Correspondance entre M. Graslin et M. l’abbé Baudeau sur un des principes fondamentaux de la doctrine des soi-disants philosophes économistes

En 1777, l’économiste Graslin publie en brochure la discussion critique échangée dix ans auparavant entre lui-même et le physiocrate Baudeau. Il s’agissait alors du premier livre de controverse économique de l’histoire. Dans cette discussion (arrangée éditorialement par Graslin, qui prit quelques libertés) les deux économistes débattaient tout d’abord de la question de la productivité de l’industrie ; la discussion passait ensuite sur le thème du progrès technique et du sort des ouvriers remplacés par les inventions nouvelles.

Correspondance entre M. Graslin et M. l’abbé Baudeau sur un des principes fondamentaux de la doctrine des soi-disants philosophes économistes

Correspondance entre M. Graslin, de l’Académie économique de Saint-Pétersbourg, auteur de l’Essai analytique sur la richesse et sur l’impôt, et M. l’abbé Baudeau, auteur des Éphémérides du Citoyen, sur un des principes fondamentaux de la doctrine des soi-disants philosophes économistes (1777).

 

CORRESPONDANCE ENTRE M. GRASLIN ET M. L’ABBÉ BAUDEAU

 

PREMIÈRE LETTRE DE M. GRASLIN

Aux auteurs de la Gazette du Commerce.

Messieurs,

Après avoir mis la dernière main à un ouvrage[1], dans lequel je me suis proposé de développé quelques-uns des principes élémentaires de la science économique, je viens de lire celui qui a pour titre, l’Ordre naturel des sociétés politiques. Si l’impression du mien eût été moins avancée, je n’aurais pas manqué de revenir encore sur les erreurs que j’ai combattues, et que l’auteur a reproduites avec beaucoup d’art, et sous des couleurs séduisantes ; mais je n’ai pu que jeter après coup quelques réflexions sur cet ouvrage, dans un avertissement.

Comme j’ignore le temps précis où je pourrai rendre public celui que je vous annonce, et, comme on ne saurait trop se hâter de s’opposer aux progrès d’une erreur dangereuse, je vous prie, Messieurs, d’insérer dans votre Gazette l’observation suivante, sur un des sophismes les plus déliés de cette doctrine.

Voici comment s’explique l’auteur, tome 2, pag. 403, pour prouver que l’industrie n’ajoute rien aux valeurs des matières premières.

« Un tisserand achète pour 150 liv. de subsistances et de vêtements, et pour 50 liv. de lin qu’il revend en toile 200 livres, somme égale à celle de sa dépense. Cet ouvrier, dit-on, quadruple ainsi la valeur première du lin ; point du tout : il ne fait que joindre à cette valeur première une valeur étrangère, qui est celle de toutes les choses qu’il a consommées nécessairement. Ces deux valeurs ainsi cumulées forment alors, non la valeur du lin, car il n’existe plus, mais ce que nous pouvons nommer le prix nécessairede la toile ; prix, qui par ce moyen représente, 1° la valeur de 50 livres en lin, 2° celle de 150 livres en autres productions consommées. »

Cette manière de raisonner paraîtra d’autant plus imposante à la plupart des lecteurs, qu’elle est soutenue d’un calcul simple et précis, et qu’on pourrait prendre pour une sorte de démonstration, si l’on admettait les données sur lesquelles l’auteur fonde son paralogisme. On sait que c’est à la faveur de ces calculs, qui n’ont pour base que des idées systématiques et imaginaires, que les partisans de la nouvelle doctrine dérobent la faiblesse de leurs preuves ; mais voyons sur quel principe et fondé celui qu’on nous présente dans le passage que j’ai cité.

Le lin n’existe plus : à la bonne heure ; mais il existe en sa place une toile, qui, de l’aveu de l’auteur lui-même, a une valeur de 200 livres, valeur quadruple de celle qu’avait le lin. Cette valeur, dit-il, ne fait que représenter, 1° la valeur de 50 livres en lin, 2° celle de 150 livres en productions consommées. J’ignore ce que l’auteur entend par cette représentation : les productions qui ont été consommées par le tisserand, n’ont-elles pas rempli leur fonction naturelle et unique, puisqu’elles ont été employées à la subsistance d’un homme, d’un citoyen utile ? Quelle autre destination aurait-on pu leur assigner ? La valeur de ces productions n’est donc pas une valeur qui ait été perdue et remplacée par une autre.

De ce que l’ouvrier a consommé une valeur de 150 livres, et de ce que le travail de cet ouvrier, qui a transformé le lin en toile, a produit une autre valeur de 150 livres, autrement a augmenté de 150 livres la valeur du lin, qui sera consommé à son tour, on n’en peut conclure autre chose, sinon qu’il a existé deux valeurs très distinctes l’une et l’autre, chacune de 150 liv. et dont une est le fruit du travail du tisserand.

L’auteur, plein du nouveau système, n’a vu ici uniquement que la valeur du produit net du sol, ou l’intérêt des seuls propriétaires des terres, qui, en effet, n’est peut-être pas augmenté, parce que ceux-ci n’ont reçu, en échange de leur production, qu’une chose d’égale valeur, savoir la forme donnée au lin par le tisserand. Mais, s’il avait voulu étendre ses regards sur le reste des hommes, il se serait convaincu que, dans l’exemple qu’il rapporte, il y a eu double richesse et double jouissance pour la masse des hommes, à moins qu’il veuille ne pas mettre le tisserand au rang des hommes. En effet, si au lieu du travail des hommes, on avait employé celui des chevaux à la fabrication de quelque objet de jouissance, et que la dépense des productions consommées par ces chevaux eût égalé la valeur donnée à la matière brute, par leur travail, c’est alors qu’on pourrait regarder la valeur des productions consommées comme perdue, et elle de la chose produite par le moyen de ces animaux, uniquement comme un remplacement de ces productions. C’est alors que la valeur de la chose manufacturée ne ferait que représenter celle des productions consommées.

En voilà assez pour faire voir combien l’opinion de l’auteur de l’Ordre naturel des sociétés politiques sur l’industrie, est fausse et pernicieuse. Mais que penser à présent de la manière dont cet auteur annonce les vérités nouvelles dont il vient nous faire part sur cette importante matière ?

« Il est reçu partout, comme article de foi, que l’industrie donne des produits et de très grands produits ; que c’est elle qui enrichit les nations, par la manière dont elle augmente les valeurs vénales des matières premières. Cette erreur a coût bien cher à l’humanité : combien de valeurs réelles, combien d’hommes sacrifiés à ce préjugé ! »

Combien ne doit-on pas être en garde contre le ton dogmatique avec lequel la plupart des partisans de cette nouvelle doctrine avancent les erreurs les moins soutenables !

 

DISSERTATION DE M. L’ABBÉ BAUDEAU, en réponse à la lettre précédente.

Nous avions annoncé que les esprits ardents seraient tentés de critiquer le bel ouvrage de M. de la Rivière, sans se donner la peine de le lire et de l’entendre ; et nous les avions avertis de craindre le déshonneur attaché à une critique indiscrète. M. G** qui se vante de en pas redouter cet anathème du déshonneur, a mis dans la Gazette du commerce une lettre, par laquelle il prétend combattre un des sophismes les plus déliés de la doctrine adoptée par M. de la Rivière.

Cet écrivain s’annonce comme un adversaire déclaré de la science, et il mérite en effet, par sa manière d’écrire et de critiquer, une place distinguée parmi les auteurs anti-économistes.

Ne croirait-on pas, en lisant la lettre de M. G**, 1° que M. de la Rivière a voulu prouver, dans l’endroit prétendu critiqué, que l’industrie n’ajoute rien à la valeur des matières premières ; 2° que M. de la Rivière n’a pas observé « que les productions consommées par le tisserand ont rempli leurs fonctions naturelles, étant employées à la subsistance d’un homme » ; 3° qu’il a trouvé mauvais que cet homme ait gagné sa subsistance, en donnant au lin la forme d’une belle et bonne toile ?

Eh bien ! Il n’y a pas un mot de tout cela dans l’endroit indiqué ; et, pour en convaincre, il nous suffit de transcrire le commencement du chapitre XLIII de l’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, dont M. G** fait sembler de critiquer la doctrine.

« Chapitre XLIII

L’industrie n’est nullement productive : démonstration de cette vérité.

Qu’on me permette maintenant de revenir sur quelques propositions sommaires que je crains de n’avoir pas suffisamment démontrées, et qui d’ailleurs sont celles dont les hommes paraissent être les plus éloignés. J’ai dit qu’une valeur de 20 millions en ouvrages de l’industrie n’était que représentative d’une valeur égale en productions consommées ; et qu’une nation qui vendait ces ouvrages aux étrangers, n’en était pas plus riche, que si elle leur eût vendu pour 20 millions de productions en nature, parce que ces 20 millions en ouvrage lui coûtent à elle-même 20 millions en productions. Il ne faut pas entendre par cette façon de parler, qu’après son travail, l’industrie vous revend pour le même prix, la même quantité de matières premières que vous lui avez vendues : elle vous revend bien pour le même prix, mais non pas la même quantité ; car elle a prélevé sur cette quantité, tout ce qui est nécessaire aux consommations de ses ouvrages et de ses ouvriers.

Un tisserand achète pour 150 francs de subsistances, de vêtements, et pour 50 francs de lin qu’il vous revend en toile 200 francs, somme égale à celle de sa dépense. Cet ouvrier, dit-on, quadruple ainsi la valeur première du lin ; point du tout : il ne fait que joindre à cette valeur première, une valeur étrangère, qui est celle de toutes les choses qu’il a consommées nécessairement. Ces deux valeurs ainsi cumulées forment alors, non la valeur du lin, car il n’existe plus ; mais ce que nous pouvons nommer le prix nécessaire de la toile ; prix qui par ce moyen, représente : 1°. la valeur de 50 francs en lin ; 2°. celle de 150 francs en autres productions consommées.

Telle est dans toute sa simplicité, la solution du problème de la multiplication des valeurs par les travaux de l’industrie : elle ajoute à la première valeur des matières qu’elle a manufacturées, et qui sont à consommer, une seconde valeur, qui est celle des choses dont ses travaux ont déjà opéré, ou du moins occasionné la consommation. Cette façon d’imputer à une seule chose, la valeur de plusieurs autres, d’appliquer, pour ainsi dire, couche sur couche, plusieurs valeurs sur une seule, fait que celle-ci grossit d’autant ; mais en cela vous ne pouvez attribuer à l’industrie, aucune multiplication, aucune augmentation de valeurs, si par ces termes vous entendez une création de valeurs nouvelles qui n’existaient point avant ses opérations.

L’industrie n’est pas plus créatrice de la valeur de ses ouvrages, qu’elle est créatrice de la hauteur et de la longueur d’un mur : chaque pierre qu’elle emploie, a sa hauteur et sa longueur particulière ; et de toutes ces pierres assemblées par l’industrie, résulte naturellement la hauteur et la longueur du mur qu’elle a construit, et qui à cet égard représente sous une nouvelle forme, toutes ces différentes hauteurs et longueurs particulières, qui existaient séparément avant sa construction.

L’industrie est créatrice des formes, et ces formes ont leur utilité. C’est à raison de cette utilité, que celui qui veut jouir de ces formes nouvelles que l’industrie donne aux matières premières, doit l’indemniser de toutes ses dépenses, de toutes ses consommations, et en conséquence consent à cette addition de plusieurs valeurs pour n’en plus composer qu’une seule, qui devient ainsi le prix nécessaire de l’ouvrage qu’il veut acheter. Le terme d’addition peint très bien la manière dont se forme le prix des ouvrages de main-d’œuvre : ce prix n’est qu’un total de plusieurs valeurs consommées et additionnées ensemble ; or, additionner n’est pas multiplier.

Une grande preuve que l’industrie n’est point créatrice de la valeur de ses ouvrages, c’est que cette valeur ne lui rend rien par elle-même : les dépenses faites à l’occasion de ces mêmes ouvrages, sont tellement perdues sans retour pour l’industrie, qu’elle n’en peut être indemnisée, qu’autant qu’il existe d’autres valeurs et d’autres hommes qui veulent bien l’en aider.

Je vous loue un arpent de terre 10 francs ; vous dépensez 10 autres francs pour le cultiver, et il vous donne des productions qui valent 30 : cet arpent vous rend donc votre dépense de 10 ; plus, de quoi me payer, et en outre un profit. De cette opération résulte très réellement une augmentation de valeurs, une multiplication ; et pourquoi ? Parce qu’au lieu de 10 vous avez 30, sans avoir reçu 20 de qui que ce soit : c’est vous-même qui êtes créateur de ces 30, dont 20 sont dans la société un accroissement de richesses disponibles ; car elles n’existaient point avant votre travail. Il n’en est pas ainsi de l’industrie : l’indemnité de ses dépenses n’est point le fruit de son travail ; elles ne peuvent au contraire lui être remboursées, que par le produit du travail reproductif des autres hommes ; tout ce qu’elle reçoit enfin, lui est fourni en valeurs déjà existantes ; de sorte que ces valeurs qui lui sont remises, ne font en cela que changer de main. » Voilà le texte.

Comment le prétendu critique a-t-il donc pu dire, que M. de la Rivière veut prouver, que l’industrie n’ajout rien à la valeur des matières premières ? N’est-il pas évident qu’il dit et répète plusieurs fois précisément le contraire ? Il soutient seulement, et rien n’est plus vrai, que l’ouvrier ajoute la valeur des subsistances qu’il a consommées, et qu’il n’a pas produites.

Il est donc impossible qu’aucun lecteur éclairé et de sens froid[2], voie l’apparence même du sophisme dans le texte de l’ouvrage ; mais il y en a un très manifeste dans la lettre de M. G**, et le voici.

« De ce que l’ouvrier a consommé une valeur de 150 livres, et de ce que le travail de cet ouvrier, qui a transformé le lin en toile, a produit une autre valeur de 150 livres, autrement a augmenté de 150 livres la valeur du lin, qui sera consommé à son tour, on n’en peut conclure autre chose, sinon qu’il a existé deux valeurs très distinctes l’une et l’autre, chacune de 150 liv. et dont une est le fruit du travail du tisserand. »

C’est par le moyen de ces idées confuses, que les adversaires de la science se persuadent sans doute eux-mêmes les premiers, puis embrouillent les esprits des autres.

Ils supposent, comme un axiome, que la toile fabriquée a une valeurpar elle-même; c’est ce que leur nie M. de la Rivière avec tous les économistes. Le tisserand y eût-il mis pour mille francs de lin, eût-il consommé par lui et par les siens pour dix mille francs de substance en la travaillant, la toile ne vaut rien, s’il n’y a pas de quoi la payer ; il peut bien l’user lui-même, ou la donner gratis, mais il ne peut pas la vendre à ceux qui n’ont pas le moyen de la payer.

Allez porter le plus riche joyau de la couronne et le plus beau tableau du monde à nos pauvres paysans limousins, et vous verrez si les ouvrages de l’art ont une valeur par eux-mêmes.

L’ouvrier prend une matière première qu’il n’a pas produite, il la façonne en consommant des subsistances qu’il n’a pas produites ; il en résulte un ouvrage qu’il a fait, mais qui ne vaut qu’à proportion des moyens qu’aura, pour le payer, celui qui en désirera l’usage ou la jouissance.

Or, cherchez tant qu’il vous plaira, les moyens de payer viennent toujours originairement et uniquementde la production territoriale. C’est dans la main de l’ouvrier, que vous considérez la valeurde cet ouvrage ; mais pour qu’elle soit là, il faut supposer l’ouvrage vendu, par conséquent un acquéreur qui ait donné à l’ouvrier cette valeur. L’ouvrier ne l’a donc pas produite. Voilà tout ce qu’a dit M. de la Rivière ; voilà tout ce qu’enseigne la science.

Les formes données aux matières premières par les artistes, sont belles et bonnes ; mais il faut qu’avant leur travail, d’autres aient produit, 1° toutes les matières premières ; 2° toutes les subsistances. Il faut, après leur travail, que d’autres produisent de quoi les payer ou les rembourser.

Au contraire, les cultivateurs produisent les premiers et les seuls tout ce qu’ils emploient, tout ce qu’ils consomment ; tout ce qu’emploient, tout ce que consomment les autres. Et voilà la différence entre productif et stérile.

Les denrées territoriales n’ont aussi dans le commerce aucune valeur que par leur corrélatif ; il faut deux productions pour faire l’échange, et sans cette duplicité, les meilleures denrées n’ont point de prix ou de valeur vénale ; on peut les consommer soi-même, ou les donner, mais non les échanger, les vendre ou commercer.

Mais quand deux cultivateurs échangent des denrées, chacun a produitce qu’il donne pour prix ou valeur de ce qu’il reçoit : produit, c’est-à-dire, tiré de la terre, par le bienfait de la nature qui multiplieen rendant le quadruple de ce qu’elle a reçu.

Quand un agent de l’industrie quelconque échange un ouvrage de son art, il vous donne des matières premières qu’il n’a pas produites, et vous demande en outre le remplacement des denrées qu’il a consomméesen taillant, pliant, rognant, joignant ou séparant ces matières premières ; denréesqu’il n’a pas produites, non plus que l’argent que vous lui donnez pour les remplacer, non plus que les denrées et matières premières qu’il va racheter de cet argent.

Telle est la doctrineexpliquée par M. de la Rivière, le prétendu critique a beau la taxer d’erreur, et d’erreur dangereuse, tout le monde y verra une vérité, et une vérité utiledont voici la conséquence pratique : Quand les cultivateurs feront naître pour eux et pour les propriétaires une plus grande quantité de matières premières et denrées propres à la subsistance des hommes, aussitôt il y aura plus d’hommes qui s’industrialiseront POUR GAGNER ces SUBSISTANCES, en donnant à ces MATIÈRES PREMIÈRES une forme qui soit agréable aux propriétaires et aux cultivateurs ; la raison, c’est que l’homme est avide de jouissances ; c’est qu’il court à la subsistance et au bien-être quand il les voit à sa portée ; c’est que la multiplication de l’espèce marche à proportion des moyens de subsistances.

Mais faites l’inverse de cette proposition, vous formerez tout le système des philosophes anti-économistes, tels que celui qui a feint de vouloir réfuter M. de la Rivière. Voici leur axiome prétendu : « Quand les ouvriers consommeront plus de MATIÈRES PREMIÈRES en CONSOMMANT plus de denrées, aussitôt il naîtra plus de denrées et de matières premières. » Le bon sens dira que rien n’est moins clair ni moins vrai que cet axiome : car il faut de deux choses l’une ; ou supposer qu’il y a eu précédemment une plus grande quantité de matières premières et de subsistances produites, ou qu’il n’y en a eu qu’une égale production. Si vous supposez le premier, à la bonne heure ; mais vous rentrez dans notre proposition, à nous, que les cultivateurs ont produit plus, et qu’en conséquence l’industrie façonne plus.

Si vous supposez le second, comment pourrez-vos faire votre calcul ? La production générale a resté la même que l’an passé ; les ouvriers prennent sur cette récolte égale plus de matières et plus de denrées pour subsistance : il en reste donc moins aux cultivateurs pour employer en travaux productifs ; et par conséquent la reproduction future diminuera au lieu d’augmenter ; car la terre ne rend qu’à proportion de ce qu’on lui donne. Supposons même encore très gratuitement qu’elle ne diminue pas ; les artisans auront l’année prochaine plus d’ouvrage à vendre que l’an passé, à la bonne heure : mais la production prochaine étant égale à celle de l’an passé, et sur cette production égale les artisans prenant encore plus de matières premières et de subsistances, comment le reste qui sera moindre pourra-t-il payer plus d’ouvrage au même prix ou à égale valeur ?

Cette question bien simple fera comprendre au prétendu critique de M. de la Rivière, combien il est loin des vrais principes élémentaires de la science économique. Nous lui conseillons bien sincèrement de les étudier avant de mettre au jour l’ouvrage qu’il annonce. Quand il voudra prendre la nature pour guide, et réfléchir sur l’ordre physique qui règle la reproduction des subsistances et des matières premières, il verra que la doctrine qu’il regarde comme fondée sur des sophismes et sur les erreurs les moins soutenables, n’est que l’exposé simple et naïf de cet ordre, et que les prétendus principes opposés sont des suppositions dans lesquelles on fait marcher l’effet avant la cause unique et nécessaire, c’est-à-dire, la fabrication d’une plus grande quantité de matières premières, la vente d’un plus grand volume d’ouvrages, la consommation par conséquent d’une plus grande masse de denrées et subsistances, avant la production de ce plus.

 

SECONDE LETTRE DE M. GRASLIN, en réponse à l’auteur des Éphémérides du Citoyen.

Le moyen de souffrir qu’on abandonne la raison et l’expérience, pour suivre aveuglément les imaginations d’Aristote, de Platon, d’Épicure, ou de quelqu’autre philosophe que ce puisse être.

Rech. de la vérité, Liv. V, Ch. VII.

Je m’attendais bien, Monsieur, que la lettre que j’ai adressée aux auteurs de la Gazette du commerce, au sujet de l’ouvrage de M. de la Rivière, m’attirerait une petite marque de votre attention. Je m’étais même promis de ne pas répliquer, persuadé que je ne trouverais dans votre réponse d’autres raisonnements que ceux que vous et vos maîtres[3] avez déjà faits et rebattus tant de fois, et auxquels l’ouvrage que j’ai annoncé répondra amplement ; mais, au lieu des raisonnements que j’attendais, j’ai trouvé des allégations et des imputations que je ne peux pas passer sous silence.

En annonçant ma lettre, vous dites que l’auteur s’est vanté de ne pas redouter l’anathème du déshonneur que vous aviez lancé contre ceux qui oseraient critiquer l’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques. Je n’ai pas du, sans doute, être fort effrayé d’un pareil anathème ; mais il n’y a rien dans ma lettre qui ait cet air de jactance que vous me prêtez. La réflexion sur mon intrépidité, que vous avez trouvée dans une note, est du journaliste ; vous n’avez pas pu vous y méprendre. Elle est très bonne dans sa bouche ; elle eût été petite et minutieuse dans la mienne ; pour laquelle de ces deux raisons[4], s’il vous plaît, me l’avez-vous attribuée ?

Vous niez, Monsieur, d’un ton décisif et tranchant, que M. de la Rivière ait soutenu, comme je l’ai annoncé, que l’industrie n’ajoute rien à la valeur des matières premières ; mais les raisonnements que vous faites, pour prouver la fausseté de mon assertion, ne sont que des subtilités, dont toute la finesse se réduit même à prendre le mot ajoute dans un autre sens que celui dans lequel je l’ai employé. En effet, si je voulais me rétracter, et me trouver absolument d’accord avec vous sur ce qu’a avancé M. de la Rivière, il me suffirait de dire que M. de la Rivière prétend que l’industrie n’ajoute rien par elle-même, et de son propre fonds, à la valeur des matières premières. Eh ! Monsieur, qu’ai-je donc dit, si ce n’est pas cela ? Quel autre sentiment ai-je donc combattu ? Quoi ! Monsieur, je n’aurais pas compris que M. de la Rivière prétend que l’industrie ajoute, à la valeur des matières brutes, celle des subsistances que l’ouvrier a consommées ? Il faut assurément bien que je l’aie compris, puisque c’est uniquement sur cette opinion que porte ma critique. Je crois que vous feriez bien, Monsieur, pour l’intérêt de la cause que vous défendez, et pour ce que vous vous devez à vous-même, de ne pas recourir à de pareil moyens.

Vous trouvez un sophisme dans cet endroit de ma lettre : « de ce que l’ouvrier a consommé une valeur de 150 livres, et de ce que le travail de cet ouvrier, qui a transformé le lin en toile, a produit une autre valeur de 150 livres, autrement a augmenté de 150 livres la valeur du lin, qui sera consommé à son tour, on n’en peut conclure autre chose, sinon qu’il a existé deux valeurs très distinctes l’une et l’autre, chacune de 150 liv. et dont une est le fruit du travail du tisserand. »

Au lieu de vous arrêter à relever ce prétendu sophisme, qui en valait bien la peine, vous vous jetez à l’écart, et vous dites que je suppose, comme un axiome, que la toile a une valeur par elle-même : ce qui, ajoutez-vous, n’est pas vrai, puisque la toile ne peut avoir de valeur, que quand il existe un objet qui puisse la payer, ou autrement être donné en échange. Où avez-vous pris, Monsieur, que je suppose que la toile a une valeur par elle-même ? Je n’ai point avancé cela. Je sais bien ce que j’aurais à dire sur cette question que vous substituez à celle que j’ai agitée ; mais, outre qu’elle ne doit pas être traitée superficiellement, elle ne ferait ici que compliquer les choses, et très inutilement : car, quand M. de la Rivière suppose dans la toile une valeur, ou un prix nécessaire de 200 livres, s’il croit, comme vous, Monsieur, que cette valeur, ou ce prix, dépend de l’existence d’un objet qui puisse payer la toile, il suppose apparemment l’existence de cet objet ; ce qui ne changera rien à mon objection, et ne m’empêchera pas de soutenir, contre le sentiment de M. de la Rivière, 1° que la partie de valeur qui excède, dans la toile, celle qu’avait le lin brut, est très distincte et très indépendante de la valeur des denrées de subsistance que l’ouvrier a consommées ; 2° que ces deux valeurs entrent chacune séparément, et toutes entières, dans le système des richesses, sans qu’elles puissent se confondre dans aucun temps, et sous aucun de leurs rapports ; 3° qu’une de ces deux valeurs est le fruit seul du travail de l’ouvrier.

Avant de prouver que ce n’est pas là un sophisme, je ne ferai pas mal d’examiner en peu de mots le commentaire que vous faites sur le sentiment de M. de la Rivière. D’abord, n’est-ce pas une chose fort singulière que cette valeur de la toile, qui est en même temps nécessaire, en ce qu’elle remplace la valeur tant du lin brut, que des choses consommées par l’ouvrier ; et conditionnelle, en ce qu’elle dépend de l’existence d’une chose qui puisse la payer ? Il faut croire que vous vous entendez ; mais je serais curieux de voir une définition de la valeur, d’après de pareils principes.

Voilà donc deux différentes causes que vous donnez à la valeur ; et vous les confondez, apparemment pour éclaircir des idées que vous me reprochez d’avoir embrouillées. Je ferai en sorte de vous suivre, en mettant dans ceci autant d’ordre qu’il me sera possible. Pour cela, je sépare ce que vous avez joint, et qui ne présente aucun sens. Je commence par votre principe, qu’une chose n’a de valeur que par son corrélatif, autrement par celle qui peut la payer, ou être fournie en échange. Nous verrons, par la discussion de ce principe, ce qu’il faut penser de la conséquence que vous en tirez, savoir, que toute valeur, comme tout moyen de payer, ne peut venir que du sol.

1°. Une chose qui est le fruit du travail de l’industrie, est payée le plus souvent par la production territoriale, autrement, est échangée contre cette production : rien de plus vrai. Mais, si vous en concluez que la valeur de cette première chose dépend de l’existence de la seconde, je soutiens qu’il faudra dire aussi que la valeur de la seconde dépend de l’existence de la première ; car, quand vous me donnez votre blé en échange de ma pendule, prenez garde qu’alors je vous donne ma pendule en échange de votre blé, et que le blé ne paie pas plus la pendule, que la pendule ne paie le blé.

2°. Les choses qui peuvent payer un ouvrage de l’industrie, ne sont pas toutes nécessairement des productions territoriales. Un tableau, ou une pièce de dentelle, peut être échangé contre une pendule ; alors, selon vous, la valeur d’une de ces choses dépendra de l’existence de l’autre, et non de la production territoriale. Il n’y a dans cela, ni subtilité, ni équivoque : ce sont les conséquences naturelles de vos principes. Dans ce dernier cas, direz-vous, avec M. de la Rivière, qu’on ne doit voir dans la valeur de ces choses, que celle des denrées que les ouvriers ou artistes ont consommées nécessairement dans le temps qu’ils composaient leurs ouvrages ? Cela ne se peut certainement pas ; car les denrées que ces ouvriers ont consommées ne leur ont été fournies qu’en échange de quelques autres objets, qui ne sont pas les mêmes que ceux dont il s’agit ici : l’horloger a donné, en échange des denrées nécessaires à sa consommation, des montres ou des pendules, qui ne sont pas les mêmes que celle qu’il donne en échange de la dentelle, ou d’un tableau, ou d’un livre, etc. Il en faut dire autant du fabricant de dentelles, du tisserand, et de tous les autres ouvriers.

Il est donc bien évident, Monsieur, que le principe que vous avez présenté à l’appui de celui de M. de la Rivière, n’a pas plus de justesse en lui-même, que de rapport à mon raisonnement. Je reviens sur ce raisonnement, que vous regardez comme un sophisme. J’aurais désiré que vous eussiez pris la peine de le réfuter avec plus de précision ; ma réplique eût été plus simple et plus facile. Vous vous êtes contenté, en me citant, d’indiquer par des lettres italiques les mots sur lesquels vous avez voulu porter principalement l’attention de vos lecteurs, et leur laisser à entendre que ces expressions renferment quelque principe faux, ou équivoque. Cette manière de réfuter est d’autant plus commode, qu’elle dispense, non seulement de prouver, mais même de spécifier en quoi pèche le raisonnement. Je vais tâcher de vous interpréter à mon tour, puisque j’y suis obligé par votre réticence ; mais, très circonspect dans cette commission délicate, je ne vous prêterai d’autre raisonnement, que celui que vous avez fait vous-même plus d’une fois.

Par les mots que vous avez notés dans l’article de ma lettre, que j’ai rapportés plus haut dans la même forme que vous, il n’est pas difficile de voir que vous entendez qu’il est faux que l’ouvrier qui convertit le lin en toile produise une valeur ; et cela, parce que le travail de l’industrie ne fait que changer la forme des choses, et ne les produit pas ; et parce qu’il n’y a que la terre qui produise, ou d’elle-même, ou sollicitée par le travail du cultivateur. Voilà, en effet, le grand argument de la nouvelle philosophie économique : mais cet argument n’est qu’un misérable abus de mot. On peut bien dire qu’il n’y a que la terre qui, ou par elle-même, ou sollicitée par le travail de l’homme, puisse produire des choses nouvelles dans l’ordre physique ; mais il est ici question des valeurs des choses dans l’ordre des richesses. Croyez-vous donc qu’il y ait identité entre production du sol et richesse ? Quoi ! toute production du sol sera richesse ; et tout ce qui n’est pas production du sol, ne sera pas richesse ? Il en résulterait que, si l’on sème de l’ivraie dans nos champs, ou que, si l’on plante du bois à Cayenne, c’est augmenter la masse des richesses. Il en résulterait encore que, si l’on évalue le prix de la toile et des couleurs d’un tableau fait par un de nos grands peintes, ou que, si l’on apprécie le métal d’une pendule, on aura toute la richesse qui puisse se trouver dans ces deux ouvrages de l’art.

Ici se représente le principe de M. de la Rivière, que la valeur de ces deux derniers objets n’est autre que celle, tant des matières premières employées par les artistes, que des subsistances qu’ils ont consommées nécessairement. D’abord, je pourrais demander si le peintre habile qui fait un tableau de 10 000 livres, emploie plus de matières premières, et consomme nécessairement plus de denrées de subsistance, que le barbouilleur qui fait dans le même temps dix tableaux qui ne valent pas chacun un louis. Je pourrais faire encore plusieurs autres objections ; mais il est plus simple de démontrer, par une analyse succincte, toute l’absurdité du principe.

La valeur qu’avait la matière brute peut bien faire partie de celle qu’a la matière mise en œuvre ; ainsi dans la valeur de la toile, qui est supposée 200 livres, une portion de cette valeur, telle que un quart, peut être la même numériquement que celle qu’avait le lin brut : pourquoi cela ? C’est que le lin n’a pu servir au besoin de l’homme, qu’après avoir été manufacturé ; c’est que l’ouvrier qui a transformé ce lin en toile, n’en a point joui, et que la jouissance en est réservée toute entière à celui qui emploiera la toile à son usage personnel, et qui l’achètera pour toute sa valeur, dont celle du lin fait encore partie.

Il n’en est pas de même, à beaucoup près, de la valeur des denrées de subsistance que l’ouvrier a consommées ; car l’ouvrier a joui véritablement de ces denrées. Or, tout objet de jouissance communicable et échangeable, a une valeur vénale qui constitue sa qualité de richesse. Ces denrées sont donc richesse par elles-mêmes, en ce qu’elles sont objet de jouissance. Leur valeur est indépendante de celle que peut avoir la toile, en tout ou en partie ; et la valeur de la toile est également indépendante de celle de ces denrées. Dire que ces deux valeurs n’en font qu’une, ou que l’une remplace l’autre, c’est vouloir que les deux jouissances que procurent les denrées de subsistance, d’une part, et la toile, d’autre part, ne soient qu’une seule jouissance, ou que l’une remplace l’autre. Il n’est pas nécessaire de s’étendre sur la conclusion et l’absurdité de ces idées.

Mais quelle valeur ou quel objet de jouissance donne donc le tisserand en échange du lin et de ses subsistances, qui valent ensemble 200 livres ? Le même lin manufacturé, c’est-à-dire, le lin pour sa valeur intrinsèque de 50 livres, et son travail pour la valeur de 150 livres ; parce que son travail est partiellement objet de jouissance, comme étant partie constitutive et intégrante de la toile, qui est objet de jouissance. En effet, rien ne se donne pour rien ; et l’ouvrier qui reçoit les denrées de subsistance, ne les obtiendrait pas, s’il ne donnait valeur pour valeur. Or, la valeur qu’il donne est son travail, ou du moins le produit de son travail, qui consiste dans la forme donnée au lin, et qui augmente la valeur du lin de 150 livres, sans que ces 150 livres soient les mêmes que les 150 livres qui expriment la valeur des denrées qu’il a reçues ; car, si cela était, il n’y aurait pas lieu à l’échange, ou bien il faudrait dire que l’échange se fait de 150 contre zéro.

L’hypothèse que j’ai faite dans ma première lettre, où je suppose le travail des chevaux employé à la fabrication de quelque objet de jouissance, explique précisément en quoi le raisonnement de M. de la Rivière est vicieux. En effet, si au lieu du travail du tisserand on avait pu employer celui d’un cheval qui eût consommé pour 150 livres de foin (ou de denrées plus exportables), il serait juste de ne voir dans l’excédent de valeur qu’aurait acquis le lin converti en toile, que la valeur des subsistances consommées par le cheval, parce que la subsistance du cheval n’est rien par elle-même dans l’ordre des richesses ; et, dans ce cas, il est permis de dire que l’État gagnerait autant à exporter le lin brut et le foin, en vendant ces denrées du sol 200 livres, que d’exporter la toile fabriquée pour la vendre le même prix de 200 livres. Tout ce qui en arriverait, serait que le cheval manquerait de subsistance ; ce qui est indifférent à la richesse des hommes, dès que ce cheval ne leur servait, dans notre hypothèse, qu’à la fabrication de la toile, et qu’on a, par l’exportation directe de la matière première et du foi, la même valeur qu’eût donnée celle de la toile.

 

Je vous soutiens, Monsieur, que pour être conséquent, M. de la Rivière doit appliquer au tisserand le raisonnement que je viens de faire à l’égard du cheval. Il dira donc que la subsistance de cet ouvrier ne fait rien à la richesse de la nation, et que, pourvu qu’en exportant les denrées qui doivent servir à sa subsistance, en même temps que le lin brut, il rentre dans la nation la même valeur que si l’on avait exporté le lin fabriqué, la richesse nationale sera absolument la même.

Cette conséquence, toute révoltante qu’elle est, pourrait se tirer encore plus directement d’une infinité de principes de M. de la Rivière. On doit, au surplus, la regarder comme une erreur de son esprit, et non de son cœur. C’est l’enthousiasme aveugle du nouveau système, qui a emporté ce citoyen respectable au-delà de ses propres vues, pleines de droiture et d’humanité.

Vous voudrez bien, Monsieur, ne voir dans tout ceci que la critique (véritable ou prétendue) de vos sentiments, et de ceux de M. de la Rivière, et nullement l’exposition des miens, que vous trouverez développés dans l’ouvrage que j’ai annoncé. Vous y verrez, Monsieur, que les valeurs des choses ne sont ni inhérentes aux choses mêmes, ni dépendantes de leur corrélatif ; — que toute richesse, ou tout moyen de payer, ne vient pas nécessairement de la terre ; — que la production de l’industrie est une richesse, de même nature que celle du sol ; — qu’il s’en faut de beaucoup que le plus grand produit net du sol soit la plus grande richesse d’un État ; — que ce produit net ne circule point d’une classe à l’autre ; — enfin que le Tableau économique, ce chef-d’œuvre de l’esprit humain, cette boussole du gouvernement des États, n’est qu’un être de raison. Vous y verrez, en outre, qu’il n’est pas vrai que tout impôt retombe nécessairement à la charge des propriétaires des terres, et que cette opinion serait, par ses conséquences, une des plus dangereuses que le gouvernement pût jamais adopter.

En voilà assez, Monsieur, pour exercer votre zèle, et vous pourrez maintenant vous dispenser de m’attribuer des principes qui ne sont pas les miens, et que vous combattez d’une manière victorieuse.

Vous assurez, par exemple, que tout le système des philosophes anti-économistes, tels que celui QUI A FEINT DE VOULOIR critiquer M. de la Rivière, est renfermé dans cet axiome prétendu : « Quand les ouvriers façonneront plus de matières premières, en consommant plus de denrées, aussitôt il naître plus de denrées et de matières premières. » Et vous ajoutez : Le bon sens dira que rien n’est moins clair, ni moins vrai. Cela est juste ; mais le bon sens et l’honnêteté diront, qu’il ne faut pas prêter à un écrivain des opinions absurdes et ridicules qui n’ont rapport, ni directement, ni indirectement à ce qu’il a avancé.

Il me reste, Monsieur, à vous remercier de l’avis que vous me donnez, d’étudier les vrais principes élémentaires de la science économique, avant de mettre mon ouvrage au jour. Ce conseil très judicieux viendrait trop tard ; mais heureusement je l’ai prévenu, et j’ai l’honneur de vous assurer qu’il y a plus de temps que j’étudie cette science, qu’il n’y en a que vous et vos maîtres prétendez l’enseigner. Si vous me permettez de reconnaître cet avis par un autre, qui n’aura peut-être pas moins de mérite, je vous inviterai à ne pas mettre l’enthousiasme à la place du raisonnement, et l’ironie ou l’aigreur, à la place des preuves ; à ne pas dire qu’un homme qui contredit les maximes de quelques écrivains modernes, est un ennemi déclaré de la science, et qu’on doit lui assigner une place distinguée parmi les écrivains anti-économistes. Je vous observerai aussi, en passant, que anti-économiste n’est pas le mot propre, et qu’il faudrait dire anti-Quenéiste, anti-Miraboliste ; car on peut combattre des opinions particulières sur la science économique, sans être ennemi de cette science. Je l’ai étudiée dans la nature même des choses et dans l’expérience ; et j’ai reconnu que la science, cette science par excellence, la seule qui vous paraisse digne de ce nom, n’est qu’un système enfanté par l’imagination. Lorsque la vérité aura percé les ténèbres que les maîtres ont répandues sur les matières économiques, on parlera de ce système comme on parle aujourd’hui du cartésianisme, du malebranchisme, etc. Cette comparaison n’offensera pas le chef de la secte que vous avez embrassée, et que vous défendez avec un zèle qui n’est pas selon la science.

 

LETTRE DE M. TREILLARD, Avocat à Brives-la-Gaillarde, à M. GRASLIN ; publiée par M. l’abbé Baudeau.

J’ai lu, Monsieur, avec attention votre réponse à l’auteur des Éphémérides du Citoyen, insérée dans le Journal d’agriculture du mois de novembre dernier. On ne peut contester que vous n’avez beaucoup d’esprit ; et, par l’exemple que vous y rapportez, d’un tisserand qui a manufacturé une pièce de toile valant 200 liv., vous m’auriez presque persuadé qu’il a ajouté un objet de richesse de 150 liv. à la valeur primitive du lin, qui n’était que de 50 liv.

Cependant une expérience que je viens de faire, a su me garantir de la séduction de vos raisonnement.

J’habite un pays où l’argent est rare, de sorte que nous sommes obligés la plupart du temps d’y faire nos marchés avec nos artisans au moyen des échanges, en leur donnant nos denrées qu’ils consomment dans leurs familles, pour prix du travail qu’ils font pour nous : voici ce qui m’est arrivé à ce sujet.

J’avais récolté dans mon fonds un quintal de chanvre, que je fus d’abord tenté de vendre brut pour payer ma taille ; je m’informai d’avance du prix courant du marché, et l’on m’apprit que le chanvre de la première qualité ne s’y était vendu que 20 liv. le quintal : je m’avisai pour lors de supputer ce que mon chanvre manufacturé pourrait me rendre en toile, et je crus entrevoir dans la vente de ma toile une augmentation considérable sur le prix de mon chanvre ; je pris le parti de le livrer à des peigneuses ; après avoir bien chamaillé avec elles, nous convînmes que je paierais leur travail, au moyen d’un septier de blé seigle qui se vendait de 4 liv. 16 sols à 5 liv. au marché : leur opération faite, il me resta 50 livres de brin de filasse, et 50 livres d’étoupes, qu’il fallut livrer aux fileuses. Celles-ci se chargèrent du filage du brin, à raison de 4 sols par livre, ce qui revenait pour les 50 livres de brin, à 10 liv. que je leur payai au moyen de deux sentiers de seigle : elles ne se chargèrent du filage des étoupes qu’en leur abandonnant les deux cinquièmes, c’est l’usage de mon pays ; en sorte qu’il ne me resta de net que 50 livres de fil de brin, et environ 25 livres d’étoupes, attendu le déchet qu’éprouve dans l’opération cette espèce de filasse.

Une troisième façon à donner, fut d’adoucir ce fil écru, par le moyen des lessives ; il fallut y employer du bois à brûler, des cendres et la main-d’œuvre d’une blanchisseuse, qui ne voulut s’en charger que moyennant la rétribution d’un sol par livre de fil : ce qui forma un objet de dépense de 3 liv. 15 sols, que je lui soldai au moyen de trois quarts d’un sentier de seigle.

Pour recevoir cette lessive, il fallait de nécessité que le fil fût en écheveaux ; il y en avait 150, pesant chacun demi-livre ; il fallut pour le mettre en pelotons, l’opération d’une dévideuse, qui s’en chargea moyennant un liard par couple d’écheveaux, objet de dépense de 25 sols, qui furent payés au moyen d’un quart de septier seigle.

Le tisserand eut ensuite son tour ; il me fabriqua 50 aunes de toile de brin, convention réglée entre nous à 5 sols l’aune pour la façon, et 20 aunes de toile d’étoupes, à 2 sols 6 den. l’aune, ce qui forma pour sa main-d’œuvre 15 liv., que je lui payai par la livraison de trois septiers seigle.

Enfin je livrai ma toile de brin au blanchissage, à raison de 2 sols par aune ; ce qui forma un objet de 5 liv., que je payai au moyen d’un sentier de seigle.

Dans cet état j’eus en main 50 aunes de toile de brin blanchies, et 20 aunes de toile d’étoupes, produit de mon quintal de chanvre, dont les façons me coûtèrent :

1°. Pour les peigneuses, un septier[5] de seigle,                      5 liv.

2°. Pour les fileuses, deux septiers de seigle,                       10 liv.

3°. Pour la lessive et apprêt, trois quarts de septier de seigle            3 liv. 15 s.

4°. Pour le dévidage, un quart de septier de seigle,               1 liv. 5 s.

5°. Pour la main-d’œuvre du tisserand, trois septiers de seigle,                  15 liv.

6°. Pour le blanchissage de la toile, un septier de seigle                               5 liv.

 

Total de la main-d’œuvre                                         40 liv.

Prix du chanvre                                                         20 liv.

Total                                                                          60 liv.

Il fut ensuite question de tirer parti de ma marchandise. Un revendeur se présenta pour l’acheter ; il ne voulut jamais m’en donner que 20 sols l’aune de la toile de brin, et 10 sols l’aune de la toile d’étoupes : cela me détermina à l’envoyer au marché, où je la vendis à raison de 21 sols l’aune de la toile de brin, et 11 sols l’aune de la toile d’étoupes ; au moyen de quoi je trouverai sur ma vente un bénéfice de 3 liv. 10 sols, prix de mon bois et de mes peines, qui aurait été le produit du revendeur : ainsi je me trouvai avoir retiré de ma vente :

1°. Le prix de mon quintal de chanvre,                                 20 liv.

2°. Le prix de huit septiers de seigle que j’avais livrés pour les façons de ma toile,                       40 liv.

3°. Trois liv. 10 sols, pour mon bois et mes peines, profit que le revendeur aurait fait sur moi,                           3 liv. 10 s.

 Total                                       63 liv. 10 s.

Un exemple de cette espèce doit décider, sans contredit, le problème entre vous et l’auteur des Éphémérides du Citoyen ; le travail des peigneuses, des fileuses, de la dévideuse, des blanchisseuses et du tisserand, n’a rien ajouté à la valeur de mon chanvre, il n’y fait qu’opérer la consommation de mon blé seigle, qui a formé la valeur totale de ma toile.

L’acheteur de cette toile avait vendu douze moutons, qui ont été conduits à Sceaux, et qui seront peut-être consommés à Versailles, et payés du même argent que j’ai donné pour mes impôts.

Quelles autres richesses voyons-nous donc là, Monsieur, que le métal sorti de la mine, l’herbe du pré de mon compatriote, ses moutons, mon chanvre et mon seigle ?

Vous demandez à l’auteur des Éphémérides, s’il aimerait mieux qu’un seul cheval, en tournant une machine, eût tout de suite fabriqué ma toile : oui, Monsieur, soyez sûr qu’il vous répondra que oui, ce cheval n’eût coûté qu’une botte de foi et un peu de paille.

Ma toile n’aurait valu que 24 ou 25 liv. : oui, mais j’aurais eu de reste mes huit septiers de seigle, valant 40 liv.

Les femmes et les hommes, qui ont fait le travail de la toile, auraient fait autre chose pour moi ou pour mon voisin ; nous aurions eu plus de jouissances, plus de bien réel par conséquent.

Est-ce que vous songez, Monsieur, qu’en abrégeant les façons, on tueles ouvriers qui les donnaient aux matières premières ? Détrompez-vous, si vous êtes dans cette erreur : quand on a inventé les moulins, l’imprimerie, les bas au métier, et cent autres manières d’abréger les ouvrages, personne n’est mort pour cela, personne n’a déserté les pays. Pourquoi ? C’est que la substance qui existait a resté; et quand les substances restent, les hommes demeurent aussi ; c’est l’anéantissement des subsistances qui les tue.

Tenez, Monsieur, si on pouvait trouver des méthodes pour faire, en soufflant, tous les ouvrages les plus longs et les plus coûteux de l’art, ce serait tant mieux. Pourquoi ? Il n’y aurait pas pour cela un grain de blé de moins dans nos greniers, une goutte de vin de manque dans nos celliers, pas un pièce de bétail à redire dans nos étables, ni un poulet dans nos basse-cours.

Que croyez-vous que feraient les gens qui travaillent toute la journée à ces longs ouvrages ? Croyez-vous qu’ils s’entendissent tous pour mourir de faim, plutôt que d’entreprendre d’autres ouvrages de l’art, et que nous fussions assez bêtes pour laisser perdre nos subsistances ? Non, ils s’industrieraientd’une autre manière, et nous gagnerions en jouissances le résultat de cette industrie.

La révolution se fait tous les jours pour chaque invention : croyez-vous que la première toile ait été faite aussi vite et à aussi bon marché que la mienne ? Non : réfléchissez là-dessus, Monsieur, vous verrez que la multiplication des subsistances multiplier les hommes ; que plus les hommes se multiplient, plus l’industrie s’évertue et l’art se perfectionne ; parce qu’un champ qui n’occupe qu’un homme, rapporte la nourriture de dix ou douze, et qu’un propriétaire qui a la subsistance de six ou sept, la donne à ceux qui ont le talent de lui procurer le bien-être. Je suis, etc.

 

NOTE DE M. L’ABBÉ BAUDEAU.

La note de M. Treillard doit mettre M. G** dans le cas d’examiner de nouveau sa doctrine; Il vient de publier enfin son gros livre sur la Richesse et sur l’Impôt. La lecture nous a confirmés dans l’idée que nous avions de ses principes ; il a regardé comme une injure le conseil que nous lui donnions d’étudier la science économique : il est trop aisé de lui prouver aujourd’hui jusqu’à quel point il en avait besoin.

 

TROISIÈME LETTRE DE M. GRASLIN,

En réponse aux observations qui lui ont été adressées sous le nom de MeTreillard, avocat à Brives, dans le journal des Éphémérides du Citoyen, à M. l’abbé Baudeau.

Nil agit exemplum, litem quod lite resolvit.

Hor. Liv. II. Sat. III.

[L’exemple ne vaut rien, car il résout une question par une autre.]

Monsieur,

Vous plaidez donc maintenant par ministère d’avocat : vous voulez sans doute vous conformer au règlement qui ordonne que, pour éviter l’aigreur que les parties pourraient mettre dans leurs défenses, elles seront tenues de se faire représenter par des procureurs, ou avocats : je dois convenir que c’est fort sagement fait à vous ; MTreillard, d’ailleurs, est parfaitement bien entré dans l’esprit de ce règlement, en faisant valoir ses moyen avec beaucoup d’honnêteté. Si c’est vous, Monsieur, qui l’avez fait parler, vous lui avez prêté un ton convenable à son ministère ; et vous pouvez dire, comme l’Intimé (dans les Plaideurs), oui-dà, j’en ai plusieurs.

Je ne sais de quel ton est une note, où, quittant le personnage d’avocat, vous annoncez ainsi mon ouvrage : Il vient de publier enfin son gros livre sur la Richesse et sur l’Impôt. Son gros livre ! Que ce mot est bien dit ! Vous mettez de l’esprit partout. Mais, esprit à part, que voulez-vos dire ? Il me semble qu’un livre de 400 pages, et que j’annonce m’avoir coûté plusieurs années de travail, ne doit pas faire crier à l’immense fécondité, surtout un écrivain qui nous donne, très régulièrement, douze volumes par chaque année. N’en serait-il point de mon livre comme de la casse de l’avare que maître Jacques appelle grande par ce qu’elle contient ? En ce cas, je ne saurais trop vous remercier de votre joli compliment, d’autant plus flatteur, qu’il es plus détourné, et que le reste de la note rend encore l’énigme plus difficile à deviner.

Nous continuerons, Monsieur, ce petit commerce d’honnêteté et de politesse, autant que cela vous fera plaisir : je sais trop ce que je dois à vous, et à moi, pour vouloir être en reste avec vous sur cet article. Mais, en attendant que je connaisse encore mieux vos intentions, je vais répondre simplement au plaidoyer que vous avez mis dans la bouche de MTreillard, ou que vous avez adopté, et qui ne contient que des faits et des raisonnements. J’avoue que ce ton de discussion m’est plus naturel ; et, franchement, je le crois aussi plus convenable pour le public, qui pourrait bien ne s’amuser que médiocrement de nos gentillesses.

Si la question que vous présentez aujourd’hui est différente de celle que nous avons agitée, elle ne détruira pas ce que j’ai prouvé contre vos principes et ceux de M. de la Rivière ? Si elle est la même, pourquoi abandonner les premières données que nous a fournies M. de la Rivière, pour en substituer de nouvelles ? N’a-t-on pas lieu de croire que vous ne présentez une autre hypothèse, que pour divertir l’attention des lecteurs, et vous dérober vous-même à l’évidence de mes démonstrations ? Voyons cependant en quoi consistent les nouveaux arguments que vous produisez pour prouver que l’industrie n’ajoute rien, par elle-même et de son propre fonds, à la valeur des matières premières.

Vous avez du chanvre, que vous pourriez vendre brut 20 livres ; vous le faites peigner, filer, dévider, blanchir, fabriquer par divers ouvriers, auxquels, pris ensemble, vous donnez en paiement huit septiers de seigle, qui, à raison de 5 livres le septier, ont une valeur de 40 livres. Vous vendez ensuite ce chanvre manufacturé le prix de 60 livres (ou 63 livres 10 sols, en l’envoyant vous-même au marché), et vous dites, avec la plus grande confiance : il est évident que le travail des peigneuses, des fileuses, de la dévideuse, des blanchisseuses et du tisserand, n’a rien ajouté à la valeur de mon chanvre ; il n’a fait qu’opérer la consommation de mon seigle, qui a formé la valeur totale de ma toile.

Un peu de précision, s’il vous plaît ; et commençons par établir la signification exacte de nos expressions, sans quoi nous disputerions longtemps sans nous entendre. La valeur de votre toile est la même, selon vous, que celle qu’avaient votre chanvre brut et votre seigle : vous ne voulez pas dire, sans doute, qu’il y ait identité dans toute la force du mot, entre ces deux valeurs ; car celui qui achète votre toile, vous achète uniquement de la toile pour sa valeur de 60 livres, et non du seigle que vous ne lui livrez pas. De la toile n’est pas du seigle, si je ne me trompe ; ce sont deux choses essentiellement différentes. Or, il ne peut pas plus y avoir d’identité entre la valeur d’une chose et la valeur d’une autre chose, qu’il ne peut y en avoir entre la grandeur d’un mur et la grandeur d’un arbre : ainsi, pour qu’on puisse donner quelque sens à cette identité des valeurs, il faut entendre qu’elles sont les mêmes comparativement, autrement qu’elles sont égales.

Vous dites donc que la valeur de la toile que vous possédez, et que vous allez vendre au marché, est égale à celle qu’avaient votre chanvre brut, et le seigle que vous avez donné en échange de la fabrication ; et vous en concluez que votre richesse n’est point augmentée. Certainement, Monsieur, je en vous contesterai rien de tout cela. Votre richesse ne peut pas avoir été accrue par l’échange que vous avez fait de votre seigle contre la fabrication de la toile, puisque cet échange ne s’est fait qu’en raison de l’égalité des valeurs respectives ; mais cela ne prouve point du tout que la fabrication n’ait rien ajouté à la valeur du chanvre. Ne voyez-vous pas que, quelqu’accroissement de valeur que le travail de la fabrication ait donné à votre chanvre, il ne doit pas être à votre profit, puisque ce travail ne vient pas de vous et ne vous appartient pas ? Quoi ! Monsieur, sitôt qu’un accroissement de valeur n’est pas une plus grande richesse pour le propriétaire, vous niez cet accroissement ? La conséquence serait très bonne si l’on établissait, pour premier principe, que les propriétaires des terres constituent seuls l’humanité. J’ai déjà prouvé que ce principe n’est pas fort étranger à la nouvelle doctrine économique.

Pour éclaircir davantage cette idée, je suppose pour un moment que le travail de vos peigneuses, fileuses, dévideuses, blanchisseuses et tisserands, vous soit dû à titre de servitude particulière, que vous êtes maître d’exiger ou de ne pas exiger ; cette circonstance ne peut rien changer aux valeurs, et de la toile, et du seigle, etc. Dans cet état, je dis, non pas que vous conviendrez de l’augmentation de la valeur que donne à votre chanvre le travail de la fabrication, mais que vous agirez comme si vous en étiez bien persuadé ; parce qu’autre chose est de disputer, ou d’agir, dans ce qui touche l’intérêt personnel, et qu’on ne fait guère de sophisme de conduite en cette matière. Je dis donc que vous ne trouverez plus qu’il soit égal de vendre votre chanvre, ou manufacturé pour 60 livres, ou brut pour 20 livres ; mais même que vous ne donneriez pas le chanvre brut, quand, au lieu de 20 livres, on vous en offrirait 30, 40, et jusqu’à 50 : parce que vous perdriez encore 10 liv., en ne profitant pas de la fabrication, qui vous est due, qui fait partie de votre domaine, et qui vous procurera une vente de 60 livres.

Vous me direz peut-être que, dans cette dernière hypothèse, vous avez de plus le seigle que vous étiez obligé de donner aux travailleurs. Je réponds que c’est vouloir substituer une chose à une autre, sans raison : le seigle était à vous en propriété dans la première comme dans le seconde hypothèse : ce n’est donc pas le seigle que vous avez de plus aujourd’hui, mais le travail de la fabrication du chanvre. Si, dans le premier cas, vous donniez votre seigle, c’était en paiement de la fabrication, qui est une richesse aussi réelle que votre seigle, mais qui ne vous appartenait pas, et que vous ne pouviez obtenir que par la voie de l’échange. Dans l’hypothèque actuelle, où le travail de la fabrication est votre domaine, de même que la terre qui produit votre chanvre, vous n’avez plus besoin de payer ce travail, ni de donner en échange, soit votre seigle, soit tout autre objet de richesse ; voilà la seule différence. Mais, dans l’un et l’autre de ces cas, pourrait-on s’aveugler au point de ne pas voir que la fabrication est productive de valeur ; qu’elle est richesse intrinsèquement, soit pour vous, si vous la possédez, soit pour l’ouvrier, s’il est maître absolu de sa personne, et si son travail lui appartient ? Pourrait-on, dès qu’on traite de l’intérêt ou de la richesse nationale, qui doit être l’objet des écrivains économiques, ne pas sentir que la nation, qui comprend les ouvriers et les propriétaires, est précisément dans la situation où je vous ai placé tout à l’heure, c’est-à-dire qu’elle possède en même temps le chanvre brut et le travail de la fabrication ; conséquemment, qu’elle ne doit pas plus que vous donner son chanvre brut à l’étranger, quand même, au lieu de 20 livres qui est sa valeur dans cet état, on lui en offrirait 30, 40 ou 50 livres ; puisqu’en le manufacturant, elle est assurée d’en retirer 60 livres ?

Les calculs que vous m’opposez, Monsieur, figureraient parfaitement bien dans un Traité d’économie domestique, à l’usage des propriétaires des terres : mais, je crois qu’il est question ici des intérêts de la nation ; et vous me permettez de penser que les propriétaires ne font pas seuls la nation, de même que, dans l’univers, ils ne constituent pas seuls l’humanité. Leur richesse est, le plus souvent, en diminution de celle des autres citoyens ; et il s’en faut bien que je croie qu’il faille toujours faire céder l’intérêt de ces derniers, à celui des premiers. Si l’on considère l’État dans la collection de tous ses membres, on ne peut plus combiner sa richesse que dans son rapport avec les autres nations, parce que les propriétaires, les ouvriers, et tous les hommes réunis sous un même gouvernement, ne font plus qu’un seul corps, et que leurs intérêts se confondent dans un seul, qui est l’intérêt national. Dans cette considération, il y aura de l’avantage pour la nation, qu’un des membres gagne 10, lors même qu’un autre perdra 9, parce qu’il restera 1 de profit pour la nation ; mais je défie toute votre rhétorique de me prouver que, si les propriétaires gagnent 10 par le même procédé qui fera perdre 30 à d’autres, il n’y aura pas une perte réelle de vingt pour l’État.

Par la manière seule dont vous avez présenté votre question, en supprimant le gage intermédiaire, qui se place aujourd’hui entre tous les échanges des richesses réelles, vous avez prouvé, mieux que je ne pourrais le faire moi-même, que le travail de la fabrication a une valeur par lui-même comme celle du chanvre ; par conséquent, que la première valeur étant ajoutée à la seconde, elle l’augmente d’autant. Il se peut que ce ne soit pas votre intention ; mais ce principe sort de votre exposition avec la plus grande évidence. En effet, vous avez fait filer, blanchir et fabriquer votre chanvre ; et vous avez donné, en paiement de ces ouvrages, 8 septiers de seigle ; mais, donner une chose en paiement d’une autre, c’est faire l’échange de la première contre la seconde ; ce qui suppose que toutes deux sont richesses ; ce qui suppose même que leurs valeurs respectives sont égales. D’ailleurs, je m’imagine que vous ne prétendez pas avoir donné vos 8 septiers de seigle gratuitement : ces 8 septiers valent 40 livres, vous le savez aussi bien qu’un autre ; vous n’avez donc pas consenti à échanger 40 livres contre zéro, pas même contre 39 livres ; vous avez donc reçu quelqu’autre chose valant 40 livres. Or, je demande ce que vous avez reçu si ce n’est pas la fabrication de votre chanvre, autrement la forme par laquelle il a été converti en toile ? Mais, dites-vous, c’est précisément parce que j’ai reçu cette forme, et que j’ai donné en échange mon seigle, que la valeur de ma toile n’est plus à présent que celle de mon chanvre brut et de mon seigle. J’ai déjà relevé ce paralogisme ; et, pour ne rien laisser à désirer, j’ajouterai que la valeur de votre toile peut bien se décomposer en deux parties. Mais ne vous y trompez pas, ces deux parties sont, 1° la valeur de votre chanvre brut, 2° celle du travail qui lui a donné sa forme et l’a approprié au besoin de celui qui en doit jouir. La première partie, comme je vous l’ai dit dans ma dernière lettre, est bien encore une portion de votre richesse personnelle ; mais la seconde est la richesse de l’ouvrier ; et elle ne se trouve aujourd’hui en votre possession, que parce que vous l’avez reçue de lui en échange de votre seigle, qui était une autre portion de votre richesse personnelle. Cet échange fait, le seigle appartient à l’ouvrier, de même que le fruit de son travail vous appartient : s’il ne veut pas le consommer, il le vendra 40 liv. comme vous vendez votre toile 60 livres, c’est-à-dire, 40 livres de plus que vous n’eussiez vendu votre chanvre brut.

Vous ne voulez voir, dans la toile et le seigle, que pour 60 liv. de valeurs ; et j’en trouve, de bon compte, pour 100 livres ; savoir, la toile d’une part, pour 60 livres, et le seigle, d’autre part, pour 40 livres. Expliquez-moi d’où vient cette différence dans un calcul qui paraît si peu susceptible de difficulté. Est-ce que la toile n’a encore d’autre valeur que celle qu’avait le chanvre brut et qui était seulement de 20 livres ? Votre acheteur vous démentirait, quoiqu’il n’ait pas d’intérêt à vous tromper dans ce sens là. Est-ce que le seigle n’a point de valeur ? Il en avait dans votre main : si vous eussiez fait l’échange de ce seigle avec un autre propriétaire, qui vous eût donné, je suppose, un tierçon de vin, vous auriez vu là deux objets de richesse très réels et très distincts, chacun de la valeur de 40 livres. Est-ce enfin, car je suis forcé d’en revenir là, que ce seigle, dès qu’il est destiné à la subsistance de quelques malheureux ouvriers, n’est plus richesse ? Croyez-vous qu’il en soit de cela, comme si, manquant d’avoine, vous destiniez vos huit septiers de seigle à nourrir des chevaux ? Auquel cas vous seriez sûrement bien fondé à ne compter que pour une seule valeur de 40 livres, celle du seigle que consommeraient les chevaux, et celle de l’objet de besoin qui serait le fruit de leur travail, parce qu’il n’y aurait là qu’une transformation de richesse, et qu’il n’en résulterait toujours qu’un seul objet de jouissance pour les hommes. Répondez, s’il vous plaît, Monsieur ; et n’éludez pas, pour la troisième fois, cette objection un peu embarrassante pour des philosophes qui n’ont pas hésité à nous donner des opinions aussi fausses et aussi dangereuses pour le code de la nature et de l’humanité.

Le calcul de la valeur de votre toile, fait à votre manière, présente une petite difficulté que je dois vous proposer. Cette toile portée au marché se vend 63 liv. 10 sols, au lieu de 60 liv., que vous en eût donné le marchand revendeur ; ce qui fait un excédent de valeur de 3 liv. 10 sols. Que dites-vous de ces 3 liv. 10 sols acquis à la toile par votre industrie, qui a été chercher le besoin ? Je sais bien que, si c’eût été le revendeur qui eût porté cette toile au marché, vous diriez que ces 3 liv. 10 sols seraient la valeur des denrées qu’il aurait consommées nécessairement pendant le temps qu’il aurait été occupé à cette commission. Mais, c’est vous, propriétaire, ou un de vos gens, l’un et l’autre vivants indépendamment de ce bénéfice. Il y a donc là un excédent de valeur, qui n’est ni ne représente la valeur d’aucune production consommée, et qui est en accroissement de votre richesse. Comment accordez-vous cela avec vos principes ? Mais que dis-je ! Vous êtes propriétaire, ce mot seul résout la difficulté ; vous pouvez admettre cette augmentation de richesse qui est à votre profit, sans tomber dans aucune contradiction, et je dois savoir qu’il ne faut pas conclure de vous à un salarié, non plus que de lui à vous.

L’acheteur de ma toile, dites-vous, avait vendu douze moutons, qui ont été conduits à Sceaux, et qui seront peut-être consommés à Versailles, et payés du même argent que j’ai donné pour mes impôts. Voilà un cercle d’échange entre divers objets de richesse, sur lequel je n’ai rien à dire ; mais il n’en est pas de même de la conséquence que vous en tirez. Quelles autres richesses voyons-nous donc là, que le métal sorti de la mine, l’herbe du pré de mon compatriote, ses moutons, mon chanvre et mon seigle ?

Vous m’assurez, Monsieur, que vous ne voyez là que votre chanvre : je ne vous démentirai pas ; mais je dirai qu’apparemment il ne faut pas plus disputer de la forme des objets que de leurs couleurs ; car, moi j’y vois de la toile, qui ne ressemble point du tout à ce que j’entends appeler du chanvre. De plus, comme je vois là cette toile avec toute sa valeur, je n’y vois plus le chanvre, parce que ce serait voir une même partie de richesse deux fois. J’y vois aussi le seigle très distinctement ; j’y vois encore des moutons ; mais, par la raison que je vois aussi là ces moutons pour toute leur valeur, je n’y vois plus l’herbe qui a servi à les nourrir. Cette herbe, nécessaire à la pâture des moutons, et sans laquelle ils n’existeraient pas, est richesse sans contredit, mais richesse partielle, parce qu’elle est seulement partie constitutive et intégrante d’une richesse qui consiste dans la jouissance que nous tirons des moutons. Or, si vous faites entrer dans la somme des richesses la valeur entière de ces moutons, et en outre l’herbe qu’ils ont consommée, c’est compter, 1° le tout, qui comprend toutes les parties qui le constituent, 2° une de ces parties ; ainsi, c’est faire un double emploi.

Je ne saurais trop vous le répéter, Monsieur, il n’en est pas de cette herbe comme du seigle que consomment vos ouvriers : ce seigle seul est l’objet de leur jouissance, et cela indépendamment de ce que font ou ne font pas ces ouvriers, et indépendamment de la jouissance qu’ils peuvent vous procurer par leur travail ; parce qu’encore une fois, ces ouvriers ne sont ni des moutons, ni des chevaux, mais des hommes aussi bien que vous. Voilà une majeure qu’il faut absolument que vous me niez, pour avoir raison, ou du moins pour être conséquent.

Quant au métal sorti de la mine, je le vois là, non comme une richesse réelle et échangeable par elle-même, mais comme un gage intermédiaire des échanges entre divers objets de richesses réelles. Il me semble que votre manière de l’envisager n’est pas la même ; mais ceci sort de notre question.

Vous dites ensuite que j’ai demandé à l’auteur des Éphémérides, s’il aimerait mieux qu’un seul cheval, en tournant une machine, eût tout d’un coup fabriqué votre toile ; et vous m’assurez qu’il me répondra que oui. J’ai demandé cela, moi, Monsieur ! Où ? Dans quel endroit, s’il vous plaît ? Et qu’aurais-je voulu prouver par là relativement à mon objet ? Cette question est tellement étrangère à celle qui nous occupe, que je pourrais dire aussi que oui, sans rien changer à tout ce que j’ai avancé : il ne s’agit pas, entre M. de la Rivière et moi, de savoir s’il y aurait de l’avantage ou non, à ce que le travail des hommes fût diminué par des inventions nouvelles, mais si ce travail, lorsqu’il est nécessaire pour l’appropriation des objets de nos jouissances, est ou n’est pas richesse ; et si, par lui-même, il ajoute ou non à la valeur des matières premières.

Si vous élevez une autre question, je ne refuserai pas de vous suivre ; mais il faut que ce ne soit pas une échappatoire : il faut qu’il ne vous reste plus aucune difficulté sur celle qui nous occupe, et qui, par ses conséquences pratiques et d’un usage journalier, ne peut qu’avoir la plus grande influence sur la prospérité de la nation. Commencez donc par convenir contre les assertions de M. de la Rivière :

1°. Que l’industrie crée des valeurs nouvelles, qui n’existaient point avant ses opérations ;

2°. Que ces valeurs, fruit du travail des ouvriers, n’ont rien de commun avec celles des productions de subsistance que ces ouvriers consomment, parce qu’il résulte de ces deux choses deux jouissances différentes pour la masse des hommes ;

3°. Que l’industrie qui fabrique les matières premières pour les vendre à l’étranger, n’est point un pis-aller qu’il faille restreindre au seul cas où le transport des matières premières serait plus coûteux que celui des mêmes matières manufacturées ;

4°. Qu’il est de toute fausseté, qu’au lieu de fabriquer nos matières premières pour les exporter, ce soit la même chose pour la nation de les exporter brutes, avec les denrées de subsistance qui seraient acquises à l’ouvrier pour le prix de son travail ; et cela quand même la nation retirerait le même prix de cette vente que de la vente des matières mises en œuvre, parce que, dans ce dernier cas, les denrées de subsistance nous restent, et qu’il est plus avantageux d’avoir ces denrées, que de les donner sans aucun retour.

5°. Que ces denrées, acquises aux ouvriers en échange de leurs travaux, ne sont pas perdues pour la nation, parce que ces ouvriers sont des citoyens utiles, et ne sont pas la partie la moins intéressante de la nation.

6° Que, si l’on vend à l’étranger les denrées de subsistance, en même temps que les matières brutes, c’est ôter de toutes manières à l’ouvrier les moyens de subsister : 1°. parce que les denrées de subsistance, dont on a exporté une partie, étant plus rares dans l’État, y seront plus chères ; 2°. parce que la fabrication qu’on lui enlève est sa richesse, et constitue son droit aux denrées de subsistance ; 3°. parce qu’étant ainsi déchu de ce travail, il est forcé de se tourner vers un autre, ce qui, en augmentant le nombre des ouvriers dans ce dernier genre, est en diminution du droit de chacun ; 4°. parce qu’il ne doit plus même rester à ce malheureux la ressource de se porter vers une autre espèce de travail, car, dans le principe que je combats, pourquoi leur en laisserait-on ? Pourquoi ne pas donner à l’étranger celui-là aussi bien que celui-ci, et cet autre aussi bien que celui-là, l’un n’augmentant pas plus que l’autre la richesse nationale ? Ce qui tend à réduire ces hommes, dont le travail faisait la seule richesse, à la misère la plus affreuse et la plus invincible ; et ce qui prouve que la nouvelle politique économique, fausse dans son calcul, n’est pas très humaine dans ses effets.

Lorsque vous serez d’accord avec moi sur ces vérités, qui sont confirmées par l’expérience de toutes les nations ; lorsque vous aurez eu le courage, rare dans un écrivain, de convenir que vous vous êtes trompé, je suis tout prêt à vous suivre dans la nouvelle carrière où vous voulez m’attirer ; et je vais commencer par vous faire voir que vos raisonnements, sur l’utilité des inventions qui abrègent le travail, n’ont pas toute la justesse et la solidité qu’annonce l’extrême confiance avec laquelle vous les présentez.

J’ai dit ailleurs, des nouveaux écrivains économiques, qu’après avoir saisi une idée, qui n’est vraie que sous un rapport particulier, ou dans une circonstance donnée, ils l’établissent en maxime générale, sans se mettre en peine si les circonstances ne sont pas différentes, ou même opposées : c’est précisément ce que vous faites ici.

Si vous voulez considérer les hommes dans un état de société naissante ; si vous supposez que tous n’ont encore que la propriété qui a son principe dans la nature, c’est-à-dire, la propriété de leur personne, et conséquemment des choses qui sont le fruit de leur travail ; et que, divisés en différentes classes pour la facilité des travaux, ils échangent entre eux leur richesse personnelle, en raison des besoins respectifs, il ne faut pas douter qu’il ne soit de l’avantage de tous que le travail, même d’une seule classe, se trouve diminué par quelque inventions nouvelle. Les hommes surabondants dans cette classe, perdront, à la vérité, le droit que leur donnait leur travail, dont tous les autres avaient besoin, sur le fruit du travail de ceux-là ; mais ils se reverseront proportionnellement sur toutes les classes, ce qui diminuera le travail de chacun de ceux qui les composent, sans diminuer son droit aux fruits de tout le travail, qui seront encore en même quantité. Et si quelque objet de besoin manquait, en tout ou en partie, ces hommes superflus se porteraient vers le travail qui peut procurer cet objet, en augmentation des jouissances pour la masse des hommes.

Voilà certainement un état de choses, dans lequel vos principes, sur l’utilité générale qu’apporte toute invention nouvelle qui abrège le travail, sont incontestables. Mais, Monsieur, cet état ou est purement hypothétique, ou n’existe plus depuis longtemps, et nous ne le reverrons jamais. Dans nos constitutions actuelles, beaucoup d’hommes ont, sur la masse des fruits du trivial, des droits qui ne sont plus leur mise personnelle dans cette masse : ce sont des propriétés domaniales de terres, de rentes, de maisons, de charges (j’entends celles qui n’ont aucune fonction utile aux hommes), tous privilèges, en vertu desquels leurs possesseurs prennent à la masse des fruits du travail, les uns plus, les autres moins, sans y rien mettre absolument. Après ceux-là viennent les états mixtes entre ces classes privilégiées et les classes laborieuses ; tels sont les charges, les commissions, les différents postes chargés de fonctions utiles à la société, mais avec des émoluments (de quelque part qu’ils viennent) supérieurs à ce qu’il leur reviendrait, s’il y avait égalité dans le partage des travaux et des fruits : je mets dans cette classe, les entrepreneurs des manufactures, de commerce, etc., parce qu’on ne peut embrasser ces états sans avoir en propriété une richesse domaniale, c’est-à-dire étrangère à l’individu, et qu’il y a encore trop de disproportion entre leur droit sur la masse du travail et leur mise personnelle, soit que ce droit soit concédé par des privilèges, soit qu’il naisse du peu de concurrence. Viennent enfin les classes purement laborieuses, qui ont toujours leur droit primitif à la masse du travail. Mais, en premier lieu, cette masse est diminuée en raison de tous ceux qui n’y mettent rien, en sorte que, quand leur droit fractionnaire serait le même, il leur apporterait moins de jouissance ; en second lieu, ce droit est moindre de tout le droit des privilégiés, qui est, pour quelques-uns, plus grand que ne serait le droit naturel de deux ou trois mille hommes pris ensemble.

Dans cet état, que le travail d’une des classes laborieuses qui constitue son droit vienne à être encore réduit par une invention nouvelle, que deviendront les hommes surabondants dans cette classe ? Nous avons vu que, dans l’état primitif, ils pouvaient facilement passer dans la classe où ils trouvaient le plus d’avantage, puisqu’il ne s’agissait que d’y porter leur industrie personnelle ; et il résultait de là, que la classe même, dont le travail et par conséquent le droit à la masse se trouvaient diminués, y gagnait, aussi bien que les autres, parce qu’elle se réduisait en nombre, autant qu’il le fallait pour profiter de cet avantage, qui devenait commun à chacun des hommes. Il n’en est pas de même aujourd’hui ; la barrière est posée entre ceux que le sort a réduits à la richesse de leur travail, et ceux qu’on appelle riches dans l’acceptation commune. Les hommes surabondants dans un genre d’ouvrage, passeront, en partie, dans d’autres classes laborieuses, en augmentation du nombre d’hommes dont chacune est composée, et en diminution de leurs droits individuels, qui iront toujours décroissant jusqu’à la mendicité. Quelques-uns chercheront à exciter de nouveaux besoins chez les riches, et regagneront ainsi, mais d’une manière toujours plus précaire et plus incertaine, le droit qu’ils ont perdu : ce qui ne peut qu’ajouter à la jouissance des riches, à commencer par ceux mêmes dont le droit était déjà le plus désordonné ; et ce qui ne fait qu’aggraver en même temps l’état de toutes les classes laborieuses, qui font la plus grande partie des hommes[6].

Concluons donc, Monsieur, que, sous le règne des propriétés domaniales, qui est bien différent de l’ordre de la nature, et qui a amené une si prodigieuse inégalité parmi les hommes, l’humanité a plus à perdre qu’à gagner dans les inventions qui abrègent le travail. Je crois qu’il n’y a rien de plus évident, du moins si l’on se persuade bien que l’humanité ne réside pas dans le plus petit nombre des hommes, mais dans le plus grand ; et que la vie et la subsistance de ces derniers est préférable au luxe et aux fantaisies des premiers.

Vous me demandez, Monsieur, ce que je crois que feraient les hommes qui travaillent aujourd’hui aux ouvrages les plus longs, dans le cas où leur travail deviendrait inutile. Si vous avez voulu m’embarrasser par cette question, vous avez réussi au-delà de vos espérances ; car je vous avoue que je n’y fais pas de réponse. Quand je vois tant de malheureux journaliers qui se livrent sans relâche au travail le plus pénible, et supportent ainsi l’ardeur brûlante des plus longs jours de l’été, en gagnant à peine une chétive subsistance, je me persuade qu’ils se tourneraient vers un autre métier, ou plus doux, ou plus lucratif, s’il leur était possible : d’après cela, je suis fort en peine de dire le parti que pourraient prendre, ou ces journaliers, ou d’autres manouvriers, si on leur enlevait la richesse de leur travail.

Vous m’assurez que, quand on a inventé les moulins, l’imprimerie, les bas au métier, etc., personne n’est mort pour cela : personne n’a déserté le pays. Qui vous a dit, Monsieur, que jamais aucun homme ne soit mort de faim et de misère, faute de trouver du travail ? En croirai-je une assertion si légère, dans un fait aussi intéressant pour l’humanité ? Combien d’hommes encore aujourd’hui, qui souffrent par la même raison ? Combien même qui périraient malgré le travail le plus assidu, s’ils n’étaient pas secourus par quelques riches charitables ; et cela, parce que leur travail n’a point assez de valeur ! En outre, Monsieur, vous contentez-vous que des milliers d’hommes ne meurent pas de faim, pourvu qu’ils accroissent vos jouissances ? Ne leur accordez-vous que la vie animale, qui leur est nécessaire pour fournir à vos besoins ?

Aucun n’a déserté le pays ; mais dans quels lieux habitables eussent-ils été, où ces inventions, meurtrières pour eux, ne les eussent pas précédés ?

Quand les subsistances restent, dites-vous encore, les hommes restent aussi ; c’est l’anéantissement des subsistances qui les tue : ce serait un bien qu’on pût trouver des méthodes prou faire, en soufflant, les ouvrages les plus longs et les plus coûteux de l’art, parce qu’il n’y aurait pas, pour cela, un grain de blé de moins dans nos greniers, pas une goutte de vin de manque dans nos celliers, pas une pièce de bétail à redire dans nos étables, ni un poulet dans nos basse-cours.

De bonne foi, croyez-vous cet argument sans réplique ? Pour qui sont-ils, ces poules, dans vos basse-cours ? Uniquement pour vous, ou de plus riches que vous : le malheureux paysan ne manque pas même ceux qu’il nourrit ; et combien manquent de vin, de viande, d’habits ! Combien ne vivent que de blé noir ! Vos celliers, vos greniers ont beau être remplis, vos denrées se gâter et se perdre ; en marchandez-vous moins sur le salaire de ces ouvriers ? En profitez-vous moins de la concurrence de ces hommes, qui se présentent en d’autant plus grand nombre pour chaque espèce d’ouvrage, que les inventions diverses ont diminué le travail ? N’avez-vous pas la dureté de ne leur offrir, en échange des travaux les plus pénibles, qu’une demi-subsistance, qu’ils sont trop souvent forcés d’accepter pour ne pas mourir de faim ?

En un mot, ces richesses que vous possédez, en raison de vos différentes propriétés plus ou moins étendues, et que vous ne donnez pas, mais dont vous échangez les parties qui sont superflues pour vous, contre les choses qui vous manquent, quel droit peuvent y avoir les hommes qui n’ont de propriété et de richesse que celle de leur personne? Ce droit n’est, et ne sera jamais, que le besoin que vous aurez de leurs travaux et de leurs services. Il faut donc, ou le leur laisser, ou les condamner à la misère. Jetez les yeux sur nos campagnes, et sur les dernières classes de nos villes, et vous verrez si ce droit n’est pas déjà trop restreint de beaucoup.

Vous dites, assez cavalièrement, que ces malheureux s’industrieront d’une autre manière pour obtenir de vous leur subsistance, et que vous gagnerez en jouissances le résultat de leur industrie. Et oui, Monsieur, je vois bien que vous gagnerez seul à cela. Mais encore, quelle utilité réelle y a-t-il, pour vous-même, que vous ajoutiez à tous les objets de nécessité, de commodité et d’utilité, que vous avez dans la plus grande abondance, des jouissances de pure fantaisie ? Et quel désordre que les trois quarts des hommes ne puissent qu’à peine gagner leur pain, lors même que le travail de chacun d’eux est vingt fois plus grand qu’il ne le serait dans un partage égal, et qu’on veuille encore rendre leur état plus pénible ! Ils s’industrieront ; et comment le grand nombre de ceux qui sont dans ce cas-là aujourd’hui s’industrie-t-il ? Quelle foule de valets, de bateleurs, et de gens qui dégradent leur être en se rendant les instruments passifs des vices, des passions, ou des goûts les plus bizarres de la dédaigneuse opulence ! Ils s’industrieront ! Quelle philosophie !

Mais faut-il proscrire, dans une nation sagement gouvernée, les machines qui ont été inventées pour faciliter et diminuer le travail ? Faut-il, de propos délibéré, employer un grand nombre d’hommes, lorsqu’un plus petit est suffisant ? Voilà bien une conséquence à votre manière. Non, Monsieur, ce n’est assurément pas ce que je dis ; ce serait aller directement contre mon objet ; car les autres nations ayant adopté ces machines, au moyen desquelles un homme peut faire ce qui en demanderait dix chez nous, nos ouvriers ne pourraient pas soutenir la moindre concurrence[7], et perdraient toute la richesse qui consiste dans leur travail. Je demande seulement, et ceci rentre dans notre première thèse, que, cette richesse étant déjà trop diminuée pour eux, on la leur laisse au moins telle qu’elle est, et qu’on ne la leur ôte pas pour la donner à l’étranger.

_____________

[1] Essai analytique sur la richesse et sur l’impôt, qui se trouve chez Onfroy, libraire, quai des Augustins, au Lys d’or.

[2] « Posément et sans colère. La plupart aiment mieux dire de sang froid. » (Pierre Richelet, Dictionnaire de la langue française, ancienne et moderne, t. III, 1759, p. 568.) (Note de l’éditeur.)

[3] C’est ainsi que l’auteur des Éphémérides appelle ceux dont il a embrassé les opinions.

[4] M. l’abbé Baudeau n’était pas plus l’ami du journaliste que M. G**.

[5] Le septier de seigle, mesure de Brives, pèse de cinquante-trois à cinquante-quatre livres.

[6] On a répété mille fois, surtout M. l’abbé Baudeau, dans l’Avis au Peuple, que la plus grande richesse est propriétaires est à l’avantage des classes laborieuses, auxquelles ils sont plus en état de donner des salaires représentatifs des denrées de subsistance. Je ne vois là qu’une petite difficulté ; c’est que ces propriétaires ne donnent exactement rien, et qu’ils ne font qu’échanger les productions qui sont le fruit du travail de vingt hommes contre des objets qui sont le fruit du travail de vingt autres, et dont ils jouissent exclusivement. Ainsi, plus ils ont de richesses, et par conséquent de salaires à donner, et plus ils ont de droit pour jouir personnellement du travail des autres. Je défie qu’on y puisse voir autre chose que cela.

[7] M. de la Rivière fait à ce sujet un raisonnement qu’il regarde comme péremptoire, et qu’il retourne de cent façons. S’il était vrai, dit-il, que le travail industriel ajoutât par lui-même à la valeur des productions du sol, il s’en suivrait qu’en doublant le travail, on doublerait la richesse, qui, dans la chose fabriquée, est le fruit du travail. J’admets sans peine cette conséquence qui est très juste. Quoi ! me répliquera-t-il, si l’on mettait à présent deux hommes à faire une chose qui n’en exige qu’un, cette chose aurait d’autant plus de valeur ? Eh non ! Je ne dis pas cette bêtise là. Ce que je dis, et qui est fort différent, c’est qu’un travail double, lorsqu’il est demandé par la nature des choses, est constamment une double richesse.

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