédient si précieux en manufacture ! Ceci nous montre combien nous devons nous méfier des essais, lorsqu’il s’agit de faire usage en grand d’un procédé qu’on n’a étudié que dans des expériences où l’on ne tient point compte assez scrupuleusement du temps employé.

Les avances qu’il faut faire pour se procurer les matières premières que l’on doit consommer sont plus aisées à calculer ; mais il faut y faire entrer et les matières qu’il s’agit de transformer, et de plus celles qui seront perdues à la suite de cette transformation. Dans une raffinerie de sucre, on ne consomme pas seulement la valeur de la cassonade ; mais aussi celle des matières qui ne sont, pour ainsi dire, que des instruments, comme celle du combustible nécessaire pour évaporer l’eau, celle du charbon d’os qui sert à décolorer le sucre brut, etc.

Pour évaluer toutes ces matières premières, il convient de savoir non seulement combien elles valent, mais d’où on les tire, et combien le transport ajoute à leur prix d’achat. Celles qui sont très encombrantes peuvent revenir très cher par l’éloignement des lieux d’où l’on est obligé de les faire venir. À ma connaissance, une grande papeterie dépense annuellement 60 mille francs pour le seul transport des chiffons qu’elle achète sur plusieurs points de la France. Un manufacturier qui négligerait d’ajouter au prix d’achat de la houille le prix de son transport, aurait une idée fort imparfaite de ses frais. La houille voit les frais de transport décupler son prix, quand la navigation des fleuves et des canaux n’est pas perfectionnée. Or, comme le combustible est nécessaire dans presque tous les arts manufacturiers, il est difficile qu’ils soient cultivés avec quelque suite, ainsi que l’observation vous en a déjà été faite, loin des lieux où la nature a placé de grands dépôts de combustibles.

Si la situation d’une manufacture influe sur les frais de production de ses produits, sa disposition intérieure n’y influe pas moins. Il y a des manufactures de toiles peintes en Alsace, qui sont morcelées en trois ou quatre établissements, situés à plusieurs lieues de distance les uns des autres. Dans l’un on file le coton ; dans un autre on le tisse ; dans un autre encore on le blanchit. Les dessinateurs et les graveurs sont dans un endroit, les imprimeurs dans un autre, les bureaux et magasins de vente sont ailleurs. On conçoit que tous les déplacements de la marchandise, son entrée, sa sortie, entraînent des frais et une comptabilité. Pour éviter les infidélités que provoquent tous ces transports, pour éviter les pertes que l’incurie et le défaut de travail des ouvriers et des commis occasionneraient, il faut placer des surveillants, des chefs, des associés dans chacun de ces établissements. Il faut à ces associés des ménages, des maisons d’habitation. On peut nommer cela les états-majors des manufactures ; et les états-majors ne sont pas la partie la moins coûteuse d’une armée. Ces frais entrent nécessairement dans les frais de production des produits.

Je sais qu’on a des motifs pour morceler de grands établissements. Il faut placer les travaux qui exigent le plus de main-d’œuvre dans les localités où il y a le plus de bras ; les blanchisseries dans celles où il y a le plus d’eau ; les machines à vapeur dans celles où le charbon de terre arrive le plus aisément. J’en conviens ; mais je dis que les entreprises manufacturières les mieux combinées sont celles où toutes les difficultés sont surmontées avec le moins de frais.

Après qu’on a fait entrer, dans l’évaluation des frais de la production manufacturière, la totalité des éléments dont ils se composent, il convient d’apprécier judicieusement ce que les produits peuvent rapporter. La valeur produite a deux éléments : la quantité de la chose, et le prix que le consommateur voudra y mettre.

Pour ce qui est de la quantité de la chose, son appréciation se fonde sur des détails purement techniques. C’est l’art lui-même qui vous indique ce que la matière première subit de déchet, quelle quantité de produit un métier ou un alambic, peuvent élaborer en un jour, etc.

Le prix que le consommateur mettra au produit donne lieu à quelques considérations générales[3].

Si le produit est connu d’avance, s’il a un cours établi sur le marché, l’observation de ce cours et de ses vicissitudes, fournit des données précieuses relativement aux prix futurs.

S’il s’agit d’un produit nouveau, d’une poterie, par exemple, nouvelle pour la matière, les formes et les dessins, et supérieure, quant à la légèreté et à la durée, aux poteries déjà connues, il est beaucoup plus difficile de prévoir à quel prix ce nouveau produit pourra se vendre. Si c’est un produit entièrement neuf et qui ne ressemble en rien à ceux dont on se sert déjà, la difficulté est plus grande encore. Son prix dépend de la demande qui en sera faite, et cette demande dépend elle-même des besoins qu’il pourra satisfaire. Mais les besoins des hommes tiennent à des motifs si compliqués et sont liés à des circonstances si nombreuses, qu’on ne peut les apprécier que très difficilement. La seule difficulté de répandre l’usage d’un produit nouveau est fort grande, même en supposant le produit d’une utilité incontestable. L’objet le plus connu n’a pas lui-même, bien souvent, plus d’un consommateur sur mille individus qui le connaissent, faute de facultés suffisantes pour l’acheter, ou par incurie. L’utilité d’un mouchoir de poche n’est pas douteuse, et des nations entières savent fort bien s’en passer ; mais, en supposant que sur mille individus auxquels parvient la connaissance d’un produit nouveau, un seul se trouve avoir le goût et l’aisance nécessaires pour s’en servir, il faut que cent mille personnes soient averties de son existence, pour qu’il trouve seulement cent acheteurs.

Ce n’est pas trop d’une longue expérience des hommes, et d’une observation assez fine de la manière dont ils se sont comportés dans d’autres circonstances analogues, pour prévoir l’empressement ou l’indifférence dont ils accueilleront le produit que vous leur présentez.

Ce qui contribue à répandre l’usage d’un produit nouveau est son bas prix ; même lorsque nul autre produit ne lui fait concurrence, il convient au producteur de se contenter d’un profit modéré. Il vaut mieux gagner moins sur une plus grande quantité d’objets vendus, que davantage sur une moindre quantité. La première méthode admet de plus grands développements, et procure une nombreuse clientèle, avantage si précieux dans l’industrie.

Lorsqu’on veut se livrer à une production qui n’est pas nouvelle, on donne moins au hasard, mais on a moins à attendre de la fortune. On a, dans ce cas, la facilité de pouvoir comparer les profits qui se font dans les diverses branches de l’industrie manufacturière, et se décider en faveur de celle qui promet le plus. On peut consulter l’état présent de la société et la direction probable que prendront ses goûts ou ses besoins. On peut adopter des procédés plus récents et meilleurs, indiqués par les derniers progrès des sciences. Mais, quand on prend ce parti, on est obligé de lutter contre une concurrence redoutable. Les anciens établissements ont une clientèle acquise ; ils connaissent les meilleures sources pour se procurer ce qui leur est nécessaire, et les meilleurs débouchés pour écouler ce qu’ils ont fabriqué. Depuis longtemps les différentes méthodes ont été éprouvées dans ces sortes d’entreprises, et l’on y connaît le fort et le faible du métier.

Le nouvel entrepreneur a son éducation à faire sur chacun de ces points, et nulle éducation n’est gratuite.

Une clientèle toute formée, une expérience acquise, sont des avantages si précieux en manufactures, qu’ils équivalent à un capital considérable. Un jeune homme qui passe par tous les grades dans une entreprise toute formée, acquiert successivement l’expérience et la clientèle, c’est-à-dire, un capital. C’est une marche lente, mais assurée.

C’est sans doute en vue de ces avantages que les anciens Égyptiens avaient, dit-on, fait une loi qui prescrivait à un fils de suivre la profession de son père. Mais une loi pareille est absurde sous tous les autres rapports. Outre qu’elle blesse le droit qu’a tout homme de faire ce qui n’est pas nuisible, que deviendraient les malheureux qui seraient obligés de produire ce qui ne trouverait plus de consommateurs ? En tout pays l’état de la société, ses besoins, sa population, ses lumières, ses richesses, ses relations avec d’autres peuples, tout change de face avec le temps, les arts qui pourvoient à tout, doivent donc changer aussi. Le seul régime qui leur convienne, est celui qui leur procure la sûreté et le libre développement de leurs moyens.

Lorsqu’on est libre de faire un choix, on demande à quel genre de production il convient de se livrer ? quels sont les produits qui indemnisent plus sûrement les producteurs de leurs avances ?

On peut dire que ce sont en général les produits qui ont un cours établi, un prix courant toujours ouvert sur le marché. Ce sont ceux-là du moins qui offrent des bases pour comparer sûrement les frais de production avec la valeur produite.

Je sais fort bien qu’aucun prix n’est invariable ; mais un prix courant, quel qu’il soit, toujours ouvert, suppose une demande constante. L’avantage qu’on trouve à faire ces produits-là, c’est que l’on ne peut pas y perdre la totalité de leurs frais de production, comme il peut arriver lorsqu’on a fabriqué des choses entièrement nouvelles, et qui peuvent ne se vendre à aucun prix. Un entrepreneur qui a préparé des cuirs, est assuré de les vendre, quoi qu’il arrive ; celui qui a fabriqué des quantités considérables de rubans d’une certaine façon, peut n’avoir aucun moyen de rentrer dans ses fonds, si l’usage de ces rubans est entièrement passé de mode.

Ce n’est pas seulement dans le commerce, c’est dans les manufactures, que les variations de prix donnent lieu à des considérations délicates et importantes. On achète des matières premières qui peuvent perdre, pendant les opérations manufacturières, plus de valeur que ces opérations elles-mêmes ne peuvent leur en donner, s’il faut surtout qu’elles durent un peu longtemps. On peut perdre sans avoir fait aucune faute contre les procédés de l’art ; on peut gagner sans avoir fait usage des meilleurs procédés. La fortune entre sans doute pour beaucoup dans ces divers évènements ; mais l’imprudence et le jugement y influent beaucoup aussi.

Les observations suivantes peuvent aider à résoudre les questions qu’on pourrait faire sur le prix qu’aura le produit dont on s’occupe, après qu’il sera terminé.

Ce produit est-il un objet de nécessité indispensable, du moins chez un peuple civilisé ? Est-il à l’usage de tout le monde, du pauvre comme du riche ? Est-il du moins à l’usage d’une forte partie de la population ? Est-il indépendant de la mode, de la forme du gouvernement, de la paix ou de la guerre ? Si ces différentes circonstances peuvent en faire baisser considérablement le cours, ou même l’anéantir tout à fait, il convient d’apprécier la durée probable du besoin qu’on en aura, et de ne s’en occuper qu’autant que les profits présumés de cet espace de temps sont suffisants, non seulement pour acquitter les frais de production, mais pour rembourser le capital engagé qui se trouvera perdu quand la consommation de ce produit devra cesser.

Les autres questions à éclaircir, avant de s’occuper de la fabrication d’un produit, sont celles-ci : Quelles sont les personnes qui l’achètent ? Sont-elles en général dans l’aisance, exactes à payer ? Comment s’opère la vente de ce produit ? Est-elle entre les mains des monopoleurs, et faut-il nécessairement avoir à faire à eux ? Est-elle exposée aux entreprises du fisc ? Les entrepreneurs de distilleries, par exemple, sont souvent victimes des précautions que prend l’autorité pour s’assurer de la rentrée des droits. On les soumet à des déclarations, à des visites, à ce qu’on appelle des exercices, qui, indépendamment des droits, causent des frais qu’il faut payer, ne fût-ce que par les pertes de temps qui en résultent[4].

Il ne suffit point dans une manufacture de l’avoir établie sur le meilleur pied dans le moment où on l’a formée ; il faut, pour que son succès se soutienne, qu’elle suive les progrès que font toutes les autres manufactures du même genre, et même qu’elle suive avec souplesse les mouvements du commerce et les caprices des consommateurs. Sans cela, le plus bel établissement serait bientôt en arrière de tous les autres. La vie de ceux qui se livrent à l’industrie n’est point une vie de chanoine, mais une vie toute d’action.

De ces considérations il résulte, ce me semble, que l’élément principal du succès dans les entreprises industrielles, et particulièrement dans les manufactures, est dans l’habileté et la conduite de l’entrepreneur.

Un auteur italien, M. Gioja, qui a publié en 1815, un ouvrage intitulé : Nuovo prospetto delle scienze economiche, donne un aperçu des qualités que doit réunir un entrepreneur d’industrie pour obtenir des succès. Ces qualités sont nombreuses et ne sont pas communes. On peut réussir sans les posséder toutes ; mais plus on peut en réunir, et plus on a de chances de succès.

Je voudrais que celui qui se voue à la carrière industrielle, et surtout qui veut former une entreprise manufacturière, eût, avant toute autre qualité, un jugement sain. C’est à former le jugement que doivent tendre toutes les éducations industrielles ; et le jugement naît principalement de la connaissance qu’on a de la nature de l’homme et des choses. Il marche devant l’art lui-même ; car on peut acheter les lumières et le talent de l’artiste ; mais rien ne peut suppléer, chez le conducteur d’une entreprise, la prudence et l’esprit de conduite, qui ne sont que du jugement réduit en pratique. S’il apprécie beaucoup ce qui servira peu à l’accomplissement de ses desseins, ou s’il apprécie peu ce qui doit être pour lui d’une grande importance, il ne fera que des fautes.

Il faut savoir perdre à propos pour s’assurer des avantages qui dédommageront de cette perte. Il faut se méfier des propositions trop avantageuses, parce qu’elles cachent pour l’ordinaire quelque dommage. Il faut souvent supposer la fraude et ne jamais le laisser apercevoir ; faire coïncider l’intérêt de ses agents avec le sien propre ; rendre impossibles leurs infidélités ; les exposer à une inspection inattendue ; ne point confondre le travail de l’un avec le travail de l’autre, afin que l’approbation arrive à qui elle appartient ; les intéresser à une surveillance mutuelle sans encourager l’espionnage, qui fait mépriser ceux qui l’emploient.

C’est un des faits le mieux constatés par l’expérience, que tous les peuples dont les institutions dépravent le jugement, ont une industrie languissante. En Irlande la partie nord-est, qui est la partie de l’île la moins favorisée par la nature, mais dont les habitants sont en majeure partie protestants, est industrieuse et riche. La partie sud-ouest, dont les habitants se laissent conduire par des prêtres et se livrent à des pratiques très superstitieuses, a peu d’industrie, et végète dans la plus affreuse misère. On a fait depuis longtemps la même observation sur l’Espagne.

Je n’ai pas besoin d’avertir qu’il faut avoir les connaissances spéciales de l’art qu’on veut exercer. Mais, pour bien connaître un art, il ne suffit pas d’en avoir étudié la technologie dans les livres ; il faut en avoir appris la pratique en mettant soi-même la main à l’œuvre, et avoir rempli toutes les fonctions du simple ouvrier. Celui qui ne connaît pas toutes les difficultés de l’exécution, commande mal et mal à propos. Franklin, qui savait si bien traduire en langage populaire les vérités utiles, disait : Un chat en mitaines n’attrape point de souris.

Au reste, les connaissances spéciales n’empêchent pas qu’on acquière une instruction générale. Quel que soit l’appartement qu’on occupe dans ce vaste édifice qu’on appelle la société, il est toujours bon de pouvoir en sortir par la pensée, et de savoir quels en sont les dispositions et les alentours.

Les autres qualités favorables à un entrepreneur d’industrie, sont des qualités morales utiles, non seulement dans l’industrie, mais dans toutes les situations de la vie. Telle est l’activité par laquelle un homme se multiplie dans le temps et dans l’espace, et qu’il communique à tout ce qui l’entoure ; la constance qui fait surmonter les contrariétés dont la vie est semée ; la fermeté au moyen de laquelle un homme consulte les besoins de son entreprise, plutôt que ses affections et ses ressentiments, dédaigne la perversité des autres plutôt qu’il ne s’en irrite, et repousse les conseils de la crainte aussi bien que ceux de la témérité.

Après qu’on a réuni tous les documents qu’on pouvait se procurer ; après que l’on a fait tous les calculs indiqués par l’économie industrielle, après qu’on a jugé que les avantages d’une production en surpassent les inconvénients, il faut savoir braver cette espèce d’incertitude qui enveloppe l’issue de toutes les entreprises humaines. Je ne prétends pas exciter à l’imprudence ; elle compromet les plus heureuses conceptions. Mais je veux qu’on ait une audace judicieuse qui sache envisager tous les risques, et un sang-froid imperturbable qui laisse choisir tous les moyens d’y échapper. Je veux qu’on ait une qualité plus rare encore peut-être que le courage : je veux dire la persévérance qui ne se dégoûte pas d’un ouvrage entrepris, par cela seul qu’un autre vient à s’offrir ; qui ne se rebute ni à cause de la lenteur du succès, ni à cause de mille petites contrariétés auxquelles il ne faut pas donner trop d’attention ; elles n’empêchent que les gens faibles ou légers de marcher constamment vers leur but.

C’est cette audace judicieuse, cette persévérance opiniâtre, qui procurent à des nations voisines, des établissements qui manquent à la France. Nous les aurons ; car, suivant la remarque de Voltaire, le Français arrive à tout ce qui est bien ; mais il y arrive tard. On commence chez nous par blâmer ce qui est hardi, et l’on finit par l’imiter.

 

 

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[1] Cette proposition peut paraître exagérée, et pourtant elle ne l’est pas. On peut, dira-t-on, s’affranchir d’un intérêt en remboursant le capital ; et l’on peut rembourser une portion du capital, en économisant des bénéfices. — Mais si par des accumulations successives vous parvenez à former de nouveau un capital de 20 mille francs que vous avez dépensez de trop, vous vous êtes privé d’avance de l’intérêt de ces 20 mille francs que vous auriez pu faire travailler à profit, en supposant que vous n’eussiez pas eu de remboursement à faire. Le fait est que 20 mille francs dépensés de trop, sont, de toutes manières, entièrement perdus, et par conséquent l’intérêt qui pouvait en résulter.

[2] Des bâtiments légers ont des murs plus minces, et par conséquent plus de place dans leur intérieur.

[3] On verra, dans la partie suivante de cet ouvrage, quelles sont les bases sur lesquelles se fonde le prix courant des produits. Il s’agit ici de la nécessité de prévoir d’avance ce que seront ces bases ; c’est la partie conjecturale de la question.

[4] En 1821, tous ceux qui distillaient des pommes de terre dans Paris, furent forcés par l’administration de transporter leur établissement hors de l’enceinte de la ville.

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