Préface à L’arbitrage international par Ferdinand Dreyfus

Dans cette préface donnée en 1892 à un livre sur l’arbitrage, Frédéric Passy note le progrès des esprits, y compris dans les sphères de pouvoir, sur cette notion du recours à l’arbitrage international pour solutionner les conflits armés. Infatigable pacifiste, il croit voir un progrès dans le ralliement de certains, ou dans la fin des moqueries qui touchaient encore, quelques années auparavant, les disciples proclamés de l’abbé de Saint-Pierre.


Frédéric Passy, Préface à Larbitrage international par Ferdinand Dreyfus, 1892

PRÉFACE

« Les hommes pratiques se détournent des choses qui n’ont point d’avenir. » Ainsi s’exprimait, il y a un quart de siècle, un Anglais, homme pratique, connu pour la fermeté de son esprit positif et précis, non moins que pour l’étendue de ses connaissances juridiques, M. Frederick Seebohm. Et comme preuve de son peu de goût pour les spéculations vaines et de sa prédilection pour les œuvres d’avenir, il écrivait, en faveur de l’arbitrage international, un volume qui reste une des études les plus sérieuses sur ce sujet.

L’arbitrage était, en effet, dès cette époque, suivant la belle expression de Charles Lucas, du nombre des idées qui s’avouent et des choses qui se font. On n’avait encore, il est vrai, vu résoudre par ce procédé ni le redoutable litige de l’Alabama, ni l’irritant conflit des Carolines. Mais une longue série de solutions amiables avait démontré déjà la valeur des moyens pacifiques et justifié la confiance croissante que mettaient en eux les ennemis de la guerre et de ses hasardeuses violences.

La foule cependant ne croyait guère encore qu’à la force, et les gouvernements étaient de l’avis de la foule. On riait de la naïveté de ces honnêtes gens, que l’on appelait les disciples du bon abbé de Saint-Pierre. On traitait d’utopie et de rêve, généreux mais chimérique, toute conception d’un avenir meilleur et toute prétention de donner aux hommes plus de modération et plus de sagesse. Et, tout en applaudissant, de temps à autre, à quelques heureux cas de médiation ou d’arbitrage, on persistait à tourner en ridicule la candeur de ces agneaux qui prétendaient désarmer les lions et faire pénétrer dans les rapports des peuples un peu de ce sentiment supérieur du droit qui domine, malgré trop de violations encore, les relations des individus entre eux. Qu’il fallût une loi civile pour soustraire les membres d’une société au désordre de l’état de nature, on trouvait cela tout simple. Mais qu’il pût y avoir une loi pour la société des nations et que les membres de cette société pussent avoir à compter avec autre chose que leur intérêt ou leur caprice, l’on trouvait cela absurde. N’y avait-il pas deux morales : la morale privée etla morale publique ?

Aujourd’hui, la notion d’une justice internationale n’est pas encore assurément acceptée par tous ; mais elle a pris place dans la conscience générale de l’humanité. Le recours aux procédés amiables de la médiation ou de l’arbitrage n’est pas encore la loi absolue et incontestée des nations. Il n’est pas encore inscrit en termes formels dans la charte commune de l’humanité. Mais il est entré et il s’enracine chaque jour dans ses habitudes. De plus en plus, les faits démontrent son efficacité ; de plus en plus, les gouvernements reconnaissent sa légitimité. Les hommes d’État en parlent sans sourire ; les publicistes l’étudient, les jurisconsultes en fixent la procédure, les parlements se font honneur d’y recourir. Et, à côté de ces congrès de la paix, dans lesquels on pouvait ne voir que des réunions officieuses de braves gens, plus remplis de bonne volonté que d’autorité ou de compétence, nous assistons à des réunions d’un autre caractère et d’une autre portée. Ce n’est rien moins que l’élite des parlements qui, chaque année, dans l’une des grandes villes de l’Europe, à Paris, à Londres, hier à Rome et demain à Berne, tient, dans l’intérêt supérieur de la paix et de la justice, une véritable session internationale.

« De quelque côté que l’on se tourne, l’idée avance et pénètre. Elle s’infiltre par les associations dans les masses populaires et elle s’impose par les parlements au souci des hommes d’État. La diplomatie ne la raille plus et la politique la respecte. Elle a ses entrées dans les chancelleries et dans les conseils des nations. »

C’est ce progrès, si bien résumé dans les dernières lignes que nous venons de citer, que se sont attachés à constater, à décrire et à mesurer, les uns avec plus d’enthousiasme et plus d’élan, les autres avec plus de réserve et de prudence, mais tous avec une sérieuse sympathie, un nombre déjà considérable d’écrivains et de savants. Thèses de droit comme celle de M. levicomte de Mougins-Roquefort, répertoires comme celui de M. le professeur Rouard de Gard, mémoires et plaidoyers de toutes langues et de tous caractères, longue serait la liste des travaux consacrés dans ces dernières années à cette intéressante matière. On sait avec quelle autorité etquelle compétence s’en sont occupés tour à tour le professeur Lorimer en Écosse, et l’avocat Leone Levi en Angleterre, le comte Kamarowsky en Russie, le célèbre Bluntschli en Allemagne, Mancini en Italie, Dudley Field aux États-Unis, Charles Calvo dans l’Amérique du Sud, Rolin Jaequemyns et Thonissen en Belgique ; etpar quelles études patientes et précises, l’Institut international du droit des gens et l’Association pour la codification et la réforme de la loi des nations, ont préparé depuis vingt ans les éléments de la jurisprudence et de la procédure qui serviront un jour à régler selon la justice les rapports des États entre eux. En France, où de Parieu, Cauchy, Renouard, s’en étaient occupés depuis longtemps déjà avec tant d’éclat, l’Académie des sciences morales et politiques, reprenant en corps les idées de quelques-uns de ses membres, mettait solennellement au concours le sujet de l’arbitrage et couronnait avec éloges un travail de M. Michel Revon, qui sans doute ne tardera pas à paraître.

Et voici qu’un homme rompu aux études juridiques, et mûri par un trop court passage dans la vie politique, M. Ferdinand Dreyfus, àqui nous avons emprunté la phrase que nous citions tout à l’heure, nous donne à son tour sur le passé, le présent et l’avenir de l’arbitrage, un travail qu’il appelle à bon droit une étude raisonnée et pratique de critique historique. Étude des plus instructives et des plus intéressantes, et qui dans des dimensions relativement modestes, est un modèle de précision,de clarté et d’exactitude. Un modèle aussi, et ce n’est pas la moindre de ses qualités, de mesure, de prudence et de sagesse politique.

Il y a deux parties en effet dans tout travail dece genre : la partie historique et la partie critique ; l’exposé de ce qui s’est fait et l’indication de ce qui se peut faire. Pour la première de ces parties, pour l’histoire de l’arbitrage, il est impossible de désirer des informations plus complètes, plus sûres et parfois plus piquantes que celles qu’a rassemblées M. Ferdinand Dreyfus. Elles remontent haut, car dès qu’il ya eu guerre, il y a eu place pour un arrangement. Partout où il y a eu des hommes luttant pour leurs intérêts ou pour leurs passions, il y en a eu qui ont songé à faire trancher leurs différends par d’autres voies que par la force. « Partout oùil peut y avoir litige, disait Dante, il doit y avoir jugement. » Tout au moins peut-il y avoir lieu à jugement. Les antécédents de l’arbitrage sont plus anciens qu’on ne le pense en général et ses partisans peuvent se réclamer de bien vieilles autorités. On ne s’étonnera peut-être pas, en lisant M. Ferdinand Dreyfus, de trouver parmi ces autorités le philosophe Platon et l’historien Thucydide. On sera peut-être plus surpris de rencontrer dès l’antiquité, non seulement des arbitrages proprement dits, mais des stipulations formelles de recours à l’arbitrage, et ce qu’on appellerait de nos jours la clause compromissoire.

riclès et Sparte, après la guerre de trente ans, ont contracté un engagement de cette sorte.

Plus près de nous, mais à une époque que l’on croit antérieure aux premiers arbitrages des nations modernes, on trouve, dans les écrits de Vattel, de Voltaire et de l’abbé de Saint-Pierre lui-même, des déclarations que l’on croirait d’aujourd’hui. « Les traités, disait entre autres choses ce bon abbé, ne sont pas des garanties suffisantes de paix. Le seul moyen d’assurer la paix, c’est de l’assurer par des institutions analogues à celles qui garantissent au sein de chaque État la vie et la propriété des citoyens. » N’est-ce pas ce que nous réclamons aujourd’hui ; et le grand avocat de l’arbitrage en Angleterre, celui qui obtint de la Chambre des communes, en 1873, un vote formel en sa faveur, Henry Richard, tenait-il un autre langage lorsqu’il disait : « Que demandons-nous ? Tout simplement que les sociétés veuillent bien accepter pour elles-mêmes la loi qu’elles imposent à leurs membres et reconnaître que nul n’a le droit de se faire juge dans sa propre cause. » Voltaire, de son côté, après s’être moqué du plan de paix perpétuelle de l’abbé, disait à propos de la succession d’Espagne disputée par deux prétendants : « Quel biais fallait-il prendre ?Il était tout trouvé. Il fallait s’en rapporter à la nation sur laquelle on prétendait régner. » S’en rapporter à la nation sur laquelle on prétend régner ! Appliquez cette règle à la solution des problèmes qui tiennent en suspens à l’heure présente les destinées de l’Europe ; dites avec Kant : « que la politique se rattache au droit, le droit à la morale et que tout État, qu’il soit grand ou petit ne pourra jamais passer au pouvoir d’un autre État, ni par échange, ni à titre d’achat ou de donation » ; déclarez en d’autres termes avec Liebknecht « que les populations seules ont le droit inaliénable de disposer d’elles-mêmes» ; et du coup, vous en avez fini avec toutes les arguties, toutes les subtilités et toutes les violences de la vieille politique. Vous avez condamné sans retour le droit de conquête, et supprimé toutes les causes de trouble et d’inquiétude qui pèsent sur le monde.

Le passé, on peut le connaître ; le droit, on peut le proclamer. Mais dans quelle mesure l’avenir développera-t-il les germes du passé ; dans quel temps et sous quelle forme le droit recevra-t-il la consécration définitive des faits ? Personne ne peut, à cet égard, donner d’affirmations absolues. L’évolution du progrès est certaine, la mesure en demeure toujours plus ou moins incertaine. M. Ferdinand Dreyfus ne l’ignore point, et dût-il paraître à quelques-uns trop timide, il se garde des formules absolues et des prophéties ambitieuses. Il constate les progrès réalisés et prend acte des promesses qu’ils contiennent. Il montre qu’avec le temps « les conditions se précisent et les objections diminuent ». Il affirme, il enregistre plutôt, l’amélioration des relations juridiques internationales. Il fait voir les États « fouettés par les faits », forcés de se mettre d’accord sur des points chaque jour plus nombreux, et il énumère les divers domaines dans lesquels, peu à peu, s’élabore et se précise une législation commune et un droit universel. Il voit « le monde civilisé prendre conscience de lui-même, et s’accoutumer à faire prévaloir une volonté unique sur certaines questions qui touchent, soit à ses intérêts, soit même à la morale sociale. » Il déclare « que la guerre est une maladie à guérir ». Et dans un passage de la plus haute éloquence, il dit, après M. Jules Simon saluant les « patriotes de l’humanité », comment on peut et l’on doit concilier l’amour de la patrie avec l’amour de l’humanité. Il a donc confiance. Les traités d’arbitrage, pour lui, « commencent et ouvrent l’ère de l’état juridique des nations ». Une fois de plus, on a prouvé le mouvement en marchant ; et le propre du mouvement est de s’accélérer. Mais sa confiance toutefois n’est point aveugle et ses espérances ne sont point présomptueuses. À côté des circonstances favorables, il aperçoit et il signale des circonstances défavorables. Il n’ignore pas ce qu’il reste d’erreurs, de préjugés, de passions, au milieu des lumières les plus vives et des aspirations les plus généreuses des sociétés, même les plus avancées. Il sait que les hommes, en devenant plus libres, ne deviennent pas nécessairement plus sages, que les nations, comme les gouvernements, ont leurs entraînements, et que comme eux elles peuvent méconnaître leurs intérêts, manquer à leurs devoirs et compromettre leurs droits. Aussi est-ce tout ensemble avec doute et avec foi, disons comme saint Paul, avec espérance et avec tremblement, qu’il poursuit ce salut des nations qui s’appellera la paix dans la justice.

Mais entre le doute et la foi, entre le tremblement et l’espérance, c’est la foi et l’espérance qui manifestement l’emportent. Ce sont elles qui lui ont inspiré son livre et qui d’un bout à l’autre, l’animent. Le danger nous entoure sans doute ; mais quand il serait plus grand encore, serait-ce une raison de se laisser aller au découragement. « Plus la conflagration est menaçante, et plus il faut suivre avec intérêt et sympathie les efforts tentés pour la prévenir. » Plus il faut redoubler d’efforts soi-même. Plus il faut relever les raisons de confiance. « À voir les choses de haut, l’aube apparaît.»

Oui, l’aube apparaît. Et ce ne sont plus seulement des philosophes ou des publicistes de bonne volonté, comme M. Ferdinand Dreyfus, qui la saluent. Ce sont des hommes d’État, des ministres, comme lord Salisbury qui, incrédule encore il y aquelques années, déclare aujourd’hui « que les guerres internationales sont appelées à disparaître devant les conseils d’arbitrage d’une civilisation plus avancée. » Ce n’est donc point en vain qu’a été constituée cette conférence interparlementaire, qui va tenir dans quelques semaines sa quatrième session, au sein du pays libre et neutre par excellence, à Berne. Que ces réunions, conscientes de leur force et sûres de l’appui de l’opinion universelle, veuillent bien faire un pas de plus dans la voie où elles sont si heureusement entrées, et proclamer enfin, au nom des millions d’hommes qu’elles représentent, les droits des nations ; et peut-être le moment n’est-il pas éloigné où l’on verra enfin pour le bonheur des peuples et pour la tranquillité des gouvernements, la politique de la vie prendre définitivement le pas sur la politique de la mort.

Quoi qu’il en soit et sans illusions, mais sans défaillances, il faut marcher, ignorant jusqu’où l’on arrivera, mais sachant où est le but et ne se lassant point de le poursuivre. Et, si l’on nous parle encore d’utopie, de chimère, d’impossibilité, si, à ce qu’on appelle notre folie, on oppose ce qu’on appelle la raison, nous répondrons avec Kant : « La raison ne dit pas que la paix perpétuelle sera réalisée. Cela ne la regarde pas. Elle dit qu’il faut agir comme si cette paix devait être réalisée un jour. Cela seul la regarde. »

FRÉDÉRIC PASSY,

Membre de l’Institut.

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